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27/01/2023 | CANADA | N°2023CSC2

Canada | Canada, Cour suprême, 27 janvier 2023, R. c. Hills, 2023 CSC 2


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Hills, 2023 CSC 2

 

 
Appel entendu : 22 mars 2022
Jugement rendu : 27 janvier 2023
Dossier : 39338


 
Entre :
 
Jesse Dallas Hills
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
- et -
 
Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général de la Saskatchewan, British Columbia Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association du Barreau

canadien et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Hills, 2023 CSC 2

 

 
Appel entendu : 22 mars 2022
Jugement rendu : 27 janvier 2023
Dossier : 39338

 
Entre :
 
Jesse Dallas Hills
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
- et -
 
Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général de la Saskatchewan, British Columbia Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association du Barreau canadien et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 175)

La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 176 à 226)

La juge Côté

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Jesse Dallas Hills                                                                                             Appelant
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
et
Directrice des poursuites pénales,
procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Nouvelle-Écosse,
procureur général de la Saskatchewan,
British Columbia Civil Liberties Association,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Association du Barreau canadien et
Association canadienne des libertés civiles                                             Intervenants
Répertorié : R. c. Hills
2023 CSC 2
No du greffe : 39338.
2022 : 22 mars; 2023 : 27 janvier.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Traitements ou peines cruels et inusités — Détermination de la peine — Peine minimale obligatoire — Décharger une arme à feu — Accusé déclaré coupable d’avoir déchargé une arme à feu en direction d’un lieu en sachant qu’il s’y trouve une personne ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non une personne — Accusé contestant la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire de quatre ans d’emprisonnement prescrite pour l’infraction — La peine minimale obligatoire constitue‑t‑elle une peine cruelle et inusitée? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 12 — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 244.2(1)a), 244.2(3)b).
                    À la suite d’un incident survenu en mai 2014 au cours duquel l’accusé a tiré des coups de feu en direction d’une voiture et d’une résidence avec une carabine de chasse, l’accusé a plaidé coupable à plusieurs infractions, notamment d’avoir déchargé intentionnellement une arme à feu en direction d’un lieu, sachant qu’il s’y trouvait une personne ou sans se soucier qu’il s’y trouvait ou non une personne, en violation de l’al. 244.2(1)a) du Code criminel. À l’époque, cette infraction était punissable d’une peine minimale obligatoire de quatre ans d’emprisonnement, prévue à l’al. 244.2(3)b). L’accusé a présenté une contestation sur le fondement de l’art. 12 de la Charte, soutenant que la peine minimale obligatoire était exagérément disproportionnée et qu’elle constituait donc une peine cruelle et inusitée. Sa contestation s’appuyait sur un scénario hypothétique où une jeune personne décharge intentionnellement, en direction d’une résidence, un pistolet ou une carabine à air comprimé qui est incapable de percer les murs de la résidence.
                    Le juge chargé de la détermination de la peine s’est dit d’avis que l’al. 244.2(3)b) avait un effet exagérément disproportionné dans le scénario hypothétique sur lequel s’était appuyé l’accusé et a conclu que la violation de l’art. 12 ne pouvait être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Il a condamné l’accusé à trois ans et demi d’incarcération. La Couronne a interjeté appel à la fois de la conclusion selon laquelle l’al. 244.2(3)b) contrevenait à l’art. 12 de la Charte et de la peine de l’accusé. La Cour d’appel a accueilli l’appel sur la base de ces deux moyens. Elle a annulé la déclaration d’invalidité prononcée par le juge chargé de la détermination de la peine à l’égard de la peine minimale obligatoire et a infligé la peine minimale de quatre ans d’emprisonnement.
                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal : La peine minimale obligatoire prévue à l’al. 244.2(3)b) du Code criminel est exagérément disproportionnée. Elle viole l’art. 12 de la Charte et ne peut être sauvegardée en vertu de l’article premier. Elle est déclarée inopérante, avec effet immédiat, conformément au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et la déclaration s’applique rétroactivement. La peine de trois ans et demi à laquelle l’accusé a été condamné par le juge chargé de la détermination de la peine est rétablie.
                    L’article 12 de la Charte accorde aux personnes le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités infligés par l’État. L’objectif sous‑jacent de l’art. 12 est d’interdire à l’État d’infliger des douleurs et des souffrances physiques ou psychologiques par des traitements ou peines dégradants et déshumanisants. Cette disposition vise à protéger la dignité humaine et à assurer le respect de la valeur inhérente de chaque personne. L’article 12 comporte deux volets unis par leur objectif commun de préserver la dignité humaine. En premier lieu, l’art. 12 protège contre l’infliction d’une peine qui est excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine. Ce volet porte sur la sévérité d’une peine et consiste à déterminer si les effets d’une peine attaquée sont exagérément disproportionnés par rapport à la peine appropriée dans un cas donné. Les peines minimales obligatoires sont analysées à ce volet de l’art. 12. En second lieu, l’art. 12 protège contre l’infliction de peines et de traitements cruels et inusités parce qu’ils sont, de par leur nature même, intrinsèquement incompatibles avec la dignité humaine. Au terme du deuxième volet, l’accent est mis sur la méthode de punition. Le groupe limité de peines qui entrent dans la deuxième catégorie est toujours exagérément disproportionné parce que de telles peines sont, en soi, incompatibles avec la dignité humaine en raison de leur caractère dégradant et déshumanisant.
                    Pour déterminer si une peine minimale obligatoire viole l’art. 12 de la Charte, la Cour a mis au point une démarche en deux étapes : le tribunal doit (1) se demander ce qui constituerait une peine juste et proportionnée eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine; et (2) se demander si la disposition attaquée exige l’infliction d’une peine exagérément disproportionnée, et non simplement excessive, par rapport à la peine juste et proportionnée. Cette évaluation en deux étapes peut se faire en fonction soit a) de la personne délinquante qui comparaît devant le tribunal, soit b) d’une autre personne délinquante dans un cas raisonnablement prévisible ou un scénario hypothétique. Lorsque le tribunal conclut que la période d’emprisonnement prescrite par la disposition fixant une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée dans l’un ou l’autre cas, la disposition en cause contrevient à l’art. 12, et le tribunal doit décider si cette contravention peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte lorsque des arguments ou éléments de preuve en ce sens sont présentés par la Couronne.
                    La première étape de l’analyse fondée sur l’art. 12 consiste à déterminer, de manière individualisée, quelle peine juste et proportionnée convient à la personne délinquante en cause (ou représentante) au moyen des principes généraux de détermination de la peine fixés par le Parlement. Il s’agit d’une évaluation complexe et multifactorielle. Pour aider à faire cette évaluation, le Parlement a adopté l’art. 718 du Code criminel. Il convient de tenir compte adéquatement de divers objectifs comme la dénonciation, la dissuasion, la réinsertion sociale, la réparation des torts causés aux victimes, la conscientisation des personnes délinquantes quant à leurs responsabilités et, lorsque cela est nécessaire, l’isolement des personnes délinquantes de la société. Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres. Les tribunaux devraient également tenir compte de toute circonstance aggravante et atténuante se rapportant à l’infraction ou à la personne délinquante. Indépendamment du poids que le juge souhaite accorder à l’un des objectifs de détermination de la peine prescrits au Code criminel, la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité. La proportionnalité est un précepte central du régime de détermination de la peine canadien, dont les racines en précèdent la reconnaissance en tant que principe fondamental de détermination de la peine à l’art. 718.1 du Code criminel. Fondé sur l’équité et la justice, l’objectif de proportionnalité consiste à prévenir l’infliction d’une peine injuste pour le bien commun, et il joue un rôle restrictif pour assurer la justice de la peine envers la personne délinquante. L’ampleur de la peine infligée à une personne délinquante doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de la personne délinquante. La gravité de l’infraction renvoie au caractère sérieux de l’infraction, et elle doit être mesurée en tenant compte des conséquences des agissements de la personne délinquante sur les victimes et la sécurité publique, ainsi que du préjudice corporel et psychologique découlant de l’infraction. La culpabilité morale ou le degré de responsabilité de la personne délinquante doit être mesuré en évaluant les éléments constitutifs essentiels de l’infraction, notamment sa mens rea, la conduite de la personne délinquante dans la perpétration de l’infraction, le mobile qui a poussé la personne délinquante à commettre l’infraction et les aspects du vécu de cette personne qui renforcent ou diminuent sa responsabilité individuelle à l’égard du crime, y compris sa situation personnelle et sa capacité mentale. En outre, puisque la détermination de la peine est une entreprise éminemment individualisée et discrétionnaire, le juge chargé de la détermination de la peine ne peut se contenter d’infliger une peine approximative ou de proposer par ailleurs un éventail de peines. Le juge doit formuler une peine individuelle, précise et définie.
                    Les peines peuvent être contestées non seulement au motif qu’elles portent atteinte aux droits que garantit l’art. 12 à une personne délinquante en particulier, mais aussi au motif qu’elles portent atteinte aux droits d’une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible. Comme c’est la nature de la loi qui est en question, et non le statut du demandeur, ce dernier n’a qu’à alléguer des effets inconstitutionnels dans sa cause ou sur des tiers. En élaborant des hypothèses raisonnables, le tribunal examine la portée de la disposition attaquée, et non pas simplement l’équité d’une peine particulière prononcée par un juge lors du procès. Un scénario hypothétique raisonnable doit être concocté avec soin et il devrait comprendre cinq caractéristiques. Premièrement, l’hypothèse doit être raisonnablement prévisible. Elle ne devrait pas être une situation invraisemblable ou difficilement imaginable, ni être un exemple extrême ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce. La méthode appropriée consiste à imaginer une personne délinquante dont les caractéristiques et la situation sont raisonnablement prévisibles compte tenu de l’expérience judiciaire et du bon sens. Il faut se demander quel effet a la disposition sur d’autres personnes raisonnablement susceptibles de tomber sous le coup de celle‑ci et quelles sont les situations raisonnablement prévisibles où la loi pourrait s’appliquer. Deuxièmement, lorsqu’ils définissent la portée du scénario hypothétique et les qualités d’une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible, les tribunaux peuvent s’appuyer sur les cas répertoriés, car non seulement ils montrent toute l’étendue des actes susceptibles de tomber concrètement sous le coup de l’infraction, mais les situations en cause se sont présentées. Les tribunaux peuvent toutefois modifier les faits d’un cas répertorié pour illustrer des scénarios raisonnablement prévisibles. Troisièmement, la situation hypothétique doit être raisonnable eu égard à l’étendue des actes visés par l’infraction en question. Elle doit mettre en jeu une conduite qui tombe sous le coup de la disposition pertinente. La portée de l’infraction peut être étudiée, et il est permis d’en établir l’ampleur compte tenu de la manière dont elle peut être commise et de son auteur; il n’est cependant pas utile de forcer chaque élément constitutif au moyen de faits fantaisistes. Quatrièmement, les caractéristiques raisonnablement prévisibles dans le cas des personnes délinquantes, comme l’âge, la pauvreté, la race, l’autochtonité, les problèmes de santé mentale et la dépendance, peuvent être pris en considération dans l’élaboration de situations hypothétiques raisonnables. La proportionnalité nécessite la prise en compte de la gravité de l’infraction et de la situation particulière de la personne délinquante, y compris ses caractéristiques personnelles. L’intégration de ces caractéristiques aux scénarios hypothétiques renforce le dispositif analytique en aidant les tribunaux à étudier la portée de la sanction obligatoire. Cependant, les scénarios ne devraient pas mettre en cause la personne délinquante la plus sympathique; ils devraient plutôt présenter une personne délinquante raisonnablement prévisible. La situation hypothétique ne saurait n’avoir qu’un faible rapport avec l’espèce, être invraisemblable ou tout à fait irréaliste. Le tribunal devrait se méfier des scénarios détaillés regorgeant de facteurs atténuants conjugués à une interprétation qui élargit et force le sens technique de l’infraction. Cinquièmement, le processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les hypothèses raisonnables. Bien qu’il revienne à la personne délinquante/demanderesse de formuler et d’avancer la situation hypothétique raisonnablement prévisible sur laquelle repose l’allégation que la disposition attaquée est inconstitutionnelle, toutes les parties devraient idéalement se voir accorder une possibilité raisonnable de contester ou de commenter le caractère raisonnable de la situation hypothétique avant de présenter des arguments sur ses conséquences au plan constitutionnel. Ce faisant, les parties peuvent aider le juge à décider quel genre de situation hypothétique est raisonnable dans les circonstances. Toutefois, bien qu’il faille encourager la mise à l’épreuve de la situation hypothétique raisonnable au moyen du processus contradictoire, cela n’est pas obligatoire en ce sens que l’absence de cette mise à l’épreuve ne constitue pas une erreur susceptible de révision.
                    Les principes généraux de détermination de la peine applicables à une vraie personne délinquante s’appliquent également lorsqu’il s’agit de fixer la peine à infliger à une personne délinquante raisonnablement prévisible. Les juges chargés de la détermination de la peine sont liés par le Code criminel, et ils doivent prendre connaissance des propositions relatives à la peine à imposer faites par les avocats et utiliser la méthode d’analyse retenue dans leur ressort (qu’il s’agisse des fourchettes de peines ou des points de départ). Comme pour les affaires impliquant une vraie personne délinquante, les tribunaux devraient fixer une peine définie aussi étroitement que possible pour une personne délinquante raisonnablement prévisible. Le tribunal peut cependant trouver plus difficile d’établir une peine précise pour une personne délinquante raisonnablement prévisible, puisque les situations hypothétiques sont évoquées en l’absence d’éléments de preuve ou de faits détaillés. En conséquence, une certaine latitude peut s’avérer nécessaire dans la détermination de la peine juste. Les tribunaux peuvent préciser, par exemple, qu’une peine serait autour d’un certain nombre de mois. Toute estimation doit être circonscrite et rigoureusement définie.
                    Une fois que la peine juste a été déterminée à la première étape, la deuxième étape exige une comparaison contextuelle entre la peine juste et la peine minimale obligatoire attaquée afin de déterminer si celle‑ci se conforme au droit exprimé en termes larges à l’art. 12. Que la peine minimale obligatoire soit contestée en fonction de ses effets sur le contrevenant en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible se trouvant dans une situation hypothétique raisonnable, la disproportion exagérée est le critère applicable pour invalider cette peine en vertu de l’art. 12 au motif qu’elle est cruelle et inusitée. Comme l’art. 12 a pour objet de préserver la dignité humaine, il protège les personnes délinquantes contre les peines d’emprisonnement exagérément disproportionnées. En outre, lorsqu’on compare une peine minimale obligatoire à la peine juste, on doit mettre l’accent sur la peine elle‑même. Les tribunaux ne doivent pas considérer l’admissibilité à une libération conditionnelle comme un facteur réduisant l’effet réel de la peine contestée, et ce, parce que la possibilité d’obtenir une libération conditionnelle ne peut remédier à une peine exagérément disproportionnée.
                    Le premier volet de la comparaison consiste à préciser en quoi, le cas échéant, la peine juste définie à la première étape est différente de la peine minimale obligatoire. En second lieu, la peine doit être disproportionnée d’une manière flagrante ou à un degré démesuré. Il faut, pour ce faire, cerner l’existence d’une disparité entre les peines et évaluer les effets et la gravité de la peine minimale obligatoire à l’aune des normes constitutionnelles. Le processus d’évaluation de l’existence et de l’ampleur de toute disparité entre la peine juste et la peine minimale obligatoire prévue s’apparente à celui qui est suivi lorsqu’une peine est portée en appel et contestée au motif qu’elle est manifestement non indiquée. En pareil cas, il y a une comparaison entre la peine qui serait juste et celle qui a été infligée. La disproportion exagérée est toutefois une norme constitutionnelle exigeante. Le critère exigeant de la disproportion exagérée est censé exprimer une certaine déférence à l’égard du Parlement lorsqu’il élabore des dispositions en matière de détermination de la peine. Le mot « exagérément » indique que le Parlement n’est pas tenu d’imposer des peines parfaitement proportionnées, au risque de nuire à sa capacité d’établir des normes de châtiments, y compris des peines minimales obligatoires. En effet, s’agissant des peines minimales obligatoires, il existe probablement  une certaine disproportion entre la peine adaptée à l’individu et la peine minimale obligatoire uniforme. À cet égard, une peine peut être manifestement non indiquée en ce sens qu’une juridiction d’appel interviendrait, tout en ne répondant pas au critère constitutionnel permettant de conclure qu’elle est exagérément disproportionnée.
                    Trois éléments cruciaux doivent être analysés lorsqu’on détermine si une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée. Le premier élément est la portée et l’étendue de l’infraction. La jurisprudence révèle qu’une peine minimale obligatoire est plus susceptible d’être contestée lorsqu’elle vise des comportements disparates dont la gravité et pour lesquels le degré de culpabilité de la personne délinquante varient considérablement. Plus la portée de l’infraction est vaste, plus il est probable que la peine minimale obligatoire prévoie une longue période d’emprisonnement pour des actes qui présentent peu de risques pour le public et comportent une faible faute morale. Le tribunal doit déterminer dans quelle mesure la mens rea et l’actus reus de l’infraction englobent une gamme de comportements, ainsi que le degré variable de gravité de l’infraction et de culpabilité de la personne délinquante. Il peut se demander si l’infraction implique nécessairement qu’un tort soit causé à une personne ou simplement qu’il y ait un risque de préjudice, s’il existe des façons de commettre l’infraction qui présentent relativement peu de danger, et dans quelle mesure la mens rea de l’infraction exige une culpabilité élevée chez la personne délinquante.
                    Le deuxième élément de l’analyse de la disproportion exagérée concerne les effets de la sanction sur la personne délinquante. Les tribunaux doivent s’efforcer de définir le préjudice précis causé par le châtiment. Ils doivent pour ce faire analyser les conséquences que la peine contestée peut avoir sur la personne délinquante en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible, tant de façon générale qu’en fonction des caractéristiques et qualités qui leur sont propres. Le principe de proportionnalité implique que lorsque l’emprisonnement a un effet plus grand sur une personne délinquante en particulier, il peut y avoir lieu de lui accorder une réduction de peine. Pour cette raison, les tribunaux ont réduit des peines afin de tenir compte de l’expérience de la prison relativement plus dure pour certaines personnes délinquantes, comme celles faisant partie des forces de l’ordre, celles qui souffrent d’un handicap, ou celles dont l’expérience de la prison est plus dure en raison du racisme systémique. Le tribunal devrait également tenir compte de la période d’emprisonnement supplémentaire imposée par la peine minimale obligatoire, compte tenu des répercussions profondes de l’emprisonnement.
                    Le dernier élément de l’analyse met l’accent sur la sanction et ses objectifs. Lorsqu’ils évaluent la disproportion exagérée, les tribunaux examinent la sévérité de la sanction imposée par le Parlement afin de déterminer dans quelle mesure, le cas échéant, la peine minimale va au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine pertinents au regard de l’infraction particulière en tenant compte des objectifs pénaux légitimes et du caractère adéquat des solutions de rechange possibles. La dénonciation et la dissuasion, tant générale que spécifique, sont des objectifs valables en matière de détermination de la peine. Toutefois, la déférence à l’égard de la décision du Parlement d’imposer des peines exemplaires ne peut être sans limites, car cet objectif pourrait être invoqué pour justifier des peines d’une durée illimitée. En édictant des peines minimales obligatoires, le Parlement peut privilégier certains objectifs de détermination de la peine par rapport à d’autres, à condition de respecter certaines limites. Étant donné l’objet de l’art. 12, le rôle accordé à la réinsertion sociale lorsqu’il s’agit d’examiner une peine minimale obligatoire aidera à déterminer si la disposition constitue une peine cruelle et inusitée. Bien que la réinsertion sociale n’ait pas de statut constitutionnel distinct, il existe un lien solide entre l’objectif de réinsertion sociale et la dignité humaine. Une peine qui fait totalement abstraction de la réinsertion sociale ne respecterait pas la dignité humaine et serait incompatible avec cette dernière, et elle constituerait de ce fait une peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12. Pour respecter l’art. 12, la peine ou la détermination de la peine doit tenir compte de la réinsertion sociale. De plus, les tribunaux devraient vérifier si la durée de l’emprisonnement prévue par la loi est trop excessive à la lumière d’autres solutions potentiellement adéquates. Il n’existe pas de formule mathématique permettant de déterminer le nombre précis d’années qui fait qu’une peine est excessive par rapport à un objectif pénal légitime. Dans tous les cas, l’analyse doit être contextuelle et il n’existe pas de chiffre précis au‑delà ou en deçà duquel une peine devient exagérément disproportionnée. Une peine minimale obligatoire sera toutefois suspecte sur le plan constitutionnel et nécessitera un examen minutieux lorsqu’elle ne confère pas au juge le pouvoir discrétionnaire d’infliger d’autres peines que l’emprisonnement dans des situations où la personne délinquante ne devrait pas être condamnée à l’emprisonnement, compte tenu de la gravité de l’infraction et de la culpabilité de son auteur. En outre, une peine minimale peut être exagérément disproportionnée dans l’hypothèse où la peine juste et proportionnée comprendrait une longue peine d’emprisonnement. La peine minimale obligatoire qui alourdit la peine d’emprisonnement de la personne délinquante peut avoir un effet important, compte tenu des conséquences profondes de l’incarcération sur la vie et la liberté de cette personne. Les tribunaux devraient évaluer la peine à la lumière des principes de parité et de proportionnalité.
                    En l’espèce, le scénario hypothétique évoqué par l’accusé est raisonnablement prévisible. Il relève de la portée de l’infraction et ne force ni ne dénature ses éléments constitutifs. L’actus reus de l’infraction exige que la personne délinquante décharge une arme à feu en direction d’un lieu, ce qui signifie tout bâtiment ou construction. Une résidence constitue un lieu. Pour ce qui est de savoir si une carabine ou un pistolet à air comprimé pourrait constituer une arme à feu au sens de l’art. 2 du Code criminel, la preuve d’expert a révélé qu’il existait un grand nombre de carabines et de pistolets à air comprimé couramment disponibles au Canada qui répondent à la définition d’arme à feu du Code criminel, mais qui ne sont pas capables de perforer un assemblage de mur à ossature résidentielle typique. Il est aussi raisonnablement prévisible d’imaginer une jeune personne décharger un fusil à balles BB ou un fusil de paintball en direction d’une maison dans le cadre d’un jeu, pour passer le temps ou pour faire un mauvais coup.
                    À la première étape de l’analyse relative à l’art. 12, la peine juste pour la jeune personne délinquante hypothétique dans le scénario proposé par l’accusé n’impliquerait pas l’emprisonnement. Puisque la gravité de l’infraction et la culpabilité de la personne délinquante sont peu élevées dans ce scénario et que le jeune âge de cette personne constitue une circonstance atténuante, la peine juste et proportionnée est le sursis au prononcé d’une peine d’au plus 12 mois de probation. À la deuxième étape de l’analyse, celle‑ci mène à la conclusion que la peine minimale obligatoire de quatre ans que prévoit l’al. 244.2(3)b) est exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste. Elle s’applique à une infraction qui englobe une vaste gamme de comportements, allant d’actes qui ne présentent guère de danger pour le public à d’autres qui posent un risque élevé. La peine obligatoire aurait des effets préjudiciables importants sur les jeunes délinquants, qui sont considérés comme ayant de grandes chances de réinsertion sociale. Par conséquent, l’effet de la peine minimale obligatoire est extrêmement dur, car elle remplace une mesure probatoire par quatre ans d’emprisonnement. Une peine de quatre ans d’emprisonnement est excessive au point d’être en décalage marqué par rapport aux normes de détermination de la peine et va bien au‑delà de ce qui est nécessaire pour que le Parlement atteigne ses objectifs en matière de détermination de la peine pour cette infraction. La dénonciation et la dissuasion ne peuvent pas justifier la peine minimale, et celle-ci ne témoigne pas non plus d’un respect pour les principes de parité et de proportionnalité. Les Canadiens et Canadiennes seraient indignés d’apprendre qu’une personne délinquante peut être condamnée à quatre ans d’emprisonnement pour avoir déchargé un fusil de paintball en direction d’une maison. Comme la Couronne n’a pas présenté d’argument ou de preuve pour démontrer que la peine peut être justifiée en vertu de l’article premier, il n’est pas nécessaire d’aborder cette question.
                    La juge Côté (dissidente) : Le pourvoi devrait être rejeté. La peine minimale obligatoire de quatre ans anciennement prescrite par l’al. 244.2(3)b) du Code criminel ne viole pas l’art. 12 de la Charte.
                    Il y a accord avec l’affirmation des juges majoritaires de l’analyse en deux étapes servant à déterminer si une peine minimale obligatoire viole l’art. 12. Les tribunaux doivent : (1) déterminer ce qui constituerait une peine proportionnée à l’infraction, eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine; et (2) se demander si la peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée par rapport à la peine qui serait juste et proportionnée soit pour le délinquant en cause, soit pour un autre délinquant placé dans une situation hypothétique raisonnable.
                    Toutefois, il y a désaccord quant à la tentative des juges majoritaires de clarifier le cadre établi au moyen d’un nouveau test à trois volets applicable à la disproportion exagérée. Les juges majoritaires énoncent trois éléments qui doivent être analysés à la deuxième étape du cadre d’analyse : (1) la portée et l’étendue de l’infraction; (2) les effets de la peine sur le délinquant; et (3) la sanction et ses objectifs. Chacun de ces éléments reprend les considérations pertinentes pour établir l’extrémité inférieure de la gamme de peines justes et proportionnées pour l’infraction à la première étape. À la deuxième étape, la question de savoir si une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée par rapport à la durée de la peine juste — c.‑à‑d. la question de savoir s’il s’agit d’une peine qui est plus que simplement excessive mais qui est excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence — demeure un jugement normatif.
                    Il y a aussi désaccord quant à l’interprétation que donnent les juges majoritaires à l’al. 244.2(1)a) du Code criminel. Le Parlement n’entendait pas que l’art. 244.2 vise la décharge insouciante d’armes à feu dans des situations qui ne posent guère de danger pour le public. Il entendait plutôt viser les délinquants qui se sont concentrés sur le fait que la décharge de leur arme à feu compromettrait la vie ou la sécurité d’autrui. L’actus reus de l’infraction, à lui seul, engloberait un vaste éventail de conduites. Mais la portée de l’infraction est considérablement restreinte par son élément moral. L’exigence de double mens rea de l’al. 244.2(1)a) vise uniquement les délinquants qui (1) déchargent intentionnellement une arme à feu en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, (2) sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants — et qui ont donc songé au fait que tirer était susceptible de mettre la vie ou la sécurité d’autrui en danger. Cette interprétation, conforme à celle donnée antérieurement par les cours d’appel, respecte l’intention véritable du Parlement.
                    Interprétée correctement, la simple probation n’est pas une peine juste et proportionnée pour l’infraction prévue à l’al. 244.2(1)a). Le scénario hypothétique de la carabine à air comprimé présenté par l’accusé au procès ne comporte pas, sans plus, d’actes qui pourraient raisonnablement tomber sous le coup de la loi. Il est conçu principalement en fonction de l’actus reus de l’infraction. Rien ne permet de conclure que la mens rea requise serait établie. La situation hypothétique est silencieuse quant à la question de savoir si le délinquant a songé à la présence d’occupants, et au risque correspondant pour leur vie ou leur sécurité. La position des juges majoritaires, laquelle dépend de la présence d’un mur résidentiel pour protéger les occupants, ne prend aucunement en considération la possibilité que des balles puissent pénétrer une fenêtre ou une porte, les effets psychologiques sur les occupants ou les voisins, et le risque d’une escalade de violence. Le fait de tirer intentionnellement avec n’importe quelle arme à feu — qui, par définition, doit être susceptible d’infliger des blessures graves ou la mort — en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants, est une conduite hautement dangereuse et coupable. L’absence de blessures graves ou de mort ne sera qu’une question de chance.
                    Une peine de deux ans devrait à juste titre être considérée comme correspondant à l’extrémité inférieure de la gamme de peines justes et proportionnées dans les applications raisonnablement prévisibles de l’al. 244.2(1)a). La peine minimale de quatre ans prévue à l’al. 244.2(3)b) aurait pour effet de doubler cette période d’incarcération. Il ne faudrait pas en minimiser les conséquences, lesquelles peuvent être dévastatrices. Cependant, sur le plan constitutionnel, cette période d’emprisonnement additionnelle n’atteint pas le seuil élevé établi par la Cour en ce qui concerne les peines cruelles et inusitées. Une peine minimale obligatoire outrepasse les limites constitutionnelles lorsqu’elle est exagérément disproportionnée, au‑delà de simplement excessive. Ce n’est que rarement que la Cour a conclu qu’une peine minimale violait l’art. 12, par opposition aux peines qui sont cruelles et inusitées par nature comme la torture ou la castration. Il est loisible au Parlement de mettre l’accent sur les objectifs de dissuasion et de dénonciation dans le contexte d’infractions liées aux armes à feu. La Cour a maintes fois confirmé la fonction de dénonciation des peines minimales pour des comportements qui portent atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société. Tirer intentionnellement avec une arme à feu qui menace la vie en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants, est un exemple clair d’un tel comportement.
                    La situation hypothétique sur laquelle se fondent les juges majoritaires n’a rien à voir avec l’expérience judiciaire et le bon sens. Elle n’a pas donné lieu à une seule déclaration de culpabilité en vertu de l’al. 244.2(1)a) — et ne pourrait non plus y donner lieu, suivant une interprétation correcte de l’infraction. L’alinéa 244.2(1)a) ne vise que les tirs intentionnels qui sont hautement répréhensibles et contraires à la paix de la communauté. Une peine minimale de quatre ans n’est ni excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence ni incompatible avec la dignité humaine au point de constituer une peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12.
Jurisprudence
Citée par la juge Martin
                    Arrêt appliqué : R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; arrêts examinés : R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Goltz, 1991 CanLII 51 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 485; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; arrêts mentionnés : R. c. Hilbach, 2023 CSC 3; Vézina c. R., 2018 QCCA 739; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783; R. c. Dunn, 2013 ONCA 539, 117 O.R. (3d) 171, conf. par 2014 CSC 69, [2014] 3 R.C.S. 490; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32; R. c. Luxton, 1990 CanLII 83 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 711; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895; R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3; R. c. Wust, 2000 CSC 18, [2000] 1 R.C.S. 455; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Parranto, 2021 CSC 46; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Morris, 2021 ONCA 680, 159 O.R. (3d) 685; R. c. Anderson, 2021 NSCA 62, 405 C.C.C. (3d) 1; R. c. Wilmott (1966), 1966 CanLII 222 (ON CA), 58 D.L.R. (2d) 33; R. c. Solowan, 2008 CSC 62, [2008] 3 R.C.S. 309; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Hamilton (2004), 2004 CanLII 5549 (ON CA), 72 O.R. (3d) 1; R. c. Martineau, 1990 CanLII 80 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 633; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496; R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728; R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399; R. c. Lee, 2012 ABCA 17, 58 Alta. L.R. (5th) 30; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. Muise (1994), 1994 NSCA 198 (CanLII), 94 C.C.C. (3d) 119; R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; Miller c. La Reine, 1976 CanLII 12 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 680; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486; Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. McDonald (1998), 1998 CanLII 13327 (ON CA), 40 O.R. (3d) 641; R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290; R. c. Smith, 2019 SKCA 100, 382 C.C.C. (3d) 455; R. c. Salehi, 2022 BCCA 1; R. c. Nuttall, 2001 ABCA 277, 293 A.R. 364; R. c. A.R. (1994), 1994 CanLII 4524 (MB CA), 92 Man. R. (2d) 183; R. c. Adamo, 2013 MBQB 225, 296 Man. R. (2d) 245; R. c. Wallace (1973), 1973 CanLII 1434 (ON CA), 11 C.C.C. (2d) 95; R. c. A.F. (1997), 1997 CanLII 14505 (ON CA), 101 O.A.C. 146; R. c. Batisse, 2009 ONCA 114, 93 O.R. (3d) 643; R. c. Marfo, 2020 ONSC 5663; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Oud, 2016 BCCA 332, 339 C.C.C. (3d) 379; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Sansregret c. La Reine, 1985 CanLII 79 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 570; R. c. Nassri, 2015 ONCA 316, 125 O.R. (3d) 578; R. c. Mohenu, 2019 ONCA 291; R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99; R. c. Brown, 2015 ONCA 361, 126 O.R. (3d) 797; R. c. Laine, 2015 ONCA 519, 338 O.A.C. 264; R. c. Pretty, 2005 BCCA 52, 208 B.C.A.C. 79; R. c. Schnare, [1988] N.S.J. No. 118 (QL), 1988 CarswellNS 568 (WL); R. c. Cheung, Gee and Gee (1977), 5 A.R. 356.
Citée par la juge Côté (dissidente)
                    R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Hilbach, 2023 CSC 3; R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045; Miller c. La Reine, 1976 CanLII 12 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 680; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Hasselwander, 1993 CanLII 90 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 398; Sansregret c. La Reine, 1985 CanLII 79 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 570; R. c. Oud, 2016 BCCA 332, 339 C.C.C. (3d) 379; R. c. Itturiligaq, 2020 NUCA 6; R. c. Pretty, 2005 BCCA 52, 208 B.C.A.C. 79; R. c. Schnare, [1988] N.S.J. No. 118 (QL), 1988 CarswellNS 568 (WL); R. c. Cheung, Gee and Gee (1977), 5 A.R. 356; R. c. Nur, 2013 ONCA 677, 117 O.R. (3d) 401, conf. par 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. McMillan, 2016 MBCA 12, 326 Man. R. (2d) 56; R. c. Lyta, 2013 NUCA 10, 561 A.R. 146; Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385; R. c. Guiller (1985), 48 C.R. (3d) 226; R. c. Felawka, 1993 CanLII 36 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 199; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11, 12.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 2 « arme à feu », 84(3)d), 244.2, (2) « lieu », (3)b) [rempl. 2022, c. 15, art. 11], 344(1)a)(i), a.1) [abr. 2022, c. 15, art. 12], 718, 718.1, 718.2a)(i), e).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 2022, c. 15.
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, art. 38.
Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, c. 39.
Doctrine et autres documents cités
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges O’Ferrall, Wakeling et Antonio), 2020 ABCA 263, 9 Alta. L.R. (7th) 226, [2021] 2 W.W.R. 31, 391 C.C.C. (3d) 37, 466 C.R.R. (2d) 286, 65 C.R. (7th) 233, [2020] A.J. No. 740 (QL), 2020 CarswellAlta 1265 (WL), qui a infirmé une décision du juge Jerke, 2018 ABQB 945, 79 Alta. L.R. (6th) 161, [2019] 1 W.W.R. 551, 425 C.R.R. (2d) 43, [2018] A.J. No. 1379 (QL), 2018 CarswellAlta 2760 (WL), et modifié la peine prononcée contre l’accusé. Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Heather Ferg et W. E. Brett Code, c.r., pour l’appelant.
                    Robert A. Fata, pour l’intimé.
                    Janna A. Hyman, pour l’intervenante la directrice des poursuites pénales.
                    Andreea Baiasu et Gregory Furmaniuk, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Argumentation écrite seulement par Glenn Hubbard, pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.
                    Grace Hession David, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
                    Emily MacKinnon, Amanda G. Manasterski et Stephen Armstrong, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                    Janani Shanmuganathan et Laura Metcalfe, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
                    Eric V. Gottardi, c.r., et Chantelle van Wiltenburg, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
                    Nader R. Hasan et Ryann Atkins, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal rendu par
 
                  La juge Martin —
I.               Introduction
[1]                             Le présent pourvoi ainsi que le pourvoi connexe R. c. Hilbach, 2023 CSC 3, offrent à la Cour l’occasion de clarifier les principes de droit qui s’appliquent lorsque la constitutionnalité d’une disposition fixant une peine minimale obligatoire est contestée en vertu de l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le litige dans les deux pourvois porte sur trois infractions différentes au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, qui impliquent l’utilisation d’une arme à feu. Dans le présent pourvoi, l’appelant, Jesse Dallas Hills, a été déclaré coupable d’avoir déchargé une arme à feu en direction d’une maison en violation de l’al. 244.2(1)a). Monsieur Hills conteste la peine minimale obligatoire de quatre ans imposée antérieurement par l’al. 244.2(3)b) pour cette infraction. La peine minimale obligatoire prescrite à l’al. 244.2(3)b) a été abrogée après l’audition du présent pourvoi. Malgré cette modification législative, les motifs portent sur la peine minimale obligatoire attaquée qui était auparavant en vigueur. Dans le pourvoi connexe, Ocean William Storm Hilbach et Curtis Zwozdesky ont été déclarés coupables de vol à main armée. Ils contestent, respectivement, la peine minimale obligatoire de cinq ans pour vol qualifié au moyen d’une arme à feu à autorisation restreinte ou d’une arme à feu prohibée, prévue au sous‑al. 344(1)a)(i), et l’ancienne peine minimale obligatoire de quatre ans pour vol qualifié au moyen d’une arme à feu, prévue à l’al. 344(1)a.1). La peine minimale obligatoire fixée à l’al. 344(1)a.1) a elle aussi été abrogée après l’audition du pourvoi Hilbach.
[2]                             Dans les deux pourvois, les délinquants soutiennent que les peines minimales obligatoires prescrites constituent des peines cruelles et inusitées, en violation de l’art. 12 de la Charte. Ils prétendent que ces peines automatiques, lesquelles imposent une période d’emprisonnement minimale déterminée, sont exagérément disproportionnées à ce qui constituerait une peine juste et appropriée, et contreviennent donc à la Charte. Messieurs Hills et Zwozdesky admettent que les peines minimales étaient justifiées au regard des faits de leurs dossiers. Ils contestent néanmoins la loi en raison du fait que les dispositions sur la peine pourraient raisonnablement s’appliquer à d’autres pour qui, selon eux, les peines minimales infligées constitueraient des châtiments inconstitutionnels.
[3]                             Ce n’est pas la première fois que notre Cour a à statuer sur la constitutionnalité de peines minimales obligatoires. Bien que les présents pourvois mettent en évidence certains des défis que présente le fait de déterminer si une peine est exagérément disproportionnée, il n’y a aucune raison de bouleverser des règles de droit solides et établies et d’adopter les nouvelles démarches préconisées par certaines parties ainsi que certains intervenants et juges de la Cour d’appel de l’Alberta. Les principes qui servent à déterminer si une peine est cruelle et inusitée sont bien établis, et ont été récemment confirmés à l’unanimité dans l’arrêt R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23. Dans la présente décision, la Cour vise à fournir des repères, des directives et des éclaircissements supplémentaires. Les présents motifs fournissent un cadre en réponse aux observations présentées en l’espèce et dans l’affaire Hilbach. Par conséquent, je ne ferai pas de distinction entre les observations des avocats dans les deux affaires qui portent sur les changements proposés au cadre d’analyse de l’art. 12.
[4]                             En l’espèce, j’expose d’abord le cadre généralement applicable et les principes fondamentaux de l’analyse relative à l’art. 12, puis je les applique à M. Hills et, dans Hilbach, à MM. Hilbach et Zwozdesky. La détermination du caractère exagérément disproportionné d’une peine minimale obligatoire dépend de la portée et l’étendue de l’infraction, des effets du châtiment sur la personne délinquante de même que de la sanction et de ses objectifs.
[5]                             Pour ce qui est de M. Hills, je conclus que l’al. 244.2(3)b) est exagérément disproportionné. En l’espèce, la preuve a démontré que de nombreuses carabines à air comprimé constituaient des « armes à feu », notamment des dispositifs à air comprimé comme des fusils de paintball, même s’ils ne peuvent pas percer le mur d’une résidence ordinaire. De plus, il est raisonnablement prévisible qu’une jeune personne décharge intentionnellement une « arme à feu » de ce genre en direction d’un lieu de résidence. Cette disposition s’applique donc à une infraction qui englobe une vaste gamme de comportements, allant d’actes qui ne présentent guère de danger pour le public à ceux qui posent un risque élevé. Son effet à l’extrémité inférieure du spectre est grave. La peine minimale obligatoire ne peut se justifier uniquement par la dissuasion et la dénonciation, et le châtiment démontre un mépris total envers les normes de détermination de la peine. La période d’emprisonnement obligatoire aurait d’importants effets préjudiciables sur une jeune personne délinquante, et la conscience des Canadiens et des Canadiennes serait choquée s’ils apprenaient qu’une personne délinquante peut se voir infliger quatre ans d’emprisonnement pour avoir déchargé un fusil de paintball en direction d’une maison. Par conséquent, l’al. 244.2(3)b) prévoit une peine minimale de quatre ans d’emprisonnement pour un type d’activité beaucoup moins grave, si bien qu’il est exagérément disproportionné et équivaut à une peine cruelle et inusitée. La Couronne n’a pas fait valoir que l’al. 244.2(3)b) pouvait être sauvegardé en vertu de l’article premier de la Charte. En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Je traite du sous‑al. 344(1)a)(i) et de l’al. 344(1)a.1) dans l’affaire connexe Hilbach.
II.            Contexte législatif
A.           La peine minimale obligatoire contestée
[6]                             Monsieur Hills était passible de la peine minimale obligatoire en litige après avoir plaidé coupable à l’infraction à l’al. 244.2(1)a) :
      244.2 (1) Commet une infraction quiconque :
      a) soit décharge intentionnellement une arme à feu en direction d’un lieu, sachant qu’il s’y trouve une personne ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non une personne;
      b) soit décharge intentionnellement une arme à feu sans se soucier de la vie ou la sécurité d’autrui.
      (2) Pour l’application de l’alinéa (1)a), lieu s’entend de tout bâtiment ou construction — ou partie de ceux‑ci —, véhicule à moteur, navire, aéronef, matériel ferroviaire, contenant ou remorque.
      (3) Quiconque commet l’infraction prévue au paragraphe (1) est coupable d’un acte criminel passible :
      a) s’il y a usage d’une arme à feu à autorisation restreinte ou d’une arme à feu prohibée lors de la perpétration de l’infraction, ou si celle‑ci est perpétrée au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle ou en association avec elle, d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant :
      (i) de cinq ans, dans le cas d’une première infraction,
      (ii) de sept ans, en cas de récidive;
      b) dans tous les autres cas, d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de quatre ans.
[7]                             Après que l’autorisation d’appel eut été accordée, le Parlement a déposé et adopté la Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 2022, c. 15. La loi a reçu la sanction royale le 17 novembre 2022. Elle a aboli la peine minimale obligatoire prescrite à l’al. 244.2(3)b). L’infraction de M. Hills n’est plus punissable d’une peine minimale obligatoire. Les parties ne se fondent pas sur le choix du Parlement d’abolir cette mesure dans leurs arguments. De plus, la peine minimale obligatoire de quatre ans était toujours en vigueur au moment de l’audience. Bien que je prenne acte de cette modification législative, les présents motifs portent sur l’ancienne disposition et la peine minimale obligatoire qui s’appliquait, et je ne traiterai donc pas de ce point plus en détail.
[8]                             L’actus reus de l’infraction visée à l’al. 244.2(1)a) exige que la personne délinquante décharge une arme à feu en direction d’un « lieu » (selon la définition qui en est donnée au par. 244.2(2)). Il est significatif, pour les besoins du présent pourvoi, que le mot « lieu » a un sens très large : il s’entend de « tout bâtiment ou construction », ce qui peut aussi bien englober une remise de jardin sans fenêtre qu’une résidence. La mens rea de cette infraction comporte deux volets principaux. Premièrement, la personne délinquante doit décharger intentionnellement l’arme à feu en direction d’un lieu. Deuxièmement, au moment de décharger intentionnellement l’arme à feu en direction d’un lieu, la personne délinquante doit savoir qu’une personne s’y trouve ou ne pas se soucier qu’il s’y trouve ou non une personne (Vézina c. R., 2018 QCCA 739, par. 27 (CanLII)). L’actus reus n’exige pas qu’une personne se trouve au « lieu » où l’arme à feu est déchargée; il exige uniquement que l’arme à feu soit déchargée en direction d’un lieu (par. 46). Il n’est donc pas nécessaire qu’une personne soit même présente lorsque l’arme à feu est déchargée.
[9]                             Monsieur Hills a commis son infraction au moyen d’une carabine de chasse, qui est considérée comme une arme à feu ordinaire. Par conséquent, il était passible de la peine minimale de quatre ans énoncée à l’al. 244.2(3)b) pour l’infraction visée à l’al. 244.2(1)a). Pour saisir la portée de l’al. 244.2(1)a) et de la peine minimale obligatoire en question, il faut examiner le sens donné à une « arme à feu » dans le Code criminel et le régime canadien de réglementation des armes à feu.
B.            Le régime applicable aux armes à feu
[10]                        Le Parlement réglemente les armes à feu au moyen de diverses mesures législatives, y compris le régime de délivrance de permis et d’enregistrement prévu par la Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, c. 39, et d’interdictions criminelles établies par le Code criminel (R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 6; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783). Ces mesures législatives constituent la toile de fond du présent pourvoi et, vu leur complexité, il importe d’en saisir l’application avant de passer à la contestation de M. Hills.
[11]                        Tout d’abord, l’al. 244.2(1)a) intègre la définition donnée par le Code criminel à une arme à feu. L’article 2 du Code criminel définit en termes généraux une « arme à feu » comme « [t]oute arme susceptible, grâce à un canon qui permet de tirer du plomb, des balles ou tout autre projectile, d’infliger des lésions corporelles graves ou la mort à une personne, y compris une carcasse ou une boîte de culasse d’une telle arme ainsi que toute chose pouvant être modifiée pour être utilisée comme telle ». Bien que les armes à feu soient définies comme des « armes », il n’est pas nécessaire qu’elles correspondent à la définition d’une arme que l’on trouve dans le Code criminel (R. c. Dunn, 2013 ONCA 539, 117 O.R. (3d) 171, par. 66, conf. par 2014 CSC 69, [2014] 3 R.C.S. 490).
[12]                        Les tribunaux recourent au « test de l’œil de cochon » pour déterminer si une arme pourvue d’un canon peut causer des lésions corporelles graves ou la mort et ainsi répondre à la définition d’une « arme à feu » qui figure dans le Code criminel (Dunn, par. 8 et 40). Le test permet de déterminer si un projectile tiré du dispositif peut faire éclater l’œil d’un cochon, qui est physiologiquement semblable à un œil humain (par. 8). Puisqu’un œil éclaté constitue une « lésion corporelle grave », une « arme à feu » est tout dispositif pourvu d’un canon et tirant un projectile susceptible de détruire l’œil de quelqu’un (par. 8 et 40). Comme l’établit la preuve d’expert déposée dans le cadre du présent pourvoi, certains dispositifs à air comprimé, tels les fusils à balles BB, fusils de type « airsoft » et fusils de paintball, peuvent tirer des projectiles avec une vélocité suffisante pour faire éclater l’œil d’un cochon. Elles peuvent donc être considérées comme des armes à feu au sens du Code criminel.
[13]                        Toutefois, certains dispositifs à air comprimé qui sont des « armes à feu » pour l’application du Code criminel ne sont pas assujettis au régime de délivrance de permis et d’enregistrement instauré par la Loi sur les armes à feu. En effet, le Code criminel soustrait certaines « armes à feu » à l’application de la Loi sur les armes à feu. Plus précisément, l’exemption en litige dans le présent pourvoi est rédigée ainsi à l’al. 84(3)d) :
      (3) Pour l’application des articles 91 à 95, 99 à 101, 103 à 107 et 117.03 et des dispositions de la Loi sur les armes à feu, sont réputés ne pas être des armes à feu :
      . . .
      d) toute autre arme pourvue d’un canon dont il est démontré qu’elle n’est ni conçue ni adaptée pour tirer du plomb, des balles ou tout autre projectile à une vitesse initiale de plus de 152,4 m par seconde ou dont l’énergie initiale est de plus de 5,7 joules . . . 
[14]                        Selon l’al. 84(3)d), certains dispositifs à air comprimé qui satisfont au test de l’œil de cochon et constituent des armes à feu au sens du Code criminel sont néanmoins soustraits à l’application de la Loi sur les armes à feu, car la vitesse de sortie de leur projectile est égale ou inférieure à 152,4 mètres par seconde. En conséquence, même si elles sont des « armes à feu » pour l’application du Code criminel, il est possible d’en posséder librement sans détenir de permis d’arme à feu.
[15]                        Cela signifie, au terme du présent pourvoi, que certains dispositifs à air comprimé, que l’on peut posséder en toute liberté au Canada, sont des « armes à feu » pour l’application de l’al. 244.2(1)a). En clair, une personne délinquante pourrait être reconnue coupable en vertu de l’al. 244.2(1)a) pour avoir tiré avec un fusil à balles BB ou un fusil de paintball en direction d’une remise. Cette personne serait alors passible de la peine minimale obligatoire de quatre ans. Bien que l’al. 244.2(1)a) puisse habituellement s’appliquer lorsqu’une arme à feu ordinaire est utilisée (comme la carabine de chasse de M. Hills), il se peut qu’une personne délinquante soit déclarée coupable pour avoir utilisé des dispositifs qui, à notre connaissance, n’ont pas une puissance meurtrière, tels les fusils de paintball. Comme je l’explique, cette possibilité sous‑tend la fragilité constitutionnelle de la peine minimale obligatoire en litige dans la présente affaire.
III.         Faits et historique judiciaire
[16]                        Au cours d’un incident survenu le 6 mai 2014, M. Hills a attaqué deux véhicules et une résidence. Dans les heures qui ont précédé l’incident, M. Hills a consommé une grande quantité de médicaments sur ordonnance et d’alcool. Vers minuit, alors qu’il était intoxiqué, il est parti de son domicile à Lethbridge, en Alberta, avec une carabine à verrou Enfield chargée de calibre .303 et un bâton de baseball. La carabine était conçue pour la chasse au gros gibier.
[17]                        Monsieur Hills s’est élancé avec son bâton vers une voiture qui passait avant de tirer un coup de feu en direction de celle‑ci. Le chauffeur a appelé le 9‑1‑1. Avant l’arrivée des policiers, M. Hills a porté son attention sur une voiture stationnée inoccupée, et en a fracassé les vitres avec le bâton. Il s’est ensuite approché d’une nouvelle cible : une résidence. Il a tiré une balle qui a traversé la fenêtre du salon et un mur, et a pénétré dans une salle d’ordinateur avant de terminer sa course dans un montant pour cloison sèche et une bibliothèque.
[18]                        Lorsque M. Hills a fait feu plusieurs fois, la demeure était occupée par deux parents et leurs deux enfants. Le père était assis dans la salle d’ordinateur quand M. Hills a tiré son premier coup. Le père est sorti de la salle d’ordinateur pour voir ce qui se passait, et il a entendu un autre coup de feu. Il a couru pour alerter la mère et a pesé sur l’alarme de son système de sécurité. Il a ensuite entendu un bruit laissant croire que M. Hills essayait d’entrer par la porte avant. Le père a ouvert la porte et a crié à M. Hills de partir. Au moment où le père s’emparait d’une hache pour se défendre, M. Hills a fait feu de nouveau.
[19]                        Le père est parvenu à battre en retraite et à appeler le 9‑1‑1. Il s’est rendu avec le reste de sa famille au sous‑sol, où ils ont attendu l’arrivée des policiers. Lorsque ceux‑ci sont arrivés, ils ont constaté que plusieurs balles avaient pénétré la demeure. Les balles avaient traversé des zones de la résidence où une personne aurait pu se tenir debout et être atteinte.
[20]                        Après une enquête préliminaire, M. Hills a plaidé coupable à quatre infractions : décharger une arme à feu en direction d’une résidence, en violation de l’al. 244.2(1)a) du Code criminel, braquer une arme à feu sur l’occupant d’une voiture, être en possession d’une arme à feu sans permis et commettre un méfait à l’égard d’un bien de moins de 5 000 $. Monsieur Hills n’était pas en mesure de se rappeler des événements ou du mobile de ses gestes.
A.           Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2018 ABQB 945, 79 Alta. L.R. (6th) 161
[21]                        Lors de la détermination de la peine, M. Hills a présenté, sur le fondement de l’art. 12 de la Charte, une contestation visant la peine minimale obligatoire de quatre ans d’emprisonnement prévue par l’al. 244.2(3)b) pour avoir déchargé intentionnellement une arme à feu non restreinte en direction d’une résidence. Il a soutenu qu’une telle peine minimale obligatoire était exagérément disproportionnée dans des scénarios raisonnablement prévisibles et qu’elle constituait donc une peine cruelle et inusitée.
[22]                        Monsieur Hills s’est appuyé sur un scénario dans lequel le coupable hypothétique avait déchargé une arme à feu incapable de percer un mur résidentiel ordinaire. Un expert en armes à feu appelé au nom de M. Hills a mis à l’essai huit différents types de pistolets et de carabines à air comprimé et conclu que, même si ces armes répondaient à la définition d’une arme à feu que l’on trouve dans le Code criminel, bon nombre d’entre elles étaient incapables de perforer le mur d’une résidence.
[23]                        À la lumière de la preuve d’expert, le juge chargé de la détermination de la peine a convenu que l’al. 244.2(3)b) avait un effet exagérément disproportionné dans le scénario raisonnablement prévisible où [traduction] « une jeune personne décharge intentionnellement un pistolet ou une carabine à air comprimé comme un pistolet de type “airsoft”, un fusil à balles BB, un fusil marqueur de paintball, une carabine à plomb de calibre .177, un pistolet à plomb de calibre .22 ou une carabine à plomb en direction d’une résidence » (par. 14). Le coupable dans cette situation a clairement commis une infraction moins grave que l’autre conduite visée par la disposition : le comportement était peu répréhensible sur le plan moral, et le risque de préjudice était, lui aussi, faible. Il a conclu que la violation de l’art. 12 ne pouvait être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.
[24]                        Ayant conclu que la peine minimale obligatoire était inconstitutionnelle, le juge a infligé à M. Hills, dans une décision orale subséquente, une peine de trois ans et demi d’incarcération.
B.            Cour d’appel de l’Alberta, 2020 ABCA 263, 9 Alta. L.R. (7th) 226
[25]                        La Couronne a interjeté appel à la fois de la conclusion selon laquelle l’al. 244.2(3)b) contrevenait à l’art. 12 de la Charte et de la peine de M. Hills. La Cour d’appel de l’Alberta a accueilli l’appel sur la base de ces deux moyens, et chacun des juges a rédigé ses propres motifs.
[26]                        La juge Antonio a conclu que la preuve d’expert était insuffisante pour établir la faible gravité du scénario envisagé par le juge chargé de la détermination de la peine. L’expert n’a pas exclu la possibilité que les balles tirées d’un pistolet ou d’une carabine à air comprimé puissent traverser une porte ou une fenêtre. De plus, le juge chargé de la détermination de la peine n’a pas tenu compte du préjudice psychologique découlant du scénario. Quel que soit le risque physique, le préjudice psychologique et le tort causé à la société étaient inhérents à l’utilisation dangereuse d’une arme à feu. Elle a distingué l’affaire Nur de la présente espèce, estimant que, s’il n’était pas exagérément disproportionné d’infliger une peine de 40 mois à un homme de 19 ans qui possédait une arme à feu chargée en public, il n’était assurément pas exagérément disproportionné d’infliger une peine de 4 ans à un contrevenant qui a effectivement déchargé une arme à feu. Au moment d’infliger une nouvelle peine à M. Hills, elle a conclu que le juge chargé de la détermination de la peine avait sous‑estimé la gravité de l’infraction et qu’un emprisonnement de quatre ans et demi constituait une peine appropriée. Elle a toutefois réduit la peine au minimum de quatre ans pour tenir compte du temps passé en appel. Elle a sursis à l’exécution de la portion de sa peine postérieure à l’appel.
[27]                        Le juge O’Ferrall a convenu avec la juge Antonio que l’al. 244.2(3)b) était conforme à la Charte, et a souscrit à la décision de cette dernière d’infliger la peine minimale. Le juge O’Ferrall a ajouté que la jurisprudence de notre Cour relative à l’art. 12 devrait être revue. Il s’est dit troublé par le [traduction] « manque de réalisme » associé à l’utilisation de « cas hypothétiques raisonnables » et a estimé que l’analyse fondée sur l’art. 12 devrait uniquement porter sur la personne délinquante qui comparaît devant le tribunal (par. 103). En outre, il s’est demandé si une peine exagérément disproportionnée représentait une mesure adéquate de son caractère cruel et inusité. La proportionnalité n’est pas l’objectif fondamental de la détermination de la peine, et il est prévisible qu’une peine exagérément disproportionnée puisse parfois être justifiée.
[28]                        Le juge Wakeling s’est joint au juge O’Ferrall pour demander à la Cour de revoir sa jurisprudence relative à l’art. 12. Le juge Wakeling a conclu que l’art. 12 protège seulement contre les peines cruelles et inusitées. Autrement dit, il ne protège pas contre les peines « habituelles », comme l’emprisonnement. Par conséquent, une peine d’emprisonnement « exagérément disproportionnée » ne saurait mettre en jeu l’art. 12. Il a critiqué les cas hypothétiques raisonnables, estimant que, comme l’art. 12 protège une personne délinquante contre toute peine cruelle et inusitée, ses termes clairs signifient qu’une personne délinquante ne peut contester que la peine dont elle est passible. Toujours selon lui, la méthode des cas hypothétiques raisonnables laisserait les Canadiens et les Canadiennes [traduction] « sidérés » de constater que les décideurs recourent à des scénarios « fictifs » pour évaluer la constitutionnalité d’une disposition en matière de détermination de la peine (par. 263). Le juge Wakeling a ensuite fait remarquer que la détermination de la peine au Canada est irrationnelle et indéfendable, ce qui milite en faveur d’une interprétation étroite de l’art. 12. Employant sa propre méthode de fixation des peines, il aurait condamné M. Hills à environ 5,9 ans d’emprisonnement.
IV.         Questions en litige
[29]                        Le présent pourvoi soulève deux questions. Premièrement, la peine minimale obligatoire imposée par l’al. 244.2(3)b) du Code criminel constitue‑t‑elle une peine cruelle et inusitée, de sorte qu’elle viole l’art. 12 de la Charte? Deuxièmement, la Cour d’appel de l’Alberta a‑t‑elle fait erreur en ne prenant pas en considération le rapport Gladue de M. Hills et son statut de Métis au moment de lui infliger une nouvelle peine?
V.           Analyse
[30]                        Monsieur Hills concède que la peine minimale obligatoire n’est pas exagérément disproportionnée au vu des faits propres à son dossier. Il soutient toutefois que ce critère exigeant est respecté dans des scénarios raisonnablement prévisibles où des personnes délinquantes qui se trouvent dans des situations différentes sont susceptibles d’être impliqués. Il affirme notamment que ce critère est respecté dans le cas hypothétique d’une jeune personne délinquante qui tire avec un pistolet ou une carabine à air comprimé en direction d’une résidence. La Couronne concède que ce scénario est raisonnablement prévisible, mais elle soutient que la peine minimale obligatoire n’est pas exagérément disproportionnée dans ce scénario hypothétique. Avant de passer aux arguments de M. Hills, je vais clarifier le cadre applicable de contestation d’une peine minimale obligatoire sous le régime de l’art. 12 et traiter des propositions de révision de ce cadre avancées par la Couronne, plusieurs intervenants et la Cour d’appel.
A.           La protection offerte par l’art. 12 de la Charte contre les peines cruelles et inusitées
[31]                        L’article 12 de la Charte accorde aux personnes le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités infligés par l’État. À titre préliminaire, une mesure attaquée doit constituer d’emblée un « traitement » ou une « peine » pour relever de l’art. 12. Une mesure imposée par l’État équivaut à une peine lorsqu’elle : « (1) [. . .] est une conséquence d’une déclaration de culpabilité qui fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et (2) soit elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine, (3) soit elle a une grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité » (Bissonnette, par. 57, citant R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 39, citant R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 41). Malgré l’avis des juges d’appel O’Ferrall et Wakeling, l’art. 12 entre en jeu dans l’affaire qui nous occupe. Notre Cour a toujours statué que l’emprisonnement, la « sanction pénale de dernier recours », constituait clairement une peine (tant d’après la jurisprudence relative à l’art. 11 que selon celle relative à l’art. 12 de la Charte) (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 36; voir R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1077; Nur; R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 40).
[32]                          L’objectif sous‑jacent de l’art. 12 est « d’interdire à l’État d’infliger des douleurs et des souffrances physiques ou psychologiques par des traitements ou peines dégradants et déshumanisants. Cette disposition vise à protéger la dignité humaine et à assurer le respect de la valeur inhérente de chaque personne » (Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, par. 51). La dignité évoque l’idée selon laquelle chaque personne possède une valeur intrinsèque et a, de ce fait, droit au respect, sans égard à ses agissements (Bissonnette, par. 59).
[33]                        La démarche analytique fondée sur l’art. 12 s’étale sur de nombreuses années, et elle a été utilisée pour aborder différents types de questions de droit. Les peines minimales obligatoires ont été examinées dans Smith, R. c. Luxton, 1990 CanLII 83 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 711, R. c. Goltz, 1991 CanLII 51 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 485, R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, Nur et plus récemment dans R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130. Une suramende compensatoire obligatoire qui s’appliquait à l’ensemble des infractions a été invalidée dans Boudreault; une ordonnance d’interdiction obligatoire d’avoir en sa possession des armes à feu a été confirmée dans R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895, et une peine d’emprisonnement à perpétuité assortie d’une inadmissibilité à la libération conditionnelle de 10 ans a été confirmée dans R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3.
[34]                        Dans l’arrêt Bissonnette, notre Cour a invalidé le cumul de périodes d’inadmissibilité à la libération conditionnelle dans les cas de déclarations de culpabilité pour meurtres multiples, et elle a réaffirmé et consolidé la démarche analytique bien établie fondée sur l’art. 12. S’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, le juge en chef Wagner a souligné la nécessité de recourir à une interprétation téléologique de la Charte qui est généreuse et vise à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte (par. 98). Vu l’objet de l’art. 12, il a conclu qu’une peine qui anéantit l’objectif pénologique de réinsertion sociale viole la dignité humaine et contrevient donc à l’art. 12 d’une manière qui ne pouvait se justifier au regard de l’article premier (par. 8).
[35]                        L’arrêt Bissonnette a également confirmé que l’art. 12 comporte deux volets unis par leur objectif commun de préserver la dignité humaine. En premier lieu, l’art. 12 protège contre l’infliction d’une peine qui est « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » (par. 60). Ce volet du concept de peine cruelle et inusitée porte sur la sévérité d’une peine — il consiste à déterminer non pas si une peine attaquée est excessive ou disproportionnée, mais si ses effets sont exagérément disproportionnés par rapport à la peine appropriée dans un cas donné (par. 61 et 68; Nur, par. 39; Morrisey, par. 26). Suivant le premier volet, la nature de la peine ou le type de sanction ne sont pas en cause. L’ampleur ou la durée de la peine le sont : l’accent est mis sur la question de savoir si ses effets propres la rendent exagérément disproportionnée et, par le fait même, inconstitutionnelle (Bissonnette, par. 62).
[36]                        En second lieu, l’art. 12 protège contre l’infliction de peines et de traitements cruels et inusités parce qu’ils sont, de par leur nature même, « intrinsèquement incompatible[s] avec la dignité humaine » (Bissonnette, par. 60). Au terme du deuxième volet, l’accent est mis sur la méthode de punition. Le groupe limité de peines qui entrent dans la deuxième catégorie est « “toujours exagérément disproportionn[é]” parce qu[e] [. . .] [d]e telles peines sont, en soi, incompatibles avec la dignité humaine en raison de leur caractère “dégradan[t] et déshumanisan[t]” » (par. 64, citant Smith, p. 1073; 9147‑0732 Québec inc., par. 51).
[37]                        Les peines minimales obligatoires sont analysées au premier volet de l’art. 12. Comme leur nom l’indique, le Parlement a prescrit une peine minimale qui s’applique chaque fois qu’une infraction donnée a été commise. Elles sont « obligatoires », en ce sens que le Parlement n’a pas fourni la soupape du pouvoir discrétionnaire des tribunaux, des exemptions ou des dispositions d’exonération.
[38]                        Malgré cette absence de pouvoir discrétionnaire, les dispositions fixant une peine minimale obligatoire n’ont pas été jugées intrinsèquement inconstitutionnelles ou présumées telles. Comme l’a affirmé notre Cour dans Smith, « [l]e législateur peut [. . .] prescrire une peine obligatoire d’emprisonnement dans le cas d’une déclaration de culpabilité de certaines infractions sans porter atteinte aux droits garantis par l’art. 12 de la Charte » (p. 1077; voir aussi p. 1072). Néanmoins, l’absence de tout pouvoir discrétionnaire, ainsi que la manière dont les peines minimales obligatoires s’appliquent, exposent leurs points vulnérables sur le plan constitutionnel. Les peines minimales obligatoires peuvent se révéler « [i]mplacable[s] » et « empêcher le tribunal d’arrêter une peine proportionnelle se situant à l’extrémité inférieure de la fourchette » (Nur, par. 44). Dans certains « cas extrêmes », elles peuvent emporter l’infliction d’une peine injuste, « le délinquant n’étant plus au centre du processus, et ce, d’une manière qui contrevient au principe de proportionnalité » (par. 44). Lorsque la peine attaquée a des effets exagérément disproportionnés par rapport à ce qui aurait été approprié (Smith, p. 1072), elle est cruelle et inusitée parce qu’elle démontre un « mépris total de l’État envers les circonstances propres à l’individu condamné et la proportionnalité du châtiment qu’il subit » (Bissonnette, par. 61).
[39]                        Je passe maintenant au cadre qu’a élaboré notre Cour pour établir si une peine est exagérément disproportionnée.
B.            Le cadre d’évaluation des peines exagérément disproportionnées
(1)         Aperçu
[40]                        Pour déterminer si une peine minimale obligatoire viole l’art. 12 de la Charte, notre Cour a mis au point une démarche en deux étapes qui implique une analyse contextuelle et comparative (Bissonnette, par. 62). Le tribunal doit :
1.      Se demander ce qui constituerait une peine juste et proportionnée eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine établis par le Code criminel (Bissonnette, par. 63; Boudreault, par. 46; Nur, par. 46).
2.      Se demander si la disposition attaquée exige l’infliction d’une peine exagérément disproportionnée, et non simplement excessive, par rapport à la peine juste et proportionnée (Bissonnette, par. 63; Nur, par. 46; Smith, p. 1072). La norme constitutionnelle est stricte pour respecter le pouvoir général du Parlement de choisir des moyens pénaux qui n’équivalent pas à des peines cruelles et inusitées.
[41]                        Cette évaluation en deux étapes peut se faire en fonction soit a) de la personne délinquante qui comparaît devant le tribunal, soit b) d’une autre personne délinquante dans un cas raisonnablement prévisible ou un scénario hypothétique (Bissonnette, par. 63; Nur, par. 77).
[42]                        Lorsque le tribunal conclut que la période d’emprisonnement prescrite par la disposition fixant une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée dans l’un ou l’autre cas, la disposition en cause contrevient à l’art. 12, et le tribunal doit décider si cette contravention peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte lorsque des arguments ou éléments de preuve en ce sens sont présentés par la Couronne (Boudreault, par. 97; Nur, par. 46).
(2)         Application du cadre
[43]                        Les juges O’Ferrall et Wakeling, ainsi que plusieurs intervenants, invitent notre Cour à apporter plusieurs changements à ce cadre reconnu, parce qu’à leurs dires, il est difficile à appliquer et manque de cohésion. Un grand nombre de leurs critiques n’acceptent pas les principes de droit énoncés dans les jugements majoritaires de notre Cour; elles reposent plutôt sur des remarques incidentes tirées d’opinions dissidentes. D’autres approuvent le cadre existant et soutiennent que ceux qui le critiquent s’opposent plutôt aux résultats qu’il produit dans la mesure où ils ne sont pas d’accord avec eux (voir m. interv., Association canadienne des libertés civiles, par. 27‑32). Ces différentes critiques et propositions seront examinées relativement aux questions précises soulevées. Je reconnais toutefois d’emblée qu’il n’est pas pratique d’établir des règles de démarcation nettes pouvant être appliquées uniformément aux peines minimales obligatoires sous le régime de l’art. 12 en raison des défis et des complexités que présentent ces litiges.
[44]                        La première étape de l’analyse fondée sur l’art. 12 consiste à déterminer, de manière individualisée, quelle peine juste et proportionnée convient à la personne délinquante en cause (ou représentante) au moyen des principes généraux de détermination de la peine fixés par le Parlement. Bien que cette tâche fasse partie du quotidien des tribunaux partout au pays, il s’agit d’une évaluation complexe et multifactorielle. Les juges sont chargés de façonner des peines qui concilient divers objectifs de détermination de la peine, tiennent compte des facteurs aggravants et des facteurs atténuants, et sont proportionnelles à la gravité de chaque infraction et à la culpabilité morale de la personne délinquante.
[45]                        La deuxième étape exige une comparaison contextuelle entre la peine juste et la peine minimale obligatoire attaquée afin de déterminer si celle‑ci se conforme au droit exprimé en termes larges à l’art. 12. Les juges doivent prendre en compte la peine uniforme et obligatoire que le Parlement a choisie pour des crimes donnés. La peine minimale obligatoire est une tout autre disposition pénale où le Parlement a intentionnellement supprimé le pouvoir discrétionnaire et accordé plutôt la priorité à la certitude, à la dissuasion, à la dénonciation en plus d’isoler parfois la personne délinquante de la société. Elle ne fait pas que préciser une sanction minimale, elle prévoit que la peine minimale s’appliquera automatiquement peu importe la manière dont le crime a été commis et par qui. La même peine ou période d’incarcération s’applique tant à l’ensemble du comportement criminalisé qu’à « quiconque » en est l’auteur, quelle que soit la diversité des situations en cause.
[46]                        Lorsqu’on compare la peine résultant du processus individualisé en fonction des principes généraux de détermination de la peine à la norme uniforme établie par la peine minimale obligatoire, il fort probable d’en arriver à un certain écart ou à une certaine disproportion. Comme l’a fait observer la juge Arbour dans l’arrêt R. c. Wust, 2000 CSC 18, [2000] 1 R.C.S. 455, par. 18 : « Les peines minimales obligatoires ne constituent pas la norme au Canada, et elles dérogent aux principes généraux applicables en matière de détermination de la peine énoncés dans le Code, la jurisprudence et la littérature sur le sujet. En particulier, elles dérogent souvent au principe énoncé à l’art. 718.1 du Code, que le législateur a déclaré être le principe fondamental en matière de détermination de la peine : le principe de la proportionnalité. »
[47]                        Ce n’est donc pas l’existence d’une certaine disproportion qui va à l’encontre de l’exigence du caractère exagérément disproportionné prévue à l’art. 12. Autrement dit, l’analyse du caractère exagérément disproportionné pose la question suivante : la différence entre la peine juste et la peine minimale obligatoire est‑elle exagérément disproportionnée au point de porter atteinte à la dignité humaine de telle sorte qu’elle équivaut à une peine cruelle et inusitée? Suivant une jurisprudence bien établie, la sanction contestée peut être inappropriée, excessive et disproportionnée, mais elle ne franchit la ligne constitutionnelle que si elle devient exagérément disproportionnée. Cette question met en jeu le défi commun de cerner les gradations et démarcations entre des normes juridiques connexes et d’arriver à une conclusion sur la norme juridique qui est respectée. Bien qu’il soit souvent difficile d’évaluer des questions de degré ou de savoir quand quelque chose qui est par ailleurs autorisé est devenu exagérément disproportionné, de nombreuses normes juridiques exigent justement ce type d’analyse. Que ce soit au regard de l’art. 12 ou de l’art. 7 de la Charte, il y a un continuum entre une correspondance exacte et une disproportion exagérée, et le juge a non seulement le pouvoir d’effectuer une telle détermination, mais il est aussi reconnu comme étant bien placé pour le faire : « Telle a été la démarche constante des tribunaux lors d’un contrôle constitutionnel » (Nur, par. 60).
[48]                        En outre, il peut être plus difficile d’évaluer le caractère exagérément disproportionné d’une peine dans certaines circonstances puisque la différence entre les étapes un et deux fait parfois intervenir des sanctions qui sont de nature différente ou qui entrent dans des catégories distinctes. Par exemple, il arrive qu’une amende constitue une peine juste, mais que la disposition attaquée impose un emprisonnement, ou qu’une absolution ou une peine d’emprisonnement avec sursis soit juste, mais qu’une peine d’emprisonnement soit prescrite par la loi. La disparité dans de tels cas est plus évidente car la comparaison porte sur deux types différents de peine et les effets sont souvent plus extrêmes. Dans d’autres cas, il faut comparer la période d’emprisonnement proportionnée à la période d’emprisonnement contenue dans la peine minimale obligatoire. Dans de tels cas, le type de peine est le même : l’emprisonnement. Les décideurs doivent s’engager dans un raisonnement normatif et décider quand une peine est longue à un point tel qu’elle devient exagérément disproportionnée.
[49]                        Je n’accepte pas que le cadre établi comporte une faille fondamentale ou soit devenu inapplicable en raison de ces défis et complications. En effet, un grand nombre des arguments retenus par les juges O’Ferrall et Wakeling et avancés devant nous par le procureur général de l’Ontario et d’autres ont eux aussi été défendus avec vigueur et rejetés fermement par notre Cour en 2015 dans l’arrêt Nur. À l’instar de la Cour dans cette affaire, j’estime que la jurisprudence fournit toujours une approche fondée sur des principes qui permet d’établir quand les effets d’une sanction portent atteinte à la dignité humaine à un point tel que la sanction constitue une peine cruelle et inusitée. Élaborer les questions et critères normatifs multiples et parfois nuancés qui sont ou peuvent être examinés à l’intérieur du cadre devrait aider à mettre un terme au « débat aux proportions exagérées » qui concerne à l’occasion l’art. 12 (par. 61, la juge en chef McLachlin). Bien qu’aucun virage méthodologique de taille ne soit justifié, la Cour cherche à apporter plus de clarté et à fournir une meilleure orientation en la matière.
C.            Première étape : détermination d’une peine juste et proportionnée
[50]                        Dans la présente partie, je décris la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 12, laquelle porte sur la manière dont il convient de déterminer une peine juste et appropriée. Je commence en abordant la situation dans laquelle la contestation constitutionnelle met en cause la personne délinquante qui comparaît devant le tribunal. Il s’agit d’une tâche familière : un examen complet de toutes les dispositions pertinentes sur la détermination de la peine qui figurent dans la législation et la jurisprudence applicables. Comme la proportionnalité en matière de détermination de la peine a trait à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de l’individu qui comparaît devant le tribunal, il est nécessaire de considérer les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et les caractéristiques personnelles de la personne délinquante. Le but devrait être de déterminer aussi précisément que possible une peine tel qu’il en ressortirait d’une audience de détermination de la peine traditionnelle — particulièrement en raison du fait que cette peine serait purgée si la peine minimale obligatoire était déclarée inconstitutionnelle.
[51]                        Je passe ensuite aux cas où la contestation constitutionnelle consiste à présenter des personnes délinquantes se trouvant dans des situations raisonnablement prévisibles au moyen de scénarios hypothétiques. Puisque c’est une loi d’application générale qui est contestée, notre Cour a maintes fois utilisé des scénarios hypothétiques raisonnables pour mettre à l’épreuve sa portée, son étendue, sa nature et ses effets et autorisé l’utilisation de tels scénarios à ces fins. J’explique les fins auxquelles ils servent et les limites auxquelles ils sont assujettis. Ils peuvent comporter des caractéristiques personnelles, mais celles‑ci doivent être raisonnables, en ce sens qu’elles sont raisonnablement prévisibles et réalistes. Bien qu’un peu plus de souplesse s’impose pour déterminer quelle peine serait proportionnée pour une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible, toute tentative de précision est encouragée afin de s’assurer que la comparaison à l’étape deux puisse s’effectuer de manière équitable.
(1)         Détermination de la peine à infliger à une personne délinquante
[52]                        Lorsque la contestation constitutionnelle d’une peine minimale obligatoire se fait en fonction de la situation particulière de la personne délinquante accusée et déclarée coupable, la tâche qui incombe au juge à l’étape un de l’analyse relative à l’art. 12 établie dans l’arrêt Nur est familière : déterminer une peine juste et adaptée à la personne délinquante qui comparaît devant le tribunal. Dans la présente partie, je donne un aperçu des dispositions et des principes pertinents en matière de détermination de la peine, en mettant l’accent sur le besoin d’arrêter une peine juste, proportionnée et précise, eu égard aux caractéristiques personnelles de la personne délinquante et aux circonstances entourant la perpétration de l’infraction.
a)              Principes généraux de détermination de la peine
[53]                        Les principes généraux de détermination de la peine établis par le Code criminel et la common law s’appliquent lorsque vient le temps d’évaluer la peine juste et appropriée dans le cas de la personne délinquante concernée ou d’une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible (Nur, par. 40‑42). Chaque peine doit être choisie compte tenu des faits propres à l’affaire en cause et à la lumière de la jurisprudence existante (R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 43). Les tribunaux devraient employer les outils et les guides de détermination de la peine qui sont les plus à propos pour leur ressort. Au moment de façonner une peine juste, les juges peuvent renvoyer aux fourchettes de peines ou aux points de départ qui conviennent pour arriver à une peine proportionnée, pourvu que ces outils concordent avec les principes et objectifs établis de détermination de la peine (voir R. c. Parranto, 2021 CSC 46, par. 16).
[54]                        Pour aider à déterminer ce qui constitue une peine juste et appropriée dans un cas donné, le Parlement a adopté l’art. 718 du Code criminel (ou l’art. 38 de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, dans les cas qui s’y prêtent). Il convient de tenir compte adéquatement de divers objectifs comme la dénonciation, la dissuasion, la réinsertion sociale, la réparation des torts causés aux victimes, la conscientisation des personnes délinquantes quant à leurs responsabilités et, lorsque cela est nécessaire, l’isolement des personnes délinquantes de la société. Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres. Les tribunaux devraient également tenir compte de toute circonstance aggravante et atténuante se rapportant à l’infraction ou à la personne délinquante.
[55]                        En outre, l’al. 718.2e) du Code criminel donne la directive obligatoire de tenir compte de la situation unique des délinquants autochtones pour toutes les infractions (Gladue, par. 93; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 84‑85). Le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte des facteurs systémiques ou contextuels qui peuvent avoir contribué à la comparution de la personne délinquante autochtone en cause devant le tribunal et des types de procédure de détermination de la peine et de sanctions qui peuvent être indiquées dans le cas de cette personne délinquante. Les sanctions substitutives doivent être envisagées. Bien que notre Cour n’ait pas traité de la question, certaines cours d’appel provinciales ont constaté que, dans le cas des personnes délinquantes noires et des groupes qui font l’objet de discrimination systémique, la preuve du contexte social ou les facteurs contextuels qui ont peut‑être contribué à la présence de la personne délinquante devant le tribunal peuvent également servir de facteur atténuant lors de la détermination de la peine (voir, p. ex., R. c. Morris, 2021 ONCA 680, 159 O.R. (3d) 685, par. 13 et 87‑95; R. c. Anderson, 2021 NSCA 62, 405 C.C.C. (3d) 1, par. 114).
b)            Proportionnalité
[56]                        La proportionnalité est un « précepte central » du régime de détermination de la peine canadien, dont les racines en précèdent la reconnaissance en tant que principe fondamental de détermination de la peine à l’art. 718.1 du Code criminel (Ipeelee, par. 36, citant R. c. Wilmott (1966), 1966 CanLII 222 (ON CA), 58 D.L.R. (2d) 33 (C.A. Ont.); voir R. c. Solowan, 2008 CSC 62, [2008] 3 R.C.S. 309, par. 12; Nasogaluak, par. 40‑42; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 40‑42). En effet, « indépendamment du poids que le juge souhaite accorder à l’un des objectifs [de détermination de la peine prescrits aux art. 718 à 718.2 du Code criminel], la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité » (Nasogaluak, par. 40 (en italique dans l’original)).
[57]                        L’objectif de proportionnalité repose sur [traduction] « l’équité et la justice » (R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538 (C.A.), p. 546). Il consiste à prévenir l’infliction d’une peine injuste pour le [traduction] « bien commun » (p. 547) et joue un rôle restrictif pour assurer « la justice de la peine envers le délinquant » (Ipeelee, par. 37). Pour ce qui est de la « condition sine qua non d’une sanction juste » (par. 37), le concept indique que l’ampleur de la peine infligée à une personne délinquante doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de la personne délinquante (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 70‑71; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 51‑54; Ipeelee, par. 36 et 38; Nur, par. 43; C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), §2.14).
[58]                        La « gravité de l’infraction » renvoie à la gravité de l’infraction au sens général et elle se reflète dans la sanction potentielle imposée par le Parlement et dans toute caractéristique précise de la perpétration du crime (R. c. Hamilton (2004), 2004 CanLII 5549 (ON CA), 72 O.R. (3d) 1 (C.A.), par. 90). La gravité de l’infraction doit être mesurée en tenant compte des conséquences des agissements de la personne délinquante sur les victimes et la sécurité publique, ainsi que du préjudice corporel et psychologique découlant de l’infraction. Dans certains cas où des préjugés ou de la haine sont présents, la motivation de la personne délinquante peut elle aussi s’avérer pertinente (voir le sous‑al. 718.2a)(i) du Code criminel). La culpabilité morale ou le degré de responsabilité de la personne délinquante doit être mesuré en évaluant les éléments constitutifs essentiels de l’infraction, notamment sa mens rea, la conduite de la personne délinquante dans la perpétration de l’infraction, le mobile qui a poussé la personne délinquante à commettre l’infraction et les aspects du vécu de cette personne qui renforcent ou diminuent sa responsabilité individuelle à l’égard du crime, y compris sa situation personnelle et sa capacité mentale (Hamilton, par. 91; Boudreault, par. 68; Ipeelee, par. 73).
[59]                        De plus, la peine imposée doit être proportionnée à la responsabilité et à la « culpabilité morale du délinquant » (Ipeelee, par. 37). La peine ne doit pas excéder la culpabilité morale de la personne délinquante (Nasogaluak, par. 40‑42; M. (C.A.), par. 40; R. c. Martineau, 1990 CanLII 80 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 633, p. 645).
[60]                        En exposant le processus en deux étapes dans Nur, la juge en chef McLachlin a affirmé au par. 46 :
      Premièrement, le tribunal doit déterminer ce qui constituerait une peine proportionnée à l’infraction eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine établis par le Code criminel. Deuxièmement, il lui faut décider si la disposition contraint à l’infliction d’une peine totalement disproportionnée à la peine juste et proportionnée.
Sur la base du passage précité, d’aucuns soutiennent que la première étape ne consiste qu’à fixer une peine proportionnée à l’infraction uniquement. Selon eux, seule la nature de l’infraction compte, et il n’y a pas lieu de prendre en considération d’autres aspects de la proportionnalité, tels que la culpabilité morale ou les caractéristiques personnelles de la personne délinquante.
[61]                        En toute déférence, cette interprétation étroite est incomplète et suggère que la juge en chef McLachlin a choisi, sans explication, de ne renvoyer qu’à la moitié de l’ensemble bien connu de la proportionnalité. Il est plus raisonnable de considérer que sa mention d’une « peine proportionnée » incorpore à la fois la gravité de l’infraction et la culpabilité morale de la personne délinquante. Son exigence que la peine soit évaluée en fonction des objectifs et des principes de détermination de la peine établis par le Code criminel reconnaît et incorpore expressément les caractéristiques personnelles et la situation de la personne délinquante. Selon ces principes, il n’existe aucune peine proportionnée qui tient compte uniquement de l’infraction et fait abstraction de la personne délinquante. La détermination de la peine envisagée à la première étape dans l’arrêt Nur englobe donc les deux aspects de la proportionnalité.
c)              La peine doit être précise et définie
[62]                        La détermination de la peine est une entreprise éminemment individualisée et discrétionnaire (R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 4; M. (C.A.), par. 92). Chaque peine doit être adaptée sur mesure à l’infraction en cause de même qu’à la personne délinquante concernée (R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728; R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399). Il n’y a pas de sanction [traduction] « universelle » (R. c. Lee, 2012 ABCA 17, 58 Alta. L.R. (5th) 30, par. 12), car la peine est « un processus profondément subjectif » et « intrinsèquement individualisé » (M. (C.A.), par. 92; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46) :
      La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent.
      (M. (C.A.), par. 91)
[63]                        Au cours des plaidoiries, les avocats plaident souvent en faveur d’une peine se situant à l’intérieur d’une certaine fourchette de peines, ou les cours d’appel établissent des fourchettes ou points de départ en quête de parité. Néanmoins, le juge chargé de la détermination de la peine ne peut se contenter, au final, d’infliger une peine approximative ou de proposer par ailleurs un éventail de peines. Le juge doit formuler une peine individuelle, précise et définie. Il ne saurait ordonner qu’une personne délinquante soit incarcérée pour deux ou trois mois, ou infliger une peine d’« environ trois ans » ou « se situant dans la fourchette ». Le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire dans chaque cas et fixer une peine précise et définie.
[64]                        La détermination de la peine n’est pas une science exacte. Il peut s’avérer difficile pour les juges de choisir la peine parfaitement adaptée au crime, car il existe souvent plus d’une peine répondant bien à un crime (Hamilton, par. 85 et 156; Ruby, §2.5; Shropshire, par. 48, citant R. c. Muise (1994), 1994 NSCA 198 (CanLII), 94 C.C.C. (3d) 119 (C.A. N.‑É.), p. 123‑124). Voilà cependant le fardeau que supportent chaque jour les juges chargés de la détermination de la peine. À la première étape de l’analyse relative à l’art. 12, s’il est possible de mentionner les fourchettes de peines et points de départ applicables à l’infraction en vue d’aider à déterminer la sanction juste, la peine infligée ne doit comporter aucune approximation. La question clé est la suivante : quelle est précisément la peine juste pour cette personne délinquante en particulier?
[65]                        La précision et la certitude de la sanction juridique sont nécessaires puisque tous doivent savoir exactement quelle peine a été infligée et quand elle prendra fin. De même, si la peine minimale obligatoire est invalidée, la peine fixée par le juge à la première étape de l’arrêt Nur sera infligée à la personne délinquante. Le fait de choisir scrupuleusement une peine précise et définie favorise l’atteinte d’un résultat équitable sur le plan analytique et fondé sur des principes à la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 12.
[66]                        Quand le juge Lamer a écrit dans l’arrêt Smith, p. 1073, qu’un tribunal doit d’abord prendre en considération « les circonstances particulières de l’affaire afin de déterminer quelles peines auraient été appropriées pour punir, réhabiliter ou dissuader ce contrevenant particulier », il parlait de la façon dont il convient d’évaluer le caractère exagérément disproportionné d’une peine à la deuxième étape de l’analyse, et non pas de la manière dont il convient de tenir une audience de détermination de la peine. Il n’a pas dit que fixer la peine juste et proportionnée à la première étape pouvait mettre en jeu une « gamme de peines » comme nous exhortent à le faire certains intervenants. Même les personnes délinquantes se trouvant dans des situations raisonnablement prévisibles, à l’égard de qui la latitude est plus grande, doivent faire l’objet d’un dosage soigné du pouvoir discrétionnaire et se voir infliger une peine aussi précise que cela est nécessaire dans une procédure traditionnelle et habituelle de détermination de la peine.
(2)         Détermination de la peine à infliger aux personnes délinquantes se trouvant dans des situations raisonnablement prévisibles et le recours à des situations hypothétiques raisonnables
[67]                        Dans d’autres cas, les tribunaux seront appelés à prendre en considération la situation raisonnablement prévisible de personnes délinquantes qui ne comparaissent pas devant eux. Dans ces cas, l’analyse constitutionnelle est complétée par des, ou s’effectue en fonction de, scénarios hypothétiques raisonnables qui soulèvent des questions réalistes au sujet de la portée de la peine minimale obligatoire et de son application à tous. Les juges O’Ferrall et Wakeling proposent que notre Cour laisse tomber l’utilisation de scénarios raisonnablement prévisibles. À mon avis, cette proposition va à l’encontre de la jurisprudence de notre Cour et est dénuée de fondement. Dans la présente partie, j’explique que les hypothèses raisonnablement prévisibles sont un outil accepté et approprié qui permet de cerner la portée d’une disposition attaquée afin d’en étudier la constitutionnalité. J’aborde la manière d’élaborer une hypothèse raisonnablement prévisible; je traite des raisons pour lesquelles les caractéristiques personnelles, dont l’autochtonité, ne doivent pas être exclues de l’analyse; et je suggère que les hypothèses doivent être raisonnables et que le processus accusatoire est la meilleure façon de les mettre à l’épreuve.
a)              Les hypothèses raisonnablement prévisibles sont un outil d’analyse accepté et approprié
[68]                        À mesure que s’est constituée la jurisprudence relative à l’art. 12, notre Cour a toujours accepté que les peines peuvent être contestées non seulement au motif qu’elles portent atteinte aux droits que garantit l’art. 12 à une personne délinquante en particulier, mais aussi au motif qu’elles portent atteinte aux droits d’une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible. À partir de l’arrêt Smith, notre Cour a établi le recours à une hypothèse raisonnable pour déterminer si une peine est exagérément disproportionnée. Les juges majoritaires dans cette décision ont invalidé une peine minimale obligatoire de sept ans pour importation de stupéfiants parce qu’une telle peine serait exagérément disproportionnée si elle était infligée à une jeune personne hypothétique qui rentre chez elle en voiture au Canada avec une petite quantité de marijuana.
[69]                        Depuis l’arrêt Smith, des situations hypothétiques raisonnables ont été soit explicitement utilisées par notre Cour pour invalider des dispositions sur la détermination de la peine (voir Nur, par. 82‑83; Lloyd, par. 32‑33; Boudreault, par. 55), soit confirmées en principe lorsqu’elles n’ont pas été invoquées (voir Goltz, p. 515; Morrisey, par. 31 et 51‑53; Ferguson, par. 30; Bissonnette, par. 63). Fait important, dans les trois affaires où notre Cour a invalidé des peines minimales obligatoires, elle l’a fait en fonction d’une personne délinquante se trouvant dans une situation hypothétique raisonnable (Smith, Nur et Lloyd).
[70]                        Outre l’art. 12, l’évaluation de la portée d’une disposition législative sur la base d’hypothèses raisonnables constitue une méthode d’analyse acceptée dans les contestations fondées sur la Charte de façon plus générale. Elles ont été employées en tant qu’outil d’analyse dans la jurisprudence relative à l’art. 7, ce qui a donné lieu à des contestations de ce genre couronnées de succès (R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761, p. 799; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, par. 29‑30 et 72‑75; R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38, par. 87‑88).
[71]                        Dans Nur, notre Cour a établi certains principes obligatoires concernant l’utilisation d’hypothèses raisonnables. La juge en chef McLachlin a dit que l’utilisation d’hypothèses raisonnables se trouvait « au cœur de la présente affaire » (par. 47) et les a intégrées au contenu essentiel de l’analyse fondée sur l’art. 12. Notre Cour a rejeté fermement et clairement l’argument voulant qu’on laisse tomber les hypothèses raisonnables et que l’analyse s’attache principalement, voire uniquement, à la personne délinquante qui saisit le tribunal (par. 48‑64; voir aussi C. Fehr, « Tying Down the Tracks : Severity, Method, and the Text of Section 12 of the Charter » (2021), 25 Rev. can. D.P. 235, p. 240). Dès 2015, il était reconnu que « ne pas tenir compte des applications raisonnablement prévisibles d’une disposition créant une peine minimale obligatoire irait à l’encontre de la jurisprudence établie de la Cour et limiterait de manière artificielle l’analyse portant sur la constitutionnalité de la disposition » (Nur, par. 49).
[72]                        Exclure la prise en compte des répercussions raisonnablement prévisibles d’une disposition attaquée « réduirait radicalement la portée de la Charte et la faculté qu’ont les tribunaux de s’acquitter de leur obligation de s’assurer de la constitutionnalité des lois et de préserver l’intégrité de l’ordre constitutionnel » (Nur, par. 63). Comme c’est la « nature de la loi » qui est en question, et non le statut du demandeur, ce dernier n’a qu’à alléguer des effets inconstitutionnels dans sa cause ou sur des tiers (par. 51, citant R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 314). En élaborant des hypothèses raisonnables, le tribunal examine la portée de la disposition attaquée, et « non pas simplement l’équité d’une peine particulière prononcée par un juge lors du procès » (Goltz, p. 503‑504; voir Big M Drug Mart, p. 314; Nur, par. 60). De plus, « [s]i une loi inconstitutionnelle ne pouvait être contestée qu’au regard des faits précis d’une instance donnée, des lois invalides pourraient demeurer en vigueur indéfiniment » (Nur, par. 51).
[73]                        L’utilisation efficace des ressources judiciaires favorise également le recours à des hypothèses raisonnables, car celles‑ci permettent à un juge d’envisager une peine minimale obligatoire attaquée de plusieurs points de vue et aident à réduire le nombre de contestations qui seront instruites dans ou entre plusieurs ressorts. Fait important, elles favorisent la primauté du droit en soulignant que personne ne devrait être déclaré coupable ou condamné en application d’une loi inconstitutionnelle (Lloyd, par. 16). Ainsi, [traduction] « permettre à la personne accusée d’employer des scénarios hypothétiques raisonnables est plus susceptible de réaliser l’objet de la Charte : protéger les citoyens contre les abus du pouvoir de l’État » (Fehr, p. 236).
[74]                        C’est pour ces raisons que, pour reprendre les propos de la juge en chef McLachlin, « [l]a Cour a toujours estimé qu’une personne pouvait contester une disposition législative sur le fondement de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 même lorsque ses propres droits n’étaient pas bafoués par la disposition » (Nur, par. 51; voir aussi Goltz, p. 503‑504). Selon une jurisprudence bien établie, il n’est point nécessaire d’attendre qu’une « vraie » personne délinquante se présente pour attaquer la constitutionnalité d’une disposition d’application générale.
[75]                        Le désir des juges O’Ferrall et Wakeling de retirer l’utilisation de scénarios raisonnablement prévisibles du cadre d’analyse de l’art. 12 établi par notre Cour est donc tout à fait contraire aux précédents et aux principes. Ils se fondent sur certaines parties d’opinions dissidentes de notre Cour et ne suivent pas les énoncés répétés faisant autorité voulant que les hypothèses raisonnables soient un dispositif établi dont se servent les tribunaux pour décider si une peine prescrite par la loi est cruelle et inusitée au sens de l’art. 12 (S. Chaster, « Cruel, Unusual, and Constitutionally Infirm : Mandatory Minimum Sentences in Canada » (2018), 23 Appeal 89, p. 96).
b)            Définition des paramètres d’une hypothèse raisonnablement prévisible
[76]                        Un scénario hypothétique raisonnable doit être concocté avec soin. Bien qu’il soit peut‑être tentant de laisser le mot « hypothétique » avoir le dessus, c’est le caractère raisonnable du scénario qui doit être souligné (Nur, par. 57). Même si la jurisprudence antérieure n’a bien souvent pas expliqué ou étudié les rouages de l’élaboration d’une hypothèse raisonnable, ou tendait à considérer les hypothèses plus étroitement et d’un point de vue plus général, la démarche analytique plus récente adoptée dans les arrêts Nur, Lloyd et Boudreault est plus large et ouvre la porte à des hypothèses plus détaillées.
[77]                        Parmi les caractéristiques d’une hypothèse raisonnable, mentionnons les suivantes :
(i)   L’hypothèse doit être raisonnablement prévisible;
(ii)   Les cas répertoriés peuvent être pris en considération dans l’analyse;
(iii)  La situation hypothétique doit être raisonnable eu égard à l’étendue des actes visés par l’infraction en question;
(iv)  Les caractéristiques personnelles peuvent être prises en compte pourvu qu’elles ne soient pas adaptées pour créer des exemples invraisemblables ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce;
(v)   Le processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les hypothèses raisonnables.
(i)              L’hypothèse doit être raisonnablement prévisible
[78]                        Dans toute la jurisprudence, les tribunaux se préoccupent légitimement du fait que les hypothèses doivent être raisonnables. Elles ne devraient pas être des « situations invraisemblables ou difficilement imaginables », ni être des « exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (Morrisey, par. 30, citant Goltz, p. 506 et 515). Dans l’arrêt Goltz, la Cour s’est attachée aux circonstances qui « pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne » (p. 516).
[79]                        Une plus grande souplesse a été apportée dans l’arrêt Nur, lorsque la Cour a conclu que la méthode appropriée consistait à imaginer une personne délinquante dont les caractéristiques et la situation sont raisonnablement prévisibles compte tenu de l’expérience judiciaire et du bon sens (par. 62). Le choix et l’utilisation de la prévisibilité raisonnable dans l’arrêt Nur sont significatifs et vont au‑delà de la question de savoir si une application projetée du droit est commune ou probable :
     Le critère de la prévisibilité raisonnable ne s’applique pas uniquement aux situations qui se présenteront vraisemblablement dans le cadre de l’application générale et habituelle de la loi. Il requiert plutôt qu’on se demande quelles situations sont raisonnablement susceptibles de se présenter. Il vise les cas dont il est prévisible qu’ils tombent sous le coup des conditions minimales de perpétration de l’infraction. Seules sont écartées les situations « invraisemblables » ou « n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » . . . [par. 68]
[80]                        Ainsi, il faut se demander quel effet a la disposition sur d’autres personnes raisonnablement susceptibles de tomber sous le coup de celle‑ci (Nur, par. 47) et quelles sont les situations raisonnablement prévisibles où la loi pourrait s’appliquer.
(ii)           Les cas répertoriés peuvent être pris en considération dans l’analyse
[81]                        Lorsqu’ils définissent la portée du scénario hypothétique et les qualités d’une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible, les tribunaux peuvent s’appuyer sur les cas répertoriés, comme l’a fait notre Cour dans Boudreault. Bien que les cas limites puissent être écartés (Morrisey), la Cour a confirmé dans Nur qu’il est permis de s’appuyer sur les cas répertoriés, car non seulement ils montrent toute l’étendue des actes susceptibles de tomber concrètement sous le coup de l’infraction, mais les situations en cause se sont « présentées » (par. 72). Quoique potentiellement utiles, les cas répertoriés ne devraient pas servir d’autorisation ou de carcan, et les tribunaux peuvent modifier les faits d’un cas répertorié pour illustrer des scénarios raisonnablement prévisibles (par. 62 et 72). Les cas à la disposition des tribunaux ne se limitent pas aux situations hypothétiques.
(iii)         La situation hypothétique doit être raisonnable eu égard à l’étendue des actes visés par l’infraction en question
[82]                        L’étendue, l’ampleur et la portée de la disposition attaquée occupent une place importante sous le régime de l’art. 12. On peut s’attendre à ce que les situations hypothétiques proposées mettent à l’épreuve le genre de conduite qui devrait raisonnablement tomber sous le coup de la disposition attaquée et les effets raisonnablement prévisibles de celle‑ci (Nur, par. 62).
[83]                        Pour être raisonnable, la situation hypothétique doit être adaptée à l’infraction en question. Elle doit mettre en jeu une conduite qui tombe sous le coup de la disposition pertinente. La portée de l’infraction peut être étudiée, et il est permis d’en établir l’étendue compte tenu de la manière dont elle peut être commise et de son auteur. Il n’est cependant pas utile de forcer chaque élément constitutif au moyen de faits fantaisistes. Les combinaisons incroyables de comportements étranges en disent plus long au tribunal sur l’imagination des avocats que sur la véritable portée de la disposition attaquée. Le scénario dans son ensemble doit être raisonnablement prévisible.
(iv)         Les caractéristiques personnelles peuvent être prises en compte pourvu qu’elles ne soient pas adaptées pour créer des exemples invraisemblables ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce
[84]                        Plusieurs intervenants en l’espèce et dans Hilbach cherchent à restreindre l’utilisation de caractéristiques personnelles dans l’élaboration de situations hypothétiques raisonnables. Le procureur général de l’Ontario, par exemple, propose que les circonstances personnelles atténuantes [traduction] « génériques » qui ne sont pas « propres » à l’infraction, comme l’autochtonité, soient exclues de ces situations (m. interv., par. 13‑20; transcription, p. 117‑118). Le procureur soutient que les caractéristiques personnelles immuables, comme la race, le sexe, l’âge ou les facteurs liés à la santé mentale ne fournissent pas de renseignements qui touchent directement à l’infraction et, par conséquent, qu’elles [traduction] « devraient être exclues de l’analyse générale » (transcription, p. 119). D’après le procureur, il ne suffit pas qu’un scénario soit [traduction] « possible en théorie »; on doit également « s’attendre » à ce qu’il se présente (p. 120‑121). De l’avis du procureur général de l’Ontario, les caractéristiques telles la race ou l’autochtonité ne sont pas des caractéristiques « attendues » qu’il convient d’utiliser dans des situations hypothétiques raisonnables. À l’inverse, la directrice des poursuites pénales accepte que l’autochtonité puisse faire partie à juste titre d’une situation hypothétique raisonnable.
[85]                        Des arguments similaires ont été rejetés dans l’arrêt Nur, lorsque la Cour a statué que de telles caractéristiques ne pouvaient pas être retranchées du test. En fait, un « examen des situations dont il est raisonnablement prévisible qu’elles tombent sous le coup de la loi peut tenir compte des caractéristiques personnelles des personnes auxquelles pourrait s’appliquer la peine minimale obligatoire » (par. 76). Dans cette affaire, la Cour a effectivement invalidé la disposition sur la base d’une situation hypothétique mettant en cause le propriétaire responsable d’une arme à feu, titulaire d’un permis, qui a entreposé incorrectement et inconsciemment une arme visée par un permis d’une manière qui contrevenait à la loi (par. 82). De même, dans l’arrêt Lloyd, la Cour a invalidé la peine minimale d’un an prévue pour certaines infractions liées à la drogue en se fondant sur deux scénarios différents. Les situations hypothétiques étaient détaillées : l’une concernait une personne marginalisée qui connaissait la pauvreté, avait mené à terme sa désintoxication, et avait fait l’objet d’une déclaration de culpabilité antérieure. Dans l’autre situation hypothétique, une personne avait partagé une petite quantité de drogue avec un ami ou conjoint. Dans Boudreault, notre Cour a abordé de façon réaliste les différentes circonstances concrètes dans lesquelles se trouvent des délinquants, y compris la pauvreté, la maladie, la déficience, la dépendance et d’autres désavantages qui pouvaient réduire la culpabilité morale d’une personne délinquante, montrant ainsi des caractéristiques réelles et prévisibles de vrais délinquants (par. 55 et 58).
[86]                        Notre Cour ne devrait pas s’écarter de la méthode et de la démarche confirmées dans les arrêts Nur, Lloyd et Boudreault. En principe, les caractéristiques raisonnablement prévisibles dans le cas des délinquants qui comparaissent devant les tribunaux canadiens, comme l’âge, la pauvreté, la race, l’autochtonité, les problèmes de santé mentale et la dépendance, ne devraient pas être occultées. La proportionnalité, un principe obligatoire de détermination de la peine établi par le Code criminel, nécessite la prise en compte de la gravité de l’infraction et de la situation particulière de la personne délinquante, y compris ses caractéristiques personnelles (Nasogaluak, par. 42; Ipeelee, par. 38). L’évaluation que l’on fait de la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire devrait elle aussi être ancrée de manière similaire dans les réalités de la vie des gens.
[87]                        Étant donné les dispositions obligatoires sur la détermination de la peine et les réalités contemporaines, il n’y a aucune bonne raison pour laquelle la race et l’autochtonité ne pourraient pas elles aussi être des caractéristiques personnelles pertinentes en droit pour les scénarios hypothétiques raisonnables. L’alinéa 718.2e) du Code criminel a caractère obligatoire et a été adopté pour remédier à la surincarcération des Autochtones et à leur représentation disproportionnée au sein du système de justice pénale canadien. La triste vérité, c’est qu’il est plus que « possible en théorie » que l’autochtonité fasse partie des caractéristiques d’une personne délinquante. Non seulement les délinquants autochtones se trouvent dans des situations raisonnablement prévisibles au sens envisagé par l’arrêt Nur, les statistiques enregistrées au fil des ans démontrent que les Autochtones sont largement surreprésentés devant les tribunaux. Cela vaut également pour les personnes noires et d’autres délinquants racisés qui sont surreprésentés dans le système de justice pénale et dont les désavantages historiques et systémiques subis peuvent réduire leur culpabilité morale (Ipeelee, par. 73; Anderson, par. 146; Morris, par. 179).
[88]                        La crainte qui sous‑tend la positon du procureur général de l’Ontario est que, si les caractéristiques personnelles, tels les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue, sont prises en compte, la peine juste sera alors tellement réduite à la première étape que la disproportion deviendrait plus grande à la deuxième étape, ce qui fragiliserait davantage les peines minimales obligatoires sur le plan constitutionnel (D. Stuart, « Boudreault : The Supreme Court Strikes Down Mandatory Victim Surcharges to Protect Vulnerable Offenders » (2019), 50 C.R. (7th) 276). Je n’accepte pas que tout enjeu constitutionnel susceptible de se présenter dans de telles circonstances découlera de la situation hypothétique proposée plutôt que de la portée et des effets juridiques de la peine minimale obligatoire. Tel qu’il est expliqué plus en détail en ce qui concerne la deuxième étape, la norme constitutionnelle est stricte au chapitre de la disproportion exagérée. L’article 12 n’est pas violé du fait de l’absence ou de la présence d’un principe de détermination de la peine, même un principe aussi important que celui énoncé à l’al. 718.2e) et lorsque l’infraction met en cause une conduite grave, les caractéristiques personnelles et la situation de la personne délinquante revêtent nécessairement moins d’importance (Latimer, par. 85).
[89]                        Le Parlement est réputé savoir que la peine minimale qu’il choisit s’applique à « chacun », tout comme le droit garanti par l’art. 12 à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités. Cela signifie que tous les gens, peu importe leurs caractéristiques personnelles, doivent bénéficier de la protection de l’art. 12. Le Canada est un pays vaste et diversifié, et les gens possèdent des caractéristiques personnelles susceptibles d’aggraver ou d’atténuer leur culpabilité morale. Il convient d’analyser les effets d’une peine minimale obligatoire non seulement à l’aune de la portée de la disposition et de la durée de la peine choisie, mais également au regard de l’étendue de la population à laquelle elle est vouée s’appliquer.
[90]                        L’intégration des caractéristiques personnelles immuables aux scénarios hypothétiques renforce le dispositif analytique en aidant les tribunaux à étudier la portée de la sanction obligatoire. Des individus dont la culpabilité est réduite pourraient être passibles de peines minimales obligatoires. Il se peut que le Parlement ait fixé des peines en songeant à une certaine personne délinquante sans réfléchir pleinement à la possibilité que la sanction obligatoire s’applique à des délinquants dont la culpabilité morale est réduite en raison de leur situation désavantageuse, y compris la marginalisation ou la discrimination systémique.
[91]                        L’utilisation de caractéristiques personnelles comporte une limite importante : les scénarios ne devraient pas mettre en cause la personne délinquante la plus « sympathi[que] »; ils devraient plutôt présenter une personne délinquante raisonnablement prévisible (Nur, par. 75). La situation hypothétique ne saurait n’avoir qu’un faible rapport avec l’espèce, être invraisemblable ou tout à fait irréaliste (par. 76). Le tribunal devrait se méfier des scénarios détaillés regorgeant de facteurs atténuants conjugués à une interprétation qui élargit et force le sens technique de l’infraction, comme certaines des situations hypothétiques évoquées par M. Zwozdesky dans le pourvoi connexe (Hilbach, par. 89).
[92]                        Il n’est guère logique d’évaluer des scénarios qui, compte tenu du bon sens et de l’expérience judiciaire, semblent farfelus. Comme le montrent les salles d’audience au Canada, il arrive parfois que la réalité dépasse la fiction. Cela ne devrait toutefois pas inviter les tribunaux à envisager chaque cas « sympathique » au motif qu’il pourrait se présenter ou se présentera peut‑être un jour. Il peut y avoir un rare cas où tous les facteurs sont atténuants et ont pour effet de réduire la culpabilité morale de la personne délinquante, mais l’expérience judiciaire met en relief le besoin de voir à ce que le scénario dans son ensemble soit raisonnablement prévisible. Comme l’a écrit la juge en chef McLachlin dans Nur, « [u]ne loi ne saurait être rendue inopérante sur la base de pures conjectures » (par. 62).
(v)            Le processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les situations hypothétiques raisonnables
[93]                        Il revient à la personne délinquante/demanderesse de formuler et d’avancer la situation hypothétique raisonnablement prévisible sur laquelle repose l’allégation que la disposition attaquée est inconstitutionnelle. Toutes les parties devraient idéalement se voir accorder une possibilité raisonnable de contester ou de commenter le caractère raisonnable de la situation hypothétique avant de présenter des arguments sur ses conséquences au plan constitutionnel. À cet égard, il est courant que les tribunaux interrogent les avocats à propos du contenu et des contours de tout scénario proposé en tant que situation hypothétique raisonnable. Il s’agit d’une bonne pratique qui apporte de la transparence aux arguments et rend le processus équitable. Je conviens avec la juge Antonio que la rigueur du processus accusatoire est la meilleure façon de mettre à l’épreuve les situations hypothétiques raisonnables (par. 69). Il y a des avantages à donner aux parties l’occasion de présenter des observations sur ce qu’est une personne délinquante réaliste et raisonnablement prévisible. Les parties peuvent ainsi aider le juge à décider quel genre de situation hypothétique est raisonnable dans les circonstances. Toutefois, bien qu’il faille encourager la mise à l’épreuve de la situation hypothétique raisonnable au moyen du processus contradictoire, cela n’est pas obligatoire en ce sens que l’absence de cette mise à l’épreuve ne constitue pas une erreur susceptible de révision.
c)              Détermination de la peine à infliger à une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible
[94]                        Les mêmes principes généraux de détermination de la peine s’appliquent lorsqu’il s’agit de fixer la peine à infliger à une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible. Cela veut dire que les juges chargés de la détermination de la peine : seront liés par le Code criminel; prendront connaissance des propositions relatives à la peine à imposer faites par les avocats; et utiliseront la méthode d’analyse retenue dans leur ressort (qu’il s’agisse des fourchettes de peines ou des points de départ). Comme pour les affaires impliquant une vraie personne délinquante, les tribunaux devraient fixer une peine définie aussi étroitement que possible pour une personne délinquante raisonnable prévisible. Le tribunal peut cependant trouver plus difficile d’établir une peine précise pour une personne délinquante raisonnablement prévisible, puisque les situations hypothétiques sont évoquées en l’absence d’éléments de preuve ou de faits détaillés. En conséquence, une certaine latitude peut s’avérer nécessaire dans la détermination de la peine juste pour une personne délinquante raisonnablement prévisible. Si le tribunal n’est peut‑être pas en mesure d’arriver à un seul chiffre, les énoncés généraux ne sont pas très utiles non plus. Affirmer, par exemple, que la jurisprudence étayerait une peine de trois à cinq ans ne répond pas à la question de savoir quelle peine la personne délinquante se verrait autrement infliger et ne facilite pas l’analyse. Les tribunaux peuvent préciser, par exemple, qu’une peine serait « autour » d’un certain nombre de mois. Pour déterminer la peine à imposer à une personne délinquante raisonnablement prévisible, il faut essentiellement adopter la même démarche qu’emploient les juges lorsqu’ils déterminent chaque jour les peines des délinquants dans les salles d’audience des quatre coins du pays. Toute estimation doit être circonscrite et rigoureusement définie.
[95]                        Donner une portée trop large à ce qui constituerait une peine juste risque de faire dévier l’analyse et de fausser l’évaluation du caractère exagérément disproportionné en réduisant de manière injuste la disparité entre la peine infligée et la peine minimale obligatoire. En effet, comme l’hypothèse raisonnable vise à tester les limites du champ d’application d’une peine minimale obligatoire, la plus légère peine juste qui est raisonnablement prévisible occupera une place importante dans l’évaluation. Étant donné la grande marge d’appréciation inhérente à la norme de la disproportion exagérée, il n’est pas nécessaire d’intégrer de la flexibilité dans la peine juste et proportionnée.
[96]                        Je passe maintenant à la deuxième étape de l’analyse.
D.           Deuxième étape : la norme de la disproportion exagérée
[97]                        Une fois que la peine juste a été déterminée à la première étape de l’analyse, cette dernière se transforme en une comparaison entre la peine juste ainsi établie et la peine prévue par la disposition contestée. Que la peine minimale obligatoire soit contestée en fonction de ses effets sur le contrevenant en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible se trouvant dans une situation hypothétique raisonnable, la disproportion exagérée est le critère applicable pour invalider cette peine en vertu de l’art. 12 au motif qu’elle est cruelle et inusitée (Nur, par. 39 et 77; Lloyd, par. 22; Smith, p. 1073).
[98]                        Je débute ci‑dessous par deux points préliminaires : premièrement, j’explique les raisons pour lesquelles les juges d’appel O’Ferrall et Wakeling ont commis une erreur en concluant que l’art. 12 ne s’appliquait pas à l’emprisonnement et, deuxièmement, je réaffirme que la comparaison s’applique à la peine infligée indépendamment de l’admissibilité de la personne délinquante à une libération conditionnelle. Je me penche ensuite sur la façon dont la disproportion exagérée devrait être examinée, j’explique pourquoi elle demeure la norme applicable sous le régime de l’art. 12 et j’expose le cadre d’analyse permettant de déterminer si une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée. Je passe ensuite en revue les indicateurs d’une peine exagérément disproportionnée et j’insiste sur le fait que l’on doit mettre l’accent sur l’infraction en question, la peine prévue et leurs effets sur les personnes passibles de la sanction minimale prévue.
(1)         La protection offerte par l’art. 12 contre les peines cruelles et inusitées s’applique aux périodes d’emprisonnement cruelles et inusitées
[99]                        Les juges O’Ferrall et Wakeling se sont trompés dans leur raisonnement et dans leur décision. Le juge Wakeling n’a pas suivi des précédents de notre Cour ayant force obligatoire sur l’interprétation des droits protégés par la Charte, y compris l’art. 12. Il a utilisé une méthode personnelle et singulière de détermination de la peine plutôt que de se conformer aux critères juridiques énoncés dans le Code criminel et dans la jurisprudence de notre Cour faisant autorité.
[100]                     Plus précisément, sa conclusion selon laquelle l’art. 12 s’applique uniquement aux peines cruelles et inusitées et que, comme l’emprisonnement ne constitue pas une peine inusitée, l’art. 12 ne protège pas contre les peines d’emprisonnement excessives, est tout simplement erronée. L’expression peines « cruelles et inusitées » n’a pas un sens aussi limité. Il s’agit plutôt de la « formulation concise d’une norme » qui s’inspire de valeurs sociales et morales fondamentales plus larges (Smith, p. 1069 et 1072, le juge Lamer, et p. 1088, le juge McIntyre, dissident, citant Miller c. La Reine, 1976 CanLII 12 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 680, p. 690).
[101]                     L’emprisonnement est le châtiment le plus sévère qui peut être infligé au Canada (Gladue, par. 36 et 40), et « [o]utre la peine de mort, l’emprisonnement est la sentence la plus sévère imposée par la loi » (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 532, la juge Wilson, motifs concordants). Non seulement l’incarcération prive‑t‑elle totalement la personne délinquante de sa liberté, elle a aussi des répercussions en chaîne sur pratiquement tous les aspects de sa vie, de sa santé physique et mentale, de son employabilité, de ses enfants et de sa communauté (R. Mangat, More Than We Can Afford : The Costs of Mandatory Minimum Sentencing (2014), p. 40‑44).
[102]                     Comme l’art. 12 a pour objet de préserver la dignité humaine, il protège contre les peines d’emprisonnement exagérément disproportionnées. Il permet d’éviter que des délinquants soient condamnés à des peines totalement injustifiées ou carrément injustes, y compris des périodes d’emprisonnement exagérément disproportionnées et abusives. Étant donné les effets potentiellement dévastateurs de l’incarcération sur la personne délinquante (Bissonnette, par. 97), les coûts élevés qu’elle comporte font en sorte qu’elle ne peut être imposée sans limites, examen ou justification. Notre Cour n’a aucune raison de changer de cap et de soustraire les peines d’emprisonnement manifestement excessives à la portée de l’art. 12.
(2)         La comparaison est fondée sur la peine, sans tenir compte de la libération conditionnelle
[103]                     La Couronne a soutenu que, lorsqu’il évalue la disparité entre la peine juste et la peine minimale obligatoire, le tribunal devrait tenir compte de la possibilité de libération conditionnelle. Notre Cour a déjà rejeté ce même argument dans l’arrêt Nur, où elle a jugé que lorsqu’on compare une peine minimale obligatoire à la peine juste, on doit mettre l’accent sur la peine elle‑même. Par conséquent, les tribunaux ne doivent pas considérer l’admissibilité à une libération conditionnelle comme un facteur réduisant l’effet réel de la peine contestée, et ce, parce que la possibilité d’obtenir une libération conditionnelle ne peut remédier à une peine exagérément disproportionnée (Nur, par. 98).
[104]                     La prise en compte de la possibilité d’une libération conditionnelle dans la comparaison fausse l’analyse en introduisant des spéculations injustifiées au lieu de comparer deux choses semblables, en l’occurrence deux peines. La libération conditionnelle est « un privilège d’origine législative et non un droit » qui dépend d’une décision discrétionnaire de la commission des libérations conditionnelles (Nur, par. 98). Par conséquent, « [à] l’expiration du temps d’épreuve, la libération conditionnelle n’est pas garantie au contrevenant » (Bissonnette, par. 41). De plus, le système de libération conditionnelle « met en place un processus indépendant et distinct de celui de la détermination de la peine » (par. 37). C’est au tribunal, et non à la commission des libérations conditionnelles, qu’il revient de s’assurer que la peine infligée n’est pas exagérément disproportionnée. Le rôle de la commission des libérations conditionnelles est de déterminer si la personne délinquante peut être remise en liberté sans danger dans la collectivité (Nur, par. 98).
[105]                     L’obligation constitutionnelle de veiller à ce que les peines ne soient pas exagérément disproportionnées ne devrait pas être transférée des tribunaux judiciaires à un tribunal administratif qui exerce ses activités dans un contexte juridique et constitutionnel différent. La prise en compte de la libération conditionnelle obligerait les juges à aborder les complexités des dispositions législatives régissant la libération conditionnelle et à s’interroger, par exemple, sur la place à réserver aux rapports indiquant que les délinquants autochtones et noirs sont souvent libérés plus tard pendant leur incarcération et ont un taux plus faible d’octroi de la libération conditionnelle (Ministère de la Justice, La lumière sur l’arrêt Gladue : défis, expériences et possibilités dans le système de justice pénale canadien (2017), p. 8; Bureau de l’enquêteur correctionnel, Étude de cas sur la diversité dans les services correctionnels : l’expérience des détenus de race noire dans les pénitenciers (2013), par. 84). Enfin, même si elle est accordée, « [l]e fait de croire que la libération conditionnelle met fin à la peine du contrevenant relève du mythe. La mise en liberté sous condition a uniquement pour effet de modifier les conditions dans lesquelles la peine est purgée, mais la peine elle‑même demeure en vigueur, et ce, pour toute la durée prévue » (Bissonnette, par. 89, citant M. (C.A.), par. 57).
(3)         Ce qu’il faut entendre par peine exagérément disproportionnée
[106]                     Pour aller à l’encontre de l’art. 12, la peine doit d’abord se distinguer d’une peine juste et proportionnée et être disproportionnée par rapport à celle‑ci. Le premier volet de la comparaison consiste à préciser en quoi, le cas échéant, la peine juste (qui a été définie à la première étape) est différente de la peine minimale obligatoire. Le tribunal mesure ensuite les effets de cette disparité.
[107]                     En second lieu, la peine doit être disproportionnée d’une manière flagrante ou à un degré démesuré. Il faut, pour ce faire, cerner l’existence d’une disparité entre les peines et évaluer les effets et la gravité de la peine minimale obligatoire à l’aune des normes constitutionnelles.
[108]                     Le processus d’évaluation de l’existence et de l’ampleur de toute disparité entre la peine juste et la peine minimale obligatoire prévue s’apparente à celui qui est suivi lorsqu’une peine est portée en appel et contestée au motif qu’elle est « manifestement non indiquée ». En pareil cas, il y a une comparaison entre la peine qui serait juste et celle qui a été infligée. Les tribunaux maîtrisent bien cette norme (Parranto, par. 30 et 38). Les facteurs dont ils tiennent compte comprennent la gravité de l’infraction, la culpabilité morale de la personne délinquante, les objectifs de détermination de la peine et toute circonstance aggravante ou atténuante.
[109]                     La disproportion exagérée est toutefois une norme constitutionnelle. En utilisant des expressions comme « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence » (Boudreault, par. 45; Lloyd, par. 24, citant Morrisey, par. 26; Wiles, par. 4, citant Smith, p. 1072), « odieuse ou intolérable » pour la société et « de nature à choquer la conscience » des Canadiens et des Canadiennes (Morrisey, par. 26; Lloyd, par. 33; Ferguson, par. 14), notre Cour a insisté à maintes reprises pour dire que la disproportion exagérée est une norme exigeante (Lloyd, par. 24; Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417).
[110]                     La question de savoir si une peine « port[e] atteinte aux normes de la décence », est odieuse ou intolérable, « choqu[e] la conscience » ou porte atteinte à la dignité humaine est une question normative (voir Bissonnette, par. 65). La réponse à cette question ne dépend pas de l’opinion du tribunal quant à savoir si une majorité de Canadiens et de Canadiennes sont en faveur de cette sanction. L’opinion de la société canadienne sur la peine appropriée doit plutôt être évaluée en fonction des valeurs et des objectifs qui sous‑tendent notre jurisprudence en matière de détermination de la peine et de notre jurisprudence relative à la Charte.
[111]                     Le point de départ est que la proportionnalité est un précepte de base du châtiment. Cela signifie que la peine infligée doit avoir un rapport direct avec l’infraction commise. Comme l’a expliqué la juge Wilson :
      Il faut que la sentence soit appropriée et proportionnelle à la gravité de l’infraction. Ce n’est que dans ce cas que le public peut être convaincu que le contrevenant « méritait » la punition qui lui a été infligée et avoir confiance dans l’équité et la rationalité du système.
      (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), p. 533)
[112]                     La proportionnalité est fondée sur l’équité et la justice envers la personne délinquante et ne permet pas de punir injustement « pour le bien commun » (Priest, p. 547; voir Ipeelee, par. 37). Bien que l’on puisse admettre que la société soit profondément préoccupée par le comportement criminel à l’origine de la condamnation, les gens tiennent également à ce que les tribunaux infligent des peines justes et équitables qui ne sont pas cruelles ou inusitées ou exagérément disproportionnées par rapport à la sanction méritée.
[113]                     De plus, le critère exigeant de la disproportion exagérée est censé exprimer une certaine déférence à l’égard du Parlement lorsqu’il élabore des dispositions en matière de détermination de la peine. Le mot « exagérément » indique que le Parlement n’est pas tenu d’imposer des peines parfaitement proportionnées (Goltz, p. 501; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 344‑345), au risque de nuire à sa capacité d’établir des normes de châtiments, y compris des peines minimales obligatoires (Lloyd, par. 45). En effet, s’agissant des peines minimales obligatoires, il existe probablement une certaine disproportion entre la peine adaptée à l’individu et la peine minimale obligatoire uniforme.
[114]                     À cet égard, une peine peut être manifestement non indiquée en ce sens qu’une juridiction d’appel interviendrait, tout en ne répondant pas au critère constitutionnel permettant de conclure qu’elle est exagérément disproportionnée. Par exemple, dans l’affaire R. c. McDonald (1998), 1998 CanLII 13327 (ON CA), 40 O.R. (3d) 641 (C.A.), un jeune homme de 21 ans souffrant d’un trouble maniaco‑dépressif non traité avait plaidé coupable à l’accusation d’avoir utilisé une arme à feu pour commettre un vol qualifié et avait été condamné à la peine minimale obligatoire de 4 ans d’emprisonnement pour cette infraction. Le juge Rosenberg a exprimé de nombreuses et sérieuses réserves au sujet de la justesse de la peine dans le cas de cette personne délinquante et a indiqué que, s’il appliquait la norme habituelle de contrôle en appel, il estimerait qu’une peine de trois à quatre ans d’emprisonnement serait manifestement non indiquée. Il a néanmoins conclu ce qui suit, au par. 72 :
      [traduction] Cela n’est toutefois pas la même chose que la disproportion exagérée et je ne suis pas convaincu, compte tenu de la gravité objective de toute infraction impliquant l’utilisation d’une arme à feu, même non chargée, qu’une peine de près de quatre ans choque la conscience.
[115]                     Les tribunaux doivent « éviter de considérer que toute peine disproportionnée ou excessive est contraire à la Constitution », puisque l’art. 12 existe afin de contrôler les limites du processus de détermination de la peine (Smith, p. 1072, le juge Lamer, et p. 1091, le juge McIntyre, dissident, mais non sur ce point). Il arrive « très rarement » qu’un tribunal conclue qu’une peine viole l’art. 12, puisque le critère est « à bon droit strict et exigeant » (Steele, p. 1417; voir aussi Goltz, p. 502).
(4)         La disproportion exagérée est la norme applicable
[116]                     La norme de la disproportion exagérée a fait l’objet de critiques de la part des parties ainsi que de diverses autres sources. Les juges O’Ferrall et Wakeling se sont dits d’avis que la disproportion exagérée ne devrait pas être le critère à appliquer pour déterminer si une peine est cruelle et inusitée parce qu’il ne s’agit pas de [traduction] « l’objectif fondamental » de la détermination de la peine, qui, selon le juge O’Ferrall, est la protection de la société et le respect de la loi (par. 117). Le juge Wakeling a quant à lui fait remarquer que la proportionnalité n’avait aucun rapport avec l’art. 12 parce que les rédacteurs ne l’avaient pas expressément incluse dans le libellé de la loi (par. 229‑230).
[117]                     Pour d’autres, le critère est trop exigeant. Par exemple, une intervenante a fait valoir qu’il [traduction] « n’existe pas de peine “simplement excessive” » et que « [t]oute peine d’emprisonnement qui n’est pas adaptée à la situation personnelle de la personne délinquante ne peut être justifiée au motif qu’elle est “simplement excessive” » (m. interv., British Columbia Civil Liberties Association, par. 19 (italique omis); voir aussi R. Cairns Way, « A Disappointing Silence : Mandatory Minimums and Substantive Equality » (2015), 18 C.R. (7th) 297).
[118]                     Or, dans tous les cas relevant de l’art. 12, notre Cour a retenu la disproportion exagérée comme norme applicable et il n’y a aucune raison de modifier la jurisprudence bien établie. Il s’agit d’un principe viable et équilibré qui est fermement ancré dans la dignité humaine et les normes fondamentales de détermination de la peine. Il a également l’avantage d’être une norme équilibrée qui reconnaît le pouvoir du Parlement de poursuivre des objectifs en matière de détermination de la peine et d’explorer des options qui ne constituent pas des peines cruelles et inusitées. En outre, les éclaircissements apportés dans le présent arrêt sur ce qui constitue une disproportion exagérée favoriseront, espérons‑le, la certitude et une plus grande facilité d’application. Par conséquent, pour pouvoir conclure qu’elle viole l’art. 12, une peine d’emprisonnement obligatoire doit être exagérément disproportionnée par rapport à ce qui aurait autrement été une peine juste (Smith, p. 1072‑1074).
(5)         La peine minimale obligatoire est‑elle exagérément disproportionnée?
[119]                     La façon dont les tribunaux appliquent depuis longtemps la norme de la disproportion exagérée aux peines minimales obligatoires permet de mieux comprendre les facteurs ou les caractéristiques qui guident cette analyse. Notre Cour a confirmé la constitutionnalité de peines minimales obligatoires dans 5 affaires : (1) l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans en cas de meurtre au premier degré dans Luxton; (2) la peine minimale obligatoire de 7 jours d’emprisonnement et de 300 $ d’amende par suite d’une première déclaration de culpabilité pour conduite d’un véhicule durant une interdiction dans Goltz; (3) une peine minimale obligatoire de 4 ans pour négligence criminelle causant la mort par suite de l’usage d’une arme à feu dans Morrisey; (4) la peine minimale obligatoire pour meurtre au deuxième degré, soit l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 10 ans, dans Latimer; (5) la peine minimale obligatoire de 4 ans pour homicide involontaire coupable avec usage d’une arme à feu dans Ferguson.
[120]                     Notre Cour a également invalidé des peines minimales obligatoires à trois reprises, y compris dans deux de ses arrêts les plus récents. Dans l’affaire Smith, notre Cour a invalidé une peine minimale obligatoire de sept ans d’emprisonnement pour importation de drogues, prévue au par. 5(2) de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, c. N‑1. Dans l’affaire Nur, les peines minimales obligatoires de trois et cinq ans d’emprisonnement pour possession d’une arme à feu prohibée ou d’une arme à feu à autorisation restreinte qui est chargée ou gardée avec des munitions facilement accessibles ont été déclarées inopérantes. Dans l’affaire Lloyd, la Cour a invalidé la peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement prévue par la div. 5(3)a)(i)(D) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, pour trafic ou possession d’une substance réglementée en vue d’en faire le trafic.
[121]                     La décision et le raisonnement dans ces décisions fournissent des indications utiles sur les cas où une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée. La Cour a, dans certaines affaires, énoncé divers facteurs susceptibles d’influer sur cette évaluation; et un certain nombre de propositions et de principes utiles ont fait leur apparition. Par exemple, dans l’affaire Smith, notre Cour a retenu quatre facteurs pour évaluer la disproportion exagérée dans le contexte d’une peine minimale obligatoire : la gravité de l’infraction, les caractéristiques personnelles de la personne délinquante, les circonstances particulières de l’espèce et l’effet réel de la peine sur cette personne. Elle a ajouté par la suite d’autres facteurs dans l’arrêt Goltz. Dans l’arrêt Nur, notre Cour a établi le test à deux volets à appliquer pour déterminer s’il y a violation de l’art. 12 et, bien que la juge en chef McLachlin n’ait pas explicitement mentionné les facteurs qui précèdent, elle a tenu compte de la portée des comportements visés par la peine minimale obligatoire, de la gravité de la conduite reprochée par rapport à celle visée par la peine minimale obligatoire et de la question de savoir si la peine était nécessaire pour atteindre un objectif pénal régulier. Dans l’arrêt Boudreault, qui ne portait pas sur une peine minimale obligatoire, mais qui s’appuyait sur la jurisprudence traitant de cette question, notre Cour a expliqué que ces facteurs ne faisaient pas partie d’un test obligatoire ou « rigide » (par. 48; Latimer, par. 75). Certains facteurs peuvent faire ressortir des considérations importantes et demeurer pertinents.
[122]                     Il y a toutefois lieu de les regrouper pour simplifier l’analyse et pour se concentrer plus directement sur les trois éléments cruciaux qui doivent être analysés lorsqu’on se penche sur la validité ou la vulnérabilité des peines minimales obligatoires : (1) la portée et l’étendue de l’infraction; (2) les effets de la sanction sur la personne délinquante; (3) la sanction, y compris l’équilibre atteint par ses objectifs.
[123]                     Ces éléments sont particulièrement pertinents dans le cas des peines minimales obligatoires. En optant pour des peines minimales obligatoires comme outil de détermination de la peine, le Parlement a décidé d’appliquer ce type de peine à une gamme de situations et a choisi de supprimer la soupape de sécurité constitutionnelle que constitue le pouvoir discrétionnaire des juges de traiter des cas individuels. Le Parlement a défini l’infraction qui rend son auteur passible d’une peine minimale particulière, ainsi que sa nature, sa gravité, sa portée et son étendue. Il a décidé qui serait assujetti à la peine minimale obligatoire, que ce soit explicitement ou implicitement, en fonction de la définition de l’infraction ou de la manière dont la sanction est imposée. Et il a prescrit la sanction ou la peine à appliquer pour chacune des peines minimales obligatoires qu’il a prévues.
[124]                     La portée et l’étendue de l’infraction, les effets de la sanction sur la personne délinquante et la sanction sont les trois principaux éléments qui ont une incidence sur l’analyse relative à la disproportion exagérée. Dans certains cas, un seul de ces éléments permet de conclure que la peine est exagérément disproportionnée. Dans d’autres cas, la conclusion que la peine est exagérément disproportionnée ou qu’elle est conforme à la Constitution sera le résultat de la combinaison ou de l’interaction de ces éléments. Par exemple, une infraction de type réglementaire qui comporte une large portée et n’est punissable que d’une sanction légère ne porte sans doute pas atteinte à la dignité humaine autant qu’une véritable infraction criminelle qui sanctionne par un lourd châtiment un comportement moins répréhensible.
a)              La portée et l’étendue de l’infraction
[125]                     La portée et l’étendue de l’infraction demeure un élément important dans l’analyse de la disproportion exagérée et il importe d’étudier toutes les répercussions de l’infraction contestée. La jurisprudence révèle qu’une peine minimale obligatoire est plus susceptible d’être contestée lorsqu’elle vise des comportements disparates dont la gravité et pour lesquels le degré de culpabilité de la personne délinquante varient considérablement (Lloyd, par. 24; Smith, p. 1078). D’ailleurs, la disposition qui rend passible d’une peine minimale obligatoire l’auteur d’une infraction « qui peut être perpétrée de nombreuses manières et dans de nombreuses circonstances différentes, par une grande variété de personnes, se révèle vulnérable sur le plan constitutionnel » (Lloyd, par. 3; voir aussi par. 24, 27 et 35‑36). Ainsi, plus la portée de l’infraction est vaste, plus il est probable que la peine minimale obligatoire prévoie une longue période d’emprisonnement pour des actes qui présentent peu de risques pour le public et comportent une faible faute morale (Nur, par. 83). En pareil cas, la peine est susceptible de viser un comportement qui ne mérite manifestement pas la peine minimale obligatoire.
[126]                     Dans l’affaire Smith, notre Cour a invalidé la peine minimale obligatoire de sept ans pour importation de drogues que prévoyait la Loi sur les stupéfiants en raison du fait que la peine obligatoire s’appliquait peu importe le type ou la quantité de substance importés et peu importe que la substance ait été importée pour en faire le trafic ou pour usage personnel. L’infraction ratissait trop large et ses effets étaient trop vastes. Elle s’appliquait notamment au cas hypothétique d’une jeune personne rentrant au Canada avec son premier joint de marijuana, alors que ce comportement ne justifiait pas la peine minimale obligatoire.
[127]                     Dans l’affaire Nur, la Cour a invalidé les peines minimales obligatoires de trois et cinq ans pour la possession d’une arme à feu prohibée ou arme à autorisation restreinte qui est chargée ou gardée avec des munitions facilement accessibles parce que l’infraction « s’appliqu[ait] à une vaste gamme de comportements potentiels » (par. 82), y compris des violations qui présentaient peu de risque pour le public et qui n’étaient guère plus graves que des infractions de type réglementaire (par. 83). L’actus reus de l’infraction était la possession et il n’était pas nécessaire de faire la preuve d’un préjudice (par. 84). L’infraction visait donc, à une extrémité, le [traduction] « hors‑la‑loi qui, dans le cadre de ses activités criminelles, se rend dans un lieu public muni d’une arme à feu prohibée ou à autorisation restreinte chargée » et, à l’autre extrémité, le « propriétaire responsable d’une arme, titulaire d’un permis, qui entrepose son arme à feu non chargée de façon sécuritaire avec des munitions à proximité, mais qui se méprend sur le lieu d’entreposage autorisé » (par. 82). Cette dernière conduite ne présentait guère ou pas de danger pour le public et ne comportait qu’une faible faute morale, voire aucune (par. 83). D’après la Cour, « infliger une peine de trois ans d’emprisonnement à une personne qui a essentiellement commis une infraction réglementaire déroge totalement aux normes de détermination de la peine » (par. 83). La disposition contestée englobait un éventail trop large de comportements criminels et prévoyaient de longues périodes d’emprisonnement dans des situations où il n’était pas nécessaire d’imposer des peines d’emprisonnement aussi longues pour atteindre les objectifs pénaux par ailleurs réguliers du Parlement, soit la protection du public, la dissuasion d’autrui de faire de même et la réprobation morale de la personne délinquante (par. 104).
[128]                     Dans l’affaire Lloyd, la Cour a recouru à des situations hypothétiques raisonnables pour examiner la portée réelle de dispositions qui semblaient avoir une portée relativement étroite et qui interdisaient le trafic ou la possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic en vertu de la div. 5(3)a)(i)(D) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Les juges majoritaires ont conclu que la loi englobait une vaste gamme de comportements potentiels et qu’elle visait donc non seulement des cas graves de trafic de stupéfiants, mais aussi des comportements beaucoup moins répréhensibles (par. 27). Ces dispositions réservaient aux personnes qui se partageaient de petites quantités de drogues entre amis, conjoints ou personnes ayant un problème de dépendance le même traitement qu’aux trafiquants de drogue commerciaux et professionnels.
[129]                     Le tribunal doit donc déterminer dans quelle mesure la mens rea et l’actus reus de l’infraction englobent une gamme de comportements, ainsi que le degré variable de gravité de l’infraction et de culpabilité de la personne délinquante. Pour définir la portée d’une infraction, le tribunal peut se demander si l’infraction implique nécessairement qu’un tort soit causé à une personne ou simplement qu’il y ait un risque de préjudice, s’il existe des façons de commettre l’infraction qui présentent relativement peu de danger, et dans quelle mesure la mens rea de l’infraction exige une culpabilité élevée chez la personne délinquante. Pour définir la portée de l’infraction, on doit aussi se rappeler que l’art. 12 n’est pas une norme à ce point sévère qu’elle exigerait des peines parfaitement adaptées à chaque nuance morale qui caractérise la situation du délinquant (Lyons, p. 344‑345). Toutefois, pour citer la mise en garde faite par la Cour dans l’arrêt Lloyd, par. 35 : « Si le législateur tient à prévoir des peines minimales obligatoires pour des infractions qui ratissent large, il lui faudra envisager de réduire leur champ d’application de manière qu’elles ne visent que les délinquants qui méritent de se les voir infliger. »
[130]                     La nature de l’infraction et la sévérité de la peine par rapport à l’infraction contestée peuvent influencer l’analyse de la disproportion exagérée. Pour évaluer la peine minimale obligatoire dont est saisi le tribunal dans un cas donné, l’éventail général des infractions pénales fournira le contexte nécessaire. Divers types d’interdictions ont été et sont assorties de peines minimales, en partant des infractions de type réglementaire jusqu’aux véritables crimes. Dans le cas des infractions de type réglementaire, les tribunaux s’attendent à ce que les peines correspondantes soient moins sévères. À l’inverse, les tribunaux peuvent s’attendre à des peines plus sévères dans le cas des infractions qui causent un préjudice grave ou dont la mens rea est grave. Par exemple, la disposition de la Motor Vehicle Act, R.S.B.C. 1979, c. 288, dont la validité a été confirmée dans l’arrêt Goltz exigeait l’imposition de 7 jours d’emprisonnement et d’une amende de 300 $ aux personnes reconnues coupables pour la première fois de conduite d’un véhicule durant une interdiction. Il s’agissait d’une disposition à la fois réglementaire et préventive qui visait à s’assurer que les personnes faisant l’objet d’une interdiction de conduire en raison de leur dossier de conduite dangereuse ne présentent pas de risque pour autrui. La Cour a confirmé la validité de la peine minimale obligatoire dans l’arrêt Goltz en partie parce que la disposition s’appliquait à une catégorie restreinte de comportements coupables et que la peine effectivement imposée était « moins sévère qu’il ne le paraît peut‑être à première vue » (p. 514). En effet, cette peine pouvait être purgée au cours de quelques fins de semaine ou, par suite d’une réduction de peine méritée, en cinq jours plutôt qu’en sept comme prescrit (p. 514). De plus, le régime administratif régissant l’infraction avait été adopté à la suite d’un examen approfondi effectué par le groupe de travail sur la conduite automobile du gouvernement de la Colombie‑Britannique, et le régime visait expressément les conducteurs qui méprisaient ouvertement la loi (p. 507 et 511).
[131]                     Lorsque la peine minimale contestée est prévue par une disposition qui exige que le contrevenant ait commis un acte précis ayant entraîné un préjudice déterminé, le tribunal évalue la portée de la disposition et la gravité du préjudice dans le cadre de son analyse de la disproportion exagérée. Par exemple, l’affaire Luxton concernait un meurtre au premier degré et l’inadmissibilité à une libération conditionnelle. L’affaire Ferguson portait sur un homicide involontaire coupable au cours duquel un agent de la GRC avait abattu un détenu. L’affaire Latimer traitait du cas d’un père qui avait tué son enfant atteinte de paralysie cérébrale, et l’affaire Morrisey concernait la mort d’un ami avec qui l’accusé s’était amusé à se chamailler avec une arme à feu. L’actus reus de ces infractions impliquait la mort d’une personne : un préjudice spécifique qui s’était concrétisé et qui était de la plus grande gravité. On peut s’attendre à ce que ces facteurs aient un poids considérable dans l’évaluation de la disproportion exagérée.
[132]                     Les tribunaux peuvent également tenir compte des fourchettes de peines et des points de départ pour les infractions de cette nature, puisque ces outils sont utiles pour évaluer la proportionnalité et la parité. Ils sont le fruit d’un consensus judiciaire sur la gravité de l’infraction, et ils favorisent la parité en réduisant les grandes disparités en matière de détermination de la peine (Parranto, par. 20, citant Lacasse, par. 2; voir aussi R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290, par. 244; Nasogaluak, par. 44; R. c. Smith, 2019 SKCA 100, 382 C.C.C. (3d) 455, par. 126). Sous le régime de l’art. 12, ces outils peuvent aider les tribunaux à déterminer dans quelle mesure une peine minimale obligatoire est conforme en dernière analyse aux normes de détermination de la peine, dans le but d’établir si la peine minimale obligatoire présente un décalage marqué par rapport à une peine autrement juste. Les peines minimales obligatoires prévues pour des infractions similaires peuvent également faciliter cette analyse.
b)            Les effets de la sanction sur la personne délinquante
[133]                     La sévérité des effets de la peine minimale obligatoire sur les gens qui en sont passibles doit être prise en compte pour évaluer le degré de disproportion de la peine. Pour mesurer l’impact global de la peine sur la personne délinquante concernée ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible, les tribunaux doivent s’efforcer de définir le préjudice précis causé par le châtiment. Ils doivent pour ce faire analyser les conséquences que la peine contestée peut avoir sur la personne délinquante en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible, tant de façon générale qu’en fonction des caractéristiques et qualités qui leur sont propres. Cet aspect est essentiel à l’objectif sous-jacent de l’art. 12. Si la peine obligatoire a pour effet d’infliger des douleurs et des souffrances psychologiques à la personne délinquante au point de porter atteinte à sa dignité, la sanction ne peut être tenue pour valide (9147‑0732 Québec inc., par. 51).
[134]                     Le tribunal devrait certainement tenir compte de la période d’emprisonnement supplémentaire imposée par la peine minimale obligatoire. Compte tenu des répercussions profondes de l’emprisonnement, l’importance et la durée de la peine revêtent une grande importance sur le plan personnel et social. Par conséquent, lorsqu’on compare sur le plan quantitatif la peine d’emprisonnement proportionnelle à celle prévue par la disposition qui crée la peine minimale obligatoire, il est important de garder à l’esprit que cette évaluation ne se résume pas à un calcul mathématique abstrait, mais implique du précieux temps qu’une personne délinquante peut passer de façon injustifiée (et possiblement inconstitutionnelle) en prison.
[135]                     Les tribunaux doivent tenir compte de l’effet de la peine sur la personne délinquante en cause. Le principe de proportionnalité implique que lorsque l’emprisonnement a un effet plus grand sur une personne délinquante en particulier, il peut y avoir lieu de lui accorder une réduction de peine (Suter, par. 48; B. L. Berger, « Proportionality and the Experience of Punishment », dans D. Cole et J. Roberts, dir., Sentencing in Canada : Essays in Law, Policy, and Practice (2020), 368, p. 368). Pour cette raison, les tribunaux ont réduit des peines afin de tenir compte de l’expérience de la prison relativement plus dure pour certains délinquants, comme les délinquants faisant partie des forces de l’ordre, ceux qui souffrent d’un handicap (R. c. Salehi, 2022 BCCA 1, par. 66‑71 (CanLII); R. c. Nuttall, 2001 ABCA 277, 293 A.R. 364, par. 8‑9; R. c. A.R. (1994), 1994 CanLII 4524 (MB CA), 92 Man. R. (2d) 183 (C.A.); R. c. Adamo, 2013 MBQB 225, 296 Man. R. (2d) 245, par. 65; R. c. Wallace (1973), 1973 CanLII 1434 (ON CA), 11 C.C.C. (2d) 95 (C.A. Ont.), p. 100), ou pour ceux dont l’expérience de la prison est plus dure en raison du racisme systémique (R. c. A.F. (1997), 1997 CanLII 14505 (ON CA), 101 O.A.C. 146, par. 17; R. c. Batisse, 2009 ONCA 114, 93 O.R. (3d) 643, par. 37; R. c. Marfo, 2020 ONSC 5663, par. 52 (CanLII)). Pour veiller à ce que la sévérité d’une peine minimale obligatoire soit correctement caractérisée sous le régime de l’art. 12, il est nécessaire d’examiner l’incidence de l’incarcération à la lumière de ces considérations individualisées (L. Kerr et B. L. Berger, « Methods and Severity : The Two Tracks of Section 12 » (2020), 94 S.C.L.R. (2d) 235, p. 238 et 244‑245).
[136]                     Les effets de la peine ne se mesurent pas uniquement en chiffres. Ils sont « souvent le produit de plusieurs facteurs », y compris la « nature [de la peine] et les circonstances dans lesquelles elle est imposée » (Smith, p. 1073). Ainsi, comme le fait remarquer le juge Lamer, « une peine de vingt années pour une première infraction contre la propriété serait exagérément disproportionnée, mais il en serait de même d’une peine de trois mois d’emprisonnement dans le cas où les autorités pénitentiaires décideraient qu’elle doit être purgée dans une cellule d’isolement » (p. 1073). Lorsque le dossier de preuve qui leur est présenté est suffisant, les tribunaux devraient tenir compte de l’incidence que peuvent avoir sur la personne délinquante qui est devant eux les conditions de détention — par exemple, la différence entre les mesures de soutien dont bénéficient les détenus qui purgent une peine avec sursis non privative de liberté et celles offertes aux détenus qui purgent une peine d’emprisonnement dans un établissement fédéral. Les tribunaux de première instance se rallient de plus en plus à ce point de vue (voir Adamo, par. 55 et 65; L. Kerr, « Sentencing Ashley Smith : How Prison Conditions Relate to the Aims of Punishment » (2017), 32 R.C.D.S. 187, p. 201).
[137]                     De plus, notre Cour a parlé à maintes reprises des doutes qui entourent depuis longtemps l’efficacité des peines minimales obligatoires ou de l’incarcération en général en tant qu’outils de dissuasion (Nur, par. 113‑114; Bissonnette, par. 47; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 107; voir aussi Commission canadienne sur la détermination de la peine, Réformer la sentence : une approche canadienne (1987), p. 149‑151). Bien que la certitude d’une sanction pénale puisse avoir certains effets dissuasifs, la preuve empirique indique qu’une peine minimale obligatoire n’est pas plus dissuasive qu’une peine proportionnée moins sévère (Nur, par. 114).
c)              La sanction et ses objectifs
[138]                     Pour ce qui est des sanctions constituant des peines minimales obligatoires, le Parlement en fixe la durée en fonction de ses objectifs de détermination de la peine. À leur tour, lorsqu’ils évaluent la disproportion exagérée, les tribunaux examinent la sévérité de la sanction imposée par le Parlement afin de déterminer si la peine minimale va au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du Parlement en matière de détermination de la peine pertinents au regard de l’infraction particulière en tenant compte « des objectifs pénaux légitimes et du caractère adéquat des solutions de rechange possibles », et si oui, dans quelle mesure (Smith, p. 1099‑1100).
[139]                     La dénonciation et la dissuasion, tant générale que spécifique, sont des objectifs valables en matière de détermination de la peine (Bissonnette, par. 46‑47 et 49‑50). Les peines exemplaires représentent une « déclaration collective [. . .] que la conduite du contrevenant doit être punie parce qu’elle a porté atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société » (M. (C.A.), par. 81), et le besoin de dénonciation est intimement lié à la gravité de l’infraction (Ipeelee, par. 37). Lorsque les conséquences de l’infraction contreviennent manifestement au « code des valeurs fondamentales » des Canadiens et des Canadiennes, et appellent une forte condamnation, notre Cour fait preuve d’une plus grande déférence à l’égard du Parlement lorsqu’il édicte une peine minimale obligatoire (Morrisey, par. 47). De même, la dissuasion générale peut justifier l’infliction d’une peine plus sévère qui se situe à l’intérieur de la fourchette des peines qui ne sont pas « cruelles et inusitées » (Morrisey, par. 45; Nur, par. 45). La dissuasion générale ne peut toutefois justifier à elle seule une peine minimale obligatoire : on ne peut infliger à une personne une peine totalement disproportionnée afin de dissuader ses concitoyens de désobéir à la loi (Nur, par. 45; Bissonnette, par. 51). Comme l’a écrit le juge Lamer dans l’arrêt Smith, il n’est pas nécessaire de condamner les « petits » contrevenants pour dissuader « l’auteur d’une infraction grave » (p. 1080).
[140]                     La déférence à l’égard de la décision du Parlement d’imposer des peines exemplaires ne peut être sans limites, car cet objectif pourrait être invoqué pour justifier des peines d’une durée illimitée (Bissonnette, par. 46, citant Ruby, §1.22). En édictant des peines minimales obligatoires, le Parlement peut privilégier certains objectifs de détermination de la peine par rapport à d’autres, à condition de respecter certaines limites (Lloyd, par. 45; Morrisey, par. 45‑46). Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres (Nasogaluak, par. 43). Chaque objectif de détermination de la peine demeure pertinent pour l’élaboration d’une peine qui respecte la dignité humaine. Étant donné l’objet de l’art. 12, le rôle accordé à la réinsertion sociale dans la peine minimale obligatoire examinée aidera à déterminer si la disposition constitue une peine cruelle et inusitée.
[141]                     Bien que la réinsertion sociale n’ait pas de statut constitutionnel distinct, la Cour a, dans l’arrêt Bissonnette, expliqué le lien solide qui existe entre l’objectif de réinsertion sociale et la dignité humaine (par. 83; Safarzadeh‑Markhali, par. 71). Les commentaires formulés au sujet des infractions qui peuvent être cruelles et inusitées de par leur nature valent aussi pour les peines minimales obligatoires selon le premier volet de l’art. 12. La réinsertion sociale « exprime la conviction que chaque individu porte en lui la capacité de se réhabiliter et de réintégrer la société » (Bissonnette, par. 83; voir Lacasse, par. 4). La Cour a conclu qu’une peine qui fait totalement abstraction de la réinsertion sociale ne respecterait pas la dignité humaine et serait incompatible avec cette dernière, et qu’elle constituerait de ce fait une peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12 (Bissonnette, par. 85). L’affirmation que fait le juge Gonthier au par. 45 de l’arrêt Morrisey, suivant laquelle il n’y a pas violation de l’art. 12 en raison de la « présence ou [de] l’absence de l’un ou l’autre des principes de détermination de la peine » doit être interprétée à la lumière de la conclusion de notre Cour que « [p]our respecter la dignité humaine, le Parlement doit laisser la porte entrouverte à la réhabilitation, même dans les cas où cet objectif revêt une importance minime » (Bissonnette, par. 85).
[142]                     Il ne s’agit pas ici de faire primer la réinsertion sociale sur les autres objectifs de détermination de la peine, mais bien de s’assurer qu’il lui reste une certaine place « dans un système pénal fondé sur le respect de la dignité inhérente à chaque individu » (Bissonnette, par. 88). Il s’ensuit donc que, pour être compatible avec la dignité humaine et, partant, pour respecter l’art. 12, la peine ou la détermination de la peine doit tenir compte de la réinsertion sociale. Comme l’a fait observer une intervenante : [traduction] « La personne qui a été reconnue coupable d’un crime n’est pas simplement une cible sur laquelle la société peut exprimer sa réprobation; elle demeure un être humain qui possède des droits et qui est doté de la dignité humaine et bénéficie de garanties juridiques » (voir m. interv., Association canadienne des libertés civiles, par. 25). Toute peine minimale obligatoire qui a pour effet d’exclure la réinsertion sociale ou d’en faire totalement abstraction est exagérément disproportionnée puisqu’elle est incompatible avec la dignité humaine.
[143]                     Les tribunaux devraient vérifier si la durée de l’emprisonnement prévue par la loi est trop excessive à la lumière d’autres solutions potentiellement adéquates. Ce serait par exemple le cas si le Parlement impose une longue peine d’emprisonnement alors qu’une absolution conditionnelle répondrait par ailleurs à ses objectifs en matière de détermination de la peine ou si le Parlement impose l’incarcération alors qu’une amende constituerait une sanction adéquate. Il n’existe pas de formule mathématique permettant de déterminer le nombre précis d’années qui fait qu’une peine est excessive par rapport à un objectif pénal légitime. Dans tous les cas, l’analyse doit être contextuelle et il n’existe pas de chiffre précis au‑delà ou en deçà duquel une peine devient exagérément disproportionnée.
[144]                     Une peine minimale obligatoire sera toutefois suspecte sur le plan constitutionnel et nécessitera un examen minutieux lorsqu’elle ne confère pas au juge le pouvoir discrétionnaire d’infliger d’autres peines que l’emprisonnement dans des situations où la personne délinquante ne devrait pas être condamnée à l’emprisonnement, compte tenu de la gravité de l’infraction et de la culpabilité de son auteur. Cela dit, une peine minimale peut être exagérément disproportionnée dans l’hypothèse où la peine juste et proportionnée comprendrait une longue peine d’emprisonnement. La peine minimale obligatoire qui alourdit la peine d’emprisonnement de la personne délinquante peut avoir un effet important, compte tenu des conséquences profondes de l’incarcération sur la vie et la liberté de cette personne. La peine minimale obligatoire qui a un tel effet ne peut être catégoriquement exclue de l’examen minutieux ayant cours dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 12, comme le suggèrent les juges O’Ferrall et Wakeling. Même si, en pareil cas, les considérations d’ordre constitutionnel ne concernent pas les différents types de peines, l’examen des peines minimales obligatoires nécessite toujours de considérer de manière nuancée la durée de l’incarcération.
[145]                     Les tribunaux devraient évaluer la peine à la lumière des principes de parité et de proportionnalité. En tant que manifestation de la proportionnalité, la parité aide les tribunaux à fixer une peine proportionnée (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 32‑33). Lorsqu’elle prévoit une peine d’emprisonnement relativement plus courte, la peine minimale obligatoire sera tout de même exagérément disproportionnée si elle représente un écart intolérable par rapport à la peine proportionnée. Il s’agit de situations dans lesquelles même la plus légère différence entre la peine proportionnée et la peine minimale obligatoire porterait atteinte aux normes de décence et choquerait la conscience des Canadiens et des Canadiennes.
[146]                     Le chiffre que le Parlement fixe comme minimum obligatoire a également de l’importance. Pour certaines peines, seule la durée permet de conclure qu’elles sont exagérément disproportionnées. Par exemple, dans l’affaire Smith, le juge Lamer a fait observer qu’une « peine de vingt années pour une première infraction contre la propriété serait exagérément disproportionnée ». Lorsque la peine est nettement plus lourde que ce que serait autrement la fourchette de peines sans la peine minimale obligatoire, la disposition risque d’imposer une peine sévère pour une gamme de comportements qui ne méritent peut‑être pas une telle peine. De plus, si la peine minimale obligatoire se situe à l’extrémité supérieure de la fourchette de peines pour cette infraction, il y a un risque accru qu’une peine disproportionnée soit imposée à ceux qui commettent les formes les moins graves de cette infraction.
(6)         Conclusion
[147]                     La jurisprudence offre des indications utiles sur les facteurs qui ont éclairé les tribunaux dans l’évaluation de la disproportion exagérée. Les tribunaux n’ont toutefois pas à s’en tenir à un test rigide ou à une série immuable de facteurs afin de déterminer si un châtiment sanctionné par l’État est exagérément disproportionné. Les juges doivent plutôt se concentrer sur trois éléments essentiels lorsqu’ils évaluent la constitutionnalité de peines minimales obligatoires : la portée et l’étendue de l’infraction, les effets de la sanction sur la personne délinquante et la sanction. Le premier volet de l’analyse est souvent axé sur la portée de l’infraction et sur la question de savoir si elle englobe un vaste ensemble de comportements disparates. L’examen des effets de la sanction sur la personne délinquante en cause ou sur une personne contrevenante raisonnablement prévisible est au cœur de l’analyse de la disproportion exagérée. Les tribunaux devraient examiner les effets concrets que la peine peut avoir sur la personne délinquante, tant en ce qui concerne la durée de son incarcération que les conditions physiques dans lesquelles elle purgera sa peine. L’interaction entre chacun de ces trois éléments devrait orienter l’analyse que font les tribunaux de la disproportion exagérée.
[148]                     L’analyse de la peine vise souvent à déterminer si la pénalité en cause est excessive par rapport aux objectifs légitimes du Parlement en matière de détermination de la peine. Pour ce faire, les tribunaux doivent dans bien des cas examiner les principes premiers de détermination de la peine qui sous‑tendent la peine obligatoire pour s’assurer qu’aucun objectif individuel de détermination de la peine n’est appliqué à l’exclusion de tous les autres. Les juges doivent demeurer conscients des solutions de rechange potentiellement adéquates à la peine contestée. Après avoir exposé le cadre d’analyse de la disproportion exagérée, je passe maintenant à la contestation, par M. Hills, de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 244.2(3)b). Il est également important de préciser le contexte dans lequel intervient l’infraction en cause.
E.            L’alinéa 244.2(3)b) est exagérément disproportionné
[149]                     Monsieur Hills a tiré plusieurs coups de feu avec une carabine de chasse en direction d’une maison résidentielle, sachant qu’elle était occupée ou sans se soucier qu’elle le soit ou non. Monsieur Hills admet que la peine minimale obligatoire de quatre ans prévue à l’al. 244.2(3)b) n’est pas exagérément disproportionnée dans son cas.
[150]                     Il dit plutôt que cette peine minimale serait exagérément disproportionnée dans un scénario hypothétique où une jeune personne décharge intentionnellement, en direction d’une résidence, un pistolet ou une carabine à air comprimé qui est incapable de percer les murs de la résidence (voir la décision de la Cour du Banc de la Reine, par. 14). Comme je l’explique ci‑dessous, le scénario évoqué par M. Hills est raisonnablement prévisible. De plus, je suis d’accord avec le juge chargé de la détermination de la peine pour dire qu’une peine de quatre ans d’emprisonnement serait exagérément disproportionnée dans ce scénario. À mon avis, la juge Antonio a commis une erreur en surestimant la gravité de l’infraction et la culpabilité de la personne délinquante en cause dans ce scénario réaliste.
(1)         Monsieur Hills évoque un scénario raisonnablement prévisible
[151]                     La Couronne a concédé à juste titre — et le juge chargé de la détermination de la peine a accepté à bon droit — que M. Hills a évoqué un scénario raisonnablement prévisible. Tout d’abord, le scénario proposé par M. Hills relève de la portée de l’infraction et ne force ni ne dénature ses éléments constitutifs. L’actus reus de l’infraction exige que la personne délinquante décharge une « arme à feu » en direction d’un « lieu », ce qui signifie « tout bâtiment ou construction ». Il ne fait aucun doute qu’une résidence constitue un lieu. La seule question à trancher est de savoir si une carabine ou un pistolet à air comprimé constitue une « arme à feu » au sens de l’art. 2 du Code criminel, même si ces armes ne peuvent pas percer un mur résidentiel. L’expert appelé à témoigner par M. Hills a dissipé tout doute à ce sujet et a corrigé la « lacune au chapitre de la preuve » qui avait auparavant amené certains tribunaux à refuser d’examiner un scénario semblable (voir R. c. Oud, 2016 BCCA 332, 339 C.C.C. (3d) 379, par. 46).
[152]                     Plus précisément, l’expert a démontré que huit fusils ou pistolets à air comprimé tiraient un projectile avec une vitesse suffisante pour satisfaire au « test de l’œil de cochon », mais que la plupart d’entre eux étaient incapables de perforer un mur résidentiel. Ces huit dispositifs étaient les suivants : (1) un pistolet de type « airsoft », (2) un fusil à balles BB de modèle Daisy Red Ryder, (3) un marqueur de paintball, (4) une carabine à plomb pour mineurs, (5) une carabine à plomb de calibre .177 pour adultes, (6) un pistolet à plomb de calibre .22, (7) une carabine à plomb de calibre .22 et (8) une carabine semi‑automatique Rugger de calibre 10/22. L’expert a conclu qu’il existait [traduction] « un grand nombre de pistolets et de carabines à air comprimé couramment disponibles au Canada qui répondent à la définition d’arme à feu du Code criminel, mais qui ne sont pas capables de perforer un assemblage de mur à ossature résidentielle typique » (d.a., p. 393; voir aussi la décision de la Cour du Banc de la Reine, par. 16).
[153]                     La Couronne a accepté la conclusion de l’expert selon laquelle certains dispositifs à air comprimé sont des armes à feu au sens de l’art. 2 du Code criminel, mais sont incapables de perforer un mur résidentiel typique. Je n’ai pas de réserve non plus au sujet de la conclusion de l’expert.
[154]                     Il est aussi raisonnablement prévisible d’imaginer une jeune personne décharger un fusil à balles BB ou un fusil de paintball en direction d’une maison. Comme l’a écrit le juge chargé de la détermination de la peine, [traduction] « on peut facilement concevoir des situations dans lesquelles une jeune personne pourrait faire exactement ce qui est envisagé dans cette situation hypothétique » (par. 17). La personne délinquante pourrait le faire dans le cadre d’un jeu, pour passer le temps ou pour faire un mauvais coup. Par conséquent, il est raisonnablement prévisible : (1) qu’une jeune personne décharge intentionnellement une « arme à feu » en direction d’une résidence; (2) sachant qu’il s’y trouve une personne ou sans se soucier qu’il s’en trouve ou non; (3) que l’« arme à feu » déchargée soit un pistolet ou une carabine à air comprimé classé comme une « arme à feu » au sens de l’art. 2 du Code criminel, tout en étant incapable de percer un mur résidentiel typique.
(2)         Une peine juste et proportionnée dans un scénario prévisible n’impliquerait pas l’emprisonnement
[155]                     Je passe à la première étape de l’analyse relative à l’art. 12 établie dans l’arrêt Nur et à la question de la peine juste pour la personne délinquante raisonnablement prévisible qui se trouve en pareille situation. La norme de contrôle empreinte de déférence qui s’applique habituellement en appel aux décisions en matière de peines s’applique à la peine infligée à la personne délinquante en cause (Lacasse, par. 11‑12). Toutefois, pour les peines infligées à des délinquants hypothétiques, les mêmes raisons invoquées pour justifier la déférence ont moins de poids, car la peine juste est déterminée en supposant des faits, et non en soupesant des éléments de preuve réels (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 18 et 74).
[156]                     II n’est toutefois pas nécessaire d’indiquer dans quels cas une cour de révision peut tirer sa propre conclusion sur la peine qui serait juste dans le cas d’une personne délinquante raisonnablement prévisible, puisque je suis d’accord avec le juge chargé de la détermination de la peine pour dire que la peine juste pour cette jeune personne délinquante hypothétique comporterait une période de probation et qu’il est [traduction] « certain qu’une telle personne délinquante ne serait pas condamnée à une peine de quatre ans de pénitencier ou même à une peine qui s’en approcherait » (par. 19). D’ailleurs, compte tenu de la gravité de l’acte et de la culpabilité morale de la personne délinquante en pareil cas, ce scénario s’apparente à une infraction mineure de méfait pour lequel le sursis au prononcé de la peine ou une probation pourrait convenir. La gravité de l’infraction et la culpabilité de la personne délinquante sont faibles dans ce scénario, si l’on considère surtout les conséquences de l’infraction et la mens rea de cette personne. En ce qui concerne la gravité de l’infraction, les conséquences de celle‑ci pour la sécurité publique sont relativement faibles dans ce scénario. L’actus reus de cette infraction n’exige pas la présence de qui que ce soit au « lieu » où l’arme à feu est déchargée. Même si une autre personne était présente, la preuve d’expert établit le danger minimal que posent les actes de la personne délinquante, étant donné que la puissance de l’arme à feu est considérablement réduite. À mon avis, la juge Antonio a commis une erreur en exagérant les risques encourus par le public dans ce scénario.
[157]                     Je n’accepte pas l’idée que le juge chargé de la détermination de la peine a négligé le risque qu’un projectile traverse une fenêtre ouverte ou frappe un passant. Une déclaration de culpabilité ne requiert pas que quiconque se trouve là où le projectile est tiré, et le juge chargé de la détermination de la peine était clairement conscient de ces risques lorsqu’il a fait observer que [traduction] « l’essence de l’infraction est le danger d’un préjudice potentiel, qui peut être causé par des coups de feu tirés au hasard en direction d’un lieu. Le danger ne devrait pas dépendre de la question de savoir si l’individu tire des coups de feu dans un bâtiment, à travers une fenêtre ou en direction d’un véhicule à moteur. Le danger est toujours présent » (par. 41 (italique omis)). Le juge chargé de la détermination de la peine était de toute évidence conscient des risques mêmes que la juge Antonio semble lui reprocher d’avoir négligés.
[158]                     À mon avis, le juge chargé de la détermination de la peine a conclu que les armes à feu en cause présentaient un risque beaucoup moins élevé que des armes à feu conventionnelles, même en tenant compte des risques évoqués par la juge Antonio. Le juge chargé de la détermination de la peine a estimé que l’expert avait [traduction] « corrigé » la « lacune au chapitre de la preuve » dans l’arrêt Oud (par. 26). La « lacune » dans Oud concernait notamment l’absence de preuve permettant de déterminer si le fait de tirer un projectile d’une carabine ou un pistolet à air comprimé était [traduction] « beaucoup moins grave que le fait de décharger un fusil ordinaire » (Oud, par. 47).
[159]                     En l’espèce, la preuve d’expert a démontré que les dispositifs à air comprimé pouvaient être beaucoup moins dangereux, et que certains d’entre eux étaient incapables de causer d’autres dommages que la fissuration du revêtement de vinyle d’une maison. De plus, certains des dispositifs que l’expert a testés étaient littéralement conçus pour tirer des projectiles sur d’autres personnes à des fins sportives. Lorsqu’on combine ces considérations avec le fait qu’il n’est pas nécessaire qu’il se trouve quelqu’un dans les parages lorsque le projectile est tiré, je ne vois aucun problème avec la conclusion du juge chargé de la détermination de la peine selon laquelle le risque pour la vie et la sécurité est faible dans la situation hypothétique évoquée par M. Hills (par. 16). Je ne vois pas de préjudice important, réel ou potentiel, découlant du fait pour une personne délinquante de décharger un fusil de paintball en direction d’une maison lorsque personne n’est dans les parages, et ce, même si ce comportement tombe sous le coup de l’article contesté.
[160]                     En ce qui concerne la culpabilité de la personne délinquante, la Couronne affirme que la double mens rea permet d’adapter la présente infraction de manière à ce qu’elle englobe un comportement particulièrement répréhensible. À mon avis, l’exigence de la double mens rea ne contribue guère à restreindre la portée de l’infraction. Pour la reconnaître coupable, il suffit de conclure que la personne délinquante avait connaissance de la présence d’autrui ou ne s’en est pas soucié. Il n’est pas nécessaire qu’un préjudice ait été causé à autrui pour démontrer que l’infraction a été commise. Alors que l’insouciance requiert « la connaissance d’un danger ou d’un risque et la persistance dans une conduite qui engendre le risque que le résultat prohibé se produise » (Sansregret c. La Reine, 1985 CanLII 79 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 570, p. 584), il suffit que la personne délinquante se soit montrée insouciante quant à la présence d’autrui à l’endroit où l’arme à feu — y compris un fusil de paintball, une arme de type « airsoft » ou un fusil à balles BB — a été déchargée. L’insouciance envisagée par l’al. 244.2(1)a) n’oblige pas la personne délinquante à songer explicitement au fait qu’elle met d’autres personnes en danger. Je conviens avec le juge chargé de la détermination de la peine qu’un tel scénario révèle un comportement immature et une faible culpabilité morale (par. 17 et 19).
[161]                     La jeunesse constitue une circonstance atténuante lors de la détermination de la peine. Le scénario hypothétique est un exemple d’un comportement considéré comme criminel qui révèle peut‑être davantage un manque d’encadrement ou de surveillance qu’une intention criminelle de la part de la personne délinquante. Dans le cas des jeunes délinquants, les principes de la dissuasion générale et de la dénonciation devraient passer après celui de la réinsertion sociale (R. c. Nassri, 2015 ONCA 316, 125 O.R. (3d) 578, par. 31). Dans ce scénario, la dissuasion générale ne devrait jouer qu’un rôle limité dans l’élaboration d’une peine juste (Ruby, §1.36; R. c. Mohenu, 2019 ONCA 291, par. 12‑13 (CanLII)). La dissuasion spécifique et la réinsertion sociale devraient plutôt être les objectifs premiers lorsque vient le temps de déterminer les peines à infliger à de jeunes délinquants qui en sont à leur première infraction (Priest, p. 543‑544; R. c. Tan, 2008 ONCA 574, 268 O.A.C. 385, par. 32; R. c. T. (K.), 2008 ONCA 91, 89 O.R. (3d) 99, par. 41‑42).
[162]                     Ainsi, puisque la gravité de l’infraction et la culpabilité de la personne délinquante sont peu élevées dans ce scénario et que le jeune âge de cette personne constitue une circonstance atténuante, la peine juste et proportionnée est le sursis au prononcé d’une peine d’au plus 12 mois de probation.
(3)         La peine minimale est exagérément disproportionnée
[163]                     Je passe maintenant à la deuxième étape de l’analyse dans l’arrêt Nur et je me demande si la peine minimale obligatoire en cause oblige le tribunal à infliger une peine qui est exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste. En me fondant sur cette situation hypothétique raisonnable, je conclus que la peine minimale obligatoire de quatre ans d’emprisonnement que prévoit l’al. 244.2(3)b) est exagérément disproportionnée. Cela « choquerait la conscience » des Canadiens et des Canadiennes d’apprendre qu’une personne délinquante peut être condamnée à quatre ans d’emprisonnement pour un acte qui présente plus ou moins le même risque pour le public que le fait de lancer une pierre à travers la fenêtre d’une maison résidentielle.
[164]                     Le premier élément est l’infraction. Comme dans les affaires Nur et Lloyd, la peine minimale obligatoire qui nous intéresse en l’espèce s’applique à une vaste gamme de comportements. À une extrémité du spectre, il y a le comportement de M. Hills, qui présente un risque élevé de préjudice et démontre une grande culpabilité. À l’autre extrémité, il y a le scénario prévisible évoqué par M. Hills, qui ne présente guère de danger pour le public et comporte une faible faute. La large portée de la peine minimale est principalement attribuable à l’actus reus de l’infraction à l’al. 244.2(1)a). Comme je l’ai indiqué, la définition d’« arme à feu » englobe des dispositifs capables d’infliger des blessures mortelles ainsi que des dispositifs conçus pour tirer des projectiles sur d’autres personnes dans la pratique d’un sport récréatif. La définition du mot « lieu » englobe tout, d’une remise de jardin à une voiture, occupée ou non. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait quelqu’un dans le secteur où les coups de feu sont tirés. Bien que je convienne que le fait de décharger une carabine de chasse en direction d’une maison est un acte très grave et très répréhensible (comme dans le cas de M. Hills), on ne peut pas en dire autant du scénario hypothétique présenté en l’espèce. Par conséquent, l’al. 244.2(1)a) risque davantage d’être inconstitutionnel parce qu’il englobe un large éventail d’actes disparates qui comprennent des infractions dont la gravité et le degré de culpabilité de la personne délinquante varient. L’infraction a une vaste portée.
[165]                     Le deuxième élément concerne les effets de la peine sur la personne délinquante en cause ou sur une personne délinquante raisonnablement prévisible. Une peine d’emprisonnement de quatre ans aurait des effets préjudiciables importants sur les jeunes délinquants, qui sont considérés par notre droit pénal comme ayant de grandes chances de réinsertion sociale. Il s’ensuit que les peines auxquelles sont condamnés les jeunes délinquants sont souvent axées sur la réinsertion sociale. Pour donner la priorité à la réinsertion sociale, les tribunaux devraient faire bénéficier les jeunes délinquants de la peine la plus courte possible, proportionnelle à la gravité de l’infraction (voir R. c. Brown, 2015 ONCA 361, 126 O.R. (3d) 797, par. 7; R. c. Laine, 2015 ONCA 519, 338 O.A.C. 264, par. 85). Cela s’explique par le fait que le milieu carcéral n’est souvent pas un cadre qui permet de répondre aux besoins de réforme des jeunes (Ruby, §5.191). Les jeunes délinquants incarcérés dans des pénitenciers fédéraux sont souvent victimes d’intimidation, recrutés par des gangs d’adultes pour leur protection, et ils risquent d’être placés en isolement (Bureau de l’enquêteur correctionnel et Bureau de l’intervenant provincial en faveur des enfants et des jeunes, Occasions manquées : L’expérience des jeunes adultes incarcérés dans les pénitenciers fédéraux (2017)). Pour la jeune personne délinquante en cause, la différence entre une peine de réforme purgée dans la collectivité et une période d’incarcération de quatre ans serait profondément préjudiciable.
[166]                     L’effet de la peine minimale obligatoire est extrêmement dur en l’espèce. À l’instar des peines minimales en cause dans les affaires Nur et Lloyd, elle a pour effet de remplacer une mesure probatoire par quatre ans d’emprisonnement. Non seulement la peine minimale prescrit‑elle la sanction pénale « de dernier recours », mais elle impose quatre ans d’emprisonnement. Cela milite fortement à l’encontre de constitutionnalité de la peine minimale au regard de l’art. 12.
[167]                     Le troisième élément est la sanction. Une peine de quatre ans d’emprisonnement est excessive au point d’être en décalage marqué par rapport aux normes de détermination de la peine et va bien au‑delà de ce qui est nécessaire pour que le Parlement atteigne ses objectifs en matière de détermination de la peine pour cette infraction. Une peine minimale d’emprisonnement de quatre ans pour une jeune personne délinquante qui décharge un fusil à balles BB en direction d’une résidence est draconienne. Il s’agit d’une peine qui va bien au‑delà de ce qui est nécessaire pour protéger le public, condamner le comportement de la personne délinquante ou dissuader d’autres personnes de se livrer à des actes semblables. La nécessité de la dénonciation est étroitement liée à la gravité de l’infraction (Ipeelee, par. 37). Ici, la gravité de l’infraction est faible et on ne peut raisonnablement suggérer que la conduite adoptée par la personne délinquante dans ce scénario contrevient grandement à des valeurs morales fondamentales. La dissuasion générale ne peut pas non plus justifier la peine minimale en l’espèce, car « on ne peut infliger à une personne une peine totalement disproportionnée à la seule fin de dissuader ses concitoyens de désobéir à la loi » (Nur, par. 45). Bien que notre Cour ait généralement souligné l’importance de la dénonciation et de la dissuasion dans le cas des infractions relatives aux armes à feu (Morrisey, par. 46), cela ne permet pas pour autant de mettre l’accent sur ces objectifs dans toutes les affaires impliquant des armes à feu, notamment en raison de la définition large d’arme à feu et lorsque l’infraction ne pose guère ou pas de danger (comme l’affaire Nur elle‑même l’illustre, par. 82‑84). La peine minimale ne témoigne pas non plus d’un respect pour les principes de parité et de proportionnalité. Une peine de quatre ans pour ce qui est tout au plus une forme mineure de méfait est totalement en décalage par rapport aux normes de détermination de la peine. Contrairement aux peines minimales obligatoires dont il est question dans l’affaire Hilbach (voir par. 72‑73 et 95), rien ne justifie d’insister dans une large mesure sur la dénonciation et la dissuasion dans ce scénario.
[168]                     Une comparaison entre les peines imposées pour d’autres crimes de même gravité et la peine minimale obligatoire prévue en l’espèce révèle une grande disproportion. Prenons, par exemple, les affaires R. c. Pretty, 2005 BCCA 52, 208 B.C.A.C. 79, R. c. Schnare, [1988] N.S.J. No. 118 (QL), 1988 CarswellNS 568 (WL) (C.A.), et R. c. Cheung, Gee and Gee (1977), 5 A.R. 356 (C.S. (Div. 1re inst.)), dans lesquelles le fait d’avoir déchargé un fusil à plomb en direction d’un immeuble avait donné lieu à des accusations de méfait et où le délinquant avait été condamné à une peine bien inférieure à la peine minimale obligatoire prévue par l’al. 244.2(3)b) (en l’occurrence le sursis au prononcé de la peine dans Pretty; une peine de deux mois d’emprisonnement assortie de deux ans de probation et d’une restitution dans Schnare; et le sursis au prononcé de la peine ainsi qu’une restitution dans Cheung). Dans l’affaire Pretty, l’appelant était un jeune délinquant qui éprouvait de l’animosité envers son voisin et qui avait déchargé un fusil à balles BB en direction de la maison de ce dernier. Le juge chargé de la détermination de la peine a sursis au prononcé de la peine et placé le délinquant en probation pendant 12 mois. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté l’appel de la peine. Dans l’affaire Schnare, l’appelant était un jeune homme qui s’était mis à tirer avec un fusil à plomb et avait endommagé plusieurs maisons et des véhicules en mouvement. Il avait été condamné à une peine d’emprisonnement de deux mois assortie d’une période de probation de deux ans et d’une condamnation à payer des milliers de dollars en guise de restitution. La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a confirmé sa peine. Enfin, dans l’affaire Cheung, les trois jeunes avaient été accusés d’avoir déchargé un fusil à plomb en direction d’un commerce et de véhicules situés à proximité. Ils s’étaient tous vu imposer un sursis au prononcé de la peine de 12 mois et une ordonnance de restitution. Ces affaires comparables m’amènent à la même conclusion que le juge chargé de la détermination de la peine : un sursis au prononcé de la peine assorti d’une probation d’au plus 12 mois constituerait une peine juste pour la personne délinquante hypothétique (décision de la Cour du Banc de la Reine, par. 19). Une peine minimale obligatoire de quatre ans serait exagérément disproportionnée eu égard à la nature de l’infraction commise par une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible comparativement à d’autres crimes de gravité semblable.
[169]                     Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’al. 244.2(3)b) est exagérément disproportionné. Il s’applique à une infraction qui englobe une vaste gamme de comportements, allant d’actes qui ne présentent guère de danger pour le public à d’autres qui posent un risque élevé. Son effet, à l’extrémité inférieure de la fourchette, est aussi grave que les peines minimales dont il était question dans les affaires Nur et Lloyd. La dénonciation et la dissuasion ne peuvent à elles seules justifier un tel résultat. La sanction témoigne d’un mépris total des normes de détermination de la peine, et la peine d’emprisonnement obligatoire aurait des effets néfastes importants sur une jeune personne délinquante. À la lumière de ces considérations, je conviens avec M. Hills que les Canadiens et Canadiennes seraient indignés d’apprendre qu’une personne délinquante peut être condamnée à quatre ans d’emprisonnement pour avoir déchargé un fusil de paintball en direction d’une maison.
[170]                     Comme la Couronne n’a pas présenté d’argument ou de preuve pour démontrer qu’il s’agit d’un des rares cas où une peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12 peut être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte, je n’ai pas à aborder cette question.
F.            La Cour d’appel de l’Alberta a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte du rapport Gladue de M. Hills et de son statut de Métis au moment où elle lui a infligé une nouvelle peine?
[171]                     Monsieur Hills soutient que la Cour d’appel n’a pas tenu compte de son rapport Gladue et de son statut de Métis au moment où elle lui a infligé une nouvelle peine. Il demande à notre Cour de rétablir la peine de trois ans et demi de prison infligée en première instance.
[172]                     Comme je conclus que le juge chargé de la détermination de la peine n’a pas commis d’erreur en concluant que l’al. 244.2(3)b) était inconstitutionnel, je ne vois aucune raison de modifier la peine qu’il a infligée à M. Hills. Les parties ne prétendent pas que la peine infligée par le juge chargé de la détermination de la peine est manifestement non indiquée ni qu’il a commis une autre erreur de principe qui a une incidence sur la peine. De plus, les décisions relatives à la peine ont droit à un degré élevé de déférence en appel (Lacasse, par. 11 et 67). Puisque la Cour d’appel a modifié la peine prononcée par le juge chargé de la détermination de la peine après avoir conclu que l’al. 244.2(3)b) était constitutionnel, il n’est pas nécessaire d’examiner cette partie de ses motifs.
[173]                     En conclusion, la peine infligée par le juge chargé de la détermination de la peine est rétablie et il n’est pas nécessaire de se demander si la Cour d’appel a commis une erreur en n’évaluant pas le rapport Gladue de M. Hills et son statut de Métis.
G.           Réparation
[174]                     Ayant conclu que l’al. 244.2(3)b) viole l’art. 12 et que cette violation n’est pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte, la peine minimale obligatoire prévue à cet alinéa est déclarée inopérante, avec effet immédiat, conformément au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Les parties n’ont présenté aucune observation sur d’autres réparations pouvant être accordées en vertu de la Charte en cas de violation de l’art. 12, comme celles examinées dans les arrêts Boudreault (par. 103) et Bissonnette (par. 135‑136).
VI.         Conclusion
[175]                     Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. Le jugement de la Cour d’appel de l’Alberta est infirmé. La peine minimale obligatoire prévue à l’al. 244.2(3)b) du Code criminel est exagérément disproportionnée. Elle viole l’art. 12 de la Charte et n’est pas sauvegardée en vertu de l’article premier. Elle est déclarée inopérante, avec effet immédiat, conformément au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et la déclaration s’applique rétroactivement. La peine de trois ans et demi à laquelle M. Hills a été condamné par le juge chargé de la détermination de la peine est rétablie.
                  Version française des motifs rendus par
 
                    La juge Côté —
I.               Introduction
[176]                     Je suis d’accord avec l’affirmation de ma collègue la juge Martin du cadre d’analyse en deux étapes servant à déterminer si une peine minimale obligatoire viole l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés. Cependant, je ne peux souscrire à sa tentative de clarifier le cadre établi au moyen d’un nouveau test à trois volets applicable à la disproportion exagérée. Je ne souscris pas non plus à l’interprétation qu’elle donne à l’al. 244.2(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, et à l’application de celle-ci à la situation hypothétique présentée par M. Hills au procès. À mon avis, la peine minimale obligatoire de quatre ans anciennement prescrite par l’al. 244.2(3)b) du Code criminel ne viole pas l’art. 12.
II.            Cadre juridique
[177]                     L’analyse en deux étapes servant à déterminer si une peine minimale obligatoire viole l’art. 12 de la Charte est bien établie. Elle a été confirmée il y a huit mois par la Cour, à l’unanimité, dans l’arrêt R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23. Premièrement, le tribunal doit déterminer « ce qui constituerait une peine proportionnée à l’infraction eu égard aux objectifs et aux principes de détermination de la peine établis par le Code criminel » (Bissonnette, par. 63, citant R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 46). Deuxièmement, il lui faut se demander si la peine minimale obligatoire contraint le juge à infliger une peine « totalement disproportionnée » (ou autrement dit, exagérément disproportionnée) par rapport à la peine qui serait juste et proportionnée soit pour le délinquant en cause, soit pour un autre délinquant placé dans une situation hypothétique raisonnable (Bissonnette, par. 63; Nur, par. 46; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 23).
[178]                     Dans les présents pourvois connexes, ma collègue adhère à ce cadre d’analyse en deux étapes exposé dans l’arrêt Nur (motifs de la juge Martin, par. 3 et 40; R. c. Hilbach, 2023 CSC 3, par. 34). Cependant, en cherchant à donner « des repères, des directives et des éclaircissements supplémentaires » (motifs de la juge Martin, par. 3), elle a, à mon humble avis, introduit une incertitude et une confusion regrettables. À la deuxième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Nur, ma collègue énonce trois « éléments [. . .] qui doivent être analysés » : (1) la portée et l’étendue de l’infraction; (2) les effets de la peine sur le délinquant; et (3) la « sanction » et ses objectifs (par. 122). Chacune de ces considérations est pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer une peine juste et proportionnée à la première étape du cadre d’analyse de l’arrêt Nur. Elles n’indiquent pas si la peine minimale prescrite par la loi est « exagérément disproportionnée », au‑delà de simplement excessive, par comparaison avec la durée de ce qui constituerait une peine juste et proportionnée pour l’infraction.
[179]                     Premièrement, si la « portée et l’étendue de l’infraction » sont larges, la gamme de peines justes sera plus vaste. Ce qui est en cause, sur le plan constitutionnel, c’est la peine juste la plus légère pour un comportement dont on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’il tombe sous le coup de la peine minimale contestée. D’ailleurs, dans la présente affaire, la « vaste gamme de comportements » visée par l’interprétation que donne ma collègue à l’al. 244.2(1)a) l’amène à conclure qu’une peine non carcérale serait juste et proportionnée pour le délinquant hypothétique présenté par M. Hills au procès (par. 5, 164 et 169). Cependant, cela n’est pas pertinent lorsqu’il s’agit de décider par la suite, à la deuxième étape du cadre d’analyse de l’arrêt Nur, si une peine de quatre ans d’emprisonnement est plus que simplement excessive, mais est « exagérément disproportionnée » par rapport à cette peine en particulier. La « portée et l’étendue de l’infraction » ne font qu’établir l’extrémité inférieure de la gamme de peines justes et proportionnées pour une infraction donnée.
[180]                     Deuxièmement, ma collègue met l’accent sur les effets de l’incarcération. Encore une fois, avec égards, cela prête à confusion pour deux raisons. La première est que ces effets — et l’objectif de réinsertion sociale — sont directement pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer une peine juste et proportionnée à la première étape du cadre d’analyse de l’arrêt Nur. En fait, comme l’affirme ma collègue, « [l]es tribunaux doivent tenir compte de l’effet de la peine sur la personne délinquante en cause » et « lorsque l’emprisonnement a un effet plus grand sur une personne délinquante en particulier, il peut y avoir lieu de lui accorder une réduction de peine » (motifs de la juge Martin, par. 135 (je souligne)). Il s’agit simplement de la première étape du cadre d’analyse établi. La deuxième raison est que les effets de l’incarcération sont examinés non pas isolément, mais relativement à une infraction particulière (voir Bissonnette, par. 49). Le fait qu’une « peine d’emprisonnement de quatre ans aurait des effets préjudiciables importants sur les jeunes délinquants » (motifs de la juge Martin, par. 165) n’est pas contesté. Mais cela peut également être vrai pour ceux qui commettent un meurtre ou d’autres infractions plus graves. Nous sommes disposés à tolérer des peines à caractère punitif plus longues — malgré les effets dévastateurs de l’emprisonnement — pour les auteurs de crimes plus graves. Comme le fait remarquer ma collègue, « [p]our donner la priorité à la réinsertion sociale, les tribunaux devraient faire bénéficier les jeunes délinquants de la peine la plus courte possible, proportionnelle à la gravité de l’infraction » (par. 165 (je souligne)).
[181]                     Troisièmement, ma collègue met l’accent sur la « sanction » et ses objectifs. Je suis d’accord que les tribunaux devraient toujours tenir compte de l’interaction entre la dissuasion et la dénonciation et les autres objectifs de détermination de la peine. Or, ce troisième « élément » est au cœur de l’analyse — déterminer si le Parlement a outrepassé les limites constitutionnelles en punissant certains délinquants. Dans son analyse, ma collègue revient en grande partie aux mêmes principes de détermination de la peine qui sont directement pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer la peine juste et proportionnée à la première étape du cadre d’analyse de l’arrêt Nur, notamment la gravité de l’infraction et le degré de responsabilité du délinquant (voir par. 167). À la deuxième étape, sa conclusion repose toujours sur la question de savoir si la différence dans la durée entre la peine minimale de quatre ans d’emprisonnement et la peine « juste » plus légère « indign[erait] » les Canadiens et les Canadiennes (par. 169).
[182]                     Par conséquent, et bien que je sois consciente de la difficulté de déterminer si une peine minimale atteint le niveau requis pour être qualifiée de peine exagérément disproportionnée, la nouvelle approche à trois volets préconisée par ma collègue n’aide pas à trancher cette question. Elle ne fait que reprendre les considérations pertinentes pour établir l’extrémité inférieure de la gamme de peines justes et proportionnées à la première étape du cadre d’analyse de l’arrêt Nur. À la deuxième étape, la question de savoir si une peine minimale est exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste — c.‑à‑d. la question de savoir s’il s’agit d’une peine qui est plus que simplement excessive mais qui est « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence » (R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072, citant Miller c. La Reine, 1976 CanLII 12 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 680, p. 688, le juge en chef Laskin; Lloyd, par. 24); qui « choquer[ait] la conscience » des Canadiens (Lloyd, par. 33); qui serait « odieuse ou intolérable » pour la société (R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 126, citant Lloyd, par. 24; Smith, p. 1072; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 26); ou qui serait « incompatible avec la dignité humaine » (Bissonnette, par. 60) — demeure un jugement normatif (motifs de la juge Martin, par. 110).
[183]                     C’est ce qu’illustre le pourvoi connexe. Malgré le nouveau test à trois volets qu’énonce la juge Martin, les conclusions finales tirées par celle‑ci dans l’arrêt Hilbach dépendent de la question de savoir si les peines minimales de cinq et quatre ans d’emprisonnement pour vol qualifié perpétré avec une arme à feu prohibée ou à utilisation restreinte ou avec une arme à feu ordinaire, respectivement, « choque[raient] la conscience » ou seraient « excessive[s] au point de porter atteinte aux normes de la décence » par comparaison avec la peine juste de deux à trois ans d’emprisonnement (Hilbach, par. 81 et 108). En revanche, les juges Karakatsanis et Jamal perçoivent le même écart différemment. Ils estiment qu’il est « difficile de concevoir comment une peine représentant près du double de la durée d’une peine proportionnée ne choquerait pas la conscience des Canadiens » (Hilbach, par. 145; voir aussi par. 118 et 161). Selon ces deux points de vue, la question de savoir à quel moment une période d’emprisonnement additionnelle devient excessive au point de constituer une peine cruelle et inusitée est une question de jugement.
[184]                     Je ne conteste pas qu’une peine de quatre ans d’emprisonnement serait exagérément disproportionnée par rapport à une peine non carcérale. Je ne suis tout simplement pas d’accord pour dire que la probation pourrait constituer une peine proportionnée dans les applications raisonnablement prévisibles de l’al. 244.2(1)a). Interprété correctement, et pour les motifs qui suivent, l’al. 244.2(1)a) ne vise pas les comportements qui ne présentent « guère de danger pour le public » ou qui comportent une « faible faute morale » (motifs de la juge Martin, par. 5, 125, 164 et 169; Nur, par. 83). Intentionnellement décharger une arme à feu qui met la vie en danger en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants, est plutôt un comportement hautement coupable et répréhensible.
III.         Analyse
[185]                     Monsieur Hills ne conteste pas la constitutionnalité de l’al. 244.2(3)b) relativement à sa propre situation. Il le fait plutôt sur la base d’un délinquant hypothétique présenté au procès. Il est donc nécessaire de commencer en interprétant la portée de la disposition créant l’infraction, l’al. 244.2(1)a), pour déterminer l’étendue des comportements raisonnablement visés par l’infraction.
A.           Interprétation de l’al. 244.2(1)a)
[186]                     Comme notre Cour l’a décidé dans l’arrêt Nur, déterminer la portée raisonnable d’une loi contestée est essentiellement une question d’interprétation législative (par. 61). Au nom des juges majoritaires, la juge en chef McLachlin a précisé :
      Au fond, le tribunal se demande seulement ce qui suit. Quelle est la portée de la loi? Quels actes pourraient raisonnablement tomber sous le coup de la loi? Quelle est l’incidence raisonnablement prévisible de la loi? Telles sont les questions que les tribunaux se posent toujours pour délimiter la portée d’une disposition créant une infraction et se prononcer sur sa constitutionnalité. [Je souligne; par. 61.]
[187]                     Pour déterminer la portée raisonnable de l’al. 244.2(1)a), je dois lire les mots de la disposition dans leur contexte global en suivant leur sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie du Code criminel, son objet et l’intention du Parlement (R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), § 2.01(1)). Cette approche moderne est complétée par la présomption que le Parlement avait l’intention d’adopter des dispositions conformes à la Charte. Si une disposition peut être jugée à la fois inconstitutionnelle selon une interprétation et constitutionnelle selon une autre, cette seconde interprétation doit prévaloir (Sullivan, § 16.01; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 33). Il « faut rechercher la véritable intention du législateur et appliquer le sens qui correspond à ses objets » (R. c. Hasselwander, 1993 CanLII 90 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 398, p. 413, citant P.‑A. Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990); voir aussi Sullivan, § 2.01(2)).
[188]                     À la différence de l’al. 244.2(1)b), le libellé de l’al. 244.2(1)a) n’exige pas expressément que le délinquant ait agi « sans se soucier de la vie ou la sécurité d’autrui ». Cependant, pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que les deux infractions prévues au par. 244.2(1) exigent, à tout le moins, une appréciation subjective du préjudice ou danger potentiel pour autrui. Contrairement à l’interprétation large que préconise ma collègue, la disposition contestée est d’une portée suffisamment restreinte pour prévenir l’imposition de peines exagérément disproportionnées à l’égard de conduites raisonnablement susceptibles de tomber sous le coup de la loi.
(1)         Intention du législateur
[189]                     L’article 244.2 du Code criminel a été adopté en 2009, dans le cadre de la réponse du Parlement à la décharge intentionnelle et insouciante d’armes à feu. Le ministre de la Justice a décrit l’objectif de l’art. 244.2 en ces termes :
     Nous proposons également d’inscrire une nouvelle infraction au Code criminel, qui ciblerait les fusillades au volant d’un véhicule à moteur et autres décharges intentionnelles d’armes à feu effectuées sans le moindre souci de la vie ou la sécurité d’autrui.
      . . .
     À l’heure actuelle, les infractions permettant d’intenter des poursuites dans ce genre de causes incluent l’utilisation négligente d’une arme à feu ou la décharge d’une arme à feu dans l’intention de causer des lésions corporelles. Les infractions fondées sur la négligence ne traduisent pas convenablement la gravité d’une fusillade au volant d’un véhicule à moteur, qui suppose une conduite consciemment irresponsable.
     Par contre, l’article 244 exige une preuve que l’arme à feu a été déchargée en direction d’une personne précise dans l’intention de la blesser, et cela est insuffisant. Bien que cela convienne dans le cas où le tireur vise une cible précise, il peut parfois être difficile d’établir cette preuve dans le cas d’une fusillade au volant d’un véhicule à moteur où l’intention est d’intimider une bande rivale, ou encore dans bien des cas où le tireur décharge sauvagement son arme sans viser une cible précise.
     L’infraction que nous proposons [l’art. 244.2] comblera un vide dans le Code criminel et apportera une réponse adaptée à ce comportement. Cette nouvelle infraction exige la preuve que l’accusé s’est concentré sur le fait que la décharge de son arme à feu compromettrait la vie ou la sécurité d’autrui, et conscient de ce fait, est quand même allé de l’avant. Ce genre d’individus s’en moquent tout simplement. [Je souligne.]
      (Débats de la Chambre des communes, vol. 144, no 29, 2e sess., 40e lég., 12 mars 2009, p. 1687‑1688)
[190]                     Ainsi, le Parlement entendait viser un délinquant qui « s’est concentré sur le fait que la décharge de son arme à feu compromettrait la vie ou la sécurité d’autrui ». Cela a été confirmé tout au long des débats législatifs :
      Cette infraction vise toute personne qui déchargerait intentionnellement son arme à feu en affichant une attitude irresponsable envers la vie ou la sécurité d’autrui. En d’autres termes, elle ne met pas l’accent sur les conséquences précisément recherchées, mais plutôt sur le mépris intentionnel envers la sécurité d’autrui.
     Il y a quelque chose de particulièrement troublant pour moi dans une situation où une personne sait qu’utiliser une arme à feu met la vie d’autrui en danger, mais la décharge tout de même. Ce genre de comportement réclame une réaction plus sévère, et le projet de loi C‑14 la prévoit. [Je souligne.]
      (Débats de la Chambre des communes, 12 mars 2009, p. 1702 (Mme Dona Cadman))
     Le projet de loi C‑14 présente des modifications dans quatre domaines.
      . . .
     Deuxièmement, il érige en infraction le fait de décharger intentionnellement une arme à feu sans se soucier de la vie ou de la sécurité d’autrui. [Je souligne.]
      (Débats de la Chambre des communes, vol. 144, no 45, 2e sess., 40e lég., 24 avril 2009, p. 2675 (M. Daniel Petit); voir aussi les commentaires semblables faits dans Débats du Sénat, vol. 146, no 31, 2e sess., 40e lég., 5 mai 2009, p. 732‑733 (hon. John D. Wallace).)
[191]                     Par conséquent, il convient d’abord de noter que le Parlement n’entendait manifestement pas que l’art. 244.2 vise la décharge insouciante d’armes à feu en général, ou dans des situations qui ne posent par ailleurs « guère de danger pour le public » (motifs de la juge Martin, par. 5, 164 et 169). Il visait plutôt, aux al. 244.2(1)a) et 244.2(1)b), le fait de tirer en méprisant intentionnellement la vie ou la sécurité d’autrui dans des situations qui « met[ent] la vie d’autrui en danger ».
(2)         Les éléments de l’al. 244.2(1)a)
[192]                     C’est à la lumière de ce contexte législatif que j’examine les éléments de l’al. 244.2(1)a). L’actus reus de l’infraction n’est pas contesté et exige que le délinquant décharge une arme à feu en direction d’un « lieu », que le par. 244.2(2) définit largement afin d’y inclure tout bâtiment ou construction. Je conviens avec la juge Martin que l’actus reus ne requiert pas que quiconque soit présent au « lieu » où l’arme à feu est déchargée (par. 8 et 156‑160). Cependant, nous divergeons d’opinion en ce qui concerne la « large » portée de l’infraction, qui, selon elle, est « principalement attribuable à l’actus reus » (par. 164). À mon avis, la portée de l’infraction est considérablement restreinte par l’élément moral qui l’accompagne, comme je l’explique ci‑dessous.
a)               Double mens rea
[193]                     L’alinéa 244.2(1)a) requiert une double mens rea : (1) la décharge intentionnelle d’une arme à feu; et (2) la connaissance de la présence d’occupants ou le fait de ne pas se soucier de la présence ou non d’occupants. Par conséquent, le délinquant ne peut savoir, ni même penser, que « personne n’est dans les parages », ou encore se montrer « insoucian[t] quant à la présence d’autrui » (motifs de la juge Martin, par. 159‑160 (italique omis)), lorsqu’il décharge intentionnellement une arme à feu en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu. Il doit plutôt savoir que le lieu est occupé ou faire preuve d’insouciance à cet égard, ce qui exige « la connaissance d’un danger ou d’un risque et la persistance dans une conduite qui engendre le risque que le résultat prohibé se produise » (Sansregret c. La Reine, 1985 CanLII 79 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 570, p. 584). La culpabilité dans le cas d’insouciance se justifie par la prise de conscience du risque et par le fait d’agir malgré celui‑ci, un état d’esprit positif comparativement à celui des infractions fondées sur la négligence ou l’« insoucian[ce] » (motifs de la juge Martin, par. 160). À tout le moins, donc, le délinquant visé par l’al. 244.2(1)a) doit avoir connaissance du risque que courent les occupants et néanmoins tirer intentionnellement en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, malgré ce risque.
[194]                     La double mens rea exigée en application de l’al. 244.2(1)a) doit en outre être interprétée à la lumière de l’objet et du but de la disposition. En adoptant le par. 244.2(1), le Parlement souhaitait inclure la décharge d’armes à feu dans des situations qui compromettaient la vie ou la sécurité d’autrui. Il l’a fait en édictant deux infractions, prévues aux al. a) et b) : premièrement, lorsqu’un délinquant tire intentionnellement en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants; et, deuxièmement, dans d’autres situations où un délinquant tire intentionnellement sans se soucier de la vie ou la sécurité d’autrui. À mon avis, l’al. 244.2(1)a) est un exemple énuméré d’un cas de tir — en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, où l’auteur sait qu’il s’y trouve des occupants ou ne se soucie pas qu’il s’y trouve ou non des occupants — qui compromet la vie ou la sécurité d’autrui.
[195]                     L’appréciation subjective du préjudice ou du danger potentiel peut être plus facile dans les cas classiques de fusillades routières, ou lorsqu’un délinquant tire intentionnellement en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu aux termes de l’al. 244.2(1)a), que dans les cas de tirs insouciants généralement visés par l’al. 244.2(1)b). Mais il serait absurde et contraire à l’intention expressément énoncée du Parlement de considérer que l’al. 244.2(1)a) s’applique à des cas de tirs où le délinquant ne méprise pas, à tout le moins, de façon subjective et insouciante la possibilité d’un risque pour la vie ou la sécurité d’autrui. À mon avis, la connaissance de la simple présence d’occupants ou une insouciance à cet égard est insuffisante pour engager la responsabilité. Les deux volets du par. 244.2(1) entendaient plutôt viser des cas de tirs où le délinquant était conscient du fait qu’il faisait courir un risque de danger à autrui.
b)            Interprétations antérieures de l’al. 244.2(1)a)
[196]                     Mon interprétation de la portée de l’al. 244.2(1)a), plus restreinte que celle de ma collègue, est conforme à celle des cours d’appel qui ont examiné la disposition. Dans l’arrêt R. c. Oud, 2016 BCCA 332, 339 C.C.C. (3d) 379, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a statué que l’infraction vise [traduction] « toutes les décharges intentionnelles d’armes à feu dans des situations hautement dangereuses pour autrui, sciemment ou avec insouciance » (par. 35 (je souligne)). S’il est vrai que la cour ne bénéficiait pas d’une preuve d’expert en matière d’armes à feu pour évaluer une situation hypothétique semblable à celle présentée par M. Hills en l’espèce, elle a néanmoins interprété les éléments de l’infraction restrictivement, concluant que l’al. 244.2(1)a) est [traduction] « d’application suffisamment précise » et qu’il « ne ratisse pas trop large » (par. 32). Je suis tout à fait d’accord.
[197]                     Ma collègue la juge Martin met l’accent sur l’importance de la preuve d’expert produite en l’espèce, qui, selon le juge chargé de la détermination de la peine, [traduction] « a corrigé » la « lacune au chapitre de la preuve » dans l’arrêt Oud, notamment, sur la question de savoir si le fait de tirer un projectile d’un fusil à plomb ou à air comprimé était beaucoup moins grave que le déchargement d’un fusil ordinaire (motifs de la juge Martin, par. 151 et 158). Cependant, dans l’arrêt Oud, la cour a conclu que [traduction] « [l]’infraction est de portée restreinte et la gravité de l’infraction place cette peine minimale obligatoire dans la gamme de peines proportionnées pour toute situation hypothétique raisonnablement prévisible » (par. 51 (je souligne)).
[198]                     De même, dans l’arrêt R. c. Itturiligaq, 2020 NUCA 6, la Cour d’appel du Nunavut a statué qu’une peine de quatre ans d’emprisonnement n’était pas exagérément disproportionnée dans le cas d’un homme qui avait intentionnellement tiré avec une carabine de chasse en direction du profil du toit d’une maison qu’il savait occupée. L’unique balle est ressortie du toit et n’a causé aucune blessure. Comme ce fut le cas dans l’arrêt Oud, la cour a conclu que l’infraction visait [traduction] « l’acte délibéré et dangereux de tirer avec un fusil en direction d’un espace ou d’un lieu ouvert [. . .] sachant que d’autres personnes peuvent s’y trouver ou sans se soucier qu’il puisse s’y trouver ou non d’autres personnes » (par. 48 (CanLII)). Le Parlement avait pour objectif de [traduction] « créer une infraction qui interdisait la décharge intentionnelle d’une arme à feu dans une situation où le tireur était conscient du fait que tirer avec le fusil était susceptible de mettre la vie ou la sécurité d’autrui en danger » (par. 47 (je souligne)).
(3)         Conclusion sur la portée de l’al. 244.2(1)a)
[199]                     À mon avis, il n’y a pas lieu d’interpréter le par. 244.2(1) de façon à englober le « fait pour une personne [. . .] de décharger un fusil de paintball en direction d’une maison lorsque personne n’est dans les parages » (motifs de la juge Martin, par. 159 (en italique dans l’original)). Avec égards, cette interprétation large de la conduite visée par le par. 244.2(1) est dissociée du contexte législatif ainsi que de l’objet et du but de la disposition. Interprétée correctement, l’exigence de double mens rea de l’al. 244.2(1)a) vise uniquement les délinquants qui déchargent intentionnellement une arme à feu en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants — et qui ont donc songé au fait que tirer était susceptible de mettre la vie ou la sécurité d’autrui en danger. Cette interprétation respecte la présomption de constitutionnalité et l’intention véritable du Parlement, qui visait explicitement les délinquants ayant une appréciation subjective du fait que la décharge de leur arme à feu compromettrait la vie ou la sécurité d’autrui.
(4)         Effet de la concession de la Couronne
[200]                     Avant d’appliquer mon interprétation de l’al. 244.2(1)a) à la situation hypothétique qu’a présentée M. Hills au procès, je souhaite examiner brièvement la nature de la concession faite par la Couronne lors du voir‑dire :
      [traduction] . . . je pense qu’il est juste de dire, sans -- comme l’explique mon collègue -- sans concéder carrément que la situation hypothétique elle‑même pourrait donner lieu -- je pense qu’il est assez clair que la situation hypothétique portait sur une jeune personne avec un fusil à plomb tirant sur une structure où l’on sait que des sans‑abri s’y trouvent parfois, ce serait une peine exagérément disproportionnée dans les circonstances à la lumière de la preuve d’expert qui a été présentée par mon collègue.
      (d.a., vol. I, p. 252)
[201]                     La Couronne a ajouté que la défense, par l’entremise de son expert en armes à feu, avait [traduction] « perfectionné la situation hypothétique vague ayant été présentée à la cour en Colombie‑Britannique dans l’affaire Oud », qu’elle a résumée comme étant « non étayée par la preuve quant à savoir si cela constituerait ou non une arme à feu en droit, et quelle serait la probabilité de préjudice causé par cette arme » (p. 252).
[202]                     À mon avis, la Couronne a clairement concédé la validité de la situation hypothétique, à savoir [traduction] « [qu’]il existe des catégories d’armes à feu [selon la définition qu’en donne le Code criminel] qui ne sont pas susceptibles de pénétrer une structure très simple » (p. 252), sur le fondement de la preuve acceptée de l’expert de la défense. Du point de vue de la preuve, elle a affirmé [traduction] « [qu’]aucune preuve additionnelle n’a à être présentée pour établir davantage la situation hypothétique » (p. 253). Cependant, la Couronne n’a pas, à mon avis, concédé que les éléments de l’infraction seraient établis dans la situation hypothétique présentée par la défense. Elle a précisé par la suite que [traduction] « bien évidemment, l’observation de la Couronne est qu’il est possible de traiter de cette situation en recourant à une interprétation atténuée » (p. 254).
[203]                     Par conséquent, la question de savoir si la Couronne a concédé que le fait de tirer sur une grange « où l’on sait que des sans‑abri s’y trouvent parfois » peut donner lieu à une peine d’emprisonnement de quatre ans exagérément disproportionnée est en grande partie non pertinente et non contestée. Le principal effet de la concession a été l’acceptation par la Couronne du fait que certaines armes à feu ne pouvaient pénétrer un mur résidentiel. Cependant, je ne considère pas que la position de la Couronne est que la mens rea de l’infraction serait établie dans l’exemple de la grange, sans plus, ou qu’une telle situation constituerait une application raisonnablement prévisible de l’al. 244.2(1)a). Quoi qu’il en soit, suivant une interprétation correcte de l’al. 244.2(1)a), le fait de tirer sur une grange serait exclu en l’absence de connaissance ou d’insouciance quant à la présence d’occupants, et donc sans une appréciation subjective d’un risque pour la vie ou la sécurité d’autrui.
B.            Application du cadre d’analyse en deux étapes de l’arrêt Nur
(1)         Qu’est‑ce qu’une peine juste et proportionnée pour l’infraction prévue à l’al. 244.2(1)a)?
[204]                     Pour les motifs qui suivent, je ne partage pas l’opinion de la juge Martin selon laquelle le « sursis au prononcé d’une peine d’au plus 12 mois de probation » (par. 162) pourrait constituer une peine juste et proportionnée en application de l’al. 244.2(1)a). Il faut alors se demander si, suivant une interprétation correcte des éléments de l’infraction, l’al. 244.2(1)a) englobe néanmoins des cas raisonnablement prévisibles pour lesquels une peine de quatre ans d’emprisonnement serait exagérément disproportionnée (Oud, par. 50). Je conclus que non. Bien que potentiellement excessive, la peine minimale contestée n’est pas excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence ou d’être odieuse ou intolérable pour la société canadienne.
a)              La simple probation n’est pas une peine proportionnée
[205]                     La décision de la juge Martin en l’espèce porte sur le cas hypothétique présenté par M. Hills au procès d’une [traduction] « jeune personne décharg[eant] intentionnellement, en direction d’une résidence, un pistolet ou une carabine à air comprimé » (2018 ABQB 945, 79 Alta. L.R. (6th) 161, par. 14). Elle conclurait qu’il s’agit d’une situation raisonnablement prévisible relevant du champ d’application de l’al. 244.2(1)a), à l’égard de laquelle une peine de probation serait appropriée. Je ne suis pas de cet avis. Cette situation, sans plus, ne comporte pas d’actes qui pourraient raisonnablement tomber sous le coup de la loi (Nur, par. 61), et ce, pour trois raisons.
[206]                     Premièrement, le cas du jeune délinquant présenté par M. Hills est conçu principalement en fonction de l’actus reus de l’infraction. Rien ne permet de conclure que la mens rea requise serait établie. La situation hypothétique est silencieuse quant à la question de savoir si le délinquant a songé à la présence d’occupants, et au risque correspondant pour leur vie ou leur sécurité, lorsqu’il a choisi de tirer intentionnellement sur le bâtiment. Je ne conteste pas que l’actus reus, à lui seul, engloberait un vaste éventail de conduites, y compris le cas hypothétique du pistolet ou de la carabine à air comprimé présenté par l’avocat de la défense. Cependant, l’exigence de double mens rea de l’al. 244.2(1)a) sert à limiter l’étendue des comportements qui relèvent à juste titre du champ d’application de cette disposition. Cette exigence de double mens rea rend les délinquants hautement coupables et blâmables.
[207]                     Deuxièmement, l’opinion des juges majoritaires repose sur l’idée selon laquelle la situation « prévisible » présentée par M. Hills ne présente « guère de danger pour le public ». Je suis en désaccord. Suivant une interprétation correcte de l’al. 244.2(1)a), le délinquant doit avoir songé au fait que la décharge de l’arme à feu compromettrait la vie ou la sécurité d’autrui. De plus, une arme à feu, par définition, doit être « susceptible [. . .] d’infliger des lésions corporelles graves ou la mort à une personne » (Code criminel, art. 2). Indépendamment du fait que les armes à feu comprennent ou non certains dispositifs à air comprimé, l’al. 244.2(1)a) ne vise que l’utilisation des carabines ou pistolets à air comprimé qui sont susceptibles d’infliger des conséquences graves ou mortelles. Comme nous l’avons vu, cette disposition ne vise pas une personne qui « décharg[e] un fusil de paintball en direction d’une maison lorsque personne n’est dans les parages » (motifs de la juge Martin, par. 159), ce que l’accusé ne sait pas lorsqu’il appuie sur la détente. La gravité de l’infraction, qui vise un comportement délibérément insouciant, serait tout à fait différente si l’accusé savait au moment de la commission de l’infraction qu’il tirait sur un bâtiment vide.
[208]                     La position de ma collègue dépend, en effet, de la présence d’un mur résidentiel pour protéger les occupants. Avec égards, cela fait abstraction ou minimise d’autres risques inhérents lorsqu’une personne choisit de décharger intentionnellement une arme à feu qui met la vie en danger en direction d’un bâtiment. À la Cour d’appel, la juge Antonio a analysé ces risques, y compris la possibilité que des balles puissent pénétrer une fenêtre ou une porte, les effets psychologiques sur les occupants ou les voisins, le risque d’une réaction violente d’une cible ou d’un témoin et, plus généralement, l’incidence sur le sentiment de sécurité dans les communautés (2020 ABCA 263, 9 Alta. L.R. (7th) 226, par. 80‑82). Dans le pourvoi connexe Hilbach, ma collègue mentionne des risques semblables, y compris le « risque de blessure physique grave [. . .] lorsque des armes à air comprimé sont utilisées au cours d’un vol qualifié », et affirme que le « risque de traumatisme psychologique que peut susciter l’utilisation d’une carabine à air comprimé demeure semblable à celui que peut susciter une arme à feu conventionnelle » (par. 98). Elle signale aussi la possibilité d’une escalade de violence et la difficulté de distinguer entre les armes à air comprimé et les armes conventionnelles. À mon avis, ces mêmes considérations s’appliquent aux cas de tirs intentionnels en application de l’al. 244.2(1)a).
[209]                     Ma collègue concède que « le fait de décharger une carabine de chasse en direction d’une maison est un acte très grave et très répréhensible », comme dans le cas de M. Hills (par. 164). À mon avis, il en est ainsi indépendamment de la question de savoir si une balle de cette carabine pourrait, de fait, transpercer le mur d’une résidence donnée. La pertinence de la distinction fondée sur le mur résidentiel est affaiblie par le fait que même des armes conventionnelles, y compris les carabines de chasse couramment utilisées, peuvent ne pas perforer des murs de brique typiques. En l’espèce, le rapport de l’expert de la défense portait [traduction] « exclusivement sur les assemblages de mur à ossature de bois », mais y était jointe une étude antérieure qui concluait que « les murs typiques construits de brique ou à parement de brique sont très résistants à la perforation par balle de toutes les armes à feu conventionnelles, y compris les armes de poing et les fusils de chasse communs » (d.a., vol. I, p. 393 (je souligne)). Ces murs de brique [traduction] « ne pourraient être perforés que par les plus grosses armes à feu conventionnelles », par exemple les mitrailleuses Browning de calibre .50 (p. 393). Bien que les carabines à air comprimé soient assurément moins dangereuses que les armes à feu conventionnelles, elles demeurent susceptibles d’infliger des blessures graves ou la mort. La question de savoir si certaines armes à feu peuvent dans les faits perforer un mur résidentiel en particulier ne devrait pas être le facteur déterminant dans l’appréciation de la constitutionnalité de l’al. 244.2(1)a).
[210]                     Troisièmement, malgré l’accent que met ma collègue sur le fait que le délinquant hypothétique soit « jeune » (par. 161 et 165), les peines minimales obligatoires prévues dans le Code criminel ne s’appliquent pas aux jeunes délinquants visés par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, c’est‑à‑dire ceux qui sont âgés de moins de 18 ans. Bien que l’âge puisse constituer un facteur atténuant dans la détermination d’une peine juste et proportionnée, et que la réinsertion sociale demeure un principe important dans la détermination de la peine, l’accent que met ma collègue sur les « jeunes délinquants » doit être mis en contexte.
[211]                     Au fond, le fait de tirer intentionnellement avec n’importe quelle arme à feu — qui, par définition, doit être susceptible d’infliger des blessures graves ou la mort — en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants, est une conduite hautement dangereuse et coupable. Dans de tels cas, l’absence de blessures graves ou de mort ne sera qu’une question de chance (Oud, par. 61). Je rejette l’idée que la commission d’une infraction prévue à l’al. 244.2(1)a), interprété correctement, puisse être « tout au plus une forme mineure de méfait » ou que l’infraction ne pose par ailleurs « guère ou pas de danger » (motifs de la juge Martin, par. 167), vu la mens rea requise et la gravité de la conduite.
[212]                     Pour ces motifs, je conclus que la simple probation n’est pas une peine juste et proportionnée dans une application raisonnablement prévisible de l’al. 244.2(1)a).
b)            Une peine juste et proportionnée requiert, à tout le moins, une période d’incarcération
[213]                     Dans le cas de délinquants hypothétiques, il n’est pas nécessaire, ni possible, pour les tribunaux d’attribuer à la peine ou à la fourchette de peines des valeurs précises. Ceux‑ci doivent plutôt « considérer, ne serait‑ce qu’implicitement, l’échelle générale des peines qui sont appropriées » (Lloyd, par. 23). L’examen des situations qui sont raisonnablement susceptibles de tomber sous le coup de l’al. 244.2(1)a) doit prendre appui sur l’expérience judiciaire et le bon sens (Nur, par. 62). Cela exclut l’utilisation d’exemples invraisemblables ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce de même que l’utilisation de caractéristiques personnelles pour constituer un dossier qui inspirerait la plus grande sympathie possible (par. 75).
[214]                     Suivant une interprétation correcte de la disposition contestée, je conçois difficilement un cas raisonnablement prévisible où une peine inférieure à une peine de plusieurs années d’emprisonnement serait juste et proportionnée eu égard « à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » en application de l’art. 718.1 du Code criminel. Le principe fondamental de la détermination de la peine, la proportionnalité, exige une peine qui est suffisamment sévère pour dénoncer l’infraction, mais qui n’excède pas ce qui est juste et approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant et de la gravité de l’infraction (Bissonnette, par. 50). Sans égard aux conséquences ultimes, l’al. 244.2(1)a) vise les tirs délibérément insouciants et dangereux avec des armes à feu qui sont, par définition, susceptibles d’infliger des blessures mettant la vie en danger. C’est le caractère insouciant du comportement — l’existence d’un préjudice potentiel, que celui‑ci se matérialise ou non — qui est grave et hautement répréhensible, et qui fait en sorte qu’une période d’incarcération est une peine proportionnée.
[215]                     La comparaison que fait ma collègue avec les peines infligées dans les affaires R. c. Pretty, 2005 BCCA 52, 208 B.C.A.C. 79, R. c. Schnare, [1988] N.S.J. No. 118 (QL), 1988 CarswellNS 568 (WL) (C.A.), et R. c. Cheung, Gee and Gee (1977), 5 A.R. 356 (C.S. (Div. 1re inst.)), aide à illustrer la différence entre l’al. 244.2(1)a) et les infractions de « méfait » qui remontent à des décennies. Il est loin d’être clair que les fusils à plomb utilisés dans ces affaires pourraient être classés comme des armes à feu et, plus important encore, que les délinquants satisferaient à la double mens rea requise par l’al. 244.2(1)a). Interprété correctement, l’al. 244.2(1)a) ne vise que l’accusé qui « s’est concentré sur le fait que la décharge de son arme à feu compromettrait la vie ou la sécurité d’autrui, et conscient de ce fait, est quand même allé de l’avant » (Débats de la Chambre des communes, 12 mars 2009, p. 1687‑1688). Je ne suis pas d’accord pour dire que cela constitue une « forme mineure de méfait » (motifs de la juge Martin, par. 167). Rien n’indique que des délinquants semblables à ceux des affaires Pretty, Schnare ou Cheung aient déjà été accusés en vertu de l’al. 244.2(1)a), ni qu’ils puissent l’être, suivant une interprétation correcte des éléments de l’infraction.
[216]                     Pour prendre un exemple plus récent, l’accusé de 19 ans dans l’affaire Nur a été condamné à 40 mois d’emprisonnement pour la simple possession d’une arme à feu prohibée chargée (R. c. Nur, 2013 ONCA 677, 117 O.R. (3d) 401, conf. par 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773). Cette peine est, bien entendu, moindre que celles infligées en application de l’al. 244.2(1)a) qu’ont confirmées ces dernières années les cours d’appel pour la décharge intentionnelle d’armes à feu dans les arrêts Itturiligaq (quatre ans), R. c. McMillan, 2016 MBCA 12, 326 Man. R. (2d) 56 (quatre ans), Oud (cinq ans) et R. c. Lyta, 2013 NUCA 10, 561 A.R. 146 (cinq ans). Ces infractions ont toutes été commises avec des armes à feu conventionnelles. Cependant, y substituer des armes à feu à air comprimé ne réduirait pas suffisamment la gravité des infractions et la culpabilité des délinquants pour justifier une peine inférieure à la moitié de la durée de celle jugée juste et proportionnée dans les arrêts Itturiligaq, McMillan, Oud et Lyta. Par définition, toutes les armes à feu doivent être susceptibles d’infliger des lésions corporelles graves ou la mort.
[217]                     À mon avis, une peine de deux ans devrait à juste titre être considérée comme correspondant à l’extrémité inférieure de la gamme de peines justes et proportionnées dans les applications raisonnablement prévisibles de l’al. 244.2(1)a).
(2)         Une peine de quatre ans est‑elle exagérément disproportionnée par rapport à la peine juste et proportionnée?
[218]                     La peine minimale de quatre ans prévue à l’al. 244.2(3)b) aurait pour effet, à l’extrémité inférieure de la gamme de peines justes et proportionnées, de doubler la période d’incarcération dans les cas raisonnablement prévisibles. Il ne faudrait pas en minimiser les conséquences, lesquelles peuvent être dévastatrices. Cependant, je ne peux conclure, sur le plan constitutionnel, que cette période d’emprisonnement additionnelle atteindrait le seuil élevé établi par notre Cour en ce qui concerne les peines cruelles et inusitées.
[219]                     Une peine outrepasse les limites constitutionnelles lorsqu’elle est exagérément disproportionnée et non simplement excessive (Bissonnette, par. 61). La peine doit être « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence » (Smith, p. 1072, citant Miller, p. 688, le juge en chef Laskin; Lloyd, par. 24), et « odieuse ou intolérable » pour la société (Boudreault, par. 126, citant Lloyd, par. 24; Smith, p. 1072; Morrisey, par. 26). Comme le juge en chef Wagner, au nom d’une Cour unanime, l’a affirmé plus récemment dans l’arrêt Bissonnette, elle doit être « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » (par. 60).
[220]                     Par conséquent, ce n’est que très rarement qu’un tribunal conclura, et a conclu, qu’une peine est si exagérément disproportionnée qu’elle viole l’art. 12 de la Charte (voir Steele c. Établissement Mountain, 1990 CanLII 50 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1385, p. 1417, le juge Cory; Boudreault, par. 127‑128, la juge Côté, dissidente, mais non sur ce point; Bissonnette, par. 70). Les tribunaux doivent à juste titre faire preuve de déférence envers les décisions de politique générale du Parlement en matière de peines (Bissonnette, par. 70; Lloyd, par. 45). Dans un passage maintes fois cité, le juge Borins a dit ce qui suit à propos de cette déférence :
     [traduction] Il n’appartient pas au tribunal de se prononcer sur la sagesse du législateur fédéral en ce qui concerne la gravité de diverses infractions et les différentes peines qui peuvent être infligées aux personnes reconnues coupables de les avoir commises. Le législateur jouit d’une large discrétion pour interdire certains comportements considérés comme criminels et pour déterminer quelle doit être la sanction appropriée. Si le jugement définitif quant à savoir si une peine excède les limites constitutionnelles fixées par la Charte constitue à bon droit une fonction judiciaire, le tribunal devrait néanmoins hésiter à intervenir dans les vues mûrement réfléchies du législateur et ne le faire que dans les cas les plus manifestes où la peine prescrite est excessive, comparativement à la peine prévue pour d’autres infractions, au point de constituer une atteinte aux normes de la décence.
      (R. c. Guiller (1985), 48 C.R. (3d) 226 (C. dist. Ont.), p. 238)
[221]                     À mon avis, une peine de quatre ans ne saurait être considérée comme « excessive » au point d’être « incompatible avec la dignité humaine » ou de par ailleurs « porter atteinte aux normes de la décence ». Le seuil de l’art. 12 est nécessairement élevé dans les cas où la question en litige est la durée de la peine, par opposition aux peines qui sont cruelles et inusitées par nature, comme la torture ou la castration. Je souscris à l’opinion exprimée par la juge Martin dans le pourvoi connexe Hilbach selon laquelle il est loisible au Parlement de mettre l’accent sur les objectifs de dissuasion et de dénonciation dans le contexte d’infractions liées aux armes à feu (par. 73). Une arme à feu incarne la « menace suprême de mort aux yeux de ceux qui y font face » (R. c. Felawka, 1993 CanLII 36 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 199, p. 211). Notre Cour a maintes fois confirmé la fonction de dénonciation des peines minimales pour des comportements qui portent atteinte au « code des valeurs fondamentales » de notre société (Morrisey, par. 47; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 81). Tirer intentionnellement avec une arme à feu qui menace la vie en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants, est un exemple clair de comportement qui porte atteinte au code des valeurs fondamentales de la société canadienne.
[222]                     Je souscris aux conclusions respectives de la Cour d’appel du Nunavut et de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, à savoir que l’al. 244.2(1)a) [traduction] « n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif pénal valide » (Itturiligaq, par. 95) et qu’il [traduction] « ne vise que les comportements qui, en toutes circonstances, seront hautement répréhensibles et contraires à la paix de la communauté » (Oud, par. 44). En insistant sur le seuil élevé au regard de l’art. 12, le juge La Forest a expliqué que le mot « exagérément » traduit « le souci qu’avait cette Cour de ne pas astreindre le législateur à une norme à ce point sévère [. . .] qu’elle exigerait des peines parfaitement adaptées aux nuances morales qui caractérisent chaque crime et chaque délinquant » (R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 344‑345). Je suis d’accord. En l’espèce, je me garde « de remettre en question les choix [de politique générale] des élus » (Nur, par. 144, le juge Moldaver, dissident) sur le fondement d’une situation hypothétique qui, à mon avis, n’a rien à voir avec l’expérience judiciaire et le bon sens.
[223]                     À ma connaissance, la situation hypothétique présentée par l’appelant n’a pas donné lieu à une déclaration de culpabilité en vertu de l’al. 244.2(1)a) — et ne pourrait non plus y donner lieu, suivant mon interprétation de l’infraction, à moins que l’accusé n’ait songé au fait que la décharge de l’arme à feu compromettrait la vie ou la sécurité d’autrui. L’hypothèse « relève davantage de la fiction que de la réalité » et ne constitue pas une assise valable pour réduire à néant la solution réfléchie du Parlement à un problème à la fois grave et complexe (voir Nur, par. 133, le juge Moldaver, dissident).
IV.         Modifications législatives
[224]                     Avant de conclure, je souhaite brièvement commenter la Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 2022, c. 15. Ayant reçu la sanction royale le 17 novembre 2022, la mesure législative a modifié le libellé de l’al. 244.2(3)b) et a abrogé l’al. 344(1)a.1) du Code criminel (en cause dans Hilbach), supprimant ainsi la peine minimale de quatre ans en cause en l’espèce prévue pour les infractions visées au par. 244.2(1) commises avec des armes à feu sans restriction ou non prohibées.
[225]                     Cette loi traduit un choix de politique générale, par le gouvernement, qui n’est pas pertinent pour déterminer si l’ancienne loi violait l’art. 12 de la Charte (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, par. 104). Bien que le ministre de la Justice ait reconnu généralement, dans le contexte de la présentation de la mesure législative, que certaines peines minimales obligatoires sont susceptibles de mener à des peines qui peuvent être considérées comme exagérément disproportionnées, je conviens avec la directrice des poursuites pénales que cela ne saurait être vu comme une reconnaissance qu’une disposition ou une peine minimale en particulier n’est pas ou n’était pas conforme à la Charte. Comme pour le texte original de l’art. 244.2 adopté en 2009, il relève du Parlement de réglementer les infractions liées aux armes à feu comme il l’entend. Cela comprend la mise en balance des objectifs de la dissuasion et de la dénonciation avec ceux de la réinsertion sociale, de la proportionnalité et de la discrétion judiciaire dans la détermination de la peine.
V.           Conclusion
[226]                     Correctement interprété, l’al. 244.2(1)a) vise les délinquants qui tirent intentionnellement avec une arme à feu en direction d’un bâtiment ou d’un autre lieu, sachant qu’il s’y trouve des occupants ou sans se soucier qu’il s’y trouve ou non des occupants, et qui ont donc songé au fait que la décharge de leur arme à feu était susceptible de compromettre la vie ou la sécurité d’autrui. À mon avis, une peine minimale de quatre ans pour un tel comportement n’est ni « excessive au point de porter atteinte aux normes de la décence » ni « incompatible avec la dignité humaine » au point de constituer une peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12. Je rejetterais le pourvoi de M. Hills.
                    Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Procureurs de l’appelant : McKay Ferg, Calgary; TingleMerrett, Calgary.
                    Procureur de l’intimé : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Edmonton.
                    Procureur de l’intervenante la directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Winnipeg.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Public Prosecution Service (NS) — Appeals and Special Prosecutions, Halifax.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Ministry of Justice and the Attorney General for Saskatchewan, Regina.
                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Osler, Hoskin & Harcourt, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Goddard & Shanmuganathan, Toronto; Addario Law Group, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Peck and Company, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Stockwoods, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2023CSC2 ?
Date de la décision : 27/01/2023

Analyses

infractions — minimales obligatoires — exagérément disproportionnées — personnes délinquantes — tribunaux — détermination — emprisonnement — armes — raisonnablement prévisibles — proportionnées — gravité — feu — dispositions — Code criminel — portée — inusitées


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Hills
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 27 janvier 2023, R. c. Hills, 2023 CSC 2


Origine de la décision
Date de l'import : 28/01/2023
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-01-27;2023csc2 ?

Source

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