COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Québec (Procureur général) c. Moses,
2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557
Date : 20100514
Dossier : 32693
Entre :
Procureur général du Québec
Appelant
et
Grand Chef Ted Moses, Grand Conseil des Cris (Eeyou
Istchee), Administration régionale crie, procureur général
du Canada, Honorable David Anderson, en sa qualité de
ministre de l'Environnement, Agence canadienne d'évaluation
environnementale et Lac Doré Mining Inc.
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de la Saskatchewan et
Assemblée des Premières Nations
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 56)
Motifs dissidents :
(par. 57 à 143)
Le juge Binnie (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Fish, Rothstein et Cromwell)
Les juges LeBel et Deschamps (avec l'accord des juges Abella et Charron)
______________________________
Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557
Procureur général du Québec Appelant
c.
Grand Chef Ted Moses, Grand Conseil des Cris (Eeyou
Istchee), Administration régionale crie, procureur général
du Canada, Honorable David Anderson, en sa qualité de
ministre de l'Environnement, Agence canadienne d'évaluation
environnementale et Lac Doré Mining Inc. Intimés
et
Procureur général de la Saskatchewan et
Assemblée des Premières Nations Intervenants
Répertorié : Québec (Procureur général) c. Moses
No du greffe : 32693.
2009 : 9 juin; 2010 : 14 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (les juges Pelletier, Rochon et Hilton), 2008 QCCA 741, [2008] R.J.Q. 944, 35 C.E.L.R. (3d) 161, [2009] 1 C.N.L.R. 169, SOQUIJ AZ‑50487232, [2008] J.Q. no 3142 (QL), 2008 CarswellQue 3062, qui a infirmé une décision de la juge Bénard, 2006 QCCS 1832, [2006] R.J.Q. 1113, [2007] 1 C.N.L.R. 256, SOQUIJ AZ‑50365314, [2006] J.Q. no 3112 (QL), 2006 CarswellQue 3042. Pourvoi rejeté, les juges LeBel, Deschamps, Abella et Charron sont dissidents.
Francis Demers, Samuel Chayer et Hugues Melançon, pour l'appelant.
Robert Mainville, Henry S. Brown, c.r., et Jean‑Sébastien Clément, pour les intimés Grand Chef Ted Moses, le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee) et l'Administration régionale crie.
René LeBlanc, Bernard Letarte et Virginie Cantave, pour les intimés le procureur général du Canada, l'honorable David Anderson, en sa qualité de ministre de l'Environnement, et l'Agence canadienne d'évaluation environnementale.
Yvan Biron, pour l'intimée Lac Doré Mining Inc.
Argumentation écrite seulement par P. Mitch McAdam et Chris Hambleton, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Bryan P. Schwartz et Jack R. London, c.r., pour l'intervenante l'Assemblée des Premières Nations.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish, Rothstein et Cromwell rendu par
Le juge Binnie —
I. Introduction
[1] La question que soulève le présent pourvoi est celle de savoir si un projet d'exploitation minière dans le territoire visé par la Convention de la Baie‑James et du Nord québécois (« Convention » ou « Convention de la Baie-James ») « entraînant la détérioration, la destruction ou la perturbation de l'habitat du poisson » (Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14, par. 35(1)) est néanmoins dispensé par la Convention d'un examen indépendant mené par le ministre fédéral des Pêches préalablement à l'autorisation qui, selon toutes les parties au pourvoi, doit être obtenue pour que puisse débuter l'exploitation de la mine. Si l'autorisation n'est pas accordée ou si les conditions dont elle est assortie ne sont pas respectées, l'exploitant de la mine s'expose à des sanctions civiles et criminelles.
[2] Le procureur général du Québec soutient que le ministre fédéral n'aura d'autre choix que d'accorder l'autorisation une fois le projet minier approuvé par l'administrateur provincial désigné suivant la Convention ou par le cabinet du Québec. Il fait valoir que malgré l'incidence prévue des bassins de résidus miniers et d'autres polluants sur le poisson et son habitat, et même si les pêcheries relèvent de la compétence exclusive fédérale suivant le par. 91(12) de la Loi constitutionnelle de 1867, la Convention devrait être interprétée de manière à écarter ce qui, ailleurs, constituerait une évaluation obligatoire des répercussions du projet suivant la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (« LCÉE ») ou la politique fédérale sur les pêches, ou les deux.
[3] Mes collègues les juges LeBel et Deschamps partagent ce point de vue. Ils s'appuient entre autres sur une disposition de la Convention selon laquelle « un projet ne peut être soumis à plus d'un processus d'évaluation et d'examen des répercussions à moins que ledit projet relève à la fois de la compétence du Canada et du Québec » (art. 22.6.7). Ils concluent ensuite que pour l'application de la Convention, les « répercussions » sur le poisson ne sont pas prises en compte aux fins de déterminer si la mine relève d'une compétence « exclusivement » fédérale ou provinciale. Dès lors, à leur avis, l'administrateur provincial désigné suivant la Convention pourrait fonder sa décision finale sur une étude écourtée que le ministre fédéral des Pêches juge tout simplement inacceptable. Subsidiairement, le cabinet du Québec pourrait, pour des motifs qui lui sont propres, passer outre aux inquiétudes relatives aux pêches et approuver le projet minier malgré l'opposition de l'administrateur qu'il a désigné ou alléger les conditions visant à réduire les effets nuisibles du projet sur les pêches. De ce point de vue, en pareille circonstance, le ministre fédéral des Pêches serait dépouillé du pouvoir de refuser l'autorisation. Je ne crois pas que le texte de la Convention appuie un résultat aussi inusité.
[4] Mes collègues vont plus loin et reprochent au gouvernement fédéral de « renier ses engagements solennels » (par. 58). L'allégation est très grave et met en évidence, selon moi, l'importance de considérer attentivement le libellé employé dans la Convention lorsqu'il s'agit de déterminer ce dont les parties (y compris le gouvernement fédéral) ont convenu et si le gouvernement fédéral est revenu sur sa parole et — toujours comme le soutiennent mes collègues — a manqué à l'« honneur de la Couronne » (par. 58). Avec égards, je ne vois absolument rien qui étaye ce reproche sévère, ni dans le texte de la Convention ni dans les circonstances qui sont à l'origine du litige.
[5] Mes collègues se disent soucieux des « droits de participation des Premières Nations » (par. 58), mais la Première Nation crie — assurément une partie foncièrement importante à la Convention — estime que c'est la thèse du gouvernement du Québec, que reprennent à leur compte mes collègues, qui est non seulement [traduction] « infondée en droit », mais « dénuée de sens dans les faits ». Dans leur mémoire conjoint, le Grand Chef Ted Moses, le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee) et l'Administration régionale crie (les « intimés cris ») affirment :
[traduction] En somme, le procureur général du Québec fait valoir que les autorités fédérales responsables de la mise en uvre et de l'application de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14, doivent se fonder uniquement sur un examen provincial (auquel elles ne prennent pas part) pour se prononcer sur le projet de mine de vanadium au regard de cette loi. En plus d'être infondée en droit, cette thèse est dénuée de sens dans les faits. [par. 6]
La Cour d'appel du Québec a fait droit pour l'essentiel à l'objection des intimés cris. Comme on le verra, je n'adhère pas totalement au volet procédural de la thèse des Cris, mais je fais mienne leur conclusion que, suivant la juste interprétation de l'art. 22.7.5 de la Convention, [traduction] « une évaluation fédérale est en effet "exigée en l'espèce par une loi ou un règlement fédéral" » (mémoire des intimés cris, par. 80). Qui plus est, suivant mon interprétation de la Convention, les droits de participation des Cris sont parfaitement protégés (contrairement à ce que prétendent mes collègues au par. 58). J'y reviendrai.
[6] Il s'en suit dès lors, à mon sens, qu'il faut considérer la présente affaire sous l'angle de ce que les parties ont effectivement négocié et convenu selon le libellé de leur accord, et non au regard d'observations et d'idées générales qui, à mon humble avis, ne trouvent aucun appui dans le texte. Au terme de l'analyse que je préconise, je suis d'avis de rejeter le pourvoi, quoique pour des raisons qui diffèrent quelque peu de celles de la Cour d'appel du Québec (2008 QCCA 741, [2008] R.J.Q. 944).
A. Aperçu
[7] Dans l'arrêt R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, le juge Cory fait ressortir que les « traités [conclus avec les Autochtones] sont comme des contrats, si ce n'est qu'ils ont un caractère public très solennel et particulier » (par. 76). Dans cette affaire, le traité datait de 1899. L'analogie avec le contrat est encore plus valable dans le cas des traités modernes globaux dont les dispositions (contrairement à celles du traité de 1899) ne se résument pas à un échange verbal de promesses couché ensuite par écrit dans une langue inconnue de bon nombre des signataires autochtones (par. 52-53). De nos jours, le contenu de tels traités est soigneusement négocié par des parties disposant de moult ressources. Comme le signalent mes collègues, « chacune des parties était représentée par avocat, et le résultat des négociations se retrouve en détail dans un document juridique de 450 pages » (par. 118). L'importance et la complexité du texte distinguent notamment les traités modernes globaux, dont la Convention de la Baie-James a été le précurseur, des traités historiques conclus avec les peuples autochtones. Nous devons donc porter une grande attention à son libellé.
[8] Contrairement au procureur général du Québec, je ne crois pas que la mention à l'art. 22.6.7 d'« un [seul] processus d'évaluation et d'examen » crée une préséance. Ce paragraphe régit simplement les processus internes d'examen que prévoit la Convention. Il ne renvoie pas aux exigences externes. En effet, l'art. 22.7.1 préserve précisément l'exigence externe faite au promoteur de la mine de vanadium, applicable dès l'approbation finale du projet conformément à la Convention, d'obtenir « les autorisations ou les permis nécessaires des ministères et services gouvernementaux responsables » :
22.7.1 Si le projet de développement proposé est approuvé en conformité avec les dispositions du présent chapitre, le promoteur doit, avant d'entreprendre les travaux, obtenir s'il y a lieu les autorisations ou les permis nécessaires des ministères et services gouvernementaux responsables. L'Administration régionale crie est informée de la décision de l'administrateur. [Je souligne.]
Si la thèse du procureur général du Québec était juste, l'art. 22.7.1 obligerait les ministères et les services gouvernementaux responsables à accorder automatiquement l'autorisation ou le permis nécessaire, au lieu de contraindre le promoteur à l'obtenir.
[9] Quels sont alors le rôle et la fonction de l'art. 22.6.7 invoqué par le procureur général du Québec, de même que par mes collègues, qui se rallient à sa thèse sur ce point? En voici le libellé :
22.6.7 Le Canada, le Québec et l'Administration régionale crie peuvent, de consentement mutuel, fusionner les deux comités d'examen prévus au présent chapitre, et plus particulièrement aux alinéas 22.6.1 et 22.6.4, pourvu que cette fusion ne porte pas atteinte aux droits et aux garanties établis en faveur des Cris par le présent chapitre.
Nonobstant les dispositions précédentes, un projet ne peut être soumis à plus d'un processus d'évaluation et d'examen des répercussions à moins que ledit projet relève à la fois de la compétence du Canada et du Québec ou à moins que le projet se trouve en partie dans le Territoire et en partie ailleurs où un processus d'évaluation et d'examen des répercussions est requis.
Mes collègues mettent l'accent sur le second paragraphe (« ne peut être soumis à plus d'un processus d'évaluation et d'examen des répercussions »), mais celui‑ci doit manifestement être considéré de pair avec le premier. Ensemble, les deux paragraphes apportent des précisions sur les processus internes prévus par la Convention et menant à la décision de l'administrateur. La disposition écartant le double examen prévoit simplement qu'une seule évaluation des répercussions a lieu dans le cadre du processus préalable à l'approbation que prévoit la Convention au bénéfice de l'administrateur. Les recommandations transmises à l'administrateur compétent proviennent soit du comité provincial, soit du comité fédéral, mais (en l'absence d'un accord gouvernemental) pas des deux, à moins que le projet lui‑même ne relève à la fois des deux ordres de gouvernement.
[10] Je conviens avec mes collègues qu'il ne doit y avoir qu'une seule « étude d'impact » pour le projet minier sous le régime de la Convention de la Baie-James. Comme il est mentionné, l'administrateur provincial prend acte des recommandations formulées au terme de ce processus d'examen. L'administrateur provincial (ou le cabinet du Québec) décide ensuite d'approuver ou non le projet. Cependant, l'accord des parties visant à éviter le double examen interne dans le cadre de la Convention ne supprime pas l'obligation — faite par la Convention — d'obtenir après l'approbation une autorisation exigée de manière externe par une loi d'application générale, comme la LCÉE ou la Loi sur les pêches, dont l'application est préservée par la Convention elle‑même à l'art. 22.7.1.
[11] À cet ensemble de dispositions, les parties en ont ajouté une autre qui prévoit la possibilité d'« un processus [externe] d'évaluation et d'examen des répercussions par le gouvernement fédéral » :
22.7.5 Rien dans le présent chapitre ne doit être interprété comme imposant un processus d'évaluation et d'examen des répercussions par le gouvernement fédéral à moins qu'une loi ou qu'un règlement fédéral l'exige. Cependant, ceci n'a pas pour effet d'empêcher le Canada d'exiger un processus additionnel fédéral d'évaluation et d'examen des répercussions comme condition de financement par le Canada d'un projet de développement. [Je souligne.]
Les parties à la Convention ont clairement convenu que ses dispositions portant sur l'environnement n'exigent pas elles‑mêmes d'évaluation indépendante des répercussions par le gouvernement fédéral (à savoir le gouvernement fédéral lui‑même, par opposition aux organismes d'examen créés en application de la Convention comptant ou non des représentants du gouvernement fédéral). Or, cette disposition s'applique expressément sous réserve d'une exigence externe « qu'une loi ou qu'un règlement fédéral » (et non la Convention) établit. Loin d'exclure une obligation fédérale distincte externe, la Convention admet donc l'obligation d'observer le droit fédéral existant au moment des négociations (p. ex. l'art. 31 de la Loi sur les pêches dans sa version d'alors) ou l'exigence d'évaluer les répercussions imposée subséquemment à l'échelon fédéral (p. ex. dans la LCÉE). C'est là le point de vue défendu par les intimés cris et j'y adhère.
[12] Mes collègues les juges LeBel et Deschamps sont d'un autre avis. Ils affirment que l'art. 22.7.5 doit être considéré comme une simple disposition « transitoire » applicable jusqu'à l'adoption des lois de mise en uvre (par. 133). Je ne vois rien dans le texte de la Convention ou dans les circonstances de sa signature qui appuie cette assertion. Certes, l'art. 22.7.5 se trouve à la fin du chapitre 22 dans un ensemble de dispositions intitulées (bien évidemment) « Dispositions finales ». Le même ensemble renferme la disposition qui permet au cabinet d'infirmer la décision de l'administrateur de ne pas approuver le développement projeté (art. 22.7.2). Cette disposition est clairement permanente et non « transitoire ». Lorsque des mesures transitoires sont prévues (comme à l'art. 22.7.7), la Convention les qualifie expressément de « mesures provisoires ». Pareil terme n'est pas employé à l'art. 22.7.5. Si, comme je le fais, il faut partir du principe que ces dispositions ont été rédigées par des personnes chevronnées de manière à refléter l'accord précis intervenu entre les Cris et les gouvernements fédéral et provincial, il ne nous appartient pas de les remanier. La Cour doit faire preuve d'égards à l'endroit des parties et appliquer les droits et les obligations conformément au libellé dont elles ont convenu.
[13] Mes collègues voient dans la Convention une manifestation de fédéralisme coopératif, mais à mon humble avis, leur interprétation fait de la Convention un instrument voué à la prédominance du pouvoir provincial. J'estime au contraire que le refus du ministre fédéral des Pêches d'accorder l'autorisation nécessaire pour détériorer, détruire ou perturber l'habitat du poisson en vertu du par. 35(2) de la Loi sur les pêches, si les exigences de la LCÉE n'étaient pas respectées, ne constituerait pas une violation de la Convention ni ne serait inconstitutionnel (malgré ce que prétend le procureur général du Québec — voir la transcription, p. 2‑3 et 5‑9, par. 84 du mémoire de l'appelant). Les lois fédérales, les lois provinciales et la Convention de la Baie-James s'imbriquent bien les unes aux autres, et il convient de permettre à chacun de ces trois éléments de s'appliquer dans le domaine de compétence qui y correspond.
B. L'objectif de la Convention : régler un différend de longue date avec les Autochtones
[14] La Convention de la Baie-James constitue l'aboutissement d'une entreprise colossale et d'efforts soutenus en vue de concilier les droits et les intérêts des Autochtones et ceux des non‑Autochtones dans le nord du Québec. Conclue en 1975 par le Grand Council of the Crees (of Québec) (dont l'appellation française est désormais Grand Conseil des Cris (Québec)), la Northern Québec Inuit Association, les gouvernements du Canada et du Québec et un certain nombre de sociétés d'État québécoises, la Convention devait permettre au Québec de s'acquitter des obligations
qu'il avait contractées envers les Autochtones lors de la cession en 1898 et en 1912 d'un territoire d'environ 410 000 milles carrés dans le nord du Canada.
[15] Lorsque les participants à la Conférence des premiers ministres sur les questions constitutionnelles intéressant les Autochtones tenue en 1983 ont convenu de modifier l'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 pour préciser au paragraphe (3) qu'« [i]l est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d'accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis », il ne fait aucun doute que leurs discussions avaient notamment porté sur la Convention conclue quelques années auparavant. Les Cris ont pris part aux séances sur le sujet, tout comme les premiers ministres fédéral et québécois. De nombreux observateurs jugeaient alors la modification inutile, d'où l'emploi de la formule « il est entendu ». Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 s'applique de toute évidence à la Convention de la Baie-James.
[16] La Convention n'empêche pas la mise en valeur des terres. Elle prévoit « le droit de mener des projets de développement dans le Territoire » (art. 22.2.2) et préserve « les droits et les intérêts, quels qu'ils soient, des non‑autochtones », mais un tel développement est réglementé par des processus qui reconnaissent « la protection des droits de chasse, de pêche et de [piégeage] des autochtones dans le Territoire » et le besoin de réduire « [l]es répercussions indésirables découlant du développement relativement à l'environnement et au milieu social sur les autochtones et les communautés autochtones » (art. 22.2.4).
[17] La participation des Cris et des Inuits à l'évaluation des répercussions environnementales des projets dans leurs territoires respectifs revêt une grande importance. Toutefois, en ce qui a trait au développement des terres de la catégorie III (dont celles visées en l'espèce), elle n'a formellement lieu que dans le cadre d'organismes de consultation et de recommandation. Pour un projet relatif à des terres de la catégorie III, ces organismes établis par la Convention sont le comité consultatif sur l'environnement de la Baie-James, que la Convention définit comme étant « l'organisme privilégié et officiel auquel font appel les gouvernements responsables dans le Territoire relativement à leur participation à l'élaboration des lois et règlements visant le régime de protection de l'environnement et du milieu social » (art. 22.3.24), le comité d'évaluation, qui formule des recommandations sur « la portée de l'étude des répercussions » de tout développement projeté (art. 22.5.14), ainsi que le comité provincial d'examen des répercussions sur l'environnement et le milieu social, pour les projets « de compétence » provinciale (art. 22.6.1) et le comité fédéral d'examen des répercussions sur l'environnement et le milieu social, pour les projets qui « relèvent » de la compétence fédérale (art. 22.6.4). Les Cris ne forment la majorité des membres d'aucun de ces comités (art. 22.6.2 et 22.6.5). De toute manière, ces comités ne prennent pas de décisions en matière de développement. Leurs recommandations ne lient pas les décideurs finals.
C. Le cabinet du Québec : l'instance décisionnelle ultime à l'égard du projet aux fins de la Convention
[18] Suivant la Convention, le pouvoir décisionnel lié à la mise en valeur des terres en question n'appartient pas à ces comités, mais bien à l'administrateur provincial (en matière de compétence provinciale) et à un administrateur fédéral (en matière de compétence fédérale) ou à un administrateur cri dans le cas d'un projet touchant des terres de la catégorie I (art. 22.1.1). (Rappelons que la mine de vanadium dont l'exploitation est projetée se trouve dans les terres de la catégorie III.)
[19] La Convention prévoit un pouvoir d'infirmation de nature politique. Il peut en effet être interjeté appel de la décision de l'administrateur au lieutenant‑gouverneur en conseil du Québec (le cabinet du Québec) ou au gouverneur en conseil fédéral (le cabinet fédéral), selon la compétence à laquelle ressortit le projet (art. 22.7.2). Le cabinet peut « autoriser un développement qui n'a pas été autorisé [par l'administrateur] en vertu de l'article 22.6 ou modifier les conditions posées par l'administrateur en vertu de l'article 22.6 » (art. 22.7.2). La participation des Cris est certes importante et essentielle, mais au bout du compte, le cabinet du Québec a le dernier mot pour ce qui concerne les terres de la catégorie III lorsque le promoteur minier éconduit par l'administrateur provincial requiert son intervention.
II. Faits
[20] Dans leurs motifs, mes collègues les juges LeBel et Deschamps font état des faits pertinents. Il convient toutefois d'élaborer au sujet de quelques préoccupations relatives aux pêches et à l'habitat du poisson.
[21] Le processus d'examen que prévoit la Convention et qui mène à la décision de l'administrateur comprend trois étapes. En l'espèce, à la première étape, le promoteur du projet minier a communiqué à l'administrateur responsable « en matière de compétence provinciale » certains renseignements préliminaires concernant son projet de développement (art. 22.5.11). (Je renvoie ci‑après à l'« administrateur provincial » puisque cet administrateur est nommé par le gouvernement de la province.) Les parties conviennent toutes que, pour les besoins de la Convention, la mine de vanadium constitue un projet provincial; elles s'appuient sur l'arrêt Bande d'Eastmain c. Canada (Administrateur fédéral), [1993] 1 C.F. 501 (C.A.), à la p. 527 :
. . . à compter du moment où il s'agit d'un projet de compétence provinciale (par opposition à un projet de compétence fédérale), c'est le volet provincial du processus qui est déclenché, peu importe que le projet ait des retombées environnementales dans un domaine de compétence fédérale, et que l'administrateur fédéral, le comité fédéral d'examen et le gouverneur en conseil n'ont alors aucun rôle actif à jouer. [Je souligne.]
L'arrêt Bande d'Eastmain porte sur des processus internes prévus par la Convention, et rien n'y est dit concernant l'exigence faite à l'exploitant d'une mine d'obtenir les autorisations et les permis requis. Comme je l'ai mentionné, les parties à la Convention ont dissocié la question de l'autorisation relative au poisson et à son habitat pour qu'elle soit tranchée non pas dans le cadre des processus prévus dans la Convention, mais conformément aux dispositions fédérales d'application générale.
A. Le processus d'examen
[22] L'administrateur provincial a transmis au comité d'évaluation les renseignements fournis par le promoteur sur son projet de mine (art. 22.5.12). Le comité avait pour seule tâche celle de formuler des recommandations concernant la portée de l'étude des répercussions et la nécessité d'un rapport préliminaire ou final, ou les deux, sur les répercussions (art. 22.5.14). Après avoir pris connaissance des recommandations du comité d'évaluation, l'administrateur provincial a décidé seul de la portée de l'évaluation (art. 22.5.4) et il a donné au promoteur les instructions qui s'imposaient à cet égard (art. 22.5.4, 22.5.15 et 22.5.16).
[23] L'annexe 3 du chapitre 22 prévoit une évaluation de grande portée qui, normalement, englobe l'habitat du poisson, s'il y a lieu, mais l'administrateur n'est pas tenu de s'y conformer. Son introduction précise ce qui suit :
Dans l'exercice de ses fonctions et devoirs, conformément au présent chapitre de la Convention, l'administrateur tient compte des dispositions de la présente Annexe sans y être restreint ou lié. [Je souligne.]
Il faut présumer que tous les participants au processus d'approbation sont consciencieux et s'acquittent de leur tâche avec la diligence voulue, mais il demeure que la Convention est conçue de façon à donner une grande latitude aux administrateurs et aux cabinets pour établir la portée de l'évaluation des répercussions et pour tenir compte (ou non) des recommandations dans la décision finale d'approuver ou non un projet de développement, comme celui de l'exploitation d'une mine de vanadium.
[24] Lorsqu'il a reçu les instructions de l'administrateur provincial, le promoteur a fourni des renseignements concernant les répercussions possibles sur l'environnement et le milieu social, « plus particulièrement les répercussions sur les populations cries pouvant être touchées » (chapitre 22, ann. 3). L'administrateur provincial a transmis les données (le « rapport des répercussions ») au comité provincial d'examen (art. 22.6.10). Les données devaient également être transmises à l'Administration régionale crie (art. 22.6.11) pour qu'elle puisse faire des « représentations » (art. 22.6.12).
B. Inquiétudes liées aux pêches
[25] L'étude d'impact réalisée en l'espèce a été présentée le 26 juin 2003. Le promoteur minier y reconnaissait les répercussions importantes sur l'habitat du poisson, dont les risques associés aux bassins de résidus miniers, et le fait que la construction du complexe entraînerait la perte de nombreux plans d'eau, notamment des lacs. Dans son résumé, le promoteur mentionnait ce qui suit :
Pour ce qui est du cadre de référence fédéral, il implique en premier lieu la conformité aux exigences de la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale (LCÉE) dans la mesure où le projet touche à l'habitat du poisson . . .
. . .
Des petits plans d'eau en voie d'eutrophisation seront perdus à la suite de la disposition des rejets miniers. Plusieurs cours d'eau seront traversés par la route d'accès et la ligne électrique alors que d'autres seront sectionnés ou détournés pour l'implantation de l'usine et des parcs de rejets. Les collecteurs principaux (Villefagnan, Boisvert) ont des débits d'étiage jusqu'à 40 fois supérieurs aux tributaires qui seront touchés par le projet.
. . .
Le secteur à l'étude englobe une frayère à doré dans la rivière Armitage, des frayères à omble de fontaine à l'exutoire du lac Audet et dans le ruisseau Wynne. La rivière Boisvert possède un habitat propice à la reproduction du doré. Le lac Chibougamau revêt une grande importance pour les gens de la région et les touristes, principalement pour la pêche au doré durant la saison estivale. [Je souligne; pièce P‑11, dossier de l'appelant, vol. III, p. 76 et 81‑82.]
(Voir pièce P‑11, dossier de l'appelant, vol. III à IX, pour l'étude d'impact détaillée.)
Toutefois, le promoteur n'a pas donné beaucoup de renseignements sur l'ampleur et la nature des répercussions du projet sur l'habitat du poisson et il n'a pas précisé non plus comment il entendait atténuer le préjudice environnemental.
[26] À partir de l'étude d'impact et des autres renseignements dont il disposait, le comité d'examen s'est vu confier la tâche de recommander à l'administrateur provincial de permettre ou non que le projet de développement aille de l'avant et, dans l'affirmative, à quelles conditions (art. 22.6.15).
[27] En l'espèce, le comité d'examen est arrivé à la conclusion que les renseignements sur le poisson étaient insuffisants. Voici ce qu'il a signalé dans son rapport daté du mois de mars 2004 :
À titre de mesures proposées en guise de compensation des pertes d'habitat du poisson qui seraient occasionnées lors de la réalisation du projet minier, l'initiateur préconise un aménagement de la chute sise à 300 mètres en amont du ruisseau Villefagnan pour permettre un accès aux habitats de frai du doré jaune.
D'autre part, l'information contenue dans l'étude d'impact ne permet pas de quantifier la perte de capacité de production de l'habitat du poisson associée au projet alors qu'il est entendu que celui‑ci va occasionner des pertes nettes d'aires de reproduction, d'alevinage, de croissance, de survie hiémale, etc. pour plusieurs espèces de poissons et dans différents types de milieux.
En conséquence, l'initiateur doit présenter son exercice de compensation d'habitat du poisson en précisant les différents types, fonctions et superficies en cause ainsi que le potentiel multispécifique des milieux affectés par le projet. [Pièce P‑13‑1, p. 15, dossier de l'appelant, vol. IX, p. 60]
[28] Le comité d'examen s'est dit particulièrement préoccupé par l'habitat du poisson, la diminution de la qualité de l'eau, la disparition de nombreux lacs, l'utilisation d'explosifs, la pollution causée par le déversement des effluents dans l'eau, l'extraction et l'utilisation d'eau douce, la pollution d'eaux poissonneuses par les bassins de résidus miniers, les mesures d'atténuation, dont la construction d'une échelle à poissons ou d'une chute d'eau, la diminution de la production de poissons et la détérioration de l'habitat du poisson en général (pièce P‑13‑1, p. 14‑16, dossier de l'appelant, vol. IX, p. 59‑61).
C. Observations du fédéral concernant les préoccupations relatives à la pêche
[29] Même si le comité provincial d'examen ne comptait aucun représentant du gouvernement fédéral, l'Agence canadienne d'évaluation environnementale a fait parvenir à l'administrateur provincial une lettre datée du 28 octobre 2003 en vue de coordonner le processus prévu dans la Convention et celui prescrit par la LCÉE (pièce P‑25, dossier de l'appelant, vol. IX, p. 153‑154). La LCÉE prévoit expressément la mise en rapport avec des organismes créés par des accords sur des revendications territoriales (voir les al. 12(5)c) et 40(1)d)). Il appert donc que le gouvernement fédéral était disposé à harmoniser les deux processus d'évaluation comme le permettent (sans toutefois le prescrire) les art. 40 à 45 de la LCÉE. Pareille harmonisation constituerait une manifestation de fédéralisme coopératif. Pour les besoins du présent pourvoi, il suffit de signaler qu'aucun organisme conjoint n'a été mis sur pied, par le ministre fédéral ou par voie de délégation à l'organisme créé par la Convention, ce qui doit être fait par écrit suivant le par. 43(2) de la LCÉE.
[30] En octobre 2003, Pêches et Océans Canada a formulé les observations suivantes sur le document présenté par le promoteur :
Par conséquent, le contenu de l'étude d'impact (ÉI) présentée par Ressources McKenzie Bay Ltée (RMBL) ne rencontre pas les exigences du MPO [ministère des Pêches et des Océans] et ne permet pas à la DGHP [Direction de la gestion de l'habitat du poisson] d'effectuer une analyse complète des effets potentiels du projet sur le poisson et l'habitat du poisson en vertu de la Loi sur les pêches (LP). Plusieurs éléments d'information devront être clarifiés ou fournis. [Pièce P‑24, dossier de l'appelant, vol. IX, p. 121]
. . .
À la page 176 du volume 2 de l'ÉI, le promoteur préconise l'aménagement de la chute sise à 300 m en amont de son embouchure afin de permettre l'accès aux habitats de frai potentiels pour le doré jaune dans la portion aval du ruisseau Villefagnan. Cette mesure est proposée en guise de compensation des pertes d'habitat du poisson qui seraient occasionnées lors de la réalisation du projet minier.
À l'heure actuel [sic], l'information contenue dans l'ÉI ne nous permet pas de quantifier la perte de la capacité de production de l'habitat du poisson. De ce fait, il n'est actuellement pas possible de déterminer si le projet de compensation proposé permettrait d'atteindre un bilan d'aucune perte nette.
. . . le projet minier va vraisemblablement occasionner des pertes d'aires de reproduction, d'alimentation, d'alevinage, de croissance, de survie hiémale, etc. pour plusieurs espèces de poissons et dans différents types de milieux (lentique, lotique, herbiers, etc.). Toutefois, seuls les habitats de frai pour le doré ont été considérés pour la compensation. [Je souligne; pièce P‑24, dossier de l'appelant, vol. IX, p. 129.]
[31] Environnement Canada faisait observer en novembre 2003 :
Premièrement, nous sommes d'avis qu'il y a des lacunes importantes dans la description du projet ainsi que dans la description du milieu récepteur. Les renseignements présentés dans le rapport sont insuffisants pour nous permettre d'évaluer sur des bases scientifiques les impacts du projet sur l'environnement, particulièrement pour les composantes qui relèvent de nos compétences. [Pièce P‑24, dossier de l'appelant, vol. IX, p. 135]
[32] Également en novembre 2003, Ressources naturelles Canada opinait :
Ressources naturelles Canada est d'avis qu'il y a des lacunes importantes dans l'étude d'impact et que des renseignements supplémentaires sont nécessaires pour nous permettre d'évaluer les impacts du projet sur l'environnement, surtout pour les éléments qui relèvent de nos compétences. [Pièce P‑24, dossier de l'appelant, vol. IX, p. 141]
[33] Ainsi, tous les intéressés en l'espèce ont constaté les répercussions néfastes du projet minier sur le poisson et son habitat, et tant le comité d'examen que les autorités gouvernementales — fédérales et provinciales — ont relevé que l'information communiquée était largement insuffisante.
[34] La Convention prévoit que le rapport du comité d'examen est transmis à l'administrateur, qui décide alors d'approuver ou non le projet et, s'il l'approuve, à quelles conditions. Dans la présente affaire, le litige a vu le jour avant que le processus provincial n'ait été mené à terme.
III. Dispositions législatives applicables
[35] Se reporter à l'annexe.
IV. Analyse
[36] Il ne fait aucun doute que, considéré isolément, le projet d'exploiter une mine de vanadium relève de la compétence provinciale sur les ressources naturelles suivant l'art. 92A de la Loi constitutionnelle de 1867. Il va également de soi que, n'importe où au Canada, un projet d'exploitation minière qui compromet l'habitat du poisson ne peut normalement aller de l'avant sans que le ministre fédéral des Pêches n'accorde une autorisation, ce qu'il ne peut faire que si les exigences de la LCÉE sont respectées. L'exploitation des ressources minérales non renouvelables relève de la compétence provinciale, mais les pêcheries ressortissent à la compétence fédérale.
[37] Bien entendu, le législateur a obligé le gouvernement fédéral à observer à tous égards les dispositions de la Convention : Loi sur le règlement des revendications des autochtones de la Baie James et du Nord québécois, S.C. 1976‑77, ch. 32, art. 8. Le procureur général du Québec soutient que le processus d'examen prévu dans la Convention et menant à la décision de l'administrateur épuise les exigences d'évaluation environnementale (à moins que le cabinet n'infirme la décision par décret). Or, à mon avis, l'effet des dispositions de la Convention est le suivant. L'article 22.2.3 dispose que toutes les lois fédérales d'application générale touchant à la protection de l'environnement s'appliquent dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec la Convention (une disposition semblable vise l'éducation (art. 16.0.2)). La LCÉE est une loi fédérale d'application générale touchant à l'environnement. La question est alors de savoir s'il y a incompatibilité entre elle et la Convention. Je ne le crois pas. Rappelons que, suivant l'art. 22.7.1 de la Convention, une fois le projet de développement approuvé par l'administrateur au terme du processus de consultation et après la réception de « recommandations », le promoteur de la mine doit, même s'il a obtenu cette approbation, obtenir « les autorisations ou les permis nécessaires des ministères et services gouvernementaux responsables ». Aucune disposition de la Convention ne soustrait le promoteur à l'obligation de respecter la procédure habituelle d'obtention des autorisations ou des permis nécessaires. Si les auteurs de la Convention avaient voulu faire de l'approbation de l'administrateur (ou de celle du cabinet s'y substituant) l'ultime exigence réglementaire, ils l'auraient précisé, mais ils ne l'ont pas fait. Ils ont plutôt exprimé l'intention contraire.
A. Application de la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale
[38] Que doit faire le promoteur de la mine pour obtenir l'autorisation visée au par. 35(2) de la Loi sur les pêches comme l'exige (« doit » obtenir) l'art. 22.7.1 de la Convention? Une fois le projet approuvé par l'administrateur provincial (ou par le cabinet provincial qui infirme la décision de l'administrateur), le promoteur doit demander une autorisation au ministre fédéral des Pêches en application du par. 35(2) de la Loi sur les pêches. Une évaluation doit avoir lieu sous le régime de la LCÉE pour que cette autorisation puisse légalement être accordée.
[39] L'alinéa 5(1)d) de la LCÉE dispose qu'une évaluation environnementale doit être effectuée « [avant qu']une autorité fédérale, aux termes d'une disposition prévue par règlement pris en vertu de l'alinéa 59f) [de la LCÉE], délivre un permis ou une licence, donne toute autorisation ou [prenne] toute mesure en vue de permettre la mise en uvre du projet en tout ou en partie ». Le gouverneur en conseil a pris le Règlement sur les dispositions législatives et réglementaires désignées, DORS/94‑636, qui énonce les attributions des autorités fédérales dont l'exercice rend nécessaire une évaluation environnementale suivant l'al. 5(1)d). Dans l'énumération, l'al. 11e) de l'annexe I correspond à la « Loi sur les pêches [. . .] paragraphe 35(2) ».
[40] La mine de vanadium dont il est question en l'espèce — une mine métallifère dont la capacité de production de minerai est supérieure à 3 000 tonnes par jour — est visée par l'art. 3 du Règlement sur la liste d'étude approfondie, DORS/94‑638, et l'al. 16a) de l'annexe. L'évaluation effectuée en application de la LCÉE doit être compatible avec les dispositions sur l'« étude approfondie », de sorte qu'il doit notamment y avoir consultation et participation du public entre autres mesures prévues par la LCÉE elle‑même : Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6.
B. Absence d'incompatibilité entre la Convention et la LCÉE
[41] La Convention prévoit expressément que d'autres processus que ceux qu'elle établit peuvent avoir lieu, de sorte qu'il ne va pas à l'encontre de ses dispositions de soumettre le promoteur minier à un tel autre processus.
[42] La Cour d'appel du Québec conclut que les processus de la LCÉE sont dans une certaine mesure incompatibles avec ceux de la Convention. Par exemple, la LCÉE n'envisage pas spécifiquement la participation des Cris, bien qu'elle prévoie que « [l]es connaissances des collectivités et les connaissances traditionnelles autochtones peuvent être prises en compte pour l'évaluation environnementale d'un projet » (art. 16.1). On tient ainsi pour acquis que la Convention garantit aux Cris des droits spéciaux de participation au processus d'évaluation (art. 22.5.6, 22.6.2 et 22.6.5) et que le processus de la LCÉE les prive de ces droits protégés par la Constitution. Le processus de la LCÉE, soutient‑on, est dès lors incompatible avec la Convention.
[43] Or, non seulement l'art. 22.7.5 fait ressortir le rôle particulier du gouvernement fédéral en matière d'évaluation des répercussions, mais il préserve l'application de son « processus [fédéral] d'évaluation et d'examen des répercussions ». J'en reproduis le texte pour faciliter sa consultation :
22.7.5 Rien dans le présent chapitre ne doit être interprété comme imposant un processus d'évaluation et d'examen des répercussions par le gouvernement fédéral à moins qu'une loi ou qu'un règlement fédéral l'exige. Cependant, ce[la] n'a pas pour effet d'empêcher le Canada d'exiger un processus additionnel fédéral d'évaluation et d'examen des répercussions comme condition de financement par le Canada d'un projet de développement. [Je souligne.]
Je rappelle que les intimés cris eux‑mêmes font valoir dans leur mémoire que les mots « à moins qu'une loi ou qu'un règlement fédéral l'exige » ont pour effet de préserver l'assujettissement du projet de mine de vanadium à la LCÉE.
[44] Le libellé de l'art. 22.7.5 exclut la possibilité qu'il puisse viser le comité fédéral d'examen des répercussions sur l'environnement et sur le milieu social créé à l'art. 22.6.4 pour examiner les « projets de développement qui relèvent de la compétence fédérale dans le Territoire » puisque le terme « gouvernement fédéral » ne saurait désigner un organisme créé par la Convention dont le gouvernement fédéral peut nommer certains des membres. En outre, l'art. 22.7.5 autorise expressément un processus fédéral d'évaluation et d'examen des répercussions lorsqu'une loi ou un règlement fédéral l'exige. À cet égard, la Cour d'appel du Québec substitue à tort, selon moi, le processus de la Convention à celui de la LCÉE. L'application d'un processus relevant du gouvernement fédéral est expressément préservée par la Convention.
[45] Partant, contrairement à la Cour d'appel du Québec, je ne crois pas que la solution consiste en l'espèce à substituer la procédure établie au chapitre 22 de la Convention à celle prescrite par la LCÉE. Le processus de la LCÉE s'applique, mais le gouvernement fédéral doit évidemment y recourir de façon à respecter intégralement l'obligation de la Couronne de consulter les Cris sur les sujets qui touchent les droits que leur confère la Convention de la Baie-James, et ce, conformément aux principes dégagés dans les arrêts Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 32, Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d'évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, et Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388. Point n'est besoin d'ajouter quoi que ce soit sur ce volet de l'affaire, car nul élément de la preuve ou de la plaidoirie ne donne à penser que le fédéral serait réticent à s'acquitter intégralement de son obligation de consulter les Cris dans le cadre du processus de la LCÉE.
[46] On ne peut pas dire non plus que le ministre fédéral des Pêches ne suit pas normalement de près les travaux des organismes créés par la Convention. Dans de nombreux cas, le processus issu de la Convention met sûrement à sa disposition suffisamment de données pour qu'il puisse s'acquitter de ses obligations. Le procureur général du Canada signale en effet au par. 49 de son mémoire que la LCÉE permet à l'autorité fédérale responsable de collaborer avec une autre « instance », puis au par. 50, que la LCÉE a notamment pour mission de promouvoir l'uniformisation et l'harmonisation des processus d'évaluation des effets environnementaux, tous ordres de gouvernement confondus.
[47] En somme, j'estime que la crainte de mes collègues (au par. 58) qu'« [i]l en découle double emploi, délais et frais supplémentaires pour le contribuable et les intéressés, sans compter l'atteinte aux droits de participation des Premières Nations » n'est pas fondée. Les « droits de participation des Premières Nations » relativement à des sujets susceptibles de nuire à leurs droits issus de la Convention ne sont pas compromis. La question qui se pose est celle de savoir si, dans la mesure où l'on prévoit que la mine de vanadium polluera l'habitat du poisson, l'enjeu des pêcheries ressortit en fin de compte au ministre fédéral des Pêches ou (s'il est sollicité) au cabinet du Québec.
[48] Le bon sens ainsi que toutes les exigences légales commandent que le processus d'évaluation de la LCÉE tienne compte du contexte particulier du développement projeté dans le territoire visé par la Convention de la Baie-James, notamment en prévoyant la participation des Cris. J'ai déjà fait état de la possibilité d'un examen conjoint ou d'une substitution suivant les art. 40 à 45 de la LCÉE. Néanmoins, la question de droit dont nous sommes saisis est celle de savoir si, à défaut d'un tel arrangement, l'approbation d'un projet minier par l'administrateur (ou le cabinet du Québec) oblige le ministre fédéral à accorder l'autorisation visée au par. 35(2) de la Loi sur les pêches. À mon avis, ce n'est pas le cas.
C. L'autonomie du ministre fédéral des Pêches
[49] Le paragraphe 35(1) de la Loi sur les pêches dispose qu'« [i]l est interdit d'exploiter des ouvrages ou entreprises entraînant la détérioration, la destruction ou la perturbation de l'habitat du poisson. » Rappelons que le par. 35(2) autorise le ministre à fixer les conditions auxquelles une personne peut commettre un acte par ailleurs interdit au par. 35(1) : « Le paragraphe (1) ne s'applique pas aux personnes qui détériorent, détruisent ou perturbent l'habitat du poisson avec des moyens ou dans des circonstances autorisés par le ministre ou conformes aux règlements pris par le gouverneur en conseil en application de la présente loi. » En d'autres termes, le par. 35(2) permet au ministre d'autoriser une personne, tel le promoteur de la mine de vanadium, à se livrer à une activité préjudiciable à l'habitat du poisson qui, sans cette autorisation, contreviendrait au par. 35(1) et exposerait l'exploitant de la mine à de graves sanctions.
[50] Devant les tribunaux inférieurs, le procureur général du Québec a nié l'obligation d'obtenir l'autorisation prévue au par. 35(2) de la Loi sur les pêches (voir l'arrêt de la Cour d'appel du Québec, par. 114), mais il la reconnaît désormais. (Voir la transcription aux p. 8‑9 et 11‑12.) Je conviens que l'autorisation du ministère fédéral des Pêches est requise une fois le projet approuvé sous le régime de la Convention. Or, vu cet aveu, le procureur général du Québec ne peut invoquer quelque autre disposition de la Convention qui soustrairait le promoteur d'une mine à l'observation du droit fédéral applicable à l'octroi d'une telle autorisation, en particulier la LCÉE.
[51] La Convention ne dicte pas sa démarche au ministre fédéral lorsqu'il s'agit de rendre la décision visée au par. 35(2) de la Loi sur les pêches. Plus particulièrement, elle ne le contraint pas à s'en remettre au résultat de l'évaluation du projet minier et de ses répercussions sur l'habitat du poisson effectuée par l'administrateur désigné suivant la Convention (ou par le cabinet du Québec) pour se prononcer sur les enjeux liés aux pêches.
[52] L'autonomie du ministre fédéral des Pêches est préservée même si le chapitre 22 de la Convention oblige les organismes provinciaux à « tenir compte » des préoccupations liées aux pêches. Les organismes provinciaux n'ont pas d'obligation constitutionnelle en cette matière. L'exigence que leur impose la Convention de tenir compte des activités de pêche des Autochtones pour se prononcer sur l'opportunité d'exploiter une mine de vanadium eu égard à la Convention ne fait pas de l'administrateur provincial (ou, s'il est sollicité, du cabinet du Québec) le délégué du ministre fédéral ni ne soustrait ce dernier à l'obligation d'observer les règles et les attributions fédérales en ce qui a trait à l'habitat du poisson.
V. Conclusion
[53] À mon avis, la mine de vanadium ne peut être exploitée légalement sans l'autorisation visée au par. 35(2) de la Loi sur les pêches. Le promoteur ne peut l'obtenir, et le ministre fédéral ne peut la lui accorder, si les exigences de la LCÉE ne sont pas respectées. La prétention du procureur général du Québec selon laquelle le ministre fédéral est tenu d'accorder cette autorisation à l'issue de l'examen effectué par le comité provincial, sans égard à l'évaluation indépendante, par le ministre fédéral, du préjudice possible à l'habitat du poisson, doit être rejetée.
[54] Ce n'est qu'après son approbation finale par les organismes créés en application de la Convention que l'on peut considérer que le « développement [. . .] est approuvé en conformité avec les dispositions du présent chapitre », et il s'agit de la condition préalable à l'obligation faite au promoteur à l'art. 22.7.1 d'« obtenir s'il y a lieu les autorisations ou les permis nécessaires des ministères et services gouvernementaux responsables ». Il n'y a donc pas de conflit. La Convention rend elle‑même obligatoire l'obtention de l'autorisation du ministère des Pêches (« doit » obtenir) après l'approbation du projet. En matière de pêches, c'est le droit fédéral, et non la Convention, qui régit cette autorisation, les conditions de son obtention et celles dont elle est assortie.
[55] Je conviens avec mes collègues les juges LeBel et Deschamps qu'« [i]l est difficilement concevable que les parties aient voulu que l'une d'elles puisse, relativement à un volet essentiel de leur accord, donner son consentement un jour, puis le retirer un jour, une semaine ou un an plus tard » (par. 58). Cette assertion vaut pour ce qu'elle est, mais à mon sens, elle ne s'applique pas au différend qui oppose les parties. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi, mais de modifier l'ordonnance de la Cour d'appel du Québec pour préciser qu'une fois le projet de mine de vanadium approuvé conformément à la Convention, le promoteur ne peut aller de l'avant sans obtenir au préalable l'autorisation visée au par. 35(2) de la Loi sur les pêches et que l'octroi de cette autorisation doit être conforme à la LCÉE et à ses processus, ainsi que respecter l'obligation de la Couronne de consulter les Premières Nations relativement à ce qui peut nuire aux droits que leur confère la Convention.
[56] Le procureur général du Québec se voit ordonner de verser aux intimés cris et au procureur général du Canada leurs dépens respectifs devant la Cour. Les décisions des tribunaux inférieurs concernant les dépens afférents aux instances antérieures demeurent inchangées.
Version française des motifs des juges LeBel, Deschamps, Abella et Charron rendus par
Les juges LeBel et Deschamps (dissidents) —
I. Introduction
[57] Pour la première fois depuis la signature en 1975 de l'entente innovatrice qu'était la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (« Convention »), la Cour doit en interpréter les dispositions. Le litige demande que l'on détermine auquel de trois processus d'évaluation environnementale devrait être soumis un projet d'exploitation minière à la Baie-James, au Québec, un territoire où s'applique cet accord intervenu entre certaines Premières Nations, les gouvernements du Québec et du Canada, et quelques sociétés d'État. Le projet devrait‑il faire l'objet d'une, de deux ou de trois évaluations, voire d'une combinaison de processus concurrents? Les parties ne s'entendent pas sur la question. Nous concluons qu'une seule réponse est possible sur les plans juridique et pratique : dans les circonstances de la présente affaire, seul le processus provincial prévu dans la Convention est applicable. La Cour supérieure du Québec a conclu dans ce sens, mais pas la Cour d'appel.
[58] Notre collègue le juge Binnie rejette cette interprétation. Il s'appuie sur la thèse des intimés cris selon laquelle il serait erroné en droit de considérer que la Convention fait du processus provincial la seule évaluation requise. Cependant, loin de faire sienne la seule interprétation que les intimés cris jugent valable en droit et qui reconnaîtrait leur droit de participer au processus d'évaluation (voir le par. 29 de leur mémoire), il préconise une autre interprétation ayant pour assise l'art. 22.7.5 de la Convention. Ainsi, il estime obligatoire la tenue d'une évaluation environnementale fédérale sous le régime d'une loi non en vigueur lors de la signature de la Convention, au motif que le processus d'évaluation négocié s'applique seul « à moins qu'une loi ou qu'un règlement fédéral [n]'exige » un autre processus. Avec égards, il s'agit seulement d'une disposition transitoire. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons convenir que par l'emploi de ce libellé, les parties ont voulu permettre au gouvernement fédéral de modifier unilatéralement la Convention. En l'interprétant ainsi, le juge Binnie ajoute un autre palier d'examen sans qu'il ne soit établi que cela est dans l'intérêt du public ou qu'il en résulte une amélioration sous quelque rapport des processus prévus par la Convention, en particulier le processus provincial. Il en découle double emploi, délais et frais supplémentaires pour le contribuable et les intéressés, sans compter l'atteinte aux droits de participation des Premières Nations. Les parties à la Convention ont adopté une approche avant‑gardiste à l'égard du droit de l'environnement. La Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (« LCÉE »), n'existait pas encore. Les parties n'ont certainement pas voulu que l'une d'elles puisse modifier unilatéralement la Convention sur un point précis qui les interpellait particulièrement et qui avait fait l'objet de négociations difficiles et intensives. La Convention supposait l'application des lois de portée générale existantes. Il est difficilement concevable que les parties aient voulu que l'une d'elles puisse, relativement à un volet essentiel de leur accord, donner son consentement un jour, puis le retirer un jour, une semaine ou un an plus tard. La longue gestation de la Convention — sa négociation et ses modifications — ne permet pas une telle interprétation. Notre collègue est aujourd'hui disposé à légitimer la décision du gouvernement fédéral de renier ses engagements solennels. La Cour ne saurait avaliser une mesure si manifestement opposée à l'honneur de la Couronne.
[59] Dans les motifs qui suivent, nous examinons le contexte de l'affaire et son historique judiciaire. Ensuite, nous analysons de façon plus générale d'importantes questions touchant à la nature et à l'interprétation de la Convention et des traités modernes conclus par la Couronne et les Premières Nations du Canada. Toutes ces considérations fondent notre décision définitive en l'espèce.
II. Contexte
A. Convention de la Baie-James
[60] En 1971, le gouvernement québécois a annoncé qu'il projetait la construction d'un vaste complexe de production d'hydroélectricité sur la rivière La Grande à la Baie-James. Un vaste territoire utilisé par les Cris pour la chasse et la pêche devait être inondé pour créer des réservoirs appelés à alimenter les turbines hydroélectriques. Les Cris se sont alors tournés vers les tribunaux. En novembre 1973, la Cour supérieure du Québec a ordonné la suspension des travaux, par voie d'injonction interlocutoire, au motif qu'ils avaient été entrepris sans consultation préalable au sujet des répercussions environnementales et sociales sur la population autochtone. La Cour d'appel du Québec a infirmé la décision, et la Cour suprême a rejeté la demande d'autorisation d'appel ([1975] 1 R.C.S. 48). Dans l'intervalle, les Cris et les Inuits avaient entrepris avec les gouvernements québécois et canadien des négociations qui ont mené à la signature de la Convention en novembre 1975.
[61] Le territoire visé par la Convention englobe plus de 1 082 000 kilomètres carrés, des rives de la Baie-James vers l'intérieur des terres, et constitue la partie la plus septentrionale du Québec actuel (le « Territoire »). En 1975, 7 000 Cris et 5 000 Inuits en étaient les seuls habitants permanents. Les Cris et les Inuits occupent le Territoire « depuis des temps immémoriaux » (É. Gourdeau, « Genèse de la Convention de la Baie‑James et du Nord québécois », dans A.‑G. Gagnon et G. Rocher, dir., Regard sur la Convention de la Baie‑James et du Nord québécois (2002), p. 17). La Convention visait à régler l'ensemble des revendications territoriales des Autochtones, à établir un régime de gestion du territoire complet et orienté vers l'avenir et à créer un cadre pour l'exercice des droits et l'exécution des obligations des deux Premières Nations et des deux ordres de gouvernement dans la poursuite de leurs rapports. À bien des égards, la Convention accorde aux parties autochtones une forme d'autonomie gouvernementale.
[62] À cette fin, la Convention établit un régime d'administration de grande portée qui reconnaît d'importants pouvoirs aux Cris et aux Inuits. En effet, elle crée un cadre régissant de nombreux aspects de la vie dans le territoire, notamment les activités de chasse et de pêche des Autochtones, la mise en valeur des ressources et de l'hydroélectricité, l'administration de la justice, la gestion des écoles, le développement économique et social des Autochtones, les services sanitaires et sociaux, le gouvernement local et, ce qui est l'objet du litige en l'espèce, la préservation de l'environnement naturel.
[63] Nous examinons le régime de protection de l'environnement plus en détail ci‑après, mais il convient à ce stade de signaler quelques‑unes de ses caractéristiques les plus importantes. Les chapitres 22 et 23 de la Convention prévoient des mécanismes détaillés et exhaustifs pour l'évaluation des répercussions environnementales, des mécanismes qui étaient avant‑gardistes à l'époque. Ces mécanismes sont de fait antérieurs aux dispositions analogues sur l'environnement adoptées depuis par les provinces et le gouvernement fédéral. En un sens, la Convention présageait la sensibilité accrue aux problèmes environnementaux qui est apparue depuis au Canada. Une autre caractéristique importante de la Convention est la confirmation explicite de son objet à l'art. 22.2.2, à savoir la réalisation d'un équilibre entre deux objectifs primordiaux : le développement économique et la protection de l'utilisation traditionnelle du territoire par les Autochtones. Le processus d'évaluation des répercussions environnementales ainsi créé et qui touche les Premières Nations, le gouvernement du Québec et celui du Canada repose sur deux grandes assises : garantir la participation et la consultation des Autochtones à toutes les étapes de l'évaluation et éviter le double examen, en prévoyant la mise en uvre d'un seul processus, selon la nature du projet en cause et son assujettissement constitutionnel à la compétence provinciale ou fédérale.
B. Projet d'exploitation d'une mine de vanadium
[64] Dans le présent pourvoi, la Cour doit décider de l'avenir d'un projet d'exploitation d'une mine de vanadium (« projet ») au Lac Doré, près de Chibougamau, dans le territoire de la Baie-James. Lac Doré Mining Inc. (le « promoteur ») entendait ouvrir la mine et l'exploiter. Le projet se trouve sur des terres de la catégorie III. Dans cette partie du territoire, la Convention reconnaît le droit du Québec de régir la mise en valeur des ressources naturelles, sous réserve des dispositions du chapitre 22 relatives à la protection de l'environnement. Le vanadium entre dans la composition d'alliages d'acier. La mine contient des réserves de 10 millions de tonnes. Sa durée de vie est estimée à 40 ans. Seule mine de vanadium en Amérique du Nord, elle représente 12 p. 100 de la consommation mondiale de ce métal.
[65] Le 27 mai 1999, le promoteur a transmis au ministre québécois de l'Environnement, relativement au projet, un avis conforme à la procédure établie par la Convention. En juin 2003, il a présenté son étude d'impact à la sous‑ministre, qui l'a ensuite fait parvenir au comité provincial d'examen.
[66] Pendant ce temps, les fonctionnaires fédéraux ont conclu que les répercussions du projet sur les pêches emportaient l'application du par. 35(2) de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14, et nécessitaient une étude approfondie suivant l'al. 16a) de l'annexe du Règlement sur la liste d'étude approfondie, DORS/94‑638, pris en vertu de la LCÉE. En avril 2004, ils ont informé les Cris que le projet ferait l'objet d'une étude par une commission conformément à la LCÉE, et non en vertu du processus fédéral d'évaluation prévu au chapitre 22 de la Convention.
[67] Les Cris ont alors saisi la Cour supérieure du Québec d'une demande de jugement déclaratoire. Cette procédure a interrompu l'évaluation environnementale entreprise conformément à la Convention.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure, 2006 QCCS 1832, [2006] R.J.Q. 1113
[68] Les Cris ont demandé à la Cour supérieure de déclarer (i) que la LCÉE était inapplicable dans le territoire visé par la Convention en raison de son incompatibilité avec celle‑ci, de sorte (ii) qu'il fallait plutôt recourir aux processus fédéral et provincial d'évaluation environnementale prévus par la Convention en raison de la nature et des répercussions du projet. Le procureur général du Québec (« PGQ ») a convenu avec les Cris de l'inapplicabilité de la LCÉE, mais il a plaidé que seul le processus provincial s'appliquait à cause de la nature provinciale du projet. Le procureur général du Canada a soutenu pour sa part ce qui suit : (i) en raison de la nécessité d'une autorisation en vertu de la Loi sur les pêches et des répercussions possibles du projet sur les pêches, la loi fédérale sur l'évaluation environnementale s'applique légitimement; (ii) par ailleurs, comme la nature du projet se situe dans la compétence provinciale, le processus provincial d'évaluation environnementale prévu dans la Convention s'imposait également. En Cour supérieure, les parties ont présenté un exposé conjoint des faits précisant ce qui suit :
(1) les droits des Cris issus de la Convention sont des droits « existants issus d'accords sur des revendications territoriales » au sens du par. 35(3) de la Loi constitutionnelle de 1982;
(2) les terres touchées par la mine de vanadium sont utilisées par les Cris pour leurs activités traditionnelles;
(3) les projets miniers sont des « [d]éveloppements futurs automatiquement soumis au processus d'évaluation », comme le prévoit l'annexe 1 du chapitre 22 de la Convention;
(4) par sa nature, le projet ressortit à la compétence provinciale et doit faire l'objet d'une évaluation environnementale provinciale, sous réserve de la question de savoir si, vu ses répercussions dans un domaine de compétence fédérale, une évaluation fédérale s'impose aussi.
[69] Les thèses divergentes des parties soulèvent plusieurs questions : (i) les processus d'évaluation environnementale prévus par la Convention sont‑ils compatibles avec ceux que prévoit la LCÉE; (ii) quelle est la conséquence d'une incompatibilité entre la Convention et la LCÉE; (iii) le caractère provincial ou fédéral de l'évaluation environnementale exigée par la Convention dépend‑il seulement de la nature du projet, ou à la fois de sa nature et de ses répercussions?
[70] Dans son étude de la première question, la juge Bénard effectue une comparaison détaillée des dispositions sur l'évaluation environnementale du chapitre 22 de la Convention et de celles de la LCÉE. Elle fait observer que le chapitre 22 établit un ensemble de principes directeurs qui orientent le processus d'évaluation. Une caractéristique importante du régime réside dans l'obligation de consulter les Cris — au sujet des répercussions précises de l'utilisation des terres sur leur mode de vie et leurs activités traditionnelles — lors de toute évaluation environnementale visant des terres de la catégorie III. À l'opposé, le processus établi par la LCÉE ne se fonde sur aucun principe directeur équivalent ni ne reconnaît aux Cris le droit d'être consultés et il n'accorde pas aux Autochtones le droit de faire partie des commissions. La juge Bénard donne neuf exemples d'incompatibilité entre la LCÉE et la Convention (par. 111‑134) et insiste particulièrement sur la participation ou la non‑participation des Cris. Elle conclut que le recours à la procédure d'évaluation environnementale sous le régime de la LCÉE réduirait le rôle des Cris dans le processus, contrairement aux garanties de la Convention (par. 134).
[71] Après avoir relevé les différences entre la Convention et la LCÉE, la juge Bénard se penche sur la deuxième question soulevée. Elle souligne que la Convention constitue un accord tripartite liant les gouvernements du Canada et du Québec et les Cris. Cet accord lie les deux ordres de gouvernement et les oblige à respecter les droits des Cris, dont celui à un processus d'évaluation environnementale « détaill[é] et exhausti[f] » (par. 136 et 138). Elle ajoute que la Convention ne peut être modifiée qu'avec le consentement de toutes les parties (par. 138). En cas de conflit avec une loi provinciale ou fédérale, la Convention et la législation de mise en uvre disposent que la Convention prévaut. La LCÉE ne s'applique donc pas au projet lorsqu'elle s'avère incompatible avec la Convention (par. 147 et 177).
[72] Puis, la juge Bénard passe à la troisième question. Elle se demande si le projet devait faire l'objet du processus d'évaluation provincial ou fédéral prévu dans la Convention. Pour statuer, il fallait déterminer si seulement la nature du projet ou sa nature et ses répercussions devaient être prises en compte pour arrêter le ou les processus requis. Elle constate que dans l'arrêt Bande d'Eastmain c. Canada (Administrateur fédéral), [1993] 1 C.F. 501, la Cour d'appel fédérale (par la voix du juge Décary) opine que seule la nature du projet est déterminante à cet égard, mais elle ne va pas jusqu'à faire explicitement sienne cette remarque. Elle arrive plutôt au même résultat par l'interprétation du texte de la Convention et fonde sa conclusion sur les arguments suivants. D'abord, la Convention distingue clairement entre un projet fédéral et un projet provincial. Ensuite, l'intention qui sous‑tend la Convention veut qu'en règle générale, une seule évaluation environnementale ait lieu, sous réserve seulement de deux exceptions bien précises, dont aucune ne s'applique en l'espèce. La juge conclut donc que la prétention des Cris, selon laquelle la nature et les répercussions d'un projet peuvent commander un processus d'évaluation, entraînerait un double examen dans la plupart des cas. Ce serait transformer l'exception en une règle générale. Elle conclut que seul le processus provincial s'appliquait en l'espèce.
B. Cour d'appel du Québec (les juges Pelletier, Rochon et Hilton), 2008 QCCA 741, [2008] R.J.Q. 944
[73] Les Cris ont interjeté appel. Dans un arrêt per curiam, la Cour d'appel du Québec tranche trois questions : (i) l'existence d'un élément emportant légitimement l'application de la LCÉE et le déroulement d'une évaluation environnementale fédérale, (ii) la présence d'une incompatibilité entre le processus de la LCÉE et celui de la Convention et (iii) la possibilité, suivant la Convention, de deux évaluations — l'une provinciale et l'autre fédérale — lorsque le processus fédéral découle de la LCÉE, et non de la Convention.
[74] Selon la Cour d'appel, la première question ne met pas en cause la constitutionnalité de la LCÉE, qui a été confirmée par notre Cour dans l'arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3. Il s'agit plutôt de déterminer si l'application de cette conclusion permet de reconnaître que la LCÉE s'applique en l'espèce. Après avoir comparé le Décret sur les lignes directrices (la loi fédérale en cause dans l'affaire Oldman) et la LCÉE (une loi postérieure à l'arrêt Oldman), la Cour d'appel conclut que la LCÉE, en liaison avec l'art. 35 de la Loi sur les pêches, a légitimement déclenché la mise en uvre du processus fédéral d'évaluation environnementale. Par conséquent, l'al. 5(1)d) de la LCÉE exigeait au préalable une évaluation environnementale pour que le ministre des Pêches et Océans puisse autoriser un ouvrage ou une activité.
[75] Le PGQ soutenait que le processus d'examen de la LCÉE outrepassait la compétence fédérale sur les pêches définie dans l'arrêt Oldman en ce que le par. 16(2) de la LCÉE autorisait le ministre à considérer non seulement les effets du projet, mais aussi sa raison d'être. Un tel pouvoir excédait selon lui les limites de la compétence fédérale établies dans l'arrêt Oldman (par. 108). La Cour d'appel rejette l'argument après avoir comparé l'al. 16(1)e) de la LCÉE et le par. 4(2) du Décret sur les lignes directrices validé dans l'arrêt Oldman. Elle conclut que les deux dispositions sont équivalentes, même si celle de la LCÉE est « [r]édigé[e] sous une forme élaborée » (par. 111). Rejetant les arguments constitutionnel et textuel du PGQ sur la portée de la LCÉE, la Cour d'appel statue qu'un déclencheur externe valide impose la tenue d'une évaluation fédérale.
[76] La deuxième question découlait de la première. Dans la mesure où un déclencheur externe valable entraînait la mise en uvre du processus fédéral, il fallait examiner la compatibilité du processus de la LCÉE avec le chapitre 22 de la Convention. À quels principes devait alors recourir la Cour d'appel pour interpréter un traité moderne conclu avec des Autochtones? Après examen des principes d'interprétation applicables aux traités résumés par notre Cour dans l'arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456 (« Marshall (1999) »), et des arrêts Québec (Procureur général) c. Commission scolaire crie, [2001] R.J.Q. 2128 (C.A.), et Bande d'Eastmain, la Cour d'appel énonce des principes directeurs pour l'interprétation de traités modernes. D'abord et avant tout, la Convention doit recevoir une interprétation large et libérale dans le respect des obligations fiduciales du gouvernement envers les Cris. Cependant, l'interprétation doit prendre appui sur une analyse raisonnable de l'intention et de l'intérêt de chacune des parties, compte tenu des contextes historique et juridique de la Convention. Enfin, lorsque plusieurs interprétations sont raisonnablement possibles, il faut retenir celle qui s'harmonise le mieux avec l'intérêt des signataires autochtones.
[77] La Cour d'appel propose ensuite une démarche pour comparer la LCÉE et la Convention, au regard de ces principes directeurs. Premièrement, une incompatibilité ne survient qu'en présence d'un conflit irréductible empêchant les signataires autochtones d'exercer leurs droits issus de la Convention. Une incompatibilité peut d'abord ressortir de l'analyse comparative des dispositions de la Convention et de celles de la LCÉE. Toutefois, au‑delà de cette comparaison, un second degré d'incompatibilité peut résulter des principes fondamentaux de la Convention elle‑même. Cette analyse se fonde alors sur le seul libellé de la Convention.
[78] À cette première étape, la Cour d'appel conclut que même si « les principes, les objectifs et les objets des deux textes sont compatibles » (par. 148), « [l]e conflit irréductible apparaît toutefois lorsque l'on examine les processus d'examen en cause. Cet examen met [au] jour une incompatibilité pratique et opérationnelle » (par. 149). En résumé, la LCÉE n'accorde pas aux Cris les droits de consultation et de participation que leur reconnaît la Convention (par. 154‑160), de sorte que le processus de la LCÉE doit être exclu dans le territoire conventionné.
[79] Le second volet de l'analyse est axé sur un principe fondamental qui, selon la Cour d'appel, se dégage de la Convention : la règle voulant qu'un même projet ne puisse être soumis à un double processus d'examen — fédéral et provincial (art. 22.6.7). Compte tenu de la Convention dans son ensemble et, en particulier, du fait que les parties signataires « ont apporté un soin considérable afin de distinguer les projets qui relèvent de la compétence fédérale de ceux soumis à la compétence provinciale », la Cour d'appel écarte la thèse des Cris selon laquelle l'évaluation environnementale devrait relever de l'un ou l'autre des gouvernements selon la nature du projet et ses répercussions (par. 171). Elle reprend plutôt le raisonnement de la Cour supérieure et refuse de faire une règle générale de l'exception à l'interdiction de la double évaluation fédérale et provinciale. La nature du projet détermine l'ordre de gouvernement appelé à effectuer l'évaluation (par. 176 et 178). En l'espèce, le texte de la Convention ne justifie pas en soi la mise en uvre du processus fédéral.
[80] La Cour d'appel a retrouvé dans la Loi sur les pêches un élément externe déclencheur justifiant l'application de la LCÉE. À son avis toutefois, il n'existe aucun élément déclencheur externe qui permette la tenue d'une évaluation fédérale dans le cadre de la Convention. La Cour d'appel se penche donc sur la question de savoir si la présence de l'élément déclencheur externe pouvait justifier la mise en uvre d'un processus fédéral d'évaluation environnementale dans le territoire conventionné. S'appuyant sur l'art. 22.2.3, elle conclut qu'une loi externe valide sur l'environnement, qu'elle soit provinciale ou fédérale, peut, dans la mesure où elle n'est pas incompatible avec la Convention, justifier une évaluation environnementale externe conformément à la procédure établie par la Convention (par. 193). Selon ce raisonnement, le processus d'évaluation de la LCÉE était valable en raison de l'élément déclencheur externe, mais la prépondérance de la Convention le rendait inapplicable. Dans la mesure de l'incompatibilité, le processus fédéral prévu dans la Convention prévalait.
IV. Analyse
[81] La question en litige demeure la même que devant les tribunaux inférieurs. À quel processus d'examen environnemental le projet est‑il soumis? S'agit‑il du processus provincial ou du processus fédéral prévu par la Convention, des deux, ou du processus fédéral établi par la LCÉE? Pour statuer, nous devons d'abord considérer la nature, l'interprétation et l'effet de la Convention, en les situant dans le contexte juridique et constitutionnel approprié.
A. La Convention de la Baie James
(1) Nature
[82] La Convention constitue à la fois un accord intergouvernemental et un accord sur les droits de peuples autochtones. Elle lie les gouvernements fédéral et provincial, ainsi que certaines Premières nations, auxquels elle confère des droits et impose des obligations. On peut reconnaître qu'elle a servi de modèle aux nombreux traités territoriaux modernes intervenus depuis les modifications constitutionnelles apportées en 1982, notamment pour protéger ce qu'on appelle désormais les droits issus de traités « modernes » au par. 35(3) de la Loi constitutionnelle de 1982. Toutefois, la Convention n'établit pas seulement les droits et les obligations des gouvernements fédéral et provincial, d'une part, et des peuples autochtones habitant le Territoire, d'autre part. Elle énonce aussi les obligations mutuelles des gouvernements fédéral et provincial relativement au Territoire. Les deux points méritent d'être approfondis.
[83] Nous analysons plus loin l'importance et l'effet de la Convention pour les gouvernements et les Autochtones signataires. Il suffit pour l'heure de signaler que toutes les parties ont vu dans la Convention un moyen de déterminer la nature des droits des Cris et des Inuits à l'égard du Territoire (discours prononcé devant l'Assemblée nationale par M. John Ciaccia, représentant du Premier ministre d'alors, M. Robert Bourassa, reproduit dans la Convention de la Baie‑James et du Nord québécois et conventions complémentaires (1998)). Les signataires autochtones devaient se voir accorder l'« autonomie administrative » — ce qu'on appellerait aujourd'hui l'« autonomie gouvernementale » — sur les terres de la catégorie I du Territoire. La Convention protégeait également le droit des signataires autochtones de chasser, de pêcher et de piéger dans le Territoire. À sa signature, en particulier, elle innovait en raison de son objectif d'établir des mécanismes et des procédures permettant aux collectivités autochtones de participer à la gestion et à la mise en valeur des terres et des ressources du Territoire.
[84] Or, la Convention constitue non seulement un document relatif aux droits des peuples autochtones qui confère aux Cris une autonomie gouvernementale dans de grandes parties du Territoire, mais aussi une entente intergouvernementale entre le gouvernement fédéral et la province de Québec. Il s'agit d'une autre illustration de ce que notre Cour appelle souvent le « fédéralisme coopératif » (Banque canadienne de l'Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 24; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453, par. 162; voir également Renvoi relatif à la Loi sur l'assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, par. 10).
[85] Les ententes intergouvernementales sont devenues de plus en plus courantes dans la gouvernance au Canada. Elles interviennent souvent entre le gouvernement fédéral et les provinces, ainsi qu'entre les provinces elles‑mêmes. Comme le signale la professeure Poirier, les États modernes continuent d'y recourir pour coordonner et gérer les services gouvernementaux :
Le fonctionnement des régimes fédéraux repose sur un large éventail de mécanismes de coopération, de partage d'informations et de ressources. L'articulation de l'action de différents ordres de gouvernement apparaît essentielle à la gestion efficace des affaires publiques. . .
. . .
Les ententes intergouvernementales conclues entre composantes d'un État fédéral représentent l'un des dispositifs les plus formels et les plus répandus de la gouvernance fédérale.
(J. Poirier, « Les ententes intergouvernementales et la gouvernance fédérale : aux confins du droit et du non‑droit », dans J.‑F. Gaudreault‑DesBiens et F. Gélinas, dir., Le fédéralisme dans tous ses états : gouvernance, identité et méthodologie (2005), 441, p. 442‑443)
Ces ententes peuvent avoir une portée assez large et interviennent dans la plupart des domaines d'intérêt public, notamment la protection des droits des minorités linguistiques, le financement des programmes gouvernementaux comme les soins de santé et les sujets qui mettent en jeu les obligations internationales d'une fédération (voir Poirier, p. 443). Souvent de nature essentiellement administrative, elles précisent le rôle et la contribution financière de chacun des membres de la fédération canadienne. Elles peuvent avoir des conséquences — directement ou non — sur le partage constitutionnel des compétences législatives (voir Poirier, p. 446 et 448; voir aussi S. A. Kennett, « Hard Law, Soft Law and Diplomacy : The Emerging Paradigm for Intergovernmental Cooperation in Environmental Assessment » (1993), 31 Alta. L. Rev. 644).
[86] Le contenu des ententes intergouvernementales peut aller de l'énoncé déclaratoire assez simple au mécanisme réglementaire complexe (voir l'arrêt Fédération des producteurs de volailles du Québec c. Pelland, 2005 CSC 20, [2005] 1 R.C.S. 292), mais elles n'ont pas toujours force de loi. Il subsiste donc [traduction] « une marge entre l'accord "politique" et celui dont la teneur est "juridique" » (Kennett, p. 655). Pour les observateurs, à défaut d'une forme d'autorisation législative, l'entente intergouvernementale ne lie que ses signataires et, par conséquent, ne crée ni droits ni obligations à l'égard de tiers (N. Bankes, « Co‑operative Federalism : Third Parties and Intergovernmental Agreements and Arrangements in Canada and Australia » (1991), 29 Alta. L. Rev. 792; Kennett, p. 658). Il ne semble pas non plus qu'une simple approbation législative suffise. En fait, une disposition indiquant que l'entente entre en vigueur comme s'il s'agissait d'une loi représente le meilleur indice pour conclure que l'entente doit avoir force de loi (Bankes, p. 828). Par exemple, le professeur Bankes laisse entendre qu'en anglais, l'expression « as if enacted in this Act » (« comme si elle était édictée par la présente loi ») ou une formule équivalente doit être employée.
[87] Il faut examiner le statut juridique de la Convention en retenant ces principes. Il ne fait aucun doute que la Convention établit un régime complet et détaillé pour l'administration du territoire de la Baie James. Fait révélateur, une de ses dispositions stipule que la Convention ne s'applique qu'à l'entrée en vigueur des lois fédérale et provinciale l'approuvant, la mettant en vigueur et la déclarant valide :
2.7 Pendant la période de transition de deux (2) ans mentionnée aux présentes, le Canada et le Québec doivent prendre, dans la mesure de leurs obligations respectives, les mesures nécessaires pour mettre en vigueur, à effet de la date de la signature de la Convention, les dispositions transitoires dont il est fait mention dans la Convention.
À l'exception de ces dispositions transitoires, la Convention entre en vigueur et lie les parties à la date à laquelle les lois fédérales et provinciales approuvant respectivement la Convention, la mettant en vigueur et la déclarant valide sont toutes deux en vigueur.
Dès l'entrée en vigueur des lois fédérales et provinciales, les dispositions transitoires sont remplacées par toutes les autres dispositions de la Convention. Tous les actes faits par les parties en vertu desdites dispositions transitoires sont alors considérés comme ayant été ratifiés par toutes les parties aux présentes. [Nous soulignons.]
Il importe de souligner que la Convention elle‑même ne liait pas les parties avant l'entrée en vigueur des lois l'approuvant.
[88] Conformément aux art. 2.5 et 2.7 de la Convention, le Parlement a adopté la Loi sur le règlement des revendications des autochtones de la Baie James et du Nord québécois, S.C. 1976‑77, ch. 32. Outre son préambule qui précise l'objectif poursuivi par le gouvernement en concluant la Convention, la loi comporte au par. 3(1) la formule de ratification suivante : « La Convention est approuvée, mise en vigueur et déclarée valide par la présente loi. » De même, l'Assemblée législative du Québec a adopté la Loi approuvant la Convention de la Baie James et du Nord québécois, L.R.Q., ch. C‑67. Pour approuver la Convention, l'Assemblée nationale emploie pratiquement les mêmes termes que le Parlement : « La Convention est approuvée, mise en vigueur et déclarée valide par la présente loi » (par. 2(1)). Pour appuyer davantage l'intention de donner force de loi à la Convention, le législateur provincial délègue notamment au gouvernement du Québec le pouvoir de prendre un règlement pour « créer les organismes prévus à la Convention et requis pour sa mise en application » (al. 2(6)a)).
[89] La Convention donne aussi aux corps législatifs en cause des instructions claires sur la teneur des dispositions visées à l'art. 2.7 :
2.5 Dès la signature de la Convention, le Canada et le Québec doivent recommander respectivement au Parlement du Canada et à l'Assemblée nationale du Québec une législation appropriée pour approuver la Convention, la mettre en vigueur et la déclarer valide, et pour protéger, sauvegarder et maintenir les droits et obligations énoncés dans la Convention. Le Canada et le Québec s'engagent à ce que la législation ainsi recommandée ne modifie en rien la substance des droits, engagements et obligations prévus à la Convention. [Nous soulignons.]
Les parties ont clairement voulu conférer force de loi à la Convention.
[90] De plus, la Convention prévoit clairement qu'en cas de conflit, elle a prépondérance sur les autres lois fédérales et provinciales d'application générale :
2.5 . . .
La législation fédérale et provinciale visant à approuver la Convention, à la mettre en vigueur et à la déclarer valide, si elle est adoptée, doit stipuler qu'en cas d'incompatibilité ou de conflit entre cette législation et les dispositions de toute autre loi fédérale ou provinciale, selon le cas, s'appliquant au Territoire, ladite législation a prépondérance dans la mesure de cette incompatibilité ou de ce conflit. Le Canada et le Québec reconnaissent que les droits et avantages des Indiens et des Inuit du Territoire sont tels qu'énoncés dans la Convention, et acceptent de recommander que la législation fédérale et provinciale approuvant la Convention, la mettant en vigueur et la déclarant valide abroge les paragraphes c), d) et e) de l'article 2 de la loi fédérale de l'extension des frontières du Québec, 1912, et les mêmes paragraphes de l'article 2 de la CÉDULE de la loi provinciale de l'extension des frontières du Québec, 1912. [Nous soulignons.]
[91] Les deux lois portant approbation confirment la prépondérance de la Convention sur toute autre loi générale. En effet, l'art. 8 de la loi fédérale est libellé comme suit :
8. En cas de conflit ou d'incompatibilité, la présente loi l'emporte sur toute autre loi qui s'applique au Territoire dans la mesure nécessaire pour résoudre le conflit ou l'incompatibilité.
De même, l'art. 6 de la loi provinciale dispose :
6. En cas de conflit ou d'incompatibilité, la présente loi l'emporte sur toute autre loi qui s'applique au territoire décrit dans la Convention, dans la mesure nécessaire pour résoudre le conflit ou l'incompatibilité.
[92] Ces dispositions n'ont jamais été abrogées, et les deux gouvernements y demeurent assujettis. La Convention établit les droits et les obligations mutuels des parties, qu'elle lie manifestement de la même façon que le ferait un contrat ordinaire de droit privé. Toutefois, elle possède un caractère particulier, celui d'avoir été mise en uvre par voie législative au fédéral et au provincial, de comprendre une disposition assurant sa prépondérance et de refléter clairement l'intention des parties de lui conférer un caractère supralégislatif. Après avoir démontré que la Convention a valeur de règle de droit dotée d'une force obligatoire et qu'elle prime toute loi conflictuelle d'application générale, nous passons maintenant à sa protection constitutionnelle.
[93] Bien que la Convention ait été l'objet de nombreux litiges, les tribunaux saisis se sont abstenus à ce jour d'étudier expressément sa protection constitutionnelle. Par exemple, dans l'arrêt Bande d'Eastmain, le juge Décary ne se prononce pas sur la question :
L'appelant, Hydro‑Québec et la procureure générale du Canada, en tenant pour acquis pour les fins du débat que la Convention est un « traité » à proprement parler, ce sur quoi je ne me prononce pas, font valoir que si le premier volet de cette règle — l'interprétation libérale — s'applique lorsqu'il s'agit d'un traité moderne, le second volet — toute ambiguïté doit être interprétée en faveur des Indiens — ne s'applique pas. Ce qu'ils contestent, pour reprendre l'expression du procureur d'Hydro‑Québec, c'est que les Autochtones aient un droit constitutionnel de voir toute ambiguïté résolue en leur faveur. [Nous soulignons; p. 514.]
Dans l'arrêt Commission scolaire crie, la juge Rousseau‑Houle, au nom des juges majoritaires, s'abstient aussi d'aborder la question :
À l'instar du juge Baudouin, je considère qu'il n'est pas approprié, vu le dossier tel que constitué par les parties et les trois actions prises en Cour supérieure (Coon‑Come c. Procureur général du Québec, dossier no 500‑02‑017984‑960; Coon‑Come c. Commission hydroélectrique de Québec, dossier no 500‑05‑004330‑906; et Lord c. Procureur général du Québec, dossier no 500‑05‑043203‑981) portant directement sur la qualification et la validité de la convention, de décider si celle‑ci peut recevoir la protection constitutionnelle de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
. . .
Sans qu'il soit nécessaire d'examiner si les droits issus de la convention peuvent recevoir une protection constitutionnelle, celle‑ci demeure une entente solennelle conclue avec les Cris et les Inuits et qui a été ratifiée et mise en uvre par voie législative. [Nous soulignons; par. 91 et 96.]
[94] La protection constitutionnelle de la Convention n'a pas non plus été débattue devant les tribunaux inférieurs. En Cour supérieure, les parties ont reconnu que la Convention constituait un traité aux fins du par. 35(3) :
2. [Aveux] des parties
La convention est un accord de revendications au sens de l'article 35(3) de la Loi constitutionnelle de 1982, et les droits des Cris sont issus de traités reconnus et confirmés par l'article 35 de la loi constitutionnelle. [par. 22]
En raison de cet aveu, la question de la protection constitutionnelle de la Convention n'était pas en litige (par. 14 et 126). Il revient donc à la Cour de décider si la Convention peut être considérée comme un traité moderne visé au par. 35(3). L'argumentation des parties nous impose clairement d'examiner la question.
[95] Signée en 1975, la Convention est évidemment antérieure à l'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, tout comme les lois fédérale et provinciale l'approuvant. Elle demeure évidemment muette au sujet de la valeur constitutionnelle des droits qu'elle reconnaît. Par conséquent, nous devons l'analyser en fonction d'un cadre constitutionnel qui n'existait pas au moment où elle a été négociée, puis signée.
[96] Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît et confirme les droits existants issus de traités des peuples autochtones :
35. (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.
Le paragraphe 35(3) mérite également d'être cité, car la Convention constitue un traité moderne :
35. . . .
(3) Il est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d'accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis.
[97] Dans l'arrêt R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) décrit les éléments constitutifs d'un traité aux fins de l'art. 35. Prenant appui sur l'arrêt antérieur Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, il conclut que « ce qui caractérise un traité c'est l'intention de créer des obligations, la présence d'obligations mutuellement exécutoires et d'un certain élément de solennité » (p. 1044; voir aussi S. Grammond, « Les effets juridiques de la Convention de la Baie James au regard du droit interne canadien et québécois » (1991‑1992), 37 R.D. McGill 761, p. 779).
[98] L'élément le plus important aux fins de notre analyse réside dans la création d'obligations mutuellement exécutoires. La Convention a une portée beaucoup plus grande que les traités de paix et d'amitié ou les traités numérotés que notre Cour a examinés dans un certain nombre d'affaires où elle a établi le cadre analytique permettant d'interpréter les traités historiques intervenus entre certaines Premières nations, le Canada et la Grande‑Bretagne (voir p. ex. les arrêts Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Bande et nation indiennes d'Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222; Marshall (1999); R. c. Marshall, 2005 CSC 43, [2005] 2 R.C.S. 220; Simon). Comme le laisse entendre le professeur Grammond, les traités modernes portent généralement sur beaucoup d'autres sujets que la seule cession de terres :
Les traités modernes constituent donc des documents beaucoup plus étoffés que ne l'étaient les traités territoriaux du XIXe siècle. L'État et les [A]utochtones ont tenté d'y définir précisément leurs droits et obligations quant à un grand nombre de domaines : utilisation du territoire, activités de chasse et de pêche, partage des redevances liées à l'exploitation des ressources naturelles, évaluation environnementale, développement économique, embauche préférentielle et octroi de contrats, adaptation des services publics, etc. Les accords les plus récents comprennent aussi des dispositions sur l'autonomie gouvernementale, sur l'arbitrage des différends et sur la coordination avec les revendications des peuples autochtones voisins.
(S. Grammond, Aménager la coexistence : Les peuples autochtones et le droit canadien (2003), p. 255)
La Convention correspond bien à cette description. Elle établit un cadre juridique complet énonçant les obligations respectives des parties en matière de services et de droits fonciers, tout en aménageant les modalités de leurs relations ultérieures.
[99] Il importe également de signaler que la Convention est le premier accord intervenu entre le gouvernement fédéral et un groupe autochtone après l'arrêt Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313. On reconnaît couramment que cet arrêt de notre Cour a provoqué une réorientation de la politique fédérale sur les revendications territoriales des Autochtones et, plus précisément, un [traduction] « virage vers la négociation comme mode de règlement privilégié des revendications territoriales dans le nord du Québec, au Yukon, dans les Territoires du Nord‑Ouest et en Colombie‑Britannique » (D. Sanders, « "We Intend to Live Here Forever" : A Primer on the Nisga'a Treaty » (1999‑2000), 33 U.B.C. L. Rev. 103, p. 108; Commission scolaire crie, par. 81). Dans cette perspective, en 1973, le ministère fédéral des Affaires indiennes, alors dirigé par Jean Chrétien, a créé le Bureau des revendications autochtones, lui confiant la mission de régler les revendications territoriales tant particulières que globales. La Convention a été le premier accord conclu dans le cadre de cette nouvelle politique.
[100] De plus, il ressort de l'historique législatif que les parties ont voulu régler toutes les questions qui les opposaient et déterminer la nature de leurs droits et de leurs obligations respectifs. Comme nous l'avons déjà expliqué, la Convention est entrée en vigueur par l'adoption d'une loi fédérale et d'une loi provinciale. Le libellé de ces deux textes législatifs appuie en outre cette interprétation de l'intention des parties.
[101] L'étude du texte du préambule d'une loi joue un rôle utile à son interprétation, car il permet souvent de saisir le but ou les objectifs de la mesure législative. L'article 13 de la Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, dispose que « [l]e préambule fait partie du texte et en constitue l'exposé des motifs. » Comme le fait observer la professeure Sullivan, [traduction] « [l]a preuve la plus directe et la plus digne de foi d'un objectif législatif se trouve dans l'énoncé de l'objet que renferme la loi » (Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 270). Plus particulièrement, le préambule d'un texte législatif peut [traduction] « préciser directement son objet ou faire état des circonstances qui ont mené à son adoption — les maux auxquels le législateur voulait s'attaquer, les problèmes sociaux qu'il entendait régler » (Sullivan, p. 271). Si le préambule ne joue jamais un rôle décisif pour déterminer l'intention du législateur — car la loi doit toujours être interprétée dans son ensemble —, il peut néanmoins contribuer à saisir cette intention (P.‑A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 72‑75).
[102] Le préambule de la loi fédérale fait ressortir encore plus clairement l'intention de créer des obligations mutuellement exécutoires entre les parties :
Attendu que le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec ont conclu une Convention avec les Cris et les Inuit habitant le Territoire visé aux lois concernant la délimitation des frontières nord‑ouest, nord et nord‑est de la province de Québec, 1898 et aux Lois de l'extension des frontières de Québec, 1912, et avec les Inuit de Port Burwell;
Attendu que le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec ont, aux termes de cette Convention, contracté certaines obligations à l'égard desdits Cris et Inuit;
Attendu que ladite Convention prévoit, inter alia, l'octroi ou la mise de côté pour les Cris et les Inuit de certaines terres dans le Territoire, le droit des Cris et Inuit de chasser, de pêcher et de trapper en vertu d'un régime établi par la Convention, la création sur le Territoire d'administrations régionales et locales permettant aux Cris et Inuit de participer pleinement à l'administration du Territoire, des mesures visant à protéger et à promouvoir leur culture, l'établissement d'une législation, d'une réglementation et de procédures destinées à protéger l'environnement sur le Territoire, des mesures de correction et autres relatives au développement hydro‑électrique sur le Territoire, la création et le soutien d'institutions et de programmes destinés à promouvoir les intérêts économiques et sociaux des Cris et des Inuit et leur pleine participation dans la société, la mise sur pied d'un programme de sécurité du revenu pour des chasseurs, pêcheurs et trappeurs Cris et Inuit et le versement aux Cris et Inuit de certaines indemnités pécuniaires;
Attendu que la Convention prévoit en outre la remise par lesdits Cris, Inuit du Québec et Inuit de Port Burwell, en considération des droits et des avantages qu'elle leur accorde, de tous leurs revendications, droits, titres et intérêts autochtones, quels qu'ils soient, aux terres et dans les terres du Territoire et du Québec;
Attendu que le Parlement et le gouvernement du Canada reconnaissent et affirment une responsabilité particulière envers lesdits Cris et Inuit;
Attendu qu'il y a lieu pour le Parlement d'approuver, de mettre en vigueur et de déclarer valide la Convention;
Sa Majesté, sur l'avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes du Canada, décrète . . .
[103] Les Cris et les Inuits ont fait d'importantes concessions en signant la Convention. Avant d'entreprendre les négociations, les parties s'étaient affrontées dans de longs procès. Par conséquent, en plus de reconnaître l'exhaustivité du document quant à leurs droits, les signataires autochtones ont accepté de suspendre toutes les poursuites judiciaires au cours de la période de transition :
2.9.7 Les parties conviennent en outre de suspendre, au cours de la période de transition, les poursuites judiciaires relatives au projet de la Baie James ou aux revendications, droits, titres et intérêts relatifs aux terres des Cris de la Baie James et des Inuit du Québec, et d'annuler les effets de tout jugement en résultant, rendu ou à être rendu, et de ne pas intenter au cours de la période de transition d'autres poursuites judiciaires relatives aux questions susmentionnées, y compris toutes celles visées dans la cause Kanatewat et al. vs. The James Bay Development Corporation et al. pendante devant la Cour suprême du Canada et aux causes connexes pendantes devant la Cour supérieure du Québec. Les parties conviennent aussi de n'intenter, durant la période de transition, aucune poursuite judiciaire relative aux Dispositions transitoires mentionnées aux présentes. [Nous soulignons.]
[104] De plus, la Convention éteignait toutes les revendications existantes et ultérieures des Autochtones, ce que confirme le par. 3(3) de la Loi sur le règlement des revendications des autochtones de la Baie James et du Nord québécois :
3. . . .
(3) La présente loi éteint tous les revendications, droits, titres et intérêts autochtones, quels qu'ils soient, aux terres et dans les terres du Territoire, de tous les Indiens et de tous les Inuit, où qu'ils soient, mais rien dans la présente loi ne porte atteinte aux droits de telles personnes en tant que citoyens canadiens et celles‑ci continuent de bénéficier des mêmes droits et avantages que tous les autres citoyens, et de ceux prévus dans la Loi sur les Indiens, telle qu'applicable, et dans toute autre loi qui les vise en tout temps.
En somme, les signataires autochtones ont convenu d'abandonner toute revendication en cours contre la Couronne et de renoncer à toute revendication ultérieure. Ils ont aussi accepté que la détermination de leurs droits s'effectue en fonction de la seule Convention.
[105] La procédure de modification prévue témoigne du caractère solennel attribué à la Convention. Cette entente peut être modifiée, mais toujours avec le consentement préalable des parties :
2.15 La Convention peut être amendée ou modifiée en tout temps, selon les dispositions y prévues à cet effet ou, à défaut, avec le consentement de toutes les parties. Si, aux fins de la Convention ou en vertu de cette dernière, il est requis un consentement pour amender ou modifier les conditions de la Convention, ce consentement peut être donné par les parties autochtones intéressées au nom des autochtones, sauf stipulation contraire expresse des présentes.
La Convention a de fait été modifiée plusieurs fois. Sous cet angle, elle s'assimile à un contrat exécutoire conclu par des parties toutes bien conseillées sur le plan juridique, ce qui est un bon indicateur de son caractère solennel. L'exigence que les deux législateurs approuvent séparément la Convention pour qu'elle lie les parties confirme aussi ce caractère.
[106] Nous concluons donc que la Convention est protégée par la Constitution suivant le par. 35(3) de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle satisfait aux critères établis par notre Cour pour la reconnaissance d'un traité aux fins du par. 35(3); elle devrait donc être considérée comme un traité.
(2) Principes d'interprétation
[107] Parce qu'elle constitue selon nous un traité aux fins du par. 35(3) de la Loi constitutionnelle de 1982, la Convention commande l'application de principes d'interprétation spéciaux. Notre Cour a maintes fois affirmé que les traités conclus avec des Autochtones doivent faire l'objet d'une interprétation généreuse, souple et libérale (R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 76‑78; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, par. 24; Sioui, p. 1043; Simon, p. 404; voir aussi Sullivan, p. 513). Dans l'arrêt Marshall (1999), la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), dissidente, mais pas sur ce point, fait la synthèse la plus souvent citée à ce jour des principes jurisprudentiels applicables établis par la Cour (au par. 78) :
Notre Cour a, à maintes reprises, énoncé les principes qui régissent l'interprétation des traités, notamment les principes suivants :
1. Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d'accord unique, qui demandent l'application de principes d'interprétation spéciaux : R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au par. 24; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au par. 78; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1043; Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 404. Voir également : J. [Sákéj] Youngblood Henderson, « Interpreting Sui Generis Treaties » (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, « Defining Parameters : Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.
2. Les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones : Simon, précité, à la p. 402; Sioui, précité, à la p. 1035; Badger, précité, au par. 52.
3. L'interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l'intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l'époque de la signature : Sioui, précité, aux pp. 1068 et 1069.
4. Dans la recherche de l'intention commune des parties, l'intégrité et l'honneur de la Couronne sont présumés : Badger, précité, au par. 41.
5. Dans l'appréciation de la compréhension et de l'intention respectives des signataires, le tribunal doit être attentif aux différences particulières d'ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties : Badger, précité, aux par. 52 à 54; R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, à la p. 907.
6. Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l'époque : Badger, précité, aux par. 53 et suiv.; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36.
7. Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel : Badger, précité, Horseman, précité, et Nowegijick, précité.
8. Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au‑delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le langage utilisé [. . .] permet » : Badger, précité, au par. 76; Sioui, précité, à la p. 1069; Horseman, précité, à la p. 908.
9. Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l'exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne : Sundown, précité, au par. 32; Simon, précité, à la p. 402.
[108] L'adoption de ce mode d'interprétation s'explique par le fait que la négociation de traités historiques a été marquée par des [traduction] « différences appréciables » entre les signataires en ce qui touche leur langue, leur culture, leur conception et leur vision du monde. La Couronne et les signataires autochtones avaient donc des visions diamétralement opposées de la nature exacte de leur accord (L. I. Rotman, « Taking Aim at the Canons of Treaty Interpretation in Canadian Aboriginal Rights Jurisprudence » (1997), 46 R.D. U.N.-B. 11, p. 20). En raison de ce constat, les traités conclus avec des Autochtones doivent être interprétés à la lumière des circonstances de leur signature, de manière libérale et dynamique, afin d'éviter de figer les droits en jeu. De plus, toute ambiguïté doit être résolue en faveur des signataires autochtones.
[109] L'application — sans adaptation — de ces principes d'interprétation aux traités modernes, par opposition aux traités historiques, n'emporte pas l'unanimité. Parce que les circonstances justifiant l'interprétation généreuse d'un traité historique ne sont pas toujours présentes dans le cas d'un traité moderne, des cours d'appel ont conclu que les tribunaux devaient s'abstenir d'utiliser mécaniquement la même méthode sans s'assurer au préalable de la nécessité de le faire. En l'espèce, les deux tribunaux inférieurs considèrent en effet, dans leur analyse, les circonstances particulières de la négociation des traités modernes, et l'appelant invite notre Cour à faire de même. Cependant, les intimés Cris et l'intervenante Assemblée des Premières Nations s'y opposent vigoureusement.
[110] La juge de première instance applique les principes énoncés dans l'arrêt Commission scolaire crie. Le chapitre 22 s'interprète de manière large et libérale, dans le respect de l'obligation fiduciale du gouvernement envers les Cris. L'intention et l'intérêt des parties sont analysés de façon raisonnable, compte tenu des contextes historique et juridique. Selon la juge, il importe de se rappeler que la Convention est le fruit de longues négociations, où chacune des parties a été représentée par avocat. Une telle situation diffère considérablement des circonstances habituelles de la négociation des traités historiques (par. 135). Même si elle note que ni elle ni la Cour d'appel fédérale n'ont tenu compte expressément de la protection constitutionnelle de la Convention pour interpréter ses dispositions, la Cour d'appel fait tout de même siens les motifs de l'arrêt Commission scolaire crie, à une nuance près :
Ces différents éléments amènent la Cour à conclure qu'un traité qui confère, d'une part, des droits protégés sur le plan constitutionnel et, d'autre part, qui jouit d'une règle de prépondérance sur toutes lois canadiennes et québécoises incompatibles, doit être interprété, selon les principes retenus par la juge Rousseau‑Houle dans Commission scolaire crie, avec l'élément additionnel tiré de la proposition du procureur des autochtones : dans la mesure où deux ou plusieurs interprétations du texte peuvent être raisonnablement soutenues alors l'interprétation la plus conforme aux intérêts des signataires autochtones doit prévaloir. L'accent est mis sur le caractère raisonnable de l'interprétation. [Nous soulignons; par. 135.]
[111] Ainsi, les tribunaux inférieurs ont fait leurs les motifs de la juge Rousseau‑Houle dans l'arrêt Commission scolaire crie et ceux du juge Décary dans l'arrêt Bande d'Eastmain. Dans ce dernier cas, le juge Décary fait remarquer que « [m]ême généreuse [. . .], l'interprétation des ententes conclues avec les Autochtones dans des circonstances comme celles qui prévalaient en 1975 doit être réaliste, refléter une analyse raisonnable de l'intention et des intérêts de toutes les parties signataires et tenir compte du contexte historique et juridique qui leur a donné naissance » (p. 518).
[112] Dans l'arrêt Commission scolaire crie, la juge Rousseau‑Houle refuse aussi de résoudre systématiquement toute ambiguïté en faveur des signataires autochtones. Elle souligne notamment que ces derniers avaient été bien conseillés sur le plan juridique :
Ces considérations m'amènent à conclure que l'on doit privilégier, dans l'interprétation des articles 16.0.22 et 16.0.23 de la convention, une interprétation large et libérale qui respecte l'obligation de fiduciaire des gouvernements envers les Cris. Cette relation de fiduciaire doit toutefois refléter une analyse raisonnable de l'intention et de l'intérêt des parties signataires et tenir compte du contexte historique et juridique qui a donné naissance à la convention. Comme les Cris étaient conseillés par des avocats et qu'il s'agit d'une entente que l'on peut qualifier de « moderne », toute ambiguïté ne saurait être systématiquement interprétée en leur faveur. [par. 98]
[113] Notre Cour ne s'est pas encore prononcée sur cette question précise, mais dans l'arrêt R. c. Howard, [1994] 2 R.C.S. 299, elle fait remarquer que le traité de 1923 en cause ne « soulève pas les mêmes préoccupations que les traités signés à une époque plus lointaine ou dans des territoires plus éloignés, à propos desquels on peut légitimement s'interroger sur la compréhension des parties indiennes » (p. 306). Le juge Gonthier, au nom de la Cour, se fonde à cet égard sur les arrêts Sioui, à la p. 1036, et Bande d'Eastmain, aux p. 515‑516.
[114] L'intervenante Assemblée des Premières Nations et les intimés cris nous demandent instamment de rejeter la méthode d'interprétation retenue par les tribunaux inférieurs. Selon les intimés cris, les mêmes règles d'interprétation valent pour tous les traités conclus avec les Autochtones, qu'ils soient historiques ou modernes (mémoire des intimés Cris, p. 16). De même, l'Assemblée des Premières Nations conteste la validité de l'opinion exprimée dans l'arrêt Bande d'Eastmain dans la mesure où elle a provoqué une catégorisation rigide des modes d'interprétation (mémoire de l'intervenante, p. 3). Les intimés cris et l'intervenante citent l'extrait suivant de l'arrêt Marshall (1999) à l'appui de leurs prétentions :
Cette question soulève à son tour celle de savoir s'il est utile de classer les traités en diverses catégories, dont chacune aurait ses propres règles d'interprétation. Le principe selon lequel chaque traité doit être examiné à la lumière de son contexte historique et culturel particulier tend à indiquer que cette pratique devrait être évitée. [par. 80]
Toutefois, l'interprétation des traités modernes selon la méthode adoptée dans les arrêts Bande d'Eastmain et Commission scolaire crie n'entraîne pas nécessairement les conséquences évoquées par les parties. En premier lieu, dans sa mise en garde contre l'interprétation d'un traité selon la catégorie à laquelle il appartient, la juge McLachlin visait les distinctions hypothétiques, aux fins d'interprétation, entre les traités de « paix » et les traités de « cession territoriale ». En d'autres termes, le litige portait sur le contenu du traité, et non sur la période pendant laquelle il avait été signé. Plus précisément, toutefois, la question pertinente en l'espèce consiste à déterminer si la raison d'être de la méthode d'interprétation d'un traité historique — et plus particulièrement l'exigence que toute ambiguïté soit résolue en faveur des signataires autochtones — reste toujours nécessairement valable pour interpréter un accord moderne. Autrement dit, le choix de la méthode d'interprétation se rattache au contexte de la négociation et de la signature d'un accord, et non à la date à laquelle il a été signé.
[115] Dans les arrêts Bande d'Eastmain et Commission scolaire crie, les cours d'appel ne proposent pas de rejeter catégoriquement la méthode d'interprétation libérale et souple dans le cas d'un traité moderne. En fait, elles reconnaissent seulement que les circonstances à l'origine du principe selon lequel, dans un traité historique, les ambiguïtés sont résolues en faveur des signataires autochtones — inégalité du pouvoir de négociation et vulnérabilité des parties autochtones en particulier — ne se retrouvent pas nécessairement dans le cas d'un traité moderne (voir p. ex. Rotman, p. 23; Sullivan, p. 525). Bien qu'il demeure, le risque d'ambiguïté s'atténue sensiblement. En effet, les promesses réciproques des parties seront probablement énoncées plus clairement et plus exhaustivement. Le tribunal doit alors examiner d'abord l'intention commune des parties à la lumière du contexte de leur accord particulier, et son analyse doit être raisonnable.
[116] Par ailleurs, notre Cour a conclu que l'honneur de la Couronne imprègne le processus de négociation des traités et, ultimement, leur interprétation par les tribunaux (Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 19; Première nation crie Mikisew, par. 51). Cet honneur exige de la Couronne qu'elle s'efforce, pendant la négociation du traité, de concilier les droits et les intérêts des Autochtones et ceux du public en général, car elle doit tenir compte non seulement des intérêts des Premières Nations, mais aussi de l'intérêt public. Les accords modernes expriment ainsi le résultat d'un processus soigneux de mise en équilibre de droits, d'obligations, de paiements et de concessions (Sullivan, p. 525). Partant, lors des négociations, la Couronne doit demeurer authentiquement soucieuse des intérêts des Autochtones.
[117] D'importantes raisons de principe appuient cette conception du contexte dans lequel intervient un traité moderne. À propos de l'obligation de consulter les intéressés, notre Cour conclut qu' « [à] toutes les étapes, les deux parties sont tenues de faire montre de bonne foi » (Nation haïda, par. 42). Le principe sous‑tendant cette exigence s'applique également au processus de négociation d'un traité. La bonne foi doit être favorisée et encouragée chez toutes les parties. Or, cet objectif est compromis si, pour interpréter, on résout automatiquement toute ambiguïté en faveur des Autochtones. En effet, cette méthode d'interprétation pourrait inciter les parties à employer des termes vagues dans l'espoir que l'issue d'un litige ultérieur leur sera plus favorable que le résultat susceptible d'être obtenu par voie de négociation (voir l'arrêt Bande d'Eastmain, le juge Décary, p. 518).
[118] Le tribunal doit s'efforcer d'interpréter un traité moderne d'une manière qui soit raisonnable, mais compatible avec l'intention des parties et le contexte général des négociations, y compris leur cadre juridique. Toute interprétation doit présumer la bonne foi des parties et être conciliable avec le principe de l'honneur de la Couronne. Toute ambiguïté doit être résolue en gardant ces éléments à l'esprit. En ce qui concerne le cas précis de la Convention, un préambule législatif énonce clairement son objectif et son effet. Et, comme le relève le juge Décary dans l'arrêt Bande d'Eastmain, chacune des parties était représentée par avocat, et le résultat des négociations se retrouve en détail dans un document juridique de 450 pages. Les négociations faisaient partie d'une initiative stratégique en vue du règlement de revendications territoriales par la négociation plutôt que par le recours aux tribunaux. Il y avait alors eu beaucoup de concessions mutuelles.
[119] La Convention est reconnue comme un traité moderne. La manière dont elle est interprétée et appliquée joue un rôle décisif pour l'issue du pourvoi. Comme la compétence à laquelle ressortit le projet joue nécessairement à cet égard, il convient d'examiner les pouvoirs constitutionnels pertinents en l'espèce.
B. Pouvoirs constitutionnels pertinents en l'espèce
[120] Pour déterminer quel palier de gouvernement a compétence sur les questions environnementales que soulève le projet, il faut d'abord rappeler, encore une fois, que l'environnement ne représente pas un domaine relevant d'une compétence exclusive. Comme l'explique le juge La Forest dans l'arrêt Oldman (p. 63) :
Je suis d'accord que la Loi constitutionnelle de 1867 n'a pas conféré le domaine de l'« environnement » comme tel aux provinces ou au Parlement. L'environnement, dans son sens générique, englobe l'environnement physique, économique et social touchant plusieurs domaines de compétence attribués aux deux paliers de gouvernement.
[121] Les lois relatives à l'environnement doivent donc être liées à au moins un chef de compétence constitutionnelle. La compétence fédérale peut être invoquée à juste titre lorsque l'activité — ou, en l'espèce, le projet — comporte une dimension fédérale. La compétence fédérale sera donc valablement exercée, et la législation fédérale sur l'environnement s'appliquera dans la mesure où elle « [vise] véritablement [. . .] une institution ou une activité qui relève de la compétence législative [fédérale] » : arrêt Oldman, p. 72. Par exemple, la validité de mesures législatives fédérales sur l'environnement a été confirmée sur le fondement de la dimension nationale du pouvoir de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement conféré à l'art. 91 (R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401) et de la compétence en droit criminel attribuée au par. 91(27) (R. c. Hydro‑Québec, [1997] 3 R.C.S. 213).
[122] Dans la présente affaire, le procureur général du Canada invoque la compétence fédérale sur les pêcheries (par. 91(12)) et les remarques incidentes de la Cour dans l'arrêt Oldman pour justifier l'assujettissement du projet à la compétence fédérale. Sur cette base, il conclut à l'application des dispositions de la Loi sur les pêches relatives à l'octroi d'une autorisation, qui à leur tour assujettiraient le projet à la LCÉE et à l'évaluation environnementale qu'elle prévoit.
[123] Pour asseoir la compétence de la province sur le projet et justifier le recours au processus provincial d'évaluation environnementale prévu dans la Convention, le PGQ invoque plusieurs chefs de compétence énumérés dans la Loi constitutionnelle de 1867 : les terres publiques (par. 92(5)), les travaux et entreprises d'une nature locale (par. 92(10)), la propriété et les droits civils (par. 92(13)), les matières d'une nature purement locale ou privée (par. 92(16)) et les ressources naturelles non renouvelables de la province (art. 92A).
[124] La nature du projet — l'exploitation d'une mine de vanadium — relève de la compétence conférée aux provinces en matière de travaux et entreprises d'une nature locale, de propriété et droits civils dans la province ou de ressources naturelles non renouvelables de la province. Toutefois, les répercussions du projet sur l'habitat du poisson font intervenir la compétence fédérale. Il convient donc de décider si la nature du projet ou ses répercussions déterminent la procédure d'évaluation environnementale applicable.
[125] À notre avis, la réponse découle de l'interprétation de la Convention. Le fait que la Convention constitue à la fois un document constitutionnel protégeant des droits et une entente intergouvernementale à caractère supralégislatif doit demeurer au premier plan de notre analyse. Il convient également de tenir compte des circonstances dans lesquelles la Convention a été signée pour s'assurer que l'analyse respecte l'intention et les objectifs de toutes les parties.
C. Interprétation et application de la Convention
(1) Examen du processus d'évaluation environnementale prévu par la Convention et contexte
[126] Avant d'examiner les dispositions substantielles de la Convention que vise directement le pourvoi, il nous sera utile d'exposer brièvement le contenu du régime d'évaluation environnementale établi par la Convention. Le volet applicable de la Convention représente l'un des principaux éléments qui déterminent la nature intergouvernementale de celle‑ci. Bien avant l'adoption de la LCÉE, les gouvernements fédéral et provincial avaient convenu avec les Premières Nations d'établir ce qui, pour toutes les parties à la Convention, devait alors constituer un régime complet d'évaluation des projets de mise en valeur des terres. Le chapitre 22 établit le régime de protection de l'environnement et du milieu social applicable dans le Territoire (art. 22.2.1). Ce régime vise à réduire le plus possible les répercussions indésirables du développement sur la population autochtone et sur les ressources fauniques, tout en reconnaissant le droit du Québec de développer le Territoire. L'article 22.2.4 énonce des principes directeurs auxquels chacun des gouvernements doit accorder une attention particulière dans l'exercice de la compétence que lui confère le chapitre 22. Ces principes directeurs touchent essentiellement la protection des droits de chasse, de pêche et de piégeage des Autochtones, la réduction des répercussions sur l'environnement et le milieu social pour la population autochtone et la participation des Cris au processus décisionnel. Le chapitre 22 attache une importance particulière à la garantie de la participation et de la consultation des peuples autochtones à toutes les étapes du processus d'évaluation environnementale. Il privilégie cependant l'efficience en faisant de l'évaluation unique la règle, et le double examen l'exception.
[127] Le chapitre 22 énonce aussi en détail la procédure à suivre pour l'examen des répercussions environnementales. Ainsi, la Convention énumère les projets qui sont automatiquement assujettis au processus d'évaluation (art. 22.5.1), et ceux qui y échappent (art. 22.5.2). De plus, l'art. 22.3.1 crée un comité consultatif — composé notamment de représentants des trois paliers de gouvernement — appelé à étudier et à surveiller l'administration et la gestion du régime de protection de l'environnement et du milieu social.
[128] Le promoteur d'un projet de développement fournit les renseignements préliminaires (art. 22.5.11) à l'administrateur, dont l'identité dépend du palier de gouvernement ayant compétence sur le projet (art. 22.1.1). Ces renseignements sont ensuite transmis au comité d'évaluation compétent (art. 22.5.12). Le comité d'évaluation étudie le projet et fait des recommandations à l'administrateur sur la portée de l'évaluation environnementale (art. 22.5.14). La composition du comité est précisée à l'art. 22.5.6, et les droits de vote de membres dépendent de l'identité du palier de gouvernement ayant compétence à l'égard du projet. L'administrateur examine ensuite les recommandations et décide si le projet doit faire l'objet d'un processus d'examen et d'évaluation (art. 22.5.4 et 22.5.14). Le cas échéant, il donne des instructions au promoteur ou lui fait des recommandations sur le déroulement de l'évaluation environnementale (art. 22.5.15).
[129] Par la suite, le promoteur prépare un rapport sur les répercussions conformément à l'annexe 3 du chapitre 22. Il doit y traiter précisément et concrètement des répercussions du projet sur la population crie susceptible d'être touchée (art. 22.6.8). Le rapport est remis à l'administrateur, qui le transmet au comité d'examen — provincial ou fédéral, selon le cas (art. 22.6.10). L'identité du comité d'examen compétent dépend également du palier de gouvernement dont relève le projet (art. 22.6.1 et 22.6.4). Fait important, un seul comité d'examen a compétence. Il transmet le rapport sur les répercussions à l'Administration régionale crie (art. 22.6.11), qui peut ensuite communiquer son avis au comité d'examen compétent (art. 22.6.12). Finalement, le comité d'examen recommande d'autoriser ou non le projet et, s'il l'autorise, à quelles conditions (art. 22.6.13).
[130] Il ressort de cet aperçu que, même si l'évaluation environnementale met l'accent sur les répercussions du projet en cause, le choix du processus d'examen dépend de la nature du projet lui‑même. L'identité de l'administrateur responsable tient au caractère provincial ou fédéral de la compétence à laquelle ressortit le projet (art. 22.1.1). Par ailleurs, un certain nombre de particularités relatives à la composition et à l'administration du comité consultatif et des comités d'évaluation et d'examen créés au chapitre 22 dépendent aussi de l'assujettissement du projet à la compétence « exclusive » fédérale ou provinciale (art. 22.3.4 et 22.5.7). Autre facteur plus important encore, lorsque le projet est finalement soumis à un comité d'examen en application de l'art. 22.6.1 ou de l'art. 22.6.4, ce comité se compose seulement de représentants de l'Administration régionale crie et de représentants du gouvernement ayant compétence sur le projet. En d'autres termes, lorsque le projet relève de la compétence provinciale, le comité d'examen ne compte aucun représentant du gouvernement fédéral, et vice versa.
(2) Application
[131] C'est dans ce contexte qu'il faut interpréter la disposition du chapitre 22 dont l'interprétation joue donc un rôle décisif pour l'issue du pourvoi. Il faut examiner si cette disposition détermine le processus d'évaluation requis comme c'était le cas avant l'adoption de la LCÉE ou si celle‑ci a modifié la nature de l'ordonnancement constitutionnel établi par la Convention. Pour faciliter sa consultation, nous reproduisons intégralement l'art. 22.6.7 :
22.6.7 Le Canada, le Québec et l'Administration régionale crie peuvent, de consentement mutuel, fusionner les deux comités d'examen prévus au présent chapitre, et plus particulièrement aux alinéas 22.6.1 et 22.6.4, pourvu que cette fusion ne porte pas atteinte aux droits et aux garanties établis en faveur des Cris par le présent chapitre.
Nonobstant les dispositions précédentes, un projet ne peut être soumis à plus d'un processus d'évaluation et d'examen des répercussions à moins que ledit projet relève à la fois de la compétence du Canada et du Québec ou à moins que le projet se trouve en partie dans le Territoire et en partie ailleurs où un processus d'évaluation et d'examen des répercussions est requis. [Nous soulignons.]
Cet article crée ainsi deux exceptions à la règle générale selon laquelle un projet de développement ne peut être soumis à plus d'un processus d'évaluation environnementale : lorsque le projet relève à la fois de la compétence fédérale et de la compétence provinciale et lorsque le projet se trouve en partie dans le Territoire et en partie à l'extérieur de celui‑ci, à un endroit où une évaluation environnementale est exigée. Il faut donc décider si, en raison des répercussions du projet sur l'habitat du poisson, un domaine de compétence fédérale, le projet « relève à la fois de la compétence du Canada et du Québec », et si la première exception prévaut sur la règle générale.
[132] Les partisans d'une réponse affirmative à la question invoquent également l'art. 22.7.5 :
22.7.5 Rien dans le présent chapitre ne doit être interprété comme imposant un processus d'évaluation et d'examen des répercussions par le gouvernement fédéral à moins qu'une loi ou qu'un règlement fédéral l'exige. Cependant, [cela] n'a pas pour effet d'empêcher le Canada d'exiger un processus additionnel fédéral d'évaluation et d'examen des répercussions comme condition de financement par le Canada d'un projet de développement.
Aucun élément ne donne à penser que le projet a déjà fait l'objet d'un financement fédéral conditionné à une évaluation environnementale. Si tel était le cas, le gouvernement fédéral aurait parfaitement le droit d'exiger une évaluation supplémentaire. L'interprétation de sa première phrase permettra de déterminer si l'art. 22.7.5 exige une évaluation fédérale en plus de l'évaluation provinciale. Or, cette phrase se borne à énoncer que le chapitre 22 n'impose au gouvernement fédéral que les obligations découlant habituellement d'une loi ou d'un règlement fédéral. En raison de l'intention expresse des parties que la Convention constitue un régime complet de gouvernance du Territoire en entier, qu'il n'y ait pas d'autre processus gouvernemental d'évaluation ni quelque processus parallèle prévu par la Convention elle‑même, que la Convention établisse une règle générale selon laquelle une seule évaluation environnementale a lieu et qu'elle l'emporte sur toute autre loi d'application générale incompatible, on ne saurait interpréter l'art. 22.7.5 comme autorisant une évaluation environnementale fédérale distincte sur le fondement de la LCÉE. La reconnaissance de la primauté de la LCÉE sur les dispositions précises de la Convention ne respecte pas l'ordonnancement constitutionnel établi et voulu par les parties à la Convention.
[133] L'article 22.7.5 doit être compris pour ce qu'il est vraiment : une disposition transitoire. En effet, ce n'est pas pour rien qu'il se trouve dans la section 22.7 intitulée « Dispositions finales » et, plus précisément, parmi les dispositions transitoires que sont les art. 22.7.5 à 22.7.9. L'article 22.7.6 prévoit expressément un délai, et les art. 22.7.8 et 22.7.9 portent sur les effets des dispositions transitoires. L'article 22.7.5 devait faire en sorte qu'il n'y ait pas de processus fédéral d'évaluation avant que la loi de mise en uvre ne soit promulguée et que le processus prévu par la Convention ne soit alors établi. Si cet article était une disposition permanente, il ferait littéralement en sorte que le processus fédéral d'évaluation prévu par la Convention ne s'applique jamais et que seule la procédure d'évaluation prescrite par une autre loi fédérale s'applique. La Convention prévoit expressément, rappelons-le, qu'elle n'a pas force de loi tant que les lois fédérale et québécoise de mise en uvre ne sont pas promulguées. Un mécanisme était nécessaire pour déterminer le droit applicable entre la signature de la Convention et sa mise en uvre. Étant donné qu'une loi québécoise sur la protection de l'environnement existait alors, l'art. 22.7.7 prévoyait qu'elle s'appliquait dans l'intervalle. Ce ne pouvait cependant pas être le cas à l'échelon fédéral, car il n'y avait pas encore de dispositions fédérales sur l'environnement. L'article 22.7.5 a donc été inclus pour combler cet éventuel vide juridique et il ne devait s'appliquer en matière environnementale que jusqu'à la promulgation des lois approuvant la Convention. Par conséquent, pendant la période transitoire, la Convention n'obligeait pas le gouvernement fédéral à entreprendre un processus d'évaluation que le droit fédéral existant n'exigeait pas par ailleurs. Toutefois, les parties ont jugé nécessaire d'apporter une précision supplémentaire selon laquelle le gouvernement fédéral pouvait, sur une base purement administrative, subordonner le financement d'un projet à une évaluation environnementale.
[134] Il faut alors déterminer si l'exception plus générale prévue à l'art. 22.6.7 s'applique en l'espèce, c'est‑à‑dire si le projet relève « à la fois de la compétence du Canada et du Québec » aux fins du déclenchement d'un processus d'évaluation distinct. Dans cette optique, il ressort du chapitre 22, considéré dans son ensemble, que c'est la compétence dont relève constitutionnellement la nature du projet qui détermine l'évaluation environnementale requise. Le projet ressortit à la compétence exclusive provinciale. Par conséquent, il n'appartient pas à la fois à la compétence du Canada et à celle de la province de façon à emporter l'application de l'exception à la règle générale prévue à l'art. 22.6.7. Mais surtout, le libellé du chapitre 22 n'étaye aucunement la conclusion selon laquelle les répercussions d'un projet peuvent justifier une deuxième évaluation environnementale lorsque le projet lui‑même appartient à la compétence d'un gouvernement et que ses répercussions relèvent des pouvoirs d'un autre.
[135] Faire droit à la prétention que les répercussions d'un projet peuvent déclencher un processus d'évaluation environnementale distinct revient à faire de l'exception la règle. Pareille conclusion contredit l'intention claire des parties. L'approche de notre collègue le juge Binnie ne respecte ni l'esprit de la Convention ni sa lettre. Elle est fondée sur le fait qu'une autorisation fédérale n'est accordée qu'au terme du processus d'évaluation prévu par la Convention. Puisque la procédure d'octroi d'une autorisation en vertu de la LCÉE s'accompagne nécessairement d'une évaluation environnementale, le projet ferait alors l'objet d'une seconde évaluation, ce qui contredit le libellé exprès de la Convention.
[136] Les signataires de la Convention ont pris grand soin d'établir une distinction entre les projets qui relèvent respectivement de la compétence fédérale et de celle de la province. La règle générale veut qu'une seule évaluation environnementale ait lieu, selon la compétence dont relève le projet, sous réserve seulement de deux exceptions bien précises. En outre, il ressort du texte de la Convention que, dans les rares cas où deux évaluations sont exigées, le double examen ne peut avoir lieu qu'avec le consentement mutuel des parties (art. 22.6.7). Si notre Cour devait conclure que le régime d'évaluation environnementale applicable dépend de la compétence à laquelle ressortissent non seulement la nature du projet, mais aussi ses répercussions, elle priverait de toute raison d'être les distinctions que les parties ont pris la peine d'établir. Les parties n'ont pas fait ces distinctions sans raison, notre Cour doit en tenir compte.
[137] Une autre raison connexe permet de conclure que les répercussions du projet ne peuvent justifier une évaluation environnementale distincte. La Convention touche les peuples autochtones et leur territoire, ainsi que l'environnement. Le premier élément relève de la compétence exclusive du gouvernement fédéral, alors que le second ressortit à la compétence concurrente des provinces et du gouvernement fédéral. Par conséquent, tout projet éventuel de compétence provinciale aura nécessairement des répercussions sur un chef de compétence fédérale. Si deux processus d'évaluation environnementale s'imposaient chaque fois qu'un projet a des répercussions sur l'un ou l'autre de ces deux sujets, l'exception permettant plus d'un processus deviendrait la règle. Le juge Décary le reconnaît dans l'arrêt Bande d'Eastmain :
[P]ar définition, donc, tout projet de développement a des implications dans au moins un domaine de compétence fédérale, soit les Indiens et les terres réservées aux Indiens (Loi constitutionnelle de 1867, paragraphe 91(24)), et, à peu près certainement, dans un domaine de compétence partagée, soit l'environnement. Il va de soi, par ailleurs, que tout projet de développement en territoire québécois aura des répercussions sur des domaines de compétence provinciale, tels les ressources naturelles (92A [édicté par la Loi constitutionnelle de 1982, L.R.C. (1985), appendice II, nº 44, art. 50]), les terres publiques, bois et forêts (92(5)), les travaux et entreprises d'une nature locale (92(10)) et les matières d'une nature purement locale ou privée dans la province (92(16)). Les parties à la Convention n'ont pas mis tant de soins à distinguer les rôles respectifs de chacun des gouvernements, pour en arriver à une solution qui donne à chacun d'eux un pouvoir égal de décision à l'égard de chaque projet et mène tout droit à un chevauchement systématique et à l'impasse totale pour peu qu'un gouvernement autorise un projet, et l'autre pas. [p. 527‑528]
[138] Les dispositions du chapitre 22, ainsi que les objectifs et principes qui sous‑tendent la Convention dans son ensemble, mènent à la conclusion que le projet n'est assujetti qu'à une seule évaluation environnementale. La Convention, qui constitue évidemment un traité aux fins de l'art. 35 et une entente intergouvernementale ayant acquis sa force obligatoire par voie de mise en uvre législative, ne comporte aucune délégation irrégulière de la compétence ou du pouvoir législatif. Il appert de son texte clair, au regard des circonstances et du contexte de sa négociation, de sa rédaction, de sa signature et de son approbation législative, qu'elle visait à établir un régime complet et détaillé de gouvernance et de gestion du Territoire et qu'elle prime toute autre loi fédérale ou provinciale d'application générale dans la mesure de l'incompatibilité. Elle ne peut être modifiée sans le consentement de tous les signataires.
[139] Il importe également de souligner que le chapitre 22 traite expressément du rôle des Cris dans le processus d'évaluation environnementale et de leurs droits de participation à celui‑ci. Les Cris jouent un rôle tant substantiel que procédural à chacune des étapes du processus. Les dispositions interagissent entre elles pour assurer la participation continue de la population autochtone à la gestion, à la maîtrise et à la réglementation du développement dans le Territoire. Enfin, la Convention doit désormais être considérée d'emblée comme un document constitutionnel protégeant des droits. Elle n'a donc pas seulement une valeur supralégislative.
[140] Il appert du chapitre 22, considéré dans son ensemble, que la nature du projet détermine le processus d'évaluation environnementale applicable et que la règle générale veut qu'un seul processus soit engagé. Le projet relevant de la compétence provinciale, rien ne justifie la mise sur pied d'un organisme d'examen conjoint. Par ailleurs, le processus fédéral que prévoit la LCÉE, qui ne permet aucune participation substantielle ou procédurale des Cris, est incompatible avec le texte de la Convention et ne saurait s'appliquer.
[141] La LCÉE a été adoptée après la signature de la Convention et sa mise en uvre par voie législative. La Convention et les lois qui l'approuvent indiquent clairement que ni l'une ni l'autre des parties ne peuvent la modifier unilatéralement. En raison de la hiérarchie des normes admise par la Constitution, la LCÉE ne peut prévaloir de manière à imposer un processus d'évaluation parallèle en sus de celui prévu par la Convention. Toute interprétation différente signifierait que le gouvernement fédéral pourrait modifier unilatéralement ce qui devait être un régime multilatéral complet. Le gouvernement fédéral ne peut donc pas agir unilatéralement pour modifier dans les faits le processus prévu dans la Convention. Il ne peut non plus déroger aux droits qui y sont accordés en imposant des conditions fondées sur une loi externe d'application générale.
[142] L'effet pratique de cette interprétation est le suivant. Si le ministre décide qu'une autorisation est requise par la Loi sur les pêches, il doit l'accorder sur le fondement des processus environnementaux établis par la Convention. Toutefois, il ne peut exiger qu'une autre évaluation environnementale soit entreprise en application de la LCÉE. Le processus d'examen des répercussions environnementales prévu dans la Convention prédomine.
V. Conclusion
[143] Pour ces motifs, nous sommes d'avis d'accueillir le pourvoi, de rétablir le jugement de la Cour supérieure du Québec et de déclarer que le projet est assujetti au processus provincial d'évaluation environnementale établi dans la Convention. Aucuns dépens ne sont adjugés.
ANNEXE
Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14
34. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent aux articles 35 à 43.
. . .
« habitat du poisson » Frayères, aires d'alevinage, de croissance et d'alimentation et routes migratoires dont dépend, directement ou indirectement, la survie des poissons.
. . .
35. (1) Il est interdit d'exploiter des ouvrages ou entreprises entraînant la détérioration, la destruction ou la perturbation de l'habitat du poisson.
(2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas aux personnes qui détériorent, détruisent ou perturbent l'habitat du poisson avec des moyens ou dans des circonstances autorisés par le ministre ou conformes aux règlements pris par le gouverneur en conseil en application de la présente loi.
Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37
5. (1) [Projets visés] L'évaluation environnementale d'un projet est effectuée avant l'exercice d'une des attributions suivantes :
. . .
d) une autorité fédérale, aux termes d'une disposition prévue par règlement pris en vertu de l'alinéa 59f), délivre un permis ou une licence, donne toute autorisation ou prend toute mesure en vue de permettre la mise en uvre du projet en tout ou en partie.
14. [Processus d'évaluation environnementale] Le processus d'évaluation environnementale d'un projet comporte, selon le cas :
a) un examen préalable ou une étude approfondie et l'établissement d'un rapport d'examen préalable ou d'un rapport d'étude approfondie;
b) une médiation ou un examen par une commission prévu à l'article 29 et l'établissement d'un rapport;
c) l'élaboration et l'application d'un programme de suivi.
16. (1) [Éléments à examiner] L'examen préalable, l'étude approfondie, la médiation ou l'examen par une commission d'un projet portent notamment sur les éléments suivants :
a) les effets environnementaux du projet, y compris ceux causés par les accidents ou défaillances pouvant en résulter, et les effets cumulatifs que sa réalisation, combinée à l'existence d'autres ouvrages ou à la réalisation d'autres projets ou activités, est susceptible de causer à l'environnement;
b) l'importance des effets visés à l'alinéa a);
c) les observations du public à cet égard, reçues conformément à la présente loi et aux règlements;
d) les mesures d'atténuation réalisables, sur les plans technique et économique, des effets environnementaux importants du projet;
e) tout autre élément utile à l'examen préalable, à l'étude approfondie, à la médiation ou à l'examen par une commission, notamment la nécessité du projet et ses solutions de rechange, — dont l'autorité responsable ou, sauf dans le cas d'un examen préalable, le ministre, après consultation de celle‑ci, peut exiger la prise en compte.
(2) L'étude approfondie d'un projet et l'évaluation environnementale qui fait l'objet d'une médiation ou d'un examen par une commission portent également sur les éléments suivants :
a) les raisons d'être du projet;
b) les solutions de rechange réalisables sur les plans technique et économique, et leurs effets environnementaux;
c) la nécessité d'un programme de suivi du projet, ainsi que ses modalités;
d) la capacité des ressources renouvelables, risquant d'être touchées de façon importante par le projet, de répondre aux besoins du présent et à ceux des générations futures.
(3) L'évaluation de la portée des éléments visés aux alinéas (1)a), b) et d) et (2)b), c) et d) incombe :
a) à l'autorité responsable;
b) au ministre, après consultation de l'autorité responsable, lors de la détermination du mandat du médiateur ou de la commission d'examen.
(4) L'évaluation environnementale d'un projet n'a pas à porter sur les effets environnementaux que sa réalisation peut entraîner en réaction à des situations de crise nationale pour lesquelles des mesures d'intervention sont prises aux termes de la Loi sur les mesures d'urgence.
16.1 [Connaissances des collectivités et connaissances traditionnelles autochtones] Les connaissances des collectivités et les connaissances traditionnelles autochtones peuvent être prises en compte pour l'évaluation environnementale d'un projet.
Examen conjoint
40. (1) [Définition d'« instance »] Pour l'application du présent article et des articles 41 et 42, « instance » s'entend notamment :
. . .
d) de tout organisme, constitué aux termes d'un accord sur des revendications territoriales visé à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, ayant des attributions relatives à l'évaluation des effets environnementaux d'un projet;
. . .
42. [Examen réputé conforme] Dans le cas où le ministre constitue la commission visée au paragraphe 40(1), l'examen effectué par celle‑ci est réputé satisfaire aux exigences de la présente loi et des règlements en matière d'évaluation environnementale effectuée par une commission.
Audience publique par une autorité fédérale
43. (1) [Substitution] Dans le cas où la présente loi lui permet de demander un examen par une commission ou l'y oblige, et s'il estime que le processus d'évaluation des effets environnementaux suivi par une autorité fédérale sous le régime d'une autre loi fédérale ou par un organisme visé à l'alinéa 40(1)d) serait indiqué dans les circonstances, le ministre peut autoriser la substitution de ce processus d'évaluation à l'examen.
. . .
44. [Conditions] Le ministre ne peut autoriser la substitution que s'il est convaincu que les conditions suivantes sont réunies :
a) l'évaluation à effectuer portera entre autres sur les éléments dont la prise en compte est exigée en vertu des paragraphes 16(1) et (2);
b) le public aura la possibilité de participer au processus d'évaluation;
c) dès l'achèvement de l'évaluation, un rapport lui sera présenté;
d) le rapport sera publié;
e) il a été satisfait aux critères fixés aux termes de l'alinéa 58(1)g).
Pourvoi rejeté avec dépens, les juges LeBel, Deschamps, Abella et Charron sont dissidents.
Procureurs de l'appelant : Bernard, Roy & Associés, Montréal.
Procureurs des intimés Grand Chef Ted Moses, le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee) et l'Administration régionale crie : Gowling Lafleur Henderson, Montréal.
Procureur des intimés le procureur général du Canada, l'honorable David Anderson, en sa qualité de ministre de l'Environnement, et l'Agence canadienne d'évaluation environnementale : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureurs de l'intimée Lac Doré Mining Inc. : Lavery, de Billy, Montréal.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureurs de l'intervenante l'Assemblée des Premières Nations : Pitblado, Winnipeg.