COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Ontario (Procureur général) c. Restoule, 2024 CSC 27
Appels entendus : 7 et 8 novembre 2023
Jugement rendu : 26 juillet 2024
Dossier : 40024
Entre :
Procureur général de l’Ontario et Sa Majesté le Roi du chef de l’Ontario
Appelants/Intimés au pourvoi incident
et
Mike Restoule, Patsy Corbiere, Duke Peltier, Peter Recollet, Dean Sayers et Roger Daybutch, en leur propre nom et au nom de tous les membres de la Ojibewa (Anishinaabe) Nation qui sont bénéficiaires du Traité Robinson-Huron de 1850
Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
Procureur général du Canada
Intimé
Et entre :
Procureur général de l’Ontario et Sa Majesté le Roi du chef de l’Ontario
Appelants/Intimés au pourvoi incident
et
Le chef et le conseil de la Red Rock First Nation, au nom de la Red Rock First Nation Band of Indians et le chef et le conseil de la Whitesand First Nation, au nom de la Whitesand First Nation Band of Indians
Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
Procureur général du Canada
Intimé
- et -
Procureur général du Nouveau-Brunswick, Biigtigong Nishnaabeg First Nation (aussi connue sous le nom Begetikong Anishnabe First Nation ou Ojibways of the Pic River First Nation), Halfway River First Nation, Fédération des nations autochtones souveraines, Atikameksheng Anishnawbek, Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc., Première nation Carry the Kettle, Assembly of Manitoba Chiefs, Nation Anishinabek, Teme-Augama Anishnabai, Temagami First Nation, Union of British Columbia Indian Chiefs, Nlaka’pamux Nation Tribal Council, Chawathil First Nation, High Bar First Nation, Neskonlith Indian Band, Penticton Indian Band, Skuppah Indian Band, Upper Nicola Band, Indigenous Bar Association in Canada, West Moberly First Nations, Athabasca Tribal Council Ltd., Tsawout First Nation, Kee Tas Kee Now Tribal Council, Saugeen First Nation, Chippewas of Nawash Unceded First Nation, Grassy Narrows First Nation, Assemblée des Premières Nations et Namaygoosisagagun Community (qui utilise le nom Namaygoosisagagun Ojibway Nation)
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
Motifs de jugement :
(par. 1 à 311)
Le juge Jamal (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, O’Bonsawin et Moreau)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Procureur général de l’Ontario et
Sa Majesté le Roi du chef de l’Ontario Appelants/Intimés au pourvoi incident
c.
Mike Restoule, Patsy Corbiere,
Duke Peltier, Peter Recollet, Dean Sayers
et Roger Daybutch, en leur propre nom et
au nom de tous les membres de la
Ojibewa (Anishinaabe) Nation
qui sont bénéficiaires du
Traité Robinson‑Huron de 1850 Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
Procureur général du Canada Intimé
- et -
Procureur général de l’Ontario et
Sa Majesté le Roi du chef de l’Ontario Appelants/Intimés au pourvoi incident
c.
Le chef et le conseil de la Red Rock First Nation,
au nom de la Red Rock First Nation Band of Indians
et le chef et le conseil de la Whitesand First Nation,
au nom de la Whitesand
First Nation Band of Indians Intimés/Appelants au pourvoi incident
et
Procureur général du Canada Intimé
et
Procureur général du Nouveau-Brunswick,
Biigtigong Nishnaabeg First Nation (aussi connue
sous le nom Begetikong Anishnabe First Nation ou
Ojibways of the Pic River First Nation),
Halfway River First Nation,
Fédération des nations autochtones souveraines,
Atikameksheng Anishnawbek,
Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc.,
Première nation Carry the Kettle,
Assembly of Manitoba Chiefs,
Nation Anishinabek,
Teme-Augama Anishnabai,
Temagami First Nation,
Union of British Columbia Indian Chiefs,
Nlaka’pamux Nation Tribal Council,
Chawathil First Nation,
High Bar First Nation,
Neskonlith Indian Band,
Penticton Indian Band,
Skuppah Indian Band,
Upper Nicola Band,
Indigenous Bar Association in Canada,
West Moberly First Nations,
Athabasca Tribal Council Ltd.,
Tsawout First Nation,
Kee Tas Kee Now Tribal Council,
Saugeen First Nation,
Chippewas of Nawash Unceded First Nation,
Grassy Narrows First Nation,
Assemblée des Premières Nations et
Namaygoosisagagun Community (qui utilise le nom
Namaygoosisagagun Ojibway Nation) Intervenants
Répertorié : Ontario (Procureur général) c. Restoule
2024 CSC 27
No du greffe : 40024.
2023 : 7, 8 novembre; 2024 : 26 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Droit des autochtones — Droits issus de traités — Traités historiques — Interprétation — Norme de contrôle — Deux traités entre des Premières Nations et la Couronne comportant une clause suivant laquelle des paiements annuels effectués en échange d’une cession de terres seraient augmentés au fil du temps dans certaines circonstances — Annuités majorées une seule fois en 1875 — Actions intentées par les Premières Nations contre la Couronne pour violation de traités — Juge de première instance interprétant la clause d’augmentation et énonçant la nature et la teneur de l’obligation de la Couronne de majorer les annuités — Norme de contrôle en appel applicable à l’interprétation des traités historiques — Interprétation qu’il convient de donner à la clause d’augmentation.
Droit des autochtones — Droits issus de traités — Honneur de la Couronne — Obligation fiduciaire — Obligation de diligence dans la mise en œuvre — Violation — Réparations — Actions intentées par des Premières Nations contre la Couronne pour violation de deux traités prévoyant la majoration au fil du temps de paiements annuels effectués en échange d’une cession de terres — L’obligation de la Couronne en vertu de la clause d’augmentation fait‑elle intervenir des obligations particulières découlant de l’honneur de la Couronne? — La Couronne a‑t‑elle des obligations de fiduciaire relativement à la clause d’augmentation? — La Couronne a‑t‑elle une obligation de diligence dans la mise en œuvre de la clause d’augmentation? — Réparation appropriée en cas de violation des traités par la Couronne.
Prescription — Violation de traité — Actions intentées par des Premières Nations contre la Couronne pour violation de traités historiques — Les actions sont‑elles prescrites par les dispositions législatives provinciales applicables en matière de prescription? — Loi sur la prescription des actions, L.R.O. 1990, c. L.15.
En 1850, les Anichinabés du lac Huron et du lac Supérieur ont conclu des traités de cession de terres avec la Couronne. Dans ces traités, connus sous le nom de Traités Robinson, les Anichinabés ont cédé leurs territoires à la Couronne en échange notamment d’un paiement annuel perpétuel de 600 £ selon le Traité Robinson-Huron et de 500 £ selon le Traité Robinson‑Supérieur. À l’époque où les traités ont été signés en 1850, l’annuité équivalait à environ 1,70 $ par personne en vertu du Traité Robinson‑Huron et à environ 1,60 $ par personne en vertu du Traité Robinson‑Supérieur. Les traités comportaient une « clause d’augmentation » portant que les annuités seraient majorées au fil du temps si les terres cédées rapportaient un revenu permettant à la Couronne de les majorer sans encourir de pertes. Une condition de l’augmentation était que le montant « payé à chaque individu » n’excède pas 1 £ (ce qui, à l’époque, équivalait à approximativement 4 $) par année, ou « telle autre somme qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder ». Les annuités ont été majorées à 4 $ par personne en 1875, mais elles sont gelées à cette somme depuis ce temps-là.
Les Anichinabés du lac Supérieur (« demandeurs du lac Supérieur ») ont déposé en 2001 une déclaration dans laquelle ils sollicitaient un jugement déclaratoire et une réparation compensatoire liés à l’interprétation, à la mise en œuvre et au manquement reproché à la clause d’augmentation. Les Anichinabés du lac Huron (« demandeurs du lac Huron ») ont déposé leur propre déclaration en 2014. Les actions ont été instruites ensemble en trois étapes : la première étape traitait de l’interprétation des traités, la deuxième étape portait sur l’immunité de la Couronne et sur la prescription qui étaient invoquées comme moyens de défense par l’Ontario, et la troisième étape concernait les dommages-intérêts réclamés par les demandeurs et la répartition de la responsabilité entre le Canada et l’Ontario.
À la première étape, la juge de première instance a conclu que la Couronne a, en vertu de la clause d’augmentation, une obligation impérative et susceptible de contrôle de majorer les annuités lorsque la situation économique le justifie — c.‑à‑d. si les revenus nets tirés par la Couronne des ressources permettent à celle‑ci de majorer les annuités sans encourir de pertes. La juge de première instance a également conclu que la Couronne doit entreprendre un processus de consultation avec les bénéficiaires des traités et leur verser une annuité majorée reflétant une juste part des revenus nets tirés par la Couronne des ressources. Elle a en outre statué que la mention de 1 £ (ou 4 $) limite uniquement la somme distribuée aux particuliers, mais ne limite pas l’annuité collective totale et ne lui impose pas de plafond. La juge de première instance a rejeté l’argument selon lequel la Couronne avait une obligation fiduciaire sui generis d’administrer les terres cédées au nom des bénéficiaires des traités, mais elle a reconnu que le principe de l’honneur de la Couronne et une obligation fiduciaire ad hoc obligent la Couronne à mettre en œuvre avec diligence la clause d’augmentation. À la deuxième étape, la juge de première instance a conclu que l’immunité de la Couronne et les dispositions législatives provinciales applicables en matière de prescription ne rendaient pas irrecevables les revendications des demandeurs. La troisième étape a été plaidée, mais a été suspendue en attendant l’issue des présents pourvois. Les demandeurs du lac Huron n’ont pas participé à la troisième étape étant donné qu’ils sont parvenus à un règlement avec l’Ontario et le Canada portant sur des demandes d’indemnisation pour les manquements passés à la clause d’augmentation.
La Cour d’appel a accueilli en partie les appels interjetés par l’Ontario du jugement relatif à la première étape, et elle a modifié les ordonnances rendues par la juge de première instance au terme de la première étape. Elle a rejeté les appels que l’Ontario a interjetés du jugement relatif à la deuxième étape. La cour a rendu quatre séries de motifs avec une majorité différente pour chaque question. Une majorité a statué que l’interprétation des traités est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, même lorsqu’elle est fondée sur des conclusions de fait susceptibles de contrôle selon une norme déférente. Une majorité différente a conclu que la juge de première instance n’avait pas commis d’erreur dans son interprétation de la clause d’augmentation, sauf lorsqu’elle avait conclu que les Traités Robinson promettaient aux Anichinabés une juste part des revenus nets tirés par la Couronne. Cette majorité a convenu que la Couronne a une obligation impérative et susceptible de contrôle de majorer les annuités lorsque les conditions économiques le justifient, et que la mention de 1 £ limite uniquement la partie de l’annuité totale qui peut être distribuée aux particuliers. Elle a aussi estimé que l’honneur de la Couronne oblige celle‑ci à majorer les annuités au-delà de 4 $ dans le cadre de son obligation de diligence dans la mise en œuvre des traités. La Cour d’appel a convenu à l’unanimité avec la juge de première instance que la Couronne ne disposait pas d’un pouvoir discrétionnaire illimité quant à la majoration des annuités. De plus, elle a conclu que, compte tenu du fait que la Couronne avait manqué pendant presque 150 ans à la promesse qu’elle avait faite dans les traités, le tribunal avait le pouvoir et l’obligation d’imposer à la Couronne des obligations particulières et générales concernant la clause d’augmentation. En outre, la Cour d’appel a statué à l’unanimité que la juge de première instance avait commis une erreur en concluant que la Couronne avait une obligation fiduciaire ad hoc relativement à la mise en œuvre de la clause d’augmentation, mais elle a convenu qu’il n’y avait aucune obligation fiduciaire sui generis. La cour a aussi conclu qu’aucun délai de prescription prévu par la loi ne rendait irrecevables les revendications pour violation des Traités Robinson et qu’il n’était pas nécessaire de se pencher sur l’immunité de la Couronne. Enfin, une majorité de la cour a jugé que la nature du partage des revenus exigé par la clause d’augmentation devait être déterminée par les parties aux négociations ou par la juge de première instance à la troisième étape.
L’Ontario se pourvoit devant la Cour, soulevant des questions portant sur la norme de contrôle applicable à l’interprétation des Traités Robinson, sur l’interprétation qu’il convient de donner à la clause d’augmentation, sur la nature et la teneur de l’obligation de la Couronne de donner effet à cette clause et sur la réparation qu’il convient d’accorder pour un manquement à cette obligation, ainsi que sur la pertinence des délais de prescription prévus par la loi à l’égard des revendications. Les demandeurs des lacs Huron et Supérieur forment des pourvois incidents sur la question relative aux obligations fiduciaires de la Couronne. Devant la Cour, ni le Canada ni l’Ontario ne contestent le fait qu’ils violent depuis longtemps les promesses d’annuités.
Arrêt : Les pourvois sont accueillis en partie, les pourvois incidents sont rejetés, et un jugement déclaratoire est rendu.
L’interprétation des traités historiques conclus entre la Couronne et les Autochtones est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Suivant cette norme de contrôle en l’espèce, ainsi que les principes d’interprétation des traités pertinents, la Couronne a l’obligation de se demander, de temps en temps, si elle peut majorer les annuités sans encourir de pertes. S’il lui est possible de majorer les annuités au-delà de 4 $ par personne, elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire et décider si elle le fait et, si oui, de combien. Ce pouvoir discrétionnaire n’est pas illimité; il doit être exercé de façon juste et libérale, et conformément à l’honneur de la Couronne. La fréquence à laquelle la Couronne doit se demander si elle peut majorer les annuités doit également être compatible avec l’honneur de la Couronne. De plus, compte tenu de la durée et du caractère odieux du manquement par la Couronne à la clause d’augmentation, la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire et majorer les annuités à l’égard du passé. Étant déjà parvenue à un règlement négocié avec les demandeurs du lac Huron en ce qui a trait aux manquements passés, la Couronne se voit donner la directive de mener avec les demandeurs du lac Supérieur des négociations circonscrites dans le temps et honorables portant sur l’indemnité à verser pour les manquements passés. De plus, les revendications pour violation des traités ne sont pas prescrites par les dispositions législatives ontariennes sur la prescription. Enfin, bien qu’aucune obligation fiduciaire particulière ne s’applique à l’égard de la promesse d’augmentation, l’honneur de la Couronne exige de celle-ci qu’elle remplisse cette promesse avec diligence. Le manquement continu par la Couronne à la clause d’augmentation, dans les circonstances, constitue également une violation des traités eux‑mêmes.
Les traités sont des accords sui generis visant à faire avancer la réconciliation. L’affirmation de la souveraineté de la Couronne a donné naissance à une relation juridique particulière entre la Couronne et les peuples autochtones. Cette relation juridique particulière est incarnée dans les traités, qui représentent un échange de promesses solennelles et qui sont régis par des règles spéciales d’interprétation. Pour promouvoir la réconciliation, il faut interpréter et mettre en œuvre les droits issus de traités conformément à l’honneur de la Couronne — le principe que les fonctionnaires de la Couronne doivent se comporter honorablement lorsqu’ils agissent au nom du souverain.
Bien que tous les droits issus de traités doivent être interprétés conformément à l’honneur de la Couronne, il existe d’importantes différences entre les traités historiques (antérieurs à 1921) et les traités modernes (postérieurs à 1973). Le texte d’un traité historique ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, ni se voir appliquer les règles rigides d’interprétation modernes. Il doit recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones. L’interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l’intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l’époque de la signature. Dans la recherche de l’intention commune des parties, l’intégrité et l’honneur de la Couronne sont présumés. Le tribunal doit être attentif aux différences particulières d’ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties, et il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l’époque. Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, le tribunal ne peut en modifier les conditions en allant au-delà de ce qui est possible ou réaliste. Les droits issus de traités ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide; ils ne sont pas figés à la date de la signature. Comme le tribunal doit examiner à la fois le libellé du traité et son contexte historique et culturel, il est utile d’interpréter le traité en deux étapes : à la première étape, le tribunal s’attache au texte de la clause litigieuse du traité et identifie les diverses interprétations possibles, et à la deuxième étape, il examine ces interprétations sur la toile de fond historique et culturelle du traité.
La norme de contrôle applicable à l’interprétation des traités historiques est celle de la décision correcte. La nature constitutionnelle des traités en tant qu’accords de nation à nation qui mettent en jeu l’honneur de la Couronne et le processus de réconciliation lui-même exige que les cours d’appel disposent d’une grande latitude pour corriger les erreurs commises dans leur interprétation au besoin. Le caractère perpétuel et multigénérationnel des droits issus de traités exige une interprétation uniforme, ce qui est l’objectif du contrôle selon la norme de la décision correcte. L’interprétation que fera un tribunal des droits issus de traités sera contraignante à perpétuité et a une grande valeur à titre de précédent. De plus, les traités historiques entre la Couronne et les Autochtones ne lient pas seulement leurs signataires directs; ils lient l’ensemble des Canadiennes et des Canadiens qui, en raison de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, sont également effectivement impliqués. L’interprétation qu’un tribunal fait d’un traité historique a donc une grande portée normative, ce qui milite davantage en faveur du contrôle selon la norme de la décision correcte.
Bien que l’interprétation d’un droit issu d’un traité historique soit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, les conclusions de fait qui sous-tendent cette interprétation commandent la déférence et sont susceptibles de contrôle uniquement en cas d’erreur manifeste et déterminante. Parmi les raisons de principe qui justifient une telle déférence, il y a la nécessité de réduire le nombre, la durée et le coût des appels, de favoriser l’autonomie et l’intégrité des procès, et de reconnaître l’expertise et la position avantageuse du juge de première instance qui a examiné la preuve. Cette dernière raison est particulièrement importante en matière d’interprétation des traités historiques où les conclusions factuelles du juge de première instance sont le produit d’un processus judiciaire solide dans lequel le juge s’investit activement.
Le libellé de la clause d’augmentation dans les Traités Robinson doit être examiné au regard de l’objet des traités dans leur ensemble. Aux termes des traités, les Anichinabés ont cédé leur intérêt dans certaines terres désignées, se sont vus accorder des terres de réserve sur lesquelles ils pourraient vivre, ont conservé des droits de chasse et de pêche issus de traités et se sont vu promettre une annuité perpétuelle. Les Traités Robinson se sont écartés du modèle d’annuité fixe utilisé dans d’autres traités, en ce qu’ils ont prévu des annuités susceptibles d’être majorées ou réduites selon les circonstances. La clause d’augmentation envisage une certaine idée générale de partage des revenus futurs des territoires cédés. Elle exprime l’objectif de la Couronne d’acquérir un accès immédiat aux territoires cédés et d’ouvrir ceux‑ci à la colonisation et au développement économique. Elle est également conforme aux points de vue des Anichinabés sur la relation établie par traités : elle démontre le respect en reconnaissant à la fois l’autorité des Anichinabés sur le territoire et leur pouvoir de conclure une entente avec les nouveaux arrivants; elle exprime la réciprocité en concrétisant leur attente selon laquelle un cadeau attire en retour un cadeau d’une valeur proportionnelle; elle incarne la responsabilité en confirmant les obligations continues des Anichinabés envers leur peuple, tant au moment de la signature des Traités Robinson qu’à perpétuité; et elle permet le renouvellement étant donné que les traités seraient ajustés à mesure que la situation économique changerait.
À la première étape du cadre d’analyse en deux étapes applicable à l’interprétation des traités, le libellé de la clause d’augmentation doit être examiné pour en dégager les interprétations possibles. Il prévoit que l’annuité « sera augmentée de temps en temps » si les terres cédées rapportent un revenu qui permet à la Couronne d’« augmenter » l’annuité « sans encourir de pertes ». Une condition de la promesse d’augmentation est que le montant « payé à chaque individu » n’excédera pas 1 £ par année, ou « telle autre somme qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder ». Bien que la clause d’augmentation se prête à plusieurs interprétations possibles, le véritable débat oppose une interprétation qui implique à la fois une partie collective et une partie individuelle de l’annuité, et une autre qui implique seulement une partie individuelle. Il y a une ambiguïté quant à savoir ce que les parties voulaient, parce qu’il est prévu dans une autre clause des traités que l’annuité sera versée aux « chefs » et à « leurs tribus », alors que la clause d’augmentation renvoie au « montant payé à chaque individu ».
Afin de choisir l’interprétation qui traduit le mieux l’intention commune des parties, il faut passer à la deuxième étape du cadre d’analyse applicable à l’interprétation des traités et examiner le libellé de la clause d’augmentation sur sa toile de fond historique et culturelle. Ce n’est qu’au terme du processus en deux étapes qu’une véritable ambiguïté dans un traité peut être résolue. Tant le libellé de la clause d’augmentation que son contexte historique et culturel étayent une interprétation qui comporte un seul volet : une annuité perpétuelle payable aux « chefs » et à « leurs tribus » qui pourrait être majorée si une condition économique était remplie — c.‑à‑d. si la situation économique permettait à la Couronne de le faire sans encourir de pertes. La mention du « montant payé à chaque individu » n’excédant pas 4 $ ne crée pas une obligation de payer une annuité aux individus, distincte de celle de payer la collectivité; elle ne fait qu’assujettir l’obligation d’augmenter l’annuité à une condition. Il aurait été très inhabituel pour la Couronne d’inclure au milieu de la clause d’augmentation une obligation de verser une partie de l’annuité aux particuliers, distincte de l’obligation de payer la collectivité, car cela constituerait un changement fondamental aux modèles établis en matière de conclusion de traités et aurait été sans précédent. En outre, il n’existe aucune preuve d’une intention d’accorder une annuité divisée en une partie collective et une partie individuelle, ni du fait que l’une ou l’autre des parties croyait que l’annuité comportait à la fois une partie collective et une partie individuelle. Enfin, la façon dont les paiements ont été effectués tend à réfuter l’idée d’une annuité en deux parties; ni l’annuité du lac Huron ni celle du lac Supérieur n’ont jamais été versées à la même époque à la fois à la collectivité et aux particuliers.
Par conséquent, l’interprétation qu’il convient de donner à la clause d’augmentation est qu’elle oblige la Couronne à verser une seule annuité aux « chefs » anichinabés et à « leurs tribus ». Il y a une obligation impérative de majorer l’annuité jusqu’à concurrence de 4 $ lorsque les circonstances économiques le justifient, comme cela a été fait en 1875. Cette annuité majorée constitue un « plafond souple » au-delà duquel toute autre majoration est discrétionnaire. Si les conditions économiques lui permettent de majorer l’annuité au-delà de 4 $ par personne sans encourir de pertes, la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire et décider si elle la majore et, si oui, de combien. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire n’est pas illimité; il est justiciable et susceptible de contrôle par les tribunaux. La Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire, y compris quant à la fréquence à laquelle elle doit se pencher sur la possibilité de majorer l’annuité, avec diligence, honorablement et de façon juste et libérale, tout en entretenant avec les Anichinabés une relation continue fondée sur les valeurs du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement.
Les revendications des demandeurs des lacs Huron et Supérieur pour violation de traités ne sont pas prescrites par la Loi sur la prescription des actions de 1990 de l’Ontario. Premièrement, les revendications des demandeurs pour violation de traités ne sont pas des « actions pour atteinte indirecte » assujetties à un délai de prescription prévu par la Loi. L’action « pour atteinte indirecte » était une action de common law qui permettait aux demandeurs de présenter des réclamations pour fautes et préjudices personnels qui ne pouvaient pas être soumises dans le cadre d’une action pour atteinte directe; ces actions se limitaient généralement à des actions de nature délictuelle, mais dans certains cas, elles se sont étendues à des actions de nature contractuelle également. Une revendication pour violation d’un droit issu de traités est fondamentalement différente d’une action pour atteinte indirecte. Les revendications fondées sur des traités ne reposent pas sur la responsabilité délictuelle ou contractuelle : elles reposent sur des droits constitutionnels, qui soulèvent des questions de droit public plutôt que de droit privé. En outre, la Loi sur la prescription des actions de 1990 ne s’applique qu’à une liste exhaustive de causes d’action, et l’action pour atteinte indirecte ne peut servir de cause d’action fourre-tout ou de clause omnibus englobant toute réclamation non expressément mentionnée dans la Loi. De plus, dans les modifications apportées en 2002 à la Loi, les droits ancestraux et les droits issus de traités ont été soustraits à l’application des délais de prescription prévus par la loi. En apportant ces modifications, la législature a considéré que les revendications fondées sur des traités sont distinctes des autres causes d’action, et a traité de telles revendications explicitement.
Deuxièmement, les réclamations des demandeurs visant à obtenir une indemnité en equity ne sont pas non plus des « actions en reddition de comptes » assujetties à un délai de prescription prévu par la Loi sur la prescription des actions de 1990. Bien que les actions en reddition de comptes puissent comporter des réclamations en common law et en equity, l’origine et la portée de ce genre d’action tendent à indiquer qu’elle est mal adaptée au contexte des traités entre la Couronne et les Autochtones. Une action en reddition de comptes était habituellement utilisée en common law contre une personne qui était tenue de rendre des comptes à une autre personne en raison d’une relation fiduciaire. Quoique la relation entre la Couronne et les peuples autochtones soit de nature fiduciaire, il n’y a pas d’obligation fiduciaire particulière en l’espèce qui pourrait faire relever les revendications des demandeurs du champ d’application des actions en reddition de comptes. En outre, l’interprétation correcte de la clause d’augmentation révèle que la Couronne n’est pas tenue de rendre compte aux bénéficiaires des traités du produit des territoires cédés. Les majorations des annuités au-delà de 4 $ sont plutôt discrétionnaires. Enfin, il semble n’y avoir aucun précédent qui considère les droits ancestraux ou issus de traités comme des actions en reddition de comptes.
L’honneur de la Couronne est un principe constitutionnel qui doit guider l’interprétation et la mise en œuvre de la clause d’augmentation ainsi que les réparations qu’il convient d’accorder pour le manquement de la Couronne. Bien que l’honneur de la Couronne soit une doctrine constitutionnelle puissante, il ne s’agit pas d’une cause d’action en soi, mais d’un principe qui a trait aux modalités d’exécution des obligations dont il emporte l’application. Il ne s’agit pas simplement d’une belle formule, mais d’un précepte fondamental qui peut s’appliquer dans des situations concrètes, et qui fait naître différentes obligations selon les circonstances.
L’honneur de la Couronne peut donner naissance à une obligation fiduciaire lorsque la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt autochtone identifiable. La Couronne peut avoir des obligations fiduciaires ad hoc et sui generis envers les peuples autochtones à l’égard de certains intérêts. Une obligation fiduciaire ad hoc peut naître de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones lorsque sont réunies les conditions générales nécessaires à l’établissement d’une telle relation fiduciaire de droit privé — soit lorsque la Couronne s’est engagée à exercer son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt juridique ou d’un intérêt pratique important dans les intérêts supérieurs du supposé bénéficiaire. En l’espèce, cette obligation n’existe pas. Il n’y a aucune preuve indiquant que la Couronne s’est engagée à agir dans les intérêts supérieurs des demandeurs des lacs Huron et Supérieur, ou encore avec une loyauté absolue, dans l’exécution de ses obligations. En outre, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de décider si elle majore les annuités, la Couronne doit tenir compte de l’intérêt public plus large; ses obligations en ce qui concerne la clause d’augmentation ne pouvaient impliquer un engagement à renoncer aux intérêts de toutes les autres parties en faveur de ceux des Anichinabés.
L’obligation fiduciaire sui generis est propre à la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. Ses origines résident dans la protection des intérêts des peuples autochtones en reconnaissance de l’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne à leur égard sur les plans économique, social et foncier. Une obligation fiduciaire sui generis prend naissance (1) s’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable; et (2) si la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt. En l’espèce, aucun intérêt autochtone particulier ou identifiable n’a été circonscrit par les demandeurs des lacs Hurons et Supérieur. Le droit issu de traités qu’ils possèdent en vertu de la clause d’augmentation n’est, par définition, pas suffisamment indépendant des pouvoirs exécutifs de la Couronne, parce qu’il découle de l’exercice par la Couronne de son pouvoir exécutif de conclure des traités. L’intérêt préexistant des demandeurs des lacs Huron et Supérieur dans leurs terres cédées n’est pas non plus un intérêt autochtone particulier ou identifiable. Même s’il l’était, la deuxième condition à respecter pour pouvoir conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis — l’exercice par la Couronne d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt — n’est pas remplie : ni le texte des Traités Robinson ni le contexte dans lequel ils ont été signés n’apportent une preuve que la Couronne administrerait les terres au nom des bénéficiaires des traités.
Bien qu’elle ne soit pas assujettie à une obligation fiduciaire à l’égard de la clause d’augmentation, la Couronne est assujettie à une obligation de diligence dans la mise en œuvre ou la réalisation de cette promesse, et le non‑respect de cette obligation constitue une violation des Traités Robinson. L’obligation de diligence dans la mise en œuvre oblige la Couronne à respecter les promesses qu’elle a faites par traité. Cette obligation découle directement de l’honneur de la Couronne, et exige de cette dernière qu’elle adopte une approche libérale et téléologique dans l’interprétation d’une promesse et agisse avec diligence pour s’acquitter de cette promesse. Cela exige de la Couronne qu’elle veille à exécuter l’obligation de façon à réaliser l’objet de la promesse. L’obligation de diligence dans la mise en œuvre ne saurait imposer uniquement des obligations procédurales en ce qui concerne la mise en œuvre de la clause d’augmentation — qui requerraient simplement de la Couronne qu’elle envisage ou examine la possibilité d’accorder des majorations discrétionnaires des annuités de temps en temps. Plutôt que de préciser un résultat particulier dans un cas donné, l’obligation de diligence dans la mise en œuvre a trait aux modalités d’exécution des obligations de la Couronne, mais la Cour doit se garder de dissocier l’obligation de diligence dans la mise en œuvre de la nature même de la promesse faite par traité qui est en cause. Depuis 1875, la Couronne a omis de se demander si elle pouvait majorer les annuités, et a donc manqué à son obligation de diligence dans la mise en œuvre de la clause d’augmentation des traités. Dans ces circonstances, la Couronne est tenue de verser une somme, qui est susceptible de contrôle par les tribunaux, afin d’indemniser les demandeurs du lac Supérieur pour son manquement passé à la clause d’augmentation.
Comme la Couronne a manqué à son obligation d’exécuter avec diligence la clause d’augmentation prévue dans les Traités Robinson, les demandeurs des lacs Huron et Supérieur ont droit à une réparation. En principe, toute la gamme des réparations — tant déclaratoires que coercitives — peut être accordée. Les tribunaux devraient adopter une approche téléologique pour déterminer la réparation appropriée. La question décisive consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour permettre la réconciliation. En l’espèce, depuis près d’un siècle et demi, les Anichinabés se retrouvent avec une promesse faite par traités qui est vide de contenu. Dans ce contexte, un jugement déclaratoire énonçant les droits et les obligations des parties aux traités, y compris les obligations auxquelles est assujettie la Couronne en vertu de la clause d’augmentation, constituera une réparation utile et appropriée, car il servira de base à la mise en œuvre future des Traités Robinson et clarifiera la nature du manquement passé.
Par ailleurs, vu la durée et le caractère odieux du manquement de la Couronne, un simple jugement déclaratoire serait insuffisant. Malgré le fait que la Couronne était en mesure dans le passé de majorer les annuités au-delà de 4 $ par personne sans encourir de pertes et qu’elle aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire de le faire, plus d’un siècle s’est écoulé depuis que la Couronne s’est penchée sur cette promesse et sur le renouvellement de la relation elle‑même. La Couronne a sérieusement miné l’esprit et la substance des Traités Robinson. Dans ces circonstances, un simple jugement déclaratoire ne permettrait pas de réparer adéquatement la relation prévue par traités ou de rétablir l’honneur de la Couronne, d’assurer une protection suffisante aux droits issus de traités, ou encore de faire avancer véritablement la réconciliation. Un simple jugement déclaratoire risquerait de contraindre les Anichinabés à continuer de compter sur un partenaire de traité sans honneur. Cela serait profondément insatisfaisant et risquerait de laisser encore une fois aux Anichinabés une promesse vide de contenu.
Comme la Couronne est parvenue à un règlement négocié avec les demandeurs du lac Huron en ce qui a trait aux manquements passés, mais pas avec les demandeurs du lac Supérieur, une autre directive devrait être donnée à la Couronne en ce qui concerne les demandeurs du lac Supérieur afin de veiller à qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire en vertu de la clause d’augmentation en temps utile et de manière honorable à l’égard de l’indemnité à verser pour les manquements passés. Pour ce qui est de la période écoulée depuis 1875, la Couronne doit majorer l’annuité payable aux demandeurs du lac Supérieur en vertu des Traités Robinson à plus de 4 $ par personne, rétrospectivement, car il serait manifestement déshonorant de ne pas le faire. Cependant, il ne conviendrait pas à ce stade‑ci de procéder immédiatement à l’octroi de dommages‑intérêts calculés par voie judiciaire à l’égard des manquements passés, compte tenu de la nature discrétionnaire de la promesse faite par traités, du rôle que devraient jouer les tribunaux, et de la nécessité de réparer efficacement la relation prévue par traités et de rétablir l’honneur de la Couronne. La clause d’augmentation n’est pas une promesse de la Couronne de verser une certaine somme d’argent. Il s’agit plutôt d’une promesse de la Couronne d’examiner si les conditions économiques l’autorisent à majorer les annuités sans encourir de pertes, et, si c’est le cas, d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de décider si elle les majore et, dans l’affirmative, de combien. Tant qu’elle n’a pas exercé ce pouvoir discrétionnaire en entamant honorablement un dialogue avec ses partenaires de traité et qu’elle n’a pas proposé de montant d’indemnisation, la Couronne ne devrait pas, en principe, être contrainte par voie judiciaire à payer une certaine somme d’argent. L’octroi de dommages‑intérêts calculés par voie judiciaire exclurait tout pouvoir discrétionnaire de la Couronne et tout dialogue entre les partenaires de traité.
Une période de négociations honorables limitée et circonscrite dans le temps, après laquelle la Couronne serait tenue, faute de règlement, d’exercer son pouvoir discrétionnaire de manière honorable et de déterminer un montant d’indemnisation, est plutôt davantage susceptible de réaliser l’objet de la clause d’augmentation et de faire en sorte que la Couronne rende des comptes pour sa violation du traité jusqu’à présent. Une négociation et un règlement extrajudiciaires sont mieux à même de renouveler la relation établie par traités, de faire avancer la réconciliation et de rétablir l’honneur de la Couronne. Cette approche respecterait aussi le rôle que devraient jouer les tribunaux. Le montant de la majoration de l’annuité que pourrait déterminer la Couronne est une détermination polycentrique et discrétionnaire qui reflétera inévitablement de nombreuses considérations sociales, économiques et de politique qui peuvent changer au fil du temps, ce qui aura une incidence sur la fréquence et la nature du calcul du revenu net et de l’annuité. La détermination du montant de l’indemnité due pour le passé impliquera des considérations similaires, y compris la mise en balance de la solennité des obligations de la Couronne envers les Anichinabés et des besoins des autres Ontariens et Canadiens, qu’ils soient autochtones ou non autochtones. Cela relève bien de l’expertise de l’exécutif, mais beaucoup moins de celle des tribunaux. Bien qu’ils ne soient pas incompétents ou incapables de prendre en compte ces considérations lorsque cela est nécessaire, les tribunaux n’ont généralement pas ce qu’il faut pour faire de tels choix ou pour évaluer toute la gamme des conséquences de la mise en œuvre d’une politique générale. Ils devraient donc faire preuve d’une grande prudence avant d’intervenir.
Bien qu’il n’appartienne pas aux tribunaux de forcer la Couronne à exercer son pouvoir discrétionnaire d’une manière particulière, il est tout à fait de leur ressort de contrôler la façon dont la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect des obligations issues de traités et de l’honneur de la Couronne. Il devrait être donné comme directive à la Couronne d’entamer véritablement et honorablement un dialogue avec les demandeurs du lac Supérieur en vue d’en arriver à un règlement juste en ce qui a trait aux manquements passés. Si un tel règlement ne peut être conclu, la Couronne devra exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de la clause d’augmentation et fixer un montant d’indemnisation. Ce montant, et le processus suivi pour y arriver, seront susceptibles de contrôle par les tribunaux. Ces derniers devraient se concentrer sur la justification de la détermination de la Couronne et tenir compte de facteurs tels que : la nature et la gravité des manquements passés de la Couronne; le nombre d’Anichinabés du lac Supérieur et leurs besoins; les avantages que la Couronne a retirés des territoires cédés; les besoins plus larges des autres populations autochtones et non autochtones de l’Ontario et du Canada; et les principes et exigences découlant de l’honneur de la Couronne, y compris son obligation de diligence dans la mise en œuvre de sa promesse sacrée dans le traité de partager les richesses de la terre. Si la Couronne a exercé de façon juste, libérale et honorable son pouvoir discrétionnaire, les tribunaux ne devraient pas intervenir. S’ils concluent que le processus suivi par la Couronne ou la détermination finale qu’elle a faite n’était pas honorable, les tribunaux peuvent se pencher sur la réparation qu’il convient d’accorder, et notamment sur la question de savoir s’il y a lieu de renvoyer la question à la Couronne pour qu’elle effectue une nouvelle détermination ou de fixer eux‑mêmes la somme que devra payer la Couronne.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : R. c. Marshall, 1999 CanLII 665 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 456; arrêts examinés : Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633; R. c. Sundown, 1999 CanLII 673 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 393; Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, 1991 CanLII 75 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 570; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245; Southwind c. Canada, 2021 CSC 28, [2021] 2 R.C.S. 450; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222; arrêts mentionnés : Province of Ontario c. Dominion of Canada (1895), 1895 CanLII 112 (SCC), 25 R.C.S. 434, conf. par Attorney-General for the Dominion of Canada c. Attorney‑General for Ontario, [1897] A.C. 199; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Desautel, 2021 CSC 17, [2021] 1 R.C.S. 533; Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765; R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771; Simon c. La Reine, 1985 CanLII 11 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 387; R. c. Sioui, 1990 CanLII 103 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1025; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313; Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557; First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576; R. c. Morris, 2006 CSC 59, [2006] 2 R.C.S. 915; Beattie c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2002 CAF 105; Horseman c. Canada, 2016 CAF 238; Canada c. Jim Shot Both Sides, 2022 CAF 20, inf. en partie par 2024 CSC 12; West Moberly First Nations c. British Columbia, 2020 BCCA 138, [2021] 3 W.W.R. 561; Chingee c. British Columbia (Attorney General), 2005 BCCA 446, 261 D.L.R. (4th) 54; R. c. Morris, 2004 BCCA 121, 237 D.L.R. (4th) 693, inf. par 2006 CSC 59, [2006] 2 R.C.S. 915; Goodswimmer c. Canada (Attorney General), 2017 ABCA 365, 418 D.L.R. (4th) 157; Lac La Ronge Indian Band c. Canada, 2001 SKCA 109, 206 D.L.R. (4th) 638; Newfoundland and Labrador c. Nunatsiavut Government, 2022 NLCA 19; R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., 1997 CanLII 385 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 748; Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Halfway River First Nation c. British Columbia (Ministry of Forests), 1999 BCCA 470, 178 D.L.R. (4th) 666; Fort McKay First Nation c. Prosper Petroleum Ltd., 2019 ABCA 14; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427; Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175; La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22; R. c. Taylor (1981), 1981 CanLII 1657 (ON CA), 34 O.R. (2d) 360; R. c. J.F., 2022 CSC 17; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; Perry, Farley & Onyschuk c. Outerbridge Management Ltd. (2001), 2001 CanLII 5678 (ON CA), 54 O.R. (3d) 131; Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372; M. (K.) c. M. (H.), 1992 CanLII 31 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 6; Cie Trust National c. H & R Block Canada Inc., 2003 CSC 66, [2003] 3 R.C.S. 160; Hanemaayer c. Freure (1999), 1999 CanLII 14942 (ON SC), 2 B.L.R. (3d) 269; Tracy c. Instaloans Financial Solutions Centres (B.C.) Ltd., 2010 BCCA 357, 320 D.L.R. (4th) 577; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261; Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335; Chippewas of Nawash Unceded First Nation c. Canada (Attorney General), 2023 ONCA 565, 486 D.L.R. (4th) 1; Watson c. Canada, 2020 CF 129; Yahey c. British Columbia, 2021 BCSC 1287, 43 C.E.L.R. (4th) 1; Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286; Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217; Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650; S.A. c. Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4, [2019] 1 R.C.S. 99; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165; Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Solosky c. La Reine, 1979 CanLII 9 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 821; Shot Both Sides c. Canada, 2024 CSC 12; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624; Première nation algonquine d’Ardoch c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 473, [2004] 2 R.C.F. 108; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 81 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 41; Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), 1993 CanLII 3004 (CAF), [1994] 1 C.F. 742, conf. par 1994 CanLII 47 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 1100; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772.
Lois et règlements cités
Acte pour accorder à Sa Majesté certaines sommes nécessaires pour subvenir à certaines dépenses du service public pour les années fiscales expirant respectivement le trentième jour de juin 1876, et le trentième jour de juin 1877, et pour d’autres objets liés au service public, S.C. 1876, c. 1.
Limitation Act, R.S.B.C. 1996, c. 266, art. 3(5).
Limitation of Actions Act, R.S.A. 1980, c. L‑15, art. 4(1)(g).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 35.
Loi de crédits no 4 pour 2023‑2024, L.C. 2023, c. 33, ann. 1.
Loi de 2002 sur la prescription des actions, L.O. 2002, c. 24, ann. B, art. 2(1)e), f), (2).
Loi sur la prescription des actions, L.R.O. 1990, c. L.15, art. 45(1)b), g), 46.
Proceedings Against the Crown Act, 1962‑63, S.O. 1962-63, c. 109.
Proclamation royale (1763) (G.‑B.), 3 Geo. 3 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1].
Projet de loi C‑60, Loi portant octroi à Sa Majesté de crédits pour l’administration publique fédérale pendant l’exercice se terminant le 31 mars 2024, 1re sess., 44e lég., 2021‑2022-2023.
Traités
Traité Robinson‑Huron (1850).
Traité Robinson‑Supérieur (1850).
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Sopinka, John, Mark A. Gelowitz et W. David Rankin. Sopinka, Gelowitz and Rankin on the Conduct of an Appeal, 5e éd., Toronto, LexisNexis, 2022.
Wade, William, et Christopher Forsyth. Wade & Forsyth’s Administrative Law, 12e éd. par Christopher Forsyth et Julian Ghosh, New York, Oxford University Press, 2023.
Woodward, Jack. Aboriginal Law in Canada, Toronto, Thomson Reuters, 1994 (feuilles mobiles mises à jour avril 2024, envoi no 2).
POURVOIS et POURVOIS INCIDENTS contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy et les juges Lauwers, Hourigan, Pardu et Brown), 2021 ONCA 779, 466 D.L.R. (4th) 1, [2021] O.J. No. 6228 (Lexis), 2021 CarswellOnt 15629 (WL), qui a infirmé en partie une décision de la juge Hennessy, 2018 ONSC 7701, 431 D.L.R. (4th) 32, [2019] 3 C.N.L.R. 351, [2018] O.J. No. 6879 (Lexis), 2018 CarswellOnt 22178 (WL); et qui a confirmé une décision de la juge Hennessy, 2020 ONSC 3932, 452 D.L.R. (4th) 604, [2020] O.J. No. 2881 (Lexis), 2020 CarswellOnt 8989 (WL). Pourvois accueillis en partie et pourvois incidents rejetés.
Peter Griffin, c.r., Nina Bombier, Samantha Hale et Richard Ogden, pour les appelants/intimés au pourvoi incident le procureur général de l’Ontario et Sa Majesté le Roi du chef de l’Ontario.
David Nahwegahbow, Catherine Boies Parker, c.r., Dianne Corbiere et Christopher Albinati, pour les intimés/appelants au pourvoi incident Mike Restoule, Patsy Corbiere, Duke Peltier, Peter Recollet, Dean Sayers et Roger Daybutch, en leur propre nom et au nom de tous les membres de la Ojibewa (Anishinaabe) Nation qui sont bénéficiaires du Traité Robinson‑Huron de 1850.
Harley Schachter et Kaitlyn Lewis, pour les intimés/appelants au pourvoi incident le chef et le conseil de la Red Rock First Nation, au nom de la Red Rock First Nation Band of Indians et le chef et le conseil de la Whitesand First Nation, au nom de la Whitesand First Nation Band of Indians.
Zoe Oxaal, Glynis Evans et Anusha Aruliah, pour l’intimé le procureur général du Canada.
Josh J.B. McElman, c.r., et Bailey Campbell, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick.
Spencer Bass, pour l’intervenante Biigtigong Nishnaabeg First Nation (aussi connue sous le nom Begetikong Anishnabe First Nation ou Ojibways of the Pic River First Nation).
Kajia Eidse-Rempel, pour l’intervenante Halfway River First Nation.
Ron S. Maurice et Geneviève Boulay, pour l’intervenante la Fédération des nations autochtones souveraines.
Ryan Lake et Geneviève Boulay, pour l’intervenante Atikameksheng Anishnawbek.
Michael Jerch et Jessica Barlow, pour l’intervenante Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc.
Geneviève Boulay et Ryan Lake, pour l’intervenante la Première nation Carry the Kettle.
Carly Fox, pour l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs.
Patricia Lawrence et Samantha Dawson, pour l’intervenante la Nation Anishinabek.
Bruce McIvor et Kate Gunn, pour les intervenantes Teme-Augama Anishnabai et Temagami First Nation.
Peter Millerd et Erica Stahl, pour les intervenants Union of British Columbia Indian Chiefs, Nlaka’pamux Nation Tribal Council, Chawathil First Nation, High Bar First Nation, Neskonlith Indian Band, Penticton Indian Band, Skuppah Indian Band et Upper Nicola Band.
Alexandria Winterburn et Jason T. Madden, pour l’intervenante Indigenous Bar Association in Canada.
Katie I. Duke et Chya R. Mogerman, pour l’intervenante West Moberly First Nations.
Glenn K. Epp et Eric L. Pentland, pour l’intervenant Athabasca Tribal Council Ltd.
John W. Gailus, pour l’intervenante Tsawout First Nation.
Kevin Hille et Jesse Abell, pour l’intervenant Kee Tas Kee Now Tribal Council.
Krista Nerland, Cathy Guirguis et Graeme Cook, pour les intervenantes Saugeen First Nation et Chippewas of Nawash Unceded First Nation.
Adrienne Telford et Jackie Esmonde, pour l’intervenante Grassy Narrows First Nation.
Stuart Wuttke et Adam Williamson, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.
Julian Falconer et Jeremy Greenberg, pour l’intervenante Namaygoosisagagun Community (qui utilise le nom Namaygoosisagagun Ojibway Nation).
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Jamal —
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Introduction
1
II. Faits
14
A. Les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs
15
B. Le système de droit et de gouvernance des Anichinabés
17
C. Le contexte historique des relations entre les Anichinabés et la Couronne
19
(1) La chaîne d’alliance
19
(2) La Proclamation royale (1763)
21
(3) Le Conseil de Niagara (1764)
22
(4) La guerre de 1812
23
(5) Le modèle des annuités et la politique de civilisation
24
D. Événements à l’origine des Traités Robinson
27
(1) L’exploitation minière dans le secteur supérieur des Grands Lacs
27
(2) La Commission Vidal‑Anderson (1849)
28
(3) L’incident de la Mica Bay (1849)
30
(4) La négociation des Traités Robinson (1850)
31
(5) Dispositions clés des Traités Robinson
42
a) Traité Robinson‑Huron
43
b) Traité Robinson‑Supérieur
43
E. Paiement des annuités après 1850
44
F. Le présent litige
46
III. Historique judiciaire
47
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (première étape), 2018 ONSC 7701, 431 D.L.R. (4th) 32 (la juge Hennessy)
48
B. Cour supérieure de justice de l’Ontario (deuxième étape), 2020 ONSC 3932, 452 D.L.R. (4th) 604 (la juge Hennessy)
50
C. Cour d’appel de l’Ontario (première et deuxième étapes), 2021 ONCA 779, 466 D.L.R. (4th) 1 (le juge en chef Strathy et les juges Lauwers, Hourigan, Pardu et Brown)
51
(1) Norme de contrôle
52
(2) Interprétation des Traités Robinson
53
(3) Honneur de la Couronne
55
(4) Obligation fiduciaire, immunité de la Couronne et prescription
56
(5) Réparations
57
D. Développements ultérieurs
59
IV. Questions en litige
65
V. Analyse
67
A. L’interprétation des traités historiques conclus avec des Autochtones
67
(1) Les traités sont des accords sui generis visant à faire avancer la réconciliation
68
(2) Les droits issus de traités doivent être interprétés conformément à l’honneur de la Couronne
71
(3) Différences entre les traités historiques et les traités modernes
75
(4) Principes régissant l’interprétation des traités historiques
78
B. La norme de contrôle en appel applicable à l’interprétation des traités historiques
83
(1) Introduction
83
(2) Analyse
88
a) Jurisprudence directrice
92
b) Considérations de politique juridique à l’appui d’un contrôle selon la norme de la décision correcte
100
(i) Les droits issus de traités sont des droits constitutionnels et ils mettent en jeu l’honneur de la Couronne
104
(ii) L’interprétation des traités historiques a une grande valeur de précédent
110
c) Les conclusions de fait demeurent susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante
114
(3) Conclusion
119
C. L’interprétation de la clause d’augmentation des Traités Robinson
120
(1) Introduction
120
(2) Première étape : examiner le libellé de la clause d’augmentation pour en dégager les interprétations possibles
125
a) Points non controversés concernant les clauses de contrepartie et d’augmentation
130
b) Ambiguïtés relevées par la juge de première instance
136
c) Quatre interprétations possibles de la clause d’augmentation
138
(i) La première interprétation
139
(ii) La deuxième interprétation
140
(iii) La troisième interprétation
141
(iv) La quatrième interprétation
145
(3) Deuxième étape : examiner le libellé de la clause d’augmentation sur la toile de fond historique et culturelle
151
a) La première interprétation
152
b) La deuxième interprétation
156
c) Choisir entre la troisième et la quatrième interprétation
157
(i) Deux points qui n’aident pas à trancher entre la troisième et la quatrième interprétation
166
1. La compréhension par les Anichinabés de l’expression « qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder »
166
2. Commentaires de la juge de première instance sur la « juste part »
174
3. Conclusion
182
(ii) Cinq points affaiblissant la troisième interprétation et étayant la quatrième
184
1. Une annuité comportant à la fois un volet collectif et un volet individuel, ainsi qu’une obligation impérative de majorer sans limite le volet collectif, aurait été sans précédent
184
2. Une obligation impérative de majorer sans limite l’annuité est difficilement conciliable avec la très mauvaise situation économique dans laquelle se trouvait la Couronne
186
3. Il n’y a pas de preuve d’une intention d’accorder une annuité en deux parties comportant un volet collectif et un volet individuel
189
4. L’annuité est versée uniquement à des particuliers depuis plus de 170 ans
190
5. Rien dans la preuve postérieure aux traités n’étaye l’existence d’une annuité en deux parties comportant un volet collectif et un volet individuel
193
(4) Conclusion
195
D. Questions de prescription
198
(1) Introduction
198
(2) La revendication pour violation de traités n’est pas une action pour atteinte indirecte
204
(3) La revendication pour violation de traités n’est pas une action en reddition de comptes
211
(4) Conclusion
217
E. L’obligation de la Couronne de mettre en œuvre avec diligence la clause d’augmentation
218
(1) L’honneur de la Couronne n’est pas une cause d’action, mais elle peut donner naissance à diverses obligations
219
(2) La Couronne n’a aucune obligation de fiduciaire à l’égard de la promesse d’augmentation
222
a) Introduction
222
b) Il n’y a aucune obligation fiduciaire ad hoc
228
c) Il n’y a aucune obligation fiduciaire sui generis
233
(i) Les droits issus de traités conférés par la clause d’augmentation
236
(ii) Intérêt préexistant dans les terres cédées
245
(3) La Couronne a une obligation de diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation
248
a) Introduction
248
b) L’obligation de diligence dans la mise en œuvre
254
c) Conclusion
264
F. La réparation à accorder pour l’omission de la Couronne d’agir avec diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation
265
(1) Introduction
265
(2) Toute la gamme des réparations peut être accordée
273
(3) Un jugement déclaratoire constitue une réparation appropriée en l’espèce
278
(4) Un jugement déclaratoire est approprié, mais insuffisant
283
(5) D’autres directives sont nécessaires
288
a) La nature de la promesse faite par traités
289
b) Le rôle que devraient jouer les tribunaux
293
c) Renouveler la relation prévue par traités et rétablir l’honneur de la Couronne
300
VI. Dispositif
311
Annexe
I. Introduction
[1] Les présents pourvois mettent à l’épreuve l’engagement de la Couronne à se réconcilier avec les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs après avoir manqué de façon déshonorante pendant presque 150 ans aux promesses sacrées qu’elle leur avait faites dans les Traités Robinson.
[2] Les Traités Robinson de 1850 comprennent le Traité Robinson‑Huron et le Traité Robinson‑Supérieur. Dans ces traités, les Anichinabés des rives nord du lac Huron et du lac Supérieur ont cédé leurs vastes territoires en échange notamment d’un paiement annuel à perpétuité. Les annuités devaient être majorées au fil du temps dans certaines circonstances. Toutefois, ces annuités sont gelées à la somme consternante de 4 $ par personne depuis près de 150 ans, depuis la première et unique majoration qui a eu lieu en 1875. Aujourd’hui, dans ce que l’on ne peut qualifier que de parodie de la promesse que la Couronne a faite par traités aux Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs, les annuités sont distribuées aux bénéficiaires individuels des traités par le versement de 4 $ à chacun d’eux.
[3] C’est la deuxième fois que notre Cour est saisie de questions relatives aux annuités versées en vertu des Traités Robinson conclus antérieurement à la Confédération. La dernière fois, peu après la Confédération, le Canada et les provinces se renvoyaient la balle quant à savoir qui devait payer les annuités (Province of Ontario c. Dominion of Canada (1895), 1895 CanLII 112 (SCC), 25 R.C.S. 434, conf. par Attorney‑General for the Dominion of Canada c. Attorney‑General for Ontario, [1897] A.C. 199 (C.J.C.P) (« In re Indians Claims »)). Dans les plus de 125 ans qui ont suivi, le Canada et l’Ontario ont montré une tendance persistante à l’indifférence quant aux obligations de la Couronne découlant de ces traités. De façon tardive, devant notre Cour, le Canada et l’Ontario ne contestent pas le fait qu’ils violent depuis longtemps les promesses d’annuités qu’ils ont faites en vertu des Traités Robinson. Bien que les Anichinabés aient respecté les engagements qu’ils avaient pris aux termes des traités, ce n’est pas le cas de la Couronne. Pour remédier à ce manquement et rétablir l’honneur de la Couronne, il faut revenir aux fondements de la relation établie par traités entre les Anichinabés et la Couronne.
[4] Les Traités Robinson se situaient dans le prolongement de la relation étroite qui existait bien avant 1850 entre les Britanniques et les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs. Cette relation reposait sur la chaîne d’alliance, un pacte remontant au 17e siècle, qui symbolisait le lien étroit entre la Couronne britannique et les peuples autochtones, y compris les Anichinabés. Les Britanniques et les Anichinabés ont maintenu ce lien en partie par des échanges annuels de cadeaux autour de [traduction] « feux de conseil » sacrés en tant qu’expressions de leur générosité et leur bonne volonté mutuelles (voir H. Bohaker, Doodem and Council Fire : Anishinaabe Governance through Alliance (2020), p. xxvi et 17‑18). À mesure que la colonisation européenne s’intensifiait, la Couronne a assuré les Anichinabés que leur autonomie et leurs titres fonciers seraient protégés.
[5] Toutefois, au milieu des années 1800, cette assurance a été mise en péril lorsque la Couronne a commencé à accorder unilatéralement des permis d’exploitation minière aux colons le long des rives nord des lacs Huron et Supérieur. Les Anichinabés ont alors exigé un traité prévoyant le versement d’une indemnité pour l’utilisation de leurs territoires traditionnels non cédés. En septembre 1850, après d’importantes négociations entre les Anichinabés et le représentant de la Couronne, William Benjamin Robinson, les Anichinabés du lac Huron et du lac Supérieur ont conclu des traités de cession de terres avec la Couronne autour d’un feu de conseil à Bawaating, c’est‑à‑dire Sault Ste. Marie.
[6] Les deux traités sont essentiellement identiques, chacun promettant le versement d’une somme forfaitaire de 2 000 £, en plus d’un paiement annuel de 500 £, aux termes du Traité Robinson‑Supérieur, et de 600 £, suivant le Traité Robinson‑Huron. Ces promesses sont assorties d’une clause dans chaque traité qui prévoit l’augmentation des annuités dans certaines circonstances (« clause d’augmentation »). L’interprétation de cette clause et les réparations en cas de manquement à celle‑ci sont au cœur des présents pourvois.
[7] Le procès en l’espèce s’est divisé en trois étapes. À la première étape, la juge de première instance, la juge Hennessy, a conclu que la Couronne a, en vertu des Traités Robinson, l’obligation impérative et susceptible de contrôle de majorer les annuités lorsque la situation économique lui permet de le faire sans encourir de pertes. Elle a affirmé que, pour s’acquitter de cette obligation, la Couronne doit consulter les bénéficiaires des traités et leur verser une annuité majorée reflétant une « juste part » des revenus nets tirés par la Couronne des ressources des territoires cédés. Elle a également conclu que la relation établie par traités mettait en jeu l’honneur de la Couronne et que cette dernière avait des obligations de fiduciaire ainsi qu’une obligation de diligence dans la mise en œuvre de ses promesses faites par traités. À la deuxième étape, la juge de première instance a statué que ni l’immunité de la Couronne ni les dispositions législatives provinciales sur la prescription ne rendaient irrecevables les revendications des demandeurs anichinabés pour violation de traités. La troisième étape, portant sur les réparations, a été plaidée avant l’audition des présents pourvois, mais a été suspendue en attendant la décision de notre Cour.
[8] La Cour d’appel de l’Ontario a accueilli en partie les appels interjetés par l’Ontario du jugement de première instance rendu au terme de la première étape, et a rejeté ses appels du jugement rendu à l’issue de la deuxième étape. Une formation de cinq juges, composée du juge en chef Strathy et des juges Lauwers, Hourigan, Pardu et Brown, a rendu quatre séries de motifs portant sur diverses questions. Les juges de la Cour d’appel se sont entendus sur de nombreux points, y compris sur l’absence d’obligations fiduciaires particulières découlant de la relation établie par traités et sur l’inapplicabilité du régime provincial de prescription aux revendications des Anichinabés. La Cour d’appel s’est toutefois divisée sur plusieurs questions clés, notamment sur la norme de contrôle applicable à l’interprétation d’un traité historique, sur l’interprétation qu’il convient de donner à la clause d’augmentation et sur ce qu’exige l’honneur de la Couronne lors de la mise en œuvre des promesses faites par traités.
[9] Les pourvois formés par l’Ontario devant notre Cour soulèvent des questions portant sur la norme de contrôle applicable à l’interprétation d’un traité historique, sur l’interprétation qu’il convient de donner à la clause d’augmentation, sur la nature et la teneur de l’obligation de la Couronne de donner effet à cette clause et sur la réparation qu’il convient d’accorder pour un manquement à cette obligation, ainsi que sur des questions de prescription. Les pourvois incidents interjetés par les demandeurs du lac Huron et les demandeurs du lac Supérieur invitent notre Cour à réexaminer la question de savoir si la Couronne a des obligations de fiduciaire en vertu des Traités Robinson[1].
[10] Dans les pages qui suivent, je conclus que bien que les conclusions de fait d’ordre historique tirées par un juge de première instance commandent la déférence, l’interprétation des traités historiques conclus entre la Couronne et les Autochtones est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Cette norme est requise pour l’interprétation des traités en raison de la valeur de précédent des droits issus de traités et de la protection de ces droits par la Constitution, et parce que les traités mettent en jeu l’honneur de la Couronne. Suivant cette norme de contrôle, ainsi que les principes d’interprétation des traités énoncés par notre Cour, la Couronne a le devoir de se demander, de temps en temps, si elle peut majorer les annuités sans encourir de pertes. S’il lui est possible de majorer les annuités sans encourir de pertes, la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire et décider si elle majore les annuités et, si oui, de combien. Ce pouvoir discrétionnaire n’est pas illimité; il doit être exercé de façon juste et libérale, et conformément à l’honneur de la Couronne. La fréquence à laquelle la Couronne doit se demander si elle peut majorer les annuités doit également être compatible avec l’honneur de la Couronne. Bien que la clause d’augmentation ne constitue pas en soi une promesse de verser aux Anichinabés une somme donnée, aucune des parties ne doute que la Couronne était en mesure de majorer les annuités au‑delà de 4 $ par personne sans encourir de pertes et qu’elle aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire de le faire. Par conséquent, j’estime que la Couronne doit augmenter l’annuité prévue dans les Traités Robinson à plus de 4 $ par personne, rétrospectivement, de 1875 à aujourd’hui. Il serait manifestement déshonorant de ne pas le faire. Je conclus en outre, à l’instar des deux juridictions inférieures, que les revendications des demandeurs pour violation des traités ne sont pas prescrites par les dispositions législatives ontariennes sur la prescription. Enfin, bien qu’aucune obligation fiduciaire particulière ne s’applique à l’égard de la clause d’augmentation, l’honneur de la Couronne exige de celle‑ci qu’elle remplisse cette promesse avec diligence. Le manquement continu par la Couronne à sa promesse d’augmentation, dans les circonstances, constitue également une violation des traités eux‑mêmes.
[11] Depuis près d’un siècle et demi, les Anichinabés se retrouvent avec une promesse faite par traités qui est vide de contenu. Dans ce contexte, un jugement déclaratoire énonçant les droits et les obligations des parties aux traités, y compris les obligations auxquelles est assujettie la Couronne en vertu de la clause d’augmentation, constitue sans aucun doute une réparation utile. Cependant, compte tenu de la durée et du caractère odieux du manquement de la Couronne, un simple jugement déclaratoire ne contribuera pas à réparer la relation prévue par traités ou à rétablir l’honneur de la Couronne. Comme je l’ai souligné, la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire et majorer les annuités à l’égard du passé. La Couronne est parvenue à un règlement négocié avec les demandeurs du lac Huron, mais pas avec les demandeurs du lac Supérieur, en ce qui a trait aux manquements passés. En vue d’assurer le respect de la nature de la promesse faite par traités, de réparer la relation prévue par traités, de rétablir l’honneur de la Couronne et de faire avancer la réconciliation, je donnerais également à la Couronne la directive de mener avec les demandeurs du lac Supérieur des négociations circonscrites dans le temps et honorables portant sur l’indemnité à verser pour les manquements passés à la clause d’augmentation. Si la Couronne et les demandeurs du lac Supérieur ne peuvent en arriver à un règlement négocié, la Couronne devra, dans les six mois suivant le prononcé des présents motifs, exercer son pouvoir discrétionnaire et fixer une somme visant à indemniser les demandeurs du lac Supérieur pour les manquements passés.
[12] Vu cette directive, la troisième étape du procès, si elle est requise, doit être modifiée en conformité avec les présents motifs, et servira d’étape de contrôle par les tribunaux, d’une part, du processus suivi par la Couronne pour déterminer le montant de l’indemnisation et, d’autre, part, de ce montant, lesquels doivent tous deux être justes et honorables. S’il conclut que le montant déterminé par la Couronne n’est pas honorable, le tribunal peut obliger celle‑ci à déterminer de nouveau le montant ou fixer lui‑même le montant qu’elle doit payer, pour éviter que la Couronne ne continue de compromettre l’objet même de la promesse faite par traités.
[13] À la fin de sa plaidoirie devant notre Cour, l’avocat de l’Ontario a déclaré : [traduction] « . . . je reconnais que je suis confronté à 150 ans d’histoire où la Couronne, au sens large, n’a rien fait à cet égard, mais nous sommes ici, nous vous écoutons et vous allez nous dire comment il convient d’aborder cela » (transcription, jour 2, p. 109). Dans les motifs qui suivent, il devrait être clair que l’Ontario et le Canada doivent agir maintenant pour respecter les promesses qu’ils ont faites par traités aux Anichinabés, et pour aider à rétablir l’honneur de la Couronne et l’alliance de nation à nation que représentent les traités. Pour ce faire, il est nécessaire que chaque partie, mais en particulier la Couronne, se souvienne des objectifs qui sous‑tendent ces promesses. Les Traités Robinson ne sont pas de simples instruments de nature transactionnelle concernant l’échange d’argent contre une étendue de terrain. Il s’agit d’accords vivants qui incarnent une relation entretenue pendant de nombreuses années avant 1850 et qui nécessitent un renouvellement continu. Il est temps pour les parties de revenir autour du feu de conseil et de raviver la relation perpétuelle que prévoient les Traités Robinson. Rien de moins ne pourra démontrer l’engagement de la Couronne en faveur de la réconciliation.
II. Faits
[14] Les faits historiques essentiels ne sont pas réellement contestés devant notre Cour. Ils ont été utilement résumés dans les motifs de la Cour d’appel, dont est tiré le résumé suivant. Comprendre près de 300 ans d’évolution de la relation en cause entre la Couronne et les Autochtones est une tâche redoutable, mais nécessaire. Le cadre historique fournit un contexte précieux pour comprendre les Traités Robinson et ce qu’exige l’honneur de la Couronne dans leur mise en œuvre.
A. Les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs
[15] Les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs sont membres de plusieurs Premières Nations qui ont historiquement habité et qui continuent d’habiter les rives nord du lac Huron et du lac Supérieur. Les Anichinabés étaient organisés en bandes, chacune occupant des territoires distincts considérés comme propriété communautaire et y faisant leurs récoltes, et chacune parlant des dialectes de leur langue autochtone, l’anishinaabemowin.
[16] Les terres visées par les Traités Robinson couvrent plus de 100 000 kilomètres carrés, y compris les communautés actuelles de Thunder Bay, North Bay, Sault Ste. Marie et Sudbury. À l’époque de la signature des traités en 1850, il y avait 1 422 bénéficiaires individuels du Traité Robinson‑Huron et 1 240 bénéficiaires du Traité Robinson‑Supérieur. Bien que le nombre de bénéficiaires actuels n’ait pas encore été déterminé de manière définitive, les éléments de preuve présentés au procès tendent à indiquer qu’en septembre 2017, il y avait 29 926 bénéficiaires du Traité Robinson‑Huron et 13 546 bénéficiaires du Traité Robinson‑Supérieur, qui vivaient aussi bien dans les réserves qu’à l’extérieur de celles‑ci.
B. Le système de droit et de gouvernance des Anichinabés
[17] Les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs ont depuis longtemps un système de droit et de gouvernance qui a influencé, et qui continue d’influencer, leur conception des Traités Robinson. Les deux grands principes d’organisation du droit et de la gouvernance des Anichinabés sont les suivants : pimaatiziwin, le principe selon lequel tout est vivant et sacré, et gizhewaadiziwin, la voie du Créateur, qui englobe les lois sacrées de la création. Lorsque les traités ont été signés, le processus décisionnel de la société anichinabée était délibératif et basé sur le consensus. Les ogimaa (chefs ou dirigeants) anichinabés s’efforçaient de parvenir à une entente au sein des leurs et étaient censés subvenir généreusement aux besoins de leurs communautés. Les ogimaa organisaient des « feux de conseil » au cours desquels des décisions communautaires étaient prises et des ententes communautaires étaient établies.
[18] Le système de gouvernance des Anichinabés et leur relation avec la Couronne ont toujours été fondés sur les valeurs du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement. Les Anichinabés ont cherché à faire respecter leur compétence et leur pouvoir de conclure des ententes de partage de leur territoire. Ils ont fait preuve d’un sens de la responsabilité afin de veiller à ce que leur peuple puisse continuer à compter sur la terre pour se nourrir, s’abriter, se soigner et assurer son bien‑être spirituel. La réciprocité, essentielle à la formation d’alliances, signifiait qu’un cadeau attirerait en retour un cadeau d’une valeur proportionnelle, sur la base du concept d’interdépendance mutuelle. Cette valeur traduit l’idée que les gens doivent compter les uns sur les autres pour survivre, non seulement par nécessité économique, mais aussi en tant qu’impératif moral. Le renouvellement évoquait l’idée que les relations, par exemple la relation établie par traités avec la Couronne, sont continues et doivent être renouvelées continuellement.
C. Le contexte historique des relations entre les Anichinabés et la Couronne
(1) La chaîne d’alliance
[19] À la fin de la guerre de Sept Ans (1756‑1763) entre les Britanniques et les Français, les Britanniques ont cherché à assurer la neutralité de diverses nations autochtones, dont les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs, qui avaient combattu aux côtés des Français. Pour ce faire, ils leur ont proposé une alliance, connue sous le nom de chaîne d’alliance, qui remontait au début du 17e siècle et symbolisait le lien étroit qui unissait les colons britanniques et les peuples autochtones. L’alliance unissait à l’origine les Britanniques et la Confédération haudenosaunee, et a par la suite été étendue afin d’inclure d’autres membres, dont les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs.
[20] La chaîne d’alliance était symbolisée par un navire attaché à un arbre au moyen d’une chaîne de fer pour signaler l’interdépendance des colons britanniques et des nations autochtones. Comme l’a souligné la juge de première instance, [traduction] « [l]a métaphore associée à la chaîne était que si une partie était dans le besoin, elle n’avait qu’à “tirer sur la corde” pour signaler que quelque chose n’allait pas, après quoi “tout rentrerait dans l’ordre” » (2018 ONSC 7701, 431 D.L.R. (4th) 32 (« motifs exposés au terme de la première étape »), par. 65 (note en bas de page omise)). La juge de première instance a qualifié la chaîne d’alliance d’exemple du type de [traduction] « fusion interculturelle de protocoles diplomatiques et d’ordres juridiques » qui était courant dans les décennies qui ont précédé la signature des Traités Robinson (par. 89).
(2) La Proclamation royale (1763)
[21] En réaction au soulèvement de diverses nations autochtones, notamment des guerriers anichinabés, contre les Britanniques, la Couronne britannique a adopté la Proclamation royale (1763) (G.‑B.), 3 Geo. 3 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1). Ce document a marqué un tournant dans l’histoire du Canada et a encouragé les Traités Robinson. Dans la Proclamation, la Couronne affirmait unilatéralement sa souveraineté sur ce qui est aujourd’hui le Canada, mais confirmait également les titre et droit de propriété ancestraux préexistants sur des terres non achetées. La Proclamation établissait des règles spéciales régissant l’achat et la vente de « terres des sauvages » afin de prévenir la fraude et les abus, interdisait aux particuliers d’acheter ces terres et précisait qu’elles ne pouvaient être cédées qu’à la Couronne.
(3) Le Conseil de Niagara (1764)
[22] Au cours de l’année qui a suivi la Proclamation, lors d’un conseil tenu à Niagara auquel participaient plus de 1 700 Autochtones, dont des dirigeants anichinabés, la Couronne a de nouveau assuré les participants autochtones de leur autonomie et a affirmé qu’elle maintiendrait et protégerait leur titre sur leurs terres. Des cadeaux et des ceintures wampums ont été échangés, notamment le wampum de la grande chaîne d’alliance et le wampum des 24 nations. La juge de première instance a dit du wampum de la grande chaîne d’alliance qu’il incarnait [traduction] « les symboles fusionnés de la diplomatie » entre les deux groupes, représentés visuellement sur la ceinture par deux personnages se tenant la main comme les deux maillons d’une chaîne (motifs exposés au terme de la première étape, par. 90 et 412).
(4) La guerre de 1812
[23] Dans le cadre de la chaîne d’alliance, les guerriers anichinabés ont combattu aux côtés des Britanniques contre les Américains et leurs alliés autochtones lors de la guerre de 1812 (1812‑1815). L’un de ces guerriers était le chef Shingwaukonse, qui allait jouer un rôle clé au Conseil des Traités Robinson. L’alliance militaire entre la Couronne et les Anichinabés a joué un rôle important dans leur relation continue.
(5) Le modèle des annuités et la politique de civilisation
[24] À mesure que la colonisation et le développement des ressources dans le Haut‑Canada (aujourd’hui l’Ontario) prenaient de l’ampleur au début du 19e siècle et que la nécessité de forger des alliances militaires avec les communautés autochtones s’amenuisait, la Couronne a modifié sa politique en matière de relations avec les Autochtones de deux façons qui allaient être déterminantes pour le contenu des Traités Robinson.
[25] Premièrement, la migration accrue a incité la Couronne à modifier son modèle d’indemnisation pour les traités de cession de terres. À partir de 1818, la Couronne a remplacé les paiements forfaitaires uniques par des annuités de 2,10 £ ou d’environ 10 $ par personne, quelle que soit la taille ou la valeur des terres cédées. Cela permettait à la Couronne de contrôler son flux de trésorerie tout en continuant à ouvrir de nouvelles terres à la colonisation. Cette somme a été utilisée dans divers traités négociés jusqu’en 1850.
[26] Deuxièmement, au plus tard à partir de 1830, la Couronne avait commencé à mettre en œuvre sa soi‑disant politique de « civilisation », qui visait à « sauver » les peuples autochtones de la « barbarie » et à les assimiler au mode de vie chrétien et agraire. Cela a mené à des contrôles accrus sur le paiement des annuités afin d’en empêcher le « mauvais usage ». En 1830, le lieutenant‑gouverneur sir John Colborne a instauré la « politique Colborne », qui exigeait que les annuités soient détenues par la Couronne et créditées à la partie autochtone aux traités, plutôt que distribuées directement aux individus. Les annuités étaient payées au moyen d’un système de réquisition en vertu duquel les chefs de bande pouvaient demander pour leurs bandes des articles destinés à promouvoir un mode de vie sédentaire et agricole européen. Cette politique était toujours en vigueur en 1850 lorsque les Traités Robinson ont été conclus.
D. Événements à l’origine des Traités Robinson
(1) L’exploitation minière dans le secteur supérieur des Grands Lacs
[27] L’exploitation minière dans le secteur supérieur des Grands Lacs dans les années 1840 a été un facteur clé à l’origine de la négociation des Traités Robinson. Au cours des années 1840, des prospecteurs avaient commencé à explorer la rive sud du lac Supérieur à la recherche de minéraux. En 1845, alors que les prospecteurs se déplaçaient plus au nord, la Couronne a commencé à délivrer des permis d’exploitation minière dans le secteur supérieur des Grands Lacs, même si elle n’avait aucun traité avec les Anichinabés. Ces derniers se sont opposés à ces empiétements sur leur terre. Les chefs anichinabés, dont le chef Shingwaukonse, ont rappelé à la Couronne leurs revendications sur leurs territoires, que la Couronne avait promis de respecter, ainsi que leur soutien militaire passé. Les chefs anichinabés s’inquiétaient alors de l’impact que le développement des ressources avait déjà sur leur capacité à subsister sur leur terre. Ils ont commencé à exiger un traité en vue d’être indemnisés pour l’utilisation de leurs territoires traditionnels.
(2) La Commission Vidal‑Anderson (1849)
[28] À la suite des pressions exercées par les dirigeants anichinabés, le gouvernement provincial a mis sur pied en 1849 la Commission Vidal‑Anderson afin d’évaluer les griefs des Anichinabés et de paver la voie à la conclusion d’un traité. La Commission était dirigée par l’arpenteur‑géomètre provincial Alexander Vidal et par le surintendant des Indiens Thomas G. Anderson, qui se sont tous deux rendus sur les rives nord des lacs Huron et Supérieur pour rencontrer 16 des 22 chefs anichinabés. Le rapport de la Commission, qui a été rendu le 5 décembre 1849, confirmait la volonté des Anichinabés de traiter avec la Couronne, à condition de pouvoir continuer de pratiquer la chasse et la pêche, de se voir attribuer des réserves dans lesquelles ils pourraient vivre et de recevoir une annuité perpétuelle à titre d’indemnité. Le rapport énonçait également les conditions possibles d’un traité, notamment la cession de l’ensemble du territoire, ce qui permettrait à la Couronne de disposer de la terre sans charge la grevant, et une annuité perpétuelle liée à la découverte de nouvelles richesses dans le territoire.
[29] Aucun traité antérieur n’avait lié le paiement d’une annuité à la valeur future potentielle des terres cédées. Qualifiant les terres anichinabées de [traduction] « territoire vaste, mais stérile » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 178), la Commission a ultimement recommandé une annuité inférieure à la norme de 10 $ par personne prévue par d’autres traités, assortie de la promesse d’un paiement majoré en cas de découverte et de développement de nouvelles sources de richesse.
(3) L’incident de la Mica Bay (1849)
[30] Le 19 novembre 1849, peu de temps avant que la Commission Vidal‑Anderson ne remette son rapport, les chefs Shingwaukonse et Nebenaigoching des Achininabés du lac Huron ont amené un groupe d’une centaine d’Anichinabés à protester contre un site d’exploitation minière à la Mica Bay. Cet incident a renforcé la nécessité de conclure une entente sur la cession de terres. Le gouverneur général, lord Elgin, a ordonné l’arrestation des participants anichinabés, y compris les deux chefs, et a enjoint au gouvernement provincial de conclure un traité avec les Anichinabés du secteur supérieur des Grands Lacs.
(4) La négociation des Traités Robinson (1850)
[31] En janvier 1850, William Benjamin Robinson a été nommé commissaire aux traités et chargé de négocier les ententes définitives de cession de terres avec les Anichinabés des lacs Huron et Supérieur. Monsieur Robinson, qui avait rencontré les chefs Shingwaukonse et Nebenaigoching alors qu’ils étaient en prison à Toronto après l’incident de la Mica Bay, avait de l’expérience dans le commerce des fourrures, le secteur de l’exploitation minière et le processus de conclusion de traités. Il entretenait également d’excellentes relations avec les Anichinabés et parlait un peu l’anishinaabemowin.
[32] Le mandat de M. Robinson, tel qu’énoncé dans deux décrets, était d’obtenir la conclusion d’un traité couvrant les rives nord du lac Huron et du lac Supérieur moyennant le plus petit paiement initial possible (moins de 5 000 £), avec une annuité perpétuelle ne dépassant pas ce que la Couronne croyait pouvoir être économiquement généré à partir d’un investissement de capital théorique de 25 000 £, moins le paiement initial, ainsi qu’une disposition prévoyant une annuité réduite si la population devenait inférieure à 600 habitants.
[33] Les fonds dont disposait M. Robinson pour le traité envisagé étaient modestes et ne permettaient pas de verser l’annuité de 10 $ par personne prévue par d’autres traités de la même époque. Cette situation s’expliquait probablement par le fait que le gouvernement provincial estimait que les Anichinabés n’abandonnaient pas grand‑chose, puisque les perspectives économiques du territoire étaient considérées comme faibles, mais aussi parce que le Haut‑Canada traversait une crise financière.
[34] Les négociations des traités se sont déroulées sur trois semaines à la fin de l’été 1850. Les seuls comptes rendus produits au procès concernant les détails des négociations étaient le journal de M. Robinson et son rapport officiel. Les comptes rendus des discours prononcés par les chefs anichinabés lors du Conseil des Traités ont été perdus. Monsieur Robinson a rencontré d’abord la délégation du lac Supérieur, dirigée par le chef Peau de Chat, puis la délégation du lac Huron, menée par le chef Shingwaukonse. Les délégations ont ensuite participé conjointement à des discussions de fond sur les traités à l’occasion d’une assemblée du Conseil des Traités tenue à Sault Ste. Marie, le 5 septembre 1850. Ces discussions se sont déroulées en anishinaabemowin et en anglais, et ont comporté des cérémonies et des protocoles typiques de la diplomatie des Grands Lacs. Ces cérémonies indiquent que les représentants de la Couronne avaient au moins une compréhension fonctionnelle du droit, de la diplomatie et de la langue anichinabés.
[35] Monsieur Robinson a commencé par proposer des réserves où les Anichinabés pourraient vivre et des droits de chasse sur tout le territoire cédé qui étaient plus étendus que ce que la Couronne avait pour pratique courante d’accorder. Les Anichinabés ont accepté ces propositions sans plus de discussions.
[36] Monsieur Robinson a ensuite soulevé la question de l’indemnisation. Les délégations anichinabées préféraient une annuité perpétuelle en échange de l’ensemble du territoire, plutôt qu’un paiement forfaitaire pour les seuls sites d’exploitation minière existants. Monsieur Robinson a offert le plein montant dont il disposait : 4 000 £ en espèces et une annuité perpétuelle de 1 000 £, à partager entre les Premières Nations des lacs Supérieur et Huron. Il a tenté de justifier cette offre, qui était inférieure à ce qui était prévu dans des traités antérieurs, en évoquant le caractère unique du territoire et la valeur des autres promesses à inclure. Il a expliqué que les terres étaient de moindre qualité que d’autres terres du Haut‑Canada et qu’elles resteraient probablement non colonisées, sauf à quelques endroits où s’établiraient des sociétés minières. De plus, les Anichinabés conserveraient des droits de chasse et d’accès sur les terres cédées et bénéficieraient des possibilités commerciales offertes par les colons. Le chef Peau de Chat, au nom de la délégation du lac Supérieur, et le chef Shingwaukonse, au nom de la délégation du lac Huron, ont tous deux demandé du temps pour consulter leur conseil respectif.
[37] Le lendemain, le 6 septembre 1850, le chef Peau de Chat a informé M. Robinson que la délégation du lac Supérieur acceptait les conditions proposées. Le chef Shingwaukonse, quant à lui, a dit à M. Robinson que la délégation du lac Huron refusait les conditions proposées et a fait une contre‑proposition prévoyant le versement d’une annuité de 10 $ par personne. Monsieur Robinson a rejeté cette contre‑proposition et a répondu au chef Shingwaukonse qu’une majorité de chefs avait accepté sa proposition et qu’il rédigerait les traités selon les modalités approuvées par la délégation du lac Supérieur. La juge de première instance a conclu que l’offre initiale de M. Robinson prévoyait une clause d’augmentation aux termes de laquelle la Couronne majorerait l’annuité si elle percevait du territoire des revenus qui lui permettaient de le faire sans encourir de pertes.
[38] Le 7 septembre 1850, M. Robinson a lu à haute voix le traité à la délégation du lac Supérieur. Celui‑ci prévoyait une annuité de 500 £. Deux interprètes ont assuré la traduction de l’anglais vers l’anishinaabemowin. Le chef Peau de Chat a informé M. Robinson qu’il comprenait le traité et qu’il était prêt à le signer au nom de la délégation du lac Supérieur. Comme M. Robinson l’a noté dans son journal, [traduction] « [i]ls étaient tous parfaitement satisfaits et ont dit qu’ils étaient prêts à le signer » (recueil condensé de l’appelant, p. 47).
[39] Plus tard le même jour, M. Robinson a rencontré la délégation du lac Huron. Le chef Shingwaukonse a réitéré sa contre‑proposition. Monsieur Robinson l’a de nouveau rejetée et a déclaré que ceux qui signeraient le traité recevraient une indemnisation pour leur peuple, mais que ceux qui ne le feraient pas ne recevraient rien et se retrouveraient sans traité.
[40] Le 9 septembre 1850, le chef Shingwaukonse et le chef Nebenaigoching ont renouvelé leur demande d’une annuité de 10 $ par personne et ont soulevé la question des concessions de terres pour les Métis. Monsieur Robinson a rejeté les deux demandes et a fait lire à haute voix le Traité Robinson‑Huron à la délégation. Une fois de plus, des services de traduction ont été fournis. Le traité prévoyait une annuité de 600 £ — 100 £ de plus que celle prévue par le Traité Robinson‑Supérieur pour tenir compte de la population plus élevée du lac Huron —, mais il était autrement essentiellement identique au Traité Robinson‑Supérieur. La juge de première instance a conclu que M. Robinson [traduction] « aurait tenu à ce que les délégués comprennent la clause d’augmentation et aurait donc insisté pour que cette clause soit soigneusement expliquée » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 235). Lorsque les chefs Shingwaukonse et Nebenaigoching ont constaté que les autres chefs hurons avaient accepté les conditions proposées, ils ont signé le traité.
[41] Monsieur Robinson a alors versé aux chefs la somme initiale et les traités ont été présentés au premier ministre Louis‑Hippolyte LaFontaine le 19 septembre 1850. Le rapport final de M. Robinson a été remis au surintendant des Indiens cinq jours plus tard. Un mois plus tard, un décret déclarait que les traités devaient être ratifiés et confirmés.
(5) Dispositions clés des Traités Robinson
[42] Les Traités Robinson, qui sont reproduits intégralement en annexe des présents motifs, présentent quatre caractéristiques communes. Premièrement, en vertu des deux traités, les Anichinabés abandonnaient ou cédaient leur intérêt dans les terres situées au nord des lacs Supérieur et Huron. Deuxièmement, les traités garantissaient aux Anichinabés que, malgré la cession de ces terres, ils conserveraient des droits de chasse et de pêche issus de traités. Troisièmement, les deux traités établissaient à partir du territoire cédé des réserves où les Anichinabés pourraient vivre. Et quatrièmement, les deux traités prévoyaient le paiement d’une somme forfaitaire et d’une annuité perpétuelle.
[43] Trois des clauses de chaque traité sont pertinentes pour les besoins des présents pourvois. La première est une « clause de cession » par laquelle les Anichinabés abandonnaient ou cédaient leur intérêt dans les terres. La deuxième est une « clause de contrepartie », qui prévoyait le versement d’une somme forfaitaire initiale de 2 000 £ aux termes de chacun des Traités Robinson, ainsi qu’une annuité perpétuelle de 600 £ selon le Traité Robinson‑Huron et de 500 £ selon le Traité Robinson‑Supérieur. La troisième, qui est la plus importante pour les présents pourvois, est une « clause d’augmentation », qui prévoit la majoration de l’annuité perpétuelle à certaines conditions. Ces trois clauses sont reproduites ci‑dessous, avec des rubriques pour chacune d’elles ajoutées par souci de commodité[2].
a) Traité Robinson‑Huron
La clause de cession
. . . [les Anichinabés du territoire du lac Huron] habitant et réclamant la propriété des rives est et nord du lac Huron, depuis Penetanguishène jusqu’au Sault Ste. (Sainte) Marie, et de là jusqu’à la baie Batchiwananing, sur la rive nord du lac Supérieur, ensemble avec les îles situées dans le dit lac, vis‑à‑vis les rives d’iceux et à l’intérieur jusqu’à la hauteur des terres qui séparent le territoire couvert par la charte de l’honorable compagnie de la baie d’Hudson du Canada, aussi bien que toutes les terres non concédé[e]s situées dans les limites du Canada Ouest, auxquelles ils ont de justes droits [. . .] vol[o]ntairement, pleinement et librement abandonnent par les présentes, cèdent, donnent et transportent à sa majesté, ses héritiers et succe[s]seurs à perpétuité, tous leurs droits, titres et intérêts dans et sur tout le territoire ci‑dessus décrit, sauf et excepté les réserves mentionnées dans la cédule ci‑annexée . . .
La clause de contrepartie
. . . pour et en considération de la somme de deux mille [livres], argent courant et légal du Haut‑Canada, à eux payés comptant et pour, en outre, l’annuité perpétuelle de six cents [livres], même cours, pour être icelle payée et comptée aux dits chefs et leurs tribus dans une saison convenable de chaque année, donnant avis du lieu qui pourra être choisi à cette fin . . .
La clause d’augmentation
Le dit William Benjamin Robinson, au nom de sa majesté, qui désire agir d’une manière libérale et juste envers tous ses sujets, convient et promet en outre que si le territoire par le présent cédé par les parties de la seconde part rapporte à aucune époque future un revenu qui puisse permettre au gouvernement de cette province, sans encourir des pertes, d’augmenter l’annuité qu’il leur garantit par le présent, alors et dans ce cas la dite annuité sera augmentée de temps en temps, pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas la somme d’une livre argent courant de la province en aucune année, ou telle autre somme que sa majesté voudra bien ordonner; et pourvu en outre que le nombre d’Indiens ayant droit au bénéfice de ce trait[é] se montera aux deux tiers de ce nombre actuel qui est de quatorze cent vingt‑deux, pour qu’ils aient droit de réclamer le bénéfice entier d’icelui : et si à aucune période future ce nombre ne se monte pas aux deux tiers de quatorze cent vingt‑deux, alors la dite annuité sera diminuée en proportion de leurs nombres actuels.
b) Traité Robinson‑Supérieur
La clause de cession
. . . [les Anichinabés du territoire du lac Supérieur] depuis Batche, dans la baie Wanaung jusqu’à la rivière au Pigeon, à l’extrémité ouest du dit lac et l’intérieur dans toute cette étendue jusqu’à la hauteur des terres qui séparent le territoire couvert par la charte de l’honorable compagnie de la baie d’Hudson de la dite étendue de terre, et aussi les îles dans le dit lac situées dans les limites des possessions britanniques [. . .] volontairement, pleinement et librement abandonnent par les présentes, cèdent, donnent et transportent à sa majesté, ses héritiers et successeurs à perpétuité tous leurs droits et intérêts dans et sur tout le territoire ci‑dessus décrit, sauf et excepté les réserves mentionnées, dans la cédule ci‑annexée . . .
La clause de contrepartie
. . . pour et en considération de la somme de deux mille livres, argent courant et légal du Haut‑Canada à eux payé comptant, et pour en outre l’annuité perpétuelle de cinq cents [livres], pour être icelle payée et comptée aux dits chefs et leurs tribus, dans un temps convenable de chaque été . . .
La clause d’augmentation
. . . Le dit William Benjamin Robinson, au nom de sa majesté qui désire agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets, convient et promet en outre que, dans le cas où le territoire par le présent cédé par les parties de la seconde part rapporterait à aucune époque future un revenu qui permettrait au gouvernement de cette province, sans encourir de pertes, d’augmenter [l’annuité] à eux garantie par le présent, alors et dans ce cas la dite annuité sera augmentée de temps en temps, pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas en aucune année la somme de un[e] [livre] argent courant de la province ou telle autre somme qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder. Et pourvu aussi, que le nombre d’Indiens qui auront droit au bénéfice de ce traité se montera aux deux tiers de leur nombre actuel (qui est de douze cent quarante), pour leur donner droit à réclamer l’entier bénéfice d’icelui; et si leur nombre à aucune époque future ne se monte pas aux deux tiers de douze cent quarante, l’annuité sera diminuée d’une manière proportionnée à leur nombre réel.
E. Paiement des annuités après 1850
[44] Eu égard à la population anichinabée des territoires des lacs Huron et Supérieur en 1850, l’annuité était respectivement d’environ 1,70 $ et 1,60 $ par personne. Sauf pour une brève période entre 1851 et 1854 où elle a été versée sous forme de biens à chaque bande, l’annuité des bénéficiaires du lac Huron est payée en espèces aux particuliers depuis 1855. La Compagnie de la Baie d’Hudson était chargée de distribuer l’annuité des bénéficiaires du lac Supérieur en espèces au chef de chaque famille pendant les années 1850 et jusqu’aux années 1870. Depuis 1875, année où l’annuité a été portée à 4 $, celle‑ci est versée en espèces à tous les bénéficiaires individuels. Il s’agit de la seule et unique augmentation qui a eu lieu.
[45] En 1875, après des années de revendications par divers chefs, le gouvernement du Canada a augmenté l’annuité à 4 $ par personne, et c’est ce qui est depuis versé aux bénéficiaires des Traités Robinson. Les chefs ont demandé avec succès au gouvernement qu’il paie des arriérés pour la période comprise entre 1850 et 1874 en reconnaissance du fait que les conditions économiques justifiant une majoration de l’annuité existaient avant la majoration de 1875. Après qu’un différend entre le Canada, l’Ontario et le Québec sur la question de savoir qui était constitutionnellement tenu de payer les arriérés après la Confédération eut été porté en appel devant notre Cour, puis devant le Comité judiciaire du Conseil privé (In re Indian Claims), la Couronne a finalement commencé à payer des arriérés aux bénéficiaires des traités en 1903.
F. Le présent litige
[46] Les demandeurs du lac Supérieur ont déposé en 2001 une déclaration dans laquelle ils sollicitaient un jugement déclaratoire et une réparation compensatoire liés à l’interprétation, à la mise en œuvre et au manquement reproché à la clause d’augmentation du Traité Robinson‑Supérieur. Les demandeurs du lac Huron ont déposé leur propre déclaration en 2014. Les actions ont été instruites ensemble en trois étapes. La première étape s’est déroulée par voie de motions en jugement sommaire et traitait de l’interprétation des traités. La deuxième étape, qui s’est également déroulée par voie de motions en jugement sommaire, portait sur l’immunité de la Couronne et sur la prescription qui étaient invoquées comme moyens de défense par l’Ontario. La troisième étape concerne les dommages‑intérêts réclamés par les demandeurs et la répartition de la responsabilité entre le Canada et l’Ontario. La troisième étape a été plaidée sur la base de la preuve présentée par les parties et mise en délibéré par la juge de première instance. Les appels interjetés devant la Cour d’appel de l’Ontario et les pourvois dont notre Cour est saisie ne concernent que la première et la deuxième étape.
III. Historique judiciaire
[47] Devant un dossier de preuve abondant et de nombreuses questions juridiques complexes, la juge de première instance et la Cour d’appel se sont attelées à la tâche avec beaucoup de doigté et de soin. Les deux cours ont exposé des motifs exhaustifs et réfléchis, qui reflètent la complexité et l’importance des questions en cause. Ce qui suit est un résumé de leurs décisions; de plus amples détails seront fournis lors de l’examen de chaque question en litige.
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (première étape), 2018 ONSC 7701, 431 D.L.R. (4th) 32 (la juge Hennessy)
[48] Dans la décision relative à la première étape, la juge de première instance a conclu que la Couronne a, en vertu de la clause d’augmentation, une obligation impérative et susceptible de contrôle de majorer les annuités lorsque [traduction] « la situation économique le justifie » (par. 3). Elle a estimé que [traduction] « [l]a situation économique entraînera une majoration des annuités si les revenus nets tirés par la Couronne des ressources permettent à celle‑ci de majorer les annuités sans encourir de pertes » (par. 3). La Couronne doit entreprendre un processus de consultation avec les bénéficiaires des traités et leur verser une annuité majorée reflétant une [traduction] « juste part » des revenus nets tirés par la Couronne des ressources (voir les par. 535, 559 et 576). De l’avis de la juge de première instance, la mention de 1 £ (ce qui, à l’époque, équivalait à approximativement 4 $) dans la clause d’augmentation limite uniquement la somme distribuée aux particuliers, mais ne limite pas l’annuité collective totale et ne lui impose pas de plafond.
[49] La juge de première instance a rejeté l’argument selon lequel la Couronne avait une obligation fiduciaire sui generis d’administrer les terres cédées au nom des bénéficiaires des traités, mais elle a reconnu que le principe de l’honneur de la Couronne et une obligation fiduciaire ad hoc obligent la Couronne à mettre en œuvre avec diligence la promesse d’augmentation. Elle a également énoncé plusieurs principes généraux devant guider la troisième étape du procès relative aux revenus et dépenses pertinents de la Couronne. Enfin, la juge de première instance a rejeté l’argument de l’Ontario selon lequel il fallait supposer l’existence d’une condition relative à l’indexation des annuités pour tenir compte de l’inflation, estimant que la clause d’augmentation était censée traiter de ce genre de cas.
B. Cour supérieure de justice de l’Ontario (deuxième étape), 2020 ONSC 3932, 452 D.L.R. (4th) 604 (la juge Hennessy)
[50] Dans la décision relative à la deuxième étape, la juge de première instance a statué que l’immunité de la Couronne et les dispositions législatives provinciales applicables en matière de prescription ne rendaient pas irrecevables les revendications des demandeurs. Elle a conclu que l’immunité accordée à la Couronne par la Proceedings Against the Crown Act, 1962‑63, S.O. 1962‑63, c. 109, n’empêchait pas les demandeurs d’être indemnisés pour un manquement à une obligation fiduciaire ou la violation d’un traité avant l’entrée en vigueur de cette loi le 1er septembre 1963. Elle a également conclu que l’ancienne Loi sur la prescription des actions, L.R.O. 1990, c. L.15 (« Loi sur la prescription des actions de 1990 »), ne rendait pas irrecevables les revendications des demandeurs relatives à un traité, en tant que revendications fondées sur un [traduction] « contrat nu », un « contrat formaliste » ou une « action en reddition de comptes » (par. 174 et 179), et elle a statué qu’aucun délai de prescription prévu par cette loi ne s’appliquait aux revendications pour violation de traité.
C. Cour d’appel de l’Ontario (première et deuxième étapes), 2021 ONCA 779, 466 D.L.R. (4th) 1 (le juge en chef Strathy et les juges Lauwers, Hourigan, Pardu et Brown)
[51] Une formation de cinq juges de la Cour d’appel de l’Ontario a fait droit en partie aux appels interjetés par l’Ontario du jugement relatif à la première étape et a rejeté les appels qu’il a interjetés du jugement relatif à la deuxième étape. La cour a rendu quatre séries de motifs : des motifs conjoints résumant les faits et les décisions de première instance, et trois autres séries de motifs traitant de diverses questions, avec une majorité différente pour chacune d’elles.
(1) Norme de contrôle
[52] Les juges majoritaires (le juge en chef Strathy et le juge Brown, avec l’accord du juge Lauwers) ont statué que l’interprétation des traités est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, même lorsqu’elle est fondée sur des conclusions de fait susceptibles de contrôle selon une norme déférente. Les juges minoritaires (le juge Hourigan, avec l’accord de la juge Pardu) auraient préconisé une [traduction] « nouvelle approche » selon laquelle l’interprétation des traités serait considérée comme une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante, en l’absence d’erreurs de droit isolables, lesquelles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (par. 528 et 552).
(2) Interprétation des Traités Robinson
[53] Les juges majoritaires (les juges Lauwers et Pardu, avec l’accord du juge Hourigan) ont conclu que la juge de première instance n’avait pas commis d’erreur dans son interprétation de la clause d’augmentation, sauf lorsqu’elle avait conclu que les Traités Robinson promettaient aux Anichinabés une « juste part » des revenus nets tirés par la Couronne des territoires cédés. Ils ont convenu avec la juge de première instance que les Traités Robinson imposent à la Couronne une obligation impérative et susceptible de contrôle de majorer les annuités lorsque les conditions économiques le justifient. Ils ont également convenu que le 1 £ (ou 4 $) mentionné dans la clause d’augmentation limite uniquement la somme qui peut être distribuée aux particuliers et fait partie d’une somme globale non plafonnée qui doit être majorée lorsque la Couronne peut le faire sans encourir de pertes.
[54] Les juges minoritaires (le juge en chef Strathy et le juge Brown) ont conclu que la juge de première instance avait commis des erreurs de droit isolables dans son interprétation des Traités Robinson : (1) en ne se penchant pas sur le sens ordinaire du texte des traités; (2) en trouvant une ambiguïté là où il n’y en avait pas; (3) en donnant aux traités une interprétation plus généreuse que ce que le libellé permettait; et (4) en n’examinant pas la seule interprétation raisonnable des traités qui conciliait l’intention commune des deux parties. À l’instar des juges majoritaires, les juges minoritaires ont rejeté la conclusion de la juge de première instance selon laquelle les traités promettaient aux Anichinabés une « juste part » des revenus futurs du territoire. À leur avis, l’annuité ne comportait pas deux parties, dont l’une était distribuée à la collectivité et l’autre aux particuliers. [traduction] « [L]a seule interprétation raisonnable est [plutôt] qu’il n’y avait qu’une seule annuité en vertu de chaque traité, qui devait être (et a en fait été historiquement) distribuée dans son intégralité aux membres des Premières Nations » (par. 415). Le plafond de 1 £ (ou 4 $) par personne mentionné dans les traités était un [traduction] « plafond souple » pour ce qui est de la valeur totale de l’annuité, et pouvait être majoré à la discrétion de la Couronne, « par l’exercice de la bienveillance de Sa Majesté » (par. 415).
(3) Honneur de la Couronne
[55] La cour a jugé à l’unanimité que l’honneur de la Couronne est en jeu, mais elle a exprimé des avis divergents sur ce qu’il exige lors de la mise en œuvre de la clause d’augmentation. Les juges majoritaires (les juges Lauwers et Pardu, avec l’accord du juge Hourigan) ont estimé que l’honneur de la Couronne oblige celle‑ci à majorer les annuités au‑delà de 4 $ dans le cadre de son obligation de diligence dans la mise en œuvre des traités. Les juges minoritaires (le juge en chef Strathy et le juge Brown) ont conclu que l’honneur de la Couronne exige à tout le moins de celle‑ci qu’elle envisage de temps en temps de majorer les annuités au‑delà de 4 $ et qu’elle entreprenne périodiquement avec les partenaires des traités un processus visant à déterminer le montant de l’augmentation. Cependant, la cour a convenu à l’unanimité avec la juge de première instance que la Couronne ne disposait pas d’un pouvoir discrétionnaire illimité quant à la majoration des annuités et que, compte tenu du fait que la Couronne avait manqué pendant presque 150 ans à la promesse qu’elle avait faite dans les traités, le tribunal avait le pouvoir et l’obligation d’imposer à la Couronne des obligations particulières et générales concernant la clause d’augmentation.
(4) Obligation fiduciaire, immunité de la Couronne et prescription
[56] Le juge Hourigan a rédigé les motifs unanimes de la cour sur les questions du manquement à une obligation fiduciaire, de l’immunité de la Couronne et de la prescription. Il a statué que la juge de première instance avait commis une erreur en concluant que la Couronne avait une obligation fiduciaire ad hoc relativement à la mise en œuvre de la clause d’augmentation. Il a toutefois convenu avec la juge de première instance qu’il n’y avait aucune obligation fiduciaire sui generis. Il a également conclu que la Loi sur la prescription des actions de 1990 ne rendait pas irrecevables les revendications pour violation des Traités Robinson. Enfin, le juge Hourigan a estimé qu’il n’avait pas besoin de se pencher sur l’immunité de la Couronne parce que l’Ontario avait invoqué cette question uniquement en ce qui concerne les revendications pour manquement à une obligation fiduciaire, que la cour avait rejetées. La conclusion de la Cour d’appel sur l’immunité de la Couronne n’a pas été portée en appel devant notre Cour.
(5) Réparations
[57] Les juges majoritaires (les juges Lauwers et Pardu, avec l’accord du juge Hourigan) ont signalé plusieurs caractéristiques du contexte de réparation avec lequel devait composer la juge de première instance : l’absence de tout effort, sauf en en 1875, pour mettre en œuvre la clause d’augmentation avait entraîné une absence d’orientation relativement à sa mise en œuvre future; l’Ontario et le Canada avaient nié qu’ils avaient des obligations de divulgation ou de consultation dans le processus de mise en œuvre; et la juge de première instance n’était pas convaincue qu’un simple jugement déclaratoire sans davantage de directives judiciaires donnerait lieu à des négociations de bonne foi. De l’avis des juges majoritaires, la juge de première instance avait commis une erreur en excluant du calcul des revenus nets tirés par la Couronne des ressources les coûts des infrastructures et des établissements construits grâce aux recettes fiscales. Les juges majoritaires ont ajouté que la forme, l’ampleur et le but du partage exigé par la clause d’augmentation devaient être déterminés par les parties aux négociations ou par la juge de première instance à la troisième étape.
[58] Les juges minoritaires (le juge en chef Strathy et le juge Brown) auraient donné à la juge de première instance la directive d’inviter les parties à présenter lors de la troisième étape des observations additionnelles en ce qui concerne la mise en œuvre de la clause d’augmentation, notamment sur la fréquence à laquelle la Couronne doit se pencher sur la promesse d’augmentation, les facteurs dont elle devrait tenir compte en se demandant s’il y a lieu de majorer les annuités, la façon dont devrait être calculée une éventuelle majoration et tout dommage résultant du manquement par la Couronne à la promesse d’augmentation.
D. Développements ultérieurs
[59] Peu de temps après que notre Cour eut autorisé les pourvois et les pourvois incidents en juin 2022, l’Ontario a demandé à notre Cour de rendre une ordonnance provisoire suspendant la troisième étape du procès, qui devait commencer quelques semaines plus tard, jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision. Les demandeurs des lacs Huron et Supérieur se sont opposés à cette demande et ont fait valoir que l’Ontario devait présenter sa motion au juge responsable de la gestion de l’instance. Siégeant à titre de juge de service, j’ai ordonné à l’Ontario de présenter sa motion en suspension de l’audition de la troisième étape du procès au juge responsable de la gestion de l’instance (ordonnance du juge Jamal datée du 26 septembre 2022), ce que l’Ontario a fait. L’Ontario a présenté une motion en ajournement de la troisième étape du procès, qui devait alors commencer à la mi‑janvier 2023, en attendant que la Cour statue sur les présents pourvois et pourvois incidents. La motion de l’Ontario a été rejetée à la fin de novembre 2022 et n’a pas été portée en appel (2022 ONSC 7368).
[60] Le 17 juin 2023, le Canada, l’Ontario et les demandeurs du lac Huron ont publiquement annoncé que, par suite des négociations en cours depuis avril 2022, ils avaient réussi à conclure un projet de règlement de 10 milliards de dollars pour les revendications antérieures fondées sur le Traité Robinson‑Huron, sur la base de paiements égaux de 5 milliards de dollars du Canada et de l’Ontario. Dans un communiqué de presse conjoint, le projet de règlement a été qualifié d’« étape importante dans le travail de collaboration en cours visant à renouveler la relation issue du Traité et à honorer une promesse de traité qui remonte à 1850 » (Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, Les dirigeants de Robinson Huron Treaty, l’Ontario et le Canada annoncent le projet de règlement et les prochaines étapes dans l’affaire judiciaire concernant les paiements d’annuités découlant de traités, 17 juin 2023 (en ligne)).
[61] Lors de l’audience qui s’est déroulée devant notre Cour, l’avocat de l’Ontario a fourni la mise à jour suivante. Le règlement de 10 milliards de dollars intervenu entre les demandeurs du lac Huron, l’Ontario et le Canada ne concerne que les revendications antérieures et ne dépend pas du résultat des présents pourvois. En raison de ce règlement, les demandeurs du lac Huron n’ont pas participé à la troisième étape du procès (transcription, jour 1, p. 11‑12; transcription, jour 2, p. 103). Les demandeurs du lac Supérieur ont participé à la troisième étape, réclamant 126,285 milliards de dollars au Canada et à l’Ontario en date de 2020. L’audition de la troisième étape s’est terminée le 26 septembre 2023, l’affaire a été mise en délibéré et le jugement devait être rendu dans les six mois (transcription, jour 1, p. 1‑12; transcription, jour 2, p. 103).
[62] Après l’audience devant notre Cour, le juge en chef a rendu une ordonnance suspendant la troisième étape du procès jusqu’au prononcé de la décision de notre Cour (ordonnance du juge en chef Wagner datée du 9 novembre 2023).
[63] Le 15 décembre 2023, une loi fédérale visant à financer la part de 5 milliards de dollars du montant du règlement devant être assumée par le Canada a reçu la sanction royale (projet de loi C‑60, Loi portant octroi à Sa Majesté de crédits pour l’administration publique fédérale pendant l’exercice se terminant le 31 mars 2024, 1re sess., 44e lég., 2021‑2022‑2023, édictée sous le nom de Loi de crédits no 4 pour 2023‑2024, L.C. 2023, c. 33, ann. 1). Le budget supplémentaire des dépenses préparé par le gouvernement fédéral à l’appui du projet de loi C‑60 indique que le règlement concerne les paiements annuels passés à verser au titre du Traité Robinson‑Huron de 1850 et qu’« [u]ne fois l’entente finalisée, un versement sera effectué dans un fonds en fiducie établi par les Premières Nations » (Budget supplémentaire des dépenses (B) 2023‑2024 (2023), p. 1‑3).
[64] Le 26 février 2024, le règlement a été finalisé et approuvé par la Cour supérieure de l’Ontario, qui a salué cet [traduction] « accord historique » et confirmé que le règlement doit « prendre effet, quelle que soit l’issue du pourvoi devant la Cour suprême du Canada » (2024 ONSC 1127, par. 10 et 13 (CanLII), le juge en chef Morawetz).
IV. Questions en litige
[65] Les pourvois formés par l’Ontario soulèvent des questions portant sur la norme de contrôle applicable à l’interprétation de traités historiques comme les Traités Robinson, sur l’interprétation qu’il convient de donner à la clause d’augmentation, sur la nature et la teneur des obligations de la Couronne de mettre en œuvre la clause d’augmentation et sur la réparation qu’il convient d’accorder pour le manquement de la Couronne à ces obligations, ainsi que sur des questions de prescription. Les pourvois incidents des demandeurs des lacs Huron et Supérieur soulèvent la question de savoir si la Couronne a des obligations de fiduciaire en vertu des Traités Robinson.
[66] Pour répondre à ces points litigieux, je vais examiner les questions suivantes :
1. Quels sont les principes qui régissent l’interprétation de traités historiques conclus avec des Autochtones tels que les Traités Robinson?
2. Quelle est la norme de contrôle applicable à l’interprétation des Traités Robinson par la juge de première instance?
3. Quelle interprétation convient‑il de donner à la clause d’augmentation dans les Traités Robinson?
4. Les revendications présentées par les demandeurs des lacs Huron et Supérieur en vertu des Traités Robinson sont‑elles prescrites par les dispositions législatives provinciales sur la prescription?
5. Quelle est la nature et la teneur de l’obligation de la Couronne de mettre en œuvre la clause d’augmentation? La Couronne a‑t‑elle des obligations découlant du principe de l’honneur de la Couronne et a‑t‑elle une obligation de fiduciaire?
6. Quelle réparation convient‑il d’accorder pour l’omission de la Couronne de mettre en œuvre la clause d’augmentation?
V. Analyse
A. L’interprétation des traités historiques conclus avec des Autochtones
[67] J’examine d’abord les principes d’interprétation des traités historiques conclus avec des Autochtones, principes qui ont été correctement identifiés par la juge de première instance et la Cour d’appel. Je vais m’attarder à quatre caractéristiques pertinentes qui occupent une place importante dans l’analyse de la norme de contrôle qui se trouve dans la prochaine section : la nature des traités en tant qu’accords sui generis visant à promouvoir la réconciliation; l’importance d’interpréter les droits issus de traités conformément à l’honneur de la Couronne; les différences entre les traités historiques et les traités modernes; et, enfin, les principes particuliers régissant l’interprétation des traités historiques et la méthode d’interprétation en deux étapes énoncée par notre Cour dans l’arrêt R. c. Marshall, 1999 CanLII 665 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 456.
(1) Les traités sont des accords sui generis visant à faire avancer la réconciliation
[68] Les traités constituent depuis longtemps un moyen important de concilier les intérêts des peuples autochtones et non autochtones au Canada. La réconciliation vise à bâtir une « relation à long terme empreinte de respect mutuel » (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 10; R. c. Desautel, 2021 CSC 17, [2021] 1 R.C.S. 533, par. 30). Elle a été décrite comme étant à la fois « un principe de base du droit des Autochtones » (Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 R.C.S. 765 (« Mikisew Cree 2018 »), par. 22) et « le noble objectif de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » (Little Salmon, par. 10).
[69] Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Little Salmon, par. 8, sous la plume du juge Binnie :
Dans le passé, les traités ont constitué le moyen par lequel la Couronne s’est efforcée de faire accepter aux habitants autochtones de ce qui est maintenant le Canada l’affirmation de la souveraineté européenne sur les territoires traditionnellement occupés par les Premières Nations. L’objectif ne consistait pas seulement à construire des alliances avec celles‑ci, mais à maintenir la paix et à ouvrir la majeure partie de ces territoires à la colonisation.
[70] L’affirmation de la souveraineté de la Couronne sur les sociétés autochtones a donné naissance à une relation juridique particulière ou sui generis entre la Couronne et les peuples autochtones (Desautel, par. 25, citant R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771, par. 78). Cette relation juridique particulière est incarnée dans les traités, qui représentent un échange de « promesses solennelles » et qui constituent des accords uniques ou sui generis régis par des règles spéciales d’interprétation (Simon c. La Reine, 1985 CanLII 11 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 387, p. 404 et 410; R. c. Sioui, 1990 CanLII 103 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1025, p. 1038 et 1043; Badger, par. 41). Les traités sont sui generis parce qu’ils [traduction] « sont le produit de la relation particulière entre la Couronne et les peuples autochtones qui vise à parvenir à la réconciliation » (P. W. Hogg et L. Dougan, « The Honour of the Crown : Reshaping Canada’s Constitutional Law » (2016), 72 S.C.L.R. (2d) 291, p. 311).
(2) Les droits issus de traités doivent être interprétés conformément à l’honneur de la Couronne
[71] Notre Cour a également confirmé que, pour promouvoir la réconciliation, il faut interpréter les droits issus de traités conformément à l’honneur de la Couronne, le « principe que les fonctionnaires de la Couronne doivent se comporter honorablement lorsqu’ils agissent au nom du souverain » (Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 65). L’honneur de la Couronne impose l’« obligation de se conduire honorablement » avec les peuples autochtones (Little Salmon, par. 42).
[72] L’honneur de la Couronne est un ancien principe de common law remontant à l’Angleterre pré‑normande (Hogg et Dougan, p. 293‑294, citant D. M. Arnot, « The Honour of the Crown » (1996), 60 Sask. L. Rev. 339). Il s’est reflété dans la promesse faite par la Couronne dans la Proclamation royale (1763) selon laquelle elle protégerait les peuples autochtones habitant les territoires britanniques de l’Amérique du Nord contre l’exploitation de la part des peuples non autochtones (Little Salmon, par. 42). En raison de son lien avec le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, l’honneur de la Couronne a été qualifié de « principe constitutionnel » et constitue maintenant « un important point d’ancrage dans ce domaine du droit » (Little Salmon, par. 42; voir aussi Manitoba Metis, par. 69; Mikisew Cree 2018, par. 24).
[73] L’honneur de la Couronne est « toujours en jeu » lorsque cette dernière transige avec les peuples autochtones (Badger, par. 41; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 16; Mikisew Cree 2018, par. 23). La conclusion, l’interprétation et la mise en œuvre des traités doivent être abordées de manière à préserver l’honneur et l’intégrité de la Couronne (Badger, par. 41; Nation haïda, par. 17 et 19; Manitoba Metis, par. 73).
[74] Je reviendrai plus loin sur l’honneur de la Couronne lorsque j’examinerai l’obligation de la Couronne de mettre en œuvre la clause d’augmentation des Traités Robinson.
(3) Différences entre les traités historiques et les traités modernes
[75] Bien que tous les droits issus de traités doivent être interprétés conformément à l’honneur de la Couronne (Little Salmon, par. 71; Hogg et Dougan, p. 314‑316), il existe d’importantes différences entre les traités historiques et les traités modernes. Les traités historiques ont été négociés entre la Couronne et les peuples autochtones avant 1921, alors que les traités modernes ont été négociés après 1973, dans la foulée de l’arrêt rendu par notre Cour dans Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, 1973 CanLII 4 (CSC), [1973] R.C.S. 313. L’arrêt Calder a reconnu des droits fonciers ancestraux et a amené le gouvernement du Canada à négocier des traités modernes dans les régions du Canada où il n’y avait pas de traités (voir P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 28:18; J. Jai, « Bargains Made in Bad Times : How Principles from Modern Treaties Can Reinvigorate Historic Treaties », dans J. Borrows et M. Coyle, dir., The Right Relationship : Reimagining the Implementation of Historical Treaties (2017), 105, p. 105; J. Jai, « The Interpretation of Modern Treaties and the Honour of the Crown : Why Modern Treaties Deserve Judicial Deference » (2010), 26 R.N.D.C. 25, p. 27‑28; D. Newman, « Contractual and Covenantal Conceptions of Modern Treaty Interpretation » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 475, p. 475‑477).
[76] La différence entre les traités historiques et les traités modernes ne concerne pas principalement l’âge du document. Comme l’a fait remarquer le juge Binnie dans l’arrêt Little Salmon, par. 54, « [l]e traité récent d’aujourd’hui deviendra le traité historique de demain. La distinction réside plutôt dans la précision et la complexité relatives du document récent. » Les traités historiques et les traités modernes ont été négociés dans des contextes nettement différents, ce qui a souvent donné lieu à des libellés fort différents. Les traités historiques étaient souvent relativement brefs, négociés rapidement et visaient à consigner les promesses verbales faites par la Couronne aux signataires autochtones, lesquels avaient généralement besoin de services de traduction et ne bénéficiaient pas de conseils juridiques (Badger, par. 52‑53; Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557, par. 7; Jai (2010), p. 27). De tels traités étaient « habituellement formulés en termes nobles d’une grande généralité [et] étaient souvent ambigus » (Little Salmon, par. 12). En conséquence, « [l]es tribunaux se sont ainsi vus forcés de recourir à des principes généraux (comme l’honneur de la Couronne) pour pallier les lacunes et parvenir à un résultat équitable » (par. 12).
[77] En revanche, les traités modernes sont habituellement « le fruit de longues négociations entre des parties qui sont averties et disposent de ressources importantes » (Little Salmon, par. 9; First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576, par. 36). Il s’agit souvent d’instruments extrêmement détaillés, négociés pendant des années, dont les signataires autochtones sont représentés par des avocats et d’autres experts (First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 36; Moses, par. 7; Hogg et Wright, § 28:38). Par conséquent, puisque « [c]omparativement aux traités historiques, les traités modernes sont des documents détaillés[,] il faut faire preuve de retenue à l’égard de leur libellé » (First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 36).
(4) Principes régissant l’interprétation des traités historiques
[78] Les principes juridiques régissant l’interprétation des traités historiques, comme les Traités Robinson de 1850, sont bien établis. Le texte d’un traité « ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, ni se voir appliquer les règles rigides d’interprétation modernes » (Badger, par. 52, cité dans Marshall, par. 14). Par ailleurs, pour reprendre la mise en garde formulée par le juge Binnie dans l’arrêt Marshall, « [i]l ne faut pas confondre les règles “généreuses” d’interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori » (par. 14) :
L’application de règles spéciales est dictée par les difficultés particulières que pose la détermination de ce qui a été convenu dans les faits. Les parties indiennes n’ont à toutes fins pratiques pas eu la possibilité de créer leurs propres comptes‑rendus écrits des négociations. Certaines présomptions sont donc appliquées relativement à l’approche suivie par la Couronne dans la conclusion des traités (conduite honorable), présomptions dont notre Cour tient compte dans son approche en matière d’interprétation des traités (souplesse) [. . .] En bout de ligne, la Cour a l’obligation « de choisir, parmi les interprétations de l’intention commune [au moment de la conclusion du traité] qui s’offrent à [elle], celle qui concilie le mieux » les intérêts des [Autochtones] et ceux de la Couronne britannique (Sioui, le juge Lamer, à la p. 1069 (je souligne)). [par. 14]
[79] Dans l’arrêt Marshall, la juge McLachlin, plus tard juge en chef, dissidente sur d’autres points, a résumé comme suit les principes d’interprétation des traités (au par. 78) :
1. Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d’accord unique, qui demandent l’application de principes d’interprétation spéciaux : R. c. Sundown, 1999 CanLII 673 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 393, au par. 24; R. c. Badger, 1996 CanLII 236 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 771, au par. 78; R. c. Sioui, 1990 CanLII 103 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1043; Simon c. La Reine, 1985 CanLII 11 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 404. Voir également : J. [Sákéj] Youngblood Henderson, « Interpreting Sui Generis Treaties » (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, « Defining Parameters : Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.
2. Les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones : Simon, précité, à la p. 402; Sioui, précité, à la p. 1035; Badger, précité, au par. 52.
3. L’interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l’intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l’époque de la signature : Sioui, précité, aux pp. 1068 et 1069.
4. Dans la recherche de l’intention commune des parties, l’intégrité et l’honneur de la Couronne sont présumés : Badger, précité, au par. 41.
5. Dans l’appréciation de la compréhension et de l’intention respectives des signataires, le tribunal doit être attentif aux différences particulières d’ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties : Badger, précité, aux par. 52 à 54; R. c. Horseman, 1990 CanLII 96 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 901, à la p. 907.
6. Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l’époque : Badger, précité, aux par. 53 et suiv.; Nowegijick c. La Reine, 1983 CanLII 18 (CSC), [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36.
7. Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel : Badger, précité, Horseman, précité, et Nowegijick, précité.
8. Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au‑delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le langage utilisé [. . .] permet » : Badger, précité, au par. 76; Sioui, précité, à la p. 1069; Horseman, précité, à la p. 908.
9. Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l’exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne : Sundown, précité, au par. 32; Simon, précité, à la p. 402.
[80] La juge McLachlin a souligné que, comme le tribunal doit examiner à la fois le libellé du traité et son contexte historique et culturel, il est utile d’interpréter le traité en deux étapes. À la première étape, le tribunal s’attache au texte de la clause litigieuse du traité et identifie les diverses interprétations possibles. À la deuxième étape, il examine ces interprétations sur la toile de fond historique et culturelle du traité. Comme l’a expliqué la juge McLachlin (aux par. 82‑83) :
Dans un premier temps, il convient d’examiner le texte de la clause litigieuse pour en déterminer le sens apparent, dans la mesure où il peut être dégagé, en soulignant toute ambiguïté et tout malentendu manifestes pouvant résulter de différences linguistiques et culturelles. Cet examen conduira à une ou à plusieurs interprétations possibles de la clause. Comme il a été souligné dans Badger, précité, au par. 76, « la portée des droits issus de traités est fonction de leur libellé ». À cette étape, l’objectif est d’élaborer, pour l’analyse du contexte historique, un cadre préliminaire — mais pas nécessairement définitif — qui tienne compte d’un double impératif, celui d’éviter une interprétation trop restrictive et celui de donner effet aux principes d’interprétation.
Dans un deuxième temps, le ou les sens dégagés du texte du droit issu de traité doivent être examinés sur la toile de fond historique et culturelle du traité. Il est possible que l’examen de l’arrière‑plan historique fasse ressortir des ambiguïtés latentes ou d’autres interprétations que la première lecture n’a pas permis de déceler. Confronté à une éventuelle gamme d’interprétations, le tribunal doit s’appuyer sur le contexte historique pour déterminer laquelle traduit le mieux l’intention commune des parties. Pour faire cette détermination, le tribunal doit choisir, « parmi les interprétations de l’intention commune qui s’offrent à [lui], celle qui concilie le mieux » les intérêts des parties : Sioui, précité, à la p. 1069. Enfin, si le tribunal conclut à l’existence d’un droit particulier qui était censé se transmettre de génération en génération, le contexte historique peut l’aider à déterminer l’équivalent moderne de ce droit : Simon, précité, aux pp. 402 et 403; Sundown, précité, aux par. 30 et 33.
[81] Le cadre juridique établi par la juge McLachlin dans l’arrêt Marshall reflète l’état actuel du droit. Il a été cité avec approbation par notre Cour (R. c. Morris, 2006 CSC 59, [2006] 2 R.C.S. 915, par. 18; Little Salmon, par. 105, la juge Deschamps, motifs concordants) et par des cours d’appel de partout au Canada (Beattie c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2002 CAF 105, par. 9 (CanLII); Horseman c. Canada, 2016 CAF 238, par. 8 (CanLII); Canada c. Jim Shot Both Sides, 2022 CAF 20, par. 170 (CanLII), inf. en partie par 2024 CSC 12; West Moberly First Nations c. British Columbia, 2020 BCCA 138, [2021] 3 W.W.R. 561, par. 105‑106, 149 et 277; Chingee c. British Columbia (Attorney General), 2005 BCCA 446, 261 D.L.R. (4th) 54, par. 15; R. c. Morris, 2004 BCCA 121, 237 D.L.R. (4th) 693, par. 39, inf. par 2006 CSC 59, [2006] 2 R.C.S. 915; Goodswimmer c. Canada (Attorney General), 2017 ABCA 365, 418 D.L.R. (4th) 157, par. 50; Lac La Ronge Indian Band c. Canada, 2001 SKCA 109, 206 D.L.R. (4th) 638, par. 39 et 53; Newfoundland and Labrador c. Nunatsiavut Government, 2022 NLCA 19, par. 20 (CanLII)). Il a également été cité et appliqué en l’espèce par la juge de première instance (motifs exposés au terme de la première étape, par. 324, 327‑329 et 398‑475) et par la Cour d’appel de l’Ontario (par. 109, les juges Lauwers et Pardu, et par. 388 et 421, le juge en chef Strathy et le juge Brown).
[82] En gardant ces principes à l’esprit, je passe maintenant à la norme de contrôle en appel applicable à l’interprétation des traités historiques.
B. La norme de contrôle en appel applicable à l’interprétation des traités historiques
(1) Introduction
[83] La question de la norme de contrôle en appel qu’il convient d’appliquer à l’interprétation des traités historiques a été abondamment débattue devant la Cour d’appel et devant notre Cour. D’importantes considérations de politique juridique militent en faveur à la fois d’une norme plus déférente et d’une norme moins déférente relativement à certaines parties de l’opération d’interprétation. Une plus grande déférence peut être justifiée parce qu’un tribunal interprétant un traité historique doit souvent s’appuyer sur les conclusions de fait tirées par le juge de première instance à partir d’éléments de preuve historique et de témoignages d’experts. Cependant, une moins grande déférence peut également s’imposer parce que l’interprétation des traités requiert l’application de principes constitutionnels tels que l’honneur de la Couronne, et peut avoir des implications durables sur la relation de nation à nation entre les peuples autochtones et la Couronne.
[84] Les juges majoritaires de la Cour d’appel (le juge en chef Strathy et le juge Brown, avec l’accord du juge Lauwers) ont estimé que l’interprétation qu’un juge de première instance fait de traités historiques est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. S’appuyant sur les arrêts Marshall et R. c. Van der Peet, 1996 CanLII 216 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 507, les juges majoritaires ont conclu que, malgré le changement en faveur d’une plus grande déférence en appel à l’égard des tribunaux de première instance, comme en témoigne des arrêts de notre Cour tels que Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, et Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, [traduction] « la norme de contrôle établie dans l’arrêt Marshall s’applique toujours, y compris le principe selon lequel les inférences ou conclusions juridiques tirées par un juge de première instance à partir de faits historiques au sujet du sens d’une disposition d’un traité historique ne commandent pas la déférence lors du contrôle en appel » (par. 404). Selon les juges majoritaires, la nature sui generis des traités en tant [traduction] « [qu’]accords qui sont censés durer indéfiniment » offre un appui de principe à ce point de vue (par. 406‑408).
[85] Les juges minoritaires (le juge Hourigan, avec l’accord de la juge Pardu) auraient reconnu une [traduction] « nouvelle approche » en matière de contrôle en appel de l’interprétation des traités historiques par les juges de première instance (par. 552). Selon cette approche, bien que les erreurs de droit isolables soient toujours susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (par. 577), l’interprétation des traités est considérée comme une question mixte de fait et de droit, susceptible de contrôle uniquement en cas d’erreur manifeste et déterminante (par. 558‑559). Pour les juges minoritaires, le rôle essentiel joué par le contexte historique et le processus spécial suivi par les tribunaux de première instance lorsqu’ils interprètent des traités historiques conclus avec des Autochtones militent en faveur d’une norme de contrôle plus déférente (par. 563 et 570).
[86] Devant notre Cour, l’Ontario et le Canada, avec l’appui du procureur général du Nouveau‑Brunswick, font valoir que l’interprétation des traités historiques est principalement une question de droit qui appelle un contrôle selon la norme de la décision correcte. Les conclusions de fait telles que les conclusions d’ordre historique et les conclusions sur la crédibilité commandent toujours la déférence, mais ce n’est pas le cas de la conclusion finale d’un juge de première instance quant à l’intention commune des signataires d’un traité. À l’inverse, les demandeurs des lacs Huron et Supérieur, appuyés par la plupart sinon la totalité des intervenants représentant des organisations autochtones, affirment que l’interprétation des traités historiques constitue une analyse mixte de fait et de droit, semblable à certains égards à l’examen en appel d’une interprétation contractuelle discuté dans l’arrêt Sattva. Bien que les erreurs de droit isolables demeurent susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, il faut faire preuve de déférence à l’égard de l’interprétation des droits issus de traités par le juge de première instance en l’absence d’erreur manifeste et déterminante.
[87] Comme je l’explique plus loin, la question de savoir si l’interprétation des traités historiques commande la déférence en appel nous porte à nous demander si l’interprétation de droits issus de traités par le tribunal de première instance doit être correcte. À mon avis, la réponse est oui. Les conclusions de fait d’ordre historique sont particulièrement importantes dans l’interprétation des traités historiques et commandent la déférence en appel en l’absence d’erreur manifeste et déterminante ou d’erreur de droit isolable. Cependant, le fait que les droits issus de traités soient protégés par la Constitution exige que les cours d’appel disposent d’une grande latitude pour intervenir sur les questions d’interprétation des traités. Par conséquent, la norme de contrôle applicable à l’interprétation des traités historiques est celle de la décision correcte.
(2) Analyse
[88] Le droit applicable à la norme de contrôle en appel vise à « établir une répartition appropriée des tâches entre les tribunaux de première instance et les cours d’appel, conformément à leurs rôles respectifs » (Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23, par. 35). Les tribunaux de première instance résolvent principalement les litiges factuels et juridiques qui leur sont soumis, tandis que les cours d’appel veillent principalement à l’application uniforme des règles de droit, comme l’exige la primauté du droit, et précisent et raffinent les règles de droit au besoin (par. 35; Housen, par. 9).
[89] La répartition des tâches entre les tribunaux de première instance et les cours d’appel se reflète dans les règles régissant la norme de contrôle en appel aux questions de droit, aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit. Les questions de droit, qui concernent l’identification « du critère juridique applicable » (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., 1997 CanLII 385 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 748, par. 35; Sattva, par. 49), ne commandent pas la déférence en appel et sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Housen, par. 10, 19, 23, 28, 33 et 36; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 36). Le contrôle des questions de droit selon la norme de la décision correcte reconnaît le rôle que jouent les cours d’appel en matière de création du droit et permet de s’assurer que les règles de droit soient appliquées de manière uniforme dans des situations similaires (Housen, par. 9).
[90] Les conclusions de fait, les inférences de fait et les questions mixtes de fait et de droit (qui supposent l’application d’une norme juridique aux faits) sont, en l’absence d’une erreur de droit isolable, toutes susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante (Housen, par. 26; Southam, par. 26). Les raisons de principe qui justifient la déférence en appel à l’égard de ces questions incluent la réduction du nombre, de la durée et du coût des appels, la promotion de l’autonomie et de l’intégrité du procès, et la reconnaissance de l’expertise du juge de première instance et de la position avantageuse qu’il occupe du fait qu’il a l’occasion d’examiner directement la preuve (Housen, par. 16‑18).
[91] Comme l’a souligné l’ancien juge Robert J. Sharpe, [traduction] « [l]es principes concurrents de déférence et de légalité sont au cœur du débat sur la norme de contrôle appropriée » (Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018), p. 204). La déférence exige de la cour d’appel qu’elle fasse preuve de respect à l’égard des avantages institutionnels dont jouit le juge de première instance en ce qui concerne les questions factuelles et qu’elle s’abstienne de rejuger l’affaire en appel (p. 204). La légalité comporte le devoir pour la cour d’appel de [traduction] « garantir l’intégrité juridique globale du processus décisionnel » et d’intervenir « lorsque les décisions de première instance ne respectent pas les normes juridiques générales » (p. 204).
a) Jurisprudence directrice
[92] Les arguments que l’Ontario et le Canada formulent en ce qui a trait à la norme de la décision correcte reposent en grande partie sur l’analyse de la norme de contrôle que l’on trouve dans les arrêts Van der Peet et Marshall. Dans Van der Peet, notre Cour a établi des normes de contrôle distinctes pour les analyses factuelles et juridiques qu’implique l’examen de droits ancestraux. Les conclusions de fait commandent la déférence, mais ce n’est pas le cas des conclusions sur la portée de droits ancestraux. Comme l’a expliqué le juge en chef Lamer dans un passage souvent cité de l’arrêt Van der Peet (par. 82) :
Dans le cas qui nous occupe, le juge Scarlett de la Cour provinciale, juge du procès, a tiré des conclusions de fait fondées sur les témoignages et les autres éléments de preuve qui lui ont été présentés, puis il s’est demandé si ces conclusions de fait étayaient l’existence du droit ancestral revendiqué par l’appelante. Dans la deuxième étape de son analyse — la détermination de la portée des droits ancestraux de l’appelante à la lumière de ses conclusions de fait — le juge Scarlett tranche une question de droit qui, en tant que telle, ne commande aucune retenue de la part de notre Cour. Toutefois, la première étape de son analyse — savoir les conclusions de fait à partir desquelles cette inférence juridique est tirée — commande une telle retenue, et ces conclusions ne doivent pas être modifiées, sauf si elles résultent d’une « erreur manifeste et dominante ». [Je souligne.]
[93] L’affaire Van der Peet concernait non pas un traité, mais des droits ancestraux. Pourtant, la norme de la décision correcte qui a été appliquée dans Van der Peet pour déterminer la « portée » d’un droit ancestral a été appliquée plus tard dans Marshall, par. 18, l’arrêt de principe de notre Cour en ce qui concerne l’interprétation des traités historiques. S’exprimant au nom des juges majoritaires dans Marshall, le juge Binnie a cité le passage susmentionné de l’arrêt Van der Peet en considérant qu’il avait aussi une incidence sur l’interprétation des droits issus de traités. Les conclusions de fait appellent la déférence, alors que les conclusions concernant la portée des droits pertinents, basées sur les faits constatés, sont des conclusions de droit qui ne commandent aucune déférence (par. 18).
[94] L’Ontario et le Canada affirment que la norme de contrôle qui a été appliquée dans Marshall permet d’établir la norme applicable à l’interprétation des traités historiques de façon plus générale. Je ne suis pas de cet avis. Comme le soulignent les demandeurs du lac Huron, les arrêts Van der Peet et Marshall ont tous les deux été rendus sur la base d’erreurs qui, depuis l’arrêt Housen de notre Cour, sont à juste titre qualifiées d’erreurs de droit isolables. Dans Van der Peet, le juge de première instance avait appliqué le mauvais critère juridique pour déterminer s’il existait un droit ancestral au vu des faits qu’il avait constatés. Dans Marshall, le juge de première instance avait omis de tenir compte d’un facteur pertinent, à savoir la preuve extrinsèque, pour se prononcer sur l’existence et la portée du droit issu de traité. Bien que les deux arrêts soient pertinents lorsqu’il s’agit d’établir la norme de contrôle applicable en l’espèce, ils ne sont pas déterminants.
[95] Les demandeurs du lac Huron citent des affaires hors du contexte du droit des Autochtones pour préconiser une norme de contrôle déférente. Ils affirment que l’opération d’interprétation dans l’arrêt Sattva de notre Cour, une décision qui a réformé la norme de contrôle en matière d’interprétation contractuelle, présente des points communs avec l’interprétation des traités historiques. Avant l’arrêt Sattva, l’interprétation d’un contrat par un juge de première instance était considérée comme une question de droit et elle ne commandait aucune déférence. Dans Sattva, notre Cour a requalifié l’interprétation d’un contrat comme une question mixte de fait et de droit et a modifié la norme de contrôle qui était présumée s’appliquer en faisant passer celle‑ci de la norme de la décision correcte à celle de l’erreur manifeste et déterminante. Les demandeurs du lac Huron reconnaissent que les traités et les contrats sont distincts, mais ils affirment que la similitude entre la nature fortement factuelle ainsi que contextuelle de l’interprétation des traités et des contrats tend à indiquer que la déférence en appel est également justifiée dans le cas de l’interprétation des traités.
[96] J’examinerai l’arrêt Sattva plus en détail plus loin. Pour l’instant, il suffit de mentionner que l’analogie entre l’interprétation des traités et celle des contrats comme impliquant toutes les deux une analyse mixte de fait et de droit est imparfaite. Les traités historiques conclus avec des Autochtones ne sont pas des contrats; ils sont « bien plus » que des contrats (R. c. Sundown, 1999 CanLII 673 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 393, par. 24). Cette distinction n’est pas simplement sémantique. Elle a de réelles conséquences sur la façon dont les tribunaux interprètent les traités historiques, ce qui constitue une opération nettement plus compliquée et nuancée que l’interprétation des contrats. Contrairement aux contrats, les traités sont des échanges de promesses solennelles qui mettent en jeu l’honneur de la Couronne et qui doivent faire l’objet d’une interprétation généreuse, souple et libérale (par. 24; Moses, par. 107, les juges LeBel et Deschamps, dissidents sur d’autres points). Comme l’explique la professeure Janna Promislow :
[traduction] Servir les fins de la justice dans le contexte de l’interprétation des traités est cependant plus complexe que dans celui de l’interprétation des contrats, en raison de la nature historique des accords et du caractère constitutionnel du moment où ils ont été conclus — et parce que les valeurs fondamentales qui sous‑tendent la protection des droits issus de traités historiques sont sans doute moins bien comprises et plus controversées que les valeurs qui sous‑tendent la protection de la liberté contractuelle.
(« Treaties in History and Law » (2014), 47 U.B.C. L. Rev. 1085, p. 1172)
[97] J’aimerais faire deux observations additionnelles sur la jurisprudence relative à cette question. Premièrement, l’arrêt Marshall n’est pas le seul en matière de traités qui fournit des indications sur la norme de contrôle applicable. D’autres décisions tendent à indiquer que notre Cour a toujours procédé au contrôle de l’interprétation des traités selon la norme de la décision correcte. Par exemple, dans Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, 1991 CanLII 75 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 570, notre Cour devait décider si en raison d’événements postérieurs à la signature du Traité Robinson‑Huron, il y avait eu renonciation à des droits ancestraux sur des terres non cédées. La Cour a confirmé que les questions de fait étaient susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante, mais a ensuite immédiatement ajouté que les « conclusions de droit fondées sur ces faits » ne commandaient pas la déférence (p. 574‑575). De même, dans l’arrêt Sundown, notre Cour a jugé qu’un membre d’une Première Nation crie pouvait construire une cabane de chasse en tant qu’activité raisonnablement accessoire à l’exercice d’un droit issu de traité de s’adonner à des expéditions de chasse traditionnelle pour se nourrir. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Cory a accepté les conclusions de fait tirées par la juge de première instance, mais semble avoir ensuite procédé au contrôle de l’interprétation de la portée du droit pertinent issu de traité selon la norme de la décision correcte (par. 26‑43).
[98] Deuxièmement, les cours d’appel intermédiaires ont considéré l’interprétation des traités comme une question de droit justifiant un contrôle selon la norme de la décision correcte (voir Halfway River First Nation c. British Columbia (Ministry of Forests), 1999 BCCA 470, 178 D.L.R. (4th) 666, par. 85; Lac La Ronge Indian Band, par. 148; Fort McKay First Nation c. Prosper Petroleum Ltd., 2019 ABCA 14, par. 39 (CanLII); et West Moberly First Nations, par. 363‑364, où les juges majoritaires (le juge en chef Bauman, avec l’accord du juge Goepel) ont appliqué la norme de contrôle de la décision correcte, alors que la juge dissidente (la juge Smith), au par. 130, aurait appliqué la norme de l’erreur manifeste et déterminante en l’absence d’une erreur de droit isolable).
[99] Dans les présents pourvois, la question est donc de savoir s’il existe des raisons convaincantes justifiant notre Cour de remodeler la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer à l’interprétation des traités. Comme les demandeurs du lac Huron le font à juste titre observer, il s’agit de savoir [traduction] « non pas si l’arrêt Sattva a “écarté” l’arrêt Marshall, mais si les mêmes considérations de politique qui ont été considérées comme justifiant la déférence dans Sattva justifient une approche similaire en l’espèce » (m.i., par. 44). Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas. D’impérieuses considérations de politique juridique indiquent que la norme de contrôle de la décision correcte devrait continuer à s’appliquer à l’interprétation des traités historiques.
b) Considérations de politique juridique à l’appui d’un contrôle selon la norme de la décision correcte
[100] Comme notre Cour et la doctrine l’ont reconnu, le choix d’une norme de contrôle particulière témoigne d’une décision de politique juridique qui porte sur la nature et l’objet du processus d’appel dans un contexte donné — ce que notre Cour a appelé la « répartition appropriée des tâches entre les tribunaux de première instance et les cours d’appel, conformément à leurs rôles respectifs » (Ledcor, par. 35; voir aussi Sattva, par. 51; Housen, par. 8‑36; Sharpe, p. 204‑205 et 208‑216; D. Jutras, « The Narrowing Scope of Appellate Review : Has the Pendulum Swung Too Far? » (2006), 32:1 Man. L.J. 61, p. 66; Y.‑M. Morissette, « Appellate Standards of Review Then and Now » (2017), 18 J. App. Prac. & Process 55, p. 76; R. D. Gibbens, « Appellate Review of Findings of Fact » (1991‑92), 13 Adv. Q. 445, p. 445; J. Sopinka, M. A. Gelowitz et W. D. Rankin, Sopinka, Gelowitz and Rankin on the Conduct of an Appeal (5e éd. 2022), ⁋2.6‑2.35).
[101] L’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Sattva est instructif quant à la manière dont la norme de contrôle applicable est façonnée par les considérations de politique juridique. Dans cet arrêt, la Cour a expliqué que l’interprétation d’un contrat écrit était généralement considérée comme une question de droit. Cette règle a pris naissance en Angleterre à une époque où « les procès civils devant jury étaient fréquents et l’analphabétisme courant » (par. 43). L’interprétation de documents écrits tels que les contrats a été qualifiée de question de droit, non pas parce que les questions fondamentales étaient intrinsèquement « juridiques », mais parce que « le juge était le seul dont on pouvait être certain qu’il savait lire et écrire et, par conséquent, qu’il était en mesure de prendre connaissance du contrat » (par. 43). De nos jours, ce raisonnement ne s’applique plus, ce qui a amené notre Cour à décider, sur le plan de la politique juridique, qu’en l’absence d’une erreur de droit isolable, l’interprétation d’un contrat devait maintenant être considérée comme une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante (par. 50). Les principaux facteurs de ce changement de politique juridique étaient de restreindre l’intervention en appel aux affaires dont les répercussions étaient susceptibles de ne pas se limiter aux parties au litige, et de refléter le rôle des cours d’appel, « qui consiste à assurer la cohérence du droit, et non à offrir aux parties une nouvelle tribune leur permettant de poursuivre [un] litige privé » (par. 51). La déférence à l’égard des tribunaux de première instance contribue par ailleurs « à réduire le nombre, la durée et le coût des appels tout en favorisant l’autonomie du procès et son intégrité » (par. 52).
[102] Le professeur Daniel Jutras a expliqué utilement que la norme de contrôle en appel [traduction] « n’est pas une question de principe », en ce sens qu’elle « ne dépend pas d’un certain caractère essentiel des appels ou d’un droit fondamental qu’auraient les justiciables déçus de faire corriger des erreurs » (p. 66). La norme de contrôle en appel témoigne plutôt d’une tentative d’en arriver [traduction] « au compromis le meilleur et le plus efficace qui soit entre des considérations de politique concurrentes », dont certaines peuvent s’étendre au‑delà des intérêts immédiats des parties (p. 66; voir aussi p. 71). Dans l’interprétation d’un traité, il faut gérer diverses aspirations et préoccupations, notamment les risques de retards, les considérations relatives aux coûts et les intérêts privés des parties au litige, mais aussi l’intérêt public plus large, la nature constitutionnelle des droits en jeu et le rôle important que joue l’honneur de la Couronne dans la tâche d’interprétation.
[103] Dans ce contexte, il y a au moins deux raisons importantes pour lesquelles l’interprétation des traités historiques entre la Couronne et les Autochtones devrait, sur le plan d’une politique juridique valable, faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Premièrement, les droits issus de traités jouissent de la protection constitutionnelle prévue au par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et, dans le même ordre d’idées, les traités sont des accords de nation à nation qui mettent en jeu le principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne. Et, deuxièmement, l’interprétation des traités a une grande valeur de précédent, car elle concerne des pactes durables et multigénérationnels. J’examinerai chaque point à tour de rôle.
(i) Les droits issus de traités sont des droits constitutionnels et ils mettent en jeu l’honneur de la Couronne
[104] Comme je l’ai déjà souligné, les traités historiques conclus entre la Couronne et les Autochtones sont des accords sui generis protégés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. La nature constitutionnelle des droits issus de traités exige que les cours d’appel disposent d’une grande latitude pour corriger les erreurs commises dans leur interprétation. Les traités historiques [traduction] « établissent ou réaffirment une relation fondamentale et durable entre la Couronne et un peuple autochtone » (B. Slattery, « Making Sense of Aboriginal and Treaty Rights » (2000), 79:2 R. du B. can. 196, p. 209). Ils sont « un échange de promesses solennelles entre la Couronne et les diverses nations indiennes concernées » (Badger, par. 41). Depuis 1982, le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît et confirme que les droits existants issus de traités ont un statut constitutionnel et bénéficient des protections constitutionnelles qui s’y rattachent.
[105] L’importance particulière que revêtent les droits constitutionnels lorsqu’il s’agit de choisir la norme de contrôle appropriée a été soulignée dans divers contextes juridiques. Par exemple, bien qu’elle ait abaissé la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer en matière d’interprétation contractuelle, notre Cour a, dans l’arrêt Sattva, statué que, dans le contexte de l’arbitrage commercial, la norme de la décision correcte continue de s’appliquer lorsqu’une « questio[n] constitutionnell[e] » est en cause (par. 50 et 106). De même, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, elle a précisé que, lors du contrôle de décisions administratives, la norme de la décision correcte s’applique à certaines « questions constitutionnelles », notamment à celle de « la portée des droits ancestraux et droits issus de traités reconnus à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » (par. 17 et 55).
[106] Toutes les juridictions inférieures ont reconnu le caractère constitutionnel de l’interprétation des traités. La juge de première instance a affirmé que le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [traduction] « guide l’opération d’interprétation des traités » et a souligné que « [c]omme les promesses faites par traités sont analogues à des dispositions constitutionnelles, elles doivent être interprétées de manière généreuse et libérale » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 336). Elle a reconnu que les Traités Robinson énumèrent des droits [traduction] « protégé[s] par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » (par. 463). Elle a également reconnu que [traduction] « [l]es traités font partie du tissu constitutionnel de notre pays » (motifs exposés au terme de la deuxième étape, par. 151), une description qu’a par la suite reprise le juge Hourigan de la Cour d’appel (motifs de la C.A., par. 634). De même, le juge en chef Strathy et le juge Brown ont souligné que, contrairement aux contrats ordinaires, les traités jouent [traduction] « un rôle politique et public plus large en tant que documents fondamentaux qui établissent les bases des relations entre les peuples autochtones et la société canadienne dans son ensemble » (par. 407, citant Newman, p. 486).
[107] Dans le même ordre d’idées, comme je l’ai déjà souligné, les traités sont des accords de nation à nation qui doivent être interprétés conformément au principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne. Cela fait passer l’opération d’interprétation d’une simple détermination des droits et obligations entre parties privées à une opération d’interprétation constitutionnelle. Cette opération d’interprétation constitutionnelle vise ultimement à faire avancer une question qui revêt un intérêt public capital — le processus de réconciliation lui‑même.
[108] En l’espèce, par exemple, notre Cour doit interpréter la portée et la teneur de droits et d’obligations protégés par la Constitution qui consacrent les conditions mêmes auxquelles les peuples autochtones déjà présents sur le territoire ont accepté de partager leur cadeau le plus précieux — la terre elle‑même — avec les nouveaux arrivants. Une cour d’appel doit être en mesure de corriger au besoin les erreurs d’interprétation de ces droits, tant pour les Canadiens autochtones que pour les Canadiens non autochtones.
[109] J’ajouterais que la norme de contrôle applicable ne peut pas dépendre de la question de savoir si les parties autochtones ont obtenu gain de cause au procès. Dans une autre affaire, la situation peut être différente. Un appelant autochtone aura un intérêt pressant à s’assurer que la cour d’appel est en mesure de déterminer si le juge de première instance a correctement interprété les droits pertinents issus de traités lorsqu’il l’a débouté. La norme de la décision correcte favorise donc la justice pour toutes les parties lorsqu’il s’agit d’interpréter de tels droits constitutionnels fondamentaux.
(ii) L’interprétation des traités historiques a une grande valeur de précédent
[110] Un autre facteur important pour déterminer la norme de contrôle appropriée consiste à se demander si la décision du tribunal de première instance sur une question en particulier a valeur de précédent parce qu’elle est susceptible de présenter de l’intérêt pour les juges et les avocats dans l’avenir (Ledcor, par. 41‑43; Southam, par. 37). C’est ce que le juge Yves‑Marie Morissette a appelé dans un texte de doctrine la [traduction] « portée normative » de la décision judiciaire (p. 76). Une décision soulève une question de droit si les motifs exposés à l’appui de celle‑ci ne tranchent pas seulement le litige entre les parties, mais s’étendent aussi à d’autres différends réels ou potentiels (p. 76).
[111] Les juges majoritaires de la Cour d’appel (le juge en chef Strathy et le juge Brown, avec l’accord du juge Lauwers) ont expliqué qu’en raison du [traduction] « caractère perpétuel et multigénérationnel » des droits issus de traités, l’interprétation des traités historiques exige une interprétation uniforme, ce qui est l’objectif du contrôle selon la norme de la décision correcte (par. 410). Les juges minoritaires (le juge Hourigan, avec l’accord de la juge Pardu) étaient toutefois réticents à conclure que l’interprétation de la clause d’augmentation des Traités Robinson avait une grande valeur de précédent parce qu’aucun autre traité connu ne renfermait une telle disposition de majoration des annuités (par. 557).
[112] À mon avis, la grande valeur de précédent, ou la large « portée normative », de l’interprétation de la clause d’augmentation par un tribunal tend à indiquer que la norme de contrôle en appel doit être celle de la décision correcte. Comme l’ont affirmé les juges majoritaires de la Cour d’appel, l’interprétation que fera un tribunal de ces droits issus de traités sera contraignante à perpétuité. Les textes de traités sont [traduction] « la preuve des droits et obligations transgénérationnels des traités et de leurs promesses » et sont « censés imposer des obligations au souverain britannique et aux gouvernements et sujets coloniaux délégués à long terme » (J. Y. Henderson, Treaty Rights in the Constitution of Canada (2007), p. 33). Le libellé même de la clause d’augmentation oblige les parties à revoir le montant de l’annuité « de temps en temps ». La nécessité d’une interprétation uniforme dans le futur milite fortement en faveur d’un contrôle selon la norme de la décision correcte.
[113] Pourtant, l’importance prospective des traités historiques ne représente qu’un des aspects de leur valeur à titre de précédent. Les traités historiques entre la Couronne et les Autochtones ne lient pas seulement leurs signataires directs; ils lient l’ensemble des Canadiennes et des Canadiens qui, en raison de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, sont également effectivement impliqués par ces accords fondateurs. Un traité est un pacte [traduction] « non seulement entre les provinces ou les “peuples fondateurs”, mais aussi “entre la population allochtone et les peuples autochtones” » (S. Grammond, « Treaties as Constitutional Agreements », dans P. Oliver, P. Macklem et N. Des Rosiers, dir., The Oxford Handbook of the Canadian Constitution (2017), 305, p. 306). Dans cette optique, l’interprétation qu’un tribunal fait d’un traité historique a une grande portée normative, ce qui milite davantage en faveur du contrôle de l’interprétation d’un tel traité selon la norme de la décision correcte. En fin de compte, une norme de contrôle déférente [traduction] « admet la possibilité que des erreurs demeurent non corrigées au nom du principe du caractère définitif » (Jutras, p. 67). Une telle possibilité va à l’encontre de la valeur de précédent de l’interprétation des traités historiques, non seulement pour leurs signataires immédiats, mais aussi pour toute la population canadienne, maintenant et dans le futur.
c) Les conclusions de fait demeurent susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante
[114] Bien que l’interprétation d’un droit issu d’un traité historique soit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, les conclusions de fait qui sous‑tendent cette interprétation, y compris les conclusions de fait d’ordre historique, commandent la déférence et sont susceptibles de contrôle uniquement en cas d’erreur manifeste et déterminante (Housen, par. 10; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 53). La même norme de contrôle déférente s’applique aux inférences de fait (Housen, par. 25; H.L., par. 53).
[115] Parmi les raisons de principe qui justifient la déférence à l’égard de telles conclusions de fait, mentionnons la nécessité de réduire le nombre, la durée et le coût des appels, de favoriser l’autonomie et l’intégrité du procès, et de reconnaître l’expertise et la position avantageuse du juge de première instance qui a examiné la preuve (Housen, par. 11‑18; Gibbens, p. 445‑448). Cette dernière raison est particulièrement importante en matière d’interprétation des traités historiques où, comme en l’espèce, les conclusions factuelles du juge de première instance sont le produit d’un processus judiciaire solide dans lequel le juge s’investit activement. Comme les juges minoritaires (le juge Hourigan, avec l’accord de la juge Pardu) l’ont dit à propos de la juge de première instance (au par. 576) :
[traduction] . . . la juge de première instance a déployé des efforts considérables pour faire participer les partenaires autochtones des Traités et pour les écouter. Elle a instruit l’affaire dans diverses communautés autochtones, s’est plongée dans les enseignements des nombreux gardiens du savoir de ces communautés et a fait une place au cérémonial anichinabé dans la salle d’audience et dans le processus judiciaire, au moyen de témoins, d’avocats et de membres des Premières Nations.
Les juges minoritaires ont affirmé qu’une intervention en appel en pareilles circonstances aurait pour effet de [traduction] « dévalorise[r] » le processus suivi par la juge de première instance et indiquerait que « la participation des partenaires des Traités, en particulier celle des signataires autochtones, n’a pas rendu la juge de première instance mieux placée pour trancher l’affaire » (par. 576).
[116] Le processus empreint de doigté qu’a suivi la juge de première instance lors du procès et le dialogue approfondi qu’elle a engagé avec les partenaires autochtones des traités ont sans aucun doute fait en sorte qu’elle était mieux placée qu’une cour d’appel pour statuer sur les questions de fait, incluant le contexte historique dans lequel les Traités Robinson ont été signés ainsi que la crédibilité et la fiabilité des témoins (Van der Peet, par. 81; Housen, par. 20).
[117] Cependant, le juge Hourigan de la Cour d’appel est allé plus loin. Il a affirmé que les conclusions de fait d’ordre historique qui sont tirées dans les affaires de traités historiques détermineront essentiellement les conséquences juridiques de ces conclusions, et qu’il est [traduction] « artificiel » de considérer qu’il s’agit de deux analyses qui sont chacune régies par des normes de contrôle différentes (par. 558) :
[traduction] Dans une affaire où l’objectif principal de l’analyse consiste à déterminer les intentions des signataires en concluant le traité, la constatation des faits d’ordre historique et les conséquences juridiques de ces conclusions représentent généralement les deux côtés d’une même médaille. Une fois que le juge de première instance a déterminé l’intention des parties, il reste très peu de travail à faire; les conséquences juridiques découlent directement de l’établissement des faits. Il est artificiel d’affirmer qu’il existe un processus en deux étapes et que des normes de contrôle différentes devraient s’appliquer à chacune d’elles.
[118] Avec égards, je ne souscris pas à ce raisonnement. La signification juridique d’un traité conclu avec des Autochtones est distincte du contexte factuel ou historique d’un tel traité. En l’espèce, par exemple, les juges de la Cour d’appel ont convenu d’une série de motifs conjoints énonçant les conclusions de fait d’ordre historique (aux par. 10‑68), mais ne se sont pas entendus sur la signification juridique de ces faits dans l’interprétation de la clause d’augmentation des Traités Robinson. Bien qu’elles soient sans aucun doute importantes, les conclusions de fait d’ordre historique tirées par la juge de première instance ne permettent pas de trancher la question de l’interprétation des traités.
(3) Conclusion
[119] J’estime que les conclusions de fait de la juge de première instance, y compris ses conclusions de fait d’ordre historique, commandent la déférence, mais pas ses interprétations des droits issus de traités. Compte tenu de ces normes de contrôle, je passe maintenant à l’interprétation de la clause d’augmentation des Traités Robinson.
C. L’interprétation de la clause d’augmentation des Traités Robinson
(1) Introduction
[120] La juge de première instance et les juges majoritaires et minoritaires de la Cour d’appel ont tous appliqué le cadre d’analyse en deux étapes et les principes d’interprétation des traités établis dans l’arrêt Marshall, mais ils sont arrivés à des interprétations différentes de la clause d’augmentation. Les principales questions d’interprétation examinées par les juridictions inférieures étaient de savoir : (1) si la clause d’augmentation établissait une annuité comportant à la fois une partie collective et une partie individuelle; (2) si les majorations de l’annuité, ou de l’une de ses parties, étaient obligatoires ou discrétionnaires; et (3) de quelle manière les majorations devraient être calculées.
[121] La juge de première instance a conclu que la Couronne a l’obligation impérative et susceptible de contrôle de majorer les annuités lorsque la situation économique le justifie, ce qui sera le cas si les revenus nets tirés par la Couronne des ressources permettent à celle‑ci de majorer les annuités sans encourir de pertes (motifs exposés au terme de la première étape, par. 3). À son avis, les annuités doivent refléter une « juste part » des revenus nets tirés par la Couronne des ressources du territoire cédé (par. 535). Elle a interprété la mention de 1 £ dans la clause d’augmentation comme limitant uniquement la somme qui était distribuée aux particuliers, laquelle pouvait être majorée à la discrétion de la Couronne, mais ne limitant pas celle qui était distribuée à la collectivité ou ne lui imposant pas de plafond (par. 397 et 463‑464).
[122] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont souscrit à l’interprétation de la juge de première instance, sauf en ce qui a trait à sa conclusion selon laquelle les traités promettaient aux bénéficiaires des traités une « juste part » des revenus nets tirés des territoires cédés (par. 86, 123 et 308‑325). Les juges minoritaires de la Cour d’appel ont également rejeté la conclusion tirée par la juge de première instance au sujet de la « juste part », mais ont relevé d’autres erreurs de droit dans l’interprétation de la juge (par. 448‑486). Pour les juges minoritaires, les Traités Robinson ne promettaient pas une annuité en deux parties, dont l’une était distribuée aux bénéficiaires individuels et l’autre à la collectivité (par. 415). Le plafond de 1 £ (ou 4 $) mentionné dans les traités était un « plafond souple » pour ce qui est de la valeur totale de l’annuité, et pouvait être majoré à la discrétion de la Couronne, par l’exercice de la bienveillance de Sa Majesté (par. 415).
[123] Devant notre Cour, l’Ontario se rallie à l’interprétation des juges minoritaires. Le Canada n’a pas interjeté appel de l’interprétation faite par les juges majoritaires de la Cour d’appel, mais signale que sa position en première instance était plus proche de l’opinion des juges minoritaires. Les demandeurs des lacs Huron et Supérieur se rangent à l’interprétation des juges majoritaires.
[124] Comme je l’explique plus loin, bien que je me rallie à l’interprétation que les juges minoritaires font de la clause d’augmentation, je ne peux souscrire à certains de leurs motifs. Je vais examiner chacune des deux étapes du cadre d’analyse de l’arrêt Marshall.
(2) Première étape : examiner le libellé de la clause d’augmentation pour en dégager les interprétations possibles
[125] Le libellé de la clause d’augmentation doit être examiné au regard de l’objet des Traités Robinson dans leur ensemble. Aux termes des traités, les Anichinabés ont cédé leur intérêt dans certaines terres désignées, se sont vus accorder des terres de réserve sur lesquelles ils pourraient vivre, ont conservé des droits de chasse et de pêche issus de traités et se sont vu promettre une somme forfaitaire ainsi qu’une annuité perpétuelle.
[126] Les Traités Robinson se sont écartés du modèle d’annuité fixe utilisé dans certains autres traités de la même époque. Ils ont prévu des annuités susceptibles d’être majorées ou réduites selon les circonstances, plutôt que des annuités dont le montant resterait fixe à perpétuité. La Couronne a rompu avec sa pratique de longue date remontant à 1818, qui consistait à fixer l’annuité à 10 $ par personne multiplié par la population au moment de la signature des traités. Les traités ont prévu plutôt une annuité initiale moins élevée, avec la possibilité de majorations futures à certaines conditions. En 1850, l’annuité prévue par les traités se situait entre 1,60 $ et 1,70 $ par personne. En 1875, elle a été majorée à 4 $ par personne. En 1903, des arriérés ont été payés pour les années comprises entre 1850 et 1876, parce que la Couronne a reconnu que, pendant cette période, ses revenus lui auraient permis une majoration à 4 $ par personne « sans encourir de pertes ».
[127] Le point de départ de l’interprétation de la clause d’augmentation consiste à examiner « les termes précis qui ont été utilisés » (Marshall, par. 5, le juge Binnie) et à en déterminer « le sens apparent » (par. 82, la juge McLachlin). Comme notre Cour l’a souligné, la « portée des droits issus de traités est fonction de leur libellé » (Badger, par. 76). En l’espèce, rien n’indique que les traités ont été modifiés par des promesses verbales ou que les Traités Robinson rapportaient incomplètement l’entente intervenue entre les Anichinabés et la Couronne. Il n’est également pas contesté que, comme l’a déterminé la juge de première instance à titre de conclusion de fait, les traités ont été lus à haute voix, ont été traduits de l’anglais à l’anishinaabemowin et ont été [traduction] « soigneusement expliqué[s] » aux Anichinabés avant d’être signés (motifs exposés au terme de la première étape, par. 230 et 234‑235).
[128] La présente espèce est différente de l’affaire Marshall, dans laquelle notre Cour a jugé que le texte des traités « de paix et d’amitié » des années 1760‑1761 conclus entre les Britanniques et les Mi’kmaq était « incomplet » (par. 41). Dans cette affaire, la Cour a invoqué le principe de l’honneur de la Couronne pour conclure à l’existence implicite d’un « droit d’accès aux biens faisant l’objet du commerce » en tant que complément nécessaire à un droit explicite de commercer mentionné dans les traités (par. 44). Personne n’a fait valoir en appel devant la Cour qu’une condition implicite devait être reconnue dans les Traités Robinson afin d’en assurer l’efficacité. La Cour doit simplement interpréter les traités selon les principes énoncés dans l’arrêt Marshall.
[129] Les dispositions pertinentes figurent dans la clause de contrepartie et dans la clause d’augmentation de chaque traité, qui sont toutes deux reproduites précédemment et en annexe.
a) Points non controversés concernant les clauses de contrepartie et d’augmentation
[130] Il y a plusieurs points non controversés en ce qui a trait à ces clauses.
[131] Premièrement, la Couronne a versé une somme forfaitaire de 2 000 £, ainsi qu’une annuité perpétuelle de 600 £, à titre de contrepartie en vertu du Traité Robinson‑Huron. Aux termes du Traité Robinson‑Supérieur, le paiement forfaitaire était de 2 000 £ et l’annuité perpétuelle de 500 £. Les bénéficiaires du Traité Robinson‑Huron ont reçu davantage en raison de leur plus grande population.
[132] Deuxièmement, les annuités doivent être versées aux « chefs et [à] leurs tribus » dans un « temps convenable de chaque été ».
[133] Troisièmement, la Couronne a convenu que l’annuité « sera augmentée de temps en temps » si les terres cédées rapportent un revenu qui permet à la Couronne, « sans encourir de pertes, d’augmenter [l’annuité] ».
[134] Quatrièmement, une première condition de l’augmentation est que le montant « payé à chaque individu » n’excédera pas 1 £ par année, ou « telle autre somme qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder ».
[135] Cinquièmement, une deuxième condition prévoit que l’annuité « sera diminuée » proportionnellement si le nombre de personnes ayant le droit de « réclamer l’entier bénéfice » du traité devient inférieur aux deux tiers de la population au moment de la signature des traités (1 422 aux termes du Traité Robinson‑Huron et 1 240 selon le Traité Robinson‑Supérieur).
b) Ambiguïtés relevées par la juge de première instance
[136] La juge de première instance a relevé deux ambiguïtés dans la clause d’augmentation. La [traduction] « première et la plus déconcertante ambiguïté » qu’elle a relevée est de savoir si « les parties voulaient que la promesse d’une annuité perpétuelle constitue un droit collectif, par opposition à un droit individuel » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 400). Selon la juge, cette ambiguïté découle du fait qu’il est prévu que l’annuité perpétuelle sera versée aux « chefs et [à] leurs tribus », alors que toute augmentation de l’annuité renvoie au « montant payé à chaque individu ». Il y a, selon elle, [traduction] « un chaînon manquant évident » entre l’annuité perpétuelle « payée aux chefs et à leurs tribus » et « la mention de paiements individuels » (par. 405).
[137] La seconde ambiguïté qu’a relevée la juge de première instance concernait [traduction] « la façon de calculer la productivité du territoire pour déterminer si et quand il y avait lieu d’accorder une majoration » (par. 410).
c) Quatre interprétations possibles de la clause d’augmentation
[138] Ayant relevé les deux ambiguïtés en question, la juge de première instance a énoncé trois interprétations possibles de la clause d’augmentation et en a évoqué une quatrième. Ces quatre interprétations fournissent un cadre utile pour l’interprétation de la clause par notre Cour.
(i) La première interprétation
[139] Selon la première interprétation, [traduction] « la promesse de la Couronne était plafonnée à 4 $ par personne; en d’autres termes, une fois l’annuité majorée à une somme équivalant à 4 $ par personne, la Couronne n’avait plus aucune obligation » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 459). Suivant cette interprétation, toute majoration supérieure à 4 $ par personne relève du pouvoir discrétionnaire absolu et illimité de la Couronne (par. 407). Il s’agit de la thèse défendue par l’Ontario au procès et devant la Cour d’appel. Les deux juridictions inférieures ont rejeté celle‑ci à l’unanimité, et l’Ontario l’a depuis abandonnée.
(ii) La deuxième interprétation
[140] Suivant la deuxième interprétation, [traduction] « la Couronne avait l’obligation de prononcer des ordonnances (“qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder” — “as Her Majesty may be graciously pleased to order” dans la version originale anglaise des traités) pour des paiements supérieurs à 4 $ par personne lorsque la situation économique lui permettait de le faire sans encourir de pertes » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 460 (je souligne)), ce que la juge de première instance a appelé la « condition économique » (par. 461).
(iii) La troisième interprétation
[141] La troisième interprétation, qui, comme l’a dit la juge de première instance, [traduction] « englobe la deuxième interprétation », est que « les Traités constituaient une promesse collective de partager les revenus du territoire avec la collectivité », c’est‑à‑dire « de majorer l’annuité forfaitaire pourvu que la condition économique soit remplie » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 461). Selon cette interprétation, [traduction] « [l]a mention de 1 £ (équivalent à 4 $) dans la clause d’augmentation limite uniquement la somme qui peut être distribuée aux particuliers » (par. 461). La première condition — « pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas en aucune année la somme de un[e] [livre] argent courant de la province ou telle autre somme qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder » — crée un paiement distinct pour les particuliers à partir de l’annuité totale.
[142] Selon la troisième interprétation, la promesse d’une annuité qui a été faite par traités comporte donc deux parties : une partie collective qui doit être majorée sans limite et sans exercice d’un pouvoir discrétionnaire lorsque la condition économique est remplie, et une partie individuelle qui est payée ou distribuée aux particuliers — ce que la juge de première instance appelle la [traduction] « somme distributive » (par. 464). La somme distributive est plafonnée à 1 £ (ou 4 $), sauf si la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire de la majorer (« qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder »). Ce qui est crucial, dans cette optique, c’est le fait que la discrétion contenue dans les mots « qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder » qualifie uniquement la partie « individuelle » ou « distributive » de l’annuité, et non la partie collective ou, par extension, l’annuité dans son ensemble (voir les motifs de la C.A., par. 198 et 203 (opinion majoritaire)). Il n’y a aucun pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu de majorer la partie collective de l’annuité et, si oui, de combien. Cette majoration est dictée uniquement par la condition économique.
[143] La troisième interprétation suppose donc une annuité qui est à fois en deux parties et hybride. L’annuité est en deux parties, l’une collective et l’autre individuelle. Elle est également hybride, en ce sens que sa partie collective est obligatoire, est totalement non discrétionnaire et n’a pas de plafond, alors que sa partie individuelle est obligatoire en deçà de 4 $ par personne, mais est ensuite discrétionnaire au‑delà de 4 $ par personne une fois que le plafond de 4 $ est atteint. La troisième interprétation se traduit également, comme l’ont fait remarquer les juges minoritaires de la Cour d’appel, par [traduction] « le droit à une annuité collective [ou totale] » qui est « plus élevée que la somme des montants individuels qui devaient être distribués aux membres des Premières Nations bénéficiaires du Traité Robinson‑Huron et du Traité Robinson‑Supérieur » (par. 413).
[144] La troisième interprétation a été avancée au procès par les demandeurs des lacs Huron et Supérieur, et a été finalement adoptée par la juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel (les juges Lauwers et Pardu, avec l’accord du juge Hourigan). Les demandeurs l’ont de nouveau fait valoir devant notre Cour.
(iv) La quatrième interprétation
[145] La quatrième interprétation, à laquelle la juge de première instance a fait allusion sans toutefois l’explorer, est que l’annuité ne comporte qu’un seul volet — une annuité perpétuelle payable aux « chefs et [à] leurs tribus » — qui serait majorée si la condition économique était remplie. L’annuité est assujettie à un plafond de 1 £ (ou 4 $) par personne, mais il s’agit d’un « plafond souple » que la Couronne peut majorer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (« qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder »). Cette interprétation a été explorée et finalement retenue par les juges minoritaires de la Cour d’appel. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ne se sont jamais penchés sur cette interprétation.
[146] Selon la quatrième interprétation, la mention de 1 £ (ou 4 $) dans la première condition de la clause d’augmentation (« pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas » 1 £) ne crée pas un paiement distinct en faveur des particuliers. Elle a plutôt simplement pour effet de limiter le montant de la majoration de l’annuité. Elle reconnaît que la population des bénéficiaires des traités pourrait croître et que l’annuité totale à payer est susceptible d’augmenter en conséquence, ce qui accroîtrait l’obligation globale de la Couronne. La première condition, qui permet une majoration de l’annuité globale, trouve son pendant dans la deuxième condition, qui prévoit que l’annuité sera réduite en conséquence si la population devient inférieure au nombre indiqué. Les deux conditions s’appliquent à l’annuité totale.
[147] Selon cette interprétation, les majorations jusqu’à concurrence de 4 $ par personne sont impératives, alors que les majorations supérieures à 4 $ par personne sont discrétionnaires. Il n’y a pas de plafond en ce qui concerne le montant que la Couronne peut prévoir dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Si la population constituée des bénéficiaires des traités devenait inférieure aux deux tiers de celle qu’elle était au moment de la signature des Traités Robinson, l’annuité serait réduite en proportion de la population (ce qui ne s’est cependant jamais produit). L’annuité promise ne comporte donc qu’une seule partie : le paiement aux « chefs et [à] leurs tribus ».
[148] La quatrième interprétation, qui, selon ce qu’a reconnu la juge de première instance, [traduction] « a une certaine logique » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 456), correspondait en grande partie à la thèse défendue par le Canada au procès (par. 377‑380 et 408; m.i. Canada, par. 30 et 34). Il s’agissait également de la thèse subsidiaire avancée par les demandeurs des lacs Huron et Supérieur au procès (motifs exposés au terme de la première étape, par. 455; mémoire des demandeurs du lac Huron (première étape), par. 757‑760; mémoire des demandeurs du lac Supérieur (première étape), par. 350).
[149] Devant notre Cour, le Canada soutient qu’il n’y a qu’une [traduction] « légère différence » entre les troisième et quatrième interprétations adoptées respectivement par les juges majoritaires et les juges minoritaires de la Cour d’appel (m.i., par. 31). Les deux interprétations exigent que la Couronne mette en œuvre avec diligence les Traités Robinson en augmentant les annuités par l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Elles reconnaissent également toutes deux que le pouvoir discrétionnaire de la Couronne est justiciable et n’est pas illimité. Selon la troisième interprétation, qui a été retenue par les juges majoritaires, l’obligation de la Couronne d’augmenter les annuités est impérative. Suivant la quatrième interprétation, qui a été adoptée par les juges minoritaires, l’obligation qu’a la Couronne d’augmenter les annuités est discrétionnaire. Le Canada affirme que cette différence [traduction] « [a] peu d’effet en pratique » en l’espèce en ce qui concerne les manquements passés aux traités (par. 33). Il en est ainsi parce que le Canada et l’Ontario ont tous deux reconnu que les annuités devaient être majorées : elles ne l’ont pas été depuis qu’elles ont été fixées à 4 $ par personne en 1875, et il ne fait aucun doute que la condition économique est remplie (par. 33). Comme l’ont déclaré les juges minoritaires de la Cour d’appel, [traduction] « compte tenu du manquement par la Couronne depuis plus d’un siècle et demi à la promesse faite dans les Traités, le tribunal [a] le pouvoir et l’obligation “d’imposer des obligations particulières et générales à la Couronne” » (par. 503, citant les motifs exposés au terme de la première étape, par. 497). Le Canada reconnaît donc que l’omission de la Couronne de respecter les Traités Robinson [traduction] « depuis environ 150 ans est susceptible d’être contrôlé par les tribunaux et indemnisable » (m.i., par. 34). L’Ontario reconnaît également que les tribunaux peuvent contrôler le non‑respect par la Couronne des Traités Robinson, mais affirme que des réparations telles que des dommages‑intérêts et une indemnisation ne conviennent pas (m.a., par. 111).
[150] Je conviens que, compte tenu de la concession de l’Ontario et du Canada selon laquelle les annuités devraient être majorées, il est possible qu’il y ait peu de différence en pratique entre les troisième et quatrième interprétations concernant le montant des annuités pour l’indemnisation des manquements passés aux Traités Robinson. La question est cependant loin d’être théorique en ce qui a trait à la réparation que notre Cour devrait accorder en l’espèce ou à la mise en œuvre future de la clause d’augmentation. La question de savoir si la clause d’augmentation impose une obligation impérative ou discrétionnaire d’augmenter les annuités, et celle de savoir si les annuités comportent à la fois un volet collectif et un volet individuel, sont des questions à trancher. Je vais donc passer à la deuxième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Marshall et examiner les interprétations possibles de la clause d’augmentation sur la toile de fond historique et culturelle, afin de choisir, parmi les interprétations possibles, celle qui traduit le mieux l’intention commune des parties.
(3) Deuxième étape : examiner le libellé de la clause d’augmentation sur la toile de fond historique et culturelle
[151] Le véritable débat devant notre Cour, comme devant la Cour d’appel, se situe entre la troisième et la quatrième interprétation de la clause d’augmentation. Cependant, par souci d’exhaustivité, je dirai quelques mots au sujet des deux premières interprétations.
a) La première interprétation
[152] La première interprétation — selon laquelle la Couronne a le pouvoir discrétionnaire illimité et dont l’exercice n’est pas susceptible de contrôle de décider si elle majore l’annuité au‑delà de 4 $ par personne — peut être rejetée sommairement pour des raisons de principes juridiques. Une interprétation fondée sur un pouvoir discrétionnaire illimité ne cadre pas avec les notions canadiennes de légalité et ne peut traduire l’intention commune des parties aux Traités Robinson. Il s’agit d’une impossibilité en droit.
[153] Le pouvoir discrétionnaire s’applique « dans les cas où le droit ne dicte pas une décision précise, ou quand le décideur se trouve devant un choix d’options » à l’intérieur de contraintes imposées par la loi (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 52). Ces contraintes juridiques peuvent comprendre notamment « la loi, [les] principes de la primauté du droit, [les] principes du droit administratif, [les] valeurs fondamentales de la société canadienne, et [les] principes de la Charte » (par. 56; voir aussi Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, par. 32‑33). Dans le présent contexte, les contraintes juridiques pertinentes comprennent le principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne.
[154] Notre Cour reconnaît depuis longtemps [traduction] « [qu’]il n’y a rien de tel qu’une “discrétion” absolue et sans entraves » (Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121, p. 140; Vavilov, par. 108; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175, par. 73). Comme l’a souligné le juge LeBel dans l’arrêt Montréal (Ville), par. 33, « dans le cadre d’un État fondé sur la primauté du droit et d’une société régie par des principes de légalité, pouvoir discrétionnaire ne saurait être assimilé à arbitraire ». Notre droit exige que le pouvoir discrétionnaire « s’exerce à l’intérieur d’un cadre juridique déterminé » et reconnaît que « [l]’acte discrétionnaire se situe dans une hiérarchie normative » (par. 33). Dans le même ordre d’idées, sir William Wade et Christopher Forsyth ont affirmé que [traduction] « dans un système fondé sur le principe de la primauté du droit, l’idée d’un pouvoir discrétionnaire gouvernemental illimité est intrinsèquement contradictoire » (Wade & Forsyth’s Administrative Law (12e éd. 2023), p. 303). Selon les auteurs Wade et Forsyth, l’assertion relative à un pouvoir discrétionnaire illimité faite par le gouvernement est [traduction] « une hérésie constitutionnelle. [. . .] Il ne peut y avoir de pouvoir discrétionnaire illimité lorsque règne la primauté du droit » (p. 16). Il n’est donc pas surprenant que l’Ontario ait renoncé à invoquer la première interprétation ou que celle‑ci ait été rejetée à l’unanimité par les juridictions inférieures.
[155] Je relève que les juges minoritaires de la Cour d’appel ont qualifié la première interprétation de [traduction] « plafond ferme », interprétation qu’ils ont rejetée comme étant incompatible avec le pouvoir discrétionnaire de la Couronne de majorer l’annuité au‑delà de 4 $ par personne en vertu de la « clause de “bienveillance de Sa Majesté” » (par. 452 et 454). Que la première interprétation soit qualifiée de « pouvoir discrétionnaire illimité » ou de « plafond ferme » sans obligation d’exercer un pouvoir discrétionnaire mène à la même conclusion : la première interprétation n’est tout simplement pas une interprétation plausible de la promesse contenue dans la clause d’augmentation des traités.
b) La deuxième interprétation
[156] La deuxième interprétation — selon laquelle la Couronne est tenue de majorer l’annuité au‑delà de 4 $ par personne lorsque la condition économique est remplie — fait partie de la troisième interprétation, que j’examine maintenant.
c) Choisir entre la troisième et la quatrième interprétation
[157] Rappelons‑nous que suivant la troisième interprétation, qui a été retenue par la juge de première instance et les juges majoritaires de la Cour d’appel (les juges Lauwers et Pardu, avec l’accord du juge Hourigan), l’annuité comporte à la fois une partie collective et une partie individuelle. Selon cette interprétation, la Couronne doit majorer la partie collective de l’annuité lorsque la condition économique est remplie. Il n’y a aucun pouvoir discrétionnaire de décider d’accorder ou non une majoration collective, et le montant total de la majoration n’est soumis à aucun plafond. La partie individuelle de l’annuité est un sous‑ensemble de l’annuité totale. La Couronne est tenue de majorer la partie individuelle à 4 $ par personne lorsque la condition économique est remplie; cependant, les majorations supérieures à 4 $ par personne relèvent du pouvoir discrétionnaire de la Couronne. Suivant cette interprétation, l’annuité totale à payer est plus élevée que la somme des montants individuels devant être distribués aux bénéficiaires individuels des traités.
[158] Selon la quatrième interprétation, qui a été retenue par les juges minoritaires de la Cour d’appel, l’annuité ne comporte qu’une seule partie — une annuité perpétuelle payable aux « chefs et [à] leurs tribus » — qui doit être majorée si la condition économique est remplie. L’annuité est assujettie à un plafond équivalant à la somme totale de 1 £ (ou 4 $) par personne, mais il s’agit d’un « plafond souple » que la Couronne peut majorer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (« qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder »).
[159] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ne se sont pas véritablement penchés sur la quatrième interprétation, ce qui, à mon humble avis, était une erreur de droit.
[160] Je souscris à certains des motifs énoncés par les juges minoritaires de la Cour d’appel pour préférer la quatrième interprétation à la troisième, mais je diverge d’opinion quant à certains autres.
[161] À l’instar des juges minoritaires de la Cour d’appel, j’estime que, d’un point de vue purement textuel, la troisième interprétation est quelque peu [traduction] « forcée et illogique » (par. 454). Selon mon interprétation, la mention du « montant payé à chaque individu » n’a pas pour effet de créer une obligation de payer des individus, distincte de celle de payer la collectivité. L’obligation de payer découle du texte de la clause de contrepartie qui précède, laquelle prévoit expressément que l’annuité perpétuelle doit être « payée et comptée aux dits chefs et leurs tribus, dans un temps convenable de chaque été ». La mention du « montant payé à chaque individu », qui suit dans la clause d’augmentation, assujettit l’obligation d’augmenter l’annuité à une condition. Comme l’ont souligné les juges minoritaires de la Cour d’appel (au par. 429), la juge de première instance a elle‑même affirmé que la première condition établissait une [traduction] « condition de la majoration » de l’annuité jusqu’à concurrence du plafond de 1 £ (ou 4 $) (motifs exposés au terme de la première étape, par. 403 (je souligne)). La condition à laquelle est soumise l’obligation d’augmentation est que « le montant payé à chaque individu n’excède pas » 1 £ par année. Une fois le plafond de 1 £ (ou 4 $) atteint, toute autre majoration ne pouvait avoir lieu que dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire (« qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder »). La première condition relative à l’augmentation (« pourvu que ») est suivie d’une seconde condition (« pourvu aussi, que »), laquelle concerne parallèlement la réduction de l’annuité si la population des bénéficiaires devient inférieure aux deux tiers de celle qu’elle était au moment de la signature des Traités Robinson.
[162] Je suis également d’accord avec les juges minoritaires de la Cour d’appel pour dire qu’il [traduction] « semble étrange » que M. Robinson ait enfoui au milieu de la clause d’augmentation une obligation de verser une annuité aux particuliers, distincte de l’obligation de payer la collectivité (par. 472). Cela aurait été une façon très inhabituelle d’apporter un changement aussi fondamental aux modèles établis en matière de conclusion de traités à l’époque de la signature des Traités Robinson. Depuis 1818, aucun traité n’avait prévu des annuités comportant à la fois un volet collectif et un volet individuel.
[163] Soit dit en tout respect, je ne partage toutefois pas l’avis des juges minoritaires de la Cour d’appel selon lequel la troisième interprétation adoptée par la juge de première instance [traduction] « n[e] donn[e] [pas] effet à la disposition relative à la “bienveillance de Sa Majesté” figurant dans la clause d’augmentation » (par. 431). Comme le souligne à juste titre le Canada, la troisième et la quatrième interprétation [traduction] « confirment que la Couronne conserve son pouvoir discrétionnaire quant au moment et à la manière dont les majorations de l’annuité seront déterminées et payées » (m.i., par. 35). La juge de première instance a expressément reconnu que [traduction] « la Couronne conserve un vaste pouvoir discrétionnaire en vertu des Traités, incluant le processus de mise en œuvre » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 569). La différence entre les troisième et quatrième interprétations concerne plutôt la question de savoir si le pouvoir discrétionnaire porte uniquement sur la part distributive individuelle (la troisième interprétation) ou sur la totalité de l’annuité (la quatrième interprétation).
[164] En toute déférence, je ne partage pas non plus l’avis des juges minoritaires de la Cour d’appel selon lequel la juge de première instance a commis une erreur en [traduction] « trouv[ant] une ambiguïté là où il n’y en avait pas » (intertitre précédant le par. 436). Bien que je considère la troisième interprétation comme étant quelque peu forcée et illogique, je conviens qu’il s’agit d’une interprétation possible de manière à permettre de l’évaluer sur la toile de fond historique et culturelle à la deuxième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Marshall. La première étape du cadre d’analyse de l’arrêt Marshall admet que le sens apparent d’un traité peut faire ressortir des ambiguïtés manifestes qui sont ensuite résolues à la deuxième étape, après examen du contexte historique et culturel pertinent. Un traité n’est « ambigu » au sens juridique que si ses termes peuvent être interprétés de plus d’une façon à l’issue du processus d’interprétation (voir, par analogie, la méthode d’interprétation législative suivie dans l’arrêt La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22, par. 24). Ce n’est qu’au terme du processus en deux étapes prévu par l’arrêt Marshall qu’une disposition véritablement ambiguë d’un traité bénéficie de la règle selon laquelle « toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones » (par. 78(2), citant Simon, p. 402, Sioui, p. 1035, et Badger, par. 52).
[165] Dans les paragraphes qui suivent, je vais d’abord traiter de deux points qui, selon les juges minoritaires de la Cour d’appel, affaiblissent la troisième interprétation, ce qui, à mon avis, n’est pas le cas. Le premier concerne la preuve selon laquelle les Anichinabés n’avaient peut‑être pas compris l’idée du pouvoir discrétionnaire qu’avait la Couronne d’augmenter les annuités en vertu des Traités Robinson. Le deuxième a trait à la conclusion de la juge de première instance selon laquelle les traités promettaient aux bénéficiaires des lacs Huron et Supérieur une « juste part » des revenus provenant des territoires cédés, conclusion que la Cour d’appel a rejetée à l’unanimité. Aucun de ces points n’indique de manière concluante que la troisième interprétation devrait être rejetée. Je vais ensuite examiner cinq points relatifs à la toile de fond historique et culturelle. Ce qui est frappant à propos du contexte historique et culturel, c’est à quel point il n’appuie guère, voire aucunement, la troisième interprétation, mais est compatible avec la quatrième interprétation.
(i) Deux points qui n’aident pas à trancher entre la troisième et la quatrième interprétation
1. La compréhension par les Anichinabés de l’expression « qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder »
[166] J’analyse d’abord la preuve présentée au sujet de la compréhension par les Anichinabés du pouvoir discrétionnaire de la Couronne et je conclus qu’elle ne permet pas de trancher la question de savoir si la troisième ou la quatrième interprétation traduit l’intention commune des parties, car les deux interprétations comportent l’idée d’un pouvoir discrétionnaire. Il n’a pas été contesté devant notre Cour que l’expression « qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder » — « as Her Majesty may be graciously pleased to order » dans la version originale anglaise des traités — évoque un pouvoir discrétionnaire. C’était la façon habituelle de désigner la prérogative royale (voir les motifs exposés au terme de la première étape, par. 442 et 447; motifs de la C.A., par. 196 (opinion majoritaire) et par. 463 (opinion minoritaire)). Comme l’a expliqué l’ethnohistorien expert des demandeurs, M. James Morrison :
[traduction] À cette époque [lors de la signature des Traités Robinson], diverses versions de l’expression anglaise « Her (or His) Majesty may be graciously pleased » (« il pourra plaire à Sa Majesté ») étaient d’usage courant, tant en Grande‑Bretagne que dans toutes ses possessions coloniales. C’était en fait la manière normale de désigner l’exercice des prérogatives de la Couronne. Monsieur Robinson lui‑même était parfaitement familier avec ce genre de formulation. En 1839, par exemple, la Chambre d’assemblée et le Conseil législatif du Haut‑Canada ont préparé une adresse conjointe pour féliciter sir John Colborne à l’occasion de sa nomination au poste de gouverneur général de l’Amérique du Nord britannique. Non seulement ils ont remercié Colborne pour ses services passés (il avait auparavant occupé le poste de lieutenant-gouverneur), mais ils ont déclaré qu’ils « se réjouiront de toute autre distinction qu’il pourra plaire à Sa Majesté de vous conférer par la suite ». W.B. Robinson était l’un des membres de la Chambre chargés de présenter l’adresse conjointe au nouveau gouverneur en chef. [Notes en bas de page omises.]
(affidavit de James Morrison, par. 384)
[167] Une question en litige au procès était de savoir si, avant de signer les Traités Robinson, les Anichinabés comprenaient cette notion de pouvoir discrétionnaire conféré à la Couronne en vertu de la prérogative royale. De prime abord, la juge de première instance a semblé conclure que ce n’était pas le cas et que ce concept ne pouvait donc pas avoir fait partie de l’intention commune des parties. Elle a cité le témoignage de l’aînée Rita Corbiere, qui a traduit les Traités Robinson en anishinaabemowin et qui a expliqué qu’il n’y avait aucun moyen de traduire l’expression anglaise « as Her Majesty may be graciously pleased to order ». Comme l’a déclaré la juge de première instance :
[traduction] L’aînée Corbiere a décrit les difficultés que lui avait posées la traduction. Il y avait plusieurs mots et expressions pour lesquels elle a affirmé qu’il n’existait aucun équivalent direct (p. ex. cede (cèdent), surrender (abandonnent)). Elle a ajouté que le chiffre « two thousand » (« deux mille ») aurait été très difficile, peut‑être impossible, à traduire. La langue n’a pas de mot pour « title » (« titre ») et, en fait, le concept d’aliénation de terre n’existe pas. Dans son témoignage, l’aînée Corbiere a expliqué en outre qu’il n’y avait aucun moyen de traduire « as Her Majesty may be graciously pleased to order ». Elle a témoigné que les Anichinabés vivaient avec certaines idées de ce qu’ils attendaient de leurs dirigeants : être généreux, mener une bonne vie, bien agir envers le peuple.
Les Traités Robinson sont rédigés en anglais soutenu et en termes juridiques. Je ne suis pas du tout convaincue que la présence d’interprètes aurait pu ou aurait dû donner à M. Robinson l’assurance que les chefs comprenaient les concepts de pouvoir discrétionnaire, de prérogative royale ou de bienveillance de Sa Majesté, si ces concepts avaient été intégrés dans les Traités. De tels concepts ne pouvaient donc pas avoir été à la base de l’intention commune des parties. [Je souligne.]
(motifs exposés au terme de la première étape, par. 446‑447)
[168] Suivant les juges minoritaires de la Cour d’appel, cette conclusion de la juge de première instance impliquait une mauvaise compréhension de la preuve et était incompatible avec ses autres conclusions (par. 432). Les juges minoritaires ont souligné à juste titre que l’aînée Corbiere n’avait pas témoigné qu’il n’y avait aucun moyen de traduire « as Her Majesty may be graciously pleased to order ». Elle avait plutôt expliqué que cette expression signifiait que Sa Majesté serait « généreuse ». Comme l’ont expliqué les juges minoritaires :
[traduction] La juge de première instance a déclaré que le témoin, l’aînée Corbiere, qui a traduit les Traités de l’anglais à l’anishinaabemowin, puis de nouveau vers l’anglais, avait témoigné qu’il n’y avait aucun moyen de traduire « as Her Majesty may be graciously pleased to order ». En fait, l’aînée Corbiere a témoigné qu’elle avait traduit cette expression par « et encore plus sera donné aux Anichinabés si la Gischpin Gchi‑Gimaa Kwe [« la grande dame en chef »] a bon cœur et souhaite le faire ». L’aînée Corbiere a déclaré dans son témoignage que, même si elle ne pouvait pas traduire le mot « graciously », les Anichinabés attendaient de leurs dirigeants qu’ils soient généreux. La traduction qu’elle a fournie, à savoir « si [la Reine] a bon cœur et souhaite le faire », rend assez fidèlement le sens de « as Her Majesty may be graciously pleased to order ».
(par. 433, citant les motifs exposés au terme de la première étape, par. 446)
[169] À mon sens, les conclusions des juges minoritaires sont étayées par le témoignage de l’aînée Corbiere. Dans sa traduction des Traités Robinson en anishinaabemowin, l’aînée Corbiere a souligné qu’il n’était pas possible de traduire précisément l’expression « as Her Majesty may be graciously pleased to order » en anishinaabemowin, mais que les Anichinabés auraient compris que Sa Majesté (« Gchi Gimaa Kwe » ou « grande dame en chef ») serait « généreuse » et déciderait selon les principes de respect, d’amour et d’honnêteté. Ses commentaires sur ce point important méritent d’être cités intégralement :
[traduction] William Benjamin Robinson, le représentant de la Gchi Gimaa Kwe, qui souhaite traiter équitablement avec les Anichinabés et qui sera juste et bon envers eux, prévoit également que, s’ils font de l’argent avec la terre, les responsables de la province (il n’existe pas de mot anichinabé pour province (province)) augmenteront la somme d’argent versée annuellement à la seule condition qu’ils ne perdent pas d’argent; et la somme versée sera augmentée de temps en temps du montant suivant : une somme équivalant à une unité d’argent anglais (il n’existe pas de mot anichinabé pour pound (livre)), et encore plus sera donné aux Anichinabés si la Gchi Gimaa Kwe a bon cœur et souhaite le faire. (Il n’est pas possible de traduire exactement l’expression « as Her Majesty may be graciously pleased to order » en anishinaabemowin. On m’a dit qu’il s’agit d’une expression juridique/de gouvernance qui concerne les décisions de la Reine. Les Anichinabés auraient compris que la Gchi G[i]maa Kwe serait généreuse (gizhewaadzi) et déciderait selon les principes de respect (mnaadendimowin), d’amour (zaagidwin) et d’honnêteté (gwekwaadziwin).) [Je souligne; caractères gras dans l’original omis.]
(recueil condensé des demandeurs du lac Huron, p. 53‑54)
[170] Dans le témoignage de vive voix qu’elle a donné lors de son interrogatoire principal, l’aînée Corbiere a confirmé la traduction écrite qu’elle avait fournie au tribunal :
[traduction]
MONSIEUR NAHWEGAHBOW :
Q. Vous avez donc fourni la traduction. Comment les Anichinabés auraient‑ils compris ce texte?
R. Bon. Pour ce qui est des mots « graciously pleased », je ne pouvais pas traduire cela en — « graciously », ce que « graciously » voulait dire. Je ne sais pas s’il s’agit d’une expression utilisée pour s’adresser à la Reine, soyez bienveillante.
Et la façon dont vivaient les Anichinabés, avec les Sept enseignements : être généreux, être bons, être sincères, et tous ces bons enseignements, ces enseignements du cœur qui nous ont été transmis, s’ils les vivaient, alors ils s’attendaient aussi — alors ils s’attendent à ce que la dirigeante, la Reine, les observe également. Nous avons les mêmes croyances, parce qu’elle est la principale dirigeante des Anichinabés.
. . .
Et, de la même façon, les Anichinabés s’attendaient à ce que la Reine agisse conformément à leurs croyances, à ce qu’elle fasse preuve d’amour, selon les principes du respect (mnaadendimowin), de l’amour (zaagidwin) et de l’honnêteté, et qu’elle agisse bien envers le peuple. [Je souligne.]
(recueil condensé des demandeurs du lac Huron, p. 62‑63)
[171] De toute évidence, si le témoignage de l’aînée Corbiere avait été considéré comme indiquant que les Anichinabés ne comprenaient pas la notion de pouvoir discrétionnaire, la juge de première instance aurait commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que la notion de pouvoir discrétionnaire de la Couronne ne pouvait avoir fait partie de l’intention commune des parties. Les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont toutefois pas interprété de la sorte la conclusion de la juge de première instance. Ils ont reconnu que [traduction] « la juge de première instance avait manifestement tort » d’écrire que les Anichinabés ne comprenaient pas la notion de pouvoir discrétionnaire, parce que « M. Robinson a réussi à faire comprendre le concept de pouvoir discrétionnaire de la Couronne lors du Conseil des Traités » (par. 219). Cependant, les juges majoritaires ont aussi estimé que la juge de première instance s’était [traduction] « simplement mal exprimée » (par. 221), et ont donc conclu que son erreur n’était pas déterminante. Elle voulait dire que les Anichinabés n’auraient pas compris le concept de [traduction] « pouvoir discrétionnaire illimité » (par. 221). Ils n’auraient pas compris qu’un dirigeant puisse choisir d’agir [traduction] « arbitrairement sans égard aux besoins, demandes ou attentes d’autrui », parce qu’une telle façon d’agir était « incompatible avec la conception que les Anichinabés se faisaient du leadership ou avec ce qu’ils attendaient de la part de la Couronne » (par. 227). Les juges majoritaires ont souligné que la juge de première instance avait ailleurs [traduction] « mentionné à maintes reprises le pouvoir discrétionnaire que possède toujours la Couronne » et que, par conséquent, elle « n’avait pas l’intention d’exclure tout pouvoir discrétionnaire de la Couronne, mais simplement un pouvoir discrétionnaire illimité » (par. 221).
[172] Je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour dire que la juge de première instance s’est « simplement mal exprimée » lorsqu’elle a écrit que les Anichinabés ne comprenaient pas la notion de pouvoir discrétionnaire. Elle n’aurait pas pu adopter la troisième interprétation de la clause d’augmentation, qui comporte l’idée d’un pouvoir discrétionnaire, si elle avait conclu que les Anichinabés ne comprenaient pas ce concept.
[173] Je conviens également avec les juges majoritaires de la Cour d’appel que ce que la juge de première instance voulait dire c’est que les Anichinabés n’auraient pas compris l’idée d’un pouvoir discrétionnaire illimité. Les Anichinabés ont compris que la Couronne serait généreuse lorsqu’elle exercerait le pouvoir discrétionnaire mentionné dans les Traités Robinson et qu’elle tiendrait compte des besoins et de la situation tant des Anichinabés que des non‑signataires. Les termes liminaires de la clause d’augmentation étayent cette interprétation du pouvoir discrétionnaire de la Couronne : « [l]e dit William Benjamin Robinson, au nom de sa majesté qui désire agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets . . . » Toutefois, la façon dont les Anichinabés ont compris le concept du pouvoir discrétionnaire de la Couronne n’aide pas à choisir entre la troisième et la quatrième interprétation de la clause d’augmentation parce que toutes les deux comportent l’idée d’un pouvoir discrétionnaire.
2. Commentaires de la juge de première instance sur la « juste part »
[174] La conclusion de la juge de première instance selon laquelle les Traités Robinson promettaient aux bénéficiaires des lacs Huron et Supérieur une « juste part » des revenus provenant des territoires cédés, conclusion que la Cour d’appel a rejetée à l’unanimité, n’aide pas non plus à choisir entre la troisième et la quatrième interprétation parce que les deux interprétations comportent une idée générale de partage des revenus futurs des territoires cédés.
[175] En résumant la troisième interprétation, la juge de première instance a déclaré que [traduction] « [l]a Couronne est tenue de mettre en œuvre avec diligence la promesse d’augmentation, de manière à atteindre l’objectif des Traités selon lequel les annuités devaient représenter une juste part de la valeur des ressources, y compris les terres et les eaux du territoire » (jugement partiel prononcé au terme de la première étape relativement à l’action des demandeurs du lac Huron, par. 1d) (je souligne), reproduit au d.a., vol. I, p. 145, et voir aussi le par. 3c); jugement partiel prononcé au terme de la première étape relativement à l’action des demandeurs du lac Supérieur, par. 1d) et 3c), reproduit au d.a., vol. I, p. 151‑152). Ce faisant, la juge de première instance a accepté la thèse des demandeurs du lac Huron selon laquelle l’intention commune des parties [traduction] « serait réalisée par le renouvellement de la relation établie par traités et la conclusion d’une entente de juste partage à l’égard de la terre et de ses ressources » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 362). Elle a souligné plus loin que les questions soulevées par la mise en œuvre des traités incluaient celle de savoir [traduction] « [ce] qui constitue une juste part des revenus nets provenant des territoires visés par les Traités » (par. 535). Elle a fait observer que, pour les demandeurs, la solution par défaut est que [traduction] « les Anichinabés devraient recevoir 100 % des revenus nets de la Couronne ou, à titre subsidiaire, les deux tiers des revenus nets de la Couronne aux fins de la majoration des annuités » (par. 556). La juge de première instance a affirmé que la question de ce qui constitue une « juste part » pour les Anichinabés serait [traduction] « soumise au tribunal à la troisième étape ou lors d’une procédure ultérieure », mais qu’il était « impossible d’évaluer ce qui était juste pour les parties » au vu du dossier du procès (par. 561).
[176] La Cour d’appel a infirmé à l’unanimité la conclusion de la juge de première instance selon laquelle les traités accordaient aux Anichinabés le droit à une « juste part » des revenus nets tirés par la Couronne des territoires visés par les traités au cours des 170 dernières années. Cependant, comme je vais l’expliquer, la Cour d’appel a également convenu à l’unanimité que, de façon générale, la promesse d’augmentation de l’annuité qui a été faite par les traités comportait une certaine idée de « partage » si la Couronne était en mesure de l’assurer sans encourir de pertes.
[177] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont affirmé qu’il était possible de [traduction] « déconstruire les jugements [de première instance] en deux promesses possibles à des fins d’analyse » (par. 288). Ils ont fait observer que [traduction] « [s]elon la première, la clause d’augmentation promettait une part dans la valeur des terres. La seconde voulait qu’une “juste part” était promise » (par. 288). La Cour d’appel a souscrit à l’unanimité à la première interprétation, et a rejeté la seconde. À mon avis, c’est à bon droit qu’elle l’a fait.
[178] Les juges majoritaires ont reconnu que le premier point de vue, à savoir que les traités promettaient une [traduction] « part dans la valeur des terres » (par. 289) et un « modèle de partage des revenus » (par. 307), était « bien étay[é] et n’avai[t] pas été effectivement contest[é] par l’Ontario » (par. 307). Les juges majoritaires ont cité l’affirmation de la juge de première instance portant que, selon la troisième interprétation, [traduction] « les Traités constituaient une promesse collective de partager les revenus du territoire avec la collectivité, ou, autrement dit, de majorer l’annuité forfaitaire pourvu que la condition économique soit remplie » (par. 291 (soulignement omis), citant les motifs exposés au terme de la première étape, par. 461). Les juges minoritaires ont convenu que la clause d’augmentation avait pour objet d’assurer une certaine forme de [traduction] « partage des revenus futurs, sous réserve d’un “plafond” souple » (par. 464). Ils ont noté que [traduction] « [l]a clause de “bienveillance de Sa Majesté” conférait à la Couronne le pouvoir discrétionnaire de majorer les annuités si elle était en mesure de le faire sans encourir de pertes, et assurait aux Anichinabés qu’un souverain “libéral et juste” partagerait avec eux les richesses de la terre si et quand il lui serait possible de le faire » (par. 464).
[179] Il est évident que la clause d’augmentation envisage, globalement, une certaine idée générale de partage des revenus futurs qui est conforme à l’intention commune des parties. Elle exprime l’objectif de la Couronne d’acquérir un accès immédiat aux territoires cédés et d’ouvrir ceux‑ci à la colonisation et au développement économique. Elle est également conforme aux points de vue des Anichinabés qui se reflètent dans les principes du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement. Elle démontre le respect en reconnaissant à la fois l’autorité des Anichinabés sur le territoire et leur pouvoir de conclure une entente avec les nouveaux arrivants. Elle exprime la réciprocité en concrétisant l’attente des Anichinabés selon laquelle un [traduction] « cadeau » attire en retour un « cadeau » d’une valeur proportionnelle (motifs de la C.A., par. 296). Elle incarne la responsabilité en confirmant les obligations continues des Anichinabés envers leur peuple, tant au moment de la signature des Traités Robinson qu’à perpétuité. De plus, elle permet le renouvellement étant donné que les Traités Robinson seraient ajustés à mesure que la situation économique changerait (par. 306, citant les motifs exposés au terme de la première étape, par. 469‑470).
[180] Cependant, même en admettant, à l’instar des juges majoritaires et des juges minoritaires de la Cour d’appel, l’existence d’une idée générale de partage des revenus, cela ne résout pas la question de savoir si les Traités Robinson prévoyaient une annuité comportant à la fois une partie collective et une partie individuelle, ni celle de savoir si l’augmentation était obligatoire ou discrétionnaire. Cela ne clarifie pas non plus la forme que devrait prendre le « partage ». Comme l’ont déclaré les juges majoritaires de la Cour d’appel, [traduction] « [l]es parties aux négociations, ou la juge de première instance à la troisième étape, doivent déterminer la forme, l’ampleur et le but du partage exigé par la clause d’augmentation » (par. 323). Ils ont ajouté que cette opération devait être [traduction] « guidé[e] [. . .] par les “fins, attentes et conceptions communes” des parties aux Traités en 1850, y compris par les principes anichinabés de respect, de responsabilité, de réciprocité et de renouvellement mentionnés par la juge de première instance, et l’engagement de la Couronne d’être à la fois libérale et juste » (par. 323). C’est là [traduction] « la tâche de réconciliation » (par. 324). Je souscris à ces observations, sous réserve de l’analyse qui suit au sujet de la réparation qu’il convient d’accorder.
[181] La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité le point de vue selon lequel la clause d’augmentation promettait aux Anichinabés une « juste part » des revenus nets tirés par la Couronne des territoires cédés (par. 308‑325 (opinion majoritaire); par. 448‑486 (opinion minoritaire)). Les juges majoritaires ont souligné que, même si, d’une part, personne ne contesterait l’idée d’une « juste part » ou que les Traités Robinson devraient être « équitables », le concept [traduction] « insaisissable » de « juste part » est en fin de compte un « éclat rhétorique » (par. 289 et 313). Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu, et les avocats des demandeurs ont reconnu devant notre Cour, que le concept de « juste part » émanait des avocats (par. 315‑317; transcription, jour 1, p. 85). Ce concept n’est pas étayé par la preuve ni par aucun document historique, et il n’en est pas question dans le texte même des Traités Robinson. Comme l’ont fait observer les juges majoritaires de la Cour d’appel, l’idée d’une « juste part » [traduction] « n’ajoute rien de concret, mais est susceptible de causer des problèmes » (motifs de la C.A., par. 313). Le problème potentiel est que le concept de « juste part » [traduction] « tend à insister sur le montant ou le pourcentage des revenus qui devraient être redirigés vers les Premières Nations bénéficiaires des traités, plutôt que sur l’état de choses que cette promesse de partage visait à atteindre, ou devrait permettre d’atteindre » (par. 319 (opinion majoritaire)). Comme je l’explique plus loin, le « partage » doit s’effectuer par un exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne qui reflète l’honneur de la Couronne et respecte la promesse faite par celle‑ci aux Anichinabés d’« agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets », eu égard à la richesse et aux besoins relatifs de tous les sujets de la Couronne, qu’ils soient signataires ou non.
3. Conclusion
[182] Je conclus que les commentaires de la juge de première instance sur la compréhension par les Anichinabés de la nature du pouvoir discrétionnaire de la Couronne ou sur la question de savoir si les Traités Robinson promettaient une « juste part » des revenus provenant des territoires cédés n’aident pas à trancher entre la troisième et la quatrième interprétation, qui impliquent toutes deux des idées générales du pouvoir discrétionnaire de la Couronne et du partage des revenus futurs provenant des territoires cédés.
[183] J’examine maintenant cinq points qui affaiblissent la troisième interprétation et étayent la quatrième.
(ii) Cinq points affaiblissant la troisième interprétation et étayant la quatrième
1. Une annuité comportant à la fois un volet collectif et un volet individuel, ainsi qu’une obligation impérative de majorer sans limite le volet collectif, aurait été sans précédent
[184] Premièrement, une annuité établie par traité, qui comporte à la fois une partie collective et une partie individuelle, aurait été sans précédent. Il aurait également été sans précédent qu’un traité prévoie une annuité comportant une partie collective que la Couronne était obligée de majorer sans limite et sans disposer de pouvoir discrétionnaire si une condition économique était remplie.
[185] Je reconnais que la quatrième interprétation est également jusqu’à un certain point sans précédent, car, comme l’a souligné la juge de première instance, il n’existait pas de précédent d’un traité comportant une clause d’augmentation ou une clause assujettie à un plafond (motifs exposés au terme de la première étape, par. 454). Cependant, les notions de clause d’augmentation et de plafonnement ressortent à la lecture des Traités Robinson; en revanche, l’idée d’une annuité en deux parties soumise à une obligation impérative de majorer sans limite la partie collective ne peut être dégagée que d’une opération d’interprétation quelque peu forcée.
2. Une obligation impérative de majorer sans limite l’annuité est difficilement conciliable avec la très mauvaise situation économique dans laquelle se trouvait la Couronne
[186] Deuxièmement, une obligation impérative de majorer une annuité non plafonnée est difficilement conciliable avec la très mauvaise situation économique dans laquelle se trouvait la Couronne à l’époque où les Traités Robinson ont été signés. Comme l’a constaté la juge de première instance, [traduction] « la province était fauchée » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 219). Je partage l’avis des juges minoritaires de la Cour d’appel selon lequel [traduction] « [c]ompte tenu de la situation financière désespérée de la province, il aurait été insensé de la part de M. Robinson de promettre aux Anichinabés une annuité collective illimitée, tout en limitant les paiements individuels » (par. 439). Je suis également d’accord avec les juges minoritaires pour dire [traduction] « [qu’]il semble hautement improbable que M. Robinson ait proposé, et que lord Elgin ait approuvé, un traité qui engageait le gouvernement à procéder à un “partage” illimité, obligatoire et perpétuel des revenus futurs » (par. 471). En fait, M. Robinson avait [traduction] « reç[u] pour instruction de bien faire comprendre aux [Anichinabés] qu’ils ne devraient pas s’attendre à une rémunération excessive » (Décret no 31, 11 janvier 1850, pièce 001‑0738).
[187] Dans une certaine mesure, on pourrait dire que la très mauvaise situation financière de la province jouait dans les deux sens. Si la province était fauchée, quelle meilleure façon d’obtenir immédiatement le territoire visé par les traités que de ne verser des annuités plus élevées que si les territoires cédés généraient des revenus suffisants? De plus, comme les juges majoritaires de la Cour d’appel l’ont souligné à juste titre, [traduction] « M. Robinson ne semble pas s’être attendu à ce que le territoire génère des revenus importants » (par. 143). Ne payer davantage qu’à la condition que des revenus futurs soient tirés des ressources, et que sur ces revenus, aurait été une solution novatrice, surtout si l’on ne s’attendait pas à ce que ces revenus soient importants. Cependant, là encore, je conviens avec les juges minoritaires de la Cour d’appel [traduction] « [qu’il] semble encore plus improbable que, si M. Robinson avait reçu ces instructions du représentant de la Reine, il n’en aurait pas fait mention dans son journal, dans son rapport au Comité exécutif, ou dans ses communications ultérieures » (par. 471). Il n’y a tout simplement aucun élément de preuve antérieur ou postérieur aux traités faisant état d’une annuité assujettie à une obligation impérative de majoration sans limite.
[188] Je ne partage toutefois pas l’avis de l’Ontario selon lequel l’idée d’une annuité non plafonnée devrait être écartée parce qu’elle nécessiterait une forme de comptabilisation des revenus des territoires cédés. Comme l’ont souligné à juste titre les juges majoritaires de la Cour d’appel, [traduction] « une certaine forme de comptabilisation approximative était nécessaire pour déterminer si la clause d’augmentation s’appliquait, et ce, quelle que soit l’interprétation retenue » (par. 141). La mention dans la clause d’augmentation du fait que le pouvoir discrétionnaire de la Couronne entre en jeu si cette dernière peut, « sans encourir de pertes, [a]ugmenter [l’annuité] » envisage d’évaluer si la Couronne subirait une perte, bien que les Traités Robinson n’énoncent pas de critères précis pour cette évaluation.
3. Il n’y a pas de preuve d’une intention d’accorder une annuité en deux parties comportant un volet collectif et un volet individuel
[189] Troisièmement, il n’y a pas de preuve historique contemporaine d’une intention d’accorder une annuité divisée en deux parties, l’une collective payée à la communauté, et l’autre individuelle distribuée aux particuliers. La juge de première instance est toutefois parvenue à une conclusion contraire, inférant qu’il était [traduction] « probable » que M. Robinson « subissait des pressions de la part de certains chefs lors du Conseil [des Traités] pour affecter certains fonds à la distribution individuelle en conformité avec la politique Colborne qui limitait sa capacité d’effectuer des paiements en espèces aux particuliers » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 454). Selon la juge de première instance, en raison de ces [traduction] « pressions » pour que soient effectuées des distributions individuelles, M. Robinson « a fixé un plafond peu élevé au montant distributif individuel (le plafond de 1 £ ou 4 $) » (par. 454). Cependant, comme l’ont conclu les juges minoritaires de la Cour d’appel, cette inférence tirée par la juge de première instance relevait de [traduction] « conjectures » (par. 442). Il n’y a tout simplement [traduction] « aucune preuve que M. Robinson a subi des pressions lors du Conseil des Traités pour affecter certains fonds à la distribution individuelle » (par. 442). Les juges minoritaires de la Cour d’appel ont ajouté que ces conjectures [traduction] « présupposent également qu’il y avait eu reconnaissance au Conseil des Traités que l’annuité devait être une somme “collective” à partir de laquelle des parts “distributives” individuelles devaient être prélevées. Il n’y a aucune preuve d’une telle discussion » (par. 442). Je suis du même avis.
4. L’annuité est versée uniquement à des particuliers depuis plus de 170 ans
[190] Quatrièmement, bien que cet aspect soit d’une utilité limitée, la façon dont les paiements ont été effectués depuis plus de 170 ans en vertu des Traités Robinson tend à réfuter l’idée d’une annuité en deux parties divisée en un paiement à la collectivité et un paiement aux particuliers.
[191] Il n’est pas contesté que l’examen de la conduite postérieure à un traité peut aider à discerner l’intention des parties au moment de sa signature, surtout si la conduite « suit de [. . .] près la conclusion du document » (Sioui, p. 1060; voir aussi R. c. Taylor (1981), 1981 CanLII 1657 (ON CA), 34 O.R. (2d) 360 (C.A.), par. 21, le juge en chef adjoint MacKinnon). Une telle preuve doit être examinée avec soin et le poids devant lui être accordé variera selon le contexte.
[192] Sauf pour une brève période entre 1851 et 1854 au cours de laquelle l’annuité du lac Huron a été versée sous forme de biens à chaque bande, l’annuité du lac Huron a été payée en espèces aux particuliers. L’annuité du lac Supérieur a été payée en espèces au chef de chaque famille pendant les années 1850 et jusqu’aux années 1870, mais depuis lors, elle est versée en espèces aux particuliers. Ni l’annuité du lac Huron ni celle du lac Supérieur n’ont jamais été versées à la même époque à la fois à la collectivité et aux particuliers.
5. Rien dans la preuve postérieure aux traités n’étaye l’existence d’une annuité en deux parties comportant un volet collectif et un volet individuel
[193] Cinquièmement, bien que les éléments de preuve postérieurs aux traités soient généralement d’une utilité limitée — la juge de première instance les a considérés [traduction] « vagues, incohérents et contradictoires » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 318) —, aucun d’entre eux n’appuie l’idée d’une annuité en deux parties divisée entre la collectivité et les particuliers, ou d’une annuité hybride comportant un volet collectif obligatoire ainsi qu’un volet individuel non discrétionnaire en deçà de 4 $ et assujetti au pouvoir discrétionnaire de la Couronne par la suite. Comme l’ont conclu les juges majoritaires de la Cour d’appel, la preuve postérieure aux traités démontre simplement que [traduction] « les Traités ont été mis de côté et ont été pratiquement oubliés pendant deux décennies », jusqu’en 1873 lorsque les Anichinabés ont fait valoir que les conditions ouvrant droit à une augmentation des annuités existaient depuis un certain temps (par. 174). Je suis d’accord avec les juges minoritaires de la Cour d’appel pour dire que [traduction] « rien dans le dossier n’indique que la Couronne ou les Anichinabés croyaient que l’annuité comportait à la fois un volet collectif et un volet individuel » (par. 487).
[194] En outre, il existe des éléments de preuve remontant à 1880 selon lesquels les paiements étaient effectués sous forme d’annuité globale calculée sur la base de la somme totale due à chaque individu, sans division en une partie collective et une partie individuelle distinctes. L’Acte pour accorder à Sa Majesté certaines sommes nécessaires pour subvenir à certaines dépenses du service public pour les années fiscales expirant respectivement le trentième jour de juin 1876, et le trentième jour de juin 1877, et pour d’autres objets liés au service public, S.C. 1876, c. 1, faisait référence à une [traduction] « [a]llocation annuelle pour élever les annuités payables en vertu du Traité Robinson aux Chippawas du lac Huron et du lac Supérieur, de 96 cents à 4 $ par tête, 14 000 $ » (l’hon. A. Morris, The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North‑West Territories, Including the Negotiations on Which They Were Based, and Other Information Relating Thereto (1880), p. 18).
(4) Conclusion
[195] Tant le libellé de la clause d’augmentation que le contexte historique et culturel affaiblissent la troisième interprétation et étayent la quatrième comme celle qui concilie le mieux l’intention des deux parties au moment de la signature des Traités Robinson. Une annuité fixe, assortie du pouvoir discrétionnaire de la Couronne d’accorder une majoration au‑delà d’un « plafond souple » si les conditions économiques s’amélioraient, permettait à la Couronne d’obtenir les terres cédées pour procéder à la colonisation et à l’exploitation des minéraux à une époque où la province manquait de ressources. Par ailleurs, les Anichinabés étaient prêts à faire confiance à la Couronne pour agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets, y compris les Anichinabés, et majorer l’annuité lorsque les circonstances le justifieraient. Cela était en tout point conforme à la conception que les Anichinabés se faisaient d’un bon dirigeant et reflétait les principes de respect, de responsabilité, de réciprocité et de renouvellement. Les Traités Robinson reconnaissaient le pouvoir des Anichinabés de conclure des ententes de partage de leur territoire ainsi que leur responsabilité envers leur peuple, incarnaient l’idée de réciprocité et de dépendance mutuelle, et cimentaient une relation de longue date de nation à nation qui serait perpétuellement renouvelée.
[196] En résumé, je conclus que la clause d’augmentation oblige la Couronne à verser une annuité aux « chefs [anichinabés] et [à] leurs tribus ». Il y a une obligation impérative de majorer l’annuité jusqu’à concurrence de 4 $ lorsque les circonstances économiques le justifient, comme cela a été fait en 1875. Cette annuité majorée constitue un « plafond souple » au‑delà duquel toute autre majoration est discrétionnaire (« ou telle autre somme qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder »). Si les conditions économiques lui permettent de majorer l’annuité au‑delà de 4 $ par personne sans encourir de pertes, la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire et décider si elle majore les annuités et, si oui, de combien. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire n’est pas illimité; il est justiciable et susceptible de contrôle par les tribunaux.
[197] La Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire, y compris son pouvoir discrétionnaire quant à la fréquence à laquelle elle doit se pencher sur la possibilité de majorer l’annuité, avec diligence, honorablement et de façon juste et libérale, tout en entretenant avec les Anichinabés une relation continue fondée sur les valeurs du respect, de la responsabilité, de la réciprocité et du renouvellement. Pour ce faire, la Couronne doit tenir compte de facteurs tels que : le nombre de bénéficiaires des traités et leurs besoins; les avantages que la Couronne a retirés du territoire et ses dépenses au cours de la période pertinente; les besoins plus larges d’autres populations autochtones et des populations non autochtones de l’Ontario et du Canada; et les principes et exigences découlant de l’honneur de la Couronne, y compris son obligation de diligence dans la mise en œuvre de sa promesse sacrée de partager les richesses de la terre si celle‑ci se révèle rentable. Je reviendrai plus en détail sur plusieurs de ces points lorsque j’examinerai la question de la réparation appropriée en l’espèce.
D. Questions de prescription
(1) Introduction
[198] Devant notre Cour, l’Ontario reprend son argument selon lequel les revendications pour violation de traités des demandeurs des lacs Huron et Supérieur sont prescrites par un délai de prescription provincial. Suivant l’actuelle Loi de 2002 sur la prescription des actions, L.O. 2002, c. 24, ann. B, les instances fondées sur les droits existants — ancestraux ou issus de traités — que reconnaît et confirme l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ainsi que les instances fondées sur les réclamations en equity présentées par les peuples autochtones contre la Couronne sont régies par « le droit qui se serait appliqué en ce qui concerne la prescription des actions si la présente loi n’avait pas été adoptée » (al. 2(1)e) et 2(1)f) et par. 2(2)). Toutes les parties conviennent que, si une loi sur la prescription s’applique en l’espèce, c’est la Loi sur la prescription des actions de 1990 de l’Ontario.
[199] Voici les dispositions pertinentes de la Loi sur la prescription des actions de 1990 :
45. (1) Les actions suivantes se prescrivent par les délais respectifs indiqués ci‑dessous :
b) l’action faisant suite à un contrat par acte scellé, notamment un cautionnement, à l’exception d’un engagement contenu dans un acte d’hypothèque conclu le 1er juillet 1894 ou après cette date;
se prescrit par vingt ans à compter de la naissance de la cause d’action,
g) l’action pour atteinte à la possession mobilière ou de biens‑fonds, l’action sur contrat sans le sceau, en remboursement d’une dette fondée sur un prêt ou un contrat sans acte scellé, ou en remboursement d’une dette pour arriérés de loyer, l’action pour détention illicite, l’action en restitution ou l’action pour atteinte indirecte autre que pour diffamation verbale,
se prescrit par six ans à compter de la naissance de la cause d’action, . . .
46. L’action en reddition de comptes, pour défaut de reddition de comptes ou pour des comptes relatifs au commerce de marchandises entre des marchands, leurs commissionnaires et préposés se prescrit par six ans à compter de la naissance de la cause d’action. Aucune réclamation relative à une affaire qui a pris naissance plus de six ans avant l’introduction de l’action ne peut être exécutée par voie d’action du seul fait de l’existence, dans la même affaire, d’un autre sujet de réclamation ayant pris naissance dans les six ans qui ont immédiatement précédé l’introduction de l’action.
[200] La juge de première instance a rejeté l’argument de l’Ontario selon lequel les revendications pour violation de traités devraient être considérées comme des actions « faisant suite à un contrat par acte scellé », assujetties à un délai de prescription de 20 ans (al. 45(1)b)), ou, à titre subsidiaire, comme des actions « en reddition de comptes » (art. 46) ou des actions « sur contrat sans le sceau » (al. 45(1)g)), assujetties à un délai de prescription de 6 ans. Elle a souligné que les traités conclus avec des Autochtones ne sont pas des contrats par ou sans acte scellé. Il s’agit plutôt d’accords sui generis qui font [traduction] « partie du tissu constitutionnel de notre pays » (motifs exposés au terme de la deuxième étape, par. 151; voir aussi les par. 149‑150). Elle a ajouté que les revendications ne pouvaient pas être considérées comme des actions « en reddition de comptes » au sens de l’art. 46, parce qu’elles visent à obtenir une indemnité en equity plutôt qu’une reddition de comptes en common law, laquelle est au cœur de l’art. 46 (par. 179).
[201] S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Hourigan a convenu avec la juge de première instance que les revendications pour violation de traités ne sont pas prescrites. Appliquant la méthode moderne d’interprétation législative, il a estimé que l’analyse textuelle stricte requise lors de l’examen de contrats par acte scellé va à l’encontre du caractère hautement contextuel de l’analyse des traités conclus avec des Autochtones (par. 656‑657). En outre, les actions en reddition de comptes prévues à l’art. 46 de la Loi sur la prescription des actions de 1990 étaient censées se limiter aux comptes des marchands (par. 661). Enfin, contrairement à la loi de 1990, la Loi de 2002 sur la prescription des actions fait expressément référence aux revendications autochtones, ce qui tend fortement à indiquer que si la législature avait voulu inclure les revendications pour violation de traités dans le champ d’application de la Loi sur la prescription des actions de 1990, elle l’aurait fait expressément (par. 646 et 662).
[202] Devant notre Cour, et pour la première fois dans le présent litige, l’Ontario affirme que les revendications pour violation de traités sont des actions « pour atteinte indirecte » au sens de l’al. 45(1)g) de la Loi sur la prescription des actions de 1990 et qu’elles sont donc assujetties à un délai de prescription de six ans (m.a., par. 116). L’Ontario conteste aussi la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle les actions « en reddition de comptes » se limitent aux réclamations de common law relatives aux comptes des marchands (par. 120). En réponse, les demandeurs des lacs Huron et Supérieur invitent notre Cour à ne pas examiner le nouvel argument invoqué par l’Ontario concernant les actions pour atteinte indirecte, qui n’a été ni plaidé ni débattu à aucun stade de l’instance (m.i. demandeurs du lac Huron, par. 124; m.i. demandeurs du lac Supérieur, par. 103). En tout état de cause, ils font valoir que cette cause d’action ne s’applique pas aux revendications pour violation de traités (m.i. demandeurs du lac Huron, par. 124‑130; m.i. demandeurs du lac Supérieur, par. 91‑94 et 105). Ils conviennent également avec la Cour d’appel que l’art. 46 de la Loi sur la prescription des actions de 1990 était censé être limité aux comptes des marchands (m.i. demandeurs du lac Huron, par. 132; m.i. demandeurs du lac Supérieur, par. 110‑111). Le Canada n’invoque pas de moyen de défense fondé sur la prescription et ne prend pas position sur ces questions (m.i., par. 51).
[203] L’Ontario a également soutenu que notre Cour n’a pas à se pencher sur les questions de prescription si elle accorde seulement un jugement déclaratoire relativement aux revendications pour violation de traités (m.a., par. 121). Pour sa part, le Canada souligne que [traduction] « les lois sur la prescription ne peuvent empêcher les tribunaux de rendre un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de la conduite de la Couronne » (m.i., par. 54, citant Manitoba Metis). Dans sa plaidoirie devant la Cour, l’avocat de l’Ontario a ajouté qu’il ne soutenait pas [traduction] « vigoureusement » que les revendications des demandeurs étaient prescrites (transcription, jour 1, p. 51). Malgré cela, je vais examiner les arguments de l’Ontario au sujet de la prescription afin de confirmer les droits et obligations continus des parties en vertu des Traités Robinson. Comme je vais l’expliquer, les revendications des demandeurs pour violation de traités ne sont ni des « actions pour atteinte indirecte » ni des « actions en reddition de comptes ». Par conséquent, leurs revendications ne sont pas prescrites par la Loi sur la prescription des actions de 1990.
(2) La revendication pour violation de traités n’est pas une action pour atteinte indirecte
[204] Notre Cour a récemment confirmé que les parties ne seront autorisées à présenter de nouveaux moyens en appel qu’en présence de circonstances exceptionnelles, compte tenu, notamment, des éléments suivants : « . . . la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue par [le tribunal], le fait que l’affaire se prête ou non à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général . . . » (R. c. J.F., 2022 CSC 17, par. 41, citant Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, par. 20).
[205] J’ai conclu qu’il convient en l’espèce de se pencher sur l’argument de l’Ontario selon lequel les revendications des demandeurs sont prescrites en vertu de la Loi sur la prescription des actions de 1990 en tant qu’« actions pour atteinte indirecte ». Premièrement, trancher cette question consiste principalement à caractériser la nature des revendications des demandeurs et exige l’examen de peu d’éléments de preuve, voire d’aucun. Deuxièmement, tant les demandeurs du lac Huron que les demandeurs du lac Supérieur ont traité en profondeur de ce nouveau moyen dans leur mémoire d’appel, réduisant ainsi le risque d’injustice. Enfin, une décision sur cette question clarifierait les droits continus des bénéficiaires des Traités Robinson ainsi que les obligations correspondantes de la Couronne — des questions d’une importance évidente compte tenu de leur dimension constitutionnelle.
[206] L’action « pour atteinte indirecte » est une action de common law qui découle de l’action pour atteinte directe (Perry, Farley & Onyschuk c. Outerbridge Management Ltd. (2001), 2001 CanLII 5678 (ON CA), 54 O.R. (3d) 131 (C.A.), par. 22; A. K. Kiralfy, The Action on the Case (1951), p. 3). Elle permettait aux demandeurs de présenter des réclamations pour fautes et préjudices personnels qui ne pouvaient pas être soumises dans le cadre d’une action pour atteinte directe, comme des réclamations fondées sur des omissions coupables ou un préjudice involontaire ou indirect (Outerbridge, par. 22‑23 et 25, citant W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1897), t. 3, p. 122, M. Bacon, A New Abridgment of the Law (7e éd. 1832), vol. I, p. 86, et G. Mew, The Law of Limitations (1991), p. 92). Les actions pour atteinte indirecte se limitaient généralement à des actions de nature délictuelle, mais dans certains cas, elles se sont étendues à des actions de nature contractuelle également (Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Limitation of Actions (1969), p. 35; Halsbury’s Laws of England (3e éd. 1952), vol. 1, p. 27‑28).
[207] Il y a au moins trois raisons pour lesquelles une revendication pour violation d’un traité conclu avec des Autochtones ne constitue pas une action pour atteinte indirecte.
[208] Premièrement, l’Ontario cherche à se servir de l’action pour atteinte indirecte comme une cause d’action fourre‑tout ou une clause omnibus englobant toute réclamation non expressément mentionnée dans la loi sur la prescription, y compris une réclamation pour violation de traité. Cette tentative est mal avisée. Certaines lois provinciales sur la prescription comportent des dispositions résiduelles ou clauses omnibus (voir, p. ex., Limitation Act, R.S.B.C. 1996, c. 266, par. 3(5); Limitation of Actions Act, R.S.A. 1980, c. L‑15, al. 4(1)(g); Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 127‑131; Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372, par. 12‑14). Cependant, notre Cour a déjà statué que la Loi sur la prescription des actions de 1990 « ne s’applique qu’à une liste exhaustive de causes d’action » (M. (K.) c. M. (H.), 1992 CanLII 31 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 6, p. 69). Par conséquent, les actions pour atteinte indirecte ne peuvent recevoir une interprétation si large qu’elles englobent toutes les actions personnelles qui ne sont pas expressément énumérées dans la Loi sur la prescription des actions de 1990 (Outerbridge, par. 17 et 26). Accepter l’argument de l’Ontario sur ce point obligerait effectivement notre Cour à ajouter par interprétation large une clause omnibus lorsque la législature n’en a pas prévu.
[209] Deuxièmement, dans les modifications apportées en 2002 à la loi ontarienne sur la prescription des actions, la législature ontarienne a traité expressément des droits ancestraux et des droits issus de traités, en les soustrayant à l’application des délais de prescription prévus par la loi. Les alinéas 2(1)e) et 2(1)f) de la Loi de 2002 sur la prescription des actions prévoient que cette loi s’applique à toutes les réclamations à l’exception « [d]es instances fondées sur les droits existants — ancestraux ou issus de traités — [. . .] que reconnaît et confirme l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » et « [d]es instances fondées sur les réclamations en equity faites par les peuples autochtones contre la Couronne ». Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’en apportant ces modifications, la législature [traduction] « a considéré que les revendications fondées sur des traités conclus avec des Autochtones sont distinctes » des autres causes d’action, et que « lorsque la législature a voulu traiter de telles revendications, elle l’a fait explicitement » (par. 646).
[210] Enfin, une revendication pour violation d’un droit issu de traités conclus avec des Autochtones est fondamentalement différente d’une action pour atteinte indirecte. Les revendications fondées sur des traités ne sont pas des actions de nature délictuelle ou contractuelle, lesquelles visent à faire valoir des droits individuels et découlent du droit des atteintes directes. Les traités conclus avec des Autochtones sont plutôt des accords sui generis qui constatent l’échange de promesses solennelles entre la Couronne et les peuples autochtones (Simon, p. 404 et 410; Sioui, p. 1038; Badger, par. 41). Les droits en jeu sont constitutionnels et soulèvent des questions de droit public plutôt que de droit privé.
(3) La revendication pour violation de traités n’est pas une action en reddition de comptes
[211] Je suis également d’avis de rejeter la prétention de l’Ontario selon laquelle les réclamations des demandeurs visant à obtenir une indemnité en equity équivalent à des actions en reddition de comptes au sens de l’art. 46 de la Loi sur la prescription des actions de 1990.
[212] Pour rejeter l’argument de l’Ontario sur ce point, la Cour d’appel, au par. 660, a cité le Report on Limitation of Actions de la Commission de réforme du droit de l’Ontario, qui expliquait que les actions en reddition de comptes prévues à l’art. 46 [traduction] « ne visent probablement que les actions fondées sur la common law et ne comprennent pas les actions en reddition de comptes en equity » (p. 18). L’Ontario avance un point de vue contraire, citant Jeremy S. Williams, Limitation of Actions in Canada (2e éd. 1980), p. 45, qui soutient qu’une action en reddition de comptes peut être intentée accessoirement à toute réclamation [traduction] « lorsqu’il existe un devoir en common law ou en equity de rendre compte » (m.a., par. 120 (je souligne)).
[213] J’accepte qu’il existe une jurisprudence selon laquelle les actions en reddition de comptes peuvent comporter des réclamations en common law et en equity. Néanmoins, l’origine et la portée de cette action tendent à indiquer qu’elle est mal adaptée au contexte des traités entre la Couronne et les Autochtones.
[214] Le bref ou l’action en reddition de comptes trouve son origine dans le système féodal anglais au 13e siècle. Il s’agissait d’un moyen pour des seigneurs propriétaires de terres qui avaient loué des domaines seigneuriaux à des intendants de contraindre ces derniers à leur rendre des comptes sur les loyers et les profits générés par la propriété (E. O. Belsheim, « The Old Action of Account » (1932), 45 Harv. L. Rev. 466, p. 467‑468). À l’époque, il n’y avait pas de distinction claire entre l’equity et la common law, mais cette action était habituellement utilisée en common law contre une personne qui était tenue de rendre des comptes à une autre personne en raison d’une relation fiduciaire (p. ex. un tuteur en socage, un intendant ou un séquestre) (Cie Trust National c. H & R Block Canada Inc., 2003 CSC 66, [2003] 3 R.C.S. 160, par. 34, citant Black’s Law Dictionary (6e éd. 1990), p. 19; Halsbury’s Laws of England, p. 24; Belsheim, p. 472).
[215] Bien que la relation entre la Couronne et les peuples autochtones soit de nature fiduciaire, pour les motifs que j’expose dans la section suivante, il n’y a pas d’obligation fiduciaire particulière — que ce soit ad hoc ou sui generis — qui pourrait faire relever les revendications des demandeurs du champ d’application des actions en reddition de comptes. En outre, l’interprétation correcte de la clause d’augmentation, exposée précédemment, révèle que la Couronne n’est pas tenue de rendre compte aux bénéficiaires des traités du produit des territoires cédés. Les majorations des annuités au‑delà de 4 $ sont plutôt discrétionnaires. On ne peut pas non plus dire que la Couronne détient les territoires cédés en fiducie pour le compte, ou au profit, des partenaires anichinabés des traités.
[216] Enfin, je ne connais aucun précédent qui considère les droits ancestraux ou issus de traités comme des actions en reddition de comptes. Les deux affaires citées par l’Ontario sont différentes de la présente espèce : elles concernent des contrats de droit privé d’achat et de vente de terrains, et l’administration d’une fiducie par interprétation (Hanemaayer c. Freure (1999), 1999 CanLII 14942 (ON SC), 2 B.L.R. (3d) 269 (C.S.J. Ont.), par. 98‑108; Tracy c. Instaloans Financial Solutions Centres (B.C.) Ltd., 2010 BCCA 357, 320 D.L.R. (4th) 577, par. 50). L’Ontario n’a donc invoqué aucun précédent ni fait valoir de raison convaincante pour que notre Cour étende l’art. 46 de la Loi sur la prescription des actions de 1990 au contexte constitutionnel des traités sui generis conclus avec des Autochtones.
(4) Conclusion
[217] Je conclus que les revendications des demandeurs des lacs Huron et Supérieur pour violation de traités ne sont ni des actions pour atteinte indirecte ni des actions en reddition de comptes, et qu’elles ne sont donc pas prescrites par la Loi sur la prescription des actions de 1990.
E. L’obligation de la Couronne de mettre en œuvre avec diligence la clause d’augmentation
[218] Les parties conviennent que l’honneur de la Couronne doit guider l’interprétation et la mise en œuvre de la clause d’augmentation ainsi que les réparations qu’il convient d’accorder pour le manquement passé de la Couronne, mais elles ne s’entendent pas sur les détails. La présente section porte sur ces questions et explique pourquoi il n’y a ni obligation fiduciaire ad hoc ni obligation fiduciaire sui generis. Je conclus également que la Couronne a une obligation de diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation en vertu des Traités Robinson.
(1) L’honneur de la Couronne n’est pas une cause d’action, mais elle peut donner naissance à diverses obligations
[219] Comme je l’ai déjà souligné, l’honneur de la Couronne est un principe constitutionnel directeur qui guide l’interprétation des traités conclus avec des Autochtones. Il joue également un rôle crucial dans la mise en œuvre des traités afin de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’atteinte à l’honneur du gouvernement et, par le fait même, de la Couronne (Nation haïda, par. 19; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, par. 33; Henderson, p. 887). L’honneur de la Couronne impose aux gouvernements une « norme élevée — celle d’agir honorablement — » avec les peuples autochtones (R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1109; Manitoba Metis, par. 69). Il s’agit d’une doctrine souple et vaste qui permet [traduction] « d’apprécier et de régir la conduite du gouvernement à l’égard des peuples autochtones » (J. T. S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples (2008), p. 53).
[220] Bien que l’honneur de la Couronne soit une doctrine constitutionnelle puissante, il « ne s’agit pas d’une cause d’action en soi, mais d’un principe qui a trait aux modalités d’exécution des obligations dont il emporte l’application » (Manitoba Metis, par. 73 (en italique dans l’original)). Par ailleurs, il ne s’agit « pas simplement d’une belle formule, mais d’un précepte fondamental qui peut s’appliquer dans des situations concrètes », et qui « fait naître différentes obligations selon les circonstances » (Nation haïda, par. 16 et 18). Les obligations particulières découlant de l’honneur de la Couronne sont « fortement » tributaires du contexte dans lequel cet honneur est engagé (Mikisew Cree 2018, par. 24; Manitoba Metis, par. 74; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, par. 25).
[221] Par exemple, dans l’arrêt Nation haïda, notre Cour a statué que l’honneur de la Couronne donne naissance à une obligation de consulter lorsque la Couronne envisage des mesures qui auront un effet préjudiciable sur un droit ou un titre ancestral non encore prouvé (par. 35), et pourrait emporter une obligation de négocier honorablement (par. 20). Dans l’arrêt Badger, elle a dit que l’honneur de la Couronne requiert d’éviter toute apparence de manœuvres malhonnêtes (par. 41). Dans l’affaire Marshall, l’honneur de la Couronne a servi, en l’absence d’un texte de traité complet, à fonder une obligation d’interpréter téléologiquement des promesses faites par traité pour favoriser la réconciliation (par. 41 et 49‑52). Dans l’arrêt Wewaykum, la Cour a reconnu que l’honneur de la Couronne donne naissance à une obligation fiduciaire lorsque la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt autochtone identifiable (par. 79 et 81). De plus, dans Manitoba Metis, l’honneur de la Couronne a imposé une « obligation de réalisation diligente [et en fonction] de l’objectif visé » de l’obligation constitutionnelle prévue à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, c. 3 (par. 94). Les demandeurs des lacs Huron et Supérieur affirment que les deux dernières obligations — l’obligation fiduciaire et l’obligation de réalisation diligente — existent en l’espèce. J’examinerai chacune d’elles.
(2) La Couronne n’a aucune obligation de fiduciaire à l’égard de la promesse d’augmentation
a) Introduction
[222] Notre Cour a reconnu que la Couronne peut avoir des obligations fiduciaires ad hoc et sui generis envers les peuples autochtones à l’égard de certains intérêts. Les obligations fiduciaires ad hoc relèvent du droit privé et exigent une loyauté absolue envers le bénéficiaire (Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, [2018] 1 R.C.S. 83, par. 44; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261, par. 43). En revanche, les obligations fiduciaires sui generis sont propres à la relation entre la Couronne et les Autochtones, découlent de l’honneur de la Couronne et permettent à cette dernière de mettre en balance des intérêts concurrents (Williams Lake, par. 44 et 165; Hogg et Dougan, p. 307). Les demandeurs affirment que les deux types d’obligations existent en l’espèce.
[223] La juge de première instance a conclu que la Couronne a une obligation fiduciaire ad hoc envers les demandeurs des lacs Huron et Supérieur en ce qui concerne la clause d’augmentation parce qu’elle [traduction] « s’est engagée à agir exclusivement dans l’intérêt supérieur des bénéficiaires des Traités » en entamant un processus visant à déterminer si une majoration des annuités était justifiée (motifs exposés au terme de la première étape, par. 519; voir aussi le par. 525). Elle a toutefois estimé que la Couronne n’a pas d’obligation fiduciaire sui generis en ce qui concerne la promesse faite par traités, parce que [traduction] « la Couronne n’exerçait pas un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt foncier des Anichinabés » (par. 511).
[224] Écrivant au nom d’une Cour d’appel unanime sur ce point, le juge Hourigan a statué que la juge de première instance avait commis une erreur de droit en concluant que la Couronne a une obligation fiduciaire ad hoc. Il n’y avait aucune preuve que la Couronne avait convenu d’agir uniquement dans les intérêts supérieurs des bénéficiaires des traités en ce qui concernait les questions de procédure découlant de la clause d’augmentation. Une telle obligation, a conclu le juge Hourigan, placerait inévitablement la Couronne en situation de conflit d’intérêts en l’obligeant à dévoiler des renseignements confidentiels sur le budget et sur l’utilisation des terres, ainsi que d’autres renseignements confidentiels liés à son processus décisionnel concernant de possibles majorations (par. 608‑609). Quant à l’obligation fiduciaire sui generis, le juge Hourigan a convenu avec la juge de première instance qu’il n’existait aucune obligation de ce type (par. 585). À son avis, les droits issus de traités n’étaient [traduction] « pas suffisamment indépendants des pouvoirs exécutif et législatif de la Couronne pour fonder un intérêt autochtone identifiable » et « il n’y avait aucune preuve que la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire » à l’égard d’un tel intérêt (par. 627‑628).
[225] Dans leurs pourvois incidents, les demandeurs des lacs Huron et Supérieur contestent l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle une obligation fiduciaire ad hoc placerait la Couronne en situation de conflit d’intérêts. Ils affirment également que le dossier de la preuve étaye la conclusion selon laquelle la Couronne s’est implicitement engagée à agir exclusivement dans les intérêts supérieurs des bénéficiaires des traités en ce qui concerne le processus visant à déterminer une éventuelle majoration des annuités (m.a. demandeurs du lac Huron au pourvoi incident, par. 174‑185; m.a. demandeurs du lac Supérieur au pourvoi incident, par. 4). Quant à l’obligation fiduciaire sui generis, les deux demandeurs soutiennent que la juge de première instance a omis de se demander si une telle obligation pouvait découler de la promesse d’augmentation elle‑même ou d’un intérêt autochtone identifiable préexistant dans les terres cédées (m.a. demandeurs du lac Huron au pourvoi incident, par. 188; m.a. demandeurs du lac Supérieur au pourvoi incident, par. 5, 12, 17 et 20).
[226] En réponse, l’Ontario et le Canada affirment que la Couronne n’a aucune obligation fiduciaire ad hoc —ni de fond ni procédurale — parce qu’elle ne s’est pas engagée expressément ou implicitement à agir exclusivement dans l’intérêt supérieur des bénéficiaires des traités en ce qui concerne la clause d’augmentation (m.i. Ontario au pourvoi incident, par. 13, 16 et 29; mémoire du Canada au pourvoi incident, par. 21). Ils soutiennent que la Couronne n’aurait pas pu prendre un tel engagement compte tenu de ses responsabilités publiques de mettre en balance des intérêts concurrents (m.i. Ontario au pourvoi incident, par. 13(a), 16 et 33; mémoire du Canada au pourvoi incident, par. 24‑25). L’Ontario et le Canada font également valoir que l’intérêt des demandeurs des lacs Huron et Supérieur à ce que les annuités soient augmentées n’est pas un intérêt autochtone identifiable à l’égard duquel la Couronne peut avoir des obligations fiduciaires sui generis, parce que cet intérêt [traduction] « est un intérêt collectif, créé par les Traités, qui concerne les activités de la Couronne et le produit de celles‑ci, plutôt qu’un intérêt préexistant faisant partie intégrante de la relation distinctive des communautés autochtones avec la terre » (mémoire du Canada au pourvoi incident, par. 35; voir aussi le m.i. Ontario au pourvoi incident, par. 42‑47 et 57).
[227] La question de l’existence d’une obligation fiduciaire est une question mixte de fait et de droit (Williams Lake, par. 38). Toutefois, les erreurs de droit particulières telles que celles concernant l’application d’une norme juridique incorrecte sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Comme je vais l’expliquer, la juge de première instance a conclu à bon droit qu’il n’existe aucune obligation fiduciaire sui generis en l’espèce, mais elle a commis une erreur de droit en concluant à l’existence d’une obligation fiduciaire ad hoc. Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’aucune de ces obligations n’existe.
b) Il n’y a aucune obligation fiduciaire ad hoc
[228] Une obligation fiduciaire ad hoc peut naître de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones « lorsque sont réunies les conditions générales nécessaires à l’établissement d’une relation fiduciaire ad hoc de droit privé, c’est‑à‑dire lorsque la Couronne s’est engagée à exercer son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt juridique ou d’un intérêt pratique important dans l’intérêt du supposé bénéficiaire » (Williams Lake, par. 44). Une obligation fiduciaire ad hoc existe lorsque les éléments suivants sont réunis : (1) un engagement de la part du fiduciaire à agir dans les intérêts supérieurs des bénéficiaires; (2) l’existence d’un groupe défini de bénéficiaires vulnérables au contrôle du fiduciaire; (3) un intérêt juridique ou un intérêt pratique important des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable (Elder Advocates, par. 36; voir aussi Manitoba Metis, par. 50; Williams Lake, par. 162, le juge Brown, dissident, mais non sur ce point).
[229] Je conviens avec la Cour d’appel que la juge de première instance a commis une erreur de droit en concluant à l’existence d’une obligation fiduciaire ad hoc. Il n’y a aucune preuve indiquant que la Couronne s’est engagée à agir dans les intérêts supérieurs des demandeurs des lacs Huron et Supérieur en ce qui concerne la promesse faite par traités.
[230] La juge de première instance a qualifié l’intérêt juridique ou l’intérêt pratique important des demandeurs des lacs Huron et Supérieur de droit à ce que la Couronne entreprenne un processus visant à déterminer si elle pourrait majorer les annuités sans encourir de pertes (motifs exposés au terme de la première étape, par. 525). Elle a conclu que la promesse de la Couronne d’entamer ce processus [traduction] « a été faite dans les intérêts supérieurs des bénéficiaires des Traités et avec une loyauté absolue envers eux » (par. 524). [traduction] « La Couronne n’a aucun intérêt ou devoir concurrent dans l’accomplissement de cette opération », a‑t‑elle expliqué, car « il n’y a aucun autre groupe envers lequel la Couronne a un devoir de loyauté dans ce processus » (par. 524).
[231] Le dossier de la preuve n’étaye pas cette conclusion. [traduction] « Il y [a] dans le dossier [. . .] amplement de preuves [. . .] concernant la relation de confiance qui existait entre les partenaires des Traités » (m.a. demandeurs du lac Huron au pourvoi incident, par. 183), mais ces preuves n’atteignent pas le seuil élevé requis pour établir un engagement de la part de la Couronne à agir dans les intérêts supérieurs des demandeurs des lacs Huron et Supérieur. L’obligation fiduciaire ad hoc « est une obligation de loyauté absolue envers le bénéficiaire » (Elder Advocates, par. 43), et [traduction] « [c]e ne sont pas tous les engagements qui fonderont une obligation fiduciaire ad hoc » (J. Woodward, Aboriginal Law in Canada (feuilles mobiles), § 3:58). « [R]elativement à l’intérêt juridique particulier en jeu, le fiduciaire [doit avoir] renoncé aux intérêts de toutes les autres parties en faveur de ceux du bénéficiaire » (Elder Advocates, par. 31). En l’espèce, il n’y a aucune preuve que, dans l’exécution des obligations que lui imposait la clause d’augmentation, la Couronne s’est engagée à renoncer aux intérêts de toutes les autres parties en faveur de ceux des demandeurs des lacs Huron et Supérieur, que ce soit sur le plan procédural ou sur celui du fond.
[232] En outre, [traduction] « les situations où il sera démontré [que la Couronne] a un devoir de loyauté [absolue] envers une personne ou un groupe en particulier seront rares, particulièrement lorsque l’exercice d’un pouvoir ou d’un pouvoir discrétionnaire du gouvernement est en cause » (Woodward, § 3:58). Pour exercer son pouvoir discrétionnaire de décider si elle majore les annuités et, si oui, de combien, la Couronne doit tenir compte non seulement de l’honneur de la Couronne, mais aussi de l’intérêt public plus large. Cela ressort du libellé et de la nature de la clause d’augmentation, qui exprime l’intention de « sa majesté [. . .] [d’]agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets », et qui renferme la condition économique. Dans ces circonstances, et en l’absence de preuve contraire, je ne puis conclure que les obligations de la Couronne en ce qui concerne la clause d’augmentation impliquaient un engagement à renoncer aux intérêts de toutes les autres parties en faveur de ceux des demandeurs.
c) Il n’y a aucune obligation fiduciaire sui generis
[233] Je ne puis non plus conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis. L’obligation fiduciaire sui generis est propre à la relation entre la Couronne et les peuples autochtones (Williams Lake, par. 44, citant Wewaykum, par. 78, Guerin c. La Reine, 1984 CanLII 25 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 335, p. 385, et Sparrow, p. 1108). Ses origines résident dans la protection des intérêts des peuples autochtones en reconnaissance de « l’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne » à leur égard « sur les plans économique, social et foncier », laquelle a eu pour effet de les « exposer [. . .] aux risques de faute et d’ineptie de la part de la Couronne » (Wewaykum, par. 80).
[234] Une obligation fiduciaire sui generis prend naissance : (1) s’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable; et (2) si la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt (Manitoba Metis, par. 51; Williams Lake, par. 44; Wewaykum, par. 79‑83; Nation haïda, par. 18). Contrairement à une obligation fiduciaire ad hoc, une obligation fiduciaire sui generis permet à la Couronne de mettre en balance des intérêts concurrents. Comme le juge Brown l’a expliqué dans l’arrêt Williams Lake, par. 165 (dissident, mais non sur ce point) :
Cette obligation fiduciaire commande l’application d’une norme de conduite moins stricte que l’obligation de loyauté absolue inhérente à l’obligation fiduciaire ad hoc. Elle exige du Canada, à l’égard d’un intérêt autochtone particulier, qu’il fasse preuve de loyauté et de bonne foi, qu’il communique l’information de façon complète eu égard aux circonstances et qu’il agisse avec la diligence ordinaire voulue (Wewaykum, par. 81 et 97). Elle permet la mise en balance nécessaire d’intérêts opposés (Wewaykum, par. 96).
[235] L’obligation fiduciaire sui generis n’a pas un caractère général, mais existe plutôt seulement à l’égard d’un intérêt autochtone particulier ou identifiable (Wewaykum, par. 81; Williams Lake, par. 52). Par conséquent, « [l]’intérêt autochtone particulier ou identifiable en jeu doit être circonscrit avec soin » (Williams Lake, par. 52). Les demandeurs des lacs Huron et Supérieur circonscrivent deux intérêts à l’égard desquels, soutiennent‑ils, la Couronne a envers eux des obligations fiduciaires sui generis : (1) leurs droits issus de traités conférés par la clause d’augmentation; (2) leur intérêt préexistant dans les terres cédées, qui est la source de leurs droits issus de traités conférés par la clause d’augmentation. À mon avis, ni l’un ni l’autre de ces intérêts ne donne naissance à une obligation fiduciaire sui generis.
(i) Les droits issus de traités conférés par la clause d’augmentation
[236] Dans l’arrêt Williams Lake, le juge Wagner (maintenant juge en chef) a expliqué que l’intérêt autochtone particulier ou identifiable doit être « suffisamment indépendant des pouvoirs exécutif et législatif de l’État pour entraîner une “responsabilité ‘de la nature d’une obligation de droit privé’” » (par. 52, citant Wewaykum, par. 74 et 85, Guerin, p. 385, et D. E. Elliott, « Much Ado About Dittos : Wewaykum and the Fiduciary Obligation of the Crown » (2003), 29 Queen’s L.J. 1).
[237] Le droit issu de traités que possèdent les demandeurs des lacs Huron et Supérieur en vertu de la clause d’augmentation n’est, par définition, pas suffisamment indépendant des pouvoirs exécutifs de la Couronne pour faire naître une obligation fiduciaire sui generis, parce qu’il découle de l’exercice par la Couronne de son pouvoir exécutif de conclure des traités. L’intérêt autochtone n’est pas le droit de tirer des avantages économiques des terres, ni le droit de faire administrer certaines terres par la Couronne au nom des demandeurs des lacs Huron et Supérieur. Il s’agit plutôt du droit de recevoir une certaine annuité, et à ce que la Couronne envisage d’accorder et, s’il y a lieu, accorde des majorations discrétionnaires de cette annuité de temps en temps. Ce droit découle des traités et n’existerait pas si la Couronne n’avait pas exercé à cet effet ses pouvoirs de conclure des traités.
[238] L’arrêt Manitoba Metis appuie également cette conclusion. Dans cette décision, notre Cour a conclu que « [l]’existence d’un intérêt autochtone donnant naissance à une obligation fiduciaire ne saurait être établie par un traité ou, par extension, par une loi. Un droit ancestral repose plutôt sur l’usage et l’occupation historiques » (par. 58). Bien que l’arrêt Manitoba Metis ait concerné un intérêt autochtone sur des terres, et non un droit issu de traité, cet arrêt est conforme au principe général suivant lequel un intérêt autochtone particulier ou identifiable ne peut être établi par un traité ou une loi.
[239] Au soutien de leur thèse, les demandeurs des lacs Huron et Supérieur s’appuient sur l’affirmation de la juge Karakatsanis dans l’arrêt Southwind c. Canada, 2021 CSC 28, [2021] 2 R.C.S. 450, selon laquelle une obligation fiduciaire rigoureuse prend naissance « lorsque la Couronne exerce un contrôle sur les droits autochtones et les droits issus de traités qui sont garantis par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » (par. 62, citant Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, par. 46). Les demandeurs du lac Supérieur invoquent également la déclaration faite par le juge Binnie dans l’arrêt Wewaykum portant que, « [d]ans l’arrêt R. c. Sparrow, 1990 CanLII 104 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1075, la portée de la notion d’obligation de fiduciaire sui generis énoncée dans Guerin a été élargie à la protection des droits existants — ancestraux et issus de traités — des peuples autochtones au sens de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » (par. 78).
[240] Ni l’arrêt Southwind ni l’arrêt Wewaykum ne permet d’affirmer qu’un droit issu de traité est intrinsèquement un intérêt autochtone particulier ou identifiable à l’égard duquel la Couronne peut avoir une obligation fiduciaire sui generis. L’affaire Southwind portait sur la question de savoir si le juge de première instance avait commis une erreur dans son évaluation de l’indemnité en equity à verser pour des terres de réserve inondées, et non sur celle de savoir si un droit issu de traité constitue un intérêt autochtone particulier ou identifiable donnant lieu à une obligation fiduciaire sui generis. De plus, le par. 46 de l’arrêt Ermineskin, auquel s’est référée la juge Karakatsanis dans Southwind, a simplement fait état de l’argument invoqué par les bandes dans cette affaire selon lequel, si une obligation fiduciaire découlait de l’obligation issue de traité en question, elle jouirait de la protection constitutionnelle du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Dans l’arrêt Ermineskin, notre Cour n’a pas conclu en fin de compte à l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis à l’égard de ce droit issu de traité (par. 49‑50).
[241] En outre, les termes utilisés dans la jurisprudence antérieure de notre Cour pour désigner la relation fiduciaire plus générale entre la Couronne et les peuples autochtones n’aident pas à déterminer s’il existe une obligation fiduciaire sui generis particulière dans un cas donné. Dans l’arrêt Wewaykum, le juge Binnie a expliqué que l’arrêt Sparrow avait élargi la portée de la notion d’obligation fiduciaire sui generis à la protection de droits ancestraux et droits issus de traités au sens de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 :
La nature sui generis du titre indien de même que les pouvoirs et la responsabilité historiques de Sa Majesté constituent la source de cette obligation de fiduciaire. À notre avis, l’arrêt Guerin, conjugué avec l’arrêt R. v. Taylor and Williams (1981), 1981 CanLII 1657 (ON CA), 34 O.R. (2d) 360, justifie un principe directeur général d’interprétation du par. 35(1), savoir, le gouvernement a la responsabilité d’agir en qualité de fiduciaire à l’égard des peuples autochtones. Les rapports entre le gouvernement et les autochtones sont de nature fiduciaire plutôt que contradictoire et la reconnaissance et la confirmation contemporaines des droits ancestraux doivent être définies en fonction de ces rapports historiques. [Soulignement omis.]
(Wewaykum, par. 78, citant Sparrow, p. 1108.)
[242] Dans ce passage, la Cour n’a pas affirmé que la Couronne a une obligation fiduciaire sui generis à l’égard de tous les droits ancestraux et droits issus de traités. Elle a plutôt simplement reconnu que la Couronne entretient des relations de nature fiduciaire avec les peuples autochtones.
[243] Bien que notre Cour utilise maintenant l’expression obligations de fiduciaire pour désigner les obligations particulières de la Couronne à l’égard d’intérêts autochtones identifiables, cette conception est relativement récente. À l’époque des arrêts Guerin (1984) et Sparrow (1990), les expressions « obligation de fiduciaire » et « qualité de fiduciaire » ont servi à « justifie[r] un principe directeur général d’interprétation du par. 35(1) » selon lequel « le gouvernement a la responsabilité d’agir en qualité de fiduciaire à l’égard des peuples autochtones » (Sparrow, p. 1108; McCabe, p. 58‑59). Certains ont affirmé que, pendant cette période, la Cour considérait la relation fiduciaire comme [traduction] « étroitement associé[e] sinon équivalent[e] » au principe général de l’honneur de la Couronne, et que la « tendance à amalgamer la relation fiduciaire avec l’honneur de la Couronne s’est poursuivie pendant plus d’une décennie après l’arrêt Sparrow » (McCabe, p. 58‑59), ce qui engloberait l’arrêt rendu en 2002 dans Wewaykum. Cependant, suivant la jurisprudence plus récente de notre Cour, et notamment l’arrêt Manitoba Metis, il est maintenant reconnu que [traduction] « l’honneur de la Couronne demeure un concept beaucoup plus large que celui de l’obligation de fiduciaire » (Hogg et Dougan, p. 307). Cela dit, l’honneur de la Couronne n’a pas englobé ni supplanté les obligations de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones. Les obligations fiduciaires ad hoc et sui generis continuent plutôt de jouer un rôle important et distinct dans le façonnement de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones dans certaines circonstances.
[244] Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs du lac Supérieur pour dire que l’arrêt Bear Island rendu en 1991 par notre Cour permet d’affirmer que la Couronne a une obligation fiduciaire sui generis en ce qui concerne les obligations que lui imposent les Traités Robinson. Bien qu’elle ait accepté la concession de la Couronne selon laquelle elle avait « enfreint ses obligations fiduciaires envers les Indiens » auxquelles elle était tenue en vertu du Traité Robinson‑Huron (à la p. 575), la Cour n’a pas tranché l’affaire sur la base d’un manquement à une obligation fiduciaire et elle ne s’est pas demandé s’il existait une obligation fiduciaire sui generis particulière relativement aux droits issus de traités. Dans ces circonstances, la meilleure façon de comprendre la référence par la Cour aux « obligations fiduciaires » est de considérer qu’il s’agit d’un renvoi à la relation fiduciaire plus générale examinée dans la jurisprudence antérieure, laquelle est toujours présente dans les relations entre la Couronne et les Autochtones et reflète l’obligation plus large de l’honneur de la Couronne.
(ii) Intérêt préexistant dans les terres cédées
[245] Enfin, la Couronne n’a pas d’obligation fiduciaire sui generis à l’égard de l’intérêt préexistant des demandeurs des lacs Huron et Supérieur dans les terres cédées. Au procès et en appel, les demandeurs ont fait valoir que l’intérêt dans le territoire cédé qui est devenu l’objet des Traités Robinson a été [traduction] « historiquement occupé et collectivement détenu avant le contact avec les Européens, et est donc susceptible de constituer un intérêt autochtone particulier ou identifiable dans les terres dans le contexte antérieur aux Traités » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 509). En réponse, l’Ontario et le Canada ont invoqué les dispositions des Traités Robinson relatives à la cession — aux termes desquelles les signataires « volontairement [. . .] abandonnent [. . .], cèdent, donnent et transportent [. . .] leurs droits et intérêts » à la Couronne — comme preuve que tout intérêt préexistant dans les terres cédées n’existe plus.
[246] La juge de première instance et la Cour d’appel ont conclu à bon droit que même si un tel intérêt préexistant existe encore, et même s’il pouvait être considéré comme un intérêt autochtone particulier ou identifiable, la deuxième condition à respecter pour pouvoir conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire sui generis n’est pas remplie. Plus précisément, comme la juge de première instance l’a conclu, ni le texte des Traités Robinson ni le contexte dans lequel ils ont été signés n’apportent une preuve que la Couronne [traduction] « administrerait les terres au nom des bénéficiaires des Traités » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 512). La Couronne n’exerçait pas un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt dans les terres (par. 511‑512).
[247] Je conclus que la Couronne n’est pas assujettie à une obligation fiduciaire ad hoc ou sui generis à l’égard de la promesse d’augmentation contenue dans les Traités Robinson. Comme je l’explique dans la section suivante, cependant, la Couronne est assujettie à une obligation de diligence dans la mise en œuvre ou la réalisation de cette promesse, et le non‑respect de cette obligation constitue une violation de traités.
(3) La Couronne a une obligation de diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation
a) Introduction
[248] Toutes les parties devant notre Cour conviennent que la Couronne a l’obligation d’exécuter ou de mettre en œuvre avec diligence la clause d’augmentation contenue dans les Traités Robinson. À l’instar des cours inférieures, elles expriment des avis divergents sur ce que ce devoir exige précisément de la Couronne en pratique, y compris sur la manière dont il convient de réparer les manquements passés à cette obligation.
[249] La juge de première instance a conclu que l’honneur de la Couronne [traduction] « exige que la Couronne s’efforce avec diligence de mettre en œuvre un processus lui permettant d’envisager de majorer les annuités en tenant compte des facteurs économiques qui influent sur cette décision », mais que la Couronne « ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire illimité sur la question de savoir si ou comment il convient de majorer les annuités » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 568). Elle a également reconnu l’importance de renouveler la relation établie par traités pour permettre aux parties de [traduction] « coexister dans une relation empreinte de respect réciproque et mutuellement avantageuse dans l’avenir » (par. 573).
[250] La Cour d’appel a jugé à l’unanimité que l’honneur de la Couronne était en jeu en l’espèce, mais elle s’est divisée sur la manière précise dont il devrait s’appliquer. Les juges majoritaires (les juges Lauwers et Pardu, avec l’accord du juge Hourigan) ont conclu que, dans les circonstances, l’honneur de la Couronne oblige celle‑ci à majorer les annuités au‑delà de 4 $ par personne dans le cadre de son obligation de diligence dans la mise en œuvre de la clause d’augmentation (par. 87 et 241). Les juges minoritaires (le juge en chef Strathy et le juge Brown) n’auraient pas ordonné une majoration dans le cadre de l’obligation qu’imposent les traités, mais ils auraient conclu que l’honneur de la Couronne oblige à tout le moins celle‑ci à envisager de temps en temps de majorer les annuités au‑delà de 4 $ (par. 87 et 499). La Cour d’appel a également jugé à l’unanimité que le pouvoir discrétionnaire de la Couronne sur la question de savoir si et comment il convient d’augmenter les annuités était justiciable et n’était pas illimité (par. 88).
[251] Devant notre Cour, l’Ontario reconnaît qu’il a une obligation de diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation en conformité avec l’honneur de la Couronne. Il affirme toutefois que cette obligation est uniquement procédurale : pour s’acquitter de celle‑ci, il suffit à la province d’« envisager » d’accorder des majorations au‑delà du plafond de 4 $ de temps en temps (m.a., par. 97‑98 et 102). À son avis, un tribunal ne peut ordonner à la Couronne de verser aux demandeurs une somme d’argent particulière à titre de dommages‑intérêts visant à réparer un manquement passé à la clause d’augmentation (par. 105 et 108). Le Canada affirme que l’obligation de diligence dans la mise en œuvre exige simplement de la Couronne qu’elle mette en œuvre la clause d’augmentation de manière à [traduction] « respecte[r] l’objectif des Traités et [à] fai[re] avancer la réconciliation » (m.i., par. 38). Le Canada et l’Ontario reconnaissent tous deux que, quel que soit le pouvoir discrétionnaire dont dispose la Couronne dans la mise en œuvre de la clause d’augmentation, ce pouvoir n’est pas illimité (m.a. Ontario, par. 3; m.i. Canada, par. 4).
[252] Les demandeurs du lac Supérieur affirment que l’obligation de mise en œuvre diligente et en fonction de l’objectif visé est au cœur des obligations imposées par le traité à la Couronne, et exige de celle‑ci qu’elle prenne des mesures concrètes et en temps utile pour remplir les promesses faites par traité (m.a. au pourvoi incident, par. 55). Les demandeurs du lac Huron soutiennent que l’obligation de réalisation diligente a pour effet de [traduction] « limite[r] l’exercice des pouvoirs discrétionnaires » de la Couronne (m.i., par. 109). Ils ajoutent que cette obligation ne constitue [traduction] « pas [. . .] une obligation indépendante », mais qu’elle est plutôt liée à la revendication sous‑jacente pour violation de traité, de laquelle découlent en fin de compte des réparations, y compris des dommages‑intérêts : « Lorsque la Couronne manque à son obligation de mettre en œuvre honorablement le Traité, elle viole le Traité lui‑même » (par. 109).
[253] Comme je l’explique plus loin, je ne suis pas d’accord avec l’argument de l’Ontario selon lequel l’obligation de diligence dans la mise en œuvre n’impose que des obligations procédurales en ce qui concerne la mise en œuvre de la clause d’augmentation. J’estime plutôt que la Couronne est tenue, et a en fait toujours été tenue, d’agir de manière honorable et en temps utile pour réaliser l’objet de la promesse faite par traité. Comme je vais l’expliquer en examinant la question des réparations dans la section suivante, cela oblige la Couronne à verser une somme, sous réserve du contrôle des tribunaux, afin d’indemniser les demandeurs du lac Supérieur pour son manquement passé à la clause d’augmentation, qui constitue en l’espèce un manquement à la fois à l’obligation de diligence dans la mise en œuvre et au traité lui‑même.
b) L’obligation de diligence dans la mise en œuvre
[254] L’obligation de diligence dans la mise en œuvre oblige la Couronne à respecter les promesses qu’elle a faites par traité. Cette obligation a été reconnue pour la première fois dans l’arrêt Manitoba Metis de notre Cour, qui concernait certaines obligations établies en faveur des Métis de la rivière Rouge dans la Loi de 1870 sur le Manitoba. Les Métis de la rivière Rouge avaient résisté vigoureusement aux avancées coloniales pendant de nombreuses années, mais avaient finalement accepté de faire partie du Canada en 1870. En échange, le Canada avait accepté de concéder 1,4 million d’acres de terre aux descendants des Métis et de reconnaître certaines propriétés foncières existantes. Ces deux engagements étaient énoncés aux art. 31 et 32 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, un instrument constitutionnel.
[255] Au fil des ans, la Couronne a mis de côté certaines terres pour les descendants des Métis, mais il y a eu ensuite des erreurs et des retards. Des répartitions ont été abandonnées, les distributions de terres sont devenues aléatoires et des spéculateurs ont commencé à acquérir des terres des Métis en profitant de failles juridiques. En 1981, la Manitoba Metis Federation et des demandeurs métis individuels ont intenté une poursuite contre le procureur général du Canada et le procureur général du Manitoba en vue d’obtenir des jugements déclarant que la Couronne avait manqué à son obligation fiduciaire envers les Métis dans la mise en œuvre de la Loi de 1870 sur le Manitoba et qu’elle n’avait pas mis en œuvre la promesse de concession de terres en conformité avec l’honneur de la Couronne. Le juge de première instance et la Cour d’appel du Manitoba ont rejeté l’action.
[256] Notre Cour a jugé à l’unanimité qu’aucune obligation fiduciaire ne découlait des promesses faites par la Couronne aux Métis à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Écrivant au nom des juges majoritaires, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis ont néanmoins statué que les Métis avaient droit à un jugement déclarant que la Couronne n’avait pas agi avec diligence dans la mise en œuvre des concessions de terres. Cette obligation découlait directement de l’honneur de la Couronne, et exigeait de cette dernière qu’elle adopte une approche libérale et téléologique dans l’interprétation de la promesse de concession de terres et agisse avec diligence pour s’acquitter de cette promesse (par. 75).
[257] Précisant la deuxième exigence, les juges majoritaires ont expliqué que, bien que le droit « tien[ne] pour acquis que la Couronne entend toujours respecter ses promesses solennelles, notamment ses obligations constitutionnelles » (par. 79, citant Badger, et Nation haïda, par. 20), les responsabilités de la Couronne vont plus loin : « . . . si l’honneur de la Couronne garantit l’exécution de ses obligations, il s’ensuit que l’honneur de la Couronne exige qu’elle prenne des mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées » avec la « diligence voulue » (par. 79, citant Moses, par. 23).
[258] Pour s’acquitter de son obligation de s’assurer que ses engagements soient réalisés, la Couronne doit « veiller à exécuter l’obligation de façon à réaliser l’objet de la promesse » pour éviter que les parties autochtones ne se retrouvent avec une promesse vide de contenu (par. 80). Il s’agit d’une obligation « d’une portée restreinte et bien circonscrite » qui, dans l’arrêt Manitoba Metis, a été considérée comme « résult[ant] des faits exceptionnels dont nous sommes saisis », à savoir qu’« une tendance persistante aux erreurs et à l’indifférence nuisant substantiellement à l’atteinte des objectifs d’une promesse solennelle pourrait constituer un manquement à l’obligation de la Couronne d’agir honorablement dans la mise en œuvre de sa promesse » (par. 81‑82). Les juges majoritaires ont estimé que la mise en œuvre rapide et équitable de la promesse de concession de terres était essentielle à la réconciliation, ce qu’avaient empêché les erreurs et l’inaction de la Couronne. Selon les juges majoritaires, « [u]n gouvernement ayant l’intention sincère de respecter l’obligation que lui commandait son honneur pouvait et aurait dû faire mieux » (par. 128). La Cour a finalement rendu un jugement déclarant que la Couronne fédérale n’avait pas mis en œuvre de façon honorable la disposition prévoyant la concession de terres, énoncée à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba (par. 154).
[259] Depuis l’arrêt Manitoba Metis, l’obligation de diligence dans la mise en œuvre n’a reçu qu’une attention limitée dans la jurisprudence (voir, p. ex., First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 52; Chippewas of Nawash Unceded First Nation c. Canada (Attorney General), 2023 ONCA 565, 486 D.L.R. (4th) 1, par. 150‑152; Watson c. Canada, 2020 CF 129, par. 499‑500 (CanLII); Yahey c. British Columbia, 2021 BCSC 1287, 43 C.E.L.R. (4th) 1, par. 1779‑1787). Les commentaires de notre Cour dans l’arrêt Manitoba Metis demeurent l’énoncé de droit faisant autorité le plus complet sur cette obligation.
[260] Bien que toutes les parties s’entendent pour dire que la Couronne a l’obligation d’exécuter ou de mettre en œuvre avec diligence la clause d’augmentation contenue dans les Traités Robinson, l’Ontario maintient, à l’instar des juges minoritaires de la Cour d’appel, que cette obligation est uniquement procédurale : elle sera respectée si la Couronne démontre qu’elle a à tout le moins de temps en temps envisagé ou examiné la possibilité de majorer l’annuité établie à 4 $.
[261] Je reconnais que, plutôt que de préciser un résultat particulier dans un cas donné, l’obligation de diligence dans la mise en œuvre a trait aux modalités d’exécution des obligations de la Couronne (Manitoba Metis, par. 73). Néanmoins, la Cour doit se garder de dissocier l’obligation de diligence dans la mise en œuvre de la nature même de la promesse faite par traité qui est en cause. L’obligation de diligence dans la mise en œuvre elle‑même ne dicte pas un résultat particulier en l’espèce. Cependant, la mise en œuvre avec diligence et de manière honorable de la promesse d’augmentation ne saurait être interprétée uniquement du point de vue procédural sans qu’il ne soit tenu de ce qu’exige la promesse en question. Dans le cas qui nous occupe, toutes les parties ont convenu qu’il est nécessaire de majorer l’annuité en ce qui concerne le passé. Pour déterminer ce qu’exige l’obligation de mise en œuvre ou de réalisation diligente en l’espèce, la Cour doit examiner la question posée dans l’affaire Nation haïda dans le contexte de l’obligation de consulter : « [Qu’est‑]ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones »? (par. 45). Pour ce faire, la Cour doit garder à l’esprit que l’honneur de la Couronne est un concept qui « peut [nécessairement] s’appliquer dans des situations concrètes » (par. 16).
[262] Je ne puis accepter l’argument de l’Ontario selon lequel une obligation purement procédurale — qui requiert simplement de la Couronne qu’elle « envisage » ou « examine » la possibilité d’accorder des majorations discrétionnaires des annuités de temps en temps — préserverait l’honneur de la Couronne ou permettrait la réconciliation entre les parties. Depuis 1875, année à laquelle remonte la première et unique majoration des annuités, la Couronne a omis de se demander si elle pouvait majorer les annuités sans encourir de pertes et, dans l’affirmative, d’exercer son pouvoir discrétionnaire de décider si elle les majorait et de combien. Depuis plus d’un siècle, la Couronne s’est révélée être une partenaire de traité manifestement peu fiable et peu digne de confiance en ce qui concerne la promesse d’augmentation. Elle a perdu l’autorité morale qui lui permettrait de simplement dire « faites‑nous confiance ».
[263] Je m’arrête ici pour signaler l’opinion de la juge de première instance selon laquelle la question de savoir si la Couronne s’était acquittée de ses obligations en vertu des Traités Robinson ne faisait [traduction] « pas partie des questions de la première étape » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 393; voir aussi les motifs de la C.A., par. 326). Pourtant, devant notre Cour, le Canada et l’Ontario ont tous deux reconnu avec franchise que, depuis environ 150 ans, la Couronne a manqué à son obligation de diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation faite par traités. Ils ont de ce fait convenu qu’ils n’avaient préservé ni l’honneur de la Couronne ni les principes de respect, de responsabilité, de réciprocité et de renouvellement qui sous‑tendaient la conception qu’avaient les Anichinabés de leur relation établie par traités avec la Couronne (transcription, jour 1, p. 6; m.i. Canada, par. 34). Ils ont admis qu’une certaine majoration au‑delà de 4 $ pour la période écoulée depuis 1875 est nécessaire (transcription, jour 1, p. 15), comme en témoigne d’ailleurs le règlement de 10 milliards de dollars récemment conclu entre les demandeurs du lac Huron, l’Ontario et le Canada pour les manquements passés à la promesse d’augmentation.
c) Conclusion
[264] Je n’ai aucune difficulté à conclure que la Couronne a clairement manqué à son obligation d’exécuter avec diligence la promesse d’augmentation faite dans les Traités Robinson. Comme je l’explique plus loin, je n’ai aucune difficulté non plus à conclure que les demandeurs des lacs Huron et Supérieur ont droit à une réparation pour cette violation.
F. La réparation à accorder pour l’omission de la Couronne d’agir avec diligence dans la mise en œuvre de la promesse d’augmentation
(1) Introduction
[265] La réparation incombant à la Couronne en raison de sa violation des Traités Robinson et la possibilité que cette réparation fasse avancer la réconciliation sont des questions fondamentales dans les présents pourvois.
[266] La juge de première instance a conclu que la mise en œuvre de la promesse faite par traités exigeait de la Couronne qu’elle entreprenne un processus de consultation avec les bénéficiaires et qu’elle verse une annuité majorée reflétant ce qu’elle a appelé une « juste part » du produit du territoire. Elle a rejeté l’argument de l’Ontario selon lequel un jugement déclarant simplement que la Couronne était tenue d’agir honorablement en vue de réaliser l’objectif des Traités Robinson rétablirait de façon suffisante la relation établie par ceux‑ci ainsi que l’honneur de la Couronne (motifs exposés au terme de la première étape, par. 496).
[267] Les juges majoritaires de la Cour d’appel (les juges Lauwers et Pardu, avec l’accord du juge Hourigan) ont conclu qu’il était raisonnable de la part de la juge de première instance de n’avoir aucune certitude qu’un simple jugement déclaratoire donnerait lieu à des négociations de bonne foi (par. 276). Ils ont encouragé les parties à [traduction] « négocier, plutôt [qu’à] plaider, les questions restantes », y compris les réparations à accorder (par. 327). Ils ont souligné que des négociations permettent au tribunal de s’abstenir de toute « gestion [judiciaire] étroite » qui « peut nuire au véritable dialogue et à la relation à long terme que ces traités doivent favoriser » (par. 328, citant First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 60). Ils ont ajouté que des ententes négociées assureraient également une précision, une continuité, une transparence et une prévisibilité dans la relation établie par traités, et qu’elles commanderaient la déférence judiciaire (par. 329).
[268] Les juges minoritaires de la Cour d’appel (le juge en chef Strathy et le juge Brown) auraient donné à la juge de première instance la directive d’inviter les parties à lui soumettre d’autres observations concernant la mise en œuvre des traités, notamment sur : a) la fréquence à laquelle la Couronne doit se pencher sur la possibilité d’augmenter les annuités; b) les considérations à prendre en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la Couronne peut majorer les annuités sans encourir de pertes; c) le calcul des montants des majorations qu’aurait dû accorder la Couronne; d) les dommages résultant du manquement de la Couronne (par. 506). Ils ont reconnu que « favoris[er] la négociation et le règlement juste des revendications autochtones comme solution de rechange aux recours judiciaires et aux résultats imposés par les tribunaux » pouvait faire avancer la réconciliation (par. 494, citant Mikisew Cree 2018, par. 22). Cependant, ils ont également convenu avec la juge de première instance que, compte tenu du manquement par la Couronne depuis plus d’un siècle et demi à la promesse faite par traités, le tribunal avait le pouvoir et l’obligation [traduction] « d’imposer des obligations particulières et générales à la Couronne » (par. 503‑504, citant les motifs exposés au terme de la première étape, par. 497).
[269] Bien qu’il concède maintenant avoir manqué aux obligations constitutionnelles auxquelles il était tenu en vertu des Traités Robinson, l’Ontario soutient que seul un jugement déclaratoire peut être accordé pour ce manquement. Des réparations substantielles ou coercitives, y compris des dommages‑intérêts, ne peuvent pas être accordées parce que l’honneur de la Couronne ne constitue pas en soi une cause d’action (m.a., par. 105 et 108); une réparation substantielle ou coercitive [traduction] « entraînera[it] naturellement les parties dans une relation de nature contradictoire » (par. 111); et un jugement déclaratoire serait conforme au principe selon lequel « les décisions concernant l’affectation des ressources publiques relèvent de la compétence de l’assemblée législative et de l’exécutif », et non des tribunaux (par. 113, citant Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick c. Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286, par. 20). Dans ces circonstances, affirme l’Ontario, un jugement déclarant que la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire en conformité avec l’honneur de la Couronne, et que l’exercice de ce pouvoir est susceptible de contrôle par les tribunaux, constitue une réparation appropriée et efficace.
[270] Le Canada et les demandeurs des lacs Huron et Supérieur affirment que des réparations substantielles ou coercitives, y compris des dommages‑intérêts, sont possibles en l’espèce et que ces réparations devraient être déterminées à la troisième étape. Selon les demandeurs du lac Huron, le choix de la réparation devrait reposer sur la question de savoir si celle‑ci sert à réparer la relation prévue par traité, à rétablir l’honneur de la Couronne et à donner effet à la compréhension commune du traité par les parties (m.i., par. 115). Les demandeurs du lac Supérieur ajoutent qu’une réparation pécuniaire est compatible avec la réconciliation et que la [traduction] « mission principale » du tribunal est d’accorder une indemnité après avoir déterminé les pertes causées par l’omission de la Couronne d’exercer son pouvoir discrétionnaire (m.i., par. 115). De l’avis du Canada, bien qu’elles puissent être accordées en l’espèce, des mesures déclaratoires ne sont probablement pas suffisantes compte tenu de la durée et du caractère continu de la violation de la Couronne (m.i., par. 44).
[271] À mon avis, un jugement déclaratoire précisant les droits et les obligations des parties constitue une réparation appropriée en l’espèce, car il servira de base à la mise en œuvre future des Traités Robinson et clarifiera la nature du manquement passé. Par ailleurs, vu la durée et le caractère odieux de la violation par la Couronne de la clause d’augmentation depuis près d’un siècle et demi, un jugement déclaratoire, bien qu’utile, serait insuffisant pour renouveler la relation prévue par traités et rétablir l’honneur de la Couronne. La Couronne doit fournir une mesure de redressement pour le manquement concédé à son obligation. Pour ce faire, elle devrait prendre en considération divers facteurs, notamment la nature et la gravité des manquements, le nombre d’Anichinabés et leurs besoins, les avantages que la Couronne a retirés des territoires cédés et ses dépenses au fil du temps, les besoins plus larges d’autres populations autochtones et des populations non autochtones de l’Ontario et du Canada, et les principes et exigences découlant de l’honneur de la Couronne, y compris son obligation de diligence dans la mise en œuvre de la promesse sacrée qu’elle a faite par traité de partager les richesses de la terre si celle‑ci se révélait rentable. Toutefois, il convient que cette mesure de redressement fasse l’objet de négociations par les partenaires du traité d’une manière compatible avec l’objectif de la réconciliation.
[272] Comme je vais l’expliquer, je suis donc d’avis de donner comme autre directive à la Couronne de mener avec les demandeurs du lac Supérieur des négociations honorables et circonscrites dans le temps portant sur l’indemnisation à verser pour les manquements passés à la clause d’augmentation. Si les parties ne sont pas en mesure d’en arriver à un règlement négocié, la Couronne devra, dans les six mois suivant le prononcé des présents motifs, exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu de la clause d’augmentation et fixer une somme à verser pour indemniser les demandeurs du lac Supérieur pour les manquements passés. Cette somme, et le processus suivi pour y arriver, seront susceptibles de contrôle par les tribunaux.
(2) Toute la gamme des réparations peut être accordée
[273] Le manquement par la Couronne à la promesse d’augmentation constitue à la fois un manquement à l’obligation de réalisation diligente et un manquement au traité lui‑même. En principe, toute la gamme des réparations — tant déclaratoires que coercitives — peut être accordée.
[274] Selon un principe bien établi du droit canadien, « [q]uand il existe des droits, il existe des réparations » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 102). D’ailleurs, [traduction] « un droit n’a de valeur pratique que dans la mesure où une réparation adéquate permet d’en assurer la protection » (J. Cassels et E. Adjin‑Tettey, Remedies : The Law of Damages (3e éd. 2014), p. 1). De même, les droits ancestraux et les droits issus de traités protégés en vertu du par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [traduction] « ne seront pas utiles sans des réparations efficaces » (K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 15:2).
[275] Pour respecter leur statut constitutionnel, préserver l’honneur de la Couronne et faire avancer la réconciliation, les droits ancestraux et les droits issus de traités ne peuvent pas être moins exécutoires que les autres droits constitutionnels (Sparrow, p. 1106‑1107; voir aussi Van der Peet, par. 20‑21). En tant que gardiens de la Constitution et garants des droits enchâssés dans celle‑ci, les tribunaux ont la responsabilité de veiller à ce que les droits ancestraux et les droits issus de traités soient protégés par des réparations adéquates, efficaces et utiles (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, p. 753).
[276] Lorsque la Couronne manque à ses obligations issues de traités ou aux devoirs découlant de l’honneur de la Couronne, il est possible d’accorder toute la gamme des réparations, y compris des dommages‑intérêts et d’autres mesures de nature coercitive, pour remédier à ce manquement (Roach, § 15:2). Dans le contexte de l’obligation de consulter, par exemple, notre Cour a reconnu que le manquement à cette obligation « peut donner lieu à un certain nombre de mesures allant de l’injonction visant l’activité préjudiciable, à l’indemnisation, voire à l’ordonnance enjoignant au gouvernement de consulter avant d’aller de l’avant avec son projet » (Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650, par. 37, citant Nation haïda, par. 13‑14).
[277] Comme ils le font pour les autres droits constitutionnels, les tribunaux devraient adopter une approche téléologique pour déterminer la réparation appropriée en cas de manquement à des obligations issues de traités (Roach, § 15:2). Comme toujours, « [l]a question décisive [. . .] consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones » (Nation haïda, par. 45). Le rétablissement de l’honneur de la Couronne [traduction] « oblige les tribunaux à faire preuve de créativité » en respectant un cadre juridique raisonné, et à accorder des réparations qui « f[ont] avancer l’atteinte de l’objectif de réconciliation » (Hogg et Dougan, p. 292; voir aussi Roach, §§ 15:1‑15:2).
(3) Un jugement déclaratoire constitue une réparation appropriée en l’espèce
[278] À mon avis, un jugement déclaratoire constitue une réparation appropriée en ce sens qu’il établit un énoncé définitif des droits et obligations prévus par la clause d’augmentation afin de guider les parties dans la négociation d’une indemnisation pour les manquements passés et d’encourager le renouvellement à l’avenir de la relation établie par traités.
[279] Un jugement déclaratoire est [traduction] « une déclaration judiciaire confirmant ou niant le droit légal du demandeur. Contrairement à la plupart des décisions, le jugement déclaratoire ne fait que déclarer et n’accorde au demandeur aucune autre réparation que d’énoncer ses droits » (L. Sarna, The Law of Declaratory Judgments (4e éd. 2016), p. 1). Un jugement déclaratoire est discrétionnaire. Le tribunal peut accorder un tel jugement : « . . . a) lorsqu[’il] a compétence pour entendre le litige, b) lorsque la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, c) lorsque la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue et d) lorsque la partie intimée a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité » (S.A. c. Metro Vancouver Housing Corp., 2019 CSC 4, [2019] 1 R.C.S. 99, par. 60; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 81; voir aussi Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99, par. 11, et Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 46). Un jugement déclaratoire ne devrait pas être rendu s’il n’est pas « à même de régler, de façon pratique, les questions en l’espèce » (Solosky c. La Reine, 1979 CanLII 9 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 821, p. 833).
[280] Toutes les parties conviennent que notre Cour peut accorder un jugement déclaratoire en l’espèce. Premièrement, il ne fait aucun doute que notre Cour a compétence sur les questions en litige dans les présents pourvois. Deuxièmement, le litige entre les parties est réel et non pas simplement théorique : les parties ne s’entendent pas sur de nombreuses questions en litige, notamment sur l’interprétation qu’il convient de donner à la clause d’augmentation, sur les obligations que celle‑ci impose à la Couronne et sur la réparation à accorder pour le manquement de la Couronne à ces obligations. Troisièmement, bien que la Couronne n’ait pas agi honorablement en ne s’acquittant pas pendant près de 150 ans des obligations qui lui incombaient en vertu de la clause d’augmentation, la longue histoire du présent litige et le règlement récent de 10 milliards de dollars intervenu entre la Couronne et les demandeurs du lac Huron pour les manquements passés tendent à indiquer que toutes les parties ont véritablement intérêt à ce que les questions soient résolues. Quatrièmement, quoique, devant notre Cour, l’Ontario reconnaisse maintenant que la réparation appropriée est un jugement déclarant que la Couronne est tenue d’exercer son pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu de majorer les annuités, il s’est opposé pendant la plus grande partie du litige à ce que soit accordé un jugement déclaratoire du type de celui que sollicitent les demandeurs. Jusqu’à récemment, l’Ontario maintenait qu’il n’avait pas violé la clause d’augmentation parce qu’il disposait d’un pouvoir discrétionnaire illimité quant à l’opportunité de majorer les annuités au‑delà de 4 $. En ce sens, il s’oppose depuis le début au prononcé d’un jugement déclaratoire reconnaissant qu’il a violé la clause d’augmentation. Cependant, comme l’a expliqué notre Cour dans l’arrêt Shot Both Sides c. Canada, 2024 CSC 12, par. 81, le fait que la Couronne concède tardivement avoir violé un droit issu d’un traité ne devrait pas écarter la possibilité de rendre un jugement déclaratoire. Conclure autrement « privilégierait la forme aux dépens du fond en ce qui concerne la nature du “véritable” litige dont nous sommes saisis, et négligerait la nature prolongée du litige qui a mené les parties à cette issue » (par. 81).
[281] À mon avis, il est extrêmement utile que notre Cour rende un jugement déclaratoire clarifiant les obligations qui incombent à la Couronne en ce qui concerne la clause d’augmentation et reconnaissant que la Couronne a manqué à ces obligations. Un tel jugement déclaratoire constituera un énoncé définitif des droits sur lequel les partenaires des traités pourront se fonder lors des négociations visant à déterminer de quelle manière la clause d’augmentation doit être mise en œuvre honorablement tant pour le passé que pour l’avenir (voir Manitoba Metis, par. 137). À cet égard, je souscris aux observations suivantes formulées par le juge Rowe dans un texte de doctrine écrit en collaboration avec Diane Shnier :
[traduction] Les jugements déclaratoires permettent aux tribunaux d’énoncer de façon générale ce qui est nécessaire pour respecter les droits issus de traités garantis par la Constitution, et laissent au gouvernement une certaine latitude quant à la manière d’assurer ce respect. De plus, les jugements déclaratoires portant sur une question ou un aspect précis d’une entente peuvent faciliter les négociations extrajudiciaires, ce qui peut se révéler particulièrement important dans le cas des traités conclus avec les peuples autochtones.
(« The Limits of the Declaratory Judgment » (2022), 67 R.D. McGill 295, p. 318)
[282] Comme notre Cour l’a souligné, le jugement déclaratoire « ne saurait représenter la fin du processus de réconciliation » en lien avec la violation par la Couronne d’un traité; « il ne fait que mettre la table pour déployer d’autres efforts en vue de rétablir la relation de nation à nation et l’honneur de la Couronne » (Shot Both Sides, par. 74).
(4) Un jugement déclaratoire est approprié, mais insuffisant
[283] Bien qu’un jugement déclaratoire soit approprié, j’estime qu’un simple jugement déclaratoire, sans plus, est insuffisant compte tenu de la durée et du caractère odieux des manquements qui sont en cause dans les présents pourvois. Dans ces circonstances, un simple jugement déclaratoire ne permettrait pas de réparer adéquatement la relation prévue par traités ou de rétablir l’honneur de la Couronne. Il ne permettrait pas d’assurer une protection suffisante aux droits issus de traités ou de faire avancer véritablement la réconciliation.
[284] Les traités qui ont été conclus entre les parties représentaient fondamentalement des alliances d’égaux qui reposaient sur les principes de respect mutuel, de responsabilité mutuelle, de réciprocité et de renouvellement (motifs exposés au terme de la première étape, par. 423). En obligeant la Couronne à revoir périodiquement l’annuité et à envisager d’en majorer le montant, la clause d’augmentation consacre le désir des parties d’établir un lien se renouvelant sans cesse qui maintiendrait leur relation entre elles à perpétuité. Pourtant, aujourd’hui, plus d’un siècle s’est écoulé depuis que la Couronne s’est penchée sur cette promesse et, par extension, sur le renouvellement de la relation elle‑même. L’Ontario craint que toute réparation autre qu’un pur jugement déclaratoire [traduction] « entraînera[it] [. . .] les parties dans une relation de nature contradictoire » (m.a., par. 111). Les demandeurs du lac Supérieur répondent que cela n’est pas attribuable à la réparation demandée, mais plutôt à [traduction] « l’omission lamentable » de la Couronne depuis presque 150 ans de respecter des droits sacrés issus de traités (m.i., par. 113). Je suis d’accord avec les demandeurs du lac Supérieur. La Couronne ne peut raisonnablement avoir cru que le versement annuel depuis 1875 d’une somme de 4 $ par personne à ses partenaires de traité était de quelque façon honorable.
[285] Qui plus est, depuis la conclusion des Traités Robinson en 1850, la Couronne a tiré d’énormes avantages économiques des territoires cédés grâce à l’exploitation minière et à d’autres activités. Pendant ce temps, comme la Cour d’appel l’a signalé, les partenaires anichinabés des traités ont souffert de nombreuses privations dans leurs communautés, telles que celles relatives [traduction] « aux logements insalubres et aux avis d’ébullition d’eau » (par. 322). L’un des partenaires a prospéré, tandis que l’autre a souvent subi d’énormes difficultés.
[286] Avant de terminer sur ce point, il convient de rappeler que la juge de première instance a conclu que les Traités Robinson étaient largement motivés par les principes de fraternité et d’interdépendance mutuelle, comme en témoigne la chaîne d’alliance. Cette alliance durable a été illustrée par la métaphore du navire attaché à un arbre au moyen d’une chaîne de métal. [traduction] « La métaphore associée à la chaîne était que si une partie était dans le besoin, elle n’avait qu’à “tirer sur la corde” pour signaler que quelque chose n’allait pas, après quoi “tout rentrerait dans l’ordre” » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 65). Les partenaires anichinabés des traités tirent sur la corde depuis maintenant environ 150 ans, mais la Couronne est restée sourde à leurs appels. Cette dernière a sérieusement miné l’esprit et la substance des Traités Robinson.
[287] Pour cette raison, et comme l’a fait observer la juge de première instance, [traduction] « après 168 ans d’inaction de la part de la Couronne, le tribunal ne peut simplement accepter la reconnaissance par la Couronne de son obligation d’agir honorablement et permettre à celle‑ci de continuer ainsi sans autres directives » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 492). Je suis d’accord avec les demandeurs du lac Huron pour dire qu’un simple jugement déclaratoire risquerait de les contraindre [traduction] « à continuer de compter sur un partenaire du Traité sans honneur pour prendre des mesures visant à rétablir la relation établie par le Traité » (m.i., par. 117). Cela serait profondément insatisfaisant et risquerait de laisser encore une fois aux partenaires de traité anichinabés une promesse vide de contenu. Je suis donc d’avis de donner d’autres directives à la Couronne à l’égard des demandeurs du lac Supérieur afin de m’assurer qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire en vertu de la clause d’augmentation en temps utile et de manière honorable en ce qui a trait aux manquements passés.
(5) D’autres directives sont nécessaires
[288] Comme je l’ai dit, je suis d’avis que toute la gamme des réparations, y compris des dommages‑intérêts, peut être accordée à l’égard de revendications pour violation de traités, comme c’est le cas pour les violations d’autres droits constitutionnels. Malgré cela, je ne suis pas convaincu qu’il convienne à la troisième étape de procéder immédiatement à l’octroi de dommages‑intérêts calculés par voie judiciaire à l’égard des manquements passés, compte tenu de la nature de la promesse faite par traités, du rôle que devraient jouer les tribunaux, et de la nécessité de réparer efficacement la relation prévue par traités et de rétablir l’honneur de la Couronne.
a) La nature de la promesse faite par traités
[289] Je suis d’accord avec les demandeurs du lac Supérieur pour dire qu’après un manquement de plus d’un siècle de la part la Couronne, ils ont droit à une réparation. J’ai conclu que la Couronne doit majorer l’annuité au‑delà de 4 $ par personne à l’égard du passé, car il serait manifestement déshonorant de ne pas le faire. Cependant, force est de constater que la clause d’augmentation n’est pas une promesse de la Couronne de verser une certaine somme d’argent. Il s’agit plutôt d’une promesse de la Couronne d’examiner si les conditions économiques lui permettent de majorer les annuités sans encourir de pertes, et, si c’est le cas, d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de décider s’il convient de majorer les annuités et, dans l’affirmative, de combien.
[290] La Couronne doit exercer ce pouvoir discrétionnaire de façon juste et libérale, en conformité avec l’honneur de la Couronne et les termes du traité lui‑même, mais elle conserve le pouvoir et, dans les circonstances de l’espèce, a l’obligation de déterminer un montant qui, selon elle, respecte ces exigences. Tant qu’elle n’a pas exercé ce pouvoir discrétionnaire en entamant honorablement un dialogue avec ses partenaires de traité et qu’elle n’a pas proposé de montant d’indemnisation, la Couronne ne devrait pas, en principe, être contrainte par voie judiciaire à payer une certaine somme d’argent pour réparer les préjudices causés par son manquement. En l’absence de règlement, la Couronne devra expliquer aux demandeurs du lac Supérieur et au tribunal comment elle est arrivée à sa détermination et pour quelles raisons. Cela permettra au tribunal de prêter une attention particulière à la façon dont la Couronne a exercé son pouvoir discrétionnaire, en tenant compte tant du montant déterminé que du processus par lequel elle y est arrivé, lorsqu’il se demande si la détermination de la Couronne est honorable.
[291] Je m’empresse de dire que cela ne signifie pas que la Couronne ne devrait jamais être contrainte par voie judiciaire à payer une certaine somme d’argent déterminée par le tribunal. Dans certaines circonstances, le tribunal peut décider d’intervenir et de fixer la somme que doit payer la Couronne. Par exemple, lorsque la Couronne omet de payer une somme honorable eu égard à l’ensemble des circonstances, le tribunal ne devrait pas pouvoir uniquement annuler la somme fixée par la Couronne et lui renvoyer la question pour qu’elle fasse une nouvelle détermination. En pareil cas, il se peut que le tribunal doive effectuer la détermination que la Couronne refuse d’effectuer, ou qu’elle effectue de manière déshonorable. La Couronne ne peut être autorisée à continuer de compromettre l’objet et la finalité même de la promesse faite par traités.
[292] Cependant, maintenant que notre Cour a déterminé de façon définitive les obligations auxquelles est soumise la Couronne en vertu de la clause d’augmentation, et compte tenu de la position qu’a adoptée l’Ontario devant notre Cour en affirmant : « nous vous écoutons et vous allez nous dire comment il convient d’aborder cela », on peut s’attendre à ce que la Couronne honore avec diligence la promesse qu’elle a faite il y a longtemps aux Anichinabés par traités. À mon avis, compte tenu de la nature de la promesse en cause, la Couronne doit se voir accorder un délai circonscrit pour exercer son pouvoir discrétionnaire, soit par des négociations honorables, soit, au besoin, par une détermination de la Couronne. Cela permettra aux parties de réparer et de renouveler leur relation établie par traités. Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Nation haïda, « [m]ême si les revendications autochtones sont et peuvent être réglées dans le cadre de litiges, il est préférable de recourir à la négociation pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones » (par. 14).
b) Le rôle que devraient jouer les tribunaux
[293] Donner à la Couronne comme directive d’exercer sans délai son pouvoir discrétionnaire constitue également une approche mesurée qui respecte de manière appropriée le rôle que devraient jouer les tribunaux ainsi que la séparation des pouvoirs. Comme le professeur Kent Roach l’a expliqué dans le contexte des droits ancestraux :
[traduction] . . . les tribunaux qui font respecter les droits ancestraux doivent également prendre en considération un éventail d’autres facteurs et intérêts opposés. Ils doivent accorder des réparations qui respectent les rôles institutionnels, y compris les limites du pouvoir judiciaire. Dans bien des cas, les tribunaux ont espoir que les questions pourront être réglées hors cours grâce à un processus de consultation et de négociation. Cette approche est particulièrement attrayante dans le contexte des droits ancestraux, parce qu’elle est susceptible de permettre aux nations autochtones d’exercer un certain degré d’autodétermination et en raison de la complexité des questions et du large éventail de solutions et de formes raisonnables de réconciliation. Par ailleurs, il se peut que les tribunaux doivent en fin de compte faire respecter les droits ancestraux, bien que d’une manière qui respecte les rôles institutionnels et qui est équitable envers toutes les personnes concernées. [§ 15:2]
[294] Les commentaires du professeur Roach sont également instructifs en ce qui concerne les droits issus de traités. Comme dans le contexte de la Charte, il est vrai en l’espèce que « la réparation convenable et juste fait appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle. [. . .] [L]e tribunal qui accorde une réparation fondée sur la Charte doit s’efforcer de respecter la séparation des fonctions entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire et les rapports qui existent entre ces trois pouvoirs » (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 56). Le montant de la majoration de l’annuité que pourrait déterminer la Couronne est une détermination polycentrique et discrétionnaire qui reflétera inévitablement de nombreuses considérations sociales, économiques et de politique qui peuvent changer au fil du temps, ce qui aura une incidence sur la fréquence et la nature du calcul du revenu net et de l’annuité. La détermination du montant de l’indemnité due pour le passé impliquera des considérations similaires. J’insiste sur le fait que les tribunaux ne sont pas incompétents ou incapables de prendre en compte ces considérations lorsque cela est nécessaire. En fait, je prends acte de la compétence des tribunaux pour ordonner une indemnisation à la troisième étape s’il convient de le faire. Cependant, je reconnais aussi que les tribunaux n’ont généralement pas ce qu’il faut pour faire des choix polycentriques ou « évaluer toute la gamme des conséquences de la mise en œuvre d’une politique générale » (Doucet‑Boudreau, par. 120, les juges LeBel et Deschamps, dissidents; voir, de façon générale, Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679, p. 723‑724). Les tribunaux devraient donc faire preuve d’une grande prudence avant d’intervenir en pareilles circonstances.
[295] À cet égard, je suis conscient que, lors de la troisième étape du présent procès, qui a été plaidée et mise en délibéré en septembre 2023, les demandeurs du lac Supérieur ont réclamé des dommages‑intérêts s’élevant à environ 126 milliards de dollars pour se faire indemniser des manquements passés à la clause d’augmentation par la Couronne. Ce chiffre équivaut à environ deux tiers du total des revenus annuels déclarés de la province de l’Ontario, de toute origine, pour l’exercice 2022‑2023 (Ministre des Finances, Perspectives économiques et revue financière de l’Ontario 2023 : Bâtir un Ontario fort ensemble — Documents d’information (2023)). Je m’empresse de souligner que l’importance de ce chiffre ne dicte en aucune façon la réparation à accorder dans la présente décision. Naturellement, lorsque la Couronne a manqué à ses obligations de paiement pendant près de 150 ans, le montant dû sera substantiel. Les signataires anichinabés ne doivent pas maintenant être lésés en raison du choc causé à la Couronne par l’ampleur de la somme due, ce qui est uniquement le résultat de son manquement déshonorant aux promesses sacrées qu’elle a faites par traités.
[296] Par ailleurs, j’estime que la clause d’augmentation constitue une promesse faite par la Couronne d’exercer son pouvoir discrétionnaire quant à la possibilité de majorer les annuités au‑delà de 4 $ par personne lorsqu’elle peut le faire sans encourir de pertes. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé de manière honorable, mais aussi conformément au désir de Sa Majesté d’« agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets » — d’agir avec justice à l’égard des partenaires anichinabés des traités et des autres « sujets » de Sa Majesté. Par conséquent, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Couronne devra s’engager dans un processus décisionnel complexe et polycentrique mettant en balance la solennité de ses obligations envers les Anichinabés et les besoins des autres Ontariens et Canadiens, qu’ils soient autochtones ou non autochtones. Cela relève bien de l’expertise de l’exécutif, mais beaucoup moins de celle des tribunaux.
[297] Ces principes concernant le rôle que devraient jouer les tribunaux concordent avec l’idée selon laquelle « [l]a réconciliation exige souvent des tribunaux une certaine retenue. Ces derniers devraient généralement laisser aux parties la possibilité de gérer ensemble et de régler leurs différends » (First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 4). Comme l’a écrit le juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, 1997 CanLII 302 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 1010, « c’est au moyen de règlements négociés — toutes les parties négociant de bonne foi et faisant les compromis qui s’imposent — processus renforcé par les arrêts de notre Cour, que nous pourrons réaliser [. . .] l’objet fondamental du par. 35(1), c’est‑à‑dire “concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté” » (par. 186; voir aussi F. Hoehn, « The Duty to Negotiate and the Ethos of Reconciliation » (2020), 83 Sask. L. Rev. 1). Comme notre Cour l’a reconnu dans le contexte de l’obligation de consulter, « [o]n ne parvient que rarement, voire jamais, à une véritable réconciliation dans une salle d’audience » (Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069, par. 24; voir aussi Mikisew Cree 2018, par. 22).
[298] Néanmoins, comme ma collègue la juge Martin l’a judicieusement fait observer lors de la plaidoirie de l’Ontario devant notre Cour, l’obligation de rendre compte intervient très certainement dans une salle d’audience (transcription, jour 1, p. 9). En effet, « pour assurer le respect de la Constitution, la retenue dont font preuve les tribunaux ne doit pas s’exercer au détriment d’un examen adéquat de la conduite de la Couronne » (First Nation of Nacho Nyak Dun, par. 34). Comme c’est le cas en l’espèce, une action en justice peut parfois constituer le seul moyen d’amener une partie intransigeante à s’asseoir à la table des négociations en vue de parvenir à un règlement et de faire avancer la réconciliation.
[299] Bien qu’il n’appartienne pas aux tribunaux de forcer la Couronne à exercer son pouvoir discrétionnaire d’une manière particulière, il est tout à fait de leur ressort de contrôler la façon dont la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire pour assurer le respect de la Constitution — pour veiller à ce que la Couronne exerce ce pouvoir conformément à ses obligations issues de traités et au principe constitutionnel de l’honneur de la Couronne. Il convient en l’espèce que notre Cour ordonne au gouvernement de réparer le manquement à ses obligations constitutionnelles, tout en laissant au pouvoir exécutif le soin de déterminer les meilleurs moyens de le faire (voir, de façon générale, Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 96; Première nation algonquine d’Ardoch c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 473, [2004] 2 R.C.F. 108, par. 46‑47, le juge Rothstein (plus tard juge de notre Cour)). Bien que l’analogie ne soit pas parfaite, une directive en ce sens ressemble beaucoup à une ordonnance de la nature d’un mandamus, dans la mesure où elle ordonne qu’un pouvoir discrétionnaire soit exercé, sans préciser exactement comment (voir D. J. M. Brown, J. M. Evans et A. J. Beatty, assistés de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), § 1:24; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 81 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 41, p. 127‑128; Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), 1993 CanLII 3004 (CAF), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), p. 767‑768, conf. par 1994 CanLII 47 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 1100; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772, par. 41).
c) Renouveler la relation prévue par traités et rétablir l’honneur de la Couronne
[300] Je me fonde également sur le fait que les Traités Robinson ne visaient pas seulement à obtenir des terres en échange d’une annuité pécuniaire. Comme l’a expliqué la juge de première instance, [traduction] « [d]u point de vue des Anichinabés, l’objectif central du traité était de renouveler leur relation avec la Couronne » (motifs exposés au terme de la première étape, par. 412 (je souligne)). Pour les Anichinabés, [traduction] « les Traités n’étaient pas un contrat et ils n’étaient pas de nature transactionnelle; ils étaient plutôt le moyen par lequel les Anichinabés continueraient à vivre en harmonie avec les nouveaux arrivants et à entretenir des relations avec eux dans des circonstances imprévisibles et évolutives » (par. 423). Les demandeurs du lac Huron l’expriment très bien : [traduction] « Ce que le Traité promet, [c’est] une “relation continue” comportant des aspects procéduraux et de fond. La Couronne ne peut pas s’acquitter de son devoir en versant une somme d’argent arbitraire sans entamer de dialogue avec l’autre partenaire du Traité » (m.i., par. 101 (je souligne)). Les demandeurs du lac Supérieur se verraient privés de l’aspect relationnel du traité si la troisième étape du présent litige devait se dérouler selon sa conception actuelle. Par conséquent, bien que la Couronne concède maintenant avoir violé la clause d’augmentation, la troisième étape ne devrait pas passer directement au calcul traditionnel des dommages‑intérêts.
[301] Bien entendu, certains pourraient faire remarquer que la Couronne a eu près de 150 ans pour exercer son pouvoir discrétionnaire et que, comme elle ne l’a pas fait, les demandeurs du lac Supérieur devraient maintenant pouvoir obtenir immédiatement une indemnité à la troisième étape. Compte tenu de la longue histoire du présent litige et de la nature déshonorante de la violation du traité par la Couronne, je suis sensible à ce point de vue. Cependant, il convient de rappeler que la clause d’augmentation n’est pas une promesse de payer une certaine somme d’argent. Il s’agit d’une promesse faite par la Couronne d’envisager d’accorder des majorations au‑delà de 4 $ et, s’il y a lieu, d’exercer son pouvoir discrétionnaire de majorer les annuités. À ce stade, l’octroi de dommages‑intérêts calculés par voie judiciaire exclurait de la mise en œuvre du traité tout exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne et tout dialogue entre les partenaires de traité — l’essence même de la promesse faite par traité en ce qui concerne les majorations au‑delà de 4 $. Cela risquerait également de ne pas permettre de renouveler efficacement la relation prévue par traité et de rétablir l’honneur de la Couronne.
[302] J’estime donc que l’octroi d’une indemnité calculée par voie judiciaire pour les manquements passés en ce qui a trait aux demandeurs du lac Supérieur ne constitue pas encore un recours approprié. Je suis plutôt d’avis d’ordonner une période de négociation limitée et circonscrite dans le temps, après laquelle la Couronne est (faute de règlement) tenue d’exercer son pouvoir discrétionnaire de manière honorable et compatible avec les présents motifs et de déterminer un montant d’indemnisation. Une telle réparation est davantage susceptible de réaliser l’objet de la clause d’augmentation et de faire en sorte que la Couronne rende des comptes pour sa violation du traité jusqu’à présent. Ce délai de négociation limité permet d’établir un équilibre délicat entre le fait de veiller à ce que les demandeurs du lac Supérieur reçoivent une indemnité sans retard considérable et celui d’encourager un véritable rétablissement de la relation prévue par traité.
[303] Bien que je reconnaisse que la promesse d’augmentation n’oblige pas expressément les parties à négocier et à s’entendre sur une majoration de l’annuité, il est indéniable qu’une négociation et un règlement extrajudiciaires sont mieux à même de renouveler la relation établie par traités, de faire avancer la réconciliation et de rétablir l’honneur de la Couronne. Après tout, les traités historiques représentent « l’établissement d’une relation de confiance et d’entraide » entre les peuples autochtones et la Couronne, mais les détails de cette relation « doivent faire l’objet de négociations permanentes en vue de concrétiser les principes généraux qui régissent les relations entre les deux peuples » (S. Grammond, Aménager la coexistence : Les peuples autochtones et le droit canadien (2003), p. 248).
[304] Vu les considérations examinées précédemment, je suis d’avis de rendre le jugement déclaratoire suivant :
1. Suivant la clause d’augmentation des Traités Robinson, la Couronne a l’obligation de se demander, de temps en temps, si elle peut majorer les annuités sans encourir de pertes.
2. S’il lui est possible de majorer les annuités sans encourir de pertes, la Couronne doit exercer son pouvoir discrétionnaire de décider si elle majore les annuités et, si oui, de combien.
3. Dans l’accomplissement de ces obligations et dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Couronne doit agir en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne, et notamment avec l’obligation de diligence dans la mise en œuvre.
4. Le pouvoir discrétionnaire de la Couronne doit être exercé avec diligence, honorablement et de façon juste et libérale. Ce pouvoir n’est pas illimité et son exercice est susceptible de contrôle par les tribunaux.
5. La Couronne a violé de façon déshonorante les Traités Robinson en n’exécutant pas avec diligence la clause d’augmentation.
6. La Couronne est tenue de déterminer le montant d’une indemnisation honorable à verser aux demandeurs du lac Supérieur à l’égard des sommes dues au titre des annuités pour la période écoulée depuis 1875.
[305] Pour assurer le respect de la promesse faite par traité, pour réparer la relation prévue par traité, pour rétablir l’honneur de la Couronne et pour faire avancer la réconciliation, je donnerais également à la Couronne la directive d’entamer véritablement et honorablement un dialogue avec les demandeurs du lac Supérieur en vue d’en arriver à un règlement juste en ce qui a trait aux manquements passés. Si un tel règlement ne peut être conclu, la Couronne devra, dans les six mois suivant le prononcé des présents motifs, exercer son pouvoir discrétionnaire et déterminer un montant d’indemnisation pour les manquements passés. Comme les demandeurs du lac Supérieur attendent depuis maintenant près d’un siècle et demi le respect de leur droit issu de traité, la somme à payer ne peut pas faire l’objet d’un sursis d’exécution dans l’attente de l’issue d’un éventuel contrôle judiciaire et doit être payée aux demandeurs du lac Supérieur dans un délai raisonnable suffisant pour permettre les approbations législatives nécessaires.
[306] Afin de permettre aux parties de prendre des mesures visant à la réconciliation et à la réparation de la relation établie par traité, j’ordonnerais également que le sursis imposé à l’égard des procédures de la troisième étape soit prorogé pour une période additionnelle de six mois à compter du prononcé des présents motifs. S’ils souhaitent avoir plus de temps pour en arriver à un règlement honorable avec la Couronne, les demandeurs du lac Supérieur pourront demander au tribunal de première instance une autre prorogation du sursis. Vu la longue histoire du présent litige et la conduite déshonorante de la Couronne, il ne sera pas loisible à cette dernière de solliciter une telle prorogation si les demandeurs du lac Supérieur s’y opposent. Si une autre prorogation est accordée, la Couronne aura jusqu’à l’expiration de celle‑ci pour parvenir à une entente négociée ou pour déterminer un montant d’indemnisation.
[307] Si un règlement négocié à l’égard du passé n’est pas conclu, les demandeurs du lac Supérieur peuvent solliciter un contrôle judiciaire tant du processus suivi par la Couronne que du montant lui‑même qu’elle a déterminé à titre d’indemnisation. Si la troisième étape se poursuit, elle doit évidemment être modifiée en conformité avec les présents motifs.
[308] Si la Couronne a exercé de façon juste, libérale et honorable son pouvoir discrétionnaire lors de la détermination de l’indemnité à verser pour les manquements passés, les tribunaux ne devraient pas intervenir. Le tribunal chargé du contrôle devrait faire preuve d’une certaine déférence à l’égard de la Couronne, en tant que décideur, en ce qui a trait à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (voir Sharpe, p. 221‑222). Pour évaluer la détermination de la Couronne, le tribunal doit prendre en considération les arguments de cette dernière sur la manière dont elle est y est arrivée, et les raisons qui ont motivé celle‑ci, en gardant à l’esprit l’expertise que possède la Couronne pour prendre des décisions polycentriques complexes et en reconnaissant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire peut permettre une gamme de solutions honorables. Le tribunal devrait se concentrer sur la justification de la détermination de la Couronne, en tenant compte de l’honneur de la Couronne.
[309] Bien qu’il ne s’agisse en aucun cas d’une liste exhaustive, le tribunal devrait tenir compte des facteurs suivants lorsqu’il examine la somme fixée par la Couronne : a) la nature et la gravité des manquements passés de la Couronne, y compris le fait que la Couronne manque à ses devoirs depuis près d’un siècle et demi; b) le nombre d’Anichinabés du lac Supérieur et leurs besoins; c) les avantages que la Couronne a retirés des territoires cédés et ses dépenses au fil du temps; d) les besoins plus larges d’autres populations autochtones et des populations non autochtones de l’Ontario et du Canada; et e) les principes et exigences découlant de l’honneur de la Couronne, y compris son obligation de diligence dans la mise en œuvre de sa promesse sacrée dans le traité de partager les richesses de la terre si celle‑ci se révélait rentable.
[310] Compte tenu de ces directives, il devrait être évident que la troisième étape ne s’ouvrira pas par une appréciation judiciaire illimitée ou une quantification des dommages‑intérêts pour les manquements passés. La troisième étape, si elle est nécessaire, commencera plutôt par l’examen du processus entrepris par la Couronne ainsi que du montant lui‑même que cette dernière a déterminé à titre d’indemnisation des demandeurs du lac Supérieur. Cependant, s’il conclut que le processus suivi par la Couronne ou la détermination qu’elle a faite n’est pas honorable, le tribunal peut se pencher sur la réparation qu’il convient d’accorder, et notamment sur la question de savoir s’il y a lieu de renvoyer la question à la Couronne pour qu’elle effectue une nouvelle détermination ou de fixer lui‑même la somme que devra payer la Couronne, pour éviter qu’elle ne continue de compromettre la réalisation de l’objet même de la promesse faite par traités. Bien que la troisième étape se soit déroulée sur la base d’une interprétation incorrecte des Traités Robinson, les parties pourraient se fonder sur certains des éléments de preuve déjà présentés à la juge de première instance pour guider l’examen par le tribunal de la façon dont la Couronne a exercé son pouvoir discrétionnaire.
VI. Dispositif
[311] Je suis d’avis d’accueillir en partie les pourvois de l’Ontario, de rejeter les pourvois incidents des demandeurs des lacs Huron et Supérieur, de rendre le jugement déclaratoire énoncé au par. 304 des présents motifs et de donner les directives énoncées aux par. 305‑310. Je suis d’avis d’accorder aux demandeurs des lacs Huron et Supérieur leurs dépens relatifs aux pourvois et aux pourvois incidents sur la base avocat‑client.
Annexe — Texte des traités Robinson
Traités reproduits tels quels à partir de la version figurant dans Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, Copie du traité Robinson conclu en l’année 1850 avec les Ojibeways du lac Huron, portant sur la cession de certaines terres à la couronne, dernière mise à jour 3 mars 2016 (en ligne), et Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, Copie du traité Robinson conclu en l’année 1850 avec les Ojibways du lac Supérieur, portant sur la cession de certaines terres à la couronne, dernière mise à jour 30 août 2013 (en ligne) :
Le Traité Robinson‑Huron (1850)
Ce marché fait et passé ce neuvième jour de septembre, dans l’année de Notre‑Seigneur mil huit cent cinquante, au Sault Ste. Marie, dans la province du Canada, entre l’honorable William Benjamin Robinson d’une part, au nom de sa majesté la reine, et Shinguaconse, Nebenaigoching, Keokonse, Mishequonga, Tagawanini, Shabokeshick, Dokis, Ponekeosh, Windawgawanini, Shabokeshick, Namassin, Naoquagabo, Wabakekek, Kitchipopegun, par Papasainse, Wagemabé, Pamequonaishaing, chefs, et John Bell, Paqwatchinini, Mashekyash, Ictowekesis, Waquacomick, Ocheek, Metigomin, Watachewana, Minwawapanasse, Shenaoquom, Ouingegum, Panaissy, Papasainse, Ashewasiga, Kageshewawetung, Shawonebin, et aussi le chef Maisquaso, (aussi les chefs Muckatamishoquet et Mekis) et Mishoquetto, et Asa Waswanay et Pawis, hommes marquants des Indiens Ojibeways, habitant et réclamant la propriété des rives est et nord du lac Huron, depuis Penetanguishène jusqu’au Sault Ste. Marie, et de là jusqu’à la baie Batchiwananing, sur la rive nord du lac Supérieur, ensemble avec les îles situées dans le dit lac, vis‑à‑vis les rives d’iceux et à l’intérieur jusqu’à la hauteur des terres qui séparent le territoire couvert par la charte de l’honorable compagnie de la baie d’Hudson du Canada, aussi bien que toutes les terres non concédés situées dans les limites du Canada Ouest, auxquelles ils ont de justes droits, de l’autre part, SAVOIR :
Que pour et en considération de la somme de deux mille louis, argent courant et légal du Haut‑Canada, à eux payés comptant et pour, en outre, l’annuité perpétuelle de six cents louis, même cours, pour être icelle payée et comptée aux dits chefs et leurs tribus dans une saison convenable de chaque année, donnant avis du lieu qui pourra être choisi à cette fin, eux les dits chefs et hommes marquants au nom de leurs tribus ou bandes respectives, volantairement, pleinement et librement abandonnent par les présentes, cèdent, donnent et transportent à sa majesté, ses héritiers et successseurs à perpétuité, tous leurs droits, titres et intérêts dans et sur tout le territoire ci‑dessus décrit, sauf et excepté les réserves mentionnées dans la cédule ci‑annexée, lesquelles réserves seront gardées et possédées par les dits chefs et leurs tribus en commun pour leur usage et bénéfice.Et si les dits chefs et leurs tribus respectives désirent en aucun temps vendre aucune partie des dites réserves, ou d’aucun minerai ou autres productions précieuses d’icelles, les dites réserves seront vendues ou données à bail sur leur demande par le surintendant général des affaires indiennes pour le temps d’alors ou tout autre officier étant autorisé à faire pour leur seul bénéfice et leur meilleur avantage.
Et le dit William Benjamin Robinson, de la première part, au nom de sa majesté et du gouvernement de cette province, convient et promet par les présentes de payer et faire payer les sommes d’argent ci‑dessus mentionnées, et d’accorder en outre aux dits chefs et leurs tribus le privilège libre et entier de chasser sur le territoire par eux maintenant cédé, et de pêcher dans les eaux d’icelui, ainsi qu’ils avaient jusqu’ici l’habitude de le faire, sauf et excepté cette partie du dit territoire qui, de temps en temps, pourra être vendue ou donnée à bail à des individus ou des compagnie d’individus et coupée par eux avec le consentement du gouvernement provincial.
Les parties de la seconde part conviennent et promettent en outre de ne point vendre, donner à bail ou aliéner autrement aucune partie de leurs réserves sans avoir préalablement obtenu le consentement du surintendant général des affaires indiennes ou autre officier pareillement autorisé; et ils ne molesteront ou empêcheront en aucun temps des personnes d’explorer ou rechercher des minéraux ou autres productions précieuses dans aucune partie du territoire cédé par le présent à sa majesté, ainsi qu’il est ci‑dessus mentionné. Les parties de la seconde part conviennent aussi que dans le cas où le gouvernement de cette province aurait avant la date de ce marché vendu ou fait promesse de vendre aucune location de mine ou autre propriété sur la partie du territoire par le présent réservé à leur usage, alors dans ce cas la dite vente ou promesse de vente sera parfaite par le gouvernement, si les parties qui la réclament ont rempli les conditions auxquelles les dites locations ont été accordées, et le montant qui en proviendra sera payé à la tribu à laquelle la réserve appartient.
Le dit William Benjamin Robinson, au nom de sa majesté, qui désire agir d’une manière libérale et juste envers tous ses sujets, convient et promet en outre que si le territoire par le présent cédé par les parties de la seconde part rapporte à aucune époque future un revenu qui puisse permettre au gouvernement de cette province, sans encourir des pertes, d’augmenter l’annuité qu’il leur garantit par le présent, alors et dans ce cas la dite annuité sera augmentée de temps en temps, pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas la somme d’une livre argent courant de la province en aucune année, ou telle autre somme que sa majesté voudra bien ordonner; et pourvu en outre que le nombre d’Indiens ayant droit au bénéfice de ce trait se montera aux deux tiers de ce nombre actuel qui est de quatorze cent vingt‑deux, pour qu’ils aient droit de réclamer le bénéfice entier d’icelui : et si à aucune période future ce nombre ne se monte pas aux deux tiers de quatorze cent vingt‑deux, alors la dite annuité sera diminuée en proportion de leurs nombres actuels.
Le dit William Benjamin Robinson, de la première part, convient en outre, de la part de sa majesté et du gouvernement de cette province, qu’en conséquence de ce que les Indiens qui habitent la rivière des Français et le lac Nipissing sont devenus parties à ce traité, la somme ultérieure de cent soixante livres argent courant de la province sera payée en sus de celle de deux mille livres ci‑dessus mentionnée.
Cédule des réserves faites par les soussignés chefs et hommes marquants ci‑dessus mentionnés :
1. Pamequonaishaing et sa troupe, une étendue de terre qui commencera à sept milles de l’embouchure de la rivière Maganitawang et s’étendra six milles à l’est et à l’ouest, sur trois milles au nord.
2. Wagamake et sa troupe, une étendue de terre qui commencera à un endroit appelé Neckickshegeshing, six milles de l’est à l’ouest, sur trois milles en profondeur.
3. Kitcheposkissigun, (par Papasainse) depuis la Pointe Grondine vers l’ouest, six milles dans l’intérieur, sur deux milles de front, de manière à comprendre le petit lac Nepinassung, (un territoire pour eux‑mêmes et leurs troupes.)
4. Wabakekek, trois milles de front près de Shebawenaning, sur cinq milles de profondeur, pour lui‑même et sa troupe.
5. Namassing et Naoquagabo et leurs troupes, un territoire commençant près de La Cloche, à la limite du territoire de la compagnie de la baie d’Hudson, de là à l’ouest jusqu’à l’embouchure de la rivière Espagnole, puis quatre milles en montant sur le bord sud de la dite rivière, et en traversant jusqu’au point de départ.
6. Shawanakeskick et sa troupe, un territoire maintenant occupé par eux et renfermé par les deux rivières appelées la rivière du Poisson Blanc et Wanabitasebe, sept milles en profondeur.
7. Windawtegowinini et sa troupe, la péninsule est de la rivière du Serpent et formée par elle, maintenant occupée par eux.
8. Ponekeosh et sa troupe, le terrain contenu entre la rivière Mississaga et la rivière Penebewabecong, jusqu’aux premiers rapides.
9. Dokis et sa troupe, trois milles quarrés à Wanateyakokaun, près du lac Nipissing, et l’île près de la chûte de Okickendawt.
10. Shabokeshick et sa troupe, depuis leurs plantations actuelles, sur le lac Nipissing d’Hudson, jusqu’au poste de la Baie d’Hudson, six milles en profondeur.
11. Tagawinini et sa troupe, deux milles quarrés à Wanabitibing, un endroit située à environ quarante milles à l’intérieur, près du lac Nipissing.
12. Keokonse et sa troupe, quatre milles de front depuis la rivière Thessalon, vers l’est sur quatre milles de profondeur.
13. Mishequanga et sa troupe, deux milles sur les bords du lac, à l’est et à l’ouest de Ogawammang sur un mille de profondeur.
14. Shinguaconse et sa troupe, un territoire s’étendant depuis la baie du Maskimongé inclusivement, jusqu’à la pointe aux Perdrix, au‑dessus de la rivière du Jardin, sur le front et dix milles de profondeur dans toute la distance, et aussi l’île aux Ecureuils.
15. Nebenaigoching et sa troupe, un territoire s’étendant depuis Wanabekinegunning, à l’ouest de Grosscap, jusqu’à la limite des terres cédées par les chefs du lac Supérieur, et en profondeur six milles dans toute la distance, y compris la baie Batchewananing, et aussi la petite île au Saut Ste. Marie, dont ils se servent comme endorit de pêche.
16. Pour le chef Mékis et sa troupe, résidant à Wawaquising (Ile de Sable), une étendue de terre à un endroit sur la rive principale vis‑à‑vis l’île, étant l’endroit maintenant occupé par eux pour y résider et cultiver, quatre milles quarrés.
17. Pour le chef Muckatamishaquet et sa troupe, une étendue de terre sur la rive est de la rivière Naiskcouteong près de la pointe aux Barrils, trois milles quarrés, et aussi un petit territoire dans la baie Washanwenega, maintenant occupée par une partie de la troupe, trois milles quarrés.
Le Traité Robinson‑Supérieur (1850)
Ce marché fait et passé le septième jour de septembre dans l’année de Notre‑Seigneur mil huit cent cinquante, au Sault Ste. Marie, dans la province du Canada, entre l’honorable William Benjamin Robinson d’une part, au nom de sa majesté la reine, et Joseph Peau de Chat, John Trimway, Mishe, Muckqua, Totormenai, chefs, et Jacob Wusseba, Ahruntohiwagabon, Michel Shebageshick, Manitoshainse et Chigenaus, hommes marquants parmi les Indiens Ojibeways, habitant la rive nord du lac Supérieur dans la dite province du Canada, depuis Batche, dans la baie Wanaung jusqu’à la rivière au Pigeon, à l’extrémité ouest du dit lac et l’intérieur dans toute cette étendue jusqu’à la hauteur des terres qui séparent le territoire couvert par la charte de l’honorable compagnie de la baie d’Hudson de la dite étendue de terre, et aussi les îles dans le dit lac situées dans les limites des possessions britanniques de l’autre part, savoir : que pour et en considération de la somme de deux mille livres, argent courant et légal du Haut‑Canada à eux payé comptant, et pour en outre l’annuité perpétuelle de cinq cents louis, pour être icelle payée et comptée aux dits chefs et leurs tribus, dans un temps convenable de chaque été, lequel ne sera pas après le 1er d’août, au poste de l’honorable compagnies de la baie d’Hudson de Michipicoton et Fort William, eux les dits chefs et hommes marquants, volontairement, pleinement et librement abandonnent par les présentes, cèdent, donnent et transportent à sa majesté, ses héritiers et successeurs à perpétuité tous leurs droits et intérêts dans et sur tout le territoire ci‑dessus décrit, sauf et excepté les réserves mentionnées, dans la cédule ci‑annexée, lesquelles réserves seront gardées et possédées par les dits chefs et leurs tribus en commun pour les fins de résidence et culture; et si les dits chefs et leurs tribus respectives désirent vendre les minéraux ou autres productions de valeur sur les dites réserves iceux, seront vendues à leur réquisition par ordre du surintendant général des Affaires indiennes pour le temps d’alors pour leur usage et bénéfice exclusif et pour leur meilleur avantage, et le dit William Benjamin Robinson de la première part, au nom de sa majesté et du gouvernement de cette province, convient et promet par les présentes de faire les paiements ainsi qu’il est ci‑dessus mentionné; et en outre de permettre aux dits chefs et leurs tribus de faire pleinement et librement la chasse sur le territoire maintenant cédé par eux et de pêche dans les eaux d’icelui, ainsi qu’ils ont eu jusqu’ici la coutume de le faire, sauf et excepté telle partie de territoire qui pourra de temps en temps être vendue ou donnée à bail à des individus ou compagnies d’individus et occupée par eux de consentement du gouvernement provincial. Les parties de la seconde part conviennent et promettent en outre de ne point vendre, donner à bail ou aliéner autrement aucune partie des dites réserves sans obtenir préalablement le consentement du surintendant général des affaires indiennes; et de n’empêcher ou molester les personnes qui exposeront ou chercheront des minéraux ou autres productions de valeur sur aucune partie du dit territoire cédé par le présent à sa majesté, ainsi qu’il est ci‑dessus mentionné. Les parties de la seconde part conviennent en outre que dans le cas où le gouvernement de cette province aurait, avant la date de ce marché vendu, ou promis de vendre aucunes locations de mines, ou autres propriétés faisant partie du territoire réservé par le présent pour leur usage et bénéfice, alors et dans ce cas la dite vente ou promesse de vente sera parfaite par le gouvernement si les parties intéressées le désirent, et le montant en provenant sera remboursé à la tribu à laquelle appartient la dite réserve. Le dit William Benjamin Robinson, au nom de sa majesté qui désire agir avec justice et libéralité à l’égard de tous ses sujets, convient et promet en outre que, dans le cas où le territoire par le présent cédé par les parties de la seconde part rapporterait à aucune époque future un revenu qui permettrait au gouvernement de cette province, sans encourir de pertes, d’augmenter à eux garantie par le présent, alors et dans ce cas la dite annuité sera augmentée de temps en temps, pourvu que le montant payé à chaque individu n’excède pas en aucune année la somme de un louis argent courant de la province ou telle autre somme qu’il pourra plaire à sa majesté d’accorder. Et pourvu aussi, que le nombre d’Indiens qui auront droit au bénéfice de ce traité se montera aux deux tiers de leur nombre actuel (qui est de douze cent quarante,) pour leur donner droit à réclamer l’entier bénéfice d’icelui; et si leur nombre à aucune époque future ne se monte pas aux deux tiers de douze cent quarante, l’annuité sera diminuée d’une manière proportionnée à leur nombre réel.
Cédule des réserves faites par les soussignés chefs et hommes marquants ci‑dessus nommés.
Premièrement. Joseph Peau de Chat et sa tribu : la réserve commencera à environ deux milles du Fort William, (intérieur) sur la rive droite de la rivière Kiminitiqua, de là à l’ouest six milles parallèlement aux rives du lac, de là au nord cinq milles, de là à l’est jusqu’à la rive droite de la dite rivière, de manière à ne pas intervenir dans les droits acquis de l’honorable compagnie de la baie d’Hudson.
Secondement. Quatre milles quarrés au Gros Cap étant une vallée près du Fort Michipicaton de l’honorable compagnie de la baie d’Hudson pour Totomonai et sa tribu.
Troisièmement. Quatre milles quarrés sur Gull River, près du lac Nipogon, sur les deux rives de la dite rivière pour le chef Mishimuckqua et sa tribu.
Pourvois accueillis en partie et pourvois incidents rejetés.
Procureurs des appelants/intimés au pourvoi incident le procureur général de l’Ontario et Sa Majesté le Roi du chef de l’Ontario : Lenczner Slaght, Toronto; Ministère du Procureur général — Bureau des avocats de la Couronne — Droit civil, Toronto.
Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident Mike Restoule, Patsy Corbiere, Duke Peltier, Peter Recollet, Dean Sayers et Roger Daybutch, en leur propre nom et au nom de tous les membres de la Ojibewa (Anishinaabe) Nation qui sont bénéficiaires du Traité Robinson-Huron de 1850 : Nahwegahbow Corbiere, Rama (Ont.); Arvay Finlay, Victoria.
Procureurs des intimés/appelants au pourvoi incident le chef et le conseil de la Red Rock First Nation, au nom de la Red Rock First Nation Band of Indians et le chef et le conseil de la Whitesand First Nation, au nom de la Whitesand First Nation Band of Indians : Duboff Edwards Schachter Law Corporation, Winnipeg.
Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada — Ministère de la Justice Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant le procureur général du Nouveau-Brunswick : Cox & Palmer, Saint John.
Procureurs de l’intervenante Biigtigong Nishnaabeg First Nation (aussi connue sous le nom Begetikong Anishnabe First Nation ou Ojibways of the Pic River First Nation) : Stockwoods, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Halfway River First Nation : Devlin Gailus Watson, Victoria.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des nations autochtones souveraines : Maurice Law, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Atikameksheng Anishnawbek : Maurice Law, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Manitoba Keewatinowi Okimakanak Inc. : Jerch Law, Winnipeg.
Procureurs de l’intervenante la Première nation Carry the Kettle : Maurice Law, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Assembly of Manitoba Chiefs : Fox, Calgary.
Procureurs de l’intervenante la Nation Anishinabek : First Peoples Law, Ottawa.
Procureurs des intervenantes Teme-Augama Anishnabai et Temagami First Nation : First Peoples Law, Vancouver.
Procureurs des intervenants Union of British Columbia Indian Chiefs, Nlaka’pamux Nation Tribal Council, Chawathil First Nation, High Bar First Nation, Neskonlith Indian Band, Penticton Indian Band, Skuppah Indian Band et Upper Nicola Band : Mandell Pinder, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Indigenous Bar Association in Canada : Pape Salter Teillet, Toronto.
Procureurs de l’intervenante West Moberly First Nations : Camp Fiorante Matthews Mogerman, Vancouver.
Procureurs de l’intervenant Athabasca Tribal Council Ltd. : Thompson, Laboucan & Epp, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante Tsawout First Nation : DGW Law Corporation, Victoria.
Procureurs de l’intervenant Kee Tas Kee Now Tribal Council : Olthuis, Kleer, Townshend, Toronto.
Procureurs des intervenantes Saugeen First Nation et Chippewas of Nawash Unceded First Nation : Olthuis, Kleer, Townshend, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Grassy Narrows First Nation : Cavalluzzo, Toronto.
Procureur de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée des Premières Nations, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante Namaygoosisagagun Community (qui utilise le nom Namaygoosisagagun Ojibway Nation) : Falconers, Toronto.
[1] L’appellation « demandeurs du lac Huron » sera utilisée pour renvoyer aux intimés/appelants incidents Mike Restoule et autres. L’expression « demandeurs du lac Supérieur » sera utilisée pour renvoyer aux intimés/appelants incidents Red Rock First Nation et Whitesand First Nation et autres. Les termes « demandeurs » ou « demandeurs anichinabés » seront utilisés pour renvoyer aux deux groupes ensemble.
[2] Il existe plusieurs versions du texte des deux Traités Robinson. Le texte français utilisé dans les présents motifs vient des sources suivantes : Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, Copie du traité Robinson conclu en l’année 1850 avec les Ojibeways du lac Huron, portant sur la cession de certaines terres à la couronne, dernière mise à jour 3 mars 2016 (en ligne), et Relations Couronne‑Autochtones et Affaires du Nord Canada, Copie du traité Robinson conclu en l’année 1850 avec les Ojibways du lac Supérieur, portant sur la cession de certaines terres à la couronne, dernière mise à jour 30 août 2013 (en ligne). Bien que la formulation du Traité Robinson‑Huron et celle du Traité Robinson‑Supérieur présentent de légères différences, aucune partie n’a fait valoir que ces différences sont significatives en l’espèce. Par conséquent, par souci de simplicité, c’est le texte du Traité Robinson-Supérieur qui sera cité dans les présents motifs.
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