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06/12/2001 | CANADA | N°2001_CSC_82

Canada | R. c. Hynes, 2001 CSC 82 (6 décembre 2001)


R. c. Hynes, [2001] 3 R.C.S. 623, 2001 CSC 82

Dwayne W. Hynes Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de la Colombie‑Britannique

et le procureur général de l’Alberta Intervenants

Répertorié : R. c. Hynes

Référence neutre : 2001 CSC 82.

No du greffe : 27443.

2001 : 13 février; 2001 : 6 décembre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’He

ureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de terre‑neuve

POURVOI contre un arrêt de la Cour d...

R. c. Hynes, [2001] 3 R.C.S. 623, 2001 CSC 82

Dwayne W. Hynes Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l’Ontario,

le procureur général du Manitoba,

le procureur général de la Colombie‑Britannique

et le procureur général de l’Alberta Intervenants

Répertorié : R. c. Hynes

Référence neutre : 2001 CSC 82.

No du greffe : 27443.

2001 : 13 février; 2001 : 6 décembre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de terre‑neuve

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre‑Neuve (1999), 177 Nfld. & P.E.I.R. 232, 26 C.R. (5th) 1, [1999] N.J. No. 210 (QL), qui a rejeté l’appel formé par l’accusé contre l’ordonnance prononcée par le juge O’Regan. Pourvoi rejeté, les juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour sont dissidents.

David C. Day, c.r., pour l’appelant.

Thomas G. Mills, pour l’intimée.

S. R. Fainstein, c.r., et Peter De Freitas, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Robert Kelly, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Darrin R. Davis, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

Alexander Budlovsky, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Argumentation écrite seulement par James A. Bowron pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Bastarache et LeBel rendu par

Le Juge en chef —

I. Introduction

1 Il s’agit en l’espèce de décider si le juge qui préside une enquête préliminaire est habilité à écarter des déclarations obtenues en violation des droits garantis au prévenu par la Charte canadienne des droits et libertés quand il détermine s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour renvoyer ce dernier à procès.

2 L’appelant est accusé de trois infractions au Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, découlant d’un accident impliquant un véhicule à moteur : avoir causé la mort par négligence criminelle (art. 220); avoir omis d’arrêter lors d’un accident (al. 252(1)b)); avoir conduit avec les facultés affaiblies (par. 255(3)). Le juge qui a présidé l’enquête préliminaire portant sur ces accusations a tenu des voir-dire pour décider de l’admissibilité de déclarations faites par l’appelant aux policiers pendant qu’il était en état d’arrestation. L’appelant a plaidé que les policiers avaient obtenu ces déclarations d’une manière portant atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte à l’art. 7 (droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne) et aux al. 10a) (droit d'être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation ou de sa détention), 10b) (droit d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat en cas d’arrestation ou de détention) et 11a) (droit d'être informé de l'infraction précise reprochée).

3 À chaque voir-dire, après la clôture de la preuve du ministère public, l’appelant a demandé un jugement déclaratoire portant que le juge présidant l’enquête constituait un « tribunal compétent » au sens du par. 24(1) de la Charte et pouvait donc décider si les policiers avaient obtenu les déclarations en portant atteinte aux droits ou libertés qui lui sont garantis et, dans l’affirmative, si cette preuve devait être écartée en l’application du par. 24(2). Le juge a refusé la demande pour le motif que, en tant que juge présidant une enquête préliminaire, il n’était pas un « tribunal compétent » pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2). La question dont nous sommes saisis est de savoir s’il a eu tort de refuser cette demande.

4 Je conclus que le juge de l’enquête préliminaire n’a pas eu tort de refuser d’écarter des éléments de preuve pour cause de violation de la Charte. L’enquête préliminaire n’est pas un procès, mais simplement une procédure d’examen préalable permettant de déterminer si la preuve est suffisante pour justifier la tenue d’un procès. Il est préférable que la question de savoir si l’utilisation d’éléments de preuve obtenus en violation de la Charte est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice soit tranchée au moment du procès, lorsque le juge du procès est en mesure d’apprécier toutes les circonstances pertinentes, comme le prescrit le par. 24(2). La possibilité qu’a alors l’accusé de demander l’exclusion d’éléments de preuve en application du par. 24(2) protège adéquatement les droits que lui garantit la Charte.

II. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes

5 Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46

535. Lorsqu'un prévenu inculpé d'un acte criminel est devant lui, le juge de paix doit, en conformité avec la présente partie, enquêter sur l'accusation ainsi que sur tout autre acte criminel qui découle de la même affaire fondé sur les faits révélés par la preuve recueillie conformément à la présente partie.

. . .

537. (1) Un juge de paix agissant en vertu de la présente partie peut :

. . .

g) recevoir une preuve de la part du poursuivant ou du prévenu, selon le cas, après avoir entendu les témoignages rendus pour le compte de l'un ou l'autre d'entre eux;

. . .

i) régler le cours de l'enquête de toute manière qui lui paraît désirable et qui n'est pas incompatible avec la présente loi;

. . .

542. (1) La présente loi n'a pas pour effet d'empêcher un poursuivant de fournir en preuve, à une enquête préliminaire, tout aveu, confession ou déclaration fait à quelque moment que ce soit par le prévenu et qui, d'après la loi, est admissible contre lui.

. . .

548. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit :

a) renvoyer l'accusé pour qu'il subisse son procès, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire est suffisante;

b) libérer l'accusé, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n'est pas suffisante pour qu'il subisse un procès.

Charte canadienne des droits et libertés

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

III. Les décisions des juridictions inférieures

6 Dans une décision rendue oralement, le juge Power de la Cour provinciale, qui présidait l’enquête préliminaire, a rejeté la demande présentée par l’appelant en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que le juge ou juge de paix qui préside une enquête préliminaire est un « tribunal compétent » au sens du par. 24(1) pour exclure, en vertu du par. 24(2), des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte. Selon lui, les arrêts Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120, et R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, de notre Cour obligent à conclure que le juge ou juge de paix qui préside une enquête préliminaire n’est pas un tribunal compétent à cet égard.

7 L’appelant a présenté à la Section de première instance de Terre-Neuve une demande en certiorari et en mandamus visant à obliger le juge de l’enquête préliminaire à effectuer l’examen prévu à l’art. 24. Dans un jugement rendu oralement, le juge O’Regan a rejeté cette demande pour le motif que la jurisprudence ne justifiait pas d’y faire droit. La Cour d’appel, le juge Green étant dissident, a rejeté l’appel de cette ordonnance : (1999), 177 Nfld. & P.E.I.R. 232.

8 Le juge Gushue a rédigé les motifs principaux de la majorité de la Cour d’appel. Il a examiné la jurisprudence actuelle et estimé qu’elle étayait l’opinion selon laquelle le juge qui préside une enquête préliminaire n’est pas un tribunal compétent pour écarter un élément de preuve. Il a souligné que l’état actuel du droit semblait incohérent, eu égard aux articles du Code criminel définissant le pouvoir du juge présidant l’enquête préliminaire (au par. 18) :

[traduction] La loi accorde au juge le pouvoir d’enquêter sur les accusations « [fondées sur les faits] révélés par la preuve » (art. 535), [et] d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour recevoir une preuve présentée par le poursuivant ou le prévenu (par. 537(1)) et, plus particulièrement en ce qui concerne les aveux, confessions ou déclarations d’un prévenu, le poursuivant a expressément le droit de présenter une telle preuve si « d’après la loi, [elle] est admissible contre lui » (le prévenu). Par conséquent, pour décider si la preuve est suffisante pour renvoyer l’accusé à procès (par. 548(1)), il semble que le juge doive examiner tous les éléments de preuve admissibles qui lui sont présentés. [Souligné dans l’original.]

9 Le juge Gushue a également souligné une autre anomalie, savoir le fait que le juge de l’enquête préliminaire peut écarter des déclarations parce qu’elles ne sont pas volontaires, mais qu’il ne peut le faire pour le motif qu’elles ont été obtenues en violation de la Charte. Par conséquent, le juge de l’enquête préliminaire peut être tenu de renvoyer l’accusé à procès sur le fondement de déclarations qui seront jugées inadmissibles au procès, même dans les cas où aucune accusation ne saurait tenir contre l’accusé en l’absence de ces éléments de preuve.

10 Enfin, le juge Gushue a supputé que le fait d’écarter un élément de preuve pourrait même ne pas constituer une réparation fondée sur la Charte. En effet, plutôt que d’accorder une réparation en vertu du par. 24(2), le juge choisit simplement de ne pas se fonder sur l’élément contesté pour décider s’il renvoie ou non l’accusé à procès. Néanmoins, le juge Gushue a estimé être lié par la jurisprudence de notre Cour et devoir conclure que le juge présidant une enquête préliminaire n’a pas le pouvoir d’écarter des éléments de preuve pour des motifs prévus par la Charte.

11 Le juge Marshall a souscrit aux motifs du juge Gushue, mais il a toutefois exprimé son désaccord avec l’opinion de ce dernier selon laquelle le résultat était illogique. Au contraire, il a jugé que le résultat était tout à fait cohérent et compatible avec le Code criminel ainsi qu’avec la Charte. De l’avis du juge Marshall, le par. 24(2) a pour effet d’entraîner l’exclusion d’éléments de preuve seulement après [traduction] « un examen exhaustif de ceux-ci “eu égard aux circonstances” » (par. 100). Le meilleur endroit pour faire cet examen est le procès, où le juge dispose de l’exposé le plus complet de la preuve pertinente. À l’opposé, le fait d’habiliter le juge de l’enquête préliminaire à prendre cette décision créerait le [traduction] « risque qu’un élément de preuve inculpatoire soit jugé inadmissible par suite d’une appréciation incomplète des faits. De telles situations seraient de nature à exposer le système de justice à la déconsidération et, par la même occasion, à réduire la confiance dans la capacité du pouvoir judiciaire de protéger le public et la confiance dans l’intégrité de la Charte et des autres lois de l’État » (par. 100).

12 Le juge Green, dissident, a dit être d’accord avec l’opinion du juge Gushue que le fait de ne pas permettre au juge qui préside une enquête préliminaire d’écarter un élément de preuve pour des motifs prévus par la Charte était anormal et illogique, et que l’exclusion de cet élément ne devrait pas être considérée comme une réparation fondée sur la Charte. Cependant, contrairement au juge Gushue, le juge Green n’a pas considéré comme contraignants les arrêts antérieurs de notre Cour portant sur l’exclusion, par le juge de l’enquête préliminaire, d’éléments de preuve inadmissibles. Les décisions invoquées n’avaient pas tranché définitivement la question et les remarques incidentes énoncées dans ces affaires ne représentaient pas l’opinion bien arrêtée de la Cour.

13 D’un point de vue pratique, le juge Green a dit être d’avis que les enquêtes préliminaires fournissent un contexte suffisant pour permettre au juge de décider d’écarter un élément de preuve pour cause de violations de la Charte. Bien que cela puisse amener le ministère public à présenter une preuve plus abondante qu’il ne le ferait autrement, ce désavantage est plus que compensé par l’importance qu’il y a de ne pas soumettre un accusé aux frais, aux inconvénients et à la publicité d’un procès dans les cas où il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve admissibles. En outre, il a estimé que le [traduction] « seul moyen efficace de faire respecter le droit d’obtenir l’exclusion des éléments de preuve qui contreviennent à la Charte en vue d’éviter le renvoi à procès est l’exercice, à l’enquête préliminaire, de la compétence à cet égard » (par. 69). Le juge Green a en conséquence conclu que le juge de l’enquête préliminaire est un tribunal compétent pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte.

IV. La question en litige

14 Le juge qui préside une enquête préliminaire est-il un tribunal compétent pour connaître d’une demande présentée en vertu du par. 24(1) de la Charte en vue d’obtenir l’exclusion d’éléments de preuve en application du par. 24(2)?

V. L’analyse

15 En édictant l’art. 24 de la Charte, le Parlement a créé un mécanisme permettant de faire respecter les droits et libertés garantis par la Charte. Aux termes du par. 24(1), toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la Charte, peut s’adresser à un « tribunal compétent » pour obtenir une réparation convenable et juste. Le paragraphe 24(2) complète cette disposition réparatrice générale en donnant des indications plus précises à l’égard des cas où des éléments de preuve ont été obtenus en violation des droits garantis par la Charte. Ce paragraphe ordonne aux tribunaux d’écarter ces éléments de preuve si, « eu égard aux circonstances, [. . .] leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ». Comme cette réparation ne peut être accordée que « dans une instance visée au paragraphe (1) », elle ne peut également être obtenue que d’un « tribunal compétent ».

16 Par conséquent, le présent pourvoi repose sur la question de savoir si le juge présidant une enquête préliminaire est, au sens du par. 24(1), un tribunal compétent pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2). Cette question n’est pas nouvelle. Notre Cour a à diverses occasions examiné la définition de « tribunal compétent ». Elle s’est également penchée, dans plusieurs de ces arrêts, sur le pouvoir des juges qui président des enquêtes préliminaires d’accorder des réparations fondées sur la Charte — y compris l’exclusion d’un élément de preuve en application du par. 24(2). Je vais examiner la jurisprudence existante puis appliquer le critère qui se dégage de ces arrêts et permet d’identifier un tribunal compétent.

A. La jurisprudence antérieure

17 Le critère qui permet de déterminer si un tribunal donné est un tribunal compétent au sens du par. 24(1) tire son origine de l’arrêt Mills, précité. Dans cet arrêt, la Cour devait répondre à la question de savoir si le juge de l’enquête préliminaire était un tribunal compétent pour déterminer s’il y avait eu violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable que garantit l’al. 11b) à un inculpé et, dans l’affirmative, pour prononcer l’arrêt des procédures à titre de réparation. Le juge Lamer (plus tard Juge en chef du Canada), avec l’accord de la Cour sur ce point, a défini un « tribunal compétent » comme étant un tribunal qui a (1) compétence sur les parties, (2) compétence sur l’objet du litige (3) et le pouvoir d’accorder la réparation demandée (p. 890). Appliquant ce critère, la Cour a conclu à l’unanimité que le juge de l’enquête préliminaire n’est pas un tribunal compétent pour accorder l’arrêt des procédures en application du par. 24(1).

18 Cette conclusion était suffisante pour disposer du pourvoi. Toutefois, la Cour a ensuite examiné la question qui est en litige dans le présent pourvoi : le pouvoir du juge qui préside une enquête préliminaire d’écarter, en vertu du par. 24(2), des éléments de preuve obtenus en violation des droits garantis par la Charte. La majorité de la Cour, sous la plume du juge McIntyre, a estimé que le juge de l’enquête préliminaire n’est pas un tribunal compétent à cet égard. Le juge McIntyre a souligné que le rôle du juge de l’enquête préliminaire se limite à apprécier le caractère suffisant de la preuve du ministère public et, en conséquence, soit à renvoyer le prévenu pour qu’il subisse son procès soit à le libérer. À son avis, cette fonction de filtrage limitée ne constituait pas une assise juridictionnelle suffisante pour permettre au juge de l’enquête préliminaire d’examiner des questions relatives à la Charte ou d’accorder des réparations fondées sur celle-ci, notamment en écartant des éléments de preuve (aux p. 954-955) :

Il n'a pas compétence pour prononcer l'acquittement ou pour déclarer coupable, ni pour imposer une peine, ni encore pour accorder une réparation. Il n'a pas non plus la compétence qui l'autoriserait à entendre et à juger la question de savoir s'il y a eu violation ou négation d'un droit garanti par la Charte. Il s'ensuit donc qu’il n'est pas un tribunal compétent au sens du par. 24(1) de la Charte. Or, on soutient qu'il devrait l'être pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2). Selon moi, on ne lui a pas attribué la compétence pour exercer cette fonction. Il n'est pas habilité, je le répète, à accorder de réparation. L'exclusion d'éléments de preuve en vertu du par. 24(2) est une réparation qui ne peut être obtenue que dans le cadre d'une instance visée au par. 24(1). [Je souligne.]

19 Dans une opinion distincte, le juge La Forest a souscrit à ce point de vue. Il a ajouté que l’enquête préliminaire ne se prête pas à la mise en balance des facteurs que requiert la décision d’accorder ou non la réparation prévue par le par. 24(2) (aux p. 970-971) :

[J]e souscris à l'avis du juge McIntyre selon lequel le magistrat à l'enquête préliminaire n'a pas compétence pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. Bien que ce pouvoir d'exclusion puisse paraître assimilable au devoir du magistrat en matière de détermination de l'admissibilité de la preuve, ce dont il s'agit en réalité est l'attribution d'une réparation en vertu du par. 24(2). Or, il convient de noter que la décision d'accorder cette réparation doit être prise « eu égard aux circonstances ». Là encore, ces circonstances peuvent exiger une preuve plus abondante que celle produite à l'enquête préliminaire. Cette preuve peut être produite au procès.

20 Trois juges dissidents étaient d’avis que l’art. 24 autorisait le juge de l’enquête préliminaire à écarter des éléments de preuve pour des motifs prévus par la Charte.

21 Dans l’arrêt Seaboyer, précité, notre Cour a confirmé à l’unanimité l’opinion exprimée par la majorité dans l’affaire Mills selon laquelle le juge de l’enquête préliminaire n’est pas habilité à écarter, en vertu du par. 24(2), des éléments de preuve pour des motifs prévus par la Charte; soulignant de nouveau la fonction spécialisée accomplie par l’enquête préliminaire et les limites de son processus (aux p. 638-639) :

À mon avis, il n'existe aucune raison de s'écarter des propos du juge McIntyre dans l'arrêt Mills, savoir que le Code criminel ne confère pas au juge chargé de l'enquête préliminaire la compétence de déterminer s'il y a eu violation ou négation d'un droit garanti par la Charte. L'interprétation législative et les principes directeurs appuient ce point de vue. En vertu du Code criminel, la tâche du juge à l'enquête préliminaire se borne à déterminer si la preuve est suffisante pour justifier une poursuite. Bien que le juge puisse rendre des décisions en matière de preuve à cette étape, ces décisions n'ont aucune incidence sur l'issue du procès ou sur la culpabilité ou l'innocence de l'accusé. Lorsqu'il détermine si la preuve est suffisante pour justifier un renvoi à procès, le juge n'a qu'à appliquer les règles de preuve existantes; la protection des droits de l'accusé n'exige pas davantage à cette étape. En ce qui concerne les principes directeurs, beaucoup d'arguments militent en faveur de laisser, dans la mesure du possible, au juge du procès le soin de se prononcer sur les contestations fondées sur la Charte. Le juge du procès aura vraisemblablement un tableau plus complet de la preuve et de son importance dans le contexte et il sera mieux placé pour trancher les questions de preuve. Par ailleurs, en admettant que le juge chargé de l'enquête préliminaire puisse trancher les questions constitutionnelles, ses décisions sont susceptibles de donner lieu, comme en l'espèce, à des appels interlocutoires sur des points restreints, dont le règlement risque de prendre des années, ce qui retarde le déroulement du procès. C'est pourquoi il est préférable de laisser au juge du procès le soin de trancher les questions constitutionnelles. [Je souligne.]

22 Les arrêts Mills et Seaboyer ont donc eu pour effet de rejeter l’argument voulant que le juge qui préside une enquête préliminaire soit un tribunal compétent au sens du par. 24(1) pour écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2). Dans les deux affaires, cette conclusion était, à proprement parler, une remarque incidente; mais cet énoncé juridique de la règle générale existante fait néanmoins autorité. Cela ne veut toutefois pas dire que le droit est forcément figé. De nouvelles affaires pourraient mettre en lumière des considérations militant en faveur du réexamen de la règle ou de la reconnaissance d’exceptions à celle-ci. Il est possible que des principes ou règles de base aient évolué, ce qui tendrait à indiquer que la règle doit être adaptée en conséquence. Il est également possible que des incertitudes aient surgi ou que la règle soit devenue trop subtile. L’ensemble de ces considérations ou l’une ou l’autre d’entre elles pourrait justifier le réexamen de la règle générale bien établie : voir R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, le juge en chef Dickson (dissident, mais non sur ce point); R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740.

23 C’est dans cet esprit que j’aborde l’examen de l’argument de l’appelant portant que la Cour devrait revoir la règle générale selon laquelle le juge qui préside une enquête préliminaire n’est pas un « tribunal compétent » pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. En l’espèce, la Cour est saisie d’une question qu’elle n’a pas jusqu’à présent étudiée de façon particulière — celle de savoir si le pouvoir général du juge qui préside une enquête préliminaire d’écarter des confessions emporte celui de le faire pour des motifs prévus par la Charte. La présente affaire survient plus de dix ans après l’arrêt Mills, période au cours de laquelle le critère permettant de déterminer si une juridiction est un « tribunal compétent » pour l’application du par. 24(2) est devenu ce qu’on décrit dans le pourvoi connexe R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81 (« Dunedin »), comme étant l’approche fonctionnelle et structurelle. La présente espèce porte en outre sur la prétention que l’application stricte de la règle énoncée dans Mills aux juges présidant les enquêtes préliminaires donne lieu à des distinctions subtiles entre les éléments de preuve que le juge peut écarter et ceux qu’il ne peut pas écarter. Sur cette toile de fond, je vais maintenant examiner la question dont la Cour est saisie.

B. Application du critère fonctionnel et structurel

24 La question que doit trancher la Cour est de savoir si le juge de l’enquête préliminaire est un « tribunal compétent » pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) — notamment des confessions — pour le motif qu’ils ont été obtenus en violation de la Charte et que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

25 Dans l’arrêt Dunedin, la Cour a précisé l’approche « fonctionnelle et structurelle » permettant d’identifier un tribunal compétent. Pour les fins du présent pourvoi, il suffit d’exposer les principaux éléments de cette approche.

26 Le point de départ est le critère en trois volets énoncé dans l’arrêt Mills. Un « tribunal compétent » est un tribunal qui a compétence sur l’intéressé, qui a compétence sur l’objet du litige et qui dispose du pouvoir d’accorder la réparation demandée. L’arrêt Dunedin donne des indications sur le troisième et dernier élément de ce critère. Il précise que, pour répondre à la question de savoir si le tribunal judiciaire ou administratif concerné dispose du « pouvoir d’accorder la réparation demandée », il faut d’abord et avant tout dégager l’intention du législateur. Dans tous les cas, il s’agit donc de se demander si le Parlement ou la législature entendait habiliter le tribunal en question à statuer sur les violations de la Charte qui surviennent dans le cours des procédures se déroulant devant cet organisme, et à accorder la réparation demandée pour ces violations.

27 Si un tel pouvoir n’est pas explicitement attribué à l’organisme concerné, il faut, pour répondre à cette question, prendre en considération la fonction du tribunal judiciaire ou administratif ainsi que la structure, les pouvoirs et les mécanismes dont l’a doté le Parlement ou la législature. Cette approche repose sur la théorie voulant que, lorsque le Parlement ou une législature confère à un tribunal judiciaire ou administratif une fonction soulevant des questions liées à la Charte et dote cet organisme de procédures et de mécanismes lui permettant de résoudre de manière juste et équitable ces questions incidentes liées à la Charte, il faut alors présumer que le législateur entendait que l’organisme exerce ce pouvoir. Exprimé succinctement, voici comment pourrait être énoncé le critère relatif au pouvoir d’accorder la réparation demandée : Le tribunal judiciaire ou administratif concerné est-il, eu égard à sa fonction et à sa structure, le forum approprié pour accorder la réparation demandée en vertu de l’art. 24?

28 Dans le présent pourvoi, la compétence du juge qui a présidé l’enquête préliminaire sur les parties et sur l’objet du litige n’est pas contestée. La seule question litigieuse consiste à déterminer s’il avait également le pouvoir nécessaire pour accorder la réparation demandée (c.-à-d. le pouvoir d’écarter des éléments de preuve obtenus par suite d’une violation de la Charte). Les pouvoirs du juge de l’enquête préliminaire sont tous d’origine législative et, par conséquent, le pouvoir d’accorder la réparation demandée doit découler expressément ou implicitement des dispositions législatives habilitantes, soit la partie XVIII du Code criminel. Le Parlement n’a pas expressément habilité les juges présidant les enquêtes préliminaires en vertu du Code à écarter des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte. Il s’agit de déterminer si le Parlement leur a donné, par implication nécessaire, ce pouvoir de réparation.

29 Il est vrai que, en l’espèce, tout comme dans l’affaire Dunedin, les dispositions législatives pertinentes sont antérieures à la Charte. Néanmoins, l’intention du Parlement doit être appréciée à la lumière du nouveau régime de droits et de réparations introduit par l’édiction de la Charte. Ce n’est qu’ainsi que l’objectif de la Charte — ainsi que les mandats des cours et des tribunaux administratifs qui existaient au moment de son entrée en vigueur — peuvent être concrètement réalisés : Dunedin, par. 37 à 43. Il reste à déterminer si la fonction et la structure dont le Parlement a doté l’enquête préliminaire, et le silence de celui-ci à cet égard après l’édiction de la Charte, amènent à conclure que le Parlement entendait que le juge présidant une enquête préliminaire puisse écarter des éléments de preuve pour des motifs prévus par la Charte.

30 La fonction principale du juge qui préside une enquête préliminaire est de déterminer si le ministère public dispose d’une preuve suffisante pour justifier le renvoi de l’accusé pour qu’il subisse son procès : par. 548(1) du Code criminel; Caccamo c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 786. L’enquête préliminaire n’est pas un procès. Il s’agit plutôt d’une procédure préalable au procès visant à filtrer les dossiers faibles ne justifiant pas la tenue d’un procès. Son objet dominant est « d’empêcher l’accusé de subir un procès public inutile, voire abusif, lorsque la poursuite ne possède aucun élément de preuve justifiant la continuation de l’instance » : Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93, p. 105. Le juge évalue la preuve admissible pour décider si elle suffisante pour justifier le renvoi de l’accusé à procès. (Avec égards pour l’opinion contraire exprimée par les juges Gushue et Green de la Cour d’appel, le juge du procès ne peut pas simplement [traduction] « décider de ne pas » se fonder sur la preuve présentée sans d’abord conclure à son inadmissibilité.)

31 Avec le temps, l’enquête préliminaire a commencé à jouer un rôle accessoire de mécanisme de communication de la preuve, donnant ainsi à l’accusé une première occasion de découvrir, tôt dans le processus, la preuve dont dispose le ministère public contre lui : Skogman, précité, p. 105-106. Il n’en demeure pas moins que cet aspect de communication de la preuve reste accessoire par rapport à la mission principale du juge de l’enquête préliminaire, qui est clairement prescrite par le Code criminel, et qui consiste à décider si « la preuve [. . .] est suffisante » pour faire passer la personne inculpée en jugement (al. 548(1)a)).

32 Au soutien de cette fonction, le Parlement a doté l’enquête préliminaire d’une structure présentant de grandes similitudes avec celle de la cour chargée du procès. L’enquête préliminaire se déroule comme un procès pour ce qui est de la présentation de la preuve. De plus, l’enquête préliminaire est une cour d’archives et les témoignages y sont recueillis sous serment, en présence de l’accusé. Ce dernier a le droit de contre-interroger les témoins du ministère public et de réfuter la preuve présentée par ce dernier. Dans le cours de son appréciation du caractère suffisant de la preuve du ministère public, le juge qui préside l’enquête préliminaire peut statuer sur l’admissibilité de la preuve. Le paragraphe 542(1) du Code indique expressément que les déclarations faites par l’accusé font partie des éléments de preuve que le ministère public peut présenter à l’enquête préliminaire. Les règles traditionnelles régissant l’admissibilité de la preuve s’appliquent à l’enquête préliminaire. Notamment, le juge qui préside l’enquête préliminaire peut refuser d’admettre les déclarations faites par l’accusé à des personnes en situation d’autorité si elles n’ont pas été faites volontairement.

33 Toutefois, l’enquête préliminaire n’est pas un procès et cette différence se reflète dans sa procédure et les pouvoirs du juge qui la préside. Aspect important, ce dernier n’a pas le pouvoir d’accorder des réparations. Il ne peut pas, par exemple, ordonner au ministère public de donner des précisions à la défense ou de lui communiquer des éléments de preuve, arrêter les procédures pour cause d’abus, contraindre la production de dossiers détenus par des tiers, ni écarter le privilège relatif aux indicateurs de police en invoquant l’exception concernant la démonstration de l’innocence de l’accusé : R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Chew, [1968] 2 C.C.C. 127 (C.A. Ont.); R. c. Girimonte (1997), 121 C.C.C. (3d) 33 (C.A. Ont.); R. c. Richards (1997), 115 C.C.C. (3d) 377 (C.A. Ont.). Ces pouvoirs sont réservés au juge du procès. Le ministère public a également la faculté de ne présenter à l’enquête préliminaire qu’une preuve suffisante à première vue et il n’y présente que rarement toute la preuve qu’il entend produire au procès : Caccamo, précité, p. 809-810.

34 L’appelant plaide que le fait de reconnaître au juge de l’enquête préliminaire le pouvoir d’écarter des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte renforcerait le rôle de cette procédure en tant que mécanisme de filtrage. Il se fonde essentiellement sur le raisonnement du juge Green (dissident) de la Cour d’appel. Le juge Green a souligné que, aux termes du Code, le juge qui préside l’enquête préliminaire est tenu de déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès. Suivant l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067, l’expression « preuve suffisante » figurant au par. 548(1) du Code s’entend d’« éléments de preuve admissibles » suffisants. En outre, le juge de l’enquête préliminaire a le pouvoir discrétionnaire d’admettre des éléments de preuve présentés par la poursuite ou l’accusé, y compris tout aveu, confession ou déclaration qui, « d’après la loi, est admissible contre [l’accusé] » : par. 542(1) (je souligne). De l’avis du juge Green, ce rôle de filtrage de la preuve exige du juge qu’il apprécie tous les éléments de preuve pour décider s’ils sont pertinents et, dans l’affirmative, s’ils seraient admissibles contre l’accusé au procès. Par conséquent, l’exclusion d’un élément de preuve [traduction] « pour cause de violation de la Charte ou autrement, relève nettement de l’objet et du rôle fondamentaux de l’enquête préliminaire en matière de filtrage de la preuve » (par. 51).

35 De même, l’appelant prétend que le fait de confier aux juges qui président les enquêtes préliminaires le rôle d’écarter les affaires ne justifiant pas un procès sur le fondement d’un élément de preuve admissible (quoique le Parlement n’utilise dans les faits le mot « admissible » qu’à l’égard des aveux, confessions et déclarations), le Parlement doit avoir implicitement voulu que ces juges aient le pouvoir de trancher les questions relatives à la Charte incidentes à cette fonction, y compris le pouvoir d’écarter des éléments de preuve pour des motifs prévus par la Charte. L’appelant affirme que l’on contrecarre la fonction fondamentale de l’enquête préliminaire si le juge qui la préside n’a d’autre choix que de renvoyer l’accusé à procès sur le fondement d’une preuve dont il est par ailleurs convaincu qu’elle ne serait pas admise contre ce dernier au procès. Cela pourrait avoir pour effet de soumettre inutilement un accusé aux frais, aux inconvénients et à l’humiliation d’un procès.

36 À priori, cet argument a du poids. Cependant, on peut lui opposer le fait que, comme le prescrit le Parlement, l’enquête préliminaire est essentiellement un mécanisme de filtrage, dont l’objet premier ne consiste ni à statuer sur des droits, ni à accorder des réparations en cas de violation de ceux-ci. Il est tout à fait plausible d’inférer que, bien que le Parlement ait voulu que les juges qui président les enquêtes préliminaires aient le pouvoir de décider de l’admissibilité d’un élément de preuve dans le cadre de leur rôle de filtrage, ce pouvoir ne va pas jusqu’à leur permettre d’examiner les questions liées à la Charte. En fait, les juges présidant les enquêtes préliminaires s’acquittent depuis près de 20 ans de ce rôle sans éprouver de difficulté apparente, malgré l’absence de tout pouvoir les habilitant à écarter des éléments de preuve pour cause de violation de la Charte. La possibilité que certaines affaires, qui pourraient par ailleurs être rejetées si des éléments de preuve pouvaient être exclus sur le fondement de la Charte, puissent passer l’étape du filtrage, n’est pas un problème grave, soutient-on, puisque l’élément de preuve attentatoire peut être écarté au procès. Cette possibilité peut être moins désavantageuse que d’investir les juges présidant les enquêtes préliminaires de pouvoirs généraux les autorisant à écarter des éléments de preuve pour cause de violation de la Charte.

37 Les inconvénients de cette dernière solution sont manifestes. Premièrement, le fait de reconnaître aux juges présidant les enquêtes préliminaires une compétence en matière de réparation pourrait modifier le rôle que le Parlement entendait que joue l’enquête préliminaire dans le système de justice pénale. Au lieu d’accomplir une fonction de filtrage initial, l’enquête préliminaire pourrait devenir un forum où seraient jugées des violations de la Charte et accordées des réparations. Cette fonction semble éloignée de celle qu’envisageait le Parlement pour l’enquête préliminaire.

38 Deuxièmement, confier ce nouveau rôle aux juges présidant les enquêtes préliminaires pourrait nuire au caractère expéditif de cette procédure. Comme il a été vu plus tôt, l’enquête préliminaire « n’est pas un procès et il ne faut pas permettre qu’elle en devienne un » : Patterson c. La Reine, [1970] R.C.S. 409, p. 412. Toutefois, l’application du par. 24(2) demande fréquemment une enquête complète et approfondie. Le juge qui la préside doit déterminer la portée des garanties prévues par la Charte, si elles ont été enfreintes et, enfin, décider s’il est nécessaire « eu égard aux circonstances » d’écarter des éléments de preuve pour empêcher que l’administration de la justice ne soit déconsidérée. Il semble raisonnable de conclure que le ministère public pourrait être contraint de produire une preuve beaucoup plus complète — peut‑être même toute sa preuve — afin de présenter « toutes les circonstances » au tribunal. L’accusé pourrait également présenter une preuve plus abondante que ce n’est généralement le cas, car c’est lui qui a la charge d’établir qu’il y a eu violation de la Charte et de démontrer que les conditions d’exclusion sont satisfaites.

39 Sans trop exagérer, l’expérience et le bon sens suggèrent que les enquêtes préliminaires deviendraient plus longues et plus complexes si des demandes d’exclusion d’éléments de preuve pour des motifs prévus par la Charte y étaient couramment entendues. Cette situation aurait à son tour pour effet d’accroître la mesure dans laquelle le juge qui préside l’enquête préliminaire et le juge du procès accomplissent le même travail, ce qui se solderait par des coûts et des délais additionnels. Selon toute vraisemblance, l’enquête préliminaire perdrait de son caractère préliminaire et ressemblerait davantage à un procès.

40 Troisièmement, le juge du procès est mieux placé que celui de l’enquête préliminaire pour décider de l’application du par. 24(2). Notre Cour a à maintes reprises déclaré que le tribunal qui entend le procès est le forum idéal pour trancher les questions relatives à la Charte : Mills, précité; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421; Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53; O’Connor, précité. C’est particulièrement vrai pour ce qui est des décisions relatives au par. 24(2). Le tribunal doit procéder à une analyse dont la portée peut être large et qui s’avère parfois complexe. Les juges présidant les enquêtes préliminaires possèdent généralement l’expertise nécessaire pour examiner les questions relatives à la Charte; d’ailleurs, ils le font régulièrement lorsqu’ils entendent des procès. Cependant, c’est le juge du procès qui dispose généralement du tableau le plus complet des « circonstances » pertinentes pour statuer sur une demande fondée sur le par. 24(2). À l’enquête préliminaire, où il est possible que la preuve soit incomplète et que les circonstances ne soient pas toutes connues, cette analyse peut s’avérer difficile, voire erronée. Elle peut entraîner le rejet d’une preuve qui aurait été admise si le tribunal avait disposé du tableau plus complet présenté au juge du procès et, en conséquence, cette situation est susceptible d’entraîner le rejet prématuré d’affaires justifiant que les poursuites suivent leur cours à l’issue de cette étape.

41 La question qui se pose est de savoir à quelle étape de la procédure il est préférable de se demander si « [l’]utilisation [des éléments de preuve litigieux] est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ». À l’évidence, il y a de très bonnes raisons de laisser cette analyse au juge du procès. Comme l’a fait remarquer le juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 630 :

Il serait également bon de souligner que la preuve produite lors de l'enquête préliminaire est incomplète. De fait, bon nombre de témoins qui sont appelés à témoigner au procès ne seront pas appelés à l'enquête préliminaire, et vice versa. À mon avis donc, la preuve produite lors de l'enquête préliminaire ne reflète pas fidèlement l'ensemble de la preuve qui sera présentée au procès sur le fond, ni n'indique‑t‑elle suffisamment la valeur de la preuve qui y sera alors produite.

La nature même de l’enquête préliminaire suggère que le juge ne disposera que d’une partie seulement de la preuve qui sera présentée au procès. En conséquence, l’enquête préliminaire pourrait ne pas assurer un éclairage suffisant pour l’appréciation de « toutes les circonstances » qui doivent entrer dans l’analyse requise pour l’application du par. 24(2).

42 En outre, la question de savoir si l’utilisation d’un élément de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice n’exige pas tant l’application d’une précision scientifique que la prise d’une décision éclairée, fondée sur tout le contexte du procès. Bien que l’arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, et des décisions subséquentes aient établi les facteurs qui doivent être pris en considération, la décision finale dépend dans une certaine mesure de l’appréciation par le juge de leur importance relative dans l’affaire dont il est saisi. Le juge du procès évalue ces facteurs dans le contexte de l’ensemble du procès et des exigences de l’équité fondamentale. Cette tâche peut demander l’appréciation d’éléments de preuve, l’évaluation de la crédibilité de témoins et la prise d’autres décisions qui débordent le mandat et les pouvoirs limités du juge qui préside une enquête préliminaire. En outre, ayant une connaissance moins intime du dossier, le juge de l’enquête préliminaire n’est pas en mesure d’évaluer aussi bien la situation que le juge du procès. Voilà pourquoi, les cours d’appel témoignent énormément de déférence envers la conclusion du juge du procès sur la question de savoir si l’utilisation d’un élément de preuve donné est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice : R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341. Le même raisonnement suggère que les juges siégeant à l’étape du filtrage préliminaire peuvent aussi souffrir du même désavantage.

43 Enfin, le fait de débattre les questions relatives de la Charte à l’étape de l’enquête préliminaire pourrait en bout de ligne n’avoir d’autre effet que de faire augmenter les frais et délais liés à cette procédure. Si le juge présidant une enquête préliminaire écarte des éléments de preuve en vertu du par. 24(2), mais renvoie quand même l’accusé pour qu’il subisse son procès, sa conclusion sur les éléments de preuve ne lie pas le juge du procès. Quand le ministère public présentera cet élément de preuve au procès, la même question exactement devra être débattue à nouveau. À l’inverse, si l’accusé est libéré en raison de l’exclusion d’un élément de preuve en application du par. 24(2), le ministère public peut néanmoins présenter un acte d’accusation contre l’accusé conformément à l’art. 577 du Code criminel et ainsi faire en sorte qu’il y ait quand même un procès.

44 Plusieurs des procureurs généraux intervenants ont indiqué que le pouvoir discrétionnaire qu’a le ministère public de présenter un tel acte d’accusation — qui est utilisé parcimonieusement pour l’instant — pourrait l’être de façon systématique dans les cas où la décision du juge de l’enquête préliminaire d’écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) mettrait fin à des poursuites avant qu’elles aient donné lieu à un procès. De fait, le ministère public pourrait bien n’avoir d’autre choix que d’agir ainsi, car il ne peut être interjeté appel de l’ordonnance rendue à l’enquête préliminaire. Par conséquent, indépendamment de la conclusion tirée à l’étape de l’enquête préliminaire relativement à la question touchant le par. 24(2), ses effets pourraient souvent se révéler négligeables en pratique.

45 L’absence d’un droit d’appel d’origine législative de la décision du juge de l’enquête préliminaire est particulièrement révélatrice. Le juge McIntyre, au nom de la majorité de notre Cour dans l’arrêt Mills, a clairement dit que les décisions relatives aux réparations fondées sur la Charte devraient être susceptibles de révision (aux p. 958-959) :

[L]a Charte est muette sur la question des appels et on doit donc conclure que c'est le système actuel des appels qui doit servir au règlement de demandes fondées sur le par. 24(1). Puisque la Charte confère un droit de demander une réparation en vertu du par. 24(1) et que de telles demandes comporteront des allégations de violation de libertés et de droits fondamentaux, l'existence d'une procédure d'appel est indispensable. Aucune disposition du Code ne prévoit expressément un droit d'en appeler d'une décision accordant ou refusant une réparation visée par le par. 24(1) de la Charte, mais des appels sur des questions de droit et de fait sont toutefois autorisés. La Charte en tant que composante du droit fondamental du Canada n'y échappe donc pas et, de même qu'une personne lésée pourra porter en appel le rejet d'une demande de réparation en vertu de la Charte en tant que question de droit, de même Sa Majesté pourra interjeter appel si cette réparation est accordée. L'appel se déroulera selon la procédure normale établie à cette fin. [Je souligne.]

46 Le ministère public serait privé, en contravention de ce principe, du droit d’appeler de la décision du juge de l’enquête préliminaire écartant des éléments de preuve en application du par. 24(2) et entraînant, de ce fait, la libération de l’accusé. Une telle décision équivaudrait à une décision définitive en faveur de l’accusé. Le pouvoir du ministère public de présenter un acte d’accusation dans de telles circonstances ne saurait être considéré comme une solution de rechange adéquate à un mécanisme d’appel prévu par la loi. Ce pouvoir est exercé parcimonieusement et doit continuer de l’être. Le fait pour le ministère public de l’exercer de façon systématique pour neutraliser les décisions rendues par les juges présidant les enquêtes préliminaires sur les questions relatives à la Charte pourrait avoir de sérieuses répercussions. Comme l’a souligné le juge Marshall de la Cour d’appel, le recours systématique par le ministère public au pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 577 [traduction] « serait de nature à donner l’impression que les recours accordés aux justiciables sont impuissants » (par. 101) à faire respecter les droits que leur garantit la Charte. Une telle situation ferait certes bien peu pour maintenir la considération de l’administration de la justice aux yeux du public qu’elle sert. J’ai peine à croire que le Parlement voulait ce résultat. La conclusion qui s’impose davantage est que le Parlement entendait que les questions liées à la Charte soient tranchées dans un forum doté de voies d’appel établies et bien comprises. La juridiction de jugement constitue le choix évident pour cette fonction.

47 L’appelant plaide que le fait de reporter au procès l’examen des questions liées au par. 24(2) crée des anomalies dans le fonctionnement des enquêtes préliminaires, notamment en ce qui a trait aux déclarations de l’accusé. Les juges présidant les enquêtes préliminaires peuvent généralement écarter, pour cause d’inadmissibilité en common law, tout aveu, confession ou déclaration d’un accusé. De fait, le Parlement a fait expressément allusion à ce pouvoir au par. 542(1) du Code. Il en résulte l’anomalie apparente que le juge qui préside une enquête préliminaire est habilité à écarter des déclarations faites par un accusé parce qu’elles n’étaient pas volontaires (et donc inadmissibles en common law), mais non parce qu’elles ont été obtenues en violation de la Charte. Cette anomalie, de prétendre l’appelant, est exacerbée par le fait que les mêmes circonstances peuvent être pertinentes autant à l’égard du caractère volontaire d’une déclaration que d’une prétendue violation de la Charte. Toutefois, le juge présidant une enquête préliminaire peut, suivant la règle actuelle, examiner l’admissibilité de la déclaration en fonction de la première considération (le caractère volontaire), mais non de la seconde (violations de la Charte).

48 Cependant, le fait qu’il soit question d’exclusion d’éléments de preuve ne devrait pas nous faire perdre de vue les distinctions fondamentales qui existent entre l’exclusion d’un élément en application de la common law d’une part et du par. 24(2) de la Charte d’autre part. Bien que ces pouvoirs paraissent semblables, seul le second fait intervenir l’exercice du pouvoir de réparation — un pouvoir dont n’est pas investi le juge présidant une enquête préliminaire : Mills, précité, p. 970-971 (le juge La Forest). En outre, l’application de la règle des confessions prévue par la common law entraîne toujours l’exclusion des éléments de preuve attentatoires. En conséquence, elle commande une enquête relativement spécifique sur les circonstances des déclarations qu’auraient faites l’accusé. À l’opposé, l’enquête requise pour l’application du par. 24(2) va au-delà des faits immédiats de la violation de la Charte et comporte une évaluation beaucoup plus complète de l’incidence de l’élément de preuve sur le caractère équitable du procès et la considération dont jouit le système de justice pénale : voir R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38, par. 30. Comme il a été vu plus tôt, imposer cette tâche à l’enquête préliminaire pourrait gêner ou dénaturer le rôle qu’elle est censée jouer en tant que mécanisme expéditif de filtrage des accusations. Quoi qu’il en soit, vu les effets non contraignants des décisions rendues à l’enquête préliminaire et vu le pouvoir du ministère public de présenter un acte d’accusation, les avantages apparents de débattre les questions relatives au par. 24(2) à l’étape préliminaire pourraient se révéler plus illusoires que réels.

49 La fonction spécialisée et limitée de l’enquête préliminaire m’amène à conclure que le Parlement, bien qu’il l’ait dotée d’un processus et d’une procédure analogues à celles du procès, n’entendait pas que le juge qui la préside examine les questions relatives au par. 24(2). Il est préférable de laisser l’examen de ces questions au juge du procès, qui « aura vraisemblablement un tableau plus complet de la preuve et de son importance dans le contexte et [qui] sera mieux placé pour trancher les questions de preuve » : Seaboyer, précité, p. 638-639. Par conséquent, je ne vois aucune raison de s’écarter du précédent clair à cet effet établi dans les arrêts Mills et Seaboyer.

VI. Conclusion

50 Le juge de l’enquête préliminaire, le juge siégeant en révision et la Cour d’appel n’ont pas commis d’erreur en concluant que le juge qui préside une enquête préliminaire n’avait pas le pouvoir d’examiner la question de savoir si les déclarations de l’appelant avaient été obtenues par suite d’une violation de la Charte et, dans l’affirmative, si ces déclarations devaient être écartées pour ce motif. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de renvoyer l’affaire pour que l’on poursuive l’enquête préliminaire.

Version française des motifs des juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour rendus par

Le juge Major (dissident) —

I. Introduction

51 Selon un précepte du droit canadien, l’accusé a, à l’enquête préliminaire, le droit de présenter une défense pleine et entière contre une accusation criminelle (R. c. Pearson (1957), 117 C.C.C. 249 (C.S. Alb.), p. 257, [traduction] « [i]l ne fait aucun doute qu’un accusé a le droit de faire valoir une défense pleine et entière à l’enquête préliminaire »; R. c. Ferrero (1981), 59 C.C.C. (2d) 93 (C.A. Alb.); R. c. Ward (1976), 31 C.C.C. (2d) 466 (H.C. Ont.), conf. par C.A. Ont., 15 février 1977).

52 Bien qu’un moyen de défense puisse être présenté à l’enquête préliminaire, le juge qui la préside ne peut en apprécier le bien-fondé. Si, au terme de l’enquête, il y a des éléments de preuve admissibles qui, si on y ajoute foi, pourraient entraîner une déclaration de culpabilité, le prévenu est alors renvoyé pour subir son procès.

53 Un autre précepte de notre droit est que tous les Canadiens jouissent des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. Ce ne sont pas des droits qui sont accordés par les tribunaux. Le rôle des tribunaux est de définir ces droits.

54 Il va de soi que si un droit est garanti à l’accusé par la Charte, ce droit doit lui être reconnu le plus tôt possible dans le processus. L’accusé dispose de nombreux droits à l’étape de l’enquête préliminaire. Le plus évident est le droit à une audience équitable et impartiale, où seuls sont acceptés les éléments de preuve légalement admissibles.

55 Pendant très longtemps, les enquêtes préliminaires étaient présidées par des magistrats n’ayant aucune formation et venant de divers horizons — agriculteurs, policiers, marchands et forgerons — , qui n’occupaient leurs fonctions que brièvement et dont la nomination constituait fréquemment la première étape vers la retraite. Les tribunaux présidés par ces personnes étaient appelés de différentes façons : « tribunaux de police », « cours provinciales », « comparutions devant le juge de paix ». En 1968, la Royal Commission Inquiry into Civil Rights établie par l’Ontario a déploré le fait que, [traduction] « [d]ans notre province, nous disposons d’un système soigneusement élaboré en vue de former les policiers en droit et en matières policières, mais ironiquement nous nommons à des fonctions judiciaires des profanes, sans leur donner de véritable possibilité de formation » (Report of the Royal Commission Inquiry into Civil Rights, vol. 2, Report No. 1, 1968, p. 519-520).

56 Aujourd’hui, bien que le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, autorise en principe un juge de paix à présider une enquête préliminaire (voir la définition de « juge de paix » à l’art. 2 ainsi que l’art. 535 du Code), [traduction] « [e]n pratique, les enquêtes préliminaires sont normalement présidées par les juges des cours provinciales » (Martin’s Annual Criminal Code 2002, p. 907). Les juges des cours provinciales sont d’anciens avocats possédant une vaste formation juridique qui entendent, sauf pour quelques exceptions, la majorité des affaires criminelles au Canada.

57 Quelles que soient les considérations qui, il y a plus de 50 ans, pouvaient à bon droit justifier de restreindre les pouvoirs du juge présidant une enquête préliminaire, il faut les écarter et reconnaître que les juges des cours provinciales — lesquels ont reçu une formation juridique complète — constituent un tribunal compétent pour exclure, à la première occasion, certains éléments de preuve obtenus en violation du par. 24(2) de la Charte.

58 Dans l’arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, notre Cour à la majorité a conclu, dans une remarque incidente, que le juge présidant une enquête préliminaire n’était pas un tribunal compétent à cet égard et ne devrait en conséquence pas avoir compétence pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. Cette conclusion a été suivie dans les affaires subséquentes devant les tribunaux canadiens.

59 En l’espèce, je conclus que cette remarque incidente formulée dans l’arrêt Mills n’a pas un caractère contraignant. Il y a de bonnes raisons de ne pas la suivre. Dans les présents motifs, j’estime que le juge qui préside une enquête préliminaire doit disposer du pouvoir d’écarter, en vertu du par. 24(2), des déclarations obtenues en violation de la Charte.

II. Application du critère fonctionnel et structurel

A. Généralités : la partie XVII du Code criminel

60 Seul un « tribunal compétent » a le pouvoir d’écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. Comme il a été indiqué, le présent pourvoi soulève de nouveau la question de savoir si le juge présidant une enquête préliminaire est « un tribunal compétent » pour écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2).

61 Je souscris à l’approche fonctionnelle et structurelle utilisée pour déterminer si un tribunal est un « tribunal compétent » pour l’application du par. 24(2), approche qui est décrite dans le pourvoi connexe R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81 (« Dunedin »). Je n’approuve toutefois pas l’application de ce critère au présent pourvoi.

62 Le critère de l’analyse fonctionnelle et structurelle consiste principalement à se demander « si le législateur a investi le tribunal en question du pouvoir de statuer sur les droits garantis par la Charte et d’accorder la réparation demandée en cas de violation de ces droits » (Dunedin, précité, par. 25). Comme il est indiqué dans cet arrêt, « [l]a question primordiale demeure celle de savoir si, de par sa fonction et sa structure, le tribunal concerné est un forum bien choisi pour ordonner la réparation fondée sur la Charte qui est en jeu » (par. 35). Pour déterminer la fonction et la structure du tribunal, « le texte de sa loi habilitante » peut aider (Dunedin, par. 46).

B. La partie XVIII du Code criminel

63 Les enquêtes préliminaires sont régies par la partie XVIII du Code. De nombreuses dispositions de cette partie démontrent que le juge présidant une enquête préliminaire a reçu le pouvoir de statuer sur l’admissibilité des éléments de preuve (art. 535, 537, 540 et 548). Dans l’arrêt États‑Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067, le juge Ritchie a estimé que le juge de l’enquête préliminaire « doit renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès chaque fois qu’il existe des éléments de preuve admissibles qui pourraient, s’ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité » (p. 1080 (je souligne)).

64 L’article 542 du Code est au cœur du présent pourvoi. Aux termes de cette disposition, un poursuivant ne peut fournir en preuve qu’un « aveu, confession ou déclaration fait à quelque moment que ce soit par le prévenu et qui, d’après la loi, est admissible contre lui » (je souligne). Il n’est pas contesté que l’art. 542 oblige le juge présidant une enquête préliminaire à écarter des confessions en application des règles d’exclusion prévues par la common law. Suivant la common law, les confessions involontaires ne sont pas admissibles.

C. Enquête relativement spécifique par opposition à évaluation beaucoup plus complète

65 De conclure le juge en chef McLachlin, pour décider s’il y a lieu d’écarter des confessions involontaires obtenues en violation des règles de la common law, le juge présidant une enquête préliminaire se livre à une « enquête relativement spécifique » (par. 48), démarche qu’elle met en contraste avec l’« évaluation beaucoup plus complète » que serait tenu de faire un juge pour décider si des éléments de preuve — y compris des confessions — doivent être écartés en application de la Charte (par. 48).

66 Une « évaluation beaucoup plus complète » n’est pas nécessairement requise pour décider s’il y a lieu d’écarter des déclarations obtenues en violation de la Charte. Notre Cour a jugé que, en règle générale, si la déclaration de l’accusé a été obtenue en violation des droits que lui garantit la Charte, l’élément de preuve auto-incriminant est écarté en vertu du par. 24(2), sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen plus approfondi : R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13; R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51; R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597. Dans l’arrêt Stillman, par exemple, le juge Cory a formulé la conclusion suivante, au par. 119 :

Si la preuve a été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même et que le ministère public ne démontre pas, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait été découverte par un autre moyen non fondé sur la mobilisation de l’accusé contre lui‑même, son utilisation rendra alors le procès inéquitable. En règle générale, le tribunal écartera la preuve sans examiner la gravité de la violation ni l’incidence de son exclusion sur la considération dont jouit l’administration de la justice. Il doit en être ainsi puisqu'un procès inéquitable déconsidérerait nécessairement l’administration de la justice. [Je souligne.]

67 De fait, il est parfois beaucoup plus difficile de bien saisir et appliquer la règle des confessions prévue par la common law que de décider si une preuve auto-incriminante doit être écartée en vertu du par. 24(2). Dans l’arrêt R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38, par. 30, le juge Iacobucci a estimé que « la règle des confessions a une portée plus grande que les droits garantis par la Charte », donnant les explications suivantes :

Par exemple, les garanties prévues par l’art. 10 ne s’appliquent qu’« en cas d'arrestation ou de détention ». Par comparaison, la règle des confessions s’applique chaque fois qu’une personne en situation d’autorité interroge un suspect. Deuxièmement, le fardeau de la preuve et la norme de preuve ne sont pas les mêmes pour l’application de la Charte que pour la règle des confessions. Dans le cas de la Charte, il incombe à l'accusé d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu atteinte à des droits constitutionnels, alors que dans le cas de la règle des confessions, il incombe à la poursuite d’établir, hors de tout doute raisonnable, que l’aveu était volontaire. Enfin, les réparations diffèrent dans l’un et l’autre cas. En vertu du par. 24(2) de la Charte, le tribunal peut écarter des éléments de preuve obtenus en violation des dispositions de la Charte, mais seulement si leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice: voir R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, et la jurisprudence connexe. À l’opposé, la violation de la règle des confessions commande dans tous les cas l’exclusion des éléments de preuve.

68 Dans le cadre de la règle des confessions prévue par la common law, les tribunaux doivent se demander si les policiers ont utilisé des ruses en vue d’obtenir la confession. Dans l’arrêt Oickle, précité, par. 65, notre Cour a conclu que l’analyse visait plus précisément « à préserver l’intégrité du système de justice pénale » (je souligne), concept formulé par le juge Lamer (plus tard Juge en chef du Canada) dans l’arrêt Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640. Dans cet arrêt, le juge Lamer a estimé qu’« [i]l importe au plus haut point de se rappeler que l’enquête ne porte pas sur la fiabilité mais sur la conduite des autorités relativement à la fiabilité » (p. 691 (je souligne)), concluant que « [c]e qu’il faut réprimer avec vigueur, c’est, [de la part des autorités,] une conduite qui choque la collectivité » (p. 697). S’appuyant sur ce principe, le juge Iacobucci a précisé, dans l’arrêt Oickle, que « la règle des confessions vise [. . .] à protéger une conception plus large du caractère volontaire [traduction] “qui met l’accent sur la protection des droits de l’accusé et l’équité du processus pénal” » (par. 69 (je souligne)).

69 Même si « une évaluation beaucoup plus complète » est requise, il y aura un chevauchement entre le critère fondé sur « l’administration de la justice », qui sert à déterminer s’il y a lieu d’écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte, et les facteurs énumérés précédemment. En effet, certains des facteurs utilisés dans l’application de la règle des confessions prévue par la common law — « l’intégrité du système de justice pénale », « la conduite des autorités », « le choc de la collectivité » et « l’équité du processus pénal » — ont une incidence sur la question de savoir si l’administration de la justice est susceptible d’être déconsidérée. Compte tenu de ce chevauchement, le voir‑dire requis pour déterminer si une confession doit être écartée en vertu de la common law fournira virtuellement tous les renseignements nécessaires pour décider si elle doit l’être en vertu de la Charte.

70 Il est parfois difficile de distinguer l’analyse requise pour déterminer s’il y a lieu d’exclure une confession en vertu de la common law de l’analyse fondée sur la Charte. Dans l’affaire R. c. Grossi (1992), 133 A.R. 278, le juge Porter de la Cour provinciale a expliqué la gymnastique juridique à laquelle il devait se livrer pour les distinguer l’une de l’autre (à la p. 281) :

[traduction] La première question à trancher consiste donc à déterminer si la déclaration faite par l’accusé est admissible en vertu des règles de la common law, indépendamment de la Charte. Si la déclaration n’est pas admissible au regard de la common law, je n’ai pas à pousser l’examen plus loin. Dans le cadre de cet examen, je dois faire abstraction des aspects des décisions récentes portant sur des questions relatives à la Charte, dégager l’état de la common law à l’égard des confessions et ensuite, seulement si la déclaration est admissible, passer à l’examen des considérations fondées sur la Charte. Il ne s’agit évidemment pas d’une tâche facile compte tenu de l’enchevêtrement de ces deux aspects du droit régissant les confessions. La common law dans ce domaine précis du droit était déjà en pleine mutation avant l’entrée en vigueur de la Charte et la situation a peut-être même évoluée davantage depuis cette date.

71 Fréquemment, le type de questions posées pour déterminer le caractère volontaire des confessions contribuera à l’« évaluation [. . .] complète » exigée par le juge en chef McLachlin. En 1955, G. A. Martin, c.r., avait suggéré aux avocats de la défense de procéder de la façon indiquée ci-après afin de recueillir la preuve relative aux confessions au cours des enquêtes préliminaires, pour l’application de la règle de la common law à cet égard (« Preliminary Hearings » dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada,1955). Il a donné les conseils suivants, aux p. 8-9 :

[traduction] Vérifiez auprès du policier qui a été assigné — s’il ne l’a pas été assignez‑le vous-même — si l’accusé a fait une déclaration à la police et, si oui, si elle a été consignée par écrit. Faites‑la déposer et inscrire comme pièce. [. . .] Renseignez-vous sur toutes les circonstances de la déclaration de l’accusé : l’identité des personnes présentes, le moment de la déclaration, la durée de l’interrogatoire, les réponses de l’accusé, le nom des policiers qui ont eu l’accusé sous leur garde depuis le moment de l’arrestation jusqu’à celui de la déclaration, et ainsi de suite, de manière à être en mesure de vous présenter en cour bien préparé et avec l’assurance que vous savez sur quelle base le ministère public entend présenter la déclaration en question. [Je souligne.]

72 À l’enquête préliminaire, les avocats se renseignent sur « toutes les circonstances » de la confession. Ils le font en partie pour satisfaire à l’exigence selon laquelle le juge doit examiner [traduction] « tous les éléments de preuve concernant les circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite » avant de décider si celle-ci a été faite volontairement (R. c. McIntosh (1999), 141 C.C.C. (3d) 97 (C.A. Ont.), p. 113). Si le juge présidant une enquête préliminaire prend en compte « toutes les circonstances » pour statuer sur le caractère volontaire d’une déclaration au regard de la common law, ces circonstances ne manqueront pas d’éclairer, voire de façon complète, l’« évaluation beaucoup plus complète » envisagée par le juge en chef McLachlin.

73 Dans ses motifs, le juge en chef McLachlin fait une distinction entre l’exclusion d’un élément de preuve au regard de la common law d’une part et son exclusion en vertu du par. 24(2) de la Charte d’autre part (par. 48). Elle donne l’explication suivante : « Bien que ces pouvoirs paraissent semblables, seul le second fait intervenir l’exercice du pouvoir de réparation — un pouvoir dont n’est pas investi le juge présidant une enquête préliminaire » (par. 48 (souligné dans l’original)).

74 Une telle distinction ne devrait pas exister entre l’exclusion d’un élément de preuve au regard de la common law et son exclusion en application de la Charte. Dans les deux cas, l’élément de preuve est écarté. Qualifier une mesure — mais non l’autre — de réparatrice, comme le fait le juge en chef McLachlin, ne fait pas progresser le débat. Si une confession est essentielle à la preuve du ministère public et qu’elle est écartée en application des règles de la common law en matière d’admissibilité de la preuve, le juge présidant l’enquête préliminaire libérera l’accusé. À de nombreux égards, la libération à l’enquête préliminaire constitue la réparation « par excellence ». La libération à cette étape est une mesure tout aussi « réparatrice » que l’exclusion d’éléments de preuve au procès en application de la Charte.

75 La raison d’être de la règle d’exclusion prévue par la common law est sensiblement la même que celle du pouvoir « réparateur » prévu au par. 24(2) de la Charte. Dans l’arrêt Rothman, précité, le juge Lamer a examiné les véritables raisons pour lesquelles les confessions sont écartées en vertu de la common law. À la page 688, il cite l’extrait suivant d’un article du juge en chef Freedman du Manitoba (S. Freedman, « Admissions and Confessions », dans R. E. Salhany et R. J. Carter, dir., Studies in Canadian Criminal Evidence (1972), 95), où l’auteur a dit ceci, à la p. 99 :

[traduction] C’est la justice que nous recherchons alors, et nous pouvons trouver dans son cadre général les motifs véritables de la règle d’exclusion des confessions provoquées. Sans nul doute, comme je l’ai déjà dit, le danger qu’elles soient fausses est le motif principal de leur rejet. Mais il y a d’autres motifs, que certains juges refusent résolument d’admettre, que d’autres déclarent ouvertement, et que d’autres encore reconnaissent tacitement -- ce dernier cas en étant peut-être un où une règle fondamentale non écrite joue un rôle dans la prise de décision. Tous ces motifs ont leur racine dans l’histoire. Ils portent le souvenir de la torture et du supplice, ils sont liés à la cause de la liberté individuelle, et ils sont l’expression d’une préoccupation profonde pour l’intégrité de la justice. [Soulignement du juge Lamer.]

76 La règle d’exclusion prévue par la common law comporte un important objet réparateur. Vu la profonde préoccupation pour l’intégrité de la justice à laquelle répond cette règle, des éléments de preuve sont exclus en application de la common law parce que le processus judiciaire en souffrirait s’ils ne l’étaient pas. Cet aspect réparateur est tout aussi important que celui du par. 24(2) de la Charte.

D. L’objet de l’enquête préliminaire

77 Je ne suis pas d’accord avec les conséquences que Madame le juge en chef McLachlin tire de la façon dont l’objet de l’enquête préliminaire est qualifié. Elle explique que, avec le temps, « l’enquête préliminaire a commencé à jouer un rôle accessoire de mécanisme de communication de la preuve » (par. 31). L’objet premier de l’enquête préliminaire est, par conséquent, d’écarter les affaires ne justifiant pas un procès. Pour cette raison, de conclure le Juge en chef, le fait de permettre l’examen approfondi, à l’étape de l’enquête préliminaire, de questions relatives à la Charte d’une large portée serait incompatible avec « le rôle [que cette procédure] est censée jouer en tant que mécanisme expéditif de filtrage des accusations » (par. 48). En dernière analyse, le juge en chef McLachlin conclut qu’une enquête préliminaire n’est pas le forum approprié pour décider s’il y a lieu d’écarter des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte.

78 Accessoire ou non, le rôle de l’enquête préliminaire en tant que mécanisme de communication de la preuve existe toujours. Dans l’arrêt Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93, notre Cour à la majorité a jugé que « l’enquête préliminaire a évolué [. . .] de manière à fournir à l’accusé, lorsqu’on juge que les éléments de preuve nécessaires existent, la possibilité de découvrir et d’apprécier la nature de la preuve qui sera déposée contre lui à son procès » (p. 105). De même, dans l’arrêt R. c. Barbeau, [1992] 2 R.C.S. 845, le juge Cory a tiré la conclusion suivante, à la p. 854 :

On ne peut nier que l’enquête préliminaire permet à l’accusé de découvrir l'étendue de la preuve qui pèse contre lui. Il est vrai que, dans l’arrêt Caccamo c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 786, notre Cour a dit clairement que le ministère public peut, à sa discrétion, ne présenter que ce qui constitue une preuve suffisante à première vue. Il n’en demeure pas moins que l’enquête préliminaire permet à la personne inculpée de sonder, dans une certaine mesure, la preuve du ministère public.

79 L’enquête préliminaire conserve son rôle de mécanisme de communication de la preuve malgré les tentatives répétées en vue de le limiter (ministère de la Justice du Canada, Document de consultation, L’enquête préliminaire : est-elle toujours nécessaire? Propositions de modification au Code criminel (1994), p. 4).

80 Le mécanisme de communication de la preuve que déclenche l’enquête préliminaire aide souvent à clarifier de nombreuses questions qui ne permettent pas seulement de déterminer « si [. . .] la preuve [. . .] est suffisante » pour renvoyer l’accusé afin qu’il subisse son procès (al. 548(1)a)), c’est-à-dire le critère applicable pour décider s’il y a lieu d’ordonner le renvoi à procès, détermination qui, selon le juge en chef McLachlin, est censée être la fonction de l’enquête préliminaire.

81 Je suppose, sans pour autant accepter, que l’application du critère applicable en matière de renvoi à procès est la fonction qu’est censée accomplir l’enquête préliminaire et qu’une « évaluation beaucoup plus complète » est nécessaire pour déterminer s’il y a lieu d’écarter des confessions obtenues en violation de la Charte. Tenant ces hypothèses pour avérées, je conclus plus loin que l’enquête préliminaire est bien adaptée à cette tâche.

82 Le juge en chef McLachlin affirme avec raison que certains procureurs de la Couronne ne présentent qu’une preuve suffisante pour satisfaire au critère applicable en matière de renvoi à procès. Toutefois, si le ministère public se contente de présenter une preuve propre à satisfaire une norme qui ne constitue qu’un strict minimum, l’avocat de l’accusé pourra « combler les lacunes » en assignant ses propres témoins. L’alinéa 537(1)g) du Code précise que le juge présidant une enquête préliminaire peut « recevoir une preuve de la part du poursuivant ou du prévenu, selon le cas, après avoir entendu les témoignages rendus pour le compte de l’un ou l’autre d’entre eux » (je souligne). Aux termes du par. 541(5) du Code, le juge présidant l’enquête préliminaire « entend chaque témoin appelé par le prévenu, qui dépose sur toute matière pertinente à l’enquête . . . ». Dans l’arrêt Ward, précité, le juge Cory a conclu que la disposition qu’a remplacée l’art. 541 du Code exigeait que le juge présidant une enquête préliminaire entende les témoins du prévenu, même si la preuve présentée par le ministère public satisfaisait au critère applicable en matière de renvoi à procès.

83 Dans la même veine, dans l’affaire R. c. R. (L.) (1995), 100 C.C.C. (3d) 329 (C.A. Ont.), madame le juge Arbour (maintenant juge de notre Cour) a estimé que [traduction] « l’admissibilité de la preuve à l’enquête préliminaire est déterminée par application du concept de la pertinence » (p. 336), sous réserve des règles d’exclusion applicables. Elle a conclu que la pertinence ne se limite pas au critère applicable en matière de renvoi à procès, raisonnant que [traduction] « [s]i la pertinence s’appliquait seulement à l’égard de l’étroit critère permettant de statuer sur la question du renvoi à procès, il ne resterait plus grand-chose du droit prévu par la loi de contre-interroger les témoins à charge ou de celui d’assigner des témoins à décharge » (p. 336).

84 Les avocats de la défense ont reconnu l’importante fonction du droit d’assigner des témoins :

Alors qu’on a pu dire que la couronne n’a que l’obligation d’appeler des témoins dont le témoignage est suffisant pour obtenir un renvoi à procès [. . .] [l]’article 469 [maintenant l’art. 541] offre [. . .] au prévenu l’occasion d’appeler les témoins que la couronne a choisi de ne pas appeler à l’enquête préliminaire mais appellerait vraisemblablement lors du procès. L’article facilite la découverte de la preuve de la couronne et ne devrait pas être négligé.

(E. L. Greenspan et M. Rosenberg, « L’enquête préliminaire », dans V. M. Del Buono, dir., Procédure pénale au Canada (1983), 307, p. 353.)

85 En conséquence, si le ministère public décide de ne présenter que les témoignages suffisants pour satisfaire au critère formulé dans l’arrêt Shephard, précité, l’art. 541 pourrait contribuer de façon considérable à mettre en lumière « toutes les circonstances » de la perpétration d’une infraction. Disposant de « toutes les circonstances » de l’infraction, le juge présidant une enquête préliminaire sera virtuellement contraint — mais en même temps en mesure — de procéder à l’« évaluation beaucoup plus complète » que, d’affirmer le juge en chef McLachlin, le juge doit accomplir pour décider s’il y a lieu d’écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte.

86 Le juge en chef McLachlin accorde beaucoup d’importance à la « fonction de filtrage » et au « caractère expéditif » de l’enquête préliminaire (par. 37 et 38). Autoriser le juge présidant une enquête préliminaire à écarter des éléments de preuve en vertu de la Charte se traduirait par « des coûts et des délais additionnels » (par. 39), situation qui, conclut-elle, serait incompatible avec l’objectif limité des enquêtes préliminaires. De même, de nombreux intervenants dans le présent pourvoi ont fait valoir que, si les questions relatives à la Charte pouvaient être tranchées à l’enquête préliminaire, cette étape deviendrait un fardeau encore plus lourd pour le système de justice pénale, dont les ressources sont par ailleurs déjà lourdement grevées.

87 En règle générale, les enquêtes préliminaires n’entraînent pas des délais excessifs. Dans la grande majorité des cas, les procès criminels ne sont pas précédés d’une enquête préliminaire (ministère de la Justice du Canada, document de travail préparé par D. Pomerant et G. Gilmour, Étude de l’enquête préliminaire au Canada (avril 1993), p. 7). La tenue d’une enquête préliminaire est généralement réservée aux infractions graves (voir, de façon générale, l’art. 536 du Code). Une étude préparée par le ministère de la Justice a révélé que « [q]uatre-vingt pour cent des enquêtes préliminaires ont occupé une journée d’audience ou moins, et seulement [. . .] 2 pour cent [. . .] ont occupé six journées d’audience ou davantage » (D. G. Alford et autres, Quelques statistiques sur l’enquête préliminaire au Canada (1984), p. 2). En 1999, le Comité de révision de la justice pénale de l’Ontario est arrivé à la conclusion suivante : [traduction] « [s]elon notre expérience, la plupart des enquêtes préliminaires ne requièrent pas un temps d’audience excessif » (Ontario, Comité de révision de la justice pénale, Report of the Criminal Justice Review Committee (1999), p. 90).

88 Rien n’indique que, si les juges présidant les enquêtes préliminaires étaient habilités à écarter des confessions obtenues en violation de la Charte, il en résulterait des coûts et des délais additionnels. En Ontario, une étude a révélé que 23 993 accusations ont été réglées d’une façon ou d’une autre à l’issue d’une enquête préliminaire. Il y a eu renvoi à procès dans 43,1 pour 100 des affaires, libération du prévenu dans 4,5 pour 100 et retrait des accusations dans 35,7 pour 100. (Pomerant et Gilmour, op. cit., p. 43, note 127). Comme on le souligne dans un article, [traduction] « [i]l se fait un filtrage considérable, même en application de la norme actuelle peu exigeante » (A. D. Gold et J. R. Presser, « Let’s Not Do Away with the Preliminaries : A Case in Favour of Retaining the Preliminary Inquiry » (1996), 1 Rev. can. D.P. 145, p. 148). Si l’on reconnaissait aux juges présidant les enquêtes préliminaires le pouvoir d’écarter des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte, la fonction de filtrage prendrait une importance plus grande (Gold et Presser, loc. cit., p. 148). Lorsqu’un prévenu est libéré à l’enquête préliminaire et qu’un procès devant jury est évité, il en découle d’importantes économies de temps et de ressources.

89 Si les juges présidant les enquêtes préliminaires n’ont pas le pouvoir d’écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte, moins de prévenus seront libérés à cette étape. Des prévenus seront inutilement renvoyés à procès sur le fondement d’éléments de preuve qui seront écartés au procès. À l’inverse, si les juges présidant les enquêtes préliminaires peuvent écarter des éléments de preuve, davantage de prévenus seront libérés. Si ces libérations sont fondées, ce résultat n’est certes pas une mauvaise chose. Toutefois, si un prévenu est libéré à tort, le ministère public peut toujours présenter un acte d’accusation conformément à l’art. 577 du Code et faire tenir un procès, indépendamment de la décision du juge qui a présidé l’enquête préliminaire.

90 De même, le pouvoir d’écarter des éléments de preuve pourrait dans certaines situations profiter au ministère public. Parce que le juge présidant une enquête préliminaire serait habilité à trancher une question relative à la Charte, il pourrait refuser d’accorder la réparation demandée par le prévenu. Du fait que cette question aurait été tranchée et rejetée, il y aurait de fortes chances que ce dernier plaide coupable et évite la tenue d’un procès. Comme l’affirment Gold et Presser, loc. cit. (bien que ce soit dans le cours de l’examen d’un critère plus exigeant en matière de renvoi à procès) : [traduction] « un critère plus strict en matière de renvoi à procès allégerait le fardeau des tribunaux de première instance en écartant les affaires ne justifiant pas la tenue d’un procès et en créant une situation où il est vraisemblable que l’accusé qui est coupable reconnaîtra sa culpabilité une fois qu’il aura constaté que le ministère public dispose d’une preuve solide et qu’un juge estime qu’il sera probablement déclaré coupable » (p. 170 (je souligne)).

91 Si le juge présidant l’enquête préliminaire décidait d’écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte, cette décision ne lierait pas le juge du procès. On pourrait assimiler cette situation à la conférence préparatoire, où le juge exprime son opinion préliminaire sur le bien‑fondé des procédures. En pratique, toutefois, la décision aurait une grande incidence sur la décision du ministère public de présenter un acte d’accusation. Il est révélateur que le ministère public ne présente que rarement (voire jamais) d’actes d’accusation lorsque le juge qui présidait l’enquête préliminaire a écarté des confessions obtenues en violation de la common law et libéré le prévenu. On n’estime pas que l’effet non contraignant de la décision du juge ayant présidé l’enquête préliminaire d’écarter une confession en vertu de la common law constitue un motif d’abroger ce pouvoir ni que « les avantages apparents de débattre les questions relatives au par. 24(2) à l’étape préliminaire pourraient se révéler plus illusoires que réels », pour reprendre les termes qu’a utilisés le juge en chef McLachlin, au par. 48 de ses motifs, dans le cours de l’examen de la question de l’exclusion d’éléments de preuve en application de cette disposition.

92 Dans le cadre de l’actuel système d’enquête préliminaire, où les juges présidant les enquêtes ne sont pas considérés comme ayant le pouvoir d’accorder des réparations fondées sur la Charte, ceux-ci sont régulièrement aux prises avec des éléments de preuve faisant intervenir la Charte. Dans R. c. George (1991), 5 O.R. (3d) 144, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’[traduction] « [i]l est maintenant reconnu qu’un accusé a le droit, à l’enquête préliminaire, de contre-interroger les témoins du ministère public relativement à certaines questions, tels des moyens de défense fondés sur la Charte, ne relevant pas du juge présidant l’audience » (p. 148). La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé sa conclusion sept ans plus tard, affirmant qu’[traduction] « [i]l est maintenant courant que des témoins soient interrogés à l’enquête préliminaire sur tous les aspects de violations potentielles de la Charte » (R. c. Dawson (1998), 123 C.C.C. (3d) 385, p. 390 (je souligne)). Dans cet arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario a estimé que, à l’enquête préliminaire, l’avocat de la défense peut être autorisé à contre-interroger des policiers relativement aux affidavits déposés à l’appui d’une demande d’autorisation d’écoute électronique.

93 Dans le présent pourvoi, le procureur général de l’Alberta a reconnu qu’il est souvent avantageux de sonder les arguments fondés sur la Charte au cours de l’enquête préliminaire :

[traduction] L’examen à l’enquête préliminaire des arguments fondés sur la Charte peut se révéler utile même si le juge qui la préside n’est pas habilité à accorder une réparation à l’égard de la violation des droits garantis par la Charte qu’on reproche. L’interrogatoire et le contre-interrogatoire sur la violation potentielle pourraient s’avérer utiles au moment de l’examen de cette question au procès. Il peut également être profitable aux parties d’évaluer les chances de réussite que pourrait avoir, au procès, une contestation fondée sur la Charte. Cela peut être fait sans qu’il soit nécessaire de débattre les questions d’appréciation qui se soulèvent lorsque l’existence d’une violation de la Charte a été établie.

94 Selon Gold et Presser, loc. cit., la tenue de l’enquête préliminaire permet à la défense [traduction] « de mieux préparer ses demandes [fondées sur la Charte], et ainsi d’économiser du temps sur cet aspect au procès » (p. 154).

95 Une question évidente se pose : Si des éléments de preuve liés à l’application de la Charte sont fréquemment examinés à l’enquête préliminaire, pourquoi ne pas autoriser les juges qui les président à statuer sur les questions relatives à la Charte auxquelles se rapportent de tels éléments? S’il est « utile » d’examiner de telles questions dans l’abstrait à l’étape de l’enquête préliminaire, il serait encore plus utile qu’elles soient effectivement tranchées à cette étape. Qui plus est, autoriser le juge de l’enquête préliminaire à se prononcer sur des questions touchant la Charte permettrait tant au ministère public qu’à l’avocat de la défense de mieux préparer leurs moyens fondés sur la Charte et d’économiser du temps sur cet aspect au procès.

96 Ni la logique ni l’efficacité ne sauraient justifier qu’on autorise le juge présidant une enquête préliminaire à statuer sur l’admissibilité de déclarations au regard de la common law mais non au regard de la Charte, alors qu’on reconnaît qu’il dispose de tous les faits. Le Parlement ne peut avoir voulu un tel gaspillage.

E. La Constitution garantit‑elle à l’accusé le droit à une enquête préliminaire?

97 La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que la Constitution ne garantit pas à l’accusé le droit à une enquête préliminaire (R. c. Arviv (1985), 19 C.C.C. (3d) 395, autorisation de pourvoi refusée, [1985] 1 R.C.S. v, et R. c. Ertel (1987), 58 C.R. (3d) 252, autorisation de pourvoi refusée, [1987] 2 R.C.S. vii. Cependant, cette question n’a pas été soulevée dans le cadre du présent pourvoi et elle devrait plutôt être tranchée lorsque la Cour sera saisie d’une affaire appropriée. D’ici là, que la Constitution garantisse ou non le droit à une enquête préliminaire, il suffit de souligner qu’un tel droit est prévu par la loi et que les présents motifs ne portent que sur le droit d’un accusé lorsqu’il y a, dans les faits, tenue d’une enquête préliminaire.

III. L’arrêt Mills de la Cour suprême du Canada

98 Après avoir examiné les motifs justifiant de reconnaître au juge présidant une enquête préliminaire le pouvoir d’écarter des confessions obtenues en violation de la Charte, je vais maintenant me demander si la jurisprudence de notre Cour fait obstacle à une solution aussi rationnelle.

99 Le point de départ de l’analyse est l’arrêt Mills, précité. Dans cet arrêt, la question en litige était de savoir si le juge présidant une enquête préliminaire pouvait, en application du par. 24(1) de la Charte, ordonner l’arrêt des procédures en cas de violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable qui est garanti à l’accusé par l’al. 11b). S’exprimant au nom de la majorité, le juge McIntyre n’a toutefois pas limité son analyse au par. 24(1). Dans ses motifs, il s’est demandé si le juge présidant une enquête préliminaire avait compétence pour écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. Il a tiré les conclusions suivantes à cet égard, aux p. 954-955 :

Or, on soutient [que le juge présidant l’enquête préliminaire] devrait [. . .] être [un tribunal compétent] pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2). Selon moi, on ne lui a pas attribué la compétence pour exercer cette fonction. Il n’est pas habilité, je le répète, à accorder de réparation. L’exclusion d'éléments de preuve en vertu du par. 24(2) est une réparation qui ne peut être obtenue que dans le cadre d'une instance visée au par. 24(1).

100 Dans des motifs distincts, le juge La Forest a souscrit à l’opinion selon laquelle le juge présidant l’enquête préliminaire ne peut écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2). Il a estimé que, bien que ce pouvoir d’exclusion prévu au par. 24(2) « puisse paraître assimilable au devoir du magistrat en matière de détermination de l’admissibilité de la preuve », l’objet de cette analyse est « l’attribution d’une réparation en vertu du par. 24(2) » (p. 970-971) — réparation qui doit être accordée « eu égard aux circonstances », circonstances qui « peuvent exiger une preuve plus abondante que celle produite à l’enquête préliminaire » (p. 971).

101 Depuis l’arrêt Mills, notre Cour a continué de suivre la remarque incidente voulant que le juge présidant une enquête préliminaire ne puisse écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2). Par exemple, dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a décidé, aux p. 637-638 :

Dans l’arrêt Mills, notre Cour a conclu qu’un juge qui préside une enquête préliminaire n’est pas « un tribunal compétent » au sens de l’art. 24 de la Charte et n’est donc pas habilité à accorder une réparation en vertu de cet article. La Cour, à la majorité, a statué que le magistrat chargé d’une enquête préliminaire n’est pas un tribunal compétent parce que le Code criminel ne lui confère pas « la compétence qui l’autoriserait à entendre et à juger la question de savoir s’il y a eu violation ou négation d’un droit garanti par la Charte . . . ». [Je souligne.]

102 Dans l’arrêt Seaboyer, la question principale était de savoir si le juge présidant une enquête préliminaire avait compétence pour statuer sur la constitutionnalité d’une loi au regard de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Tout comme dans l’arrêt Mills, l’analyse de la Cour sur le par. 24(2) n’avait qu’un caractère incident.

IV. La remarque incidente faite dans l’arrêt Mills a-t-elle un caractère contraignant?

103 Dans le présent pourvoi, on a plaidé que la remarque incidente faite dans l’arrêt Mills devrait être considérée comme contraignante parce que notre Cour avait alors exprimé une opinion sur une question qui avait été pleinement débattue. Cet argument repose sur certains arrêts, telle l’affaire Schwartz c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 673, dans laquelle le juge Martland a estimé qu’il devait examiner une remarque incidente parce qu’elle avait été « pleinement débattue » devant la Cour et parce qu’il était « souhaitable que la Cour exprime son opinion là-dessus » (p. 695).

104 En réalité, la question relative au par. 24(2) n’a jamais été pleinement débattue dans l’arrêt Mills. Le principe formulé dans l’arrêt Schwartz ne s’applique pas. Je m’explique.

105 Dans l’arrêt Mills, quatre tribunaux ont exposé des motifs de jugement : la Cour provinciale de l’Ontario, la Haute Cour de Justice, la Cour d’appel de l’Ontario et la Cour suprême du Canada. Les motifs du juge de la Cour provinciale abondent de renvois au par. 24(1) plutôt qu’au par. 24(2). Dans ses motifs ((1982), 2 C.R.R. 300), le juge de la Cour provinciale dit expressément, à la p. 309, que [traduction] « [le] par. 2 [c’est-à-dire le par. 24(2) de la Charte] n’est pas applicable à la présente demande » (je souligne). De même, la Haute Cour de Justice ((1983), 40 O.R. (2d) 112) ne fait aucune mention du par. 24(2) dans ses motifs. Enfin, dans une courte décision manuscrite ((1983), 43 O.R. (2d) 631), la Cour d’appel de l’Ontario précise qu’elle préfère [traduction] « n’exprimer aucune opinion en l’occurrence sur cette question de compétence » (p. 631-632). Il ressort de ces divers motifs de décision que la question du pouvoir du juge présidant une enquête préliminaire d’écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) n’était tout simplement pas en litige devant les juridictions inférieures.

106 La question de la compétence n’était pas non plus en litige devant la Cour suprême du Canada. L’examen des mémoires des parties démontre que le par. 24(2) n’a pas été débattu par les parties et encore moins « pleinement débattu » au sens de l’arrêt Schwartz. Le mémoire de 46 pages de l’accusé dans Mills ne renferme aucune mention du par. 24(2) de la Charte. La question précise, formulée par l’avocat de l’accusé, était de savoir si [traduction] « [l]e juge ou le juge de paix qui préside une enquête préliminaire constitue un tribunal compétent pour les fins d’une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte, lorsque la demande allègue violation des droits prévus à l’al. 11b)? » (p. 12). Il n’est fait aucune mention de l’art. 542 du Code, disposition législative au cœur du présent pourvoi.

107 Le mémoire du ministère public dans Mills était encore plus long, comptant quelque 70 pages. Le ministère public y formule la question précise en des termes identiques à ceux employés par l’accusé, sans faire mention de l’art. 542 du Code. Dans son mémoire, le ministère public fait état du par. 24(2) de la Charte dans deux paragraphes au total. Ironiquement, dans l’un de ces paragraphes, le ministère public a plaidé que le juge présidant une enquête préliminaire devrait disposer du pouvoir d’écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. Voici le texte du paragraphe en question :

[traduction] L’intimé [c.-à-d. le ministère public] souligne que la position adoptée ci-dessus [savoir que le juge présidant une enquête préliminaire n’est pas un tribunal compétent au sens du par. 24(1) de la Charte] n’empêche pas le tribunal d’accorder toute réparation fondée sur l’art. 24 à l’enquête préliminaire. Par exemple, le juge présidant une enquête préliminaire a compétence, en vertu de la Partie XV du Code, pour statuer sur l’admissibilité de la preuve; il pourrait donc, dans les cas appropriés, écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. Cet exemple illustre de quelle façon les dispositions de la Charte en matière de recours s’intègrent dans les structures et procédures judiciaires. [Mémoire de l’intimé, p. 33, par. 45]

108 En résumé, dans l’arrêt Mills, aucune des juridictions inférieures saisies de l’affaire ne s’est demandée si le juge présidant une enquête préliminaire avait compétence pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte. Un tribunal a expressément indiqué que l’application du par. 24(2) n’était pas en litige, alors que la Cour d’appel de l’Ontario a refusé d’examiner la question. De même, dans leurs observations écrites à la Cour suprême du Canada, les parties ne traitaient pas de cette question. De fait, la seule mention expresse de la compétence du juge présidant une enquête préliminaire d’écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte figure dans un paragraphe des observations du ministère public, paragraphe dans lequel celui-ci plaide que le juge a effectivement compétence pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2).

109 L’analyse faite en remarque incidente dans l’arrêt Mills n’a pas été pleinement débattue devant la Cour suprême du Canada. L’analyse de notre Cour ne devrait pas être considérée comme un énoncé juridique contraignant, faisant autorité et formulé conformément à l’arrêt Schwartz. Cette analyse n’était qu’une remarque incidente, un château de cartes qui a servi d’assises à des décisions subséquentes. Enfin, la question dont était nettement saisie la Cour dans l’affaire Mills — celle de savoir si le juge présidant l’enquête préliminaire avait le pouvoir d’ordonner l’arrêt des procédures — était différente de la question abordée en remarque incidente — celle concernant le pouvoir d’écarter des éléments de preuve.

110 L’arrêt des procédures est une décision définitive, contraignante, assimilable à un acquittement et susceptible d’appel seulement (voir R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128). Au contraire, la décision d’écarter des éléments de preuve à l’enquête préliminaire n’a d’effet qu’à l’égard de cette procédure et, à supposer que l’accusé soit renvoyé pour subir son procès, elle ne lie pas le juge du procès, ni d’ailleurs le ministère public qui peut procéder par voie de mise en accusation s’il n’y a pas renvoi à procès. Bref, rien dans Mills n’obligeait à formuler en remarque incidente la conclusion tirée relativement au par. 24(2).

V. Si l’analyse faite en remarque incidente par notre Cour dans l’arrêt Mills a un caractère contraignant, la règle devrait-elle être renversée?

111 Dans la présente partie de mes motifs, je pars de l’hypothèse que la remarque incidente concernant le par. 24(2) de la Charte formulée dans l’arrêt Mills représentait un principe juridique pleinement débattu et faisant autorité. À partir de cette hypothèse, je vais me demander s’il y a des motifs de s’écarter de la règle formulée en remarque incidente. Jusqu’à maintenant, l’analyse du par. 24(2) faite dans l’arrêt Mills n’a jamais été sérieusement contestée.

112 Dans R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, le juge en chef Dickson a expliqué les circonstances dans lesquelles notre Cour devrait renverser une décision antérieure. Dans cet arrêt, le juge en chef Dickson a conclu qu’« [i]l doit en effet y avoir des circonstances impérieuses pour justifier qu’on s’écarte d’un précédent » (p. 849), puis il a formulé un certain nombre de facteurs à prendre en considération. Quelques années plus tard, le juge en chef Lamer a reconnu que les facteurs énoncés dans l’arrêt Bernard « n’étaient pas censés représenter une liste exhaustive et [qu’] il n’était pas nécessaire que tous les facteurs soient présents dans une affaire donnée pour que soit justifiée la décision de renverser un jugement antérieur » (R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, p. 1353).

113 Outre les indications formulées dans l’arrêt Bernard, il est notable que la formation de sept juges qui a rendu jugement dans l’arrêt Mills était divisée à quatre contre trois sur cette partie du jugement. Vu les 15 années qui se sont écoulées depuis l’arrêt Mills et les motifs exposés précédemment, j’estime que cet arrêt devrait être renversé dans la mesure où il établit que la cour provinciale et ses juges ne constituent pas un tribunal compétent pour écarter certains éléments de preuve obtenus en violation du par. 24(2) de la Charte.

A. Changement progressif

114 Dans un certain nombre d’arrêts, notre Cour s’est demandé si des changements progressifs devaient être apportés à la common law. L’analyse pertinente à cet égard est en bonne partie applicable pour décider de l’opportunité d’apporter des changements progressifs à la jurisprudence relative à la Charte. Lorsqu’elle a été appelée à décider s’il y avait lieu de modifier la common law, notre Cour s’est montrée disposée à le faire en partie lorsque « cela ne se fait que lentement et progressivement, et dépend largement du mécanisme d’application d’un principe existant à des circonstances nouvelles » (Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, p. 760, le juge McLachlin).

115 Dans le présent pourvoi, le changement restreint apporté à la remarque incidente formulée dans l’arrêt Mills est lent et progressif. À de nombreux égards, le fait de permettre l’exclusion des déclarations obtenues en violation du droit à l’assistance d’un avocat conformément au par. 24(2) de la Charte reflète ce que les juges de paix présidant les enquêtes préliminaires sont déjà appelés à faire lorsqu’ils écartent une confession involontaire en vertu de la common law. De fait, puisque l’on examine déjà, à l’enquête préliminaire, les divers aspects de toutes les violations de la Charte, on pourrait soutenir que le juge présidant une enquête préliminaire doit être autorisé à écarter, en application du par. 24(2), des éléments de preuve découlant de toute violation de la Charte (et non seulement les déclarations auto-incriminantes obtenues en violation de la Charte). Par sa portée limitée, la présente décision ne fait qu’appliquer « un principe existant à des circonstances nouvelles ».

B. Atténuation de la portée d’un arrêt par des décisions subséquentes

116 Dans l’arrêt Bernard, précité, le juge en chef Dickson a rappelé que notre Cour avait jugé que, dans le cas où la portée d’un arrêt est atténuée par des décisions subséquentes, il pourrait être opportun de renverser l’arrêt en question (p. 855-856). Les critiques doctrinales peuvent également être prises en considération, comme l’a fait le juge en chef Dickson dans l’arrêt Bernard.

117 L’arrêt Mills a fait l’objet de critiques. Dans une annotation accompagnant le texte de l’arrêt Mills publiée dans (1986), 52 C.R. (3d) 1, le professeur D. Stuart a dit ce qui suit, aux p. 7-8 :

[traduction] Cependant, l’aspect troublant est la conclusion qu’ont tirée les juges McIntyre et La Forest et qui a rallié la majorité, savoir que le juge présidant une enquête préliminaire ne peut, en application du par. 24(2), écarter des éléments de preuve pour le motif qu’on aurait violé la Charte en les recueillant. Bien que la fonction du juge de l’enquête préliminaire se limite à déterminer si la preuve est suffisante pour justifier le renvoi à procès, l’exercice de ce pouvoir a traditionnellement et invariablement été interprété comme visant la preuve légalement admissible. On a toujours considéré que l’examen du caractère volontaire des aveux ainsi que d’autres questions susceptibles de donner lieu à l’exclusion de certains éléments de preuve faisait partie des fonctions du juge de l’enquête préliminaire. Bien qu’il puisse être justifié de soustraire certaines questions relatives à la Charte au champ visé par l’examen du juge de l’enquête préliminaire, les questions qui se rattachent directement et spécifiquement à l’admissibilité d’éléments de preuve semblent cadrer de façon appropriée avec le rôle du juge de l’enquête préliminaire. C’est particulièrement vrai lorsqu’on se rappelle la directive du juge Estey dans l’arrêt Skogman [. . .] où ce dernier a insisté sur l’importance du rôle du juge de l’enquête préliminaire, qui consiste à veiller à ce qu’un prévenu ne soit pas assujetti, lorsque la preuve admissible ne le justifie pas, aux rigueurs d’un procès où l’État met ses ressources à contribution contre lui. L’explication du juge McIntyre, qui subordonne l’application du par. 24(2) à l’existence d’« une instance visée au par. 24(1) » [. . .], est un argument bien mince pour résoudre toute cette question. L’idée d’un renvoi à procès prononcé sur le fondement d’éléments de preuve inadmissibles est étrange.

118 Certaines conséquences illogiques découlent de l’arrêt Mills. Par exemple, supposons que deux personnes, A et B, soient accusées du même acte criminel, qui aurait été suivi d’une violation évidente et grave de la Charte. A renonce à la tenue d’une enquête préliminaire et choisit plutôt d’être jugé par un juge de la cour provinciale, lequel est tenu d’accorder les réparations prévues par la Charte et peut écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte. Le même jour, dans l’après-midi, B comparaît devant le même juge de la cour provinciale pour l’enquête préliminaire. Comme il est interdit au juge de statuer sur les violations de la Charte, les violations dont l’existence a été établie au cours du procès de A dans la matinée ne pourront être examinées qu’au procès de B, dans le cadre duquel un juge différent écartera vraisemblablement les éléments de preuve, tout comme ils l’ont été dans le cas de l’autre accusé. Cette façon de faire ne donne rien, si ce n’est gaspiller le temps et les ressources du tribunal et retarder l’obtention par l’accusé des réparations auxquelles il a droit. Un juge a commenté cette anomalie, se demandant si un juge de la cour provinciale est tenu [traduction] « d’admettre de tels éléments de preuve à l’enquête préliminaire, tout en sachant fort bien qu’ils devront être écartés au procès » (Grossi, précité, p. 281).

119 Enfin, comme je l’ai expliqué précédemment, la portée de l’arrêt Mills a été atténuée par la tendance des tribunaux à examiner, à l’enquête préliminaire, les divers aspects des violations potentielles de la Charte, même lorsque la preuve du ministère public satisfait au critère applicable en matière de renvoi à procès (R. (L.), précité, et Dawson, précité).

C. Le changement reflète une meilleure compréhension de la Charte

120 Si la compréhension que notre Cour a de la Charte évolue au fil des ans, des changements devraient en conséquence être apportés aux règles qui sont incompatibles avec cette compréhension. Ce raisonnement s’apparente étroitement à l’idée que, dans les cas où la portée d’un arrêt a été atténuée par des décisions subséquentes, il pourrait être opportun de renverser cet arrêt.

121 En 1986, lorsque l’arrêt Mills a été rendu, le par. 24(2) n’était pas encore bien compris. Le premier jugement de notre Cour sur le par. 24(2) de la Charte — qui n’existait que depuis quelques années — fut l’arrêt R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, rendu une année avant l’arrêt Mills. Des arrêts importants sur l’interprétation du par. 24(2), par exemple R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, n’avaient pas encore été rendus. Tout cela peut expliquer l’appréhension qu’avait notre Cour, en 1986, à reconnaître trop rapidement les cours provinciales comme des tribunaux compétents pour accorder des réparations en vertu de la Charte.

122 Aujourd’hui, avec près de 20 ans de jurisprudence sur la question de savoir si des éléments de preuve devraient être écartés en application de la Charte, les règles sont beaucoup mieux comprises. Guidés par cette abondante jurisprudence, les juges présidant les enquêtes préliminaires sont bien placés pour décider d’une manière équitable et conforme au droit s’il y a lieu d’écarter des éléments de preuve en application de la Charte.

123 Réduite à l’exception restreinte énoncée dans les présents motifs — savoir les déclarations auto-incriminantes obtenues en violation de la Charte — notre compréhension du par. 24(2) a beaucoup évolué depuis l’arrêt Mills en 1986. Comme je l’ai mentionné précédemment, notre Cour a conclu que, en règle générale, si la déclaration de l’accusé a été obtenue en violation des droits que lui garantit la Charte, l’élément de preuve auto-incriminant est écarté en vertu du par. 24(2), sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen plus approfondi. Il y a lieu de modifier l’analyse du par. 24(2) formulée en remarque incidente dans l’arrêt Mills pour la rendre compatible avec notre compréhension actuelle des circonstances justifiant l’exclusion d’une preuve auto-incriminante en application du par. 24(2) de la Charte.

VI. Conclusion

124 Je conclus que, de par sa fonction et sa structure, l’enquête préliminaire est un forum approprié pour prononcer l’exclusion de déclarations obtenues en violation de la Charte. À l’enquête préliminaire, les avocats débattent fréquemment de questions relatives à la Charte qui ne se rattachent pas strictement au critère applicable en matière de renvoi à procès, et ce dans une large mesure parce que le Parlement n’entendait pas que des questions pertinentes ne soient examinées que dans le cours de l’application de ce critère. Suivant l’art. 542 du Code, le juge de l’enquête préliminaire doit être convaincu hors de tout doute raisonnable du caractère volontaire des confessions. Lorsqu’il décide si une confession a été faite volontairement, le juge de l’enquête préliminaire tient compte de toutes les circonstances. Cela lui permet de recueillir suffisamment d’informations pour être à même de décider s’il y a eu violation de la Charte et si des éléments de preuve auto‑incriminants doivent être écartés en application du par. 24(2) de la Charte.

125 En conséquence, j’accueillerais le pourvoi.

Pourvoi rejeté, les juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour sont dissidents.

Procureurs de l’appelant : Lewis Day, St. John’s.

Procureur de l’intimée : Le ministère de la Justice, St. John’s.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Le procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Le ministère du Procureur général, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Le ministère de la Justice, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 82 ?
Date de la décision : 06/12/2001
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Tribunal compétent - Enquête préliminaire - Exclusion d’éléments de preuve - Le juge présidant une enquête préliminaire est‑il un tribunal compétent pour écarter des éléments de preuve? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(2).

L’accusé a été inculpé de trois infractions au Code criminel découlant d’un accident impliquant un véhicule à moteur. Le juge qui a présidé l’enquête préliminaire portant sur ces accusations a tenu des voir‑dire pour décider de l’admissibilité de déclarations faites par l’appelant aux policiers pendant qu’il était en état d’arrestation. L’appelant a plaidé que les policiers avait obtenu ces déclarations d’une manière portant atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 7 et les al. 10a), 10b) et 11a) de la Charte canadienne des droits et libertés. À chaque voir‑dire, après la clôture de la preuve du ministère public, l’appelant a demandé un jugement déclaratoire portant que le juge présidant l’enquête préliminaire constituait un « tribunal compétent » au sens de l’art. 24 de la Charte. Le juge a refusé la demande pour le motif que, en tant que juge présidant une enquête préliminaire, il n’était pas un « tribunal compétent » pour écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2). La Section de première instance a rejeté la demande de l’accusé visant à obliger le juge de l’enquête préliminaire à effectuer l’examen prévu à l’art. 24. La Cour d’appel a confirmé cette décision.

Arrêt (les juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Bastarache et LeBel : Le juge qui préside une enquête préliminaire n’est pas « un tribunal » compétent pour écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte.

Un « tribunal compétent » est un tribunal qui a compétence sur l’intéressé, qui a compétence sur l’objet du litige et qui dispose du pouvoir d’accorder la réparation demandée. Le critère applicable à l’égard du troisième élément est le suivant : Le tribunal judiciaire ou administratif concerné est‑il, eu égard à sa fonction et à sa structure, le forum approprié pour accorder la réparation demandée en vertu de l’art. 24? La fonction principale du juge qui préside une enquête préliminaire est de déterminer si le ministère public dispose d’une preuve suffisante pour justifier le renvoi de l’accusé pour qu’il subisse son procès. Au soutien de cette fonction, le Parlement a doté l’enquête préliminaire d’une structure présentant de grandes similitudes avec celle de la cour chargée du procès. L’enquête préliminaire n’est pas un procès et cette différence se reflète dans sa procédure et les pouvoirs du juge qui la préside. Les juges présidant les enquêtes préliminaires ne doivent pas être investis de pouvoirs généraux les autorisant à écarter des éléments de preuve pour cause de violation de la Charte. Premièrement, le fait de reconnaître aux juges présidant les enquêtes préliminaires une compétence en matière de réparation pourrait modifier le rôle que le Parlement entendait que joue l’enquête préliminaire dans le système de justice pénale. Au lieu d’accomplir une fonction de filtrage initial, l’enquête préliminaire pourrait devenir un forum où seraient jugées des violations de la Charte et accordées des réparations. Deuxièmement, confier ce nouveau rôle aux juges présidant les enquêtes préliminaires pourrait nuire au caractère expéditif de cette procédure. Troisièmement, le juge du procès est mieux placé que celui de l’enquête préliminaire pour décider de l’application du par. 24(2). Enfin, le fait de débattre les questions relatives de la Charte à l’étape de l’enquête préliminaire pourrait en bout de ligne n’avoir d’autre effet que de faire augmenter les frais et délais liés à ce processus. Si l’accusé est libéré en raison de l’exclusion d’un élément de preuve en application du par. 24(2), le ministère public peut néanmoins présenter un acte d’accusation contre l’accusé conformément à l’art. 577 du Code criminel et ainsi faire en sorte qu’il y ait quand même un procès. Il n’existe pas dans la loi de droit d’appel de la décision du juge de l’enquête préliminaire. Le pouvoir du ministère public de présenter un acte d’accusation dans de telles circonstances ne saurait être considéré comme une solution de rechange adéquate à un mécanisme d’appel prévu par la loi. Le Parlement entendait que les questions liées à la Charte soient tranchées dans un forum doté de voies d’appel établies et bien comprises. La juridiction de jugement constitue le choix évident pour cette fonction.

Suivant la règle actuelle, le juge qui préside une enquête préliminaire peut examiner l’admissibilité d’une déclaration faite par un accusé en fonction de son caractère volontaire, mais non en fonction de la question de savoir si elle a été obtenue en violation de la Charte. Bien que ces pouvoirs paraissent semblables, seul le second fait intervenir l’exercice du pouvoir de réparation — un pouvoir dont n’est pas investi le juge présidant une enquête préliminaire. En outre, l’application de la règle des confessions prévue par la common law entraîne toujours l’exclusion des éléments de preuve attentatoires. En conséquence, elle commande une enquête relativement spécifique. À l’opposé, l’enquête requise pour l’application du par. 24(2) va au-delà des faits immédiats de la violation de la Charte et comporte une évaluation beaucoup plus complète de l’incidence de l’élément de preuve sur le caractère équitable du procès et la considération dont jouit le système de justice pénale. Il est préférable de laisser l’examen de ces questions au juge du procès, qui aura vraisemblablement un tableau plus complet de la preuve et de son importance dans le contexte et qui sera mieux placé pour trancher ces questions.

Les juges Iacobucci, Major, Binnie et Arbour (dissidents) : De par sa fonction et sa structure, l’enquête préliminaire est un forum approprié pour prononcer l’exclusion de déclarations obtenues en violation de la Charte. De nombreuses dispositions de la partie XVIII du Code criminel démontrent que le juge présidant une enquête préliminaire a reçu le pouvoir de statuer sur l’admissibilité des éléments de preuve, y compris l’art. 542, qui oblige le juge présidant une enquête préliminaire à écarter des confessions en application des règles d’exclusion prévues par la common law. Une « évaluation beaucoup plus complète » n’est pas nécessairement requise pour décider s’il y a lieu d’écarter des déclarations obtenues en violation de la Charte. En règle générale, si la déclaration de l’accusé a été obtenue en violation des droits que lui garantit la Charte, l’élément de preuve auto‑incriminant est écarté en vertu du par. 24(2), sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen plus approfondi. Même si « une évaluation beaucoup plus complète » est requise, il y aura un chevauchement entre le critère fondé sur « l’administration de la justice », qui sert à déterminer s’il y a lieu d’écarter des éléments de preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte, et les facteurs utilisés dans l’application de la règle des confessions prévue par la common law. Compte tenu de ce chevauchement, le voir‑dire requis pour déterminer si une confession doit être écartée en vertu de la common law fournira virtuellement tous les renseignements nécessaires pour décider si elle doit l’être en vertu de la Charte. En outre, la raison d’être de la règle d’exclusion prévue par la common law est sensiblement la même que celle du pouvoir « réparateur » prévu au par. 24(2) de la Charte.

Si l’application du critère applicable en matière de renvoi à procès est la fonction qu’est censée accomplir l’enquête préliminaire et qu’une « évaluation beaucoup plus complète » est nécessaire pour déterminer s’il y a lieu d’écarter des confessions obtenues en violation de la Charte, l’enquête préliminaire est bien adaptée à cette tâche. Le juge présidant une enquête préliminaire doit entendre les témoins du prévenu, même si la preuve présentée par le ministère public satisfait au critère applicable en matière de renvoi à procès. La loi reconnaît aux avocats de la défense le droit de contre‑interroger les témoins à charge et celui d’assigner des témoins. De plus, rien n’indique que, si les juges présidant les enquêtes préliminaires étaient habilités à écarter des confessions obtenues en violation de la Charte, il en résulterait des coûts et des délais additionnels. Lorsqu’un prévenu est libéré à l’enquête préliminaire et qu’un procès devant jury est évité, il en découle d’importantes économies de temps et de ressources. Si les juges présidant les enquêtes préliminaires n’ont pas le pouvoir d’écarter des éléments de preuve en application du par. 24(2) de la Charte, moins de prévenus seront libérés à cette étape. À l’inverse, si les juges présidant les enquêtes préliminaires peuvent écarter des éléments de preuve, davantage de prévenus seront libérés. Si un prévenu est libéré à tort, le ministère public peut toujours présenter un acte d’accusation conformément à l’art. 577 du Code et faire tenir un procès, indépendamment de la décision du juge qui a présidé l’enquête préliminaire. Il est également possible que le juge présidant l’enquête préliminaire refuse d’accorder la réparation demandée par le prévenu. Du fait que cette question relative à la Charte aurait été tranchée et rejetée, il y aurait de fortes chances que ce dernier plaide coupable et évite la tenue d’un procès. Si le juge présidant l’enquête préliminaire décidait d’écarter des éléments de preuve en application de la Charte, cette décision ne lierait pas le juge du procès. Dans le cadre de l’actuel système d’enquête préliminaire, où les juges de paix présidant les enquêtes ne sont pas considérés comme ayant le pouvoir d’accorder des réparations fondées sur la Charte, ceux‑ci sont régulièrement aux prises avec des éléments de preuve faisant intervenir la Charte. Le juge qui préside une enquête préliminaire devrait être autorisé à statuer sur les questions relatives à la Charte. Ni la logique ni l’efficacité ne sauraient justifier qu’on autorise le juge présidant une enquête préliminaire à statuer sur l’admissibilité de déclarations au regard de la common law mais non au regard de la Charte, alors qu’on reconnaît qu’il dispose de tous les faits. Le Parlement ne peut avoir voulu un tel gaspillage.

Si l’analyse faite en remarque incidente par notre Cour dans l’arrêt Mills a un caractère contraignant, la règle devrait être renversée, dans la mesure où elle établit que la cour provinciale et ses juges ne constituent pas un tribunal compétent pour écarter certains éléments de preuve obtenus en violation du par. 24(2) de la Charte. Il s’agit d’un changement progressif et la portée de l’arrêt Mills a été atténuée par des décisions subséquentes. Le changement suggéré reflète une meilleure compréhension de la Charte. Guidés par cette abondante jurisprudence, les juges présidant les enquêtes préliminaires sont bien placés pour décider d’une manière équitable et conforme au droit s’il y a lieu d’écarter des éléments de preuve en application de la Charte.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Hynes

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef McLachlin
Arrêt appliqué : R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81
arrêt suivi : Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863
arrêts mentionnés : R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833
R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683
R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303
R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740
Caccamo c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 786
Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93
R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411
R. c. Chew, [1968] 2 C.C.C. 127
R. c. Girimonte (1997), 121 C.C.C. (3d) 33
R. c. Richards (1997), 115 C.C.C. (3d) 377
États‑Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067
Patterson c. La Reine, [1970] R.C.S. 409
R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588
R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421
Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53
R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93
R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607
R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341
R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38.
Citée par le juge Major (dissident)
R. c. Pearson (1957), 117 C.C.C. 249
R. c. Ferrero (1981), 59 C.C.C. (2d) 93
R. c. Ward (1976), 31 C.C.C. (2d) 466, conf. par C.A. Ont., 15 février 1977
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, conf. (1983), 43 O.R. (2d) 631, conf. (1983), 40 O.R. (2d) 112, conf. (1982), 2 C.R.R. 300
R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575, 2001 CSC 81
États‑Unis d’Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067
R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607
R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13
R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51
R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597
R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38
Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640
R. c. Grossi (1992), 133 A.R. 278
R. c. McIntosh (1999), 141 C.C.C. (3d) 97
Skogman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 93
R. c. Barbeau, [1992] 2 R.C.S. 845
R. c. R. (L.) (1995), 100 C.C.C. (3d) 329
R. c. George (1991), 5 O.R. (3d) 144
R. c. Dawson (1998), 123 C.C.C. (3d) 385
R. c. Arviv (1985), 19 C.C.C. (3d) 395, autorisation de pourvoi refusée, [1985] 1 R.C.S. v
R. c. Ertel (1987), 58 C.R. (3d) 252, autorisation de pourvoi refusée, [1987] 2 R.C.S. vii
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
Schwartz c. La Reine, [1977] 1 R.C.S. 673
R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128
R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833
R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303
Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750
R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 10a), b), 11a), b), 24.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 2 « juge de paix », 220 [rempl. 1995, ch. 39, art. 141], 252(1)b) [rempl. 1994, ch. 44, art. 12], 255(3) [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 36], 535 [idem, art. 96], 536, 537(1)g), i) [mod. 1997, ch. 18, art. 64], 540, 541, 541(5) [mod. 1994, ch. 44, art. 54], 542(1), 548(1) [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 101], 577 [idem, art. 115].
Doctrine citée
Alford, David G., et autres. Quelques statistiques sur l’enquête préliminaire au Canada. Ottawa : Ministère de la Justice, 1984.
Canada. Ministère de la Justice. Document de consultation. L’enquête préliminaire : est‑elle toujours nécessaire? Propositions de modification au Code criminel. Ottawa : Ministère de la Justice Canada, 1994.
Freedman, Samuel. « Admissions and Confessions ». In Roger E. Salhany and Robert J. Carter, eds., Studies in Canadian Criminal Evidence. Toronto : Butterworths, 1972, 95.
Gold, Alan D., and Jill R. Presser. « Let’s Not Do Away with the Preliminaries : A Case in Favour of Retaining the Preliminary Inquiry » (1996), 1 Rev. can. D.P. 145.
Greenspan, Edward L., et Marc Rosenberg. « L’enquête préliminaire ». Dans Vincent M. Del Buono, dir., Procédure pénale au Canada. Montréal : Wilson & Lafleur, 1983, 307.
Martin, G. Arthur. “Preliminary Hearings”. In Special Lectures of the Law Society of Upper Canada, 1955. Toronto : Richard de Boo, 1955, 1.
Martin, John C. Martin’s Annual Criminal Code 2002. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 2002.
Ontario. Criminal Justice Review Committee. Report of the Criminal Justice Review Committee. Toronto : The Committee, 1999.
Ontario. Royal Commission Inquiry into Civil Rights. Report of the Royal Commission Inquiry into Civil Rights, vol. 2, Report No. 1. Toronto : Queen’s Printer, 1968.
Pomerant, David, et Glenn Gilmour. Document de travail. Étude de l’enquête préliminaire au Canada. Ottawa : Ministère de la Justice Canada, 1993.
Stuart, Don. Annotation on Mills v. R. (1986), 52 C.R. (3d) 5.

Proposition de citation de la décision: R. c. Hynes, 2001 CSC 82 (6 décembre 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-12-06;2001.csc.82 ?
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