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19/10/2001 | CANADA | N°2001_CSC_70

Canada | R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70 (19 octobre 2001)


R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209, 2001 CSC 70

Advance Cutting & Coring Ltd., Gilles Thériault,

Luc Loyer, Éric Schryer, Jean Grégoire, Daniel Matte,

Raymond Matte, Paul Rock, Marc Piché, Denis St-Amour,

Ray Matte Couvreur, 161614 Canada Inc.,

Ateliers de Menuiserie Allaire Inc., Paul Rodrigue,

Raymond Plante et Michel Mongeon Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Québec Mis en cause

et

Commission de la construction du Québec,

Central

e des syndicats démocratiques (CSD-Construction),

Confédération des syndicats nationaux (CSN-Construction),

Conseil provincial du Qué...

R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209, 2001 CSC 70

Advance Cutting & Coring Ltd., Gilles Thériault,

Luc Loyer, Éric Schryer, Jean Grégoire, Daniel Matte,

Raymond Matte, Paul Rock, Marc Piché, Denis St-Amour,

Ray Matte Couvreur, 161614 Canada Inc.,

Ateliers de Menuiserie Allaire Inc., Paul Rodrigue,

Raymond Plante et Michel Mongeon Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Québec Mis en cause

et

Commission de la construction du Québec,

Centrale des syndicats démocratiques (CSD-Construction),

Confédération des syndicats nationaux (CSN-Construction),

Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (International),

Fédération des travailleurs du Québec (FTQ-Construction),

Canadian Coalition of Open Shop Contracting Associations et

Bureau canadien du Département des métiers de la

construction, FAT-COI Intervenants

Répertorié : R. c. Advance Cutting & Coring Ltd.

Référence neutre : 2001 CSC 70.

No du greffe : 26664.

2000 : 20 mars; 2001 : 19 octobre.

Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel du québec

Droit du travail -- Industrie de la construction du Québec -- Entrepreneurs accusés d’avoir embauché des travailleurs non titulaires des certificats de compétence requis par la législation sur la construction du Québec et personnes accusées d’avoir travaillé sans être titulaires de ces certificats -- L’exigence que les travailleurs deviennent membres de l’un des groupes syndicaux énumérés pour obtenir des certificats de compétence est‑elle inconstitutionnelle? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 2d) -- Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20, art. 28-40, 85.5, 85.6, 119.1, 120.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Liberté d’association -- Entrepreneurs accusés d’avoir embauché des travailleurs non titulaires des certificats de compétence requis par la législation sur la construction du Québec et personnes accusées d’avoir travaillé sans être titulaires de ces certificats -- L’exigence que les travailleurs deviennent membres de l’un des groupes syndicaux énumérés pour obtenir des certificats de compétence est‑elle inconstitutionnelle? -- La garantie de la liberté d’association comporte‑t-elle le droit de non‑association? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 2d) -- Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20, art. 28-40, 85.5, 85.6, 119.1, 120.

Les appelants, qui sont des entrepreneurs, promoteurs immobiliers ou travailleurs de la construction, sont accusés d’avoir embauché des employés non titulaires des certificats de compétence requis pour travailler sur un chantier de construction ou d’avoir travaillé dans l’industrie sans les certificats de compétence appropriés, contrairement à l’art. 119.1 de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction du Québec (la « Loi sur la construction »). Les appelants affirment que les travailleurs ne peuvent obtenir les certificats de compétence appropriés sans devenir membres de l’un des groupes syndicaux énumérés à l’art. 28 de la Loi sur la construction. Ils font valoir que cette obligation est inconstitutionnelle, car elle porte atteinte au droit de non-association, qui fait partie, à leur avis, de la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

À l’époque, l’art. 28 de la Loi sur la construction prévoyait que seuls les cinq groupes syndicaux énumérés pouvaient faire constater leur représentativité. En vertu de l’art. 30, la Commission de la construction du Québec dresse la liste des travailleurs de la construction qui possèdent les qualités requises pour participer au vote obligatoire prévu par l’art. 32, au cours duquel chacun doit choisir l’un des groupes syndicaux en tant qu’agent négociateur. Pour participer à ce vote, le travailleur de la construction doit être titulaire du certificat de compétence-compagnon, du certificat de compétence-occupation ou du certificat de compétence-apprenti. Il doit aussi avoir travaillé 300 heures dans l’industrie au cours des 15 mois précédant l’élection. Selon les résultats du scrutin, la Commission détermine la représentativité de chaque association en vertu de l’art. 35. Ce degré de représentativité détermine la portée de l’influence de chaque association dans les négociations. Seul le syndicat ou groupe d’associations dont la représentativité est d’au moins 50 pour 100 de tous les travailleurs de la construction accrédités peut négocier une convention collective. Celui dont la représentativité est inférieure à 15 pour 100 perd même son droit d’assister aux séances de négociation collective.

Le juge de première instance rejette l’argument constitutionnel et déclare les appelants coupables des faits reprochés. La Cour supérieure confirme ce jugement. La Cour d’appel rejette la requête des appelants pour autorisation d’interjeter appel auprès d’elle.

Arrêt (le juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache et Binnie sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté. Les dispositions législatives contestées sont constitutionnelles.

Les juges Gonthier, Arbour et LeBel : Les appelants ont qualité pour soulever les questions constitutionnelles énoncées. Comme il ressort des dispositions législatives contestées, les conditions de délivrance des certificats de compétence et d’adhésion syndicale se trouvent étroitement liées. Une contestation réussie des dispositions régissant le choix obligatoire d’un agent négociateur pourrait permettre d’invoquer un moyen de défense contre les accusations particulières portées en l’espèce. De plus, à ce stade‑ci des procédures, l’intérêt de la justice milite en faveur d’un examen attentif des questions de fond dont la Cour est saisie.

Même si le droit d’association représente un phénomène social qui crée un lien entre des personnes, il revient d’abord à l’individu. Ce droit favorise l’accomplissement de soi en permettant à la personne de développer ses qualités en tant qu’être sociable. Le fait de se livrer à des activités légales avec d’autres est protégé par la Constitution. L’analyse est axée sur l’individu, non sur le groupe.

Bien que, dans l’arrêt Lavigne, les juges majoritaires de la Cour aient conclu à l’existence d’un droit négatif de non‑association, ils ont aussi accepté la présence d’un fondement démocratique justifiant l’imposition de limites internes à ce droit. Une conception incapable d’intégrer des limites et des restrictions internes au droit de ne pas s’associer priverait l’individu des bénéfices découlant d’une association. La reconnaissance du droit négatif de ne pas s’associer ne permettrait pas de conclure que tous les cas d’association forcée emportent une atteinte à la garantie. Certaines formes d’association forcée dans le lieu de travail pourraient être compatibles avec les valeurs contenues dans la Charte et avec la garantie de liberté d’association. Il faut examiner la nature de l’engagement envers l’association. Dans le cas d’une forme de sécurité syndicale prévue par la loi, il faut également examiner de près la nature du régime législatif.

Les appelants n’ont pas établi que la loi contestée prescrit une forme de conformité idéologique de nature à entraîner l’application de l’al. 2d) de la Charte. Sous sa forme actuelle, la loi n’impose rien de plus aux travailleurs de la construction que la simple obligation d’être membre d’un syndicat. Cette obligation se résume à celle de désigner un agent négociateur, d’être membre de ce groupe syndical pendant une période déterminée et de verser des cotisations syndicales. La loi prévoit également une protection contre les abus de pouvoir passés, présents et éventuels de la part du syndicat. Les syndicats sont privés de tout contrôle direct sur l’emploi dans l’industrie. Ils ne peuvent pas établir ou exploiter un bureau de placement. Aucune discrimination n’est permise contre les membres des différents syndicats. Pourvu qu’ils détiennent les certificats de compétence requis, tous les salariés ont le droit de travailler dans l’industrie de la construction, sans égard à leur affiliation syndicale. L’article 96 confère aux membres des droits explicites relatifs à l’information et à la participation à la vie syndicale. La loi permet à tout travailleur de la construction de changer d’affiliation syndicale, au moment opportun.

Il n’y a tout simplement aucun élément de preuve justifiant le recours à la connaissance d’office du fait que les syndicats québécois exercent une coercition idéologique sur leurs membres. Une telle conclusion présume que les syndicats adhèrent à une seule idéologie et qu’ils l’imposent à leurs membres de la base, y compris les plaignants en l’espèce. Elle n’équivaudrait à rien de plus qu’un stéréotype sans fondement. Les appelants n’ont présenté aucun élément de preuve indiquant que la loi impose une forme de conformité idéologique ou menace un droit à la liberté protégé par la Charte, ce qui est nécessaire pour établir une atteinte au droit de non‑association garanti par l’al. 2d). La preuve n’indique même pas si les syndicats participent à des causes et à des activités que les appelants désapprouvent. Il ne s’agit pas d’un sujet sur lequel la connaissance judiciaire pourrait et devrait remplacer la preuve appropriée au dossier, sauf si le fait d’adhérer à un syndicat constituait en soi la preuve d’une orientation idéologique particulière. Le fait bien connu que les syndicats participent à la vie publique au Canada ne démontre pas que chaque travailleur adhérant à un syndicat en vertu d’une disposition de sécurité syndicale devrait être considéré à première vue comme étant victime d’une violation de la Charte.

Il faut laisser au processus politique le soin de régler la question en jeu dans le pourvoi. Une telle solution conserve l’équilibre dans l’application de la Charte et laisse la gestion légale des relations du travail au Parlement et aux législatures de même qu’aux parties aux conventions collectives. La gestion des relations du travail exige un exercice délicat de conciliation des valeurs et intérêts divergents. Les considérations politiques, sociales et économiques pertinentes débordent largement du domaine d’expertise des tribunaux. Cette démarche restrictive et prudente en matière d’intervention des tribunaux dans le domaine des relations du travail reflète une bonne compréhension des fonctions des tribunaux et de celles des législatures. Dans l’application de la Charte, elle évite également que tout genre d’action gouvernementale visant la protection des droits de la personne soit considérée, à première vue, comme une violation de la Charte qui doit être justifiée aux termes de l’article premier.

Même si elle avait limité le droit de non‑association garanti par l’al. 2d), la loi serait justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. Le législateur a droit à un degré de latitude et de retenue important, mais pas absolu, pour régler les questions de politique sociale et économique. Les tribunaux doivent se garder de se substituer, après coup, aux législateurs relativement à leurs choix politiques controversés et complexes. La jurisprudence reconnaît qu’il vaut généralement mieux laisser au processus politique le soin d’élaborer les principes directeurs en matière de législation dans le domaine des relations du travail. Les limites en cause sont prescrites par une loi. La loi porte également sur un objet urgent et réel. L’historique de la loi démontre que l’Assemblée nationale du Québec a tenté de régler des problèmes qui étaient devenus une question sociale et économique urgente, ce qui a donné lieu, pendant des années, à des essais successifs qui se poursuivent d’ailleurs toujours.

De plus, il existait un lien rationnel entre les moyens choisis par le législateur et leur objectif. La façon la plus équitable et la plus efficace de déterminer la représentativité des syndicats était de tenir un scrutin. L’obligation de se joindre à eux démontrait leur volonté de faire participer les travailleurs à la gestion de leur association, de favoriser et d’accroître la participation des travailleurs à leur vie et à leurs décisions, après une période où certains syndicats locaux avaient souvent fait fi des valeurs démocratiques. Le législateur considérait cette forme de sécurité comme un meilleur instrument de maintien et de progrès de la démocratie que la formule Rand, en vertu de laquelle les travailleurs paient pour des services sans pouvoir s’exprimer sur les questions les plus importantes concernant l’association et ses membres. L’industrie de la construction a joué et joue encore un rôle majeur dans l’économie et le développement de la province. Les relations du travail dans cette industrie étaient constamment tendues pendant plusieurs années. La démocratie syndicale restait en péril. Il était devenu difficile d’établir un régime viable de négociation collective. La résolution de ces difficultés passait tant par l’établissement du caractère représentatif des syndicats que par la protection de la démocratie syndicale. L’Assemblée nationale a cherché, de cette façon, à atteindre l’objectif de paix et d’efficacité économique dans l’industrie. Compte tenu de la nature de ces difficultés, les dispositions sur le choix d’un agent négociateur, sur l’obligation de choisir parmi un nombre limité de groupes syndicaux et sur le soutien financier obligatoire étaient liées à cet objectif. Elles visaient à créer un mécanisme fonctionnel, capable d’établir la représentativité des syndicats tout en protégeant le pluralisme syndical. Rien n’indique qu’une association d’employés active dans l’industrie ait été laissée à l’écart du processus. Au contraire, la législature tentait habituellement de tenir compte des nombreux changements dans l’organisation des groupes syndicaux. Ces mesures visent directement ainsi à favoriser la réalisation d’objectifs sociaux et économiques importants.

D’après l’expérience historique particulière du Québec en matière de relations du travail, la loi respecte également le critère de l’atteinte minimale. Cette forme limitée d’association forcée respecte les valeurs démocratiques fondamentales. Elle n’exige qu’un engagement restreint de la part des salariés de la construction. Ils doivent choisir un agent négociateur. La loi leur donne le choix entre cinq groupes syndicaux. Il ressort qu’aucun nouveau groupe n’a été laissé à l’écart du processus. Elle oblige aussi les employeurs à soutenir le régime adopté. Elle n’impose rien de plus. Enfin, les avantages de la loi l’emportent clairement sur leur effet limité sur le présumé droit négatif de ne pas s’associer. La Loi sur la construction impose des obligations strictes aux syndicats en matière de démocratie interne. Toute forme de discrimination dans l’emploi est également interdite. Le processus d’embauche a été entièrement soustrait au contrôle des syndicats par la loi. Par un processus difficile d’expérimentation législative, le législateur a rétabli dans une certaine mesure la paix et la démocratie syndicale dans l’industrie de la construction du Québec. La Cour est appelée à déterminer la validité d’un régime législatif complexe né d’une succession de tentatives, d’échecs et de déceptions. Au début du présent litige, cette loi représentait l’aboutissement d’environ 30 ans de travail législatif visant à créer un régime approprié de négociation collective dans l’industrie. Il faut faire preuve de beaucoup de retenue envers la législature, compte tenu des difficultés inhérentes à l’art de gouverner dans un environnement traditionnellement aussi conflictuel. L’intervention de la Cour risquerait d’affecter des composantes délicates d’un régime soigneusement équilibré et n’est pas justifiée dans les circonstances de la présente affaire.

Le juge L’Heureux-Dubé : Il y a accord avec la revue exhaustive que fait le juge LeBel de l’histoire mouvementée des relations du travail dans le secteur de la construction au Québec et du contexte législatif de la Loi sur la construction ainsi qu’avec sa conclusion que la loi est constitutionnelle. Toutefois, pour les motifs exposés par le juge Wilson dans l’arrêt Lavigne, l’al. 2d) de la Charte n’inclut que la liberté positive de s’associer. Le présumé « droit de ne pas s’associer » n’est formulé nulle part dans la Charte, et il est à l’opposé de l’objet et de la portée du droit d’association protégé. Ce droit négatif s’inscrit mal dans le régime de la Charte. De plus, il banalise la Charte puisque la reconnaissance d’un tel droit aurait de sérieuses conséquences, qui obligeraient les tribunaux à poser des limites strictes pour différencier les véritables violations de l’al. 2d) de celles qui sont triviales sur le plan constitutionnel. Même si personne ne devrait être forcé de s’associer, l’al. 2d) de la Charte n’offre pas une telle protection constitutionnelle. Plutôt, surtout compte tenu de l’interprétation restrictive de ce droit et des nombreuses exceptions intrinsèques adoptées par le juge LeBel, la garantie constitutionnelle de liberté d’expression prévue par l’al. 2b) est celle qui entre en jeu en cas d’association forcée, de même que possiblement la garantie prévue à l’art. 7 de la Charte.

Les droits négatifs sont considérés comme des droits individuels incarnant des objectifs individuels : la Constitution garantit à tout individu le droit de ne pas être membre d’une association. Si l’objet fondamental de la liberté d’association est de permettre la poursuite collective d’objectifs communs, la notion même de « liberté d’association négative » devient suspecte. Dans un tel contexte, la « poursuite collective d’objectifs communs » mène à une abstraction difficile à justifier.

Selon la voie de la retenue judiciaire, les tribunaux doivent se garder d’établir de nouveaux principes constitutionnels si les principes existants permettent de trancher la question. Les réparations prévues dans la Constitution sont de puissants outils qu’on doit utiliser avec prudence. Lorsqu’il le faut, toutefois, ils doivent être utilisés avec vigueur et en fonction de l’objet visé. Le fait que ce soient les opposants à l’établissement ou au maintien d’associations de travailleurs qui ont traditionnellement été les instigateurs des tentatives d’établissement du droit négatif d’association constitue une raison de plus d’être prudent. La création et l’application de nouveaux outils judiciaires d’origine douteuse engendreront inévitablement une nouvelle jurisprudence assortie de certains risques. Une telle évolution peut ne pas être considérée comme prudente, surtout parce qu’il est inutile de prendre un tel risque puisqu’il existe des solutions de rechange reconnues.

Le juge Iacobucci : La liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte comporte le droit négatif de ne pas être forcé de s’associer, auquel les dispositions législatives en cause en l’espèce portent atteinte. Il faudrait adopter une analyse qui interprète la liberté négative que comporte l’al. 2d) plus largement que le critère de la « conformité idéologique ». Lorsque l’État impose l’association d’individus dont l’affiliation découle déjà des nécessités de la vie (comme dans un lieu de travail) et que l’association sert le bien commun ou favorise le bien‑être social, il n’y a pas atteinte à l’al. 2d) à moins que l’association forcée ne compromette un droit spécifique à la liberté. L’association que l’État impose par le biais de la Loi sur la construction ne sert pas le bien commun ni ne favorise le bien‑être social dans le contexte de l’al. 2d) de la Charte. Les dispositions législatives en question ne justifient aucunement l’adhésion syndicale forcée qu’elles prévoient pour le secteur de la construction du Québec. L’appartenance aux groupes syndicaux ne dépend pas du respect d’exigences de compétence, de sorte qu’il n’y a aucune garantie publique que les travailleurs faisant partie de ces groupes possèdent les aptitudes et habiletés nécessaires pour exercer leur métier. De plus, cette loi porte atteinte aux droits à la liberté des appelants. Le présent pourvoi concerne des travailleurs de la construction au Québec qui n’ont pas d’autre choix que de se syndiquer pour pouvoir travailler. Le fait qu’ils doivent adhérer à l’un des cinq groupes syndicaux expressément acceptés par l’État restreint davantage leur liberté. Toutefois, la loi est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. La Loi sur la construction a été adoptée dans un contexte historique unique et complexe et a servi à favoriser des objectifs sociaux et économiques distincts qui étaient, et demeurent, urgents et réels. En outre, pour les motifs exposés par le juge LeBel, la loi est rationnellement liée à ces objectifs, elle porte atteinte de façon minimale aux libertés garanties par l’al. 2d) et ses avantages l’emportent sur ses effets préjudiciables.

Le juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache et Binnie (dissidents) : L’alinéa 2d) de la Charte comporte le droit négatif de ne pas s’associer. Toutefois, le critère permettant de déterminer s’il y a eu atteinte à ce droit ne consiste pas à savoir s’il y a preuve de coercition ou conformité idéologique imposée par l’association forcée. Pour qu’il y ait conformité idéologique, il ne faut pas la preuve que le syndicat impose ses valeurs ou opinions au membre, que la liberté d’expression du membre se trouve limitée ou que le syndicat participe à des causes ou activités que celui-ci désapprouve. L’interprétation de la conformité idéologique doit être plus large et tenir compte du contexte. En l’espèce, le contexte à prendre en considération est la nature véritable des syndicats en tant qu’organismes participatifs assumant des rôles politiques et économiques dans la société, qui donne lieu à son tour à des positions idéologiques. Imposer l’adhésion à un tel syndicat relève de la conformité idéologique.

Les dispositions législatives contestées portent atteinte au droit négatif que comporte l’al. 2d). En vertu de la Loi sur la construction, il est obligatoire d’être membre de l’un des syndicats. En outre, être membre a un sens. Être membre signifie partager des valeurs, s’unir pour atteindre des buts communs, exprimer des opinions reflétant la position d’un groupe particulier dans la société. C’est grâce à la force collective des membres que les syndicats peuvent constituer une puissante force dans le débat public, qu’ils peuvent influencer le Parlement et les législatures dans leurs fonctions et qu’ils peuvent négocier efficacement. Cette force doit être constituée démocratiquement pour être conforme à l’al. 2d).

Il n’est pas nécessaire d’avoir une preuve plus indépendante de l’idéologie des syndicats particuliers visés en l’espèce. Il suffit en fait d’exiger l’adhésion à un régime prévoyant la syndicalisation obligatoire imposée par l’État qui touche la liberté de conscience et d’expression de même que les droits à la liberté et à la liberté de circulation et d’établissement pour qu’il y ait un effet négatif sur le droit au travail, parce qu’une telle adhésion constitue en soi une forme de coercition idéologique. Il y a contrainte idéologique notamment lorsqu’on recourt au nombre d’adhérents pour promouvoir des visées idéologiques et il en est ainsi même quand rien n’indique que le syndicat exerce des pressions sur ses membres pour qu’ils adhèrent à sa cause.

En l’espèce, les travailleurs refusent d’être forcés d’adhérer à un syndicat et s’opposent de façon générale au régime de syndicalisation obligatoire, qui est de nature idéologique. Dans cette affaire, il y a manifestement atteinte à la liberté de ne pas s’associer. C’est un cas manifeste de coercition gouvernementale, où les travailleurs du secteur de la construction au Québec sont forcés de se regrouper en quelques syndicats désignés et approuvés par le gouvernement. Le fait que les travailleurs puissent choisir entre cinq syndicats ne veut absolument pas dire qu’il n’y ait pas eu atteinte, car cela demeure une affiliation à un groupe imposée par le gouvernement. L’accomplissement personnel du travailleur n’est pas respecté à bien des égards. Ce dernier doit se syndiquer. Dans le cadre du régime prescrit, la démocratie est restreinte en plus par le choix limité. Rien ne garantit que la majorité des électeurs exerceront leur droit. Une disposition applicable par défaut peut déterminer l’issue des élections. Ceux qui votent pour des associations minoritaires peuvent être laissés à l’écart des négociations futures. Lorsqu’on examine la liberté de ne pas s’associer en fonction des autres valeurs véhiculées par la Charte, notamment la liberté, la liberté de conscience et d’expression, la liberté de circulation et d’établissement et le droit au travail, il faut conclure que l’association syndicale imposée par le gouvernement porte atteinte à ce droit important garanti par la Charte. La conformité idéologique entre en jeu surtout parce que les membres des associations participent par nécessité à un régime d’association forcée et de contrôle étatique des possibilités d’emploi, et l’appuient indirectement. C’est un cas où les droits démocratiques des travailleurs sont retirés. Être forcé d’accepter un régime restreignant de façon importante le principe démocratique en matière de relations du travail et d’y participer constitue une forme de coercition qui ne peut pas être totalement séparée de la conformité idéologique.

Il y a également atteinte au droit positif de s’associer. Il y a des restrictions importantes au droit d’une personne d’adhérer à l’un des cinq syndicats désignés pour pouvoir travailler dans le secteur de la construction au Québec. Même si les conditions imposées par l’art. 30 de la Loi sur la construction étaient des limites permises à la liberté d’association, les quotas régionaux devraient être justifiés aux termes de l’article premier. Ils portent indûment atteinte à la capacité des travailleurs d’adhérer à un syndicat, ce qui est une condition préalable à l’emploi dans le secteur de la construction au Québec. En soi, ils constituent une atteinte à la liberté d’association garantie par l’al. 2d).

La violation de l’al. 2d) ne peut pas se justifier. Pour déterminer si cette violation peut se justifier aux termes de l’article premier, la Cour doit encore une fois prendre en considération les valeurs véhiculées par la Charte, notamment la liberté, la liberté d’expression, le droit au travail et le droit de circulation et d’établissement. Même s’il est dans l’intérêt public qu’il y ait une négociation collective structurée et que des exigences de compétence soient prévues, et il s’agit sans aucun doute d’objectifs urgents et réels, il ne s’agit pas des véritables objectifs des dispositions contestées. La loi entraîne des restrictions à l’admission dans le secteur industriel, le retrait de la possibilité qu’il y ait des entreprises non syndiquées, des restrictions aux droits de négociation, l’imposition de quotas régionaux et l’empiétement sur la liberté de circuler et de s’établir dans toute région. L’existence d’un lien logique entre les objectifs que la loi énonce et ces restrictions n’a pas été démontrée. Toute justification fondée sur la compétence est insoutenable. Les véritables exigences de l’art. 30 et les quotas régionaux n’ont pratiquement rien à voir avec la compétence professionnelle des travailleurs dans le secteur de la construction. Le fait d’avoir résidé au Québec au cours de l’année précédente, d’avoir travaillé un nombre d’heures déterminé cette année‑là et d’être âgé de moins de 50 ans ne permet pas de vérifier la compétence. On peut en dire autant des quotas régionaux et des restrictions à la circulation et à l’établissement dans toute région de la province. Il n’y a donc aucun lien rationnel entre l’objectif et les mesures prises. De plus, les exigences d’atteinte minimale que comporte le critère de la proportionnalité n’ont pas été respectées. Si on considère que la loi a pour objet d’assurer la compétence des travailleurs de la construction, ni la restriction de la « liberté de s’associer » ni celle de la « liberté de ne pas s’associer » ne constituent une atteinte minimale. L’article 30 et les quotas régionaux n’ont rien ou presque rien à voir avec la compétence, de sorte qu’ils ne peuvent pas être considérés comme des atteintes minimales à l’al. 2d).

Jurisprudence

Citée par le juge LeBel

Arrêts examinés : Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; arrêts mentionnés : Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989; AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424; SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460; Syndicat international des débardeurs et magasiniers __ Canada, section locale 500 c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 150; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Renvoi relatif à la Loi sur l’instruction publique (Qué.), [1993] 2 R.C.S. 511; Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3, 2000 CSC 1; Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; R. c. Skinner, [1990] 1 R.C.S. 1235; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701; R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, 2001 CSC 32; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128; Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670; Lincoln Federal Labor Union c. Northwestern Iron & Metal Co., 335 U.S. 525 (1949); American Federation of Labor c. American Sash & Door Co., 335 U.S. 538 (1949); Railway Employes’ Department c. Hanson, 351 U.S. 225 (1956); International Association of Machinists c. Street, 367 U.S. 740 (1961); Brotherhood of Railway and Steamship Clerks c. Allen, 373 U.S. 113 (1963); Abood c. Detroit Board of Education, 431 U.S. 209 (1977); Ellis c. Brotherhood of Railway, Airline & Steamship Clerks, 466 U.S. 435 (1984); Chicago Teachers Union, Local No. 1 c. Hudson, 475 U.S. 292 (1986); Communications Workers of America c. Beck, 487 U.S. 735 (1988); Lehnert c. Ferris Faculty Association, 500 U.S. 507 (1991); Cour eur. D.H., arrêt Young, James et Webster du 13 août 1981, série A no 44; Cour eur. D.H., arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A no 43; Cour eur. D.H., arrêt Sigurjónsson c. Islande du 30 juin 1993, série A no 264; Cour eur. D.H., arrêt Gustafsson c. Suède du 25 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II; Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH 1999-III; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.

Citée par le juge L’Heureux-Dubé

Arrêt examiné : Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; arrêts mentionnés : Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; Merry c. Manitoba and Manitoba Medical Association (1989), 58 Man. R. (2d) 221; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Cour eur. D.H., arrêt Sigurjónsson c. Islande du 30 juin 1993, série A no 264; Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH 1999-III.

Citée par le juge Iacobucci

Arrêt examiné : Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211.

Citée par le juge Bastarache (dissident)

Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; Ford Motor Co. of Canada c. U.A.W.-I.C.O. (1946), 46 C.L.L.C. ¶18,001; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313.

Lois et règlements cités

Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, art. 10(2).

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b), d), 6, 7, 15, 23, 32.

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 2085, 2097.

Code de procédure pénale, L.R.Q., ch. C-25.1.

Code du travail, L.R.Q., ch. C-27, art. 47.

Code du travail, S.Q. 1963-64, ch. 45.

Code du travail, R.S.Q. 1964, ch. 141.

Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, art. 9, 10, 11.

Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), art. 20.

Loi constitutionnelle de 1982, art. 35.

Loi des décrets de convention collective, S.R.Q. 1964, ch. 143 (maintenant L.R.Q., ch. D-2).

Loi des relations du travail dans l’industrie de la construction, S.Q. 1968, ch. 45, art. 3, 59.

Loi des relations ouvrières, S.R.Q. 1941, ch. 162A.

Loi électorale, L.R.Q., ch. E-3.3.

Loi modifiant la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction et modifiant d’autres dispositions législatives, L.Q. 1993, ch. 61, art. 15(3).

Loi modifiant la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction et modifiant d’autres dispositions législatives, L.Q. 1994, ch. 8.

Loi relative à l’extension des conventions collectives de travail, S.Q. 1934, ch. 56.

Loi sur la consultation populaire, L.R.Q., ch. C-64.1.

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-35.

Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20, art. 1, 17(9), 27, 28-40, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 36.1 [aj. 1996, ch. 74, art. 36], 38, 39, 41, 42.1, 85.5, 85.6, 94, 95, 96, 99, 101, 102, 104, 119, 119.1, 120, 124.

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171.

Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 993 R.T.N.U. 3, art. 6, 8(1)a).

Règlement sur la délivrance des certificats de compétence, (1987) 119 G.O. II, 2351 [mod. (1989) 121 G.O. II, 3782], art. 1, 2, 2.1, 3, 4, 4.1.

Règlement sur la formation et la qualification professionnelles de la main-d’œuvre de l’industrie de la construction, R.R.Q. 1981, ch. F-5, r. 3, art. 7, 16, Annexe B.

Règlement sur le certificat d’enregistrement délivré par l’Office de la construction du Québec, R.R.Q. 1981, ch. R-20, r. 3 [abrogé en 1997], art. 1, 3.

Règlement sur le choix d’une association représentative par les salariés de l’industrie de la construction, (1997) 129 G.O. II, 2447, art. 23.

Règlement sur le placement des salariés dans l’industrie de la construction, R.R.Q. 1981, ch. R-20, r. 10, art. 6, 10.

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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec, [1998] J.Q. no 4173 (QL), rejetant une demande d’autorisation d’appel contre un jugement de la Cour supérieure, [1998] R.J.Q. 911 (sub nom. Thériault c. R.), qui a confirmé le rejet par le juge Bonin de la contestation constitutionnelle des appelants et qui les a déclarés coupables d’infractions à la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction. Pourvoi rejeté, le juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache et Binnie sont dissidents.

Julius H. Grey, Elizabeth Goodwin et Vincent Basile, pour les appelants.

Jean-François Jobin et Benoit Belleau, pour le mis en cause.

Jean Ménard, pour l’intervenante la Commission de la construction du Québec.

Robert Toupin et Edward Kravitz, pour les intervenants la Centrale des syndicats démocratiques (CSD-Construction), la Confédération des syndicats nationaux (CSN-Construction) et le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (International).

Robert Laurin et France Colette, pour l’intervenante la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ-Construction).

Peter A. Gall, Andrea L. Zwack et Corrado De Stefano, pour l’intervenante la Canadian Coalition of Open Shop Contracting Associations.

Harold F. Caley, pour l’intervenant le Bureau canadien du Département des métiers de la construction, FAT-COI.

Version française des motifs du juge en chef McLachlin et des juges Major, Bastarache et Binnie rendus par

1 Le juge Bastarache (dissident) -- J’ai lu les motifs de mes collègues. Avec tout le respect que je dois au juge L’Heureux-Dubé, je ne saurais souscrire à son opinion sur l’existence du droit de ne pas être forcé de s’associer. Par ailleurs, je suis conscient de la valeur du long historique tracé par le juge LeBel et je suis de son avis quant à l’existence du droit négatif que je viens de mentionner, mais je ne peux être d’accord avec lui sur un certain nombre de questions fondamentales. Premièrement, j’ai une opinion différente sur le contenu de la liberté de ne pas s’associer, en d’autres termes, sur la portée du droit négatif. Deuxièmement, je ne souscris pas à l’interprétation restrictive adoptée par le juge LeBel en l’espèce au sujet de l’analyse de l’article premier. En outre, j’estime que notre Cour doit tenir compte des restrictions au droit de s’associer, soit le droit positif, qui sont imposées notamment par l’art. 30 de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20, et par les quotas régionaux prévus par règlement. Les appelants ont directement contesté l’art. 30 de la Loi au motif qu’il contrevient à l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés; comme ils l’ont souligné dans leur plaidoirie, il est donc nécessaire d’examiner toutes les questions liées à l’al. 2d) qui sont soulevées. Étant donné mon opinion sur la portée du droit négatif et l’analyse de l’atteinte au droit positif, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

L’alinéa 2d) : La portée du droit négatif

2 Le juge LeBel conclut que l’al. 2d) de la Charte comporte le droit négatif de ne pas s’associer; il déclare que le critère permettant de déterminer s’il y a eu atteinte à ce droit consiste à savoir s’il y a preuve de coercition ou conformité idéologique imposée par l’association forcée. Ne constatant ici aucune conformité idéologique de cette nature, il conclut à l’absence d’atteinte à ce droit. Avec égards, je n’approuve ni le critère qu’il a utilisé ni la conclusion qu’il a tirée en fin de compte en l’espèce.

3 Le critère invoqué par le juge LeBel se fonde principalement sur la décision du juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211. Selon le juge LeBel, pour qu’il y ait conformité idéologique, il faut la preuve que le syndicat impose ses valeurs ou opinions au membre, que la liberté d’expression du membre se trouve limitée ou que le syndicat participe à des causes ou activités que celui-ci désapprouve (par. 232). Autrement dit, l’interprétation du juge LeBel de la conformité idéologique est étroite en ce sens que celle-ci, pour exister, doit avoir un impact sur les convictions morales du membre. J’estime que ce critère, tel qu’il est formulé par le juge LeBel, est trop restrictif et qu’il engendre un droit négatif trop limité. Je ne suis pas d’accord pour dire que l’opinion du juge McLachlin dans l’arrêt Lavigne doit être interprétée de façon aussi restrictive. À mon avis, l’interprétation de la conformité idéologique doit être plus large et tenir compte du contexte. En l’espèce, le contexte à prendre en considération est la nature véritable des syndicats en tant qu’organismes participatifs assumant des rôles politiques et économiques dans la société, qui donne lieu à son tour à des positions idéologiques. Imposer l’adhésion à un tel syndicat relève de la conformité idéologique.

4 Il est évident que même avant l’entrée en vigueur de la Charte, la conformité idéologique était au cœur des préoccupations des tribunaux lorsqu’ils examinaient l’association forcée. En fait, la formule Rand, qui a eu tant d’importance dans l’évolution historique du mouvement syndical, en témoigne. Selon le juge Rand, le principe démocratique est une valeur sous-jacente d’une importance fondamentale dans cette analyse et toute forme de coercition qui y porte atteinte doit être prise très au sérieux. Comme le soulignent M. MacNeil, M. Lynk et P. Engelmann dans Trade Union Law in Canada (éd. feuilles mobiles), p. 2‑13 :

[traduction] Rand a tenté de trouver un équilibre entre l’intérêt des individus de ne pas être forcés de s’associer à une organisation contre leur gré et l’intérêt de la majorité d’empêcher la minorité de bénéficier des fruits de la négociation collective sans devoir en défrayer les coûts. [Je souligne.]

5 La question en litige dans le conflit de travail arbitré par le juge Rand en 1946 est de savoir si une clause d’atelier syndical peut être insérée dans une convention collective. Il a inventé une solution de rechange à la clause d’atelier syndical qui est bien acceptée et généralement connue sous le nom de « formule Rand ». Comme je l’ai mentionné, dans Ford Motor Co. of Canada c. U.A.W.-I.C.O. (1946), 46 C.L.L.C. ¶18,001, le juge Rand est préoccupé par les droits individuels des travailleurs et les principes démocratiques sur lesquels repose l’appartenance syndicale. Il dit à la p. 159 :

[traduction] À mon sens, je dois tirer de la structure sociale et économique dans laquelle nous vivons les considérations maintenant acceptées par l’opinion publique de ce pays qui sont des principes pertinents dans les litiges de la nature de celui dont je suis saisi;

Aux pages 160-161, il souligne que :

[traduction] [L]e mouvement syndical lui‑même se développe et repose sur le pouvoir, lequel doit être tempéré par des mécanismes assurant l’équilibre des pouvoirs eu égard aux membres ou travailleurs sur lesquels il peut être exercé de même qu’au secteur industriel et au public.

. . .

L’organisation du travail doit être élaborée et fortifiée de façon civilisée pour jouer son rôle essentiel dans une économie fondée sur l’entreprise privée. Pour cela, il doit y avoir une direction éclairée au sommet et un contrôle démocratique à la base [. . .] Jusqu’à présent, la tendance est de considérer les syndicats comme faisant des revendications relativement à la propriété et à l’entreprise qui ne peuvent être justifiées par la liberté démocratique et de considérer que le mode habituel de règlement des conflits de travail consiste à faire des concessions au coup par coup dans un but d’apaisement. Je ne vois pas beaucoup d’efforts pour ériger la conciliation en principe et même si je renonce immédiatement à tout espoir de faire plus que proposer un principe par une démarche légèrement différente, je dois au moins faire cette tentative. [Je souligne.]

Il analyse ensuite, à la p. 163, l’équilibre entre la sécurité syndicale et la liberté individuelle :

[traduction] Ce qu’on demande, c’est un atelier syndical assorti d’un précompte. Un atelier syndical permet à l’employeur d’embaucher toute personne, mais exige des salariés qu’ils adhèrent au syndicat dans un certain délai suivant l’engagement sous peine de congédiement. Cette forme de sécurité syndicale diffère de ce que l’on appelle l’« atelier fermé », où seuls les membres du syndicat peuvent être embauchés, ce qui signifie alors que le syndicat devient la source de la main‑d’œuvre.

. . . Lorsqu’il y a un atelier fermé ou un atelier syndical, le précompte est moins important du fait que l’expulsion du syndicat exige le congédiement.

Outre les éléments précédents, qui peuvent faire l’objet de nombreuses modifications, il existe ce qu’on appelle « le maintien d’adhésion », qui interdit aux salariés qui ont adhéré à un syndicat de changer d’affiliation pendant la période visée, généralement la durée d’une convention . . .

Fondant mon jugement sur des principes qui, selon moi, sont acceptés par la vaste majorité des Canadiens, je ne peux pas admettre un atelier syndical dans les circonstances. Cela assujettirait l’intérêt de la compagnie relativement aux employés et à la durée de leur emploi aux conflits internes du syndicat et aux conflits entre les employés et le syndicat, ce qui, avec des conséquences extraordinaires, [. . .] et le Canadien serait ainsi privé du droit de solliciter un emploi et de travailler sans être associé à un groupe organisé. Même au sein d’une organisation généralement disciplinée, il risquerait de subir les actes arbitraires d’autrui et sa vie économique serait à la merci de la menace et de l’exercice du pouvoir dans un groupe non contrôlé et, en l’espèce, non arrivé à maturité. [Je souligne.]

Finalement, à la p. 165, il conclut que le mécanisme choisi [traduction] « préserve les libertés fondamentales de [la] compagnie et de l’employé » (je souligne) susmentionnés.

6 Notre Cour a abordé la formule Rand dans l’arrêt Lavigne, précité. Le juge Wilson a souligné la raison du succès de ce genre de clause au Canada et l’a différenciée des cas où l’appartenance syndicale était obligatoire (à la p. 272) :

Son succès au Canada découle du fait qu’en augmentant la sécurité syndicale, il a pour effet non pas de supprimer l’expression mais de la stimuler.

Pourquoi en est‑il ainsi? Si on l’examine de près, le précompte syndical généralisé n’a manifestement pas pour objet de contraindre ceux qui y sont soumis à s’aligner sur le syndicat ou sur l’une ou l’autre de ses activités. En effet, la formule Rand permet expressément la dissidence en stipulant qu’aucun membre de l’unité de négociation n’est tenu d’adhérer au syndicat. La liberté d’expression a donc été favorisée en permettant à la fois aux syndiqués et aux non‑syndiqués de dire leur mot dans l’administration des relations de travail. [Je souligne.]

Estimant que la formule Rand porte atteinte à l’al. 2d) de la Charte mais qu’elle est justifiée aux termes de l’article premier, le juge La Forest souligne également, à la p. 341, que la formule Rand ne prescrit pas l’appartenance syndicale. En outre, le juge McLachlin fait remarquer, à la p. 347, que :

Le but général de la formule est de donner à quiconque ne veut pas adhérer à un syndicat le choix de ne pas le faire, en refusant d’en faire partie et en se dissociant ainsi des activités du syndicat.

7 En l’espèce, l’atteinte est beaucoup plus grave que celle créée par la formule Rand et exige donc une justification plus complète. Il est conclu dans Lavigne que la conformité idéologique est au cœur de la liberté de ne pas s’associer; il n’est pas nécessaire ici de déterminer si c’est le seul facteur à prendre en considération dans tous les cas, comme je l’expliquerai plus loin dans mes motifs.

8 Pour comprendre toute la portée du droit négatif, il faut examiner l’effet des autres valeurs véhiculées par la Charte sur son atteinte, comme l’exigent les règles d’interprétation énoncées dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, où le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dit, à la p. 344 :

Le sens d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d’une analyse de l’objet d’une telle garantie; en d’autres termes, ils doivent s’interpréter en fonction des intérêts qu’ils visent à protéger.

À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l’arrêt Southam [Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145], l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au‑delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l’illustre l’arrêt de [notre] Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés. [Premier soulignement dans l’original; deuxième soulignement ajouté.]

Le juge en chef Dickson mentionne cette décision dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, où il fait observer ce qui suit, à la p. 119 :

Par conséquent, pour identifier l’objet qui sous-tend le droit garanti par la Charte dont il est question en l’espèce, il est important de commencer par comprendre les valeurs fondamentales inhérentes à ce droit.

9 Ces deux arrêts donnent des indications permettant de définir les limites du droit négatif garanti par l’al. 2d) de la Charte. Il faut examiner l’ensemble du contexte du droit. C’est ce que fait déjà le juge Rand dans Ford Motor, précité, p. 159, où il parle de la structure sociale et économique dans laquelle nous vivons et qui donne lieu à des principes de droit. Comme je l’ai dit, ce contexte comporte l’examen des valeurs véhiculées par la Charte qui entrent en jeu dans la situation particulière en cause. En l’espèce, les valeurs fondamentales qui doivent être protégées dans le milieu de travail sont notamment la liberté de conscience, la liberté de circulation et d’établissement, le droit à la liberté, la liberté d’expression et le droit au travail. À mon avis, la nécessité de prendre en considération l’ensemble des droits et valeurs interreliés en matière d’association forcée dans le milieu de travail indique qu’il faut interpréter largement le droit de ne pas s’associer garanti par la Charte.

10 L’examen de cette liberté à la lumière des conventions internationales et de la jurisprudence de notre Cour appuie cette façon de voir.

11 La Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), énonce ce qui suit :

Article 20

. . .

2. Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association.

En outre, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations‑Unies, 993 R.T.N.U. 3, prévoit ce qui suit :

Article 8. 1. Les États parties au présent Pacte s’engagent à assurer :

a) Le droit qu’a toute personne de former avec d’autres des syndicats et de s’affilier au syndicat de son choix, sous la seule réserve des règles fixées par l’organisation intéressée, en vue de favoriser et de protéger ses intérêts économiques et sociaux. L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale ou de l’ordre public, ou pour protéger les droits et les libertés d’autrui. [Je souligne.]

12 Souvent, notre Cour fait référence aux textes internationaux susmentionnés et les invoque pour interpréter les libertés fondamentales protégées par la Charte. Comme il est dit dans l’arrêt Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, par. 57, « l’essor des droits de la personne sur le plan international est un facteur important qui a contribué à l’adoption, au Canada, d’un document garantissant des droits et libertés ». Dans cet arrêt, notre Cour cite avec approbation un article de l’ancien juge en chef Dickson :

[traduction] La Charte est l’expression de la volonté commune des gouvernements fédéral et provinciaux de limiter leur souveraineté législative de manière à ne pas violer certains droits et certaines libertés.

(« The Canadian Charter of Rights and Freedoms : Context and Evolution », dans G.-A. Beaudoin et E. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (3e éd. 1996), 1, p. 19)

De plus, notre Cour dit dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 70 :

D’autres pays de common law ont aussi mis en relief le rôle important du droit international des droits de la personne dans l’interprétation du droit interne [. . .] Il a également une incidence cruciale sur l’interprétation de l’étendue des droits garantis par la Charte : Slaight Communications [Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038]; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697.

Cette façon de voir a été exprimée (et ces conventions internationales ont servi d’outils d’interprétation) dans de nombreux arrêts de notre Cour, notamment Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1377; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, p. 484 (le droit à la vie privée figurant à l’art. 8); Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, p. 881-882; Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75, par. 51 (le droit à une réparation figurant au par. 24(1)); R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 178 (l’effet de la protection des enfants sur l’al. 2b)); et R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 749-755 (la portée de l’al. 2b)).

13 Il est intéressant de noter que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, mentionnée dans B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, par. 38 (la portée du droit à la liberté figurant à l’art. 7), prévoit, à l’art. 10 :

2. Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association sous réserve de l’obligation de solidarité prévue à l’article 29. [Je souligne.]

14 Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 (le « Renvoi relatif à l’Alberta »), et dans Lavigne, précité, notre Cour a utilisé ces conventions internationales comme outils d’interprétation dans le cadre d’une analyse relative à l’al. 2d) de la Charte. Dans le Renvoi relatif à l’Alberta, le juge en chef Dickson (dissident) souligne, à la p. 350, que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, ont été adoptés en vue de préciser les grands principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. J’aimerais toutefois souligner que les précisions apportées par les pactes internationaux ne remplacent pas les grands principes énoncés dans la Déclaration universelle. Ces pactes précisent le par. 20(1) de la Déclaration universelle (le droit positif), mais n’atténuent pas le droit négatif. En réalité, l’importance continue du droit négatif ressort de l’al. 8(1)a) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, où l’on parle de l’adhésion syndicale comme étant le « droit » du travailleur d’adhérer au syndicat de son « choix ».

15 Le juge La Forest analyse l’importance de ces documents relativement à l’al. 2d) dans Lavigne, où il prescrit une interprétation large et libérale de cet alinéa compte tenu des autres valeurs véhiculées par la Charte. Voici ce qu’il écrit, aux p. 318‑320 :

L’association forcée étouffera la possibilité pour l’individu de réaliser son épanouissement et son accomplissement personnels aussi sûrement que l’association volontaire la développera. De plus, la société ne saurait s’attendre à obtenir des contributions intéressantes de groupes ou d’associations qui ne représentent pas vraiment les convictions et le libre choix de leurs membres. Au contraire, on peut s’attendre à ce que ces groupes et associations aient, dans l’ensemble, un effet négatif sur le développement de la société en général [. . .] La reconnaissance de la liberté de l’individu de ne pas s’associer est la contrepartie nécessaire d’une association constructive conforme aux idéaux démocratiques.

Cette reconnaissance est de plus conforme à notre conception de la liberté garantie par la Charte . . .

Il est évident que la liberté d’association qui ne comporterait pas la liberté de ne pas être forcé de s’associer ne serait pas véritablement une « liberté » au sens de la Charte.

Cela nous amène à un point crucial : la liberté de ne pas être forcé de s’associer et la liberté de s’associer ne devraient pas être perçues comme opposées, l’une étant « négative » et l’autre « positive ». Ce ne sont pas des droits distincts, mais les deux revers d’une liberté bilatérale qui a pour objet unificateur de promouvoir les aspirations individuelles. La nature bilatérale du droit d’association est explicitement reconnue à l’art. 20 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, 1948, . . .

Cette conception dualiste du droit d’association sert à reconnaître le potentiel souvent négligé de coercition que comporte l’association. La tyrannie gouvernementale peut se manifester non seulement dans les contraintes imposées à l’association, mais également dans l’association forcée. Il n’y a rien d’illogique à reconnaître ce fait. Je n’accepte pas non plus l’argument voulant que l’inclusion, dans le champ d’application de l’al. 2d), du droit de ne pas être forcé de s’associer affaiblirait ou « banaliserait » le droit précieux d’être libre de former des associations. Cela ne ferait que renforcer ce droit. De plus, l’interprétation de la Charte, fondée sur l’objet visé, commande un tel résultat.

Enfin, le fait que certains aspects de cette liberté puissent être protégés par l’art. 7 et les al. 2a) ou 2b) de la Charte, pour ne citer que les possibilités les plus évidentes, ne devrait pas nous dissuader de donner son plein sens à l’al. 2d). Toutes les libertés garanties par la Charte ne sont que des facettes particulières de la liberté plus large dont nous jouissons au Canada. Comme le fait observer la Cour dans l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 326 :

Avant de se lancer dans une étude approfondie des questions en litige, il peut être utile de souligner que la présente affaire illustre un point assez évident, savoir que les droits et libertés garantis par la Charte ne sont pas séparés et distincts les uns des autres (voir, par exemple, mes observations à ce propos dans l’arrêt R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588). Au contraire, la Charte sert à sauvegarder un ensemble complexe de valeurs interreliées, dont chacune constitue un élément plus ou moins fondamental de la société libre et démocratique qu’est le Canada (R. c. Oakes, [. . .]), et la spécification des droits et libertés dans la Charte représente en conséquence une tentative quelque peu artificielle, quoique nécessaire et intrinsèquement valable, de structurer et d’orienter l’expression judiciaire de ces mêmes droits et libertés. La nécessité d’une analyse structurée ne devrait toutefois pas nous amener à perdre de vue l’importance que revêt la manière dont l’élargissement de la portée de chaque droit et liberté énoncé donne sens et forme à notre compréhension du système de valeurs que vise à protéger la Charte dans son ensemble et, en particulier, à notre compréhension de la portée des autres droits et libertés qu’elle garantit.

Par conséquent, on ne saurait être privé de la protection garantie par une disposition de la Charte pour la simple raison que cette protection peut également découler d’une autre disposition. Il y a chevauchement des droits dans la société canadienne, et je ne vois aucune raison de refuser gain de cause à un justiciable qui a choisi d’invoquer une disposition qui paraît légitimement viser l’objet de sa plainte plutôt qu’une autre. Or tel serait souvent le cas si l’on interprétait les droits et libertés individuels comme distincts plutôt que comme se chevauchant.

16 Il analyse ensuite la portée de ce droit garanti par la Charte. Ce faisant, il souligne que l’al. 2d) a des limites et qu’il ne vise pas à protéger les Canadiens contre l’association avec autrui qui est « une composante nécessaire et inévitable de l’appartenance à une société démocratique » (p. 320-321). Il mentionne des politiques gouvernementales exigeant le versement des impôts et l’association avec d’autres qui est forcée par l’organisation de notre société, comme le fait d’être membre d’une famille. Je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse d’exemples de véritables associations au sens de l’al. 2d) ni que ces dernières constituent de véritables exceptions à la liberté de ne pas s’associer. À ce sujet, j’estime que nous devons être guidés par l’objet de l’article. À cet égard, il est utile de citer le juge La Forest, aux p. 322-323 :

Au cœur de la garantie de liberté d’association, il y a la liberté individuelle de choisir la voie de l’accomplissement personnel. Il s’agit d’un aspect de l’autonomie individuelle. C’est là une piètre consolation pour une personne, qui est forcée de s’associer à autrui contre son gré, de savoir que personne ne lui attribuera les opinions de ce groupe [. . .] En conséquence, le critère ne devrait pas être de savoir si les versements « peuvent être raisonnablement perçus » comme un acte d’association ou s’ils doivent « indiquer à toute personne raisonnable » que l’individu s’est associé à une cause idéologique. La manifestation extérieure d’un lien entre l’individu et l’association n’est pas une condition préalable pour invoquer le droit; il suffit qu’il y ait atteinte à la liberté de l’individu. [Je souligne.]

J’estime que cet extrait doit être lu parallèlement à l’énoncé fait par le juge en chef Dickson dans Oakes, précité, p. 136 :

Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. [Je souligne.]

17 La reconnaissance du mouvement syndical en tant qu’institution fondamentale est implicite en l’espèce précisément parce qu’il s’agit d’un intervenant dans le débat politique et social au cœur de la démocratie canadienne. Prétendre que les syndicats en l’espèce ne sont pas associés à une cause idéologique revient à ne pas tenir compte de l’histoire du mouvement syndical lui‑même. Même s’il est reconnu que la liberté d’association protège les activités d’une association qu’un individu est autorisé à exercer, cela ne signifie pas qu’une association n’exerce aucune fonction distinctive ni que les aspects associatifs analogues aux droits individuels ne doivent pas être pris en considération. Le caractère collectif du droit de s’associer est indéniable parce que l’activité collective n’équivaut pas à l’addition d’activités individuelles. Il importe cependant que l’appartenance aux institutions sociales importantes soit libre; c’est ainsi que la démocratie est favorisée.

18 Au sujet des restrictions à la liberté de ne pas s’associer, le juge La Forest fait remarquer que certains des droits à la liberté en cause dans le contexte du droit de ne pas être forcé de s’associer avaient été analysés par le professeur B. Etherington dans son article « Freedom of Association and Compulsory Union Dues : Towards a Purposive Conception of a Freedom to not Associate » (1987), 19 R.D. Ottawa 1, notamment (aux p. 43-44) :

1. la création par le gouvernement de causes ou de partis politiques particuliers, ou le soutien qu’il y apporte;

2. l’atteinte à la liberté de l’individu de se joindre ou de s’associer à des causes de son choix;

3. l’imposition de la conformité à une idéologie;

4. l’identification personnelle de l’opposant aux causes politiques ou idéologiques que l’association de services soutient.

Le juge La Forest fait observer que cette opinion est conforme aux motifs du juge Dickson dans Big M Drug Mart, précité.

19 Je conviens avec les juges La Forest et McLachlin que le droit garanti par l’al. 2d) comporte un aspect négatif. Toutefois, je ne crois pas qu’il soit utile de faire une distinction entre les facteurs proposés par le professeur Etherington ou de formuler une opinion définitive sur les différents facteurs qui pourraient, dans toute situation donnée, permettre de conclure à la violation de la liberté de ne pas s’associer. Quant au contenu du droit, il suffit de mentionner ici la conformité idéologique, car c’est un facteur déjà reconnu, qui entre en jeu et dont la portée est telle qu’elle englobe toutes les facettes de l’affaire à la lumière de ses faits. En l’espèce, il me reste des options. Par exemple, je pourrais accepter qu’il y ait une réserve intrinsèque à l’aspect négatif de l’al. 2d) et que l’on doive en tenir compte lorsqu’il y a violation d’un droit à la liberté, atteinte aux autres valeurs véhiculées par la Charte et/ou imposition de la conformité idéologique; ou je pourrais accepter que l’al. 2d) comporte un aspect négatif et qu’une justification aux termes de l’article premier est requise dès qu’il est conclu que l’association est imposée par l’État. Premièrement, on peut faire une distinction entre les exceptions à la protection de l’al. 2d) que mentionne le juge La Forest et que je souligne au par. 16 des présents motifs et les véritables associations protégées par cet alinéa. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de le déterminer en l’espèce, puisque la situation factuelle en cause ne fait pas intervenir ces exceptions, on peut dire que ces associations « nécessaires » ne sont pas vraiment visées par l’objet de la protection de l’al. 2d), car il ne s’agit pas de personnes qui se regroupent dans un but commun comme on l’entend généralement. De toute manière, l’association syndicale ne ferait jamais partie des associations « nécessaires ». En outre, j’estime que tout élément de nécessité qui influencerait les protections fournies par l’al. 2d) relèverait de la justification d’une contravention à l’al. 2d), aux termes de l’article premier, plutôt que de l’analyse initiale relative à la violation de la Charte. Deuxièmement, il faut ajouter que même si, en soi, les associations forcées ne devraient pas être considérées ab initio comme contraires aux valeurs ou principes universels, dès que le gouvernement exerce une coercition pour qu’il y ait association dans des circonstances où la conformité idéologique est imposée, il y a violation de l’al. 2d) et le gouvernement doit justifier cette association forcée conformément à l’article premier.

20 J’ajouterais ici que je ne souscris pas à l’opinion du juge LeBel au par. 199 de ses motifs, selon laquelle le juge La Forest est d’avis que l’obligation d’adhérer à un syndicat dont les objets se limitent à la négociation collective n’entraînerait même pas l’application de l’al. 2d). Selon moi, cette conclusion est incompatible avec le fait que l’analyse des questions constitutionnelles par le juge La Forest dans Lavigne n’a rien à voir avec l’adhésion obligatoire (voir p. 325). En outre, elle n’est pas pertinente en l’espèce, comme je vais l’expliquer plus loin, puisque l’association en question n’a pas pour seul objet la négociation collective.

L’alinéa 2d) : Y a-t-il eu atteinte au droit négatif?

21 D. Wright souligne, dans son article « Unions and Political Action : Labour Law, Union Purposes and Democracy » (1998), 24 Queen’s L.J. 1, p. 7 :

[traduction] Quoique le mouvement syndical ait appuyé différents partis politiques au fil des ans, l’appui des syndicats envers des partis politiques organisés a constitué une part importante de leurs activités pendant la majeure partie de ce siècle.

22 Il affirme que les syndicats ont joué un rôle important dans l’évolution du Nouveau Parti Démocratique et du Parti québécois, que leur objet transcende la négociation collective au nom des membres et que l’un de leurs buts fondamentaux est la représentation politique des membres. Le juge Rand fait observer que la représentation syndicale est une question de pouvoir, comme je l’ai déjà mentionné. Le juge LeBel explique que l’histoire des relations du travail au Québec est marquée par la violence et les troubles. La loi a fini par reconnaître un régime de syndicats représentatifs. En 1974, après l’éclatement de la violence sur le chantier du projet de la Baie James, le gouvernement a établi la Commission Cliche. Le régime de syndicats représentatifs a été modifié et un régime de quotas régionaux a été créé. Dans leur analyse de l’activité politique des syndicats représentatifs au Québec, G. Murray et P. Verge soulignent, dans leur ouvrage La représentation syndicale : Visage juridique actuel et futur (1999), p. 85 :

Le débat référendaire de 1995 portant sur la souveraineté du Québec a aussi suscité des prises de position de la plupart des grands regroupements syndicaux québécois, dont la CEQ, la CSN et la FTQ.

Ils déclarent également, lorsqu’ils analysent les préoccupations sociales générales des syndicats au Québec, à la p. 91 :

Les dimensions des préoccupations sociales générales auxquelles des mouvements syndicaux apportent leur concours sont la santé et le bien-être, la langue et l’enseignement.

Et aux pages 93-94 :

Depuis 1977, le Conseil de la langue française surveille, à l’intention du ministre, la situation de la langue française et, plus généralement, l’évolution de la situation linguistique au Québec. Il se compose de 12 membres nommés par le gouvernement, dont « deux personnes choisies après consultation des organismes syndicaux représentatifs ». [Les citations sont tirées de la Charte de la langue française, L.R.Q., ch. C-11, art. 186 et 187.]

. . . Enfin, bien qu’il ne s’agisse pas là d’un organisme étatique, la FTQ, la CSN et la CEQ contribuent aux travaux de l’Institut canadien d’éducation des adultes, avec d’autres organisations syndicales, des établissements d’enseignement, des organismes de formation et d’animation, des groupements communautaires et des organismes des communautés culturelles.

À la page 141 :

La représentation syndicale est destinée à continuer à dépasser le cadre de l’entreprise, qu’il s’agisse de l’intermédiation des intérêts du salarié en tant que tel ou, plus largement, de ceux du salarié-citoyen. Les groupements syndicaux eux-mêmes, comme on l’a vu, ont naturellement conçu que la protection des collectivités de salariés les conduisait également sur ces scènes plus larges, en conformité avec leurs objets et leurs modes d’action. [Je souligne.]

Les auteurs divisent ensuite les deux formes de représentation : « salarié-salarié » et « salarié-citoyen », la dernière comprenant les activités sociales et économiques du syndicat. Ils disent à cet égard, à la p. 146 :

Mais l’avenir de la représentation syndicale reliée à ces différentes questions politiques, économiques et sociales dépendra foncièrement des préférences que manifesteront eux-mêmes des salariés-citoyens. [Je souligne.]

J. Boivin et J. Guilbault écrivent également, dans Les relations patronales-syndicales au Québec (1982), p. 85-86, sous le titre « Le gouvernement du Parti québécois et l’orientation idéologique des centrales syndicales » :

L’arrivée sur la scène politique provinciale d’un nouveau parti -- le Parti québécois fondé en 1968 -- devait permettre de canaliser le mécontentement populaire vis-à-vis des partis traditionnels et fournir l’occasion à plusieurs militants syndicaux de s’engager activement dans l’action politique. C’est ainsi que le Parti québécois put bénéficier de l’apport d’un grand nombre de bénévoles habitués à l’action auprès des groupes tels que les mouvements populaires et les milieux syndicaux.

. . .

Au-delà de son rôle de parti souverainiste, qui est d’ailleurs sa principale raison d’être, le Parti québécois ne s’est pas caché pour affirmer son « préjugé favorable aux travailleurs » sans pour autant être un véritable parti travailliste, comme c’est le cas du Labor Party en Angleterre ou même du NPD au Canada. Cet aspect du programme politique du PQ, en plus de s’expliquer par les traditionnelles raisons électoralistes, correspond à la réalité sociologique de ce parti qui, nous l’avons déjà dit, s’appuie largement sur les mouvements populaires et les militants syndicaux de toutes les centrales.

L’exercice du pouvoir par le PQ depuis 1976 a permis de vérifier l’ampleur de ce « préjugé favorable aux travailleurs », et a amené les diverses organisations syndicales à préciser leur véritable orientation idéologique.

Fait intéressant, à la p. 87, les auteurs commencent par l’analyse de l’orientation idéologique des principaux syndicats au Québec, notamment la FTQ, la CSN, la CEQ et la CSD. C’est sur cette toile de fond que s’inscrivent les dispositions de la Loi et de son règlement d’application. C’est un aspect qui a son importance pour l’examen de la notion de conformité idéologique. L’effet social et économique du mouvement syndical est bien connu.

23 La loi en question en l’espèce est complexe; elle établit un régime complet de relations du travail régissant notamment l’affiliation syndicale, les associations d’employeurs et la négociation collective et créant la Commission de la construction du Québec et les comités sur la construction et la formation professionnelle.

24 Le mis en cause soutient que l’action intentée contre les appelants visait uniquement le défaut d’obtenir des certificats de compétence. Selon lui, il y a une différence entre cette exigence et celle d’adhérer à l’une des cinq associations d’employés reconnues. Je ne suis pas de cet avis. Selon l’économie de la Loi, il faut satisfaire à ces deux exigences avant de pouvoir travailler dans le secteur de la construction au Québec; ces conditions sont certifiées ensemble sur un document, appelé certificat de compétence, et la seule façon de recevoir un tel certificat aux termes de l’art. 39 de la Loi est de remplir les deux conditions. Comme le dit le juge Trudel, [1998] R.J.Q. 911, p. 923 :

Sans carte d’identité démontrant son appartenance à l’une de ces cinq associations représentatives, le salarié ne peut travailler au Québec dans le secteur de la construction. Sa compétence, pour ainsi dire, puisqu’elle s’acquiert en grande partie sur le chantier, est directement liée à son association forcée à l’un des cinq agents négociateurs présentement reconnus par la loi pour les travailleurs et travailleuses de la construction.

Cela est confirmé par les art. 36 et 36.1 de la Loi et par l’art. 23 du Règlement sur le choix d’une association représentative par les salariés de l’industrie de la construction, (1997) 129 G.O. II, 2447. Comme le reconnaît l’intervenante la Commission de la construction du Québec au par. 60 de son mémoire, c’était également la pratique au Québec avant l’entrée en vigueur de ce règlement.

25 Le mis en cause prétend aussi que désigner un syndicat représentatif n’équivaut pas à adhérer à un syndicat. Encore une fois, je suis en désaccord avec cette distinction de forme. Même si ces syndicats sont déclarés reconnus pour la négociation collective représentative, ils demeurent des « syndicats » comme l’illustrent l’al. 1a), le par. 17(9) et l’art. 38 de la Loi. En outre, la Loi considère manifestement ceux qui choisissent un syndicat représentatif comme des « membres » de ce syndicat, comme le montrent de nombreuses dispositions, notamment l’art. 30, qui en fait des « votants » au sein de l’association, l’art. 34, qui prévoit que la Commission transmet la liste des salariés « qui ont adhéré à cette association », et l’art. 39, qui mentionne « son adhésion » au syndicat représentatif (voir également les art. 31, 32 et 41, le par. 96(2) et les art. 99, 101, 104 et 119). Le seul argument contraire pouvant être invoqué découle de l’art. 102, qui énonce qu’aucune association ne peut exercer des mesures discriminatoires contre un salarié qui « s’abstient d’adhérer à une association »; toutefois, les art. 32 et 94 indiquent que le salarié doit choisir une des cinq associations représentatives désignées. L’avocat du mis en cause l’a même admis à l’audience lorsqu’il a dit : « notre prétention n’est pas à l’effet qu’il y a aucun acte associatif ici résultant du choix exprimé par tout salarié, lequel est obligatoire » (je souligne). Dans son mémoire, il indique aussi, aux par. 26 et 38, qu’en vertu de l’art. 39, tous les nouveaux salariés de la construction doivent choisir une association représentative, sinon, ils ne peuvent pas être employés. Enfin, il convient de noter que le rôle du syndicat consiste à représenter les intérêts de ses « membres », comme l’énonce la définition d’« association » à l’al. 1a). C’est également ce qui est mentionné dans le mémoire du mis en cause, où il est indiqué, au par. 53, qu’en vertu de l’art. 94, le droit d’être membre d’un syndicat représentatif signifie le droit d’y adhérer et de participer à ses activités.

26 Dans les débats du 16 décembre 1968 de l’Assemblée législative sur le projet de loi 290 (c.‑à‑d. la première version de la loi actuelle en 1968), où l’idée des associations représentatives pour la négociation collective a été présentée, Jean-Paul Lefebvre dit (3e sess., 28e lég., vol. 7, no 105, à la p. 4987) :

Est-ce qu’il permettra au mouvement syndical -- aux deux centrales syndicales, nommément -- de représenter les travailleurs selon leur désir mais dans un climat de collaboration meilleur que celui que nous avons connu, tout en admettant cette concurrence normale entre les différents syndicats? En effet -- et je pense que c’est là une chose dont nous devons nous réjouir, dans notre province -- nous n’avons pas de monopole syndical; nous avons plutôt une situation de « duopole, » qui, lorsqu’on y songe bien, favorise, je crois, une plus grande liberté des travailleurs. [Je souligne.]

Dans l’analyse des conséquences du fait qu’il y ait un syndicat dominant et un syndicat minoritaire, il est aussi dit dans les débats (à la p. 4998) que les deux voudront obtenir la confiance des travailleurs et que :

La conséquence, c’est que l’un des syndicats se vantera de donner un meilleur service à ses membres. [Je souligne.]

Le dossier du mis en cause cite, à la p. 520, le rapport de la Commission Cliche (Rapport de la Commission d’enquête sur l’exercice de la liberté syndicale dans l’industrie de la construction (1975), p. 8) :

Droits individuels des travailleurs

La Commission est convaincue que : --

. . .

2 -- Le travailleur de la construction doit jouir du libre choix d’adhérer à l’une ou l’autre des associations déjà existantes, c’est-à-dire à celle qu’il croira incarner ses aspirations d’homme libre. [Je souligne.]

Le dossier fait ressortir plusieurs autres mentions de l’adhésion en vertu de la Loi. Citons, par exemple, dans Historique des relations du travail dans l’industrie de la construction au Québec (1990) de la Commission de la construction du Québec, à la p. 6 :

Le législateur assure, entre autres, la liberté de choix des travailleurs quant à l’adhésion syndicale et il interdit toute discrimination à l’embauche sur la base de cette adhésion. De ce fait, la loi 290 établit les clauses nécessaires pour amener la syndicalisation obligatoire et permettra ainsi aux syndicats d’augmenter rapidement le nombre de leurs membres. [Je souligne.]

À la page 11, il est énoncé :

De plus, l’adhésion syndicale obligatoire est instaurée puisque « tout salarié doit, comme condition du maintien de son emploi, devenir et demeurer membre en règle de l’une ou l’autre des associations syndicales » (art. 7.01). [Je souligne.]

Le dossier du mis en cause cite de nouveau, à la p. 528, le rapport de la Commission Cliche (à la p. 24):

Après l’adoption de cette loi, [. . .] tout salarié doit adhérer à l’association syndicale de son choix et en demeurer membre. [Je souligne.]

27 Comme je l’ai indiqué, je ne suis pas d’accord pour dire que l’art. 30 et les articles suivants de la Loi sous‑entendent que l’adhésion syndicale est optionnelle; au contraire, il est obligatoire d’être membre de l’un des syndicats. En outre, être membre a un sens. Être membre signifie partager des valeurs, s’unir pour atteindre des buts communs, exprimer des opinions reflétant la position d’un groupe particulier dans la société. Il est utile de citer de nouveau brièvement Boivin et Guilbault, op. cit., p. 87‑89 :

C’est sans doute à travers le type de rapports entretenus par chaque centrale avec le gouvernement et dans la nature des critiques adressées à ce dernier qu’on peut le mieux comprendre l’orientation idéologique nouvelle des diverses organisations syndicales québécoises.

. . .

a) La FTQ

. . .

Par conséquent, même si cette centrale avait, pendant un certain temps, épousé partiellement le langage idéologique de la CSN et de la CEQ, l’élection du gouvernement du Parti québécois démontra hors de tout doute que la FTQ était loin d’avoir des visées radicales sur le plan socio-politique. Le discours politique actuel de la FTQ se situe dans la même perspective que la social-démocratie vers laquelle tend le PQ, même si formellement aucun lien d’affiliation ne réunit ces deux organisations.

b) La CSN et la CEQ

Même s’il peut ne pas être tout à fait exact d’associer ces deux centrales sur le plan idéologique, il n’en demeure pas moins qu’elles possèdent suffisamment d’affinités pour que l’on en présente une analyse commune.

. . .

Par ailleurs, s’il est plutôt facile de comprendre la sorte de régime économique dont la CSN et la CEQ ne désirent pas (le capitalisme), il est cependant beaucoup plus ardu de connaître le type de société souhaitée. Dans les deux cas, on fait souvent allusion à un certain « socialisme démocratique » mais, puisque l’on se refuse encore à participer activement à la création d’un parti politique, la formulation concrète de ce socialisme reste à définir. Il y a donc du côté de ces deux centrales un vacuum important entre le discours et l’action, car les organisations syndicales affiliées continuent de mettre en pratique (et avec beaucoup d’efficacité dans le secteur public où est recrutée la majorité de leurs membres) les principes du syndicalisme d’affaires nord-américain.

c) La CSD

Puisqu’elle tient son existence d’une opposition systématique au radicalisme idéologique de la CSN, il est donc plus facile de définir ce que n’est pas l’idéologie de la CSD que ce qu’elle est.

Ce refus de la condamnation irrémédiable du système capitaliste ne doit cependant pas nous amener à considérer les affiliés de la CSD comme des syndicats de boutique. Si la CSD ne cherche pas à détruire le système capitaliste dans lequel elle vit, elle désire quand même y apporter de profondes modifications en cherchant la promotion collective des travailleurs, tout en demeurant totalement indépendante des partis politiques.

. . . Sa démarche tend vers l’instauration d’une plus grande démocratie sur les lieux de travail. C’est ainsi que le programme mis de l’avant par la centrale porte, entre autres, sur « les changements dans le fonctionnement des entreprises par l’approche socio-technique, l’enrichissement des tâches par les nouvelles formes d’organisation du travail, l’amélioration des postes de travail par l’ergonomie, etc. ».

C’est grâce à la force collective des membres que les syndicats peuvent constituer une puissante force dans le débat public, qu’ils peuvent influencer le Parlement et les législatures dans leurs fonctions et qu’ils peuvent négocier efficacement. Cette force doit être constituée démocratiquement pour être conforme à l’al. 2d). Le juge LeBel mentionne au par. 165 que le régime législatif du Québec équivaut à première vue à une forme d’« atelier syndical ». Pour qu’il y ait « atelier syndical », toutefois, il faut un syndicat dûment constitué. Dans Lavigne, notre Cour analyse le rôle des syndicats et insiste sur leur caractère démocratique. En particulier, en décrivant l’économie générale des relations du travail, le juge La Forest souligne, à la p. 325, que ce régime comporte des « organismes démocratiques » et « l’accréditation d’un syndicat lorsque la majorité des employés choisissent d’être représentés par ce syndicat » et qu’il envisage « la prise de décisions majoritaires ». Je ne vois pas comment la condition préalable de l’« atelier syndical » peut exister en l’espèce; en d’autres termes, je ne vois pas comment le régime législatif du Québec s’inscrit dans l’économie générale des relations du travail, comme notre Cour l’a indiqué dans ses arrêts antérieurs.

28 La présente affaire démontre à quel point les droits et les valeurs que comporte la Charte peuvent être interreliés. Il n’est pas nécessaire d’avoir une preuve plus indépendante de l’idéologie des syndicats particuliers visés en l’espèce. Ce n’est pas nouveau puisque tel était le cas dans Lavigne. Je ne souscris pas à l’opinion du juge LeBel au par. 227 de ses motifs et je confirmerais qu’il suffit en fait d’exiger l’adhésion à un régime prévoyant la syndicalisation obligatoire imposée par l’État qui touche la liberté de conscience et d’expression de même que les droits à la liberté et à la liberté de circulation et d’établissement pour qu’il y ait un effet négatif sur le droit au travail, parce qu’une telle adhésion constitue en soi une forme de coercition idéologique. Il y a contrainte idéologique notamment lorsqu’on recourt au nombre d’adhérents pour promouvoir des visées idéologiques et, comme on le fait remarquer dans Lavigne, p. 322, il en est ainsi même quand rien n’indique que le syndicat exerce des pressions sur ses membres pour qu’ils adhèrent à sa cause. Après avoir traité de l’utilisation des cotisations syndicales pour des dépenses véritablement liées au lieu de travail, le juge La Forest affirme à la p. 330 :

Cependant, lorsque le syndicat prétend s’exprimer sur des questions reflétant des aspects de l’identité de Lavigne et de son appartenance à la collectivité qui vont au‑delà de son unité de négociation et de ses préoccupations immédiates, il n’est pas aussi aisé de rejeter sa demande de protection de la Charte. Sur ces questions de portée plus générale, il ne revendique pas l’isolement absolu, mais la liberté de faire ses propres choix, indépendamment de l’opinion de ses compagnons de travail, quant aux associations, s’il y a lieu, qu’il appuiera à l’extérieur de son lieu de travail. [Je souligne.]

Il ajoute à la p. 332 :

À mon avis, il est plus conforme à la façon libérale d’aborder l’interprétation des droits garantis par la Charte de conclure qu’il y aura atteinte à la liberté d’association du membre d’une unité de négociation s’il est astreint à contribuer à des causes, idéologiques ou autres, qui vont au‑delà des préoccupations immédiates de l’unité de négociation. [Je souligne.]

29 En l’espèce, les travailleurs refusent d’être forcés d’adhérer à un syndicat et s’opposent de façon générale au régime de syndicalisation obligatoire, que je considère être de nature idéologique.

30 La démarche que je préconise en matière d’interprétation de ce droit est compatible notamment avec le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels :

Article 6. 1. Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit au travail, qui comprend le droit qu’a toute personne d’obtenir la possibilité de gagner sa vie par un travail librement choisi ou accepté, et prendront des mesures appropriées pour sauvegarder ce droit. [Je souligne.]

Notre Cour a mentionné cette disposition dans Office canadien de commercialisation des œufs, précité, où, en traitant de l’importance de l’art. 6 de la Charte, le juge Iacobucci et moi avons dit, au par. 60 :

La liberté garantie à l’art. 6 traduit un intérêt pour la dignité de l’individu. Les alinéas 6(2)b) et 6(3)a) favorisent la réalisation de cet objet en garantissant une certaine autonomie sur le plan de la liberté personnelle de circulation et d’établissement, et en interdisant à l’État de miner cette liberté et cette autonomie au moyen d’un traitement discriminatoire fondé sur le lieu de résidence antérieur ou actuel. La liberté de gagner sa vie est une question d’accomplissement de soi et de survie. L’article 6 vise à rendre applicable un droit fondamental de la personne qui est étroitement lié à l’égalité, celui d’être en mesure de participer à l’économie sans être assujetti à des lois qui établissent une distinction fondée principalement sur des attributs liés au choix de l’endroit où gagner sa vie. [Je souligne.]

Cette façon de voir ajoute au raisonnement du juge en chef Dickson (dissident) dans le Renvoi relatif à l’Alberta, précité, p. 368 :

Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel. C’est pourquoi, les conditions dans lesquelles une personne travaille sont très importantes pour ce qui est de façonner l’ensemble des aspects psychologiques, émotionnels et physiques de sa dignité et du respect qu’elle a d’elle‑même.

31 Dans cette affaire, il y a manifestement atteinte à la liberté de ne pas s’associer. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec le juge LeBel lorsqu’il recommande de faire preuve de retenue envers les choix du gouvernement pour l’interprétation des notions d’« accomplissement personnel » (par. 210) et de « démocratie » (par. 228-229). Je ne souscris pas à son opinion selon laquelle la présente affaire « débord[e] largement du domaine d’expertise des tribunaux » (par. 239). À mon sens, bien qu’il ait pu y avoir de graves problèmes dans ce domaine, les choix que peut faire le gouvernement sont limités. C’est un cas manifeste de coercition gouvernementale, où les travailleurs du secteur de la construction au Québec sont forcés de se regrouper en quelques syndicats désignés et approuvés par le gouvernement. Le fait que les travailleurs puissent choisir entre cinq syndicats ne veut absolument pas dire qu’il n’y ait pas eu atteinte, car cela demeure une affiliation à un groupe imposée par le gouvernement. L’accomplissement personnel du travailleur n’est pas respecté à bien des égards. Ce dernier doit se syndiquer. Dans le cadre du régime prescrit, la démocratie est restreinte en plus par le choix limité. Rien ne garantit que la majorité des électeurs exerceront leur droit. Une disposition applicable par défaut peut déterminer l’issue des élections. Ceux qui votent pour des associations minoritaires peuvent être laissés à l’écart des négociations futures.

32 La vaste majorité des Canadiens doivent travailler pour gagner leur vie, de

sorte que travailler est une nécessité de la vie. Toutefois, dans le présent cas, les appelants ne prétendent pas qu’être forcés de travailler avec un groupe particulier ou de participer à des activités liées au travail viole l’al. 2d). Il ne s’agit pas d’une affaire où des travailleurs contestent le versement de cotisations syndicales obligatoires; les restrictions en l’espèce sont beaucoup plus sévères que celle dont il est question dans Lavigne. La formule Rand oblige le versement de cotisations syndicales pour le mieux‑être de tous les travailleurs; en l’espèce, les travailleurs sont forcés d’adhérer à un syndicat. Comme l’ont soutenu les appelants, il y a une grande différence entre être forcé par le gouvernement d’adhérer à l’un des cinq syndicats désignés et être forcé de verser des cotisations syndicales. Les appelants disent (mémoire, par. 24) :

[traduction] L’opposition à l’appartenance syndicale peut reposer sur des convictions morales, religieuses ou politiques profondes, et il est implicite en droit canadien que de telles convictions doivent être respectées.

Je suis d’accord avec cette affirmation. L’arrêt Lavigne met l’accent sur les activités réelles du syndicat en question et sur l’utilisation des cotisations syndicales. D’autre part, même si la situation en l’espèce n’est pas fondée sur les opinions réelles des cinq syndicats, elle comporte un élément de conformité idéologique.

33 Comme je l’ai dit, il n’est pas nécessaire de déterminer de façon définitive si ces droits à la liberté constituent des indications distinctes d’une violation de l’al. 2d) ou s’ils représentent seulement des sous-catégories de la conformité idéologique étant donné qu’en l’espèce, la conformité idéologique, acceptée explicitement par les juges La Forest et McLachlin dans Lavigne, existe. Des travailleurs peuvent être absolument contre l’adhésion syndicale pour différentes raisons, mais ils doivent faire abstraction de leurs croyances et convictions, qu’elles soient de nature morale, religieuse ou politique, s’ils veulent travailler dans le secteur de la construction au Québec. Ce sont les seuls travailleurs à être ainsi touchés. Lorsque j’examine la liberté de ne pas s’associer en fonction des autres valeurs véhiculées par la Charte, notamment la liberté de conscience et d’expression, la liberté, la liberté de circulation et d’établissement et le droit au travail, je ne peux m’empêcher de conclure que l’association syndicale imposée par le gouvernement porte atteinte à ce droit important garanti par la Charte.

34 Comme je l’ai dit, la conformité idéologique entre en jeu surtout parce que les membres des associations participent par nécessité à un régime d’association forcée et de contrôle étatique des possibilités d’emploi, et l’appuient indirectement. C’est un cas où les droits démocratiques des travailleurs sont retirés. Être forcé d’accepter un régime restreignant de façon importante le principe démocratique en matière de relations du travail et d’y participer constitue une forme de coercition qui ne peut pas être totalement séparée de la conformité idéologique. Si le législateur prévoyait qu’une personne devait être membre d’un parti politique donné pour avoir un emploi dans la fonction publique du Canada, la situation serait analogue. Certains prétendraient qu’on n’est pas obligé de croire et qu’il suffit d’être membre, mais, comme je l’ai affirmé au par. 16, je pense qu’il y aurait toujours une conformité idéologique évidente.

35 Étant donné que la conformité idéologique fait partie du critère plus large auquel je souscris, je conclus que les dispositions législatives contestées portent atteinte au droit négatif que comporte l’al. 2d).

36 À mon avis, cette conclusion n’est pas incompatible avec les arrêts antérieurs. Par exemple, la formule Rand est différente de la situation en l’espèce parce qu’elle ne va pas à l’encontre du principe démocratique; dans ce cas, la majorité des travailleurs choisissent l’accréditation et approuvent la convention collective. Les travailleurs peuvent toujours choisir de travailler dans un environnement non syndiqué. L’association forcée en bout de ligne est alors justifiée par le principe de la majorité et par la nécessité sous-jacente d’avoir un régime de protection des travailleurs qui soit efficace. Il faut aussi faire la distinction avec les exigences des associations professionnelles comme les associations de médecins et les barreaux, où la nécessité de protéger le public peut requérir une association forcée qui est justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. En l’espèce, les dispositions ne visent pas à protéger le public en garantissant la compétence des travailleurs. Pour être accrédité, un travailleur doit être membre de l’un des cinq syndicats désignés; pour être membre, il doit avoir résidé au Québec pendant l’année précédente, avoir travaillé un nombre d’heures déterminé cette année‑là et être âgé de moins de 50 ans. Un travailleur ne répondant pas à ces exigences ne peut travailler au Québec, quelle que soit sa compétence ou son expérience réelle dans le métier qu’il a choisi. Les conditions liées à l’association forcée n’ont rien à voir avec la protection du public. Comme le dit le juge Bonin de la Cour du Québec, « [c]e certificat avait principalement comme but de maintenir la priorité d’embauche ». Par conséquent, une justification aux termes de l’article premier est requise. Toutefois, avant d’examiner l’article premier, j’aborde l’analyse du droit positif que comporte également l’al. 2d).

L’alinéa 2d) -- Le droit positif

37 Comme je l’ai mentionné précédemment, les appelants plaident l’inconstitutionnalité de l’art. 30, qui établit les conditions d’obtention de la carte de compétence, et des exigences de quotas régionaux restreignant le droit d’être inscrit sur les listes syndicales. Ainsi, même s’il n’y avait aucune atteinte au droit de ne pas s’associer, il resterait encore à déterminer s’il y a violation du droit positif de s’associer. Cette question n’a pas été traitée par le juge LeBel, qui exprime une opinion différente quant à l’objet et l’effet de l’art. 30 de la Loi.

38 J’ai mentionné qu’en vertu de l’art. 30, les travailleurs de la construction ne peuvent être inscrits sur la liste de l’employeur et adhérer à un syndicat aux termes de l’art. 32 que s’ils ont résidé au Québec pendant l’année précédente, s’ils ont travaillé 300 heures cette année‑là et s’ils sont âgés de moins de 50 ans. La Commission de la construction du Québec transmet une carte aux travailleurs dont le nom figure sur cette liste (art. 36). Un employeur ne peut recourir aux services d’une personne dans le secteur de la construction que si elle est titulaire de l’une de ces cartes (art. 39). Par conséquent, une personne qui ne remplit pas les exigences de l’art. 30 ne peut pas adhérer à l’un des cinq syndicats et ne peut donc pas travailler au Québec. En outre, comme l’a reconnu la Commission de la construction du Québec, au par. 24 de son mémoire d’intervenante, il existait à l’époque visée des quotas régionaux qui limitaient le nombre de travailleurs dans chaque région désignée de la province. Les personnes qui vivent au Québec ou à l’extérieur voient leur capacité d’adhérer à l’un des syndicats et, par conséquent, de travailler dans le secteur de la construction fortement restreinte par ces exigences arbitraires. Par exemple, une personne qui a vécu au Québec toute sa vie mais qui n’y résidait pas l’année précédente, parce qu’elle fréquentait l’école ou travaillait ailleurs au pays, serait exclue. On peut en dire autant d’une personne qui n’a jamais quitté la province mais qui n’a tout simplement pas travaillé dans ce secteur au cours de l’année précédente ou d’une personne qui désire acquérir de la formation et commencer à travailler dans ce secteur. Dans ce dernier cas, même si la personne est titulaire du certificat de compétence-apprenti ou du certificat de compétence-occupation, qui ont leurs propres restrictions comme je l’expliquerai plus loin, elle ne peut pas se syndiquer avant d’avoir effectué 300 heures de travail ou l’équivalent en cours de formation. Ces barrières à l’association sont encore plus grandes pour les personnes qui n’ont pas résidé au Québec l’année précédente.

39 L’article 30 de la Loi mentionne trois types de certificats de compétence : le certificat de compétence-compagnon, le certificat de compétence-occupation et le certificat de compétence-apprenti. Les articles 2 et 2.1 du Règlement sur la délivrance des certificats de compétence, (1987) 119 G.O. II, 2351, régissent la délivrance du certificat de compétence-apprenti. À part les autres exigences, à l’époque visée et actuellement, l’art. 2.1 prévoit qu’un nombre maximal de certificats peut être délivré dans une année donnée. Ce nombre ne peut être dépassé qu’en cas de pénurie de main-d’œuvre dans une région; dans ces cas, des certificats peuvent être délivrés à ceux qui remplissent les exigences, dont l’une consiste à résider dans la région en question (art. 3). Comme pour le certificat de compétence-apprenti, la délivrance des certificats de compétence‑occupation est assujettie à un quota. Nul ne peut recevoir le certificat de compétence-occupation sans avoir terminé un cours approuvé par la Commission; toutefois, la Commission décide du nombre de places disponibles pour ces cours en fonction du nombre de travailleurs requis par région (art. 4 et 4.1). Ainsi, tant le certificat de compétence-apprenti que le certificat de compétence-occupation peuvent être refusés en raison des quotas régionaux. Pour une personne qui commence dans l’industrie, cela signifie donc qu’on pourrait refuser de lui délivrer le certificat de compétence, qui est une condition préalable à l’adhésion syndicale en vertu de l’art. 30 de la Loi, simplement parce que le quota fixé par le gouvernement a été atteint.

40 Le certificat de compétence-compagnon est légèrement différent. En vertu de l’art. 1 du Règlement sur la délivrance des certificats de compétence, le certificat de compétence-compagnon est délivré au titulaire du certificat de qualification ou de l’attestation d’expérience délivrés aux termes du Règlement sur la formation et la qualification professionnelles de la main-d’œuvre de l’industrie de la construction, R.R.Q. 1981, ch. F-5, r. 3. Ce règlement définit le certificat de qualification comme « un certificat délivré par le ministère et qui atteste le niveau de qualification acquise par le détenteur dans un métier dont l’exercice est réglementé en vertu de la Loi » et l’attestation d’expérience comme « un document que le ministère délivre exceptionnellement et qui atteste que le détenteur a exercé un métier, en tout ou en partie ». Selon l’article 7 de ce règlement, le certificat de qualification peut être délivré à toute personne ayant terminé son apprentissage conformément à ce règlement ou à toute personne en mesure de prouver qu’elle a acquis de l’expérience en exerçant ce métier pour une durée égale au nombre de périodes prévues à l’annexe B du règlement. En ce qui concerne d’abord l’achèvement de l’apprentissage, qui s’appliquerait aux débutants dans les métiers visés, l’art. 16 du règlement, qui traite des conditions d’admission à l’apprentissage, dispose notamment que la personne doit être titulaire du certificat de classification délivré en vertu du Règlement sur le placement des salariés dans l’industrie de la construction, R.R.Q. 1981, ch. R-20, r. 10. Ce dernier prévoit que le certificat de classification est délivré à toute personne ayant satisfait à la condition d’avoir travaillé dans l’industrie un certain nombre d’heures au cours des cinq années civiles précédentes (art. 6). Par conséquent, ce certificat peut être délivré à une personne d’expérience qui a travaillé dans l’industrie pendant un certain nombre d’heures au cours des cinq dernières années; toutefois, il faut aussi tenir compte de l’art. 30, qui continue à prescrire que, pour adhérer à un syndicat et devenir un salarié, une personne doit avoir effectué au moins 300 heures de travail dans l’industrie au cours de l’année civile précédente. Pour ceux qui viennent de l’extérieur de la province, les possibilités sont encore plus faibles. L’article 10 prévoit qu’un certificat de classification spécial peut être délivré au salarié domicilié hors du Québec qui obtient préalablement une garantie d’emploi d’un employeur inscrit auprès de la Commission. Puisque l’art. 10 exige qu’une personne domiciliée hors du Québec obtienne un emploi pour recevoir le certificat de qualification, les exigences de l’art. 30 doivent déjà avoir été respectées et une carte de compétence doit avoir été délivrée au travailleur se trouvant dans cette situation; autrement, l’employeur contreviendrait à l’art. 39 de la Loi.

41 En réalité, une personne de l’extérieur du Québec qui n’a pas d’emploi ne peut pas obtenir le certificat de qualification et, de ce fait, le certificat de compétence‑compagnon; il ne peut pas obtenir un emploi sans être titulaire de l’un des trois types de cartes de compétence. Même s’il n’y a aucune exigence de quota applicable au certificat de compétence-compagnon, il est improbable, voire même impossible, qu’une personne de l’extérieur du Québec soit titulaire de l’une de ces cartes, de sorte qu’elle devra être titulaire du certificat de compétence-apprenti ou du certificat de compétence-occupation, ce qui est impossible si les quotas régionaux sont atteints. Par conséquent, même si des travailleurs ont satisfait aux exigences de l’art. 30, il se peut qu’ils ne puissent pas recevoir une carte de compétence, adhérer à un syndicat ou travailler.

42 En résumé, il y a des restrictions importantes au droit d’une personne d’adhérer à l’un des cinq syndicats désignés pour pouvoir travailler dans le secteur de la construction au Québec. Même si les conditions imposées par l’art. 30 de la Loi étaient des limites permises à la liberté d’association, les quotas régionaux devraient être justifiés aux termes de l’article premier. Ils portent indûment atteinte à la capacité des travailleurs d’adhérer à un syndicat, ce qui est une condition préalable à l’emploi dans le secteur de la construction au Québec. En soi, ils constituent une atteinte à la liberté d’association garantie par l’al. 2d).

L’article premier : La violation de l’al. 2d) peut-elle se justifier?

43 Pour déterminer si cette violation peut se justifier aux termes de l’article premier, notre Cour doit encore une fois prendre en considération les valeurs véhiculées par la Charte, notamment la liberté, la liberté d’expression, le droit au travail et le droit de circulation et d’établissement. Pour que le gouvernement réussisse à justifier l’atteinte à un droit garanti par la Charte, il doit prouver selon le critère de la plus grande probabilité que l’objectif des dispositions législatives contestées est urgent et réel. Il doit ensuite démontrer que la violation est proportionnelle. En d’autres termes, il doit y avoir un lien rationnel entre l’objectif en question et les mesures adoptées. Ces mesures ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Le moyen choisi doit être de nature à porter le moins possible atteinte à la liberté en question. Il doit aussi y avoir proportionnalité entre l’objectif et l’effet des mesures (Oakes, précité).

44 Le mis en cause fait valoir qu’il est dans l’intérêt public qu’il y ait une négociation collective structurée. Traitant de l’objet de la législation, il soutient que l’art. 30 de la Loi a comme objectif d’établir le degré de représentativité des associations en cause pour la négociation collective (mémoire, par. 72). Il souligne que ces associations font partie intégrante d’un régime de relations du travail mis en place pour assurer la paix industrielle. Dans le même sens que cet argument, la plaidoirie du mis en cause fait clairement ressortir que le seul objet de l’association imposée est la négociation collective et que cette dernière est un droit non protégé et une activité dans l’intérêt des travailleurs. Selon moi, ce n’est pas tant l’activité entreprise par l’association qui est pertinente pour déterminer si l’objectif législatif est urgent et réel; c’est l’objet de la Loi elle‑même et de l’exigence que les travailleurs adhèrent à l’un des cinq syndicats désignés pour pouvoir travailler dans le secteur industriel en question.

45 Le mis en cause fournit à notre Cour un point de vue historique et prétend que seul ce régime global fonctionne dans ce secteur industriel au Québec. Le juge LeBel est d’accord et reconnaît que l’art. 30 a été adopté simplement pour permettre de déterminer quels syndicats recruteraient des membres et se verraient de ce fait accorder le statut d’association représentative. Il fonde ces conclusions sur des documents et des événements antérieurs à la Charte. La preuve de nécessité exige un contexte reposant sur la situation et les circonstances actuelles. Ainsi, il serait très rare, à mon avis, que ce qui était justifié par le passé lorsqu’aucune valeur véhiculée par la Charte n’était en cause soit déterminant. Cette façon de voir est compatible avec la décision rendue par notre Cour dans Big M Drug Mart, précité, où il est dit qu’il ne suffit pas d’examiner l’objectif de la loi telle qu’elle était avant l’entrée en vigueur de la Charte. Notre Cour doit examiner l’objectif de la loi telle qu’elle existe aujourd’hui. À tout le moins, le mis en cause aurait dû présenter des éléments de preuve portant sur le fonctionnement réel du régime, sur la participation des travailleurs au processus démocratique limité prévu et sur les raisons justifiant la violation du droit démocratique et la restriction extrême du droit positif de s’associer.

46 Le mis en cause n’aborde pas les exigences de l’art. 30 auxquelles il faut satisfaire pour travailler au Québec ni les quotas régionaux. Je conviens qu’il est dans l’intérêt public qu’il y ait une négociation collective structurée et que des exigences de compétence soient prévues; il s’agit sans aucun doute d’objectifs urgents et réels. Mais j’ai du mal à convenir qu’il s’agisse des véritables objectifs des dispositions contestées. La loi entraîne des restrictions à l’admission dans le secteur industriel, le retrait de la possibilité qu’il y ait des entreprises non syndiquées, des restrictions aux droits de négociation, l’imposition de quotas régionaux et l’empiétement sur la liberté de circuler et de s’établir dans toute région. Le mis en cause n’a pas démontré l’existence d’un lien logique entre les objectifs qu’il a énoncés et ces restrictions. Même si j’acceptais les objectifs énoncés et que je concluais à l’existence d’un lien, le mis en cause ne satisferait pas à l’exigence d’atteinte minimale que comporte le critère de proportionnalité.

47 Relativement au lien entre l’association forcée et l’objectif énoncé, le mis en cause soutient qu’il est essentiel, pour la négociation collective dans ce domaine, de limiter le nombre d’acteurs dans ce secteur industriel. Il s’agit d’un argument fondé sur l’histoire des relations du travail au Québec. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, le mis en cause n’a pas réussi à démontrer que ces dispositions, telles qu’elles sont libellées, visent véritablement à permettre une négociation collective structurée. En outre, toute justification fondée sur la compétence est insoutenable. Les véritables exigences de l’art. 30 et les quotas régionaux n’ont pratiquement rien à voir avec la compétence professionnelle des travailleurs dans le secteur de la construction. Cela a été souligné par le juge Bonin, qui a dit que « [c]e certificat avait principalement comme but de maintenir la priorité d’embauche ». Le fait d’avoir résidé au Québec au cours de l’année précédente, d’avoir travaillé un nombre d’heures déterminé cette année‑là et d’être âgé de moins de 50 ans ne vérifie pas la compétence. On peut en dire autant des quotas régionaux et des restrictions à la circulation et à l’établissement dans toute région de la province. Par conséquent, je conclus à l’absence de lien rationnel entre l’objectif et les mesures prises.

48 L’atteinte minimale est également une considération importante en l’espèce. Malgré tout objectif d’intérêt public qui existerait, notre Cour doit déterminer si le travailleur n’est touché que de façon minimale par l’obligation d’adhérer à l’une des cinq associations désignées et par les exigences supplémentaires qu’il doit respecter pour adhérer à ces associations. Selon Madame le juge Trudel, s’il y a violation de l’al. 2d), la restriction est minimale; mais elle n’explique pas cette conclusion sauf en disant que tout salarié a le droit d’appartenir à l’association de son choix et en affirmant que le travailleur potentiel peut aussi exprimer sa dissidence à toute assemblée syndicale et voter sans encourir une sanction (p. 930-931). Elle n’a pas abordé la question de l’importance fondamentale de la conformité idéologique, dont il est fait mention dans les présents motifs. Elle n’a pas traité des dispositions précises de l’art. 30 et des règlements. Elle semble être d’avis qu’en soi, les exigences de « compétence » ne sont pas liées à la liberté d’association. Je ne suis pas d’accord. En l’espèce, elles sont liées à la liberté d’association parce qu’il faut y satisfaire pour pouvoir adhérer au syndicat (art. 32). Selon moi, toute justification doit porter sur les modalités et les effets du régime. Le mis en cause doit démontrer que le régime, tel qu’il existe, est justifié en tant que restriction équitable du droit garanti par la Charte qui est touché.

49 Si on considère que la loi a pour objet d’assurer la compétence des travailleurs de la construction, ni la restriction de la « liberté de s’associer » ni celle de la « liberté de ne pas s’associer » ne constituent une atteinte minimale. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’art. 30 et les quotas régionaux n’ont rien ou presque rien à voir avec la compétence, de sorte qu’ils ne peuvent certainement pas être considérés comme des atteintes minimales à l’al. 2d).

50 En outre, à l’examen de la nature d’intérêt public de la négociation collective, je ne vois pas comment l’art. 30 et les quotas régionaux ne portent atteinte que de façon minimale aux composantes positive et négative de la liberté d’association. Même si on reconnaît l’importance de la négociation collective pour l’intérêt public, si tel était bel et bien l’objectif de ces dispositions, rien ne prouve que celle‑ci doive donner lieu au contrôle du gouvernement sur l’admission au marché du travail en fonction des facteurs susmentionnés ou à la négation du principe démocratique. Comme le démontrent les faits dans Lavigne, le gouvernement peut faire d’autres choix qui soutiennent la négociation collective. L’imposition de la formule Rand, par exemple, permet que la négociation collective se poursuive sans que les travailleurs soient tenus d’adhérer à un syndicat. En outre, quant au moyen de protéger le droit négatif, s’il n’y avait eu aucun problème avec le droit positif en l’espèce, le gouvernement aurait pu adopter une clause permettant à ceux qui ne souhaitent pas adhérer à un syndicat de simplement s’abstenir tout en continuant de verser des cotisations syndicales au syndicat représentatif de la majorité ou dans un « fonds » collectif à diviser également entre les cinq syndicats représentatifs.

51 Compte tenu des conclusions qui précèdent, il n’y a pas lieu d’examiner les effets préjudiciables des mesures choisies.

52 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens, d’invalider les art. 30 et 32 de la Loi et l’art. 23 du Règlement sur le choix d’une association représentative par les salariés de l’industrie de la construction, et de suspendre la déclaration d’invalidité pour 18 mois afin de permettre au législateur d’examiner la possibilité d’apporter des modifications à sa législation.

Version française des motifs rendus par

53 Le juge L’Heureux-Dubé -- Les appelants contestent dans ce pourvoi la constitutionnalité de la loi régissant les relations du travail dans l’industrie de la construction au Québec, la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20 (la « Loi »). Mon collègue le juge LeBel conclut à la constitutionnalité de la Loi et rejette le pourvoi. Je souscris à cette conclusion, mais j’y arrive par une voie différente.

54 Le juge LeBel fait une revue exhaustive de l’histoire mouvementée des relations du travail dans le secteur de la construction au Québec ainsi que du contexte législatif de la Loi, examen auquel je souscris entièrement. Comme je l’ai mentionné dans Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, par. 6 :

Il faut toujours tenir compte du contexte unique des relations du travail lorsqu’il s’agit de demandes fondées sur la Constitution dans ce domaine, et la liberté d’association doit être interprétée en fonction de la nature et de l’importance des associations de travailleurs en tant qu’institutions œuvrant pour l’amélioration des conditions de travail et pour la protection de la dignité et des intérêts collectifs des travailleurs dans un aspect fondamental de leur vie : l’emploi. De même, l’analyse contextuelle fondée sur la Charte doit également tenir compte de la nécessité traditionnelle de l’intervention gouvernementale pour rendre exécutoires les droits d’association des travailleurs. [Souligné dans l’original.]

55 Selon les appelants, la Loi viole l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés puisqu’elle oblige les salariés du secteur de la construction à se syndiquer et, ce faisant, elle porte atteinte au « droit de ne pas s’associer », qui, à leur avis, est protégé par l’al. 2d). Dans son analyse approfondie de Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, et des diverses opinions que les sept juges de notre Cour y ont exprimées relativement au « droit de ne pas s’associer », mon collègue le juge LeBel estime que les juges majoritaires de la Cour ont conclu que l’al. 2d) protège le « droit de ne pas s’associer ». Il adopte une interprétation restrictive de ce droit, qu’il infère de ces diverses opinions. Selon cette interprétation, la Loi ne violerait pas l’al. 2d) même si on devait conclure qu’elle oblige les travailleurs du secteur de la construction du Québec à être membres d’une association représentative, conclusion que le juge LeBel ne tire pas de toute manière.

56 Le juge LeBel affirme, au par. 189, que, d’après les juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt Lavigne, « le droit de ne pas s’associer [...] constituait une composante nécessaire de la garantie de liberté d’association visée par l’al. 2d) de la Charte ». Avec égards, je ne suis pas d’accord. Mon analyse des différentes opinions divergentes exprimées dans Lavigne m’amène à une tout autre conclusion, d’autant plus que la question a été abordée simplement en réponse à un argument avancé par l’appelant Lavigne, qu’elle était accessoire à la question en litige dans cette affaire et qu’elle n’en a pas dicté la conclusion. Notre Cour s’est divisée également (3-3) quant au présumé « droit de ne pas s’associer », Madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) ne s’étant pas prononcée sur cette question, qu’« il [n’est] pas nécessaire, à mon avis, de résoudre », a-t-elle dit (p. 343). Elle a ensuite analysé la question en « présum[ant] qu’il existe un droit de ne pas s’associer » (p. 346 (je souligne)). Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’une faible majorité a exprimé une préférence pour un « droit de ne pas s’associer » d’une portée très limitée protégé par l’al. 2d), si tant est qu’un tel droit existe, droit que le juge McLachlin a décrit comme étant « la liberté de ne pas se voir imposer la conformité idéologique » (p. 344). Mon collègue le juge LeBel adopte en l’espèce cette interprétation restrictive du droit en cause.

57 Dans les circonstances, je conclus que l’arrêt Lavigne n’est ni déterminant ni persuasif sur la question de la protection de l’al. 2d) du « droit de ne pas s’associer » et je n’ai aucune hésitation à souscrire à l’opinion de Madame le juge Wilson sur cette question dans Lavigne, à laquelle le juge Cory et moi-même avons souscrit. Notre Cour, dans ses décisions ultérieures sur la portée de l’al. 2d), n’est pas revenue sur la question du « droit de ne pas s’associer », qui, affirme-t-on, est protégé par l’al. 2d) : voir, par exemple, Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; Delisle, précité.

58 Dans l’arrêt Lavigne, le juge Wilson analyse de façon exhaustive le présumé « droit de ne pas s’associer ». Comme je l’ai fait à l’époque, je souscris encore aujourd’hui à ses motifs, selon lesquels l’al. 2d) ne comporte pas « les deux revers d’une liberté bilatérale », pour reprendre l’expression utilisée par le juge La Forest dans Lavigne (p. 319). Même si, à première vue, la contrepartie négative du droit d’association garanti par l’al. 2d) peut paraître attrayante sur le plan intellectuel et sembler être une simple question de logique, ce raisonnement a été rejeté dans R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296 : voir Lavigne, p. 258-259, le juge Wilson. Ce droit négatif n’est formulé nulle part dans la Charte, comme mon collègue le juge LeBel le souligne au par. 193 de ses motifs. Il est à l’opposé de l’objet et de la portée du droit d’association protégé. Il s’inscrit mal dans le régime de la Charte. Il banalise la Charte puisque la reconnaissance d’un tel droit aurait de sérieuses conséquences, qui obligeraient les tribunaux à poser des limites strictes pour différencier les véritables violations de l’al. 2d) de celles qui sont triviales sur le plan constitutionnel : voir Merry c. Manitoba and Manitoba Medical Association (1989), 58 Man. R. (2d) 221 (B.R.). C’est le cas aux États‑Unis : voir N. L. Cantor, « Forced Payments to Service Institutions and Constitutional Interests in Ideological Non‑Association » (1983-1984), 36 Rutgers L. Rev. 3, et on propose déjà au Canada des façons d’atténuer ces inévitables problèmes d’avalanche de poursuites : voir B. Etherington, « Freedom of Association and Compulsory Union Dues : Towards a Purposive Conception of a Freedom to not Associate » (1987), 19 R.D. Ottawa 1. L’analyse de mon collègue le juge LeBel en l’espèce illustre bien la difficulté à circonscrire un tel droit présumé (en particulier aux par. 215-232), comme le souligne d’ailleurs le juge Iacobucci (par. 284).

59 Même si j’estime que personne ne devrait être forcé de s’associer, contrairement à mon collègue le juge LeBel, je considère que l’al. 2d) de la Charte n’offre pas une telle protection constitutionnelle pour les raisons que j’ai exposées. Je crois plutôt, surtout compte tenu de l’interprétation restrictive de ce droit et des nombreuses exceptions intrinsèques qu’adopte mon collègue le juge LeBel, que la garantie constitutionnelle de liberté d’expression prévue par l’al. 2b) est celle qui entre en jeu en cas d’association forcée, de même que possiblement la garantie prévue à l’art. 7 de la Charte. Il n’y a pas lieu de créer un « droit de ne pas s’associer » comme composante de l’al. 2d) de la Charte, avec toutes les conséquences qu’une telle protection peut entraîner, et que, à mon avis, l’al. 2d) n’a jamais voulu garantir.

60 On peut répondre à la véritable préoccupation exprimée par le juge McLachlin dans Lavigne quant à « la liberté de ne pas se voir imposer la conformité idéologique » sans créer un « droit de ne pas s’associer » protégé, comme le souligne le juge Wilson dans Lavigne : « Conclure que l’al. 2d) n’inclut pas le droit de ne pas s’associer ne prive pas ceux qui ne veulent pas s’associer de tout moyen d’obtenir une réparation pour ces préjudices. L’alinéa 2b) et l’art. 7 de la Charte, en particulier, me sembleraient susceptibles d’être invoqués dans les cas qui s’y prêtent » (p. 263).

61 Je suis également consciente des propos du juge Dickson dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344, que cite le juge Wilson dans Lavigne, p. 259, selon lesquels l’élargissement du droit protégé à la liberté d’association de manière à y inclure la liberté de ne pas s’associer reviendrait à « aller au-delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question ». Comme l’a mentionné le juge Wilson à la p. 259 :

Me Goudge a soutenu qu’élargir la portée de l’al. 2d) afin d’y englober une liberté d’association négative ouvrirait la porte à des conflits entre les droits de s’associer des syndiqués et les droits de ne pas s’associer des non‑syndiqués. Interpréter ainsi cette disposition placerait la Cour dans la situation impossible où elle aurait à choisir quels droits garantis par l’al. 2d) devraient l’emporter. Je suis d’accord avec l’avocat de l’intimé pour dire qu’il faut autant que possible éviter toute interprétation produisant ce résultat.

L’objet fondamental de la liberté d’association

62 Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313 (le « Renvoi relatif à l’Alberta »), le juge McIntyre, au nom de la majorité, affirme à la p. 409 que « l’objet fondamental de la liberté d’association [. . .] est de permettre la poursuite collective d’objectifs communs ». Dans Lavigne, précité, le juge Wilson, p. 252, revisite l’analyse de la liberté d’association dans le Renvoi relatif à l’Alberta et conclut :

[N]otre Cour, en interprétant l’objectif qui sous‑tend l’al. 2d), a conclu unanimement que la liberté d’association vise à protéger la poursuite collective d’objectifs communs. Cette interprétation de l’objet de la garantie de la liberté d’association a été confirmée dans des arrêts plus récents. Par exemple, l’al. 2d) a encore fait l’objet d’un examen dans le contexte des relations de travail dans Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367 (« I.P.F.P. »). [Je souligne.]

63 Pour sa part, le juge La Forest, à la p. 317 de cet arrêt, introduit l’expression « aspirations individuelles » lorsqu’il note qu’« [i]l importe de reconnaître que bien qu’il soit vrai, comme le dit le juge Wilson dans ses motifs, à la p. 251, que “la liberté d’association vise à protéger la poursuite collective d’objectifs communs”, cette protection sert en fin de compte à promouvoir des aspirations individuelles ».

64 J’interprète l’expression « aspirations individuelles » comme étant un ensemble comprenant un sous‑ensemble d’« objectifs communs » et un sous‑ensemble d’« objectifs individuels ». J’estime qu’en matière de liberté d’association, les « aspirations individuelles » dont parle le juge La Forest renvoient principalement au sous‑ensemble des objectifs communs. La poursuite d’aspirations individuelles comprend les deux : objectifs individuels et objectifs communs. La liberté d’association protège la mise en œuvre de ces derniers. Bien qu’une affaire donnée puisse porter uniquement sur des objectifs communs, l’inclusion d’objectifs individuels dans l’expression « aspirations individuelles » ne réfute pas cet argument.

65 À mon sens, il ne serait pas conforme à la jurisprudence de la Cour de considérer que l’al. 2d) vise uniquement la protection de la poursuite collective d’objectifs individuels, soit que les objectifs communs n’entreraient pas en ligne de compte.

66 Il existe une raison additionnelle pour laquelle la « poursuite collective d’objectifs individuels » n’entre pas dans le cadre de l’analyse de la liberté d’association. L’interaction des individus entraîne un élément de synergie dans la société. La simple addition d’objectifs individuels ne suffit pas. La société est plus que la somme de ses parties. Autrement dit, une rangée de taxis n’équivaut pas à un autobus. L’application d’une méthode mathématique à l’égard des droits garantis par la Charte ne tient pas compte des aspirations qu’elle enchâsse.

67 Dans ce contexte, les droits négatifs sont considérés comme des droits individuels incarnant des objectifs individuels : la Constitution garantit à tout individu le droit de ne pas être membre d’une association. Mais, si « l’objet fondamental de la liberté d’association, [. . .] est de permettre la poursuite collective d’objectifs communs », la notion même de « liberté d’association négative » devient suspecte. C’est la définition d’« objectifs communs » qui est en cause. Dans un tel contexte, la « poursuite collective d’objectifs communs » mène à une abstraction difficile à justifier.

68 Le renvoi à la jurisprudence américaine, sur laquelle s’est également appuyé l’appelant dans Lavigne, de même que le renvoi à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, citée par mes collègues, sont subordonnés à la mise en garde suivante du juge Wilson dans Lavigne, p. 256-258 :

[N]otre Cour doit faire preuve de prudence en adoptant une décision, si convaincante soit‑elle, d’un tribunal étranger. Notre Cour a constamment affirmé que, quand bien même elle peut sans aucun doute tirer profit de l’expérience des tribunaux américains et d’autres tribunaux étrangers en matière constitutionnelle, elle n’est pas du tout liée par cette expérience ni par la jurisprudence en découlant. Le caractère unique de la Charte canadienne des droits et libertés tient non seulement à la structure distincte de la Charte, comparativement au Bill of Rights américain, mais encore aux particularités de la tradition culturelle, historique, sociale et politique du Canada . . .

Ces observations sont particulièrement à propos dans ce pourvoi car, en ce qui concerne la liberté d’association, notre Charte contraste d’une façon frappante avec le Bill of Rights américain. Dans la Constitution des États‑Unis, la liberté d’association n’est pas reconnue explicitement. C’est seulement parce que les tribunaux ont reconnu qu’elle pouvait être inférée de la liberté de parole garantie par le Premier amendement que la protection de cette liberté est devenue possible . . .

Par contre, sous le régime de la Charte, il n’est pas nécessaire d’établir de lien entre l’association et l’expression pour que l’al. 2d) s’applique. Le juge en chef Dickson fait ressortir cette distinction dans le Renvoi relatif à l’Alberta.

69 Sur cette question, comme le dit le professeur P. W. Hogg dans Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 56‑18.2 :

[traduction] Le tribunal doit pouvoir statuer sur une affaire dont il est régulièrement saisi en se fondant sur un motif d’ordre non constitutionnel, sur un motif d’ordre constitutionnel ou sur les deux types de motifs. La voie de la retenue judiciaire consiste à disposer de l’affaire en fonction de motifs d’ordre non constitutionnel. Le tribunal peut ainsi trancher le litige entre les parties en évitant les répercussions des décisions constitutionnelles sur les pouvoirs des organes législatif ou exécutif du gouvernement.

70 Selon la voie de la retenue judiciaire, les tribunaux doivent se garder d’établir de nouveaux principes constitutionnels si les principes existants permettent de trancher la question. À ce sujet, je ferais un commentaire sur l’affaire Sigurjónsson c. Islande, Cour eur. D.H., arrêt du 30 juin 1993, série A no 264, que le juge LeBel cite dans ses motifs au par. 250, où il déclare que, dans Sigurjónsson, la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») « a clairement accepté que le droit de ne pas s’associer devait être interprété comme étant visé par la garantie du par. 11(1) ». À la page 17 de sa décision, la majorité de la CEDH dit :

. . . les objections de [. . .] Sigurjónsson se fondent en partie sur son désaccord avec la politique de ladite association, favorable à la limitation du nombre des taxis et, partant, de l’accès à la profession; selon lui, des libertés personnelles étendues, y compris la liberté professionnelle, servent mieux les intérêts de son pays qu’une réglementation par l’État. La Cour estime donc pouvoir ici examiner l’article 11 à la lumière des articles 9 et 10 : la protection des opinions personnelles compte parmi les objectifs de la liberté d’association qu’il garantit (arrêt Young, James et Webster précité, pp. 23-24, § 57). Les pressions exercées sur le requérant pour le contraindre à rester à la Frami représentent un élément supplémentaire touchant à l’essence même d’un droit énoncé à l’article 11; partant, il y a eu ingérence là aussi. [Je souligne.]

71 Il est clair que la CEDH est parvenue à sa décision en examinant les objectifs individuels de M. Sigurjónsson à la lumière de l’art. 11 de la Convention européenne. La CEDH conclut également à l’unanimité qu’il « ne s’impose pas d’examiner aussi l’affaire sur le terrain des articles 9 et 10 » (p. 20).

72 De même, dans une autre décision citée par le juge LeBel au par. 250, la décision Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH 1999-III, la CEDH applique une méthode d’analyse hybride, qui ne serait pas requise au Canada. Dans cette affaire, les demandeurs sont tous propriétaires de petits terrains. La loi exige des demandeurs, qui s’opposent à la chasse, qu’ils adhèrent aux associations communales ou intercommunales de chasse agréées établies dans leur commune et qu’ils leur cèdent les droits de chasse afférents à leurs terrains, de manière à ce que tous les chasseurs de la municipalité en question puissent y chasser. Voici ce qu’affirme la CEDH (au par. 117) :

Contraindre de par la loi un individu à une adhésion profondément contraire à ses propres convictions et l’obliger, du fait de cette adhésion, à apporter le terrain dont il est propriétaire pour que l’association en question réalise des objectifs qu’il désapprouve va au‑delà de ce qui est nécessaire pour assurer un juste équilibre entre des intérêts contradictoires et ne saurait être considéré comme proportionné au but poursuivi.

Il y a donc violation de l’article 11.

73 Mon opposition à la consécration du droit négatif d’association en vertu de l’al. 2d) n’est pas dictée par le désir de restreindre les droits de ceux qui se sentent lésés par une telle exclusion. Mon raisonnement s’appuie sur le fait que nous disposons, à mon avis, des outils constitutionnels nécessaires pour traiter de ce genre de litige.

74 Tel que mentionné précédemment, l’analyse effectuée dans Sigurjónsson serait contraire à notre jurisprudence pour deux raisons. Premièrement, elle s’appuie principalement sur des objectifs individuels, en accordant beaucoup moins d’importance aux objectifs communs. Deuxièmement, la CEDH aurait pu en arriver à une solution fondée sur les art. 9 ou 10, mais elle en a décidé autrement.

75 Cette parcimonie judiciaire doit être attribuée à la prudence et non à l’avarice. Les réparations prévues dans la Constitution sont de puissants outils qu’on doit utiliser avec prudence. Lorsqu’il le faut, toutefois, ils doivent être utilisés avec vigueur et en fonction de l’objet visé.

76 Le fait que ce soient les opposants à l’établissement ou au maintien d’associations de travailleurs qui ont traditionnellement été les instigateurs des tentatives d’établissement du droit négatif d’association constitue une raison de plus d’être prudent. Étant donné une origine aussi tarée, nous devons nous demander s’il est nécessaire de constitutionnaliser une mesure visant à nier le droit d’association. Les motifs dissidents du juge Thór Vilhjálmsson dans la décision Sigurjónsson reflètent cette préoccupation (à la p. 21) :

La présente cause révèle à mon avis que la liberté classique d’association, explicitement consacrée à l’article 11 de la Convention, diffère par essence de la liberté négative d’association. La liberté protégée par la Convention figurait à l’origine parmi les fondements de la liberté et de l’activité politiques. Depuis lors, à la faveur de cette liberté, les syndicats, de même que leurs efforts pour améliorer le sort de leurs membres, ont pris de l’extension. L’affaire islandaise pendante devant la Cour prouve que dans certaines circonstances, on ne discerne pas clairement si la liberté négative d’association peut servir les intérêts des personnes concernées d’une manière comparable aux bienfaits manifestes de la liberté classique. [Je souligne.]

77 La création et l’application de nouveaux outils judiciaires d’origine douteuse engendreront inévitablement une nouvelle jurisprudence assortie de certains risques. Une telle évolution peut ne pas être considérée comme prudente, surtout parce qu’il est inutile de prendre un tel risque puisqu’il existe des solutions de rechange reconnues.

78 De toute manière, la Convention européenne ne peut dicter la façon dont la Charte canadienne protège les droits fondamentaux, et, comme l’affirme mon collègue le juge LeBel (au par. 251), « l’examen de la jurisprudence européenne n’est pas concluant ». Cependant, je ne souscris pas à son opinion selon laquelle « il confirme l’interprétation voulant que le droit limité de refuser de s’associer est visé par l’al. 2d) de la Charte ». À mon avis, une telle interprétation de l’al. 2d) de la Charte n’est aucunement implicite dans la jurisprudence européenne, car celle-ci est compatible avec mon point de vue selon lequel, si un tel droit existe, il est protégé par l’al. 2b) de la Charte.

79 En l’espèce, le droit de ne pas s’associer n’est pas contesté, mais uniquement la façon dont la Charte canadienne le protège. Pour ces raisons, qui sont analysées de façon plus exhaustive dans les motifs du juge Wilson dans Lavigne, auxquels je renvoie comme s’ils étaient ici au long reproduits, je conclus « que l’al. 2d) n’inclut que la liberté positive de s’associer », pour reprendre les mots du juge Wilson (p. 263). Cela dit, il n’y a aucune raison d’entreprendre une analyse relative à l’article premier.

80 En conclusion, je partage l’avis du juge LeBel que la question constitutionnelle doit recevoir une réponse négative et que le pourvoi doit être rejeté.

81 J’aimerais cependant ajouter le commentaire suivant au sujet de la situation à laquelle font face les travailleurs québécois du secteur de la construction et qui, en l’espèce, sous‑tend la contestation constitutionnelle fondée sur l’al. 2d) de la Charte.

82 En vertu de l’art. 39 de la Loi, selon son libellé au moment où les appelants ont été inculpés pour infractions à la Loi, aucun employeur ne pouvait employer dans le secteur de la construction du Québec un travailleur qui n’avait pas obtenu au préalable de la Commission de la construction du Québec une carte indiquant son choix d’association représentative parmi les cinq syndicats accrédités pour représenter les travailleurs de la construction. En vertu de l’art. 36, cette carte ne pouvait être délivrée qu’aux travailleurs dont le nom figurait sur la liste des salariés ayant satisfait aux exigences de l’art. 30 de la Loi :

a) titulaires d’un certificat de compétence-compagnon, d’un certificat de compétence-occupation ou d’un certificat de compétence-apprenti délivré par la Commission;

b) ayant effectué au moins trois cents heures de travail au cours des douze premiers des quinze mois civils complets précédant le mois durant lequel a lieu le scrutin prévu à l’article 32;

c) domiciliés au Québec au dernier jour du treizième mois qui précède la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47.

83 C’est uniquement après avoir satisfait à toutes ces exigences qu’un travailleur de la construction pouvait choisir une association représentative, une fois que son nom figure sur la liste. Il n’était toutefois pas possible à un salarié de satisfaire à l’exigence d’avoir effectué 300 heures de travail puisqu’il lui était interdit de le faire étant donné que l’art. 39 de la Loi interdit à un employeur d’embaucher un travailleur sans carte. C’est un problème particulièrement épineux auquel les travailleurs de la construction du Québec devaient faire face à l’époque.

84 Toutefois, la Loi paraît avoir été modifiée par la suite, en partie par l’ajout du nouvel art. 36.1 (L.Q. 1996, ch. 74, art. 36) : « La Commission peut en tout temps émettre une carte visée à l’article 36 à une personne qui désire commencer à travailler à titre de salarié dans l’industrie de la construction et qui lui communique, selon la procédure que la Commission établit par règlement, le choix qu’elle fait d’une des associations dont le nom a été publié suivant l’article 29 » (je souligne).

85 Puisque nous ne sommes pas saisis de cette question d’interprétation

de la Loi, je ne poursuis pas plus loin l’exercice.

86 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Version française du jugement des juges Gonthier, Arbour et LeBel rendu par

Le juge LeBel --

I. Introduction

87 Les relations du travail dans l’industrie de la construction du Québec ont vécu une longue histoire, complexe et difficile, dont le présent pourvoi constitue un nouvel épisode. Advance Cutting & Coring Ltd., un entrepreneur en construction en affaires dans la vallée de l’Outaouais, ainsi que les autres appelants, qui sont des entrepreneurs, promoteurs immobiliers ou travailleurs de la construction, veulent écrire un nouveau chapitre, afin, selon eux, de protéger la liberté d’association des travailleurs du secteur de la construction. Par la même occasion, ils veulent être acquittés de l’accusation d’avoir embauché des salariés non titulaires des certificats de compétence requis pour travailler sur un chantier de construction, contrairement à la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20 (la « Loi sur la construction »), ou de celle d’avoir travaillé dans l’industrie sans les certificats de compétence appropriés. Inutile de dire que l’intimée, le mis en cause et certains intervenants sont fortement en désaccord avec le contenu et l’orientation de ce nouveau chapitre. Ils demandent le rejet du pourvoi. Ils contestent même la qualité des appelants pour soulever les arguments de nature constitutionnelle avancés en l’espèce. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, même si j’estime que les appelants ont qualité pour soulever la question constitutionnelle. Pour parvenir à cette conclusion, j’ai réexaminé l’arrêt de notre Cour Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211. De ce fait, j’entends proposer une conception plus précise du droit de ne pas s’associer que protège l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés et de le délimiter par rapport à la liberté corrélative positive de s’associer, que garantit également cet alinéa.

II. Les questions en litige et leur contexte

88 Il faut faire une mise en garde dès le début des présents motifs.

89 Le pourvoi n’a rien à voir avec la liberté de circulation et d’établissement garantie par l’art. 6 de la Charte ni avec son effet sur la validité des dispositions législatives contestées par les appelants. Les questions constitutionnelles énoncées par l’ancien juge en chef Lamer se limitent à la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte. Les arguments invoqués devant les cours d’instance inférieure portent presque exclusivement sur la garantie de liberté d’association. De plus, à l’audience, les juges de notre Cour ont demandé très précisément à l’avocat des appelants si l’art. 6 de la Charte était en jeu. Celui-ci a répondu que la seule question constitutionnelle en cause en l’espèce était la liberté d’association.

90 Il serait également injuste pour l’intimée, le mis en cause et les intervenants qui les appuient, qu’on examine la question de la liberté de circulation et d’établissement, car les questions de droit et de fait établies devant les cours d’instance inférieure et en notre Cour portent sur la garantie de liberté d’association, sur son interprétation et sur l’application des dispositions pertinentes de la Loi sur la construction. Il serait donc injustifié de traiter davantage de l’art. 6 dans le présent pourvoi, sauf pour examiner les questions qu’a soulevées le juge Bastarache dans ses motifs.

91 Advance Cutting & Coring Ltd. et les autres appelants travaillant dans le secteur de la construction, devant les accusations portées en vertu de l’art. 119.1 de la Loi sur la construction, soulèvent la question d’une présumée atteinte à la garantie de liberté d’association par les dispositions de cette loi relatives à l’adhésion syndicale. Advance Cutting et les autres appelants sont accusés d’avoir employé des travailleurs n’ayant pas les certificats de compétence exigés par cet article. Certains appelants, qui sont des travailleurs de la construction, sont accusés d’avoir exécuté des travaux de construction au sens de la Loi sans être titulaires des certificats de compétence également requis par l’art. 119.1.

92 Les appelants ne contestent pas les faits. Ils admettent avoir employé du personnel ne possédant pas les titres nécessaires pour des travaux de construction visés par la Loi ou, dans le cas des travailleurs eux‑mêmes, ne pas avoir obtenu les permis de travail et l’accréditation professionnelle nécessaires avant de se rendre au travail.

93 Ils affirment que les travailleurs ne peuvent obtenir les certificats de compétence sans devenir membres de l’un des groupes syndicaux énumérés à l’art. 28 de la Loi sur la construction. Ils font valoir que cette obligation est inconstitutionnelle, car elle porte atteinte au droit de non-association, qui fait partie, à leur avis, de la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte.

94 Les appelants prétendent que les travailleurs de la construction ne devraient pas être tenus d’obtenir les certificats de compétence parce que leur délivrance est liée à la syndicalisation obligatoire. Se fondant sur ce seul motif, ils ont demandé au procès le rejet de toutes les accusations portées contre eux.

95 L’intervenante la Commission de la construction du Québec, organisme public chargé de l’application de la Loi, et le procureur général du Québec, le mis en cause à l’instance, contestent même la qualité d’Advance Cutting & Coring Ltd. et des autres appelants pour soulever les questions constitutionnelles. Ils soutiennent que les appelants/accusés sont inculpés d’avoir enfreint les règles régissant la compétence des travailleurs, inculpations qui n’ont rien à voir avec les dispositions de la Loi concernant l’adhésion syndicale. À leur avis, même si les questions constitutionnelles étaient tranchées en faveur des appelants/accusés, ceux‑ci resteraient tout de même coupables des infractions reprochées. Le moyen de défense n’aurait donc absolument aucune pertinence.

96 L’argument du mis en cause selon lequel les appelants n’ont pas qualité pour agir doit être rejeté. Comme il ressort des dispositions législatives contestées dans le pourvoi, les conditions de délivrance des certificats de compétence et d’adhésion syndicale se trouvent étroitement liées. Une contestation réussie des dispositions régissant le choix obligatoire d’un agent négociateur pourrait permettre d’invoquer un moyen de défense contre les accusations particulières portées en l’espèce. De plus, à ce stade‑ci des procédures, l’intérêt de la justice milite en faveur d’un examen attentif des questions de fond dont notre Cour est saisie.

97 La Commission et le procureur général prétendent subsidiairement qu’aucune atteinte à la garantie de liberté d’association n’est survenue. Ils soutiennent qu’une telle atteinte aurait été justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. C’est dans ce contexte que l’affaire est portée devant le tribunal.

III. Les dispositions législatives pertinentes

98 Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

a) liberté de conscience et de religion;

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

c) liberté de réunion pacifique;

d) liberté d’association.

Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20

1. Dans la présente loi, à moins que le contexte n’indique un sens différent, les expressions et mots suivants signifient :

a) « association » : un syndicat professionnel représentant des salariés de la construction ou tout groupement de salariés de la construction non constitué en corporation, une union, fédération ou confédération de tels syndicats ou groupements, un conseil de métiers, un conseil provincial de métiers ou une fédération de tels conseils, ayant pour but l’étude, la défense et le développement des intérêts économiques, sociaux et éducatifs de ses membres et dont la compétence s’étend à l’ensemble du Québec pour tous les métiers et emplois de la construction;

b) « association représentative » : une association à qui la Commission a délivré le certificat prévu à l’article 34;

28. Seuls la Centrale des syndicats démocratiques (CSD), la Confédération des syndicats nationaux (CSN-CONSTRUCTION), le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (INTERNATIONAL), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ-CONSTRUCTION) et le Syndicat de la construction Côte Nord de Sept-Îles Inc. peuvent faire constater leur représentativité en présentant à la Commission une demande à cette fin au cours des cinq premiers jours du douzième mois qui précède la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47.

30. La Commission doit dresser une liste de tous les salariés :

a) titulaires d’un certificat de compétence-compagnon, d’un certificat de compétence-occupation ou d’un certificat de compétence-apprenti délivré par la Commission;

b) ayant effectué au moins trois cents heures de travail au cours des douze premiers des quinze mois civils complets précédant le mois durant lequel a lieu le scrutin prévu à l’article 32; et

c) domiciliés au Québec au dernier jour du treizième mois qui précède la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47.

Le paragraphe b du premier alinéa ne s’applique pas au salarié qui, le dernier jour du douzième mois qui précède la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47, est âgé de cinquante ans ou plus.

Cette liste établit de façon non contestable le nom des seuls salariés pouvant se prévaloir de l’article 32.

Au cours du douzième mois qui précède la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47, la Commission transmet à chaque salarié dont le nom apparaît sur la liste établie suivant le présent article une carte qui l’identifie comme votant aux fins de l’article 32 et qui mentionne son nom et son numéro d’assurance sociale.

Cette liste est transmise aux associations visées à l’article 29 au plus tard quinze jours avant la tenue du scrutin prévu à l’article 32.

32. Au cours du onzième mois qui précède la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47, tout salarié dont le nom apparaît sur la liste dressée suivant l’article 30 peut, conformément au présent article, faire connaître à la Commission le choix qu’il fait d’une des associations dont le nom a été publié suivant l’article 29.

Ce choix s’exprime en secret, par voie de scrutin tenu sous la surveillance d’un représentant de la Commission, aux dates et de la façon prévues par règlement de la Commission. Toutefois, ce scrutin doit se tenir sur une période d’au moins cinq jours consécutifs.

Un salarié qui ayant droit de faire connaître son choix ne l’a pas exprimé suivant le premier alinéa est réputé, pour l’application des articles 33, 35 et 38, avoir choisi l’association en faveur de laquelle il a fait connaître son choix lors du scrutin précédent ou à laquelle il a adhéré suivant l’article 39 depuis ce scrutin, à la condition que le nom de cette association soit publié suivant l’article 29.

Tout litige relatif au vote ou découlant du scrutin est tranché par le représentant de la Commission, dont la décision est sans appel.

Le troisième alinéa ne s’applique pas pour le premier scrutin tenu après le 4 décembre 1980 en vertu du premier alinéa.

33. La Commission doit dresser une liste indiquant le choix exprimé par les salariés suivant l’article 32.

34. La Commission constate le degré de représentativité d’une association conformément aux critères établis à l’article 35.

Elle délivre à chaque association dont le nom a été publié suivant l’article 29 un certificat établissant son degré de représentativité et la liste des salariés qui ont adhéré à cette association suivant l’article 32.

Ce certificat prend effet le premier jour du huitième mois précédant la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47.

35. La représentativité d’une association de salariés correspond au pourcentage que représente le nombre de salariés qui ont fait, conformément à l’article 32, leur choix en faveur de cette association par rapport au nombre total de salariés qui ont fait leur choix.

36. La Commission fait parvenir à chaque salarié dont le nom figure sur la liste visée à l’article 33 une carte portant mention, notamment :

a) de son nom;

b) de son numéro d’assurance sociale;

c) du nom de l’association représentative qu’il a choisie suivant l’article 32.

Cette carte prend effet à compter du premier jour du huitième mois précédant la date originale d’expiration du décret prévu à l’article 47.

38. Le fait qu’un salarié ait manifesté son choix suivant l’article 32 autorise l’employeur à précompter sur la paie de ce salarié la cotisation syndicale et oblige l’employeur à remettre cette cotisation à la Commission en même temps que son rapport mensuel.

La Commission remet les cotisations ainsi reçues aux associations représentatives, avec un bordereau nominatif.

39. Aucun employeur ne peut employer un salarié à moins que ce salarié n’ait au préalable obtenu de la Commission la carte visée à l’article 36 après que ce salarié ait fait connaître à la Commission, suivant la procédure établie par cette dernière, son adhésion à une association représentative et que la Commission n’ait avisé en conséquence l’association intéressée.

85.5 Un employeur et un salarié doivent être titulaires d’un certificat de compétence-compagnon, d’un certificat de compétence-occupation ou d’un certificat de compétence-apprenti et d’un carnet d’apprentissage ou d’une exemption délivrés par la Commission et avoir en leur possession ce certificat ou une preuve d’exemption pour exécuter eux‑mêmes des travaux de construction.

85.6 Pour exécuter eux-mêmes des travaux relatifs à un métier, un employeur et un salarié doivent être titulaires d’un certificat de compétence-compagnon, d’un certificat de compétence-apprenti et d’un carnet d’apprentissage ou d’une exemption délivrés par la Commission et correspondant à ce métier et avoir en leur possession ce certificat ou une preuve d’exemption.

94. Tout salarié a droit d’appartenir à une association de salariés de son choix et de participer à ses activités et à son administration mais il ne peut appartenir qu’à une seule association de salariés.

119.1 Commet une infraction et est passible d’une amende de 400 $ dans le cas d’un individu et de 1 600 $ dans le cas de toute autre personne :

(1) quiconque exécute lui-même des travaux de construction sans être titulaire soit d’un certificat de compétence-compagnon, soit d’un certificat de compétence-occupation, soit d’un certificat de compétence-apprenti ou soit d’une exemption, délivré par la Commission ou sans avoir en sa possession ce certificat ou une preuve d’exemption;

(2) quiconque exécute lui-même des travaux relatifs à un métier sans être titulaire soit d’un certificat de compétence-compagnon ou d’un certificat de compétence-apprenti correspondant à ce métier ou soit d’une exemption, délivré par la Commission ou sans avoir en sa possession ce certificat ou une preuve d’exemption;

(3) quiconque utilise les services d’un salarié ou l’affecte à des travaux de construction sans que ce dernier soit titulaire soit d’un certificat de compétence-compagnon, soit d’un certificat de compétence-occupation, soit d’un certificat de compétence-apprenti ou soit d’une exemption, délivré par la Commission ou sans qu’il ait en sa possession ce certificat ou une preuve d’exemption;

(4) quiconque utilise les services d’un salarié ou l’affecte à l’exécution de travaux relatifs à un métier sans que ce dernier soit titulaire soit d’un certificat de compétence-compagnon ou d’un certificat de compétence-apprenti correspondant à ce métier ou soit d’une exemption, délivré par la Commission ou sans qu’il ait en sa possession ce certificat ou une preuve d’exemption;

. . .

Règlement sur le certificat d’enregistrement délivré par l’Office de la construction du Québec, R.R.Q. 1981, ch. R-20, r. 3 (abrogé en 1997).

1. Tout salarié de la construction doit obtenir ou avoir obtenu de l’Office de la construction du Québec, la carte visée à l’article 36 de la Loi sur les relations du travail dans l’industrie de la construction (L.R.Q., c. R-20) pour pouvoir travailler dans cette industrie.

IV. Historique des procédures judiciaires

A. Cour du Québec

99 Les accusations sont portées en vertu du Code de procédure pénale du Québec, L.R.Q., ch. C-25.1. Elles sont entendues par le juge Bonin, de la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec à Hull (Québec). Avant l’audience, les appelants informent le procureur général qu’ils entendent contester la constitutionnalité de plusieurs dispositions de la Loi sur la construction.

100 Dans un court jugement, le juge Bonin rejette l’argument constitutionnel et déclare les accusés coupables des faits reprochés. À son avis, l’al. 2d) de la Charte ne garantit pas un régime de négociation collective particulier ni le choix d’un agent négociateur. Le juge de première instance cite à l’appui de sa conclusion la décision rendue par notre Cour dans Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367. Dans l’affaire dont il est saisi, il estime que les accusés n’ont même pas établi l’existence d’une violation de l’al. 2d) de la Charte :

Le Québec a donc établi un régime de négociations des conditions de travail dans le secteur de la construction entre des parties définies. Il m’apparaît, suivant l’arrêt plus haut cité, que ce régime est conforme à la Charte des droits et libertés et ne viole donc pas l’article 2d) de ladite Charte.

B. Cour supérieure du Québec, [1998] R.J.Q. 911

101 Les appelants interjettent appel auprès de la Cour supérieure. Madame le juge Trudel conclut à l’absence d’atteinte à la garantie de liberté d’association, mais décide néanmoins d’examiner la question de la justification aux termes de l’article premier de la Charte. Ses motifs approfondis passent en revue l’histoire du régime de relations du travail dans l’industrie de la construction du Québec. Elle analyse également l’interprétation des dispositions contestées de la Loi et l’application de l’al. 2d) de la Charte à ce régime de relations du travail.

102 Même si le juge Trudel conclut que la délivrance d’un certificat de compétence est liée à la syndicalisation, elle estime que l’obligation de se syndiquer ne porte pas atteinte à la garantie de liberté d’association. La loi autorise les salariés à choisir entre cinq différents groupes syndicaux, ce qui leur permet de conserver dans une large mesure la liberté d’association. De plus, selon le juge Trudel, cette obligation n’a pas d’autre but que le choix d’une association représentative en vue de la négociation et de la conclusion de conventions collectives.

103 Le juge Trudel aborde le problème de l’existence du droit de ne pas s’associer, bien qu’elle estime ne pas avoir à se prononcer sur cette question. À son avis, la décision rendue par notre Cour dans Lavigne n’a pas empêché que certaines formes d’association forcée soient constitutionnelles et il n’y a aucun droit absolu de non‑association. Elle juge que certaines formes de syndicalisation obligatoire visant à maintenir un système efficace et stable de négociation collective ne constituent pas en soi une atteinte à l’al. 2d).

104 Le juge Trudel analyse ensuite l’application de l’article premier dans l’hypothèse où il y aurait eu atteinte à la garantie de liberté d’association. Elle écrit qu’elle aurait estimé la loi justifiée d’après le critère de l’arrêt Oakes (voir R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103). La loi porte sur des questions urgentes liées à la nature et aux problèmes particuliers de l’industrie de la construction au Québec. Les moyens utilisés par le législateur paraissent raisonnables et proportionnels à l’objectif. Selon elle, les tribunaux doivent appliquer ces critères en faisant preuve de souplesse et de retenue à l’égard des choix faits par le législateur dans les domaines où des questions sociales et économiques importantes sont en jeu. La disposition sur la syndicalisation vise à déterminer la représentativité des groupes syndicaux pour la négociation collective à l’échelle de la province. De plus, le choix des cinq associations énumérées à l’art. 28 de la Loi sur la construction n’est pas arbitraire. Ces groupes étaient tous présents et actifs dans l’industrie de la construction. Enfin, les dispositions contestées portent atteinte de façon minimale à l’al. 2d) et les avantages qu’elles présentent l’emportent sur tout préjudice qu’elles pourraient causer. Pour ces motifs, la Cour supérieure rejette l’appel et confirme le jugement de première instance.

C. Cour d’appel du Québec, [1998] J.Q. no 4173 (QL)

105 Les appelants sollicitent l’autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour d’appel du Québec sur les questions constitutionnelles soulevées devant la Cour du Québec et la Cour supérieure. Dans une courte décision appuyant les jugements antérieurs, le juge Brossard rejette la requête parce que, selon lui, ces questions ne sont pas vraiment pertinentes pour le règlement du litige. Les appelants ont été inculpés pour infraction aux dispositions de la Loi relatives à l’accréditation professionnelle des travailleurs de la construction. Ils ne pouvaient pas être acquittés même si les questions constitutionnelles qu’ils avaient soulevées étaient tranchées en leur faveur. Les appelants ont par la suite obtenu l’autorisation d’interjeter appel auprès de notre Cour : [1999] 1 R.C.S. v.

V. Les questions en litige

106 Le Juge en chef a énoncé les questions constitutionnelles suivantes :

1. Est-ce que les art. 28 à 40, 85.5, 85.6, 119.1 et 120 de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction et l’art. 23 du Règlement sur le choix d’une association représentative par les salariés de l’industrie de la construction restreignent la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Dans l’affirmative, cette restriction est-elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?

107 Je dois examiner dans ce cadre deux problèmes principaux ainsi que certaines questions connexes. Premièrement, j’analyserai la question de savoir si le régime législatif établi par la Loi sur la construction constitue une atteinte à la liberté d’association garantie par l’al. 2d). À cette fin, je dois décider si le droit de ne pas s’associer doit être interprété comme faisant partie de la garantie de liberté d’association et, dans l’affirmative, quelles en seraient la nature et les limites. Deuxièmement, si je conclus que le droit de ne pas s’associer est implicitement visé par l’al. 2d) et que la disposition d’adhésion syndicale de la Loi sur la construction y porte atteinte, j’examinerai le problème de la justification aux termes de l’article premier.

VI. La position des parties

A. La position des appelants

108 Les appelants ont avancé un argument à trois volets. Ils prétendent premièrement que la Loi sur la construction impose l’obligation de se syndiquer pour pouvoir travailler dans le secteur de la construction. Deuxièmement, cette obligation porte atteinte à la garantie de liberté d’association, qui comporte le droit de ne pas s’associer. Et, troisièmement, la restriction à l’al. 2d) ne peut pas se justifier aux termes de l’article premier de la Charte. Aucun lien rationnel n’existe entre l’association forcée et l’objet explicite de la Loi. Elle ne satisfait pas non plus au critère de la proportionnalité et ne constitue pas une atteinte minimale à la garantie constitutionnelle. En conclusion, les appelants affirment que les articles pertinents de la loi doivent être annulés et ils demandent l’acquittement.

B. L’argument de l’intervenante Canadian Coalition of Open Shop Contracting

Associations

109 La Coalition est intervenue pour appuyer les appelants. Selon elle, le régime législatif du Québec équivaut à du syndicalisme obligatoire. Il crée un monopole en faveur des cinq associations énumérées tout en excluant d’autres groupes situés au Québec et hors du Québec. La Coalition prétend que ce régime porte atteinte à la garantie de liberté d’association, qui comporte le droit de non-association. Elle allègue qu’il prive les salariés d’un choix idéologique et politique fondamental en les obligeant à se syndiquer. À cet égard, le régime viole leur liberté de conscience et d’expression. La Coalition indique également que le régime des relations du travail du Québec risque aussi de porter atteinte à la liberté de circulation et d’établissement garantie par l’art. 6 de la Charte.

110 L’intervenante traite également de l’application de l’article premier. Elle affirme que le régime contesté ne peut pas se justifier. À son avis, le Québec serait en meilleure posture s’il harmonisait davantage son régime de négociation collective avec celui généralement appliqué dans le secteur de la construction des autres provinces canadiennes. Selon elle, aucun objectif impérieux ne justifie la loi contestée et il n’existe aucun lien rationnel entre celle-ci et ses objectifs. Le préjudice causé par le régime l’emporte de loin sur ses avantages. D’ailleurs, cette intervenante semble être d’avis que peu de clauses de sécurité syndicale résisteraient à un examen fondé sur la Charte.

C. La position de l’intimé -- Le procureur général du Québec

111 Le procureur général soutient que la question constitutionnelle n’est pas pertinente quant aux accusations auxquelles font face les appelants, même si notre Cour déclare inconstitutionnelles les dispositions de la Loi sur la construction. Même si les dispositions sur l’adhésion syndicale étaient annulées, les déclarations de culpabilité resteraient valides. Le procureur général laisse entendre que notre Cour devrait simplement rejeter le pourvoi pour absence de qualité pour agir et refuser d’examiner les questions constitutionnelles. À propos des principales questions constitutionnelles, il soutient que l’obligation générale d’obtenir des certificats de compétence professionnelle ne porte pas atteinte à la garantie de liberté d’association. Une telle mesure réglementaire demeure distincte des dispositions sur la syndicalisation.

112 De plus, les dispositions de la Loi sur la construction créant l’obligation de choisir une association représentative pour la négociation collective ne violent pas la garantie de liberté d’association. Ces règles font partie d’un régime de négociation collective sectoriel qui n’est pas visé par l’al. 2d) selon la jurisprudence de notre Cour. Le procureur général affirme également que la liberté d’association ne comporte pas le droit de ne pas s’associer et il ajoute que si ce droit existe, sa portée ne doit pas dépasser le cadre du droit fondamental de s’associer, lequel ne protège pas les objets de l’association.

113 Selon le procureur général, la Loi sur la construction comporte des règles répondant au besoin d’établir un régime de négociation collective efficace et stable dans l’industrie de la construction. L’Assemblée nationale du Québec a tenté de trouver un juste équilibre entre des intérêts opposés dans une industrie foncièrement instable. Notre Cour doit évaluer ce choix du législateur en faisant preuve de retenue et lui laisser une certaine liberté de choix et d’action pour déterminer les solutions les plus appropriées. En conséquence, tout en refusant d’admettre que la loi viole l’al. 2d), le procureur général soutient qu’une telle violation serait justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. L’objectif conserve son caractère urgent et important. Les moyens choisis respectent le critère de la proportionnalité. En outre, la Loi entraîne seulement une atteinte minimale aux droits fondamentaux et ses avantages l’emportent manifestement sur tout effet préjudiciable. Le procureur général demande donc le rejet du pourvoi.

D. Les syndicats intervenants

114 La Commission de la construction du Québec insiste sur la distinction entre les dispositions de la loi et des règlements relatives au contrôle de la compétence et celles qui ont trait au choix des groupements syndicaux représentatifs. Ces premières dispositions n’entraînent pas l’application de la garantie de liberté d’association. Même si la contestation constitutionnelle des dispositions visées par les appelants réussissait, ce succès ne changerait rien au régime de contrôle de la qualification professionnelle. Le pourvoi devrait donc être rejeté.

115 Certains groupes syndicaux québécois actifs dans le secteur de la construction ont déposé des mémoires. Ils affirment que les dispositions de la Loi sur la construction ne portent pas atteinte à la garantie de liberté d’association. Même s’il y avait eu une telle violation, elle serait justifiée en tant que limite raisonnable, aux termes de l’article premier. Ils sont également d’avis que l’al. 2d) ne garantit pas la liberté de ne pas s’associer.

116 Selon le Bureau canadien du Département des métiers de la construction, une section de la Fédération américaine du travail, FAT‑COI, le régime du Québec ne porte pas atteinte à la garantie de liberté d’association, même s’il diffère à certains égards de celui des autres provinces. Ce régime n’interdit pas la formation d’autres syndicats. Il ne pourrait être contesté avec succès que si l’on arrivait à démontrer l’existence d’un droit constitutionnel de non‑association. Un tel droit serait intrinsèquement incompatible avec l’exercice concret du droit d’association et pourrait le priver de tout contenu et de tout effet réels. S’il était reconnu, il devrait être rigoureusement limité et défini comme étant le droit de ne pas être forcé d’adhérer à une forme de conformité idéologique. Enfin, dans l’hypothèse d’une atteinte à l’al. 2d), elle serait justifiée aux termes de l’article premier. Dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier dans ce contexte, notre Cour devrait être consciente des choix difficiles auxquels faisait face le législateur et faire preuve de retenue à l’égard des options qu’il a choisies. De plus, l’exigence d’atteinte minimale ne saurait signifier que les solutions adoptées par le législateur doivent être uniformes partout au Canada.

VII. Analyse

A. Le contexte historique

117 Les problèmes et, parfois, la violence liés aux relations du travail dans l’industrie de la construction du Québec ont tourmenté les administrations provinciales qui se sont succédées depuis le milieu des années 60. Ces difficultés constantes sont étroitement rattachées à la nature particulière du développement et de l’organisation du mouvement syndical au Québec. Cette histoire a également été influencée par les méthodes particulières qu’utilisait la législature pour réglementer les relations du travail, pour établir et appliquer les normes du travail et pour contrôler la compétence professionnelle de la main‑d’œuvre. Aucune analyse de la Loi sur la construction, telle qu’elle existait lorsque le présent litige a débuté en 1992‑1993, ne serait adéquate sans examen du contexte historique.

118 Ces méthodes de gestion des relations du travail semblèrent bien fonctionner pendant un certain temps. Comme on le verra plus loin, une succession de conflits entre syndicats rivaux, au milieu des changements économiques que vivait l’industrie, mena à une réévaluation du régime et à de nouveaux choix dans les années 60 et 70 dans le but de rétablir la paix et la stabilité dans l’industrie.

119 La première tentative d’établissement de normes de travail dans l’industrie de la construction au Québec remonte à 1934, année où la législature provinciale a adopté une loi sur « l’extension des conventions collectives de travail » (Loi relative à l’extension des conventions collectives de travail, S.Q. 1934, ch. 56). La Loi permettait au gouvernement provincial de donner force de loi aux dispositions des conventions collectives conclues par des groupes syndicaux-patronaux représentatifs dans un domaine particulier du commerce, de l’industrie ou des services. Le ministère du Travail évaluait la représentativité de ces groupes. Sur sa recommandation, le gouvernement adoptait alors un décret donnant force de loi aux dispositions des conventions collectives portant principalement sur les salaires et certains avantages sociaux. Ces normes liaient non seulement les parties aux conventions de travail, mais aussi tous les employeurs et employés compris dans le domaine d’application professionnel et territorial du décret. Celui-ci s’appliquait à toute la province, à une région ou même à un secteur donné, dans une industrie ou activité définie. (Voir J.-L. Dubé, Décrets et comités paritaires : L’extension juridique des conventions collectives (1990), p. 5 et suiv.) Cette loi visait ainsi à arrêter le nivellement par le bas des conditions de travail pendant les pressions économiques de la Grande Dépression. Elle a été adoptée après le lobbyisme favorable des groupes syndicaux, notamment les syndicats catholiques (CTCC) (Confédération des travailleurs catholiques du Canada), qui sont par la suite devenus la CSN (Confédération des syndicats nationaux), ainsi qu’avec l’appui de certains groupes d’employeurs, malgré l’opposition farouche des autres (voir Dubé, op. cit., p. 12-15).

120 Dans l’industrie de la construction, le gouvernement provincial adopta une série de décrets régionaux pour étendre et faire respecter des normes minimales de travail en matière de salaires, d’heures de travail et de quelques autres avantages sociaux. Toutefois, aucune disposition relative à la sécurité syndicale, comme l’adhésion ou la perception de cotisations, ne pouvait être incluse dans ces décrets. Ce régime de décrets de construction régionaux fut renouvelé et maintenu jusque dans les années 60.

121 En 1944, la législature du Québec adopta la Loi des relations ouvrières, S.R.Q. 1941, ch. 162A. Cette loi prévoyait l’accréditation syndicale et le monopole d’un syndicat pour la représentation d’une unité de négociation particulière sous la surveillance d’une commission des relations ouvrières. Sous réserve de certaines adaptations, elle introduisit un régime de gestion des relations du travail semblable au modèle nord-américain découlant du New Deal aux États‑Unis. À la suite de modifications, cette loi est devenue le Code du travail du Québec en 1964 (S.Q. 1963-64, ch. 45 (maintenant L.R.Q., ch. C-27)).

122 Au Québec, ce régime d’unités de négociation locales ou définies représentées par un agent détenant des droits exclusifs de négociation collective ne perça guère dans l’industrie de la construction. Même si les travailleurs de la construction étaient visés par la Loi des relations ouvrières et que les syndicats auraient pu solliciter l’accréditation ou la reconnaissance volontaire en vertu de la Loi, les relations du travail dans l’industrie de la construction demeurèrent réglementées, jusque dans les années 60, principalement par des décrets régionaux portant sur les salaires, les avantages sociaux et la classification des travailleurs de la construction.

123 Toutefois, même au début des années 60, les relations du travail dans l’industrie reflétaient les divisions profondes au sein du mouvement syndical au Québec. La caractéristique la plus importante et la plus originale du domaine des relations du travail au Québec était l’ascension d’un fort mouvement syndical d’origine québécoise, largement influencé à l’époque par l’Église catholique. Ces syndicats catholiques se retrouvèrent en concurrence avec d’autres groupes syndicaux, déjà affiliés à des organisations internationales ou nationales et qui se regroupèrent par la suite sous la bannière de la Fédération des travailleurs du Québec et celle du Congrès du travail du Canada.

124 Dans l’industrie de la construction, les syndicats internationaux étaient particulièrement puissants dans les métiers comme l’électricité et la plomberie, mais ils contrôlaient aussi d’importants métiers comme le montage de structures d’acier et l’installation d’ascenseurs. De façon générale, les syndicats internationaux contrôlaient l’industrie de la construction à Montréal, où les syndicats catholiques restèrent faibles pendant longtemps. D’autre part, les syndicats d’origine québécoise étaient beaucoup plus actifs et influents hors de la région métropolitaine de Montréal. Ainsi, l’industrie de la construction reflétait les conflits et divisions du mouvement syndical québécois dans son ensemble, selon le témoignage de Réal Mireault, un expert en relations du travail au Québec qui a été sous‑ministre du Travail de la province.

125 Malgré ces divisions et ces conflits latents, le régime de décrets et de négociations collectives par région avait permis de maintenir des conditions minimales de travail dans l’industrie de la construction ainsi qu’une certaine paix industrielle jusque dans les années 60 (voir Commission de la construction du Québec, Historique des relations du travail dans l’industrie de la construction au Québec (1990), p. 3). En fait, il semble que moins de grèves et d’arrêts de travail survinrent au Québec que dans les autres provinces, au cours de cette période. Cette coexistence pacifique, quoique parfois hostile, entre les différentes branches du mouvement syndical québécois se rompit après 1965, probablement à cause de modifications aux lois sur les relations du travail et de l’évolution de la vie économique de l’industrie. Après l’adoption du Code du travail du Québec, qui s’appliquait alors à l’industrie de la construction, on assista à des tentatives d’accréditation syndicale pour certains chantiers ou employeurs. Une telle forme d’organisation syndicale et de négociation collective locales aurait été incompatible avec le régime régional de décrets et de négociations collectives informelles qui prévalait généralement jusque-là. Ces tentatives d’accréditation au niveau local n’ont généralement abouti à rien dans l’industrie de la construction. La Commission des relations du travail ne réussit ni à traiter dans les délais les demandes d’accréditation ni à concevoir un cadre de réglementation convenable pour de telles demandes. Entre‑temps, surtout après l’Exposition universelle de Montréal en 1967, les travaux de construction devinrent plus rares à Montréal. Par contre, de vastes projets industriels et énergétiques furent lancés dans plusieurs régions du Québec. Les syndicats internationaux tentèrent de s’implanter dans les régions et de prendre le contrôle de ces projets majeurs.

126 Plus particulièrement, les syndicats internationaux des métiers mécaniques essayèrent d’obtenir le monopole complet des travaux que comportaient les grands projets industriels dans l’ensemble de la province. D’autre part, la CSN -- Confédération des syndicats nationaux -- l’ancienne confédération des syndicats catholiques -- redoubla ses efforts pour accroître sa présence à Montréal et, sans beaucoup de succès, pour percer dans les métiers spécialisés de la construction. Certains groupes syndicaux cherchèrent à obtenir des droits exclusifs de négociation pour un projet particulier. D’autres tentèrent de préserver le régime régional. En 1968, il était devenu évident que le régime traditionnel de relations du travail dans l’industrie ne fonctionnait plus. Le régime de décrets régionaux s’effondrait tandis que l’accréditation locale en vertu du Code du travail s’était révélée pratiquement impossible.

127 Des conflits survinrent entre les groupements syndicaux et au sein des groupes d’employeurs. Par exemple, au moins une demi‑douzaine de groupes provinciaux, régionaux ou de métiers se disputaient l’appui des entrepreneurs. La violence éclatait fréquemment sur les chantiers de construction. Des arrêts de travail se produisaient souvent et de manière incontrôlable. Les abus comme la subornation et l’utilisation illicite des régimes de placement syndical étaient monnaie courante. Il fallait concevoir et mettre en place un nouveau cadre. Les tentatives de correction ou de remplacement de l’ancien régime de négociation collective donnèrent naissance à la Loi de 1968 (Loi des relations du travail dans l’industrie de la construction, S.Q. 1968, ch. 45), qui établit un régime spécialisé de relations du travail se limitant à l’industrie de la construction pour les cas où le Code du travail (S.R.Q. 1964, ch. 141 (maintenant L.R.Q., ch. C-27)) et la Loi des décrets de convention collective (S.R.Q. 1964, ch. 143 (maintenant L.R.Q., ch. D-2)) ne s’appliquaient plus (art. 3 et 59 de la Loi de 1968 (maintenant L.R.Q., ch. R-20, art. 27 et 124)). (Voir F. Morin et J.‑Y. Brière, Le droit de l’emploi au Québec (1998), p. 586-587.) Cette réforme de l’ancien régime, lui‑même propre au Québec, établit un nouveau régime des relations du travail lui aussi conçu spécialement pour l’industrie de la construction du Québec.

128 Le nouveau régime créa un mode de négociation qui visait tous les métiers de la construction, conservait la négociation régionale, mais permettait la négociation à l’échelle de la province, si les parties y consentaient (Historique des relations du travail dans l’industrie de la construction au Québec, op. cit., p. 5-6). La loi reconnut la CSN et la FTQ en tant qu’agents négociateurs pour leurs syndicats et sections locales affiliés et conféra le même statut à six groupes d’employeurs différents relativement à leurs propres membres. Un droit de veto fut accordé à chaque centrale syndicale et à tous les groupes d’employeurs. La convention collective entre syndicats et associations d’employeurs serait étendue par un décret juridiquement contraignant pour tous les employeurs et employés d’une région ou de la province. L’application des normes du travail fut confiée à des comités paritaires composés de représentants des employeurs et des syndicats. Pour la première fois, la loi permettait l’insertion dans les conventions collectives et dans les décrets de dispositions relatives à la syndicalisation et aux cotisations syndicales.

129 L’adoption de la loi suscita de grands espoirs, qui s’envolèrent vite. Les troubles ne cessèrent pas dans l’industrie de la construction. Le nouveau régime de négociation collective s’effondra presque immédiatement. Les conflits, les grèves et la violence se poursuivirent de la même façon, malgré l’adoption de modifications mineures et majeures à la loi au fil des années, qui ne réglèrent rien dans l’immédiat (voir Historique des relations du travail dans l’industrie de la construction au Québec, op. cit., p. 9-15; R. Mireault, « Témoignage sur l’évolution du régime des relations du travail dans le secteur de la construction », dans R. Blouin, dir., Vingt-cinq ans de pratique en relations industrielles au Québec (1990), 599, p. 612-613). Après une grève dure dans la région de Montréal, le gouvernement provincial dut revenir à la méthode de fixation des normes du travail par voie de règlement pris en vertu de la Loi sur le salaire minimum. (Voir Mireault, loc. cit., p. 613.)

130 Au cours de cette période, le gouvernement abolit les décrets de la construction initiaux et les remplaça par un nouveau décret provincial applicable à tous les métiers de la construction et à toutes les régions de la province. L’administration du décret de la construction fut confiée en 1971 à un organisme public, la Commission de l’industrie de la construction. Pour mettre fin à la violence syndicale et aux abus dans les régimes de placement et de bureaux d’embauche gérés par les syndicats et pour prévenir des grèves illégales, la loi prévoit des sanctions plus sévères, sans grand succès à l’époque. Malgré ces modifications, la violence continua à éclater sporadiquement, la négociation collective ne débouchant que sur de nouveaux conflits. Les syndicats de métiers spécialisés cherchèrent à obtenir ou à conserver le contrôle de grands projets, et la FTQ a tenté de s’assurer le contrôle de fait de l’industrie de la construction (voir Mireault, loc. cit., p. 616). Les rivalités intersyndicales persistèrent et touchèrent durement l’industrie.

131 En 1974, après le saccage du projet de la Baie James par des dirigeants syndicaux et des membres de sections locales de la construction affiliées à la FTQ, le gouvernement du Québec établit une commission d’enquête présidée par le juge en chef adjoint de la Cour provinciale, Robert Cliche : la Commission d’enquête sur l’exercice de la liberté syndicale dans l’industrie de la construction, plus connue sous le nom de « Commission Cliche ».

132 Le rapport de la Commission Cliche recommanda l’imposition de la mise en tutelle par l’État d’un certain nombre de sections locales de syndicats pendant plusieurs années. Il proposa également des modifications au régime de négociation collective de même que des réformes profondes dans les lois et règlements régissant la qualification professionnelle des entrepreneurs et l’accréditation professionnelle des travailleurs.

133 Le cadre législatif qui a découlé du rapport Cliche régit depuis lors les relations du travail dans l’industrie de la construction. Des modifications y ont été apportées par la suite, mais elles ne sont pas pertinentes en l’espèce. Les principales caractéristiques du régime sont demeurées essentiellement les mêmes jusqu’en 1992, date du début du présent litige, malgré de nombreuses modifications législatives. D’ailleurs, les professeurs Morin et Brière affirment que l’Assemblée nationale a adopté plus de quarante lois sur les relations du travail dans l’industrie de la construction au cours des trente dernières années (op. cit., annexe 5, p. 1343).

B. Le régime de relations du travail après la Commission Cliche

134 Le régime suivant la Commission Cliche demeure fondé sur la Loi des relations du travail dans l’industrie de la construction de 1968. Il établit un mode de relations du travail propre à l’industrie de la construction, ce qui le soustrait à l’application du Code du travail et de la Loi des décrets de convention collective. Il prévoit la négociation collective à l’échelle de la province entre, d’une part, les groupes syndicaux reconnus comme représentatifs par la loi elle‑même et, d’autre part, une association d’employeurs unifiée. Cette Association des entrepreneurs en construction du Québec a remplacé les nombreuses associations qui avaient tenté par le passé de négocier pour les employeurs. Tous les employés choisissent un groupe syndical pour les représenter. La nature de ce choix et de ses effets se situe au cœur du litige.

135 Les négociations et la convention entre les syndicats représentatifs et les associations d’employeurs ont mené à l’adoption d’un décret provincial applicable à l’ensemble de l’industrie et juridiquement contraignante pour tous les employés et employeurs de la province. L’application du décret a été confiée à un organisme public, l’« Office de la construction du Québec », devenu la « Commission de la construction du Québec ». Quelques années plus tard, les bureaux de placement syndicaux sont passés sous le contrôle de la Commission de la construction et il est maintenant interdit aux syndicats de les exploiter. Le régime prévoit l’embauche préférentielle des travailleurs de la construction dans chaque région de la province. Ce régime, révisé périodiquement, vise à atteindre une certaine stabilité dans l’emploi et à conférer des droits d’ancienneté aux salariés considérés comme « de vrais travailleurs de la construction ». La législature a également adopté un régime général de qualification professionnelle applicable à tous les entrepreneurs de l’industrie de la construction. (Voir C. Beaudry et C. Roy, « Aperçu du contexte législatif », dans Ogilvy Renault, La construction au Québec : perspectives juridiques (1998), 1, p. 11-17.)

136 Les dispositions complexes régissant les relations du travail dans l’industrie de la construction au Québec et l’accréditation des travailleurs et des employeurs ont créé un environnement fortement réglementé. L’industrie est loin d’un régime de négociation individuelle entre employeurs et employés. Son régime de relations du travail est également fort distinct du système de négociation collective par unité locale généralement prévu dans le reste du Canada par les lois du travail provinciales et fédérales. Le régime québécois comporte deux caractéristiques qui le différencient de manière frappante : (1) la nature centralisée du système de négociation collective et (2) la séparation entre la négociation des conditions de travail et leur mise en œuvre. Même si les groupes syndicaux et les associations d’employeurs négocient les conventions collectives et, par conséquent, les normes qui font l’objet du décret de la construction, l’application de ces normes de travail ne se fait pas par voie de grief, procédure contrôlée par les syndicats. Elle relève plutôt principalement de la Commission de la construction, organisme public créé par la Loi sur la construction. La Commission supervise la mise en œuvre du décret et le fait respecter, au besoin, par des recours civils et pénaux.

137 En vertu de la Loi sur la construction, les fonctions principales des groupes syndicaux représentatifs et des associations d’employeurs se limitent à la négociation des conditions de travail. L’importance des règles prévues par la loi pour le choix d’un syndicat est donc étroitement liée au processus de négociation, qui repose pour sa part sur l’évaluation de la représentativité des syndicats. L’impact d’un syndicat sur le processus de négociation collective dépend de son degré de représentativité. Si celui‑ci excède 50 p. 100, le syndicat peut contrôler la négociation et la signature de la convention, donc le contenu du décret. Les groupes plus petits qui ne réussissent pas à former une unité de négociation plus large risquent d’être de simples spectateurs dans le processus.

C. L’interprétation des dispositions régissant l’allégeance syndicale

138 Comme je l’ai indiqué précédemment, la loi reconnaissait cinq groupes syndicaux en tant que parties représentatives au moment de l’institution des procédures ayant mené au présent pourvoi. L’article 28 de la Loi sur la construction prévoyait que seuls ces cinq groupes syndicaux pouvaient faire constater leur représentativité.

139 La Commission dresse la liste des travailleurs de la construction qui possèdent les qualités requises pour participer au vote obligatoire prévu par l’art. 32 de la Loi, au cours duquel chacun doit choisir l’un des groupes syndicaux en tant qu’agent négociateur. Pour participer à ce vote, le travailleur de la construction doit être titulaire du certificat de compétence-compagnon, du certificat de compétence-occupation ou du certificat de compétence-apprenti. Il doit aussi avoir travaillé 300 heures dans l’industrie au cours des 15 mois précédant l’élection. La liste est vérifiée et établie par la Commission, qui détermine ainsi qui a le droit de voter lors du scrutin syndical.

140 Au cours du onzième mois précédant l’expiration du décret, tout travailleur de la construction admissible doit informer la Commission de son « choix » quant à l’association représentative. Le scrutin est secret. Le travailleur qui n’exprime pas son choix est réputé avoir choisi de nouveau l’association à laquelle il appartient déjà. Selon les résultats du scrutin, la Commission détermine la représentativité de chaque association en vertu de l’art. 35. Ce degré de représentativité détermine la portée de l’influence de chaque association dans les négociations. Seul le syndicat ou groupe d’associations dont la représentativité est d’au moins 50 p. 100 de tous les travailleurs de la construction accrédités peut négocier une convention collective. Les syndicats dont la représentativité est inférieure à 50 p. 100 des travailleurs de la construction accrédités ne peuvent négocier une convention collective, devant plutôt se contenter du rôle d’observateur et accepter les dispositions négociées par le syndicat plus représentatif. Ceux dont la représentativité est inférieure à 15 p. 100 perdent même leur droit d’assister aux séances de négociation collective (art. 42.1).

141 L’intimée et le mis en cause prétendent que, malgré son libellé, la Loi n’institue pas l’adhésion syndicale obligatoire. Selon eux, elle ne prévoit pas une forme d’atelier syndical. Ils affirment que la loi se borne à imposer l’obligation de choisir un agent négociateur et de payer pour ses services selon une formule de type Rand ou de mandat syndical. Cette interprétation ne respecte pas le texte de la Loi. D’après son libellé, la loi crée l’obligation d’adhérer à l’un des cinq groupes syndicaux. Le choix entre ces groupes signifie que les travailleurs de la construction sont réputés être membres du groupe pour lequel ils ont voté. Il faut souligner que la Loi ne précise pas la nature des rapports juridiques entre les syndicats de métiers ou les syndicats locaux qui appartiennent à des associations reconnues et leurs organisations-cadres. Elle ne prévoit pas la manière dont les travailleurs deviennent membres d’un syndicat local ou régional ni celle dont les cotisations syndicales sont réparties entre les affiliés des cinq groupes. Elle régit néanmoins certaines facettes de la gestion interne des syndicats locaux. Comme je l’ai mentionné précédemment, il est interdit aux syndicats de créer et de gérer des régimes de présentation de candidats à l’emploi et des bureaux d’embauchage. La Loi contient également des dispositions strictes contre la discrimination, que j’aborderai dans une autre partie des présents motifs.

D. L’effet de l’art. 30 de la Loi

142 Compte tenu de l’analyse de l’interprétation de l’art. 30 dans le présent pourvoi, il semble opportun de faire quelques commentaires sur l’historique législatif de cette disposition, son rapport avec l’appartenance syndicale et le contrôle de la compétence. À première vue, l’art. 30 empêche l’adhésion syndicale des travailleurs de la construction qui ne sont pas domiciliés au Québec ou qui n’ont pas effectué 300 heures de travail l’année précédente. En outre, il interdit aux syndicats de les accepter comme membres s’ils ne respectent pas ces conditions. Cependant, selon l’art. 39, une personne ne peut pas travailler sans posséder une carte attestant son expérience dans l’industrie, et, pour obtenir cette carte, elle doit d’abord se syndiquer. Une interprétation littérale de ces articles créerait donc un problème épineux condamnant l’industrie à l’extinction. Cela ne correspond évidemment pas à la réalité. Les statistiques démontrent que les travailleurs continuent à entrer dans l’industrie et à en sortir. Par exemple, en 1992, année où le présent litige a commencé, 20 677 travailleurs ont quitté l’industrie et 10 900 y sont entrés. Dans une meilleure année sur le plan économique, comme en 1987, la proportion de nouveaux travailleurs dans l’industrie a atteint 27,6 p. 100. (Voir, à titre d’exemple, Commission de la construction du Québec, Service recherche et organisation, Analyse de l’industrie de la construction au Québec 1992 (1993), p. 35.)

143 Une interprétation littérale de l’art. 30 signifierait également que la loi permettrait aux travailleurs de se joindre à l’industrie uniquement pendant la période de référence très limitée où a lieu l’évaluation de la représentativité des syndicats en vertu des art. 30 et 32. Comme les décrets demeurent généralement en vigueur pour trois ans, l’industrie et les syndicats ne pourraient accepter de nouveaux travailleurs et membres que tous les trois ans. Il serait impossible de se joindre à l’industrie en dehors de cette période de référence.

144 Il est établi en droit que, lorsqu’une loi est ambiguë ou susceptible de plusieurs interprétations, il faut lui donner une interprétation qui confirme sa validité et qui lui attribue un sens et un effet raisonnables. (Voir R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 33, le juge en chef McLachlin.) La disposition doit être interprétée conformément à l’intention du législateur : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21-22, le juge Iacobucci.

145 Interprété comme il se doit, dans le contexte des autres dispositions de la Loi, l’art. 30 signifie qu’on dressera régulièrement et à des moments précis une liste d’électeurs pour déterminer la représentativité des syndicats de l’industrie de la construction. Il ne s’agit ni d’une interdiction d’être membre d’un syndicat ni d’une atteinte au droit positif d’association. De nouveaux travailleurs peuvent entrer dans l’industrie avant, pendant et après ces moments, et les syndicats doivent les accepter comme membres, conformément à l’art. 94 de la Loi.

94. Tout salarié a droit d’appartenir à une association de salariés de son choix et de participer à ses activités et à son administration mais il ne peut appartenir qu’à une seule association de salariés.

146 La période d’évaluation de la représentativité des syndicats mène à l’exclusion des travailleurs inactifs. Ces derniers peuvent se joindre de nouveau à l’industrie si leurs services sont requis, s’ils ont le niveau de compétence exigé et s’ils adhèrent ou ont conservé leur adhésion à un syndicat.

147 Pour comprendre l’objet et l’effet de l’art. 30, je reviendrai à certains aspects de l’historique de la loi. Lorsque la législature a reconnu des associations de la construction et des groupes syndicaux comme représentants des employeurs et des salariés, respectivement, elle a accordé un droit de veto à chaque partie pour la négociation ou la conclusion de conventions collectives. L’exercice de ce droit de veto a conduit à des impasses.

148 En fin de compte, après le rapport de la Commission Cliche, l’Assemblée nationale a forcé les entrepreneurs à adhérer à une association unique, alors connue sous le nom d’Association des entrepreneurs en construction du Québec. Du côté syndical, on a essayé, modifié et écarté plusieurs formules d’évaluation de la représentativité des parties à la négociation. Ces méthodes possèdent toutes des traits communs. (Pour l’examen de ces formules, voir le Rapport du Comité d’étude et de révision de la Loi sur les relations du travail dans l’industrie de la construction (1978), vol. 1, p. 5-10.)

149 L’évaluation de la représentativité était étroitement liée au processus de négociation. On a donc créé une période de référence permettant la vérification et l’attestation de la représentativité. On a d’abord tenté d’établir la représentativité à partir des listes de membres des syndicats. Malheureusement, on a parfois constaté un écart étrange entre les listes et le nombre réel de membres. La compilation des données à cet égard indiquait parfois qu’on dénombrait plus de membres que de travailleurs, et on a remarqué que certaines personnes appartenaient à deux syndicats. On a pris en considération d’autres facteurs, comme le montant des cotisations syndicales perçues par chacun des groupes et le nombre d’heures effectuées par leurs membres dans l’industrie. Aucune de ces méthodes n’a fonctionné. On croyait toujours toutefois qu’un processus objectif devrait permettre à un organisme indépendant de vérifier la représentativité des groupes syndicaux.

150 La formule figurant maintenant à l’art. 30 de la Loi tire probablement son origine des propositions du Comité d’étude et de révision de la Loi sur les relations du travail dans l’industrie de la construction (« C.E.R.L.I.C. »), un comité établi en 1978 par le gouvernement du Québec, dont le mandat consistait à revoir une fois de plus certaines facettes de la Loi sur la construction et de son application. Après avoir examiné un certain nombre de solutions de rechange, ce comité a préconisé la formule de l’élection d’un syndicat aux moments prévus pour la détermination de la représentativité des groupes syndicaux reconnus. D’après lui, la loi devait préciser qui a le droit de vote et quand ce droit peut être exercé. Un organisme indépendant par rapport aux syndicats devait tenir ce scrutin. L’organisme public connu sous le nom de « Commission de la construction » surveillerait alors le déroulement du scrutin et attesterait de la représentativité de chaque groupe syndical. (Voir le rapport C.E.R.L.I.C., p. 33.)

151 Seuls les travailleurs déjà titulaires de l’un des certificats de classification et qui auraient effectué au moins 300 heures de travail au cours des 12 mois précédant le scrutin auraient le droit de voter (voir le rapport, p. 34). Dans son rapport, le C.E.R.L.I.C. a tenté d’identifier les véritables interlocuteurs dans l’industrie et a voulu restreindre le scrutin à ceux‑ci. Il ressort du libellé de l’art. 30 que l’Assemblée nationale a accepté cette façon de faire.

152 L’article 30 établit une procédure et des critères pour l’établissement d’une liste de personnes habiles à voter. Cette liste ne comprend pas les personnes ayant travaillé par hasard une heure ou deux sur un chantier de construction. La loi visait celles qui avaient travaillé suffisamment longtemps pour être considérées comme de vrais travailleurs de la construction et les invitait à participer à une sorte de processus électoral. Le salarié omettant de voter était réputé avoir voté en faveur du syndicat auquel il appartenait déjà et pour lequel il avait voté au scrutin précédent, conformément à l’art. 39. Après le scrutin, la Commission dressait de nouvelles listes et délivrait de nouvelles cartes, attestant à la fois la classification ou la compétence et l’appartenance syndicale. Même si l’appartenance syndicale et l’attestation de compétence demeuraient des exigences distinctes, le C.E.R.L.I.C. a recommandé de nouveau cette solution en 1978 pour réduire la documentation requise dans l’application de la Loi. À compter de sa date de délivrance, la carte demeure en vigueur jusqu’au huitième mois précédant la date d’expiration du décret. L’article 32 permet dans l’intervalle la délivrance de nouvelles cartes et de nouvelles adhésions syndicales. En vertu de l’art. 39, une carte sous la forme prescrite par l’art. 30 doit être délivrée. L’article 32 renvoie expressément aux travailleurs qui ont choisi un syndicat depuis le scrutin précédent et reconnaît donc que l’appartenance à un syndicat est un processus continu. Après vérification de sa compétence, le travailleur peut se syndiquer et commencer à travailler. Le processus établi à l’art. 30 n’empêche pas la participation à l’industrie. D’ailleurs, le règlement alors en vigueur, qui n’a jamais été contesté, permettait clairement à la Commission de la construction de délivrer de nouvelles cartes, de façon continue, pendant la durée du décret, comme elle l’a fait. (Voir le Règlement sur le certificat d’enregistrement délivré par l’Office de la construction du Québec, art. 3.)

153 Les listes déterminent qui peut voter. Elles ne constituent pas une barrière à l’emploi dans l’industrie ou à l’adhésion syndicale.

154 Les modifications ultérieures qui ont ajouté l’actuel art. 36.1 ont résolu tous les problèmes de rédaction allégués. Cette disposition prévoit explicitement la délivrance de cartes à tout moment. Avant l’adoption de l’art. 36.1, c’est ce que permettaient également la Loi, les règlements et la pratique qui en découle, s’ils sont bien interprétés. Les modifications ont rendu la loi plus claire, mais elles ne signifient pas que les cartes étaient émises illégalement année après année aux travailleurs entrant dans l’industrie, suivant les règles de droit alors en vigueur. Il existait une obligation, et non une interdiction, d’adhérer à un syndicat.

155 La loi impose manifestement une obligation d’adhérer à un groupe syndical de même qu’une obligation de la part des syndicats d’accepter les travailleurs voulant y adhérer. Cela porte-t-il atteinte à la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte? C’est la question fondamentale du pourvoi. Pour trancher cette question, il faut examiner l’application de la Charte dans le domaine des relations du travail, plus particulièrement dans la jurisprudence de notre Cour. Cette analyse permettra de mieux comprendre la nature et la portée de la garantie de liberté d’association.

E. La Charte et les relations du travail

156 Il ressort clairement de l’examen de l’application de la Charte, sur près de 20 ans, que notre Cour hésite à accepter que l’ensemble du domaine des relations du travail soit visé par la garantie constitutionnelle de l’al. 2d). Le droit de la négociation collective, tel qu’il a évolué au Canada, depuis la Dépression qui commença en 1929 et la Seconde Guerre mondiale, de même que les conflits entre syndicats et employeurs, comme les grèves et les lock‑out, ont été laissés dans une large mesure au contrôle du législateur, fondé sur les orientations de la politique gouvernementale. Les lois restreignant le choix de l’agent négociateur ou interdisant les grèves et les lock‑out étaient réputées ne pas mettre en jeu la garantie de liberté d’association en soi. L’équilibre social et économique entre les employeurs et leurs employés syndiqués était considéré comme un problème d’élaboration de politiques publiques et de gestion d’intérêts nettement divergents. On a donc jugé préférable de laisser au processus politique le règlement de ces conflits et les choix de politique que ceux‑ci exigeaient.

157 Les motifs du juge Bastarache dans Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, par. 37, résument bien cette orientation constante de notre Cour depuis qu’elle a commencé à s’attaquer aux problèmes découlant de la relation entre la garantie de liberté d’association et la gestion des relations du travail par le législateur au Canada :

Depuis la décision de cette Cour dans Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), précitée, il est clair que le gouvernement peut restreindre l’accès aux mécanismes facilitant les relations du travail à une organisation syndicale en particulier en vertu du système d’accréditation syndicale, organisation à laquelle il peut imposer certaines règles de forme. Il va de soi qu’il doit cependant s’agir d’une véritable association de travailleurs qui n’est pas contrôlée par la direction. Dans le cas contraire, l’al. 2d) se trouverait à être violé. Ceci dit, je répète qu’il n’existe aucune obligation générale pour le gouvernement de fournir un cadre législatif particulier pour l’exercice des droits collectifs de ses employés. Mais l’association indépendante de travailleurs peut être librement formée par ceux‑ci. Elle est protégée contre l’ingérence de l’employeur dans ses affaires par l’al. 2d) de la Charte. Elle peut aussi exercer toute activité licite que ses membres peuvent exercer individuellement, y compris la représentation de leurs intérêts.

158 Les motifs du juge McIntyre, dans l’un des premiers arrêts qui ont tenté de définir le contenu et la signification du droit à la liberté d’association, après l’entrée en vigueur de la Charte, appuient cette conception. Selon lui, les tribunaux doivent rester hors du domaine des relations du travail puisqu’ils ne seraient pas les meilleurs arbitres des intérêts divergents en jeu dans cette partie de la vie sociale et économique. (Voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 412‑413.) Le juge McIntyre n’a pas interprété la liberté d’association comme protégeant des droits tels que celui de faire la grève. Dans cette affaire, notre Cour a examiné la constitutionnalité d’une loi albertaine interdisant la grève de la part de certains fonctionnaires et imposant une forme d’arbitrage obligatoire. Au nom de la majorité, le juge McIntyre a conclu que la Charte ne conférait aucune protection constitutionnelle au droit de faire la grève. Cette conclusion a été renforcée par ce que le juge McIntyre a qualifié de considérations de saine gestion de questions de politique sociale. Des interventions constantes de la part des tribunaux risquaient de paralyser ou de déranger un environnement social évolutif. Elles pouvaient même nuire à l’adaptation du régime législatif, surtout au début de l’évolution de la Charte. (Voir le juge McIntyre, p. 415.) Le fait d’étendre la protection de la Charte au processus de négociation collective, plus particulièrement dans le cas des grèves, aurait transformé les juges en arbitres, appelés à statuer sur des problèmes complexes au sujet desquels ils ne possédaient aucune connaissance particulière (aux p. 419-420) :

Un autre problème se posera si le droit de grève est constitutionnalisé. Chaque fois qu’une grève se produit et qu’on s’adresse aux tribunaux, la question de l’application de l’article premier de la Charte peut être soulevée pour savoir s’il peut être permis de tenter jusqu’à un certain point de contrôler l’exercice de ce droit. C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Une analyse en vertu de l’article premier comporte le réexamen par une cour de l’équilibre établi par le législateur lors de l’élaboration de sa politique ouvrière. On demande à la Cour de déterminer, selon le droit constitutionnel, quels services gouvernementaux sont essentiels et si la solution de l’arbitrage compense adéquatement la perte du droit de grève. Dans l’affaire AFPC, la Cour doit décider si le simple report de la négociation collective constitue une limite raisonnable, compte tenu de l’intérêt substantiel du gouvernement à juguler l’inflation et la croissance de ses dépenses. Dans l’affaire des Travailleurs de l’industrie laitière, on demande à la Cour de déterminer si le préjudice causé aux producteurs laitiers par la fermeture des usines laitières est suffisamment important pour justifier l’interdiction des grèves et des lock‑out. Aucune de ces questions ne peut faire l’objet d’une solution fondée sur des principes. Il n’y a pas de réponse qui soit manifestement exacte à ces questions. Elles sont d’une nature particulièrement appropriée aux fonctions qu’exerce le législateur. Mais si le droit de grève se trouvait dans la Charte, il appartiendrait aux tribunaux de les résoudre à chaque fois, en ne se fondant que sur les preuves et les arguments offerts par les parties, en dépit des répercussions sociales de chaque décision. C’est là une fonction du législateur dans laquelle les tribunaux devraient éviter de s’ingérer. On a dit que les tribunaux, en raison de la Charte, devront s’engager dans le domaine législatif. Lorsque des droits sont expressément garantis par la Charte, il peut arriver que cela soit vrai. Mais lorsqu’aucun droit spécifique ne se trouve dans la Charte et que le seul fondement de sa garantie constitutionnelle est implicite, les tribunaux devraient s’abstenir d’intervenir dans le domaine législatif. C’est là le rôle des assemblées législatives et du Parlement librement élus.

159 En fin de compte, la majorité de la Cour suprême a refusé en 1987 dans trois différentes affaires en droit du travail d’interpréter l’al. 2d) de la Charte comme comportant une protection constitutionnelle pour certains aspects de l’activité syndicale. Ainsi, dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), précité, notre Cour a confirmé une loi retirant le droit de grève dans la fonction publique albertaine. Dans l’arrêt AFPC c. Canada, [1987] 1 R.C.S. 424, notre Cour a conclu qu’une loi qui étendait les modalités de conventions collectives et qui interdisait la négociation collective sur certaines conditions de travail ne portait pas atteinte à la garantie de liberté d’association. Dans le troisième arrêt, SDGMR c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460, notre Cour a rejeté une contestation de la constitutionnalité d’une loi imposant une interdiction temporaire de grève et de lock‑out dans l’industrie laitière de la Saskatchewan.

160 On peut trouver dans Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Commissaire), précité, un autre exemple du principe de non‑intervention de notre Cour. Selon cet arrêt, le fait que la loi prévoyait qu’une association d’employés ne pouvait représenter les fonctionnaires et entreprendre une négociation que si elle était légalement constituée en personne morale ne portait pas atteinte à la Charte, même si la décision d’autoriser la formation de cette personne morale et, de ce fait, d’accorder le droit de négocier, relevait du pouvoir discrétionnaire de la législature. Ces restrictions aux droits de négociation collective ne mettaient pas en cause la garantie constitutionnelle de liberté d’association, même si la loi conférait ainsi le monopole des droits de négociation collective à un autre syndicat. Encore une fois, notre Cour a rejeté en 1994 la contestation faite par un syndicat d’une loi prescrivant le retour au travail dans les ports canadiens pour les motifs prononcés par les juges majoritaires dans la trilogie de 1987 (Syndicat international des débardeurs et magasiniers -- Canada, section locale 500 c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 150).

161 Comme je l’ai indiqué précédemment, notre Cour est demeurée fidèle à son choix de principe dans l’arrêt plus récent Delisle. Se fondant sur des arrêts antérieurs en matière de droit du travail, elle a confirmé la validité des dispositions de lois fédérales qui soustrayaient les membres de la GRC à l’application de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-35. Ainsi, la Cour suprême a entièrement laissé le domaine des relations du travail au processus politique, au Parlement et aux législatures provinciales.

162 Par ailleurs, les arrêts de notre Cour n’ont jamais conclu que les lois du travail se trouvaient à l’abri d’un examen fondé sur la Charte. Ils n’affirment pas que l’al. 2d) ou les autres dispositions de la Charte n’exigeront jamais qu’une loi sur les relations du travail soit déclarée invalide ou qu’elle fasse l’objet d’une autre forme de réparation. Néanmoins, notre Cour a toujours fait preuve de retenue quant aux interventions constitutionnelles en matière de relations du travail. Cette attitude non-interventionniste a eu comme résultat concret que les mécanismes de négociation et les droits qui ont largement défini le rôle des syndicats pendant plus d’un demi‑siècle au Canada n’étaient plus, jusqu’à maintenant, protégés par la Charte. Celle-ci est restée une force neutre en ce qui concerne ces droits. Certains ont exprimé leur mécontentement et des critiques à l’égard de cette attitude (voir, par exemple, M. Mandel, The Charter of Rights and the Legalization of Politics in Canada (1994), p. 269 et suiv.; A. C. Hutchinson, Waiting for Coraf : A Critique of Law and Rights (1995)).

F. La Charte en tant que facteur négatif

163 Il se peut qu’à la suite de la présente affaire, la relation entre la Charte et le droit du travail évolue. Comme on l’a vu précédemment, il s’agit en l’espèce de la contestation de certains types de clauses de sécurité syndicale. Prenant de nombreuses formes, de telles dispositions prévoient souvent l’obligation de devenir ou de rester membre d’un syndicat pour conserver ou obtenir un emploi. Elles peuvent également porter sur le financement des activités syndicales. Il arrive qu’elles combinent des dispositions sur la retenue syndicale avec d’autres sur le maintien de l’appartenance syndicale. La formule Rand, qui est une forme de sécurité syndicale bien connue et courante et qu’analyse l’arrêt Lavigne, fait même partie intégrante des lois du travail de certaines provinces, comme par exemple l’art. 47 du Code du travail du Québec, L.R.Q., ch. C-27, art. 47. Selon cette formule, les cotisations syndicales sont retenues sur la paie d’un salarié, qu’il soit ou non membre du syndicat. (Pour un aperçu de ces clauses, voir R. P. Gagnon, L. LeBel et P. Verge, Droit du travail (2e éd. 1991), p. 529-530.)

164 Les clauses de sécurité syndicale se trouvent habituellement dans les conventions collectives négociées sous le régime des lois-cadres sur les relations du travail comme le Code du travail du Québec. Ces lois-cadres autorisent l’inclusion de clauses de sécurité dans les contrats de travail négociés, mais ne les rendent habituellement pas obligatoires. La législation du travail peut prévoir expressément l’application de la formule Rand ou celle d’une autre clause à titre de disposition supplétive lorsqu’une convention collective demeure silencieuse sur la question.

165 Dans le présent pourvoi, la disposition en litige équivaut à une forme d’atelier syndical, qui exige que tous les travailleurs de la construction adhèrent à un syndicat et en restent membres et que la loi elle‑même rend obligatoire. Elle prévoit également la retenue syndicale et la remise des sommes ainsi retenues à l’association représentative. Par leur contestation constitutionnelle, les appelants tentent d’utiliser la Charte pour restreindre ces droits syndicaux. D’un point de vue syndical, si cette contestation est accueillie, la Charte deviendra une force négative dans la recherche d’un juste équilibre dans le mécanisme de négociation collective. Actuellement, la jurisprudence de notre Cour ne confère pas aux syndicats la protection des droits et processus de négociation collective traditionnels en vertu de la Charte lorsque le législateur s’est abstenu de le faire ou qu’il les a restreints. La conclusion que les dispositions de sécurité syndicale contestées sont inconstitutionnelles minerait une forme de protection des droits syndicaux garantie par la loi. Si elle est accueillie, la contestation de la forme du régime de sécurité syndicale en cause en l’espèce risquerait d’affaiblir la capacité des syndicats de conserver leurs membres et de préserver leur assise financière. À long terme, ce résultat pourrait modifier l’équilibre des pouvoirs au sein de l’économie ou sur la scène politique, en raison de ses répercussions sur la capacité des syndicats d’utiliser efficacement le mécanisme des conventions collectives et de participer de façon significative aux débats sur l’orientation de la société canadienne.

G. Liberté d’association -- Ses sources

166 Ces considérations de principe ne permettent pas aux tribunaux d’échapper au débat sur la signification à donner à la garantie de liberté d’association. Dans les arrêts de notre Cour, dans le domaine des relations du travail, ainsi que dans différents domaines du droit, comme le financement électoral et la commercialisation des produits agricoles, le problème du contenu de la garantie constitutionnelle de liberté d’association occupe une place considérable.

167 Selon une conception de la protection constitutionnelle des libertés civiles, la Charte vise essentiellement à protéger les droits individuels. Les tribunaux, utilisant les pouvoirs qui leur sont conférés à titre de garants des droits de la personne, sont les défenseurs des individus par rapport à l’État. Puisque l’art. 32 de la Charte circonscrit l’application de celle‑ci à l’action de l’État, la Charte vise alors à réglementer et à restreindre l’action et le pouvoir de l’État relativement aux individus. D’ailleurs, en l’absence d’action de la part de l’État, la Charte ne s’applique pas directement, comme notre Cour l’a conclu dans l’un de ses premiers arrêts sur l’application de la Charte (voir SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573).

168 Néanmoins, les aspects communautaires de la Constitution canadienne sont souvent oubliées. Les droits à l’égalité garantis par l’art. 15 portent non seulement sur la situation des individus, mais également sur celle des groupes dans la société. (Voir Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 42 et 63.) La Constitution protège les droits à l’éducation propres aux minorités confessionnelles. (Voir Renvoi relatif à la Loi sur l’instruction publique (Qué.), [1993] 2 R.C.S. 511, p. 530 (le juge Gonthier).) Les droits linguistiques garantis par l’art. 23 de la Charte bénéficient aux individus et aux groupes liés par l’usage d’une langue et la volonté de la préserver et d’en étendre l’utilisation. (Voir Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3, 2000 CSC 1; Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342.)

169 La reconnaissance des droits des Premières Nations par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 demeure l’une des manifestations les plus claires de l’aspect communautaire de la Constitution canadienne. Les droits des Autochtones s’appliquent au profit des membres d’une communauté particulière. (Voir, par ex., Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101.)

170 La garantie de liberté d’association occupe une place spéciale dans la Constitution canadienne. Elle porte non seulement sur les rapports entre l’État et les citoyens, mais également sur les relations découlant de l’interaction entre les personnes elles‑mêmes. Notre Cour définit le droit d’association comme étant essentiellement un outil d’accomplissement personnel et de réalisation de l’individu, mais elle n’oublie jamais que l’acte d’association rassemble, dans un but commun, un groupe d’êtres humains, ce qui donne naissance à une nouvelle relation entre eux. Cette création de liens exprime l’élément sociétal de la vie de l’humanité. Dans l’arrêt Lavigne, Madame le juge Wilson résume ainsi la façon dont elle comprend la garantie constitutionnelle : « Ainsi, notre Cour, en interprétant l’objectif qui sous‑tend l’al. 2d), a conclu unanimement que la liberté d’association vise à protéger la poursuite collective d’objectifs communs » (p. 252; voir aussi p. 253). Elle a énoncé une vision de la nature du droit d’association que partagent et confirment les arrêts rendus par notre Cour depuis qu’elle a commencé à analyser l’application de l’al. 2d). Ces arrêts mettent en évidence la valeur sociétale fondamentale de la liberté d’association. Celle‑ci permet aux individus de se lier les uns aux autres de diverses manières aux fins les plus diverses. Dans un État démocratique, elle devient une forme essentielle d’action et d’expression qui imprègne l’ensemble de la vie de la collectivité (Delisle, précité, par. 62, les juges Cory et Iacobucci) :

L’être humain est fondamentalement sociable. Les gens établissent des liens entre eux d’une multitude de façons, que ce soit sous forme d’une famille, d’une nation, d’un organisme religieux, d’une équipe de hockey, d’un club philanthropique, d’un parti politique, d’une association de contribuables, d’une association de locataires, d’un partenariat, d’une entité juridique ou d’un syndicat. En s’associant, les gens tentent d’améliorer chaque aspect de leur vie. En appartenant à un groupe religieux, par exemple, ils cherchent à répondre à leurs aspirations spirituelles; en appartenant à un organisme communautaire, ils essaient de procurer de meilleures installations à leur voisinage; en adhérant à un syndicat, ils cherchent à améliorer leurs conditions de travail. La capacité de choisir de faire partie d’une organisation revêt une importance cruciale pour tous. Ce sont les organisations auxquelles une personne choisit d’adhérer qui, dans une certaine mesure, définissent cette personne.

171 L’affirmation par la Constitution canadienne de l’existence d’un droit d’association confirme l’importance attribuée au phénomène sociétal de l’association dans de la société canadienne. À cet égard, la Constitution du Canada diffère de celle des États‑Unis. En l’absence d’affirmation formelle du droit d’association, le droit constitutionnel américain a dû élaborer la notion de liberté d’association par l’intermédiaire du Premier amendement, en tant que dérivé de la liberté d’expression et de croyance. (Voir Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), précité, p. 345, le juge en chef Dickson.)

172 La Constitution canadienne suit plutôt le modèle de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221. Ce texte juridique international reconnaît expressément l’existence du droit d’association. Son article 11 énonce ainsi cette garantie :

1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État.

173 La Constitution reconnaît un droit d’association, mais les formes d’associations ne découlent pas toutes du pur exercice de la liberté humaine. Comme le juge La Forest le souligne dans Lavigne, bon nombre de ces associations ne sont pas entièrement volontaires. Certaines relations sont dues à la nature des choses, comme la famille. D’autres, comme la citoyenneté, découlent des contraintes inévitables de la vie sociale dans la société moderne. (Voir le juge La Forest dans Lavigne, précité, p. 321.)

174 En l’espèce, notre Cour fait face à un problème d’association forcée. L’acte de former des syndicats, par la mise en œuvre de clauses de sécurité, peut devenir, du moins pour certains de leurs membres, une forme d’association forcée. De plus, dans le pourvoi, nous devons évaluer la constitutionnalité de diverses formes de syndicalisme obligatoire. Cette forme d’association forcée constitue-t-elle une atteinte à la garantie de liberté d’association? J’examine d’abord la jurisprudence de notre Cour sur la nature de cette garantie. Cette analyse se concentre ensuite davantage sur la question de la constitutionnalité de la forme particulière de sécurité syndicale en cause dans la présente affaire.

H. La nature individuelle de l’association

175 Notre Cour est d’avis que, même si le droit d’association représente un phénomène social qui crée un lien entre des personnes, il revient d’abord à l’individu. Ce droit favorise l’accomplissement de soi en permettant à la personne de développer ses qualités en tant qu’être sociable. Le fait de se livrer à des activités légales avec d’autres est protégé par la Constitution. L’analyse est axée sur l’individu, non sur le groupe. Malgré la forte dissidence du juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), la méthode d’interprétation avancée à l’époque par le juge McIntyre a prévalu.

176 En l’espèce, le juge McIntyre commence son analyse par l’examen des objets ou de la valeur de la liberté d’association. Selon lui, la liberté d’association, en tant que valeur sociétale, reconnaît que l’atteinte de buts individuels par l’exercice de droits personnels peut souvent se révéler impossible, sans la collaboration des autres. Par sa nature, le droit d’association appartient donc à l’individu, pour qui le fait de s’associer constitue un acte personnel. Ce droit ne devient pas la propriété du groupe formé par son exercice. Ce groupe ne bénéficie donc pas de droits et libertés constitutionnels plus vastes que ceux que détiennent déjà ses membres.

177 Dans ses motifs, le juge McIntyre analyse plusieurs définitions possibles de la liberté d’association. Il énumère une demi‑douzaine de conceptions différentes pour définir ce droit constitutionnel. Selon la première conception, la liberté d’association se limite au droit pur de s’associer à autrui mais ne confère aucune protection aux objets et aux actions du groupe. Une deuxième définition est axée sur les droits constitutionnels. Elle sauvegarderait l’exercice collectif d’activités qui sont protégées par la Constitution si elles sont exercées individuellement. Une troisième interprétation garantirait le droit de faire collectivement ce qu’un individu peut légalement faire seul. Par contre, la Constitution ne donnerait pas aux individus et aux organisations le droit de se livrer à des activités qui seraient illégales si elles étaient faites par une seule personne. Une quatrième théorie en matière de liberté d’association accorderait la protection de la Constitution à l’égard des activités collectives qui peuvent être jugées fondamentales pour la culture et les traditions de la société canadienne et qui, d’un commun accord, méritent protection, comme le droit de se marier, de fonder un foyer et une famille, de s’instruire et de gagner sa vie. Une cinquième interprétation, plus large, viserait toutes les activités jugées essentielles à l’atteinte des buts licites d’une association. La dernière interprétation, qui est la plus étendue, accorderait la protection de la Constitution à l’égard de tous les actes faits en association, sous réserve seulement d’une restriction justifiable aux termes de l’article premier de la Charte (p. 399-402).

178 Le juge McIntyre a rejeté les deux dernières interprétations comme étant incompatibles avec la nature individuelle du droit d’association. Selon lui, elles signifient que les activités collectives feraient l’objet d’une plus grande protection constitutionnelle que les actes accomplis à titre purement individuel. Ces théories accorderaient un droit constitutionnel plus étendu aux membres d’une association qu’aux non‑membres (précité, p. 404). Le juge McIntyre a également écarté la première conception parce que trop étroite. À son avis, la liberté d’association ne vise pas les fins d’une association, mais plutôt les méthodes utilisées pour les atteindre (p. 406). Selon lui, une interprétation de la liberté d’association qui distingue le fait de s’associer des objectifs de l’association serait plus appropriée. L’alinéa 2d) protégerait donc le fait de s’unir avec d’autres pour former une association, mais non les objets de l’union. L’objet de l’association n’entrerait en ligne de compte que s’il était illégal. Le juge McIntyre a conclu dans ses motifs que la garantie constitutionnelle devait viser, à tout le moins, le droit d’établir et de poursuivre avec d’autres des buts licites communs. Elle favoriserait ainsi l’exercice collectif de droits constitutionnels individuels. Elle offrirait également la protection de la Constitution pour tous les actes d’un groupe qui peuvent être légalement accomplis par un individu (aux p. 408-409) :

Ce point de vue, à mon avis, constitue une interprétation acceptable de la liberté d’association prévue par la Charte. [. . .] cette définition de la liberté d’association ne confère pas de droits constitutionnels plus grands aux groupes qu’aux individus; elle ne fait qu’assurer qu’ils sont traités également. Si l’État choisit d’interdire à tous d’exercer une activité quelconque et que cette activité n’est pas protégée par la Constitution, la liberté d’association n’accordera aucune protection aux groupes qui exercent cette activité. La liberté d’association en tant que droit indépendant entre en jeu, en vertu de cette formulation, lorsque l’État a autorisé un individu à exercer cette activité tout en interdisant au groupe de le faire. De plus, contrairement à la quatrième conception, on s’intéresse ici d’abord et avant tout à l’objet fondamental de la liberté d’association, qui est de permettre la poursuite collective d’objectifs communs.

179 Se fondant sur sa définition du droit d’association en tant qu’outil d’accomplissement personnel, le juge McIntyre a refusé d’accorder la protection de la Charte à l’égard des pratiques et institutions syndicales devenues traditionnelles comme le droit de grève et le droit à la négociation collective. La garantie constitutionnelle ne s’étendrait pas aux fins et objets de l’action commune. Malgré la dissidence du juge en chef Dickson dans la trilogie, comme je l’ai mentionné, la jurisprudence de notre Cour est demeurée fidèle à cette conception. (Voir Institut professionnel de la Fonction publique du Canada c. Territoires du Nord‑Ouest (Commissaire), précité; Delisle, précité.)

180 Avant l’examen des autres facettes de la garantie de liberté d’association, il ne faut pas oublier que cette interprétation de la garantie constitutionnelle des droits individuels a été appliquée par notre Cour dans d’autres domaines d’activité humaine. Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), le juge Le Dain avait déjà mis en garde contre l’extension de la protection constitutionnelle aux règles de négociation collective pour la raison même que la liberté d’association ne se limitait pas au domaine des relations du travail. Si cette garantie constitutionnelle devait s’appliquer à l’éventail le plus vaste d’associations ayant les objets et les activités les plus variés, le fait d’étendre la protection constitutionnelle à une création du législateur comme la négociation collective pourrait entraîner des conséquences imprévisibles et élargir le domaine de la protection constitutionnelle à des activités non définies et impossibles à connaître, bien au‑delà de l’application légitime de l’al. 2d). (Voir les motifs du juge Le Dain, p. 391.) Comme le juge Le Dain l’avait prévu, notre Cour a eu l’occasion dans ses arrêts de déterminer la nature de la garantie constitutionnelle dans diverses affaires concernant cette tendance des êtres humains à chercher à s’associer avec autrui.

181 Par exemple, les juges minoritaires de notre Cour se sont fondés sur cette garantie pour annuler les règles adoptées par le barreau de l’Alberta qui interdisaient aux avocats de s’associer avec quiconque ne pratiquait pas le droit en Alberta ou n’y résidait pas. (Voir Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, p. 636-638, le juge McIntyre.) De façon plus inattendue, on a invoqué, quoique sans succès, une atteinte à la garantie pour contester l’art. 195.1 du Code criminel, qui interdisait les communications faites dans un dessein de prostitution (voir R. c. Skinner, [1990] 1 R.C.S. 1235; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123). Dans le domaine de l’activité politique, on a eu recours à l’al. 2d) conjointement avec l’al. 2b) pour contester certaines parties de la loi québécoise sur le déroulement des référendums (Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569, par. 36). Une autre affaire récente, qui portait sur un régime de commercialisation des produits de la ferme, illustre la portée potentielle de l’application de la garantie constitutionnelle de liberté d’association. Un groupe de producteurs d’œufs des Territoires du Nord‑Ouest avait contesté le régime de commercialisation national des œufs. Selon eux, ce régime violait l’art. 6 et l’al. 2d) de la Charte. Ils affirmaient qu’il les empêchait, en violation de l’al. 2d), de s’associer avec d’autres pour la commercialisation des œufs. Les juges majoritaires de notre Cour ont confirmé la validité du régime et rejeté la contestation constitutionnelle. Rejetant les opinions de la Cour d’appel des Territoires du Nord‑Ouest sur l’applicabilité de l’al. 2d), les juges Iacobucci et Bastarache ont analysé de nouveau la nature de la garantie constitutionnelle dans leurs motifs conjoints. Ils ont souligné que la liberté d’association protégeait seulement les aspects collectifs de l’activité, mais non pas cette dernière elle‑même. S’il fallait qu’elle soit protégée par la Constitution, on devait trouver cette protection ailleurs que dans l’al. 2d). L’argument soulevé par les producteurs d’œufs aurait entraîné la constitutionnalisation de tous les rapports commerciaux sous la rubrique de l’association (voir Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, par. 109).

182 Comme nous l’avons vu, les arrêts de notre Cour sur la liberté d’association ont porté principalement sur des tentatives d’extension du domaine de protection constitutionnelle à des droits et pratiques non mentionnés expressément dans la Constitution. Le problème diffère en l’espèce. La Charte est invoquée à l’appui d’une contestation d’une forme de sécurité syndicale créée par la Loi sur la construction. Il faut alors examiner l’affaire Lavigne, dans laquelle notre Cour a dû se pencher sur la contestation d’une forme de sécurité syndicale, la formule Rand, qui prévoit le versement obligatoire de cotisations syndicales par les non‑membres.

I. L’arrêt Lavigne

183 Dans Lavigne, l’appelant Lavigne enseignait dans un collège de l’Ontario. Il contesta la constitutionnalité de la formule Rand insérée dans la convention collective conclue par le syndicat accrédité pour représenter les professeurs du collège et par son employeur. Lavigne choisit de ne pas se syndiquer. Pourtant, en vertu de la formule Rand, il était tenu de verser des cotisations au syndicat, qui les utilise pour appuyer diverses causes syndicales et sociales. Il s’opposa au prélèvement des cotisations sur son salaire. Il prétendit que la clause l’oblige à appuyer des causes auxquelles il est idéologiquement opposé et qui ne sont pas directement liées à son emploi, de sorte qu’elle porte atteinte à la liberté d’association que lui garantit la Charte. Selon Lavigne, le droit d’association comportait le droit corrélatif de non‑association, qui fait autant partie de la garantie constitutionnelle que le droit positif d’adhérer à une association.

184 Même si notre Cour a rejeté la contestation constitutionnelle à l’unanimité, l’affaire a provoqué de profonds désaccords et a donné lieu à quatre ensembles de motifs différents. Les désaccords entre ceux-ci portent principalement sur l’existence du droit négatif de ne pas s’associer. (Voir, par exemple, B. Etherington, « Lavigne v. OPSEU : Moving Toward or Away From a Freedom to Not Associate? » (1991), 23 R.D. Ottawa 533, p. 547.)

185 Lavigne avait saisi notre Cour d’une question de portée limitée. Il avait admis que, même si le versement forcé de cotisations syndicales selon la formule Rand portait atteinte à sa liberté d’association, celle‑ci constituait une limite raisonnable à ses droits aux termes de l’article premier, dans la mesure où ses cotisations servaient seulement à la négociation collective. Par contre, le prélèvement de cotisations à d’autres fins ne serait pas justifié aux termes de l’article premier. En fin de compte, la contestation de la formule Rand par Lavigne a été rejetée. Néanmoins, les juges de notre Cour sont parvenus à cette décision par des voies différentes. Plus particulièrement, ils se sont divisés sur la question de savoir si la protection de l’al. 2d) de la Charte comportait une composante négative, soit le droit de ne pas s’associer.

186 S’exprimant sur cette question au nom de trois membres de la Cour, Madame le juge Wilson a conclu que la liberté d’association doit être considérée seulement comme une liberté positive. La reconnaissance de la liberté de ne pas s’associer nierait la nature et l’objet de l’al. 2d). Citant les motifs du juge Sopinka dans l’arrêt Territoires du Nord‑Ouest, elle considère que l’al. 2d) constitue une mesure positive destinée à favoriser la création et la vie des associations. D’autre part, le juge Wilson a approuvé les arrêts antérieurs en matière de droit du travail, selon lesquels l’al. 2d) n’offre aucune protection pour les objectifs de l’association malgré leur importance pour la vie du groupe. L’alinéa 2d) protège l’exercice collectif des droits individuels garantis par la Constitution. Cette disposition sauvegarde également l’exercice collectif d’autres activités individuelles légitimes.

187 Le juge Wilson a rejeté l’opinion que tout droit positif reflète un droit négatif. À son avis, le recours à cette notion incompatible avec l’objet même de la liberté d’association mettrait les tribunaux dans la situation très délicate, voire même impossible, d’avoir à concilier des libertés positives et négatives contradictoires. Le juge Wilson craignait aussi la banalisation de la garantie de la Charte. Elle a souligné qu’inévitablement, les êtres humains vivant en société deviennent membres d’associations ou de groupes auxquels ils n’ont pas choisi d’adhérer, que ce soit l’État ou la famille. Elle nie que la simple participation forcée cause un préjudice méritant un examen fondé sur la Charte. Si, par ses activités, une association violait un autre droit comme la liberté d’opinion, la Charte elle‑même accorderait une protection suffisante au plaignant, sans nécessité que le droit de ne pas s’associer soit expressément reconnu.

188 Ce droit négatif serait également incompatible avec la jurisprudence de notre Cour, qui, dans la trilogie en droit du travail, refuse d’accorder toute protection constitutionnelle à l’égard des objets et objectifs d’une association, dont il ne faudrait pas tenir compte pour l’évaluation de tout droit négatif d’association. La portée de la Charte ne devrait donc pas s’étendre au prélèvement obligatoire de cotisations syndicales.

189 Les juges majoritaires de notre Cour ont adopté une opinion différente. Même si le juge McLachlin (maintenant Juge en chef), parlant en son propre nom, et le juge La Forest, qui s’est exprimé au nom de trois juges de notre Cour, ne s’entendaient pas sur la portée du droit de ne pas s’associer, ils étaient tous deux d’avis que ce droit constituait une composante nécessaire de la garantie de liberté d’association visée par l’al. 2d) de la Charte.

190 Le juge La Forest a conclu que la formule Rand portait atteinte à l’al. 2d), mais qu’elle était justifiée en tant que limite raisonnable aux termes de l’article premier. Il a adopté une interprétation large du droit de non‑association : même si la liberté d’association vise à permettre aux gens de se joindre à d’autres, elle constitue un droit naturel conféré à chaque personne, mais également un droit individuel. À ce titre, son but demeure l’accomplissement personnel par la création de relations avec les autres. D’après le juge La Forest, certains aspects de cet accomplissement personnel demeureraient à jamais irréalisables sans la collaboration des autres et sans l’association avec eux. (Voir Lavigne, précité, p. 317, le juge La Forest, et le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), p. 395, le juge McIntyre.)

191 Cette qualification du droit d’association signifie qu’il protège la personne, mais non le groupe ou ses activités. Compte tenu de la nature individuelle du droit, l’association forcée peut compromettre la possibilité d’accomplissement personnel qui fonde la garantie constitutionnelle. La liberté négative de refuser de s’associer apparaît donc comme une composante nécessaire du droit constitutionnel de sauvegarder la liberté de choix indispensable pour l’accomplissement personnel.

192 Le juge La Forest attribue ce contenu large à la garantie négative, afin de protéger le droit individuel en jeu. Il refuse de séparer les aspects positif et négatif de la garantie constitutionnelle, qui lui apparaissent comme « les deux revers d’une liberté bilatérale », dont l’objet unificateur commun est l’avancement des aspirations individuelles (p. 319). Il souligne que l’art. 20 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., à la p. 71 (1948), reconnaît expressément la composante négative de la liberté d’association :

1. Toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques.

2. Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association.

193 Par conséquent, malgré l’absence de toute reconnaissance expresse de ce droit négatif dans la Charte canadienne, la nature de la garantie de liberté d’association exige que la composante négative soit reconnue. Selon le juge La Forest, il est nécessaire de répondre aux préoccupations relatives à la protection des libertés individuelles et des outils d’accomplissement personnel que comporte le droit d’association. Le juge La Forest s’affirma en désaccord avec le juge Wilson sur le risque de banalisation de l’al. 2d). Au contraire, la présence d’une composante négative renforcerait la garantie constitutionnelle de la liberté d’association.

194 Malgré l’importance que le juge La Forest attachait au droit de ne pas s’associer, il a conclu que ce droit doit être interprété comme contenant des limites internes. Il a considéré certaines formes d’association comme inévitables dans la société. Il ne faut pas confondre le droit de non‑association avec le droit à l’isolement. Dans ses motifs, il a affirmé que diverses formes d’associations forcées s’avèrent inévitables, comme l’État ou la famille. Plus particulièrement, il a reconnu que certaines formes d’association forcée peuvent devenir une nécessité de la vie dans le lieu de travail (à la p. 321) :

. . . on ne pourrait dire que l’al. 2d) nous permet de nous opposer à l’association avec le gouvernement du Canada et ses politiques que le versement des impôt semblerait entraîner . . .

D’une façon réaliste également, comme je l’expliquerai plus en détail plus tard, l’organisation de notre société nous force à nous associer avec autrui dans l’exercice de plusieurs activités et la poursuite de nombreux intérêts qui justifient la réglementation de ces associations par l’État. Ainsi, je doute que l’al. 2d) puisse nous permettre de nous libérer de toutes les obligations légales découlant de l’appartenance à une famille. Et on peut dire la même chose du lieu de travail. Bref, certaines associations sont acceptées parce qu’elles font partie intégrante de la structure même de la société. Étant donné la complexité et l’importance croissante du mandat du gouvernement moderne, il semble clair qu’un certain degré d’association involontaire allant au-delà du fondement même de l’État sera constitutionnellement acceptable, si pareille association est générée par les rouages de la société dans la poursuite de l’intérêt commun. Toutefois, comme on le verra, la contrainte exercée par l’État dans ces domaines peut exiger une évaluation en fonction de la nature de l’activité collective sous‑jacente que l’État a choisi de réglementer. [Je souligne.]

195 J’interprète ces commentaires comme signifiant que l’État, la famille et le lieu de travail créent des formes d’association qui sont en principe à l’abri d’un examen fondé sur la Charte. Le juge La Forest a ajouté qu’un employé tel que Lavigne aurait connu un échec complet en soulevant une opposition à la retenue syndicale basée sur la simple obligation d’association, dans l’hypothèse où le syndicat aurait limité ses activités à des matières comme la négociation et l’application des conditions de travail. La garantie constitutionnelle de l’al. 2d) ne s’appliquerait pas lorsque l’obligation d’association résulte de ce que le juge La Forest appelle « [l]es nécessités de la vie » (p. 324). Cette garantie n’entrerait en jeu que lorsque l’obligation menace un droit à une liberté spécifique (p. 328‑329). Le juge La Forest remarqua que, dans une étude sur l’al. 2d), le professeur Etherington avait bien décrit certains de ces droits fondamentaux à la liberté, tout en leur donnant une interprétation large et sans chercher à les définir de façon exhaustive. (Voir B. Etherington, « Freedom of Association and Compulsory Union Dues : Towards a Purposive Conception of a Freedom to not Associate » (1987), 19 R.D. Ottawa 1, p. 43‑44.) Le premier droit à la liberté susceptible d’être menacé par l’association forcée serait l’établissement ou l’appui par le gouvernement de parties ou de causes. Le deuxième se définissait comme étant l’atteinte à la liberté individuelle d’adhérer à la cause de son choix. Les troisième et quatrième consistaient en l’imposition d’une conformité idéologique.

196 L’obligation d’association ne porterait pas atteinte en soi à l’al. 2d). Le plaignant devrait démontrer l’existence d’une menace relative à un droit à une liberté digne de protection (aux p. 328-329) :

Cette façon d’aborder la liberté d’association présente beaucoup d’intérêt. Toutefois, l’on peut aussi soutenir que les valeurs qu’a identifiées le professeur Etherington ne sont que quelques‑unes des valeurs fondamentales protégées par l’al. 2d) et que d’autres valeurs moins essentielles à cette liberté pourraient, dans un contexte approprié, mériter la protection de la Charte. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que cette analyse n’est applicable que si la question préliminaire, que j’ai déjà identifiée, a été résolue, savoir s’il convient, dans un cas particulier, que le législateur oblige des personnes partageant des intérêts similaires dans un domaine donné à adhérer à un groupe unique afin de promouvoir ces intérêts. En d’autres termes, il faut, pour reprendre les propos du professeur Etherington, être d’abord convaincu que [traduction] « la conjugaison forcée d’efforts dans la poursuite d’un objectif commun » est requise pour « favoriser le bien‑être collectif et social » (p. 43). Lorsqu’une telle conjugaison d’efforts est requise et que le gouvernement agit à l’égard d’individus dont l’association « découle » déjà « des nécessités de la vie », comme dans un lieu de travail, il n’y aura pas atteinte à la liberté individuelle d’association, sauf si l’un des quatre droits spécifiques à la liberté, cités précédemment par le professeur Etherington, est compromis. Cette analyse ne s’applique, cependant, que dans la mesure où l’association agit dans la poursuite de la cause qui en a justifié la création. Lorsque l’association agit à l’extérieur de cette sphère, des considérations différentes entrent en jeu.

197 La vision que le juge La Forest exprimait du lieu de travail comme source de certaines formes d’association forcée reflète la nature de l’entreprise en tant qu’environnement de travail. Le droit du travail canadien reconnaît la complexité de la notion d’entreprise et des facettes collectives de sa vie. La jurisprudence de notre Cour sur la cession d’entreprises et ses effets sur les droits de négociation syndicaux est extrêmement révélatrice à cet égard puisqu’elle définit l’entreprise non seulement comme une simple addition de moyens de production, mais également comme l’union d’êtres humains, tant au niveau de la direction que de la main‑d’œuvre syndiquée, tous travaillant vers le même but d’entreprise. (Voir U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Lester (W.W.) (1978) Ltd. c. Association unie des compagnons et apprentis de l’industrie de la plomberie et de la tuyauterie, section locale 740, [1990] 3 R.C.S. 644; R. P. Gagnon, Le droit du travail du Québec : pratiques et théories (4e éd. 1999), p. 329-330.) Dans le contexte des relations du travail individuelles, le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, considère maintenant l’existence d’un contrat de travail comme étroitement liée à la notion d’entreprise :

2097. L’aliénation de l’entreprise ou la modification de sa structure juridique par fusion ou autrement, ne met pas fin au contrat de travail.

Ce contrat lie l’ayant cause de l’employeur.

198 La nature d’une entreprise signifie qu’un employé doit travailler dans un environnement complexe, où il est appelé à collaborer avec d’autres, dans un but commun. Un employé partage avec d’autres le statut commun de personnes dont l’activité se déroule sous le contrôle d’une direction et qui subissent le déséquilibre fondamental des pouvoirs économiques et juridiques inhérents au rapport de travail. (Voir Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, par. 90-93, le juge Iacobucci.) Il peut alors partager avec d’autres un intérêt commun de parvenir à un certain équilibre du pouvoir, dans la vie de l’entreprise. La participation syndicale peut devenir la conséquence naturelle de la vie au travail d’une personne.

199 D’après le juge La Forest, l’obligation d’adhérer à un syndicat dont les objets sont limités à la négociation collective n’entraînerait même pas l’application de l’al. 2d). D’un autre côté, le juge La Forest a estimé que l’appui syndical à des groupes politiques ainsi que l’affectation d’une partie des cotisations syndicales à des causes non liées au cadre étroit de la négociation collective portaient atteinte à l’al. 2d) (p. 333). Il a conclu, néanmoins, dans le cas de Lavigne, qu’une telle atteinte était justifiée aux termes de l’article premier. Il a reconnu que le rôle des syndicats dans la société canadienne dépasse la fonction de négociation et de mise en œuvre des conventions collectives. Selon lui, ces organismes expriment des intérêts légitimes dans la société canadienne. Leur participation aux affaires politiques découle de leur fonction dans le domaine des relations du travail. La liberté de dépenser les cotisations syndicales apparaît vitale, pour la protection de l’aptitude des syndicats à s’engager dans les débats sur de grandes questions sociétales. À cet égard, le juge La Forest a souligné qu’il était devenu difficile d’établir une distinction claire entre les dépenses engagées à des fins collectives et celles entreprises dans d’autres buts. Le régime et la gestion des relations du travail peuvent eux‑mêmes devenir une question politique et influeront souvent sur la qualité de vie et les conditions de travail au sein de l’entreprise. En outre, la formule Rand permet de régler le problème du resquilleur qui bénéficie gratuitement des services syndicaux. Cette obligation de verser les cotisations favorise l’intérêt pour les affaires syndicales, ainsi que la participation à celles‑ci, et renforce les valeurs démocratiques au sein des syndicats.

200 Madame le juge McLachlin a estimé que la liberté d’association représentait un droit appartenant à l’individu, qui visait à favoriser son potentiel d’accomplissement personnel. Elle paraissait toutefois interpréter ce droit négatif de façon plus restrictive que le juge La Forest. Son interprétation semblait liée à son désir de voir la Charte recevoir une interprétation globale, selon laquelle la garantie de liberté d’association serait examinée en rapport avec les autres droits constitutionnels. À ce stade, le juge McLachlin exprimait une conception se rapprochant de celle préconisée par le juge Wilson, mais partageait l’opinion du juge La Forest, selon laquelle, de par sa nature, la garantie constitutionnelle doit comporter une composante négative afin que soient protégés les droits à la liberté en cause.

201 Le juge McLachlin était d’avis de n’exclure aucune catégorie particulière d’association forcée de la portée de la garantie. Elle refusait d’analyser la raison initiale de la formation du groupe. Elle n’examinait pas non plus la question de savoir si les activités découlant de l’association forcée peuvent être visées ou non par son objet original. Le seul facteur déterminant se résumerait, selon elle, à l’existence d’une pression idéologique qu’elle ne définissait pas. L’association forcée ne violerait l’al. 2d) qu’en cas d’imposition d’une forme de conformité idéologique. Le juge McLachlin semblait considérer la simple association involontaire comme essentiellement neutre, lorsque l’adhésion forcée n’imposait pas les idées du groupe au membre. Dans un tel cas, l’association forcée ne mettait pas en cause la liberté négative de ne pas s’associer. L’élément de la conformité idéologique forcée se mesurait objectivement. L’analyse visait à déterminer si une activité découlant de cette association forcée obligerait l’individu à « s’associer à des idées et à des valeurs auxquelles il ne souscrit pas volontairement » (p. 344).

202 Selon le juge McLachlin, aucun lien n’existait entre le versement obligatoire de cotisations et les idées et valeurs auxquelles Lavigne ne souscrivait pas (p. 340). Elle a souligné que la formule Rand ne forçait pas les employés à se syndiquer. La justice exigeait que, bénéficiaire des services syndicaux, un employé comme Lavigne soit tenu de verser des cotisations syndicales (p. 347). Le juge McLachlin n’a vu que peu de contenu collectif dans le simple fait d’avoir à verser des cotisations. Le versement de cotisations syndicales équivaudrait plutôt à une contrepartie pour services rendus, sans imposer la conformité idéologique (p. 347). La liberté de ne pas s’associer protège les droits à la liberté de pensée, d’opinion et d’expression. En l’absence de toute atteinte à ce droit fondamental à la liberté intellectuelle, les activités collectives comme le versement de cotisations n’entraîneront pas l’application de l’al. 2d).

J. Les valeurs démocratiques et l’association

203 Malgré leurs conceptions différentes, les juges McLachlin et La Forest paraissaient s’être entendus sur une vision commune de la nature de la liberté de s’associer. Quoiqu’elle l’ait fait incidemment, le juge McLachlin partageait l’opinion du juge La Forest selon laquelle la composante négative ne correspond pas toujours à l’élément positif de la liberté d’association. Ils reconnaissaient aussi tous deux le fondement démocratique du refus de conclure que toutes les formes d’association forcée portent atteinte à l’al. 2d). Selon le juge La Forest, certaines formes d’association forcée, découlant du partage de la vie et des valeurs d’une société démocratique, sont indispensables et ne violent pas la Charte. De plus, l’établissement et la gestion de l’association elle‑même, conformément aux principes démocratiques, atténuent certaines des inquiétudes que soulèvent des formes d’associations forcées (p. 326). Après avoir conclu à une atteinte au droit de non‑association, le juge La Forest est passé à l’analyse relative à l’article premier. Il a fait remarquer à cet égard que la formule Rand visait à favoriser la démocratie en encourageant la participation à la vie du syndicat et aux discussions démocratiques sur ses activités et dépenses.

204 Même si le juge McLachlin n’a conclu à aucune atteinte et n’avait donc pas à aborder la justification fondée sur l’article premier, elle a souligné que les rapports juridiques entre le citoyen et l’État et entre les travailleurs et les agents négociateurs justifient l’association forcée, en l’absence d’un élément de conformité idéologique. Une vision commune de la nécessité de certaines formes d’association forcée ressort des deux ensembles de motifs. Selon cette conception, l’environnement de travail peut représenter l’un des lieux où une forme de relation forcée découle de la nécessité de s’associer, de collaborer et de trouver, avec les autres intervenants dans le rapport de travail, une voix appropriée dans le dialogue ou les conflits. L’arrêt Lavigne considère ces formes d’association forcée comme légitimes, lorsqu’elles respectent les valeurs démocratiques. Un individu peut être forcé de s’associer dans la mesure où il n’est pas privé du droit de se dissocier de l’idéologie du groupe et s’il n’est pas privé des droits à la liberté que la Charte lui garantit. En fin de compte, ni le juge La Forest ni le juge McLachlin n’ont conclu que les associations forcées et, plus particulièrement, celles découlant de l’application de clauses de sécurité syndicale, sont toutes contraires, en soi, à l’al. 2d) de la Charte.

205 La présente affaire pose un problème plus difficile que l’application de la formule Rand analysée dans l’arrêt Lavigne. La Loi sur la construction impose l’obligation d’adhérer à l’un de cinq syndicats. Il faut donc déterminer si cette exigence, en soi, met en cause la composante négative et viole l’al. 2d) de la Charte qui doit être justifiée en vertu de l’article premier. Si nous nous engageons dans cette voie, il se pourrait fort bien que toute forme d’adhésion syndicale obligatoire prescrite ou même autorisée par la loi devienne susceptible de contestation en vertu de la Charte.

206 Une analyse appropriée de l’arrêt Lavigne et de la nature de la garantie constitutionnelle ne permet pas une telle conclusion. Bien que leurs motifs divergent à certains égards, les juges McLachlin et La Forest refusaient de considérer le droit négatif comme un simple reflet du droit positif d’association. Ils convenaient tous deux que la nature du milieu de travail et le statut des personnes engagées dans la vie et l’expérience de celui‑ci ont donné naissance à des associations devenues, par ailleurs, inévitables ou « forcées ». Le juge McLachlin, par son usage de la notion de conformité idéologique, et le juge La Forest, par son souci de la protection de droits étendus à la liberté, ont reconnu la nécessité des associations et le besoin d’y adhérer. Les exigences de certains aspects de la vie en milieu de travail peuvent même parfois imposer ces derniers. D’autre part, ces deux juges voulaient satisfaire au besoin de protéger les valeurs démocratiques et de les favoriser dans le domaine des relations du travail. Ainsi, leurs motifs ont fait ressortir l’opinion que certaines formes d’association forcée sont susceptibles de contrevenir à l’al. 2d) de la Charte si l’association impose à l’individu des valeurs et des visions du monde contraires aux siennes.

207 Notre Cour a trouvé dans l’arrêt Lavigne un juste milieu, que le présent pourvoi remet en cause. Dans Lavigne, les juges majoritaires reconnaissaient l’existence d’un droit négatif de non‑association. Bien qu’il en reconnaisse la nécessité, cet arrêt accepte la présence d’un fondement démocratique capable de justifier l’imposition de limites internes à ce droit. Selon le juge La Forest, la présomption de démocratie qui découle de la Constitution signifiait qu’on ne saurait invoquer la Charte pour mettre fin aux associations forcées, qui proviennent du fonctionnement même de la démocratie (p. 317 et 320-321). La démocratie ne se résume pas principalement en un droit de retrait. Elle se préoccupe, fondamentalement, de la participation à la vie et à la gestion d’institutions démocratiques comme les syndicats.

208 Une conception incapable d’intégrer des limites et des restrictions internes au droit de ne pas s’associer priverait l’individu des bénéfices découlant d’une association. Depuis la trilogie de 1987, en droit du travail, notre Cour affirme que le droit d’association vise à favoriser l’autonomie individuelle et qu’il se rapporte aux individus. Par ailleurs, l’exercice du droit d’association renforce également la capacité d’une personne de faire valoir des idées et des opinions, par la voix d’un groupe, comme notre Cour le reconnaît dans l’affaire Libman lorsqu’elle a analysé les associations politiques et idéologiques. Ce droit ne doit pas être considéré comme un droit inférieur, à peine toléré et étroitement interprété.

K. La liberté d’association et le rapport de travail

209 Il faut reconnaître, en l’espèce, que la loi contestée par les appelants crée une forme d’atelier syndical. Tous les travailleurs de la construction doivent choisir l’un des cinq groupes syndicaux à titre d’agent négociateur. Leurs cotisations syndicales vont à ces groupes ou à leurs affiliés. Si l’on accepte les arguments des appelants, la réponse à la question constitutionnelle serait courte; il y aurait eu violation du droit de ne pas s’associer et la loi ne résisterait pas à l’examen de sa constitutionnalité. Une conception plus raffinée des enjeux donne lieu à une réponse différente.

210 Malgré la reconnaissance de l’existence du droit de non-association, la garantie de liberté d’association n’est pas mise en cause par le régime législatif contesté dans le présent pourvoi. Même avec sa composante négative, la liberté d’association ne fait ressortir aucun droit à l’isolement, comme le juge La Forest le fait remarquer dans l’arrêt Lavigne. À cet égard, j’ajouterais que l’association revêt un caractère unique pour l’accomplissement personnel. En effet, elle confère aux personnes s’associant, « les associés », une force commune qui leur permet de réaliser des objectifs et aspirations individuels qu’elles ne pourraient accomplir si elles agissaient seules. La naissance et l’évolution d’une société civile forte et diversifiée dans une démocratie moderne témoignent de cette caractéristique spéciale de l’activité sociale. La collectivité et l’individu en bénéficient. On ne peut pas présumer que la Charte vise uniquement les rapports entre les individus pris isolément et l’État. Elle porte également sur l’interaction des groupes et des « mini » sociétés dans la société canadienne dans son ensemble. L’inclusion dans la Charte de la garantie de liberté d’association indique qu’une interprétation large de la liberté d’association, dans le respect des valeurs démocratiques du Canada, présente pour la société de grands avantages. Elle confirme l’importance de l’élément social de l’accomplissement personnel de l’homme. Elle démontre le rôle primordial de la communication et de la collaboration entre les êtres humains.

211 Comme le juge La Forest le dit dans l’arrêt Lavigne, certaines formes d’association découlent de la condition humaine. D’autres sont engendrées par les nécessités et réalités de la vie. Les rapports nés et organisés dans le lieu de travail peuvent créer le besoin d’un lien plus fort entre les groupes et les personnes qui partagent les mêmes expériences de travail.

212 Comme notre Cour l’a reconnu, le rapport de travail repose sur un déséquilibre du pouvoir entre les travailleurs ordinaires et leurs employeurs. Le pouvoir de diriger le travail et d’en fixer les conditions est généralement exercé unilatéralement par les employeurs. En devenant partie à un rapport de travail on accepte l’existence et l’exercice de ce pouvoir. Souvent, surtout lors des périodes de ralentissement économique ou de chômage, l’employé n’a pas d’autre choix que d’accepter ce qui est offert.

213 Le Code civil du Québec indique clairement la nature du rapport de travail lorsqu’il définit le contrat de travail comme une convention fondée sur l’acceptation de l’autorité de l’employeur :

2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur.

214 Dans une étude récente des principes du droit du travail, les professeurs P. Verge et G. Vallée soulignent que, peu importe sa forme, le rapport de travail repose fondamentalement sur une inégalité reflétant un déséquilibre du pouvoir économique. La subordination et l’inégalité demeurent au cœur du rapport :

Le rapport de travail, s’il peut ainsi correspondre à différents statuts dans l’entreprise, n’en demeure pas moins un. Les variations, tenant à la durée du travail ou au rapport lui-même, ou encore, à l’identité de l’utilisateur du travail, laissent subsister en principe la sujétion envers l’employeur, caractéristique de ce rapport. Le travail précaire intensifie même la dépendance économique du salarié, entendue subjectivement, c’est-à-dire relativement à la situation d’ensemble de ce dernier, envers tout employeur auquel il peut être lié.

(Un droit du travail? Essai sur la spécificité du droit du travail (1997), p. 21)

Voir également Morin et Brière, op. cit., p. 212-213; Gagnon, op. cit., p. 51-52.

L. L’historique des relations du travail

215 L’existence de cette inégalité fondamentale a provoqué la longue et continuelle recherche d’un nouvel équilibre dans les relations du travail. L’outil communément utilisé a été l’association de personnes cherchant à s’entendre et à avoir ainsi une certaine influence sur leurs conditions de travail. Depuis la révolution industrielle, l’association et le droit de s’associer sont considérés comme des outils cruciaux dans la lutte pour un rapport de travail plus stable et, parfois, plus équitable. (Pour un bref aperçu de l’historique du droit du travail, voir A. W. R. Carrothers, E. E. Palmer et W. B. Rayner, Collective Bargaining Law in Canada (2e éd. 1986), p. 3-30; Gagnon, LeBel et Verge, op. cit., p. 16-32; G. W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 1-1 à 1-11.)

216 Néanmoins, le droit d’association fait face à une tension interne due à la tentative de créer un environnement de travail différent. Le refus de certains d’adhérer au groupe affaiblit les efforts faits en vue d’atteindre les buts de la majorité. Les associations forcées sont ainsi devenues, sous de nombreuses formes, une réalité des relations du travail dans plusieurs pays, y compris le Canada. Diverses formes de clauses de sécurité syndicale ont été insérées dans les conventions collectives et appliquées : de l’obligation de verser des cotisations à celle d’embaucher seulement les membres d’un groupe syndical donné. De différentes manières, ces dispositions visaient à régler la tension et la contradiction entre les deux facettes opposées du droit d’association.

217 N’ayant porté que sur l’obligation des non‑membres de verser des cotisations syndicales, l’arrêt Lavigne n’a pas tranché toute la question de la sécurité syndicale. Il a néanmoins conclu que certaines formes d’association forcée dans le lieu de travail pouvaient être compatibles avec les valeurs contenues dans la Charte et avec la garantie de liberté d’association. La reconnaissance du droit négatif de ne pas s’associer ne permettrait pas de conclure que tous les cas d’association forcée emportent une atteinte à la garantie. Sinon, cela signifierait que le seul fait de s’associer pourrait constituer une violation de la Charte. Il faut examiner la nature de l’engagement envers l’association. Dans le cas d’une forme de sécurité syndicale prévue par la loi, on doit également examiner de près la nature du régime législatif.

218 La Loi sur la construction impose l’obligation d’adhérer à un groupe syndical. Cette obligation demeure néanmoins très limitée. Elle se résume à l’obligation de désigner un agent négociateur, d’être membre de ce groupe syndical pendant une période déterminée et de verser des cotisations syndicales. La Loi n’exige rien de plus. D’autre part, la Loi prévoit une protection contre les abus de pouvoir passés, présents et éventuels de la part du syndicat. Les syndicats sont privés de tout contrôle direct sur l’emploi dans l’industrie. Ils ne peuvent pas établir ou exploiter un bureau de placement (art. 104 et 119 de la Loi). Aucune discrimination n’est permise contre les membres des différents syndicats. Pourvu qu’ils détiennent les certificats de compétence requis, tous les salariés ont le droit de travailler dans l’industrie de la construction, sans égard à leur affiliation syndicale. Les articles 94 et 102 prévoient des garanties particulières contre la discrimination. L’article 96 confère aux membres des droits explicites relatifs à l’information et à la participation à la vie syndicale. La loi permet à tout travailleur de la construction de changer d’affiliation syndicale, au moment opportun. Sous sa forme actuelle, elle n’impose pas aux travailleurs de la construction beaucoup plus que la simple obligation d’être membre d’un syndicat. Elle ne crée aucun mécanisme visant à faire respecter une conformité idéologique.

219 Dans l’arrêt Lavigne, les juges La Forest et McLachlin ont tous deux restreint le droit de non‑association, quand certains droits à la liberté étaient affectés. Leurs observations sous‑entendent également que ces droits à la liberté, si larges soient‑ils, doivent être affirmés et définis. Dans Lavigne, l’appelant avait prétendu, bien que sans succès, que certaines activités syndicales au soutien de causes politiques et sociales portent atteinte à son droit de ne pas s’associer. Il n’a pas fondé son argumentation sur la simple affirmation qu’il ne pouvait pas accepter de financer un syndicat ou d’y adhérer.

220 Comme la preuve l’indique, la situation est complètement différente en l’espèce. Aucun témoin n’est venu affirmer qu’il estimait ou croyait qu’adhérer à un syndicat l’associait à des activités qu’il désapprouvait ou à des opinions qu’il ne partageait pas. Pour que la garantie négative s’applique en l’espèce, il faudrait conclure à l’existence d’une conformité idéologique ou d’une violation d’un autre droit à la liberté parce que, parfois, les syndicats, comme d’autres groupes appartenant ou participant à une société démocratique, prennent part aux débats publics, adoptent des positions sur des problèmes concernant leurs membres et se prononcent sur les vastes questions sociales et politiques.

221 Il faudrait que notre Cour présume qu’en raison de cette participation aux débats de société, les syndicats au Québec ou ailleurs violent les valeurs démocratiques de notre société ainsi que les droits à la liberté et la liberté d’opinion et d’expression de leurs membres. Si les syndiqués expriment une telle préoccupation, il faut peut-être en tenir compte. Il peut alors devenir nécessaire de prendre une mesure d’accommodement pour protéger le caractère démocratique des syndicats et de la société dans laquelle ils agissent. Par exemple, le réexamen de certaines pratiques syndicales et même de dispositions précises de conventions collectives peut s’imposer, si les questions liées aux droits à l’égalité sont préoccupantes. (Voir C. Brunelle, Discrimination et obligation d’accommodement en milieu de travail syndiqué (2001), p. 236 et suiv.) Il serait imprudent de tenter de dresser la liste des cas où il faut accommoder les droits à la liberté visés par le droit négatif. Ceux-ci doivent au moins être invoqués, ce qui n’a pas été le cas devant les cours d’instance inférieure et devant notre Cour.

222 Le dossier déposé au soutien du pourvoi n’explique pas clairement pourquoi les travailleurs de la construction refusent de se syndiquer. Dans le cadre de la preuve présentée au procès devant le juge Bonin, de la Cour du Québec, les appelants ont fait entendre quelques témoins, pour la plupart des entrepreneurs ou des promoteurs immobiliers. Quelques travailleurs de la construction ont aussi témoigné. En général, ces témoins ont exprimé leur désaccord profond relativement au régime législatif et réglementaire en vigueur pour l’industrie de la construction au Québec. Les employeurs ont affirmé que les règles régissant l’emploi et l’embauche les empêchaient d’embaucher qui ils voulaient. Ils estimaient aussi que l’Office de la construction leur envoyait des travailleurs incompétents. Les travailleurs de la construction se sont plaints de ne pouvoir entrer librement dans le marché du travail. Certains témoins ont dit regretter que les lois québécoises imposent une accréditation professionnelle stricte aux entrepreneurs et ils ont affirmé préférer un environnement réglementaire plus permissif.

223 On n’a présenté aucune preuve de pratiques syndicales imposant des valeurs ou des opinions aux membres. Aucun élément de preuve n’a été produit au sujet du fonctionnement interne des syndicats de la construction et au sujet des contraintes qu’ils pourraient chercher à imposer à leurs membres. Rien n’indiquait que la liberté d’expression était limitée par des activités syndicales d’une nature telle que l’association forcée entraînait l’application de la garantie de l’al. 2d). La nature d’un régime législatif ou réglementaire particulier régissant une partie importante de l’économie comme l’industrie de la construction peut certainement faire l’objet de critiques et de débats politiques. Toutefois, les désaccords personnels quant à la portée d’un régime réglementaire strict ne suffisent pas pour qu’une contestation fondée sur la Charte soit couronnée de succès. Il devrait maintenant être clair que la simple association forcée ne constitue pas en soi une violation de la Charte. Il en faut plus pour mettre en cause la composante négative de l’al. 2d).

M. La preuve de pression idéologique

224 Notre Cour peut-elle présumer la coercition idéologique du fait qu’à certaines occasions, les syndicats québécois, comme d’autres groupes, ont défendu certaines causes? Ils ont exprimé des opinions différentes, souvent opposées, sur des questions sociales, économiques et politiques. Même entre eux, ils ne s’entendent pas sur l’orientation que devrait prendre la société, sur ses priorités et sur celles du mouvement syndical. Ces orientations ne signifient pas toutefois qu’on a imposé la conformité idéologique, politique ou philosophique aux travailleurs de la construction du Québec et que ce fait entraîne automatiquement l’application du droit de non‑association et, par conséquent, la violation, à première vue, de l’al. 2d) de la Charte.

225 Pour tirer une telle conclusion, il faudrait que notre Cour prenne connaissance d’office de la présumée tendance idéologique des syndicats québécois. Elle devrait prendre connaissance d’office du fait que les orientations idéologiques ou l’adoption de causes sociales et politiques au sein du mouvement syndical signifient que les syndicats imposent une forme de conformité intellectuelle à leurs membres et que les droits à la liberté de ces derniers sont menacés. La connaissance d’office joue certainement un rôle dans les décisions constitutionnelles. Récemment, dans R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, 2001 CSC 32, le juge en chef McLachlin s’est penchée sur ce rôle. L’élément principal de la connaissance d’office qui ressort de Find consiste dans la distinction entre les faits et les conclusions qu’il faut en tirer. Dans Find, les faits relatifs à l’agression sexuelle n’ont pas été contestés et ont été reconnus d’office, mais les conclusions tirées de ces faits sur lesquelles cherchait à s’appuyer l’appelant, à savoir que ceux‑ci sont à l’origine d’un préjugé largement répandu contre les personnes accusées d’agression sexuelle, ne pouvaient pas faire l’objet de la connaissance d’office (par. 86). (Voir aussi Law, précité, par. 77 et 79, le juge Iacobucci.)

226 La participation des syndicats aux débats politiques et sociaux est un fait bien connu et bien documenté, et pourrait faire l’objet de la connaissance d’office. D’ailleurs, notre Cour a reconnu l’importance de ce rôle dans Lavigne. L’histoire du mouvement syndical au Québec est marquée par plusieurs courants idéologiques. Le mouvement syndical n’a jamais été unanime quant à l’orientation à prendre, même à propos de la nécessité d’entrer sur la scène politique ou de se prononcer sur des questions de société dépassant les intérêts de l’unité de négociation. (Voir P. Verge et G. Murray, Le droit et les syndicats : aspects du droit syndical québécois (1991), p. 225.) Ces auteurs soulignent la faiblesse des liens officiels entre les syndicats québécois et les partis politiques (p. 238-239). Ils ajoutent qu’il est impossible de déterminer si les positions politiques des syndicats ont exercé une influence réelle sur leurs membres (p. 239). Des études plus récentes sur l’attitude électorale des membres semblent indiquer qu’en fait, les syndicats canadiens influencent très peu leurs membres à cet égard, comme au moins un parti politique canadien, le Nouveau Parti Démocratique, l’a appris à ses dépens à maintes reprises (voir A. Blais et autres, « Making Sense of the Vote in the 2000 Canadian election », discours prononcé au congrès annuel de l’Association canadienne de science politique, Québec, mai 2001).

227 Prendre connaissance d’office du fait que les syndicats québécois ont une idéologie constante, appuient continuellement une cause ou une politique particulière et cherchent à imposer cette idéologie à leurs membres semble prêter beaucoup plus à controverse. Il faudrait, à cette fin, faire un acte de foi et sauter une étape logique, vu l’absence de preuve factuelle suffisante sur la question. L’affirmation semble reposer sur le raisonnement fragile selon lequel, même en l’absence de toute preuve à cet égard, nous devons conclure à l’existence d’une coercition, en raison de la présence de tendances « idéologiques » dans le mouvement syndical. Il faut distinguer ce « fait » de ces faits dont notre Cour a pris connaissance d’office, comme la discrimination notoire dont font l’objet certains groupes dans la société canadienne et les désavantages que subissent les femmes et les enfants après un divorce (voir R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, et Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670). On ne peut pas affirmer en l’espèce qu’il existe clairement une certaine forme de politisation et de conformité idéologique qui, tel qu’allégué, découlerait de l’orientation politique et sociale du mouvement syndical. Au contraire, de telles opinions démontrent l’existence de stéréotypes dépeignant le mouvement syndical comme autoritaire et non démocratique, et évoquent l’image de travailleurs marchant au pas, privés de la liberté de choix, sous l’œil vigilant des chefs syndicaux et de leurs escouades de fiers‑à‑bras.

228 En fait, la démocratie sous‑tend la forme particulière de sécurité syndicale prévue dans la Loi sur la construction. Tout au long des conflits et des difficultés qui ont marqué l’histoire de l’industrie de la construction, une lacune fondamentale du régime parut être l’absence de participation des membres dans la vie syndicale et la nécessité de rétablir et de maintenir leur influence sur les affaires syndicales. Bien qu’elle ait aussi facilité l’évaluation de la représentativité des syndicats, l’obligation de choisir un syndicat et d’y adhérer a répondu à ces besoins essentiels d’une manière que n’auraient pas permis d’autres dispositions de sécurité syndicale, comme la formule Rand. Le régime de prélèvement des cotisations syndicales règle à l’instar de la formule Rand le problème du resquilleur, mais le salarié ne participe pas à la vie syndicale. Selon d’autres clauses de sécurité syndicale, un membre peut décider de se tenir à l’écart et de s’abstenir de participer aux réunions, d’élire les dirigeants syndicaux et de prendre part aux discussions. L’appartenance signifie que le membre a au moins la capacité d’influencer la vie de l’association, qu’il décide ou non d’exercer ce droit.

229 Dans le cas des syndicats de la construction, un plus haut niveau de participation dans la vie des associations a paru nécessaire pour favoriser la démocratie syndicale. Toutefois, le législateur a laissé aux travailleurs le choix entre les divers groupes actifs dans l’industrie de la construction. Ces groupes avaient eu des opinions fort divergentes sur le rôle des syndicats dans la société. Ils exprimaient une vaste gamme d’opinions, tant sur l’orientation de la société que sur les fonctions des syndicats. La solution du législateur répondait à certains des problèmes urgents auxquels faisait face l’industrie de la construction du Québec depuis plusieurs années. La paix et l’équilibre relatifs atteints au début du présent litige témoignent du gros bon sens de ce choix législatif, qui dénote une préoccupation profonde pour les valeurs démocratiques. On pourrait penser qu’un droit absolu de se retirer quand on veut, même assorti de l’obligation de verser des frais de service aux syndicats, ne préserverait pas et n’améliorerait pas de la même manière la démocratie interne des groupes syndicaux. Ce droit priverait le travailleur‑cotisant de toute influence sur la vie syndicale et sur la détermination des conditions de travail destinées à être étendues à l’ensemble de l’industrie ou à un secteur de celle‑ci en tant que règles d’ordre public.

230 Les syndiqués semblent agir très indépendamment de leur syndicat quand il s’agit d’exprimer leurs choix politiques et surtout de voter aux élections. Il semble fort douteux qu’on ait tenté d’imposer une conformité idéologique et encore plus douteux qu’on y soit parvenu. En outre, au Québec, le mouvement syndical est soumis à des restrictions particulières dues aux dispositions législatives strictes sur le financement des partis politiques et des référendums. La Loi électorale, L.R.Q., ch. E-3.3, interdit les contributions de la part des personnes autres que les électeurs, qui, par définition, ne sont pas des sociétés, des syndicats ou des associations: J. P. Boyer, Money and Message : The Law Governing Election Financing, Advertising, Broadcasting and Campaigning in Canada (1983), p. 219‑240. Les mêmes restrictions s’appliquent en vertu de la Loi sur la consultation populaire, L.R.Q., ch. C-64.1. (Voir également Libman, précité.)

231 Dans ce contexte, aucun élément de preuve ne justifie le recours à la connaissance d’office du fait que les syndicats québécois exercent une coercition idéologique sur leurs membres. Une telle conclusion présume que les syndicats adhèrent à une seule idéologie et qu’ils l’imposent à leurs membres de la base, y compris les plaignants en l’espèce. Elle n’équivaudrait à rien de plus qu’un stéréotype sans fondement.

232 Les appelants ont fondé leur cause sur la notion d’un droit absolu de refuser de s’associer et sur leur désaccord profond relativement au régime réglementaire vaste et complexe qui régit l’industrie de la construction au Québec. Ils n’ont toutefois présenté aucun élément de preuve confirmant que la loi impose une forme de conformité idéologique ou menace un droit à la liberté protégé par la Charte, ce qui est nécessaire pour établir une atteinte au droit de non‑association garanti par l’al. 2d). La preuve n’indique même pas si les syndicats participent à des causes et à des activités que les appelants désapprouvent. Il ne s’agit pas d’un sujet sur lequel la connaissance judiciaire pourrait et devrait remplacer la preuve appropriée au dossier, sauf si le fait d’adhérer à un syndicat constituait en soi la preuve d’une orientation idéologique particulière. Il faudrait présumer qu’étant donné que des syndicats québécois, de même que de nombreux autres groupes, prennent des positions sur des questions sociales, économiques et politiques, ils exercent une coercition idéologique sur leurs membres ou portent atteinte d’une certaine façon aux droits à la liberté que protège la Charte. Le fait bien connu que les syndicats participent à la vie publique au Canada ne démontre pas que chaque travailleur adhérant à un syndicat en vertu d’une disposition de sécurité syndicale devrait être considéré à première vue comme étant victime d’une violation de la Charte. Après tout, dans Lavigne, notre Cour convient que la participation des syndicats à la vie publique constitue un aspect important de leur rôle dans la société. On ne peut pas appliquer le droit négatif de non‑association sur la foi de soupçons généralisés quant à la nature des syndicats et à leur gestion ou leur fonctionnement interne. Il ne faut pas non plus réduire, essentiellement, le droit d’association à un noyau vide, dénué de tout sens positif ou substantiel. Ironiquement, si une autre opinion l’emportait, il ne resterait essentiellement dans la Charte, du moins en matière de relations du travail, qu’une liberté négative de non‑association. On y recourrait, dans la mesure du possible, pour priver les associations de travailleurs de leur efficacité en milieu de travail et de leur influence dans la société.

N. Les dispositions législatives contestées

233 Même si, comme je l’ai indiqué précédemment, il est clair que les parties n’ont pas traité de la question de la liberté de circulation et d’établissement et que celle‑ci ne figure pas dans les questions soulevées dans le présent pourvoi, il m’apparaît opportun de faire quelques observations à cet égard étant donné les opinions que le juge Bastarache a exprimées. Cette question met en évidence les dangers que présentent les jugements constitutionnels fondés essentiellement sur des conjectures quant à l’effet de la loi, en l’absence de fondement factuel valable. Par exemple, l’examen d’une question qui n’a pas été soumise aux cours d’instance inférieure et qui ne fait pas partie des questions énoncées devant notre Cour risque de causer préjudice au procureur général mis en cause. Je reviens également sur ce point dans l’analyse de la justification relative à l’article premier de la Charte.

234 La structure de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction du Québec a eu des répercussions sur le problème de la circulation et de l’établissement. Avant et pendant la période de mise en œuvre du régime de relations du travail actuel, le conflit entre les travailleurs qui habitent et travaillent dans une région et ceux qui se déplacent souvent d’un chantier à l’autre partout dans la province, surtout dans les métiers spécialisés, est à l’origine d’une bonne partie de la violence qui a eu lieu dans les années 60 et 70 sur les chantiers de construction. Vu le taux élevé d’instabilité de la main‑d’œuvre, les préoccupations relatives à la protection des « vrais travailleurs de la construction » ont mené à la recherche de droits d’ancienneté ou, du moins, d’un traitement préférentiel régional.

235 Dans chaque analyse annuelle de l’industrie de la construction au Québec, la Commission de la construction étudie la nature et la composition de la main‑d’œuvre. Le dossier du procureur général contient certaines de ces analyses annuelles. Il ressort du rapport de 1992 qu’environ 100 000 personnes travaillaient dans l’industrie. Les quatre cinquièmes d’entre eux étaient des travailleurs qualifiés ou spécialisés et des apprentis. Le rapport indique un taux élevé de va-et-vient dans l’industrie et un taux très élevé de mobilité géographique :

Cette nature temporaire de l’emploi, engendrée par les cycles économiques, le climat saisonnier et le roulement des travailleurs, exige une grande mobilité de la part de la main-d’œuvre, deuxième caractéristique propre à l’industrie de la construction. Cette mobilité s’exerce d’un chantier à l’autre, d’un employeur à l’autre et même d’une région à l’autre.

(Analyse de l’industrie de la construction au Québec 1992, op. cit., p. 29)

236 Selon le rapport de la Commission, le système de réserve de main‑d’œuvre ne compromet pas substantiellement la mobilité de la main‑d’œuvre entre les régions, en cas de besoin. En outre, la preuve n’appuie pas l’opinion qu’un mur a été érigé entre le Québec et les autres provinces. L’évolution politique et juridique que connaît l’industrie depuis 1991 a répondu en grande partie aux préoccupations de ce genre. L’intervenante la Commission de la construction affirme, à la p. 10 de son mémoire, que l’exigence de domicile ne permet pas aux travailleurs de l’extérieur du Québec de voter aux fins de la détermination de la représentativité syndicale, mais qu’elle ne les empêche pas de travailler au Québec pourvu qu’ils soient titulaires d’un certificat de compétence et qu’ils soient membres de l’un des cinq groupes syndicaux. Il faut également souligner que l’obligation d’être domicilié au Québec, prévue à l’art. 30, a été supprimée par la Loi modifiant la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction et modifiant d’autres dispositions législatives, L.Q. 1993, ch. 61, par. 15(3).

237 Une attitude différente a mené à la conclusion d’ententes avec d’autres provinces afin de résoudre les problèmes de mobilité de la main‑d’œuvre et de transférabilité des permis des entrepreneurs. Voir, par exemple, É. Dunberry, « Les ententes de libéralisation des marchés », dans Ogilvy Renault, La construction au Québec : perspectives juridiques (1998), 45. L’auteur souligne qu’après la conclusion d’une entente entre l’Ontario et le Québec, l’Assemblée nationale a modifié la Loi sur la construction ainsi que d’autres lois et règlements, L.Q. 1995, ch. 8. Ces ententes portaient directement sur les problèmes de mobilité interprovinciale (à la p. 62) :

Les modifications effectuées ont permis de supprimer l’obligation pour un entrepreneur de détenir une place d’affaires au Québec et de permettre au compagnon ou à l’apprenti d’une autre province de travailler dans une région du Québec de son choix.

Voir aussi p. 72-73.

238 Il ne semble pas que le système de réserve de main‑d’œuvre ait été un mécanisme rigide ayant créé des murs imperméables dans l’industrie. En effet, si tel avait été le cas, les murs semblent plutôt poreux, à en croire les statistiques. Ils comportent maintenant des ouvertures qui permettent la mobilité de la main‑d’œuvre.

O. Considérations de principe

239 Il faut donc laisser au processus politique le soin de régler la question en jeu dans le pourvoi. Une telle solution serait conforme à l’attitude jurisprudentielle de notre Cour qui a été résumée précédemment. Elle conserve l’équilibre dans l’application de la Charte. Elle laisse la gestion légale des relations du travail au Parlement et aux législatures de même qu’aux parties aux conventions collectives, comme les juges majoritaires de notre Cour le concluent continuellement depuis la trilogie de 1987 en droit du travail. La gestion des relations du travail exige un exercice délicat de conciliation des valeurs et intérêts divergents. Les considérations politiques, sociales et économiques pertinentes débordent largement du domaine d’expertise des tribunaux. Cette démarche restrictive et prudente en matière d’intervention des tribunaux dans le domaine des relations du travail reflète une bonne compréhension des fonctions des tribunaux et de celles des législatures. Dans l’application de la Charte, elle évite également que tout genre d’action gouvernementale visant la protection des droits de la personne soit considérée, à première vue, comme une violation de la Charte qui doit être justifiée aux termes de l’article premier.

P. Le droit comparé

240 Dans Lavigne, après avoir examiné l’expérience des États‑Unis et de l’Europe, notre Cour a rejeté la voie empruntée par la jurisprudence américaine et par certains jugements de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle a conclu que la nature de la garantie constitutionnelle de liberté d’association figurant dans la Charte et l’expérience canadienne particulière en matière de relations du travail justifient une démarche et des solutions différentes.

241 Dans leurs actes de procédure, les appelants insistent beaucoup sur un argument de droit comparé fondé sur la jurisprudence américaine et sur leur interprétation de la jurisprudence européenne. J’aborde maintenant brièvement cet argument de droit comparé. J’examine d’abord la jurisprudence américaine, puis certaines décisions européennes.

(1) La jurisprudence américaine

242 Comme l’explique le juge en chef Dickson dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), précité, p. 344 et suiv., la Constitution américaine ne protège pas expressément la liberté d’association. Ce droit est considéré comme étant dérivé essentiellement du Premier amendement, qui prévoit ce qui suit :

[traduction] Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement d’une religion ou en interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre.

243 La Cour suprême des États‑Unis a aussi cité les clauses relatives à la liberté et à l’application régulière de la loi que contiennent les Cinquième et Quatorzième amendements et même le Neuvième amendement, comme sources du droit constitutionnel à la liberté d’association. Cependant, le fondement du droit de s’associer se trouvait généralement dans le Premier amendement, en tant que droit corrélatif à la liberté d’expression.

244 Bien que la Cour suprême des États-Unis se soit montrée disposée à reconnaître l’existence du droit de ne pas s’associer, également fondé sur la liberté d’expression et de croyance, sa jurisprudence démontre qu’elle n’a pas déclaré invalides toutes les formes d’association forcée. Elle cherche à faire la distinction entre les fonctions syndicales traditionnelles et les activités politiques, et à protéger le droit de chaque membre d’empêcher l’utilisation de ses cotisations pour des causes qu’il désapprouve. Il ne serait pas utile d’examiner de façon plus exhaustive cette jurisprudence, et je ne fais qu’en exposer les éléments les plus importants.

245 La Cour suprême a refusé de déclarer invalides les dispositions de la Constitution d’un État qui restreignaient ou interdisaient certaines formes d’atelier fermé ou d’atelier syndical (Lincoln Federal Labor Union c. Northwestern Iron & Metal Co., 335 U.S. 525 (1949); American Federation of Labor c. American Sash & Door Co., 335 U.S. 538 (1949)). D’autre part, elle a décidé que les dispositions de la Railway Labour Act autorisant une forme d’atelier fermé ne violaient pas le Premier amendement en l’absence de preuve qu’elles privent les employés de leur liberté de pensée et de conscience : Railway Employes’ Department c. Hanson, 351 U.S. 225 (1956), p. 238.

246 Dans une affaire ultérieure, elle a conclu que le prélèvement des cotisations syndicales sur les salaires ne représentait qu’un moyen de forcer les éventuels « resquilleurs » à assumer leur part du coût de la négociation et de l’application des conventions collectives. Les cotisations syndicales obligatoires ne devaient toutefois pas servir à obliger les employés à appuyer des causes auxquelles ils s’opposent : International Association of Machinists c. Street, 367 U.S. 740 (1961). (Voir également Brotherhood of Railway and Steamship Clerks c. Allen, 373 U.S. 113 (1963).) Dans Abood c. Detroit Board of Education, 431 U.S. 209 (1977), la Cour suprême a réexaminé le problème de la relation entre le soutien forcé au syndicat et la garantie de liberté d’expression et d’opinion. À cette occasion, elle a examiné la validité et l’effet d’une clause de précompte syndical généralisé semblable à la formule Rand, selon laquelle tout employé représenté par le syndicat, qu’il y ait adhéré ou non, devait lui verser des frais de service égaux aux cotisations syndicales. Un groupe d’employés s’est opposé à l’application de cette disposition. Selon eux, une telle disposition les privait de la liberté d’association qui leur est garantie par le Premier amendement. Ils ont affirmé être opposés au versement de cotisations syndicales de même qu’à la négociation collective dans le secteur public et se sont opposés à diverses activités sociales et politiques auxquelles se livrait leur syndicat. Les juges majoritaires de la Cour suprême ont conclu que l’obligation de se syndiquer était justifiée sur le plan constitutionnel [traduction] « par l’évaluation par le législateur de la contribution importante de la clause d’atelier syndical au régime des relations du travail établi par le Congrès » (p. 222, le juge Stewart). Les cotisations syndicales pouvaient être perçues dans la mesure où elles étaient utilisées pour la négociation collective, l’application des conventions et le règlement des griefs. Sauf pour ces fins, l’obligation de contribuer à des causes que les membres désapprouvaient violaient leurs libertés d’association, d’expression et de croyance protégées par le Premier amendement.

247 Depuis l’arrêt Abood, le problème qui se pose constamment dans l’application de clauses de précompte syndical généralisé a toujours été la démarcation entre les fonctions syndicales essentielles et les activités accessoires, car des cotisations ne peuvent être perçues auprès des employés récalcitrants que pour la négociation collective traditionnelle. Cette analyse a exigé l’établissement de distinctions subtiles au sein de la vaste gamme d’activités syndicales possibles. Les employés dissidents ont maintenant droit à une procédure qui atténue l’atteinte aux droits qui leur sont garantis par le Premier amendement en interdisant l’utilisation de leurs cotisations à des fins non permises (voir Ellis c. Brotherhood of Railway, Airline & Steamship Clerks, 466 U.S. 435 (1984); Chicago Teachers Union, Local No. 1 c. Hudson, 475 U.S. 292 (1986); Communications Workers of America c. Beck, 487 U.S. 735 (1988); Lehnert c. Ferris Faculty Association, 500 U.S. 507 (1991)).

248 Notre Cour a déjà choisi d’adopter une conception différente de celle des États‑Unis quant au droit de ne pas s’associer. Contrairement à ce qui s’est passé aux États‑Unis, notre Cour a conclu dans Lavigne qu’un régime législatif autorisant le prélèvement obligatoire des cotisations syndicales est justifié, même lorsque le syndicat dépense l’argent pour des fins autres que les fins syndicales « traditionnelles » et que des cotisants s’opposent à certaines des causes appuyées.

(2) La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

249 Mon collègue le juge Bastarache se fonde sur plusieurs instruments internationaux pour donner une interprétation large à la liberté négative de ne pas s’associer. L’examen de l’interprétation judiciaire de l’un d’eux indique l’adoption d’un droit négatif comportant toutefois des restrictions. Les appelants ont également invoqué des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Comme la Charte, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales affirme l’existence d’un vaste droit d’association sans reconnaître expressément la présence d’une composante négative corrélative.

Article 11

1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État.

250 Néanmoins, en dépit de ce silence de la Convention, depuis la décision rendue dans Young, James et Webster, Cour eur. D.H., arrêt du 13 août 1981, série A no 44, la jurisprudence de la Cour européenne a reconnu graduellement le droit de non‑association en tant que composante nécessaire de la liberté d’association garantie par le par. 11(1) de la Convention. La cour était d’avis dans cette affaire qu’une clause d’atelier syndical imposant la conformité idéologique par la menace du congédiement violait l’art. 11 de la Convention et n’était pas justifiable. Elle a néanmoins conclu que les formes d’association forcée n’étaient pas toutes incompatibles avec l’art. 11. Par exemple, une loi d’intérêt public obligeant les médecins à adhérer à une corporation professionnelle n’entraîne pas l’application de la garantie de liberté d’association (Le Compte, Van Leuven et De Meyere, Cour eur. D.H., arrêt du 23 juin 1981, série A no 43). Dans Sigurjónsson c. Islande, Cour eur. D.H., arrêt du 30 juin 1993, série A no 264, la cour a clairement accepté que le droit de ne pas s’associer devait être interprété comme étant visé par la garantie du par. 11(1). Dans cette affaire, elle a conclu que l’obligation, prescrite par la loi, d’adhérer à un syndicat de chauffeurs de taxi portait atteinte à la garantie de liberté d’association. Elle a considéré cette obligation comme une violation de la liberté d’opinion du plaignant. D’autre part, elle a estimé que l’art. 11 ne conférait pas à l’employeur le droit de refuser de conclure une convention collective alors que la loi nationale pertinente l’exigeait (Gustafsson c. Suède, Cour eur. D.H., arrêt du 25 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II). Dans un récent jugement ne portant pas sur le domaine des relations du travail, l’obligation d’adhérer à des associations de chasseurs prévue par une loi française a été déclarée invalide. À cette occasion, la cour a réaffirmé l’existence de la composante négative de la garantie de liberté d’association (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, CEDH 1999-III).

251 Il faut aussi comprendre que la Convention européenne est appliquée dans un environnement juridique qui reflète une histoire des relations du travail différente de celle du Canada et, en particulier, du Québec. Les régimes et méthodes de négociation collective, les modes d’organisation syndicale ainsi que le statut des syndicats au sein de l’entreprise diffèrent complètement de l’expérience canadienne, du développement du droit du travail et de la gestion des relations du travail. Ces régimes de relations du travail rejettent peut‑être le principe du monopole syndical en matière de représentation ou certaines formes de sécurité syndicale, comme l’atelier syndical et le prélèvement obligatoire des cotisations syndicales. Par contre, le droit de grève peut être confirmé par la constitution elle‑même, comme en France. (Voir A. Mazeaud, Droit du travail (2e éd. 2000), p. 204-205.) De nombreuses nations européennes reconnaissent le vaste rôle social des syndicats et ont enchâssé leur droit de participation à la gestion d’entreprises privées commerciales et industrielles. (Voir M. Weiss, « Workers’ Participation in the European Union », dans P. Davies et autres, dir., European Community Labour Law : Principles and Perspectives (1996), 213; B. Bercusson, European Labour Law (1997), p. 248-261.) Les lois du travail d’un pays démontrent l’existence de compromis sociaux et politiques quant à la place qu’occupent les syndicats dans cette société et à l’équilibre approprié entre les syndicats et les employeurs. Par conséquent, pour intéressant qu’il soit, l’examen de la jurisprudence européenne n’est pas concluant même s’il confirme l’interprétation voulant que le droit limité de refuser de s’associer soit visé par l’al. 2d) de la Charte.

Q. La justification de la restriction

252 En l’espèce, les appelants n’ont pas établi que la loi contestée prescrit une forme de conformité idéologique de nature à entraîner l’application de l’al. 2d). De plus, l’obligation de se syndiquer est soigneusement insérée dans un processus démocratique qui protège le droit de chaque membre d’accorder ou de retirer son appui à un syndicat particulier à intervalles réguliers. Je conclus donc à l’absence d’atteinte à la liberté d’association protégée par l’al. 2d) de la Charte. Étant donné cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’analyser l’application de l’article premier de la Charte et la question constitutionnelle doit recevoir une réponse négative. Cependant, tenant pour acquis, pour les fins de la discussion, qu’il y aurait eu atteinte au droit constitutionnel de ne pas s’associer, je suis disposé à examiner davantage la justification de la loi aux termes de l’article premier, pour démontrer que, même si elle avait limité le droit de non‑association garanti par l’al. 2d), la loi résisterait à un examen constitutionnel approfondi.

253 L’État a la charge de justifier une loi qui porte atteinte à la Charte. Il doit respecter trois exigences. Il établit d’abord que la restriction de la liberté est prescrite par une règle de droit. Il faut ensuite que cette dernière vise des objectifs urgents et réels. L’État doit enfin démontrer que la règle constitue une réponse proportionnelle à ce besoin de la société. Cette exigence se subdivise en trois composantes. La règle de droit doit être rationnellement liée aux objectifs visés par l’État. Les moyens choisis doivent porter le moins possible atteinte au droit. Enfin, les avantages découlant de la règle de droit doivent l’emporter sur ses effets négatifs. (Voir Oakes, précité; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 21 et 97 et suiv.; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 182; Sharpe, précité, par. 78, le juge en chef McLachlin).

254 Selon les appelants, le mis en cause n’a pas réussi à établir une justification et n’était pas en mesure notamment de démontrer l’existence d’un lien rationnel entre l’obligation de se syndiquer et l’objectif de paix, de stabilité et d’efficacité dans l’industrie de la construction. De plus, ils prétendent que, même si on avait démontré l’existence d’un tel lien rationnel, les moyens choisis ne respectent pas le critère de la proportionnalité.

255 Dans toute analyse relative à l’article premier, les tribunaux doivent déterminer avec soin les objectifs de la loi contestée. (Voir RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199.) Il faut établir précisément les objets de la loi au moment de son adoption pour qu’ils demeurent compatibles avec les valeurs de la Charte (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 331). En outre, l’État doit justifier la mesure attentatoire en cause, pas simplement l’ensemble de la loi. (Voir RJR-MacDonald, le juge McLachlin, par. 143-144.) D’autre part, il ne faut pas effectuer l’analyse hors de tout contexte. Il importe de déterminer avec soin la place et la fonction des dispositions contestées dans le régime législatif. On examine alors la nature du régime et ses objectifs généraux. Dans le cadre de l’analyse, l’étude de la disposition attentatoire tient compte de son contexte législatif. (Voir Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 101-103.)

256 En l’espèce, notre Cour examine des règles législatives se situant dans un environnement social et économique complexe. Au moment de l’adoption de la loi, le gouvernement, à titre d’architecte des politiques publiques, arbitrait entre des groupes différents et, parfois, opposés. Il n’a pas agi comme l’adversaire d’un individu qui se plaint que ses droits ont été violés. (Voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993-994; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 779.)

257 Le législateur a droit à un degré de latitude et de retenue important, mais pas absolu, de la part des tribunaux pour régler les questions de politique sociale et économique (RJR-MacDonald, par. 134, le juge McLachlin). Les tribunaux doivent se garder de se substituer, après coup, aux législateurs relativement à leurs choix politiques controversés et complexes (M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, par. 79, les juges Cory et Iacobucci). Comme je l’ai mentionné précédemment, la jurisprudence reconnaît qu’il vaut généralement mieux laisser au processus politique le soin d’élaborer les principes directeurs en matière de législation dans le domaine des relations du travail.

258 Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur les premières étapes de la justification. Les limites sont prescrites par une loi. La loi porte également sur un objet urgent et réel, comme je l’ai souligné précédemment. L’historique de la loi démontre que l’Assemblée nationale du Québec a tenté de régler des problèmes qui étaient devenus une question sociale et économique urgente, ce qui a donné lieu, pendant des années, à des essais successifs qui se poursuivent d’ailleurs toujours. (Voir le témoignage de Réal Mireault, dossier du procureur général, p. 116. Voir également G. Hébert, Les relations du travail dans la construction au Québec, Première partie : Régime des relations du travail (1977), p. 9-64; Rapport de la Commission sur la stabilisation du revenu et de l’emploi des travailleurs de l’industrie de la construction (1990) (« rapport du Comité Picard-Sexton »), p. 29 et 44-45.)

R. La justification

259 Il est inexact de qualifier l’objet urgent et réel de la loi contestée de simple justification historique antérieure à la Charte. Premièrement, l’avènement de la Charte a exigé partout au pays une réévaluation en profondeur des lois alors en vigueur. Lorsqu’ils ont été appelés à se prononcer sur une contestation de la constitutionnalité d’une loi, les tribunaux ont dû évaluer cette loi par rapport aux normes et aux valeurs constitutionnelles de la Charte. L’analyse de la loi requiert cependant l’examen complet de ses sources et de sa place dans l’évolution du système juridique. La loi découle de notre expérience passée, dans ce qu’elle comporte d’échecs et de déceptions, d’essais et de réussites. Elle s’appuie sur une richesse des développements historiques et de l’expérience humaine, que la Charte n’oblige pas les tribunaux à écarter. Au contraire, en elle-même, la Charte exprime nos traditions, notre dette envers elles ainsi que des valeurs évolutives de notre société; elle témoigne également de la nécessité d’élaborer notre système juridique en tenant compte de ces valeurs.

260 La Charte constitue une étape dans l’évolution du droit, et non pas une date de césure, où tout recommence à zéro. À cet égard, la preuve offerte par le mis en cause démontre la remarquable continuité de la nature et des problèmes de l’industrie de la construction. Cette preuve a été mise à jour, compte tenu des limites et des contraintes inhérentes à la nature de la preuve en matière de questions de politique sociale. Il faut aussi se rappeler qu’elle a été présentée relativement aux questions formulées par les appelants eux‑mêmes, lesquelles se reflètent dans les questions constitutionnelles énoncées par notre Cour. Sans revenir, à ce stade‑ci, à l’ensemble du dossier et à l’historique du régime législatif et réglementaire mis en place, j’estime que l’objectif primordial de la législature était alors de stabiliser ce grand secteur industriel. À cette fin, il fallait créer un régime de négociation collective adapté aux besoins de l’industrie. L’atteinte de cet objectif nécessitait le rétablissement, le maintien et la promotion de la démocratie syndicale chez certains groupes syndicaux. Le problème de la compétence des entrepreneurs et de la main‑d’œuvre devait être réglé. De plus, la législature a cherché à garantir une certaine stabilité d’emploi aux travailleurs de la construction.

261 Dans les présents motifs, j’ai traité en profondeur des moyens choisis par le législateur à cet égard, mais je me propose d’y revenir. Un régime centralisé de relations du travail comportant des agents négociateurs a été établi. Ces agents négociateurs ont été reconnus et un mécanisme d’évaluation de leur représentativité a été instauré. Entre‑temps, l’Assemblée nationale a tenté de régler le problème de la compétence de la main‑d’œuvre et des entrepreneurs. L’instabilité de l’emploi demeurait toutefois le problème que la création de traitements préférentiels dans l’emploi visait à régler.

262 Il existait un lien rationnel entre ces mesures et leur objectif. La façon la plus équitable et la plus efficace de déterminer la représentativité des syndicats était de tenir un scrutin. L’obligation de se joindre à eux démontrait leur volonté de faire participer les travailleurs à la gestion de leur association, de favoriser et d’accroître la participation des travailleurs à leur vie et à leurs décisions, après une période où certains syndicats locaux avaient souvent fait fi des valeurs démocratiques. Le législateur considérait cette forme de sécurité comme un meilleur instrument de maintien et de progrès de la démocratie que la formule Rand, en vertu de laquelle les travailleurs paient pour des services sans pouvoir s’exprimer sur les questions les plus importantes concernant l’association et ses membres.

263 Ces mesures constituent un choix de principe réfléchi, que chaque gouvernement au Québec a dû réévaluer depuis 1968. Tel qu’il ressort du dossier déposé par le procureur général, la Commission Cliche a analysé en 1974 et en 1975 le régime en place. En 1978, une nouvelle administration a demandé à un comité (le C.E.R.L.I.C.) présidé par le professeur Gérard Hébert, un spécialiste des problèmes de relations du travail bien connu à l’époque, de réexaminer le cadre législatif. En 1990, sous la présidence du professeur Jean Sexton et de M. Laurent Picard, un comité a étudié à son tour le problème de la stabilité de l’emploi et des préférences d’emploi, que le juge Alan Gold avait examinés environ 20 ans auparavant à la demande d’un autre gouvernement. En 1993, le gouvernement du Québec a organisé un Sommet de l’industrie. Le secteur résidentiel a été partiellement déréglementé l’année suivante. En 1995, un nouveau gouvernement l’a ramené sous l’égide de la Loi, mais en subdivisant alors l’industrie en quatre secteurs : le secteur commercial, le secteur industriel, le secteur des travaux publics et le secteur résidentiel. Depuis 1993, des mesures visant à accroître la mobilité interprovinciale des entrepreneurs et des salariés sont mises en place. (Voir Dunberry, loc. cit.) Bien que certains de ces événements soient postérieurs au début du présent litige, ils témoignent de l’attention constante portée aux problèmes de l’industrie et de la pertinence des mesures prises pour les régler.

264 Au cours des 30 dernières années, malgré tous les changements qui se sont produits dans l’industrie, les caractéristiques et les problèmes fondamentaux de cette dernière sont restés essentiellement les mêmes. Le professeur Dion a écrit en 1968 :

Sectionnement, spécialisation, précarité, mobilité, instabilité et insécurité sont des caractéristiques propres à cette industrie tant chez les travailleurs que chez les entrepreneurs. On n’a pas à être surpris si, dans l’aménagement des relations de travail, des conflits éclatent non seulement entre les travailleurs et les employeurs, mais encore chez les travailleurs entre eux.

(Voir G. Dion, « Les conflits de juridiction », dans H. C. Goldenberg et J. H. G. Crispo, dir., Les relations de travail dans l’industrie de la construction (1968), 379, p. 383. Voir également C. Leclerc et J. Sexton, La sécurité d’emploi dans l’industrie de la construction au Québec: un rêve impossible? (1983), p. 26-27.) En 1978, le C.E.R.L.I.C. a encore indiqué les problèmes causés par les caractéristiques structurelles de l’industrie. En 1990, le rapport du Comité Sexton‑Picard a souligné une fois de plus l’instabilité de l’emploi dans l’industrie, la mobilité de sa main‑d’œuvre et la très petite taille de la plupart des employeurs. Dans son rapport, aux p. 16-17, le comité a fait remarquer qu’en 1988, 110 530 personnes avaient travaillé dans l’industrie. D’autre part, on retrouvait plus de 17 000 entrepreneurs accrédités.

265 L’industrie de la construction a joué et joue encore un rôle majeur dans l’économie et le développement de la province. Les relations du travail dans cette industrie étaient constamment tendues pendant plusieurs années. La démocratie syndicale restait en péril. Il était devenu difficile d’établir un régime viable de négociation collective. La résolution de ces difficultés passait tant par l’établissement du caractère représentatif des syndicats que par la protection de la démocratie syndicale. L’Assemblée nationale du Québec a cherché, de cette façon, à atteindre un objectif de paix et d’efficacité économique dans l’industrie. Compte tenu de la nature de ces difficultés, les dispositions sur le choix d’un agent négociateur, sur l’obligation de choisir parmi un nombre limité de groupes syndicaux et sur le soutien financier obligatoire étaient liées à cet objectif. Elles visaient à créer un mécanisme fonctionnel, capable d’établir la représentativité des syndicats tout en protégeant le pluralisme syndical. Rien n’indique qu’une association d’employés active dans l’industrie ait été laissée à l’écart du processus. Au contraire, la législature tentait habituellement de tenir compte des nombreux changements dans l’organisation des groupes syndicaux. Ces mesures visent directement ainsi à favoriser la réalisation d’objectifs sociaux et économiques importants (Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, p. 925-926; Lavigne, p. 291).

S. L’atteinte minimale et la pondération des effets

266 En l’espèce, la question fondamentale qui se pose dans l’analyse relative à l’article premier concerne l’application du critère de l’atteinte minimale. Les appelants prétendent que la législation québécoise n’a pas son pareil ailleurs au Canada. Ils soutiennent donc qu’il est possible d’adopter des mesures moins restrictives qui protègent le droit de ne pas se syndiquer.

267 Les tribunaux doivent se rappeler qu’il ne faut pas appliquer trop littéralement le critère de l’atteinte minimale. Ce critère n’écarte pas le pouvoir discrétionnaire dans le choix de la mesure législative appropriée. En particulier, dans le domaine de la politique sociale et économique, il n’élimine pas la nécessité d’une certaine retenue à l’égard des choix du législateur. Les tribunaux ont été conscients de la nécessité d’une telle démarche dans le domaine des relations du travail. (Voir T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083, par. 62; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), p. 391-392 et 420.)

268 Le critère de l’atteinte minimale n’exige pas que le gouvernement démontre que la mesure adoptée est la moins attentatoire possible. Il demeure difficile d’évaluer les effets des choix du législateur, surtout dans le domaine de la politique sociale et économique. La meilleure preuve tirée des sciences humaines permet rarement plus qu’une supposition éclairée quant à l’effet de la loi. Par conséquent, notre Cour a souvent indiqué la nécessité d’une évaluation raisonnable des moyens employés pour atteindre les objectifs législatifs (Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; Libman, précité, par. 59 et 62; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 85, le juge La Forest; M. c. H., précité, par. 79; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, par. 68 et 198). Un auteur a récemment qualifié la nature de la preuve requise de « corrélation raisonnable entre le phénomène que l’on souhaite réglementer et les effets néfastes qu’on lui impute » (J.-F. Gaudreault‑DesBiens, Le sexe et le droit : Sur le féminisme juridique de Catharine MacKinnon (2001), p. 91).

269 Quant à la pondération des effets bénéfiques et des effets préjudiciables de ce régime de relations du travail, il est impossible de scruter l’industrie de la construction à la loupe à ce stade‑ci de l’application du critère de l’arrêt Oakes. Aucun ordinateur ne peut actuellement prévoir les répercussions de ces choix de politique publique dans l’avenir. En l’espèce, notre Cour doit aussi examiner un régime législatif complexe, tout en faisant preuve de retenue envers le législateur, puisque les problèmes de l’industrie ont perduré et que sa nature n’a pas changé beaucoup au cours des 30 dernières années. On sait au moins une chose : le régime établi et maintenu en place semble fonctionner assez bien. Il peut certainement causer des inconvénients à certaines personnes qui tentent d’entrer dans l’industrie ou qui préféreraient un milieu non réglementé ou non syndiqué. Cependant, il n’existe actuellement aucun droit constitutionnel à un milieu commercial non réglementé et non syndiqué.

270 Comme je l’ai indiqué précédemment, l’industrie de la construction du Québec se trouve sans aucun doute fortement réglementée. Cependant, le régime général fonctionne, permet une certaine mobilité de la main‑d’œuvre et semble satisfaire aux besoins de main‑d’œuvre de l’industrie. Des mesures particulières contestées dans le présent pourvoi relèvent de ce régime. Il faut aussi souligner que, si on les interprète de façon raisonnable, ces dispositions n’interdisent pas l’adhésion syndicale avant, pendant ou après la période de référence prévue dans la Loi et ne portent pas atteinte à l’aspect positif de la garantie constitutionnelle. Elles constituent une réponse soigneusement conçue aux problèmes de l’industrie, et leurs avantages l’emportent sur les inconvénients qu’elles peuvent causer. L’exigence de syndicalisation obligatoire doit être située dans son contexte. Elle cherchait à faciliter l’évaluation de la représentativité syndicale, une procédure vitale pour le bon fonctionnement du régime de négociation collective dans l’industrie de la construction. Elle tentait également de régler un problème de gestion démocratique dans un certain nombre de syndicats. Lorsqu’il a choisi la technique de la syndicalisation obligatoire, le législateur a du même coup pondéré cette obligation par des mesures destinées à améliorer et protéger la vie démocratique des syndicats. Les travailleurs ont le choix entre tous les groupes syndicaux actifs dans l’industrie. De plus, ces groupes ne peuvent pas refuser les travailleurs qui demandent à y adhérer (art. 94). Les statuts et les règlements des syndicats doivent respecter les conditions énoncées aux art. 95 et 96. L’élection des dirigeants syndicaux, la grève et l’acceptation des conventions collectives exigent la tenue d’un scrutin secret. Le droit d’exprimer sa dissidence lors de toute assemblée syndicale et de tout scrutin est confirmé et protégé (al. 96(2)b)). Les syndiqués ont le droit d’obtenir les états et rapports financiers détaillés. Aucune mesure discriminatoire ne peut être exercée contre un travailleur qui devient membre d’un autre syndicat (art. 102). Des dispositions pénales renforcent l’application de ces règles.

271 Le régime a également pour but d’accorder aux travailleurs de la construction une protection limitée contre le chômage ou, du moins, de créer une plus grande stabilité dans le marché du travail. Comme il ressort des rapports statistiques de la Commission de la construction, ces mesures ne semblent pas entraver la mobilité de la main‑d’œuvre. Comme choix de principe, il ne semble pas déraisonnable de tenter d’élaborer un régime de placement préférentiel régional destiné à régler la tension entre la nature provinciale de certains secteurs de l’industrie de la construction et le caractère très local d’autres secteurs. En outre, ce régime ne semble pas entraver indûment la mobilité régionale et provinciale de la main‑d’œuvre. La possibilité d’adhérer à un syndicat dans le contexte de cette industrie et de participer à toutes ses prises de décisions concernant son régime de relations du travail compte tenu de son orientation semble aussi être une option raisonnable.

272 Dans le contexte de l’industrie de la construction et compte tenu de l’expérience de cette industrie, ce choix législatif offre plus d’avantages que d’inconvénients. En conséquence, même si la Loi portait atteinte à un droit négatif à la liberté d’association, elle serait justifiée en vertu de l’article premier. Le législateur a adopté des mesures raisonnables pour atteindre ses objectifs, et celles‑ci se sont révélées bien adaptées aux préoccupations de l’industrie pendant de nombreuses années.

273 Les relations du travail mettent en jeu des intérêts variés et divergents. La législation du travail fait régulièrement l’objet de débats politiques. Les gouvernements doivent pondérer les intérêts de groupes opposés qui visent souvent des objectifs complètement différents. Dans sa recherche d’un régime de relations du travail stable dans l’industrie de la construction, la législature québécoise a, sur plusieurs années, adopté le régime contesté. Elle a créé un régime de négociation collective entièrement syndicalisé et centralisé couvrant plusieurs métiers. Les normes du travail négociées dans le cadre de ce processus sont réputées être des règles d’ordre public qui lient les parties, aussi bien les employés que les employeurs dans la province. Les syndicats ont perdu tout contrôle juridique sur l’embauche, désormais sous la compétence d’un organisme public, l’Office de la construction, lequel fait aussi respecter les normes du travail. En outre, la Commission gère un régime d’accréditation professionnelle. Les employeurs sont également assujettis à un régime général de qualification professionnelle applicable à tous les métiers de l’industrie.

274 D’autres provinces ont adopté des régimes différents, mais certaines sont graduellement passées à un régime de négociation centralisé. ( Par exemple, voir Adams, op. cit., p. 15-43 à 15-53.) Le Québec a établi son régime de négociation centralisé à une époque antérieure et lui a donné une application plus large. (Voir Adams, op. cit., p. 15-43 à 15-45.) L’obligation de choisir entre plusieurs syndicats semble également être propre au Québec.

275 En général, les différences entre les mesures législatives visant des problèmes semblables font partie de la nature même de l’expérience constitutionnelle canadienne. Toute bonne analyse de la notion d’atteinte minimale lors de l’évaluation de la validité d’une loi provinciale doit tenir compte des différences entre les provinces. Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 55-60), notre Cour a de nouveau reconnu le caractère fondamental du principe du fédéralisme au Canada. Dans un système de partage des compétences législatives où les membres de la fédération ont vécu des expériences culturelles et historiques différentes, le principe du fédéralisme signifie que l’application de la Charte dans les domaines de compétence provinciale n’équivaut pas à un appel à l’uniformité des lois. Ce principe exprime des valeurs communes, susceptibles d’être mises en œuvre différemment dans des cadres différents.

276 Dans le contexte de la vie et de l’histoire de chaque province ou région canadienne, notre Cour a une conception des valeurs du fédéralisme canadien qui accepte les solutions législatives propres à chaque province. Notre Cour doit étudier en profondeur le contexte et les faits ayant mené à l’adoption de la loi contestée ainsi que l’effet de celle‑ci dans son ensemble.

277 D’après l’expérience historique particulière du Québec en matière de relations du travail, la loi respecte le critère de l’atteinte minimale. Cette forme limitée d’association forcée respecte les valeurs démocratiques fondamentales. Elle n’exige qu’un engagement restreint de la part des salariés de la construction. Ils doivent choisir un agent négociateur. La loi leur donne le choix entre cinq groupes syndicaux. Il ressort qu’aucun nouveau groupe n’a été laissé à l’écart du processus. Elle oblige aussi les employeurs à soutenir le régime adopté. Elle n’impose rien de plus.

278 Comme nous l’avons vu précédemment, la Loi sur la construction impose des obligations strictes aux syndicats en matière de démocratie interne. Toute forme de discrimination dans l’emploi est également interdite. Le processus d’embauche a été entièrement soustrait au contrôle des syndicats. La loi québécoise leur a retiré tous les pouvoirs qu’ils détenaient traditionnellement à cet égard au Québec. Par un processus difficile d’expérimentation législative, le législateur a rétabli dans une certaine mesure la paix et la démocratie syndicale dans l’industrie de la construction du Québec. Ces avantages l’emportent clairement sur leur effet limité sur le présumé droit négatif de ne pas s’associer.

279 Notre Cour est appelée à déterminer la validité d’un régime législatif complexe né d’une succession de tentatives, d’échecs et de déceptions. Au début du présent litige, cette loi représentait l’aboutissement d’environ 30 ans de travail législatif visant à créer un régime approprié de négociation collective dans l’industrie. Ce processus de rajustement se poursuit depuis le début du présent litige. D’ailleurs, les appelants contestent maintenant des dispositions législatives qui ont été modifiées considérablement depuis le dépôt des accusations. Il faut faire preuve de beaucoup de retenue envers la législature, compte tenu des difficultés inhérentes à l’art de gouverner dans un environnement traditionnellement aussi conflictuel. L’intervention de notre Cour risquerait d’affecter des composantes délicates d’un régime soigneusement équilibré et n’est pas justifiée dans les circonstances de la présente affaire.

280 Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi. Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses négatives suivantes :

1. Est-ce que les art. 28 à 40, 85.5, 85.6, 119.1 et 120 de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction et l’art. 23 du Règlement sur le choix d’une association représentative par les salariés de l’industrie de la construction restreignent la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Non.

2. Dans l’affirmative, cette restriction est-elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?

Il n’y a pas lieu de répondre à cette question.

Version française des motifs rendus par

281 Le juge Iacobucci ‑-‑ J’ai lu les motifs clairs de mes collègues dans le présent pourvoi et je me trouve dans une situation inhabituelle. Comme les juges Bastarache et LeBel, je ne partage pas l’opinion du juge L’Heureux‑Dubé selon laquelle la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés ne comporte pas le droit négatif de ne pas être forcé de s’associer. Les juges majoritaires de la Cour ont conclu à l’existence d’un tel droit négatif dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211. Je suis également d’avis que les dispositions législatives en cause dans le présent pourvoi portent atteinte à ce droit. Bien que le juge Bastarache partage cette opinion, j’adopte une démarche différente de celle sur laquelle il se fonde pour conclure à la violation de l’al. 2d). De plus, contrairement au juge Bastarache, j’estime que cette violation constitutionnelle peut se justifier en vertu de l’article premier de la Charte. En conséquence, pour les motifs qui suivent, je souscris au dispositif des juges L’Heureux‑Dubé et LeBel et je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

282 Selon les juges Bastarache et LeBel, le critère applicable pour déterminer s’il y a eu violation du droit de ne pas être forcé de s’associer consiste à savoir si les dispositions législatives en cause imposent une forme de « conformité idéologique ». Ainsi, lorsque l’exigence d’appartenir à un groupe force les membres à adhérer contre leur gré à certains principes ou idées, il y a atteinte à la liberté négative de ne pas s’associer garantie par l’al. 2d). Toutefois, bien que les juges Bastarache et LeBel s’entendent généralement sur le cadre analytique applicable, leurs opinions divergent quant à son application au présent pourvoi. Le juge LeBel reconnaît que la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction, L.R.Q., ch. R-20 (la « Loi sur la construction ») oblige les travailleurs de la construction à adhérer à des groupes syndicaux, mais qualifie cette exigence d’obligation très limitée, qui « se résume à l’obligation de désigner un agent négociateur, d’être membre de ce groupe syndical pendant une période déterminée et de verser des cotisations syndicales » (par. 218). Plus loin, le juge LeBel souligne l’absence d’éléments de preuve démontrant que les groupes syndicaux en cause dans le présent pourvoi imposent des valeurs ou postulats idéologiques particuliers à leurs membres. C’est là le facteur fondamental qui l’amène à conclure que les dispositions de la Loi sur la construction ne portent pas atteinte à la liberté de ne pas être forcé de s’associer, garantie par l’al. 2d) (voir par. 220).

283 Par contre, le juge Bastarache estime que cette loi comporte une coercition idéologique. Son opinion à ce sujet repose sur l’analyse démontrant que les principaux groupes syndicaux du Québec ont traditionnellement adopté des positions politiques particulières. De ce fait, ils ont dépassé le mandat de protéger les employés en milieu de travail pour faire leur entrée sur la scène politique, où ils se sont associés à certaines opinions d’ordre social et économique et les ont appuyées. Le juge Bastarache soutient donc que l’adhésion forcée à des groupes syndicaux aussi politisés constitue une forme de coercition idéologique entraînant la violation de l’al. 2d) (voir par. 27-29).

284 Contrairement à mes collègues les juges Bastarache et LeBel, j’hésite beaucoup à fonder l’analyse du droit négatif que renferme l’al. 2d) principalement sur la question de savoir si l’État a imposé l’adoption d’une idéologie. Même si le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a suivi une telle démarche dans l’arrêt Lavigne, la majorité de notre Cour ne l’a jamais adoptée. J’estime donc pas très clair le fondement de l’application du critère de la « conformité idéologique » pour évaluer une violation alléguée du droit de ne pas s’associer garanti par l’al. 2d). En outre, ce critère étant si difficile à saisir et si abstrait, il ne sera pas aisé de l’appliquer d’une manière cohérente, claire et significative. À quels genres d’activités doit participer une association pour qu’il y ait « conformité idéologique »? Suffit‑il que le groupe fasse un don d’argent pour une cause particulière ou faut-il qu’il en fasse plusieurs et, dans ce dernier cas, que faut-il entendre par plusieurs? Qu’arrive‑t‑il si ses dirigeants appuient un parti politique ou un politicien, ou s’ils prennent une position claire sur une question se trouvant au cœur d’un débat social? Ces questions recevront rarement, voire jamais, une réponse unanime ou sans équivoque étant donné la subjectivité que renferme le critère de la « conformité idéologique » et les différentes perceptions quant à la mesure dans laquelle il y a imposition de certaines valeurs morales ou croyances.

285 À la place du critère de la « conformité idéologique », j’adopterais une analyse qui interprète plus largement la liberté négative que comporte l’al. 2d). C’est‑à‑dire que je reprendrais le cadre analytique établi par le juge La Forest dans Lavigne. D’après le juge La Forest, lorsque l’État impose l’association d’individus dont l’affiliation « “découle” déjà “des nécessités de la vie” » (comme dans un lieu de travail) et que l’association sert le bien commun ou « favoris[e] le bien‑être collectif et social », il n’y a pas atteinte à l’al. 2d) à moins que l’association forcée ne compromette un droit spécifique à la liberté. Bien que le juge La Forest considère l’imposition de la « conformité idéologique » comme une menace à la liberté, il reconnaît aussi qu’il peut exister d’autres dangers. En particulier, il souligne les risques suivants : l’atteinte à la liberté de l’individu de se joindre ou de s’associer à des causes de son choix, l’identification du membre aux causes que l’association soutient ainsi que la création par le gouvernement de causes ou partis politiques particuliers et le soutien qu’il y apporte (Lavigne, p. 328-329).

286 Selon cette opinion, il me semble que, lorsque la loi impose l’appartenance à des corporations professionnelles ou de métiers pour exercer une profession ou un métier, cette intervention de l’État est généralement constitutionnelle. Cela tient essentiellement au fait que l’appartenance à l’association est intimement liée à la compétence et au statut professionnels du membre, et qu’elle reflète cette compétence et ce statut. En outre, la structure créée par la loi sert l’intérêt public. Donc, à moins que l’on puisse démontrer que l’association forcée compromet gravement les droits à la liberté d’une personne, les garanties accordées par l’al. 2d) sont respectées dans les circonstances.

287 Les dispositions législatives en cause en l’espèce sont cependant fort différentes et elles sont uniques au Canada en ce qui a trait à l’adhésion syndicale obligatoire. En particulier, elles ne justifient aucunement l’adhésion syndicale forcée qu’elles prévoient pour le secteur de la construction du Québec. L’appartenance aux groupes syndicaux ne dépend pas du respect d’exigences de compétence, de sorte qu’il n’y a aucune garantie publique que les travailleurs faisant partie de ces groupes possèdent les aptitudes et habiletés nécessaires pour exercer leur métier. Je suis donc d’avis que l’association que l’État impose par le biais de la Loi sur la construction ne sert pas le bien commun ni ne « favoris[e] le bien‑être collectif et social » dans le contexte de l’al. 2d) de la Charte.

288 De plus, j’estime que cette loi porte atteinte aux droits à la liberté des appelants. Le présent pourvoi concerne des travailleurs de la construction au Québec qui n’ont pas d’autre choix que de se syndiquer pour pouvoir travailler. Le fait qu’ils doivent adhérer à l’un des cinq groupes syndicaux expressément acceptés par l’État restreint davantage leur liberté. À mon avis, ces facteurs indiquent clairement que le régime législatif établi par la Loi sur la construction entraîne une atteinte grave aux droits à la liberté individuelle. Le régime exige notamment que même ceux qui s’opposent par principe à la syndicalisation se syndiquent et il limite la liberté de la personne d’adhérer à l’association de son choix.

289 Pour ces motifs, je suis d’avis que la Loi sur la construction ne résiste pas à l’examen de sa constitutionnalité lorsqu’on l’évalue à la lumière de l’al. 2d), selon l’interprétation du juge La Forest dans Lavigne. Cela étant, il faut déterminer si cette violation constitutionnelle peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte.

290 Même si le juge LeBel conclut que la Loi sur la construction ne viole pas le droit de ne pas être forcé de s’associer garanti par l’al. 2d), il examine l’application de l’article premier de la Charte. Il juge que, même si la loi restreint les garanties constitutionnelles des appelants, elle est justifiée en vertu de l’article premier. Je souscris à cette partie de l’analyse du juge LeBel. En particulier, je conviens avec lui que la Loi sur la construction a été adoptée dans un contexte historique unique et complexe et a servi à favoriser des objectifs sociaux et économiques distincts qui étaient, et demeurent, urgents et réels. De plus, me fondant sur le raisonnement du juge LeBel, je suis d’avis que la loi est rationnellement liée à ces objectifs, qu’elle porte atteinte de façon minimale aux libertés garanties par l’al. 2d) et que ses avantages l’emportent sur ses effets préjudiciables.

291 Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la Loi sur la construction doit demeurer en vigueur et je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de donner aux questions constitutionnelles les réponses suivantes :

1. Est‑ce que les art. 28 à 40, 85.5, 85.6, 119.1 et 120 de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main‑d’œuvre dans l’industrie de la construction et l’art. 23 du Règlement sur le choix d’une association représentative par les salariés de l’industrie de la construction restreignent la liberté d’association garantie par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Oui.

2. Dans l’affirmative, cette restriction est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?

Oui.

Pourvoi rejeté, le juge en chef McLachlin et les juges Major, Bastarache et Binnie sont dissidents.

Procureurs des appelants : Grey Casgrain, Montréal.

Procureurs de l’intimée : Bernard, Roy & Associés, Montréal.

Procureurs du mis en cause : Bernard, Roy & Associés, Montréal.

Procureurs de l’intervenante la Commission de la construction du Québec : Ménard, Boucher, Montréal.

Procureur des intervenants la Centrale des syndicats démocratiques (CSD-Construction), la Confédération des syndicats nationaux (CSN-Construction) et le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (International) : Robert Toupin, Montréal.

Procureur de l’intervenante la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ-Construction) : Robert Laurin, Sainte-Julie, Québec.

Procureurs de l’intervenante la Canadian Coalition of Open Shop Contracting Associations : Heenan Blaikie, Vancouver.

Procureurs de l’intervenant le Bureau canadien du Département des métiers de la construction, FAT-COI : Caley & Wray, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2001 CSC 70 ?
Date de la décision : 19/10/2001

Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Advance Cutting & Coring Ltd.
Proposition de citation de la décision: R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., 2001 CSC 70 (19 octobre 2001)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2001-10-19;2001.csc.70 ?
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