COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38
Appel entendu : 8 février 2022
Jugement rendu : 28 octobre 2022
Dossier : 39360
Entre :
Eugene Ndhlovu
Appelant
et
Sa Majesté le Roi
Intimé
- et -
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général de la Colombie-Britannique, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Association canadienne des libertés civiles, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Réseau juridique VIH, Clinique juridique itinérante et Association québécoise des avocats et avocates de la défense
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 143)
Les juges Karakatsanis et Martin (avec l’accord des juges Rowe, Kasirer et Jamal)
Motifs dissidents en partie :
(par. 144 à 196)
Le juge Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver et Côté)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Eugene Ndhlovu Appelant
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général de la Nouvelle‑Écosse,
procureur général de la Colombie-Britannique,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Association canadienne des libertés civiles,
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario,
Réseau juridique VIH,
Clinique juridique itinérante et
Association québécoise des avocats et avocates de la défense Intervenants
Répertorié : R. c. Ndhlovu
2022 CSC 38
No du greffe : 39360.
2022 : 8 février; 2022 : 28 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à la liberté — Justice fondamentale — Réparation — Article 490.012 du Code criminel exigeant l’inscription obligatoire des délinquants déclarés coupables d’infractions sexuelles désignées au registre national des délinquants sexuels — Paragraphe 490.013(2.1) du Code criminel exigeant l’inscription à perpétuité des délinquants déclarés coupables de plus d’une infraction désignée — Les dispositions portent-elles atteinte au droit à la liberté des délinquants? — Dans l’affirmative, l’atteinte est-elle justifiée? — Réparation appropriée en cas d’atteinte injustifiée au droit à la liberté — Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1) — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7 — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 490.012, 490.013(2.1) — Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c. 10.
En 2015, l’accusé a plaidé coupable à deux chefs d’agression sexuelle contre deux plaignantes relativement à deux agressions survenues lors d’une fête en 2011. La juge chargée de la détermination de la peine a infligé une peine globale de six mois d’emprisonnement et de trois ans de probation. Après avoir examiné les antécédents de l’accusé et la preuve, la juge a estimé qu’il était peu probable qu’il récidive. Malgré cette conclusion, en raison de sa déclaration de culpabilité relative aux deux chefs d’agression sexuelle, l’accusé a fait l’objet, conformément aux par. 490.012(1) et 490.013(2.1) du Code criminel, d’une inscription à perpétuité obligatoire au registre national des délinquants sexuels mis sur pied par la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (« LERDS »). L’article 490.012 prévoit que les ordonnances de se conformer à la LERDS sont obligatoires dans le cas des délinquants reconnus coupables d’infractions désignées comme l’agression sexuelle et d’autres infractions sexuelles. Ajouté en 2011, le par. 490.013(2.1) prévoit l’inscription à perpétuité des individus reconnus coupables de plus d’une infraction désignée. De plus, le pouvoir discrétionnaire qu’avait le poursuivant et celui qu’avait le juge de rendre des ordonnances enjoignant au délinquant de se conformer à la LERDS ont été supprimés en 2011. Le délinquant inscrit au registre est soumis à de nombreuses obligations de déclaration : il doit se présenter en personne à un bureau d’inscription pour fournir des renseignements personnels détaillés, mettre à jour ses renseignements en personne chaque année, et signaler en personne au bureau d’inscription tout changement d’adresse principale ou secondaire, ainsi que tout changement de nom, ou signaler le fait qu’il a reçu un permis de conduire ou un passeport. De plus, le délinquant doit aviser le bureau d’inscription de tout changement à ses renseignements concernant son travail ou son bénévolat au plus tard sept jours après le changement, et informer le bureau d’inscription s’il entend s’absenter de sa résidence principale ou de sa résidence secondaire pendant au moins sept jours consécutifs. Quiconque omet de se conformer à l’une ou l’autre de ces conditions s’expose à des poursuites et encourt un emprisonnement maximal de deux ans, une amende maximale de 10 000 $, ou les deux. En outre, des policiers procèdent à des contrôles de conformité aléatoires pour vérifier les renseignements consignés au registre. Au minimum, les délinquants sont soumis à au moins une vérification annuelle de leur adresse résidentielle.
L’accusé a présenté une requête en vue de contester la constitutionnalité des deux dispositions. La juge chargée de la détermination de la peine a conclu que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) violaient l’art. 7 de la Charte. Selon elle, les dispositions avaient une portée excessive parce que l’inscription de délinquants présentant un risque de récidive faible ou nul, comme c’était le cas de l’accusé, ne contribuait pas à la réalisation de l’objectif de la LERDS. Elle les a également jugées totalement disproportionnées, compte tenu des effets cumulatifs onéreux de l’inscription. Elle a conclu que l’article premier ne permettait pas de sauvegarder les dispositions contestées, et elle les a déclarées inopérantes. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel de la Couronne et conclu qu’aucune de ces dispositions ne violait l’art. 7. D’après eux, l’art. 490.012 n’avait pas une portée excessive, car tous les délinquants sexuels reconnus coupables ont une propension accrue à commettre d’autres crimes de nature sexuelle dans le futur. Ils ont également estimé que le par. 490.013(2.1) n’avait pas non plus une portée excessive parce que le Parlement pouvait déduire que le fait de commettre plus d’une infraction sexuelle était un indicateur d’un risque accru de récidive, ce qui justifiait une période d’inscription plus longue. Les juges majoritaires ont conclu en outre qu’aucune de ces dispositions n’était totalement disproportionnée. La juge dissidente n’était pas d’accord pour dire que les dispositions étaient conformes à l’art. 7. Tout en admettant que les dispositions n’étaient pas totalement disproportionnées, elle a estimé qu’elles avaient une portée excessive et a conclu que la violation de l’art. 7 n’était pas justifiée.
Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli.
Les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal : L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) du Code criminel violent l’art. 7 de la Charte, et ne peuvent être sauvegardées en vertu de l’article premier. Les dispositions sont donc déclarées inopérantes en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. La déclaration d’invalidité visant l’art. 490.012 est suspendue pour un an et elle s’applique prospectivement. L’accusé est toutefois soustrait à la suspension de la déclaration. En ce qui concerne le par. 490.013(2.1), la déclaration est immédiate, et elle s’applique rétroactivement.
Pour faire la preuve d’une violation de l’art. 7 de la Charte, la partie demanderesse doit d’abord démontrer que la loi porte atteinte à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne. Le droit à la liberté protège le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l’État. Il protège également contre la contrainte physique, allant de l’emprisonnement ou de l’arrestation à l’exercice du pouvoir de l’État pour contraindre quelqu’un à se présenter à un lieu déterminé. Les répercussions de l’ordonnance de se conformer à la LERDS sur la liberté du délinquant ne peuvent à juste titre être qualifiées que de graves. La LERDS le soumet à une obligation continue de communiquer un grand nombre d’informations, l’assujettit à des contrôles aléatoires et à d’autres mesures de conformité sous peine de poursuites et de sanctions sous forme d’emprisonnement, d’amendes ou des deux. Elle donne ainsi lieu à une surveillance continue de l’État qui peut durer des décennies et, pour certains délinquants, toute une vie. La LERDS contraint en outre les délinquants à organiser en permanence leurs déplacements et leur lieu de résidence pour se conformer à la législation. L’obligation de tenir constamment à jour les renseignements figurant au registre impose des fardeaux, et le risque d’emprisonnement rend la privation de liberté encore plus grave. L’impact sur la liberté peut également être aggravé par la situation personnelle du délinquant. Les délinquants dont le travail exige des déplacements réguliers et prolongés devront souvent prendre des mesures supplémentaires pour se conformer aux exigences de déclaration de la LERDS. Pire encore, les délinquants qui sont sans abri, qui ont des problèmes de toxicomanie et des problèmes cognitifs ou de santé mentale peuvent trouver extrêmement difficile de se conformer à ces exigences. En conséquence, l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) portent clairement atteinte au droit à la liberté des délinquants.
Une fois qu’il est établi que l’art. 7 entre en jeu, la prochaine étape consiste à démontrer que la privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale, tel celui interdisant la portée excessive. La première étape de l’analyse de la portée excessive consiste à déterminer l’objet des dispositions contestées. L’accent est mis sur l’objet des dispositions contestées, et non sur l’ensemble de la loi dans laquelle elles apparaissent, bien qu’il arrive parfois que l’objet des deux coïncide. Pour déterminer l’objet d’une disposition législative contestée, le tribunal peut tenir compte de son énoncé dans le texte de loi, s’il en est, du texte, du contexte et de l’économie de la loi et d’éléments de preuve extrinsèques tels que l’historique du texte de loi et son évolution.
L’objet général de la LERDS est facilement identifiable. Tel qu’il est mentionné au par. 2(1), son but est, en exigeant l’enregistrement de certains renseignements sur les délinquants sexuels, d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux-ci. Puisque la LERDS ainsi que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) du Code criminel constituent un régime législatif intégré, l’objectif général de la LERDS est utile pour interpréter l’objet des dispositions contestées. De plus, le lien qui existe entre l’objet des dispositions contestées et l’objectif général de la LERDS est renforcé par d’autres dispositions de cette loi comme le par. 2(2), lequel implique que les dispositions devraient être interprétées comme étant étroitement liées à l’objectif général d’aider la police. Étant donné l’historique législatif et l’objet général explicite de la LERDS, l’art. 490.012 a pour objet de recueillir, au sujet des délinquants, des renseignements qui peuvent aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Le moyen qui a été retenu pour atteindre cet objet est l’inscription obligatoire. Quant au par. 490.013(2.1), aucun élément relatif à l’historique législatif ne nous éclaire sur son objet. Toutefois, compte tenu du libellé de cette disposition et du régime actuel, en décidant d’accorder un accès prolongé à des renseignements portant sur des délinquants lorsque plus d’une infraction a été commise, le Parlement était sans doute motivé par sa conviction que les auteurs de ces infractions étaient plus susceptibles de récidiver que les autres délinquants sexuels. Compte tenu de ce risque accru de causer du tort à autrui, le Parlement a préféré autoriser la consultation des renseignements sur les délinquants figurant au registre pour la période la plus longue possible. Cette décision concorde avec la volonté du Parlement de cibler les délinquants qui commettent des infractions plus graves. Ainsi, le par. 490.013(2.1) vise à accorder à la police une période d’accès plus longue aux renseignements sur les délinquants présentant un risque accru de récidive. Le moyen qui a été retenu pour atteindre cet objectif est l’inscription à perpétuité des délinquants sexuels qui commettent plus d’une infraction désignée.
Ayant précisé l’objet des dispositions contestées, l’étape suivante consiste à déterminer si elles ont une portée excessive. Une disposition a une portée excessive lorsqu’elle s’applique largement au point de viser certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet, ce qui la rend en partie arbitraire. En d’autres termes, il y a portée excessive lorsqu’il n’existe aucun lien rationnel entre l’objet de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous. Une loi ne peut porter atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne ne serait-ce que d’un seul individu d’une manière incompatible avec les principes de justice fondamentale. Par conséquent, les dispositions qui sont rédigées de manière générale afin de faciliter leur application vont à l’encontre de l’art. 7 si elles privent de sa liberté une seule personne d’une manière qui ne sert pas l’objet de la loi.
L’inscription obligatoire prévue à l’art. 490.012 a une portée excessive parce qu’elle entraîne l’inscription de délinquants qui ne présentent pas un risque accru de commettre une autre infraction sexuelle dans le futur. Il n’y a aucun lien entre l’inscription de ces délinquants et l’objectif de recueillir, sur les délinquants, des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Dans certains cas, en raison de sa situation personnelle, le délinquant ne présente pas un risque accru de récidive, ce qui exclut toute possibilité réelle que ses renseignements figurant au registre se révèlent un jour utiles à la police. Un indicateur aussi approximatif que l’existence d’une déclaration antérieure de culpabilité pour une infraction sexuelle ne tient pas compte d’emblée de ce type de situation. Qui plus est, il est inexact de dire que tous les délinquants sexuels présentent un risque accru de récidive. Bien qu’une condamnation antérieure pour une infraction sexuelle constitue un facteur de risque, environ 10 p. 100 des individus ayant déjà été reconnus coupables d’une infraction sexuelle ne présentent pas, au moment de la détermination de la peine, un risque de récidive plus élevé que l’ensemble des criminels. Enfin, on ne peut invoquer le fait qu’il est difficile d’évaluer le risque au moment de la détermination de la peine pour justifier la portée excessive de l’art. 490.012. Un argument fondé sur l’utilité pratique sur le plan de l’application reconnaît implicitement que la disposition législative viole les droits de quelqu’un, mais considère que cette violation est justifiée parce que la disposition est avantageuse pour le public, du fait qu’elle rend l’application de la loi plus pratique ou plus commode. Pareil argument doit être examiné dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte.
L’inscription à perpétuité des personnes reconnues coupables de plus d’une infraction sexuelle a également une portée excessive. L’objectif de la mesure est d’accorder à la police une période d’accès plus longue à des renseignements sur des délinquants qui présentent un risque accru de récidive. Or, comme le témoignage de l’expert le démontre, le fait de commettre plus d’une infraction sans faire l’objet d’une déclaration de culpabilité dans l’intervalle n’est pas associé à un risque accru de récidive. La mesure en question vise donc des délinquants qui ne présentent pas un risque relativement plus élevé de récidive.
L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) ne sont pas sauvegardés en vertu de l’article premier de la Charte. Une violation de la Charte est justifiée en vertu de l’article premier lorsque l’objet de la loi contestée est urgent et réel et que les moyens choisis sont proportionnels à cet objet. Une loi est proportionnée à son objet si les moyens adoptés sont rationnellement liés à cet objet, si la loi porte atteinte de façon minimale au droit en question, et si les effets bénéfiques de la loi l’emportent sur ses effets préjudiciables.
La prévention des crimes sexuels et les enquêtes sur ceux-ci constituent un objectif urgent et réel, et les mesures sont rationnellement liées à leurs objectifs. Cependant, l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) ne portent pas atteinte de façon minimale aux droits des délinquants. Il existe des solutions de rechange fiables et adaptées qui permettraient d’atteindre l’objectif des mesures contestées de façon substantielle. Le rétablissement du pouvoir discrétionnaire des juges dans le processus d’inscription permettrait d’atteindre un taux d’inscription de 90 p. 100 des délinquants dans le registre. En outre, les tribunaux disposent d’une foule d’outils — dont les témoignages d’experts — pour évaluer plus exactement les risques. Subsidiairement, le Parlement peut énumérer des critères précis pour aider les juges à déterminer si l’inscription d’un délinquant est peu susceptible de favoriser l’atteinte de l’objectif du régime. En ce qui concerne le par. 490.013(2.1), la Couronne n’a pas expliqué pourquoi le fait d’exempter les délinquants qui commettent plus d’une infraction sans avoir fait l’objet d’une déclaration de culpabilité dans l’intervalle ne permettrait pas d’atteindre l’objectif de ce paragraphe. De plus, les effets préjudiciables de l’art. 490.012 et du par. 490.013(2.1) l’emportent sur leurs effets bénéfiques. Les preuves sur les avantages des dispositions sont rares, alors que l’impact préjudiciable sur toute personne assujettie aux obligations de déclaration imposées par une ordonnance de la LERDS est clair. La portée des renseignements personnels consignés, la fréquence à laquelle les délinquants sont tenus de mettre à jour leurs renseignements et, par-dessus tout, la menace d’emprisonnement rendent ces conditions onéreuses, surtout pour les groupes marginalisés.
La réparation appropriée est une déclaration d’invalidité. Pour ce qui est du par. 490.012, l’interpréter de façon atténuée de manière à ce qu’il ne s’applique tout simplement pas aux délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive ou qui subissent des effets nettement démesurés reviendrait en pratique à rétablir le pouvoir discrétionnaire des juges et contredirait la volonté claire du Parlement de retirer aux juges tout pouvoir discrétionnaire leur permettant de soustraire des délinquants à l’inscription obligatoire au registre au moment de la détermination de la peine. En outre, tout bien considéré, les circonstances justifient la suspension de l’exécution de la déclaration d’invalidité pour une période de 12 mois. Il y a lieu de suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité lorsque l’État démontre qu’une déclaration d’invalidité avec effet immédiat serait susceptible de porter atteinte à un intérêt qui revêt une importance si grande que, tout bien considéré, les avantages qu’il y a à suspendre l’effet de cette déclaration l’emportent sur les inconvénients du maintien d’une loi inconstitutionnelle qui viole des droits garantis par la Charte. Même si la violation des droits qui serait temporairement maintenue en raison de la suspension de cette déclaration est importante et ordonner la suspension irait également à l’encontre de l’intérêt qu’a le public à l’égard d’une loi conforme à la Constitution, déclarer l’art. 490.012 inopérant avec effet immédiat empêcherait effectivement les tribunaux d’imposer des ordonnances de la LERDS à tous les délinquants, y compris à ceux qui présentent un risque élevé de récidive, et pourrait donc mettre en danger l’intérêt public à prévenir les infractions sexuelles commises par des délinquants présentant un risque élevé et à enquêter sur celles‑ci, ce qui compromettrait la sécurité publique. En outre, la déclaration devrait s’appliquer prospectivement. Une application rétroactive de la déclaration d’invalidité pourrait contrecarrer les intérêts publics impérieux qui exigent une période de transition, ce qui créerait de l’incertitude et supprimerait la protection qui, au départ, avait justifié la suspension. Une déclaration d’invalidité avec effet prospectif ne porterait pas indûment préjudice aux délinquants qui sont inscrits depuis 2011, mais dont les droits protégés par l’art. 7 sont toujours violés. Ces délinquants pourront demander une réparation personnelle en vertu du par. 24(1) de la Charte pour être retirés du registre s’ils peuvent démontrer que les effets de la LERDS sur leur droit à la liberté n’ont aucun lien avec l’objectif de l’art. 490.012 ou sont totalement disproportionnés.
En ce qui concerne le par. 490.013(2.1), il convient de rendre une déclaration immédiate d’invalidité étant donné que les délinquants demeureront inscrits au registre et qu’il n’y a pas de lacune que le Parlement doit combler. De plus, il n’existe aucune raison impérieuse de réfuter la présomption d’application rétroactive de la déclaration. Puisque la déclaration touche toutes les personnes visées par l’adoption de cette disposition depuis 2011, les délinquants qui font l’objet d’une ordonnance d’inscription à perpétuité conformément à cette disposition après avoir été reconnus coupables de plus d’une infraction d’ordre sexuel sans avoir été l’objet d’une déclaration de culpabilité dans l’intervalle peuvent demander une réparation en vertu du par. 24(1) pour faire modifier la durée de leur inscription.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Brown (dissidents en partie) : Il y a lieu d’accueillir le pourvoi en partie. Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que l’inscription obligatoire à perpétuité prévue au par. 490.013(2.1) du Code criminel a une portée excessive. Toutefois, l’art. 490.012 est constitutionnel. Il est bien adapté à son objet, soit celui d’aider les policiers à prévenir les crimes sexuels et à enquêter sur ceux‑ci, et il ne limite pas les droits garantis au délinquant par l’art. 7 d’une manière qui n’a aucun lien avec son objectif. L’exercice du pouvoir discrétionnaire des juges d’accorder une dispense d’inscription sous le régime de la LERDS à des délinquants est justement le problème qui a incité le Parlement à modifier le Code criminel en 2011 afin d’y prévoir l’inscription automatique des délinquants sexuels. De nombreux juges avaient exercé leur pouvoir discrétionnaire de dispenser certains délinquants d’une manière manifestement inappropriée, et le taux peu élevé d’inscription au registre minait son efficacité. La preuve montre clairement que même les délinquants sexuels qui présentent relativement moins de risques sont plus à risque de commettre une autre infraction sexuelle que la population criminelle générale. En outre, il est clair qu’on ne peut prédire de manière fiable, au moment de la détermination de la peine, quels délinquants récidiveront. Compte tenu de ce risque incertain, le Parlement était en droit de ratisser large.
L’analyse fondée sur l’art. 7 suppose d’abord de déterminer l’objet de la disposition contestée. L’article 490.012 ne mentionne pas expressément l’objectif de l’enregistrement automatique, mais le régime législatif plus large donne certains indices. Le paragraphe 2(1) de la LERDS prévoit que cette loi a pour objet, en exigeant l’enregistrement de certains renseignements sur les délinquants sexuels, d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux‑ci, et le par. 2(2) décrit les principes directeurs de la loi. La preuve extrinsèque révèle que le Parlement a modifié le régime législatif afin de répondre à des préoccupations selon lesquelles l’efficacité du registre était compromise par l’exclusion de près de la moitié des personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles parce que le procureur de la Couronne n’avait pas présenté de demande en vue de leur inscription ou qu’un juge avait conclu que le délinquant ne devrait pas être inscrit. Les modifications ont répondu à ces préoccupations en prévoyant l’inscription automatique des délinquants sexuels à l’art. 490.012 afin de rendre le registre des plus efficaces lorsque les services de police enquêtent sur des crimes de nature sexuelle. La preuve qui précède appuie la conclusion selon laquelle le par. 490.012(1) a pour objet d’aider la police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux‑ci en exigeant l’enregistrement de certains renseignements sur les délinquants sexuels, ce qui est conforme à l’objet de la loi dans son ensemble.
L’enregistrement automatique n’est pas arbitraire. L’arbitraire renvoie à l’absence de lien rationnel entre l’objet de la loi et son effet allégué sur l’individu, ou aux situations où il est possible de montrer que l’effet allégué compromet la réalisation de l’objet de la loi. L’enregistrement obligatoire dans la LERDS des personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles n’est pas arbitraire, car il existe un lien clair entre, d’une part, disposer de renseignements exacts et à jour au sujet de personnes plus susceptibles de commettre des infractions sexuelles et, d’autre part, prévenir des infractions sexuelles et enquêter sur celles‑ci.
L’enregistrement automatique n’est pas totalement disproportionné. On conclura à une disproportion totale lorsque les effets de la disposition sur la vie, la liberté ou la sécurité de la personne sont si totalement disproportionnés à ses objectifs qu’ils ne peuvent avoir d’assise rationnelle. La LERDS impose un fardeau aux délinquants, mais celui‑ci n’est pas sans rapport aucun avec l’objectif de prévenir les infractions sexuelles et d’enquêter sur celles‑ci. En outre, plusieurs arguments militent à l’encontre de la disproportion totale. L’accès au registre est strictement contrôlé. La comparution et la production de renseignements sont confidentielles, et l’utilisation des renseignements est strictement réservée aux services de police, qui y ont recours pour prévenir les infractions sexuelles et enquêter sur celles‑ci. De plus, toute stigmatisation que subit un délinquant en étant étiqueté comme un délinquant sexuel découle des déclarations de culpabilité elles‑mêmes, et non de son inscription au registre. L’anxiété occasionnée par une loi n’est pas habituellement considérée comme une atteinte à la liberté. En outre, les exigences de la LERDS ne constituent pas une peine parce qu’elles ne restreignent pas de manière importante les activités licites auxquelles l’accusé peut s’adonner, les endroits où il peut aller ou les personnes avec qui il peut communiquer ou s’associer. Un délinquant dont le nom est inscrit au registre a déjà fait l’objet d’un procès et a été reconnu coupable d’une infraction sexuelle désignée. Une ordonnance de se conformer à la LERDS est donc considérée comme une conséquence découlant de la déclaration de culpabilité. Enfin, la durée d’une ordonnance de se conformer à la LERDS est directement liée à la peine d’emprisonnement maximale prévue pour l’infraction sexuelle en question. En établissant un lien entre la durée de l’obligation de comparution et de production de renseignements et la gravité de l’infraction, le Parlement a incorporé la question de la proportionnalité dans le régime législatif. Si les effets sur la vie privée ou la liberté sont réellement démesurés, le délinquant qui peut satisfaire à la norme élevée en en faisant la démonstration sera en mesure d’obtenir une ordonnance de révocation.
L’article 490.012 n’a pas une portée excessive. Une loi aura une portée excessive si elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet, démontrant ainsi qu’une loi peut être rationnelle dans certains cas et avoir une portée excessive dans d’autres. En adoptant l’art. 490.012, le Parlement a délibérément choisi de ne pas faire de distinction encore les infractions sexuelles graves et moins graves ou entre les délinquants à haut risque et à faible risque. Le Parlement a plutôt exigé l’enregistrement pour tous les délinquants sexuels sur la base d’une caractéristique commune : un risque plus élevé de commettre une infraction sexuelle dans le futur. Le gouvernement peut édicter une loi qui traite toutes les personnes ayant une caractéristique commune de la même manière, sans contrevenir à l’art. 7, pourvu qu’il y ait un lien rationnel entre cette caractéristique et l’objectif du gouvernement.
Il existe un lien logique entre l’enregistrement automatique faisant suite à une déclaration de culpabilité pour une infraction sexuelle et l’objet de l’art. 490.012. La preuve d’expert indique que les délinquants déclarés coupables d’une infraction sexuelle sont de cinq à huit fois plus susceptibles de récidiver que ceux qui ont été déclarés coupables d’une infraction de nature non sexuelle. Collectivement, les délinquants sexuels poseront toujours un plus grand risque que le reste de la population du fait de leurs actes et, par conséquent, le fait qu’ils ont déjà été déclarés coupables d’une infraction sexuelle est un indicateur de risque fiable et une bonne méthode d’évaluation de ce risque. De plus, les experts s’entendaient pour dire que le risque de récidive ne peut être établi avec certitude au moment du prononcé de la peine. L’évaluation des risques ne peut prédire avec certitude si un délinquant récidivera, et les taux de récidive observés sous‑estiment les taux réels de récidive sexuelle. Par conséquent, il est dangereux de se baser sur une évaluation des risques pour décider quels délinquants devraient être inscrits. Il était du ressort du Parlement de tracer une ligne en se fondant sur ce risque accru, qui est connu mais dont le degré ne l’est pas, plutôt que de laisser aux procureurs et aux juges la tâche d’évaluer si un délinquant présente un risque accru dans chaque cas. Une raison importante pour laquelle le Parlement a tracé cette ligne était de corriger une faille dans le registre qui permettait aux juges de dispenser de l’inscription les délinquants qui, selon eux, n’étaient pas des prédateurs, contrairement à l’intention du législateur. Avant les modifications, certains juges accordaient une dispense en se fondant non pas sur l’effet de l’enregistrement sur le délinquant (comme l’exige la disposition de la loi), mais sur la question de savoir si le délinquant était le genre de personne pour qui le registre avait été conçu — autrement dit, un vrai délinquant sexuel. La catégorie des vrais délinquants sexuels a parfois été définie de façon si restreinte qu’elle excluait les délinquants qui avaient agressé sexuellement des personnes qu’ils connaissaient, les pédopornographiles, les délinquants opportunistes, ainsi que les délinquants ayant sévi il y a longtemps. Les juges ont accordé des dispenses même lorsque la victime ne connaissait pas l’agresseur et que les infractions participaient d’un comportement hautement prédateur. Des dispenses ont aussi été accordées à des délinquants qui étaient en position de confiance et qui ont abusé de victimes vulnérables. Étant donné que les juges semblent avoir omis de façon répétée et régulière d’apprécier la gravité de ces infractions, on peut prédire avec confiance que la mauvaise utilisation du pouvoir discrétionnaire des tribunaux qui avait cours avant les modifications se reproduira lorsque l’enregistrement automatique sera supprimé.
Jurisprudence
Citée par les juges Karakatsanis et Martin
Arrêts examinés : Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; R. c. T.L.B., 2006 ABQB 533, 403 A.R. 293, conf. par 2007 ABCA 135, 404 A.R. 283; R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761; arrêts mentionnés : R. c. Long, 2018 ONCA 282, 45 C.R. (7th) 98; R. c. Debidin, 2008 ONCA 868, 94 O.R. (3d) 421; R. c. Dyck, 2008 ONCA 309, 90 O.R. (3d) 409; R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349; R. c. C. (S.S.), 2008 BCCA 262, 234 C.C.C. (3d) 365; R. c. J.D.M., 2006 ABCA 294, 417 A.R. 186; R. c. Desmeules, 2006 QCCQ 16773; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; R. c. Clay, 2003 CSC 75, [2003] 3 R.C.S. 735; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; Fleming c. Ontario, 2019 CSC 45, [2019] 3 R.C.S. 519; R. c. Beare, 1988 CanLII 126 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. D.T., 2021 CanLII 85816; R. c. Callahan, 2021 CanLII 41952; R. c. Firingstoney, 2017 ABQB 343; R. c. Caruana, 2016 ONCJ 367; R. c. G.E.W., 2006 ABQB 317, 396 A.R. 149; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, 1985 CanLII 65 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 177; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679; R. c. Albashir, 2021 CSC 48.
Citée par le juge Brown (dissident en partie)
Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; R. c. Michaud, 2015 ONCA 585, 127 O.R. (3d) 81; R. c. Long, 2018 ONCA 282, 45 C.R. (7th) 98; R. c. Redhead, 2006 ABCA 84, 384 A.R. 206; R. c. T.A.S., 2018 SKQB 183; R. c. Dyck, 2008 ONCA 309, 90 O.R. (3d) 409; R. c. Debidin, 2008 ONCA 868, 94 O.R. (3d) 421; R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349; R. c. C. (S.S.), 2008 BCCA 262, 234 C.C.C. (3d) 365; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Hooyer, 2016 ONCA 44, 129 O.R. (3d) 81; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144; R. c. F. (P.R.) (2001), 2001 CanLII 21168 (ON CA), 57 O.R. (3d) 475; R. c. Beare, 1988 CanLII 126 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Dyck (2005), 2005 CanLII 47771 (ON SC), 203 C.C.C. (3d) 365; R. c. Safarzadeh-Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; R. c. B.P.M., 2019 BCPC 156; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; C. (P.S.) c. British Columbia (Attorney General), 2007 BCSC 895, 222 C.C.C. (3d) 230; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. Have, 2005 ONCJ 27, 194 C.C.C. (3d) 151; R. c. Burke, 2005 ONCJ 422; R. c. Y. (B.T.), 2006 BCCA 331, 210 C.C.C. (3d) 484; R. c. B.S.S., 2006 BCPC 135; R. c. Worm, 2005 ABPC 92; R. c. Randall, 2006 NSPC 38, 247 N.S.R. (2d) 205; R. c. Aldea, 2005 SKQB 461, 271 Sask. R. 272; R. c. S. (M.W.), 2007 BCSC 1188, 52 C.R. (6th) 77; R. c. Friesen, 2020 CSC 9; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11, 12, 24(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 490.011(1) « infraction désignée » a), 490.012 [rempl. 2010, c. 17, art. 5], 490.013 [rempl. 2010, c. 17, art. 6], 490.015(1), 490.016(1), 490.031(1).
Loi Christopher de 2000 sur le registre des délinquants sexuels, L.O. 2000, c. 1, art. 2.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels, L.C. 2010, c. 17.
Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c. 10, art. 2 [rempl. 2010, c. 17, art. 28], 4, 4.1, 5, 5.1, 6(1), 8, 16(2)a) [rempl. 2010, c. 17, art. 44].
Projet de loi C-34, Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels, 2e sess., 40e lég., 2009.
Doctrine et autres documents cités
Benedet, Janine. « A Victim-Centred Evaluation of the Federal Sex Offender Registry » (2012), 37 Queen’s L.J. 437.
Benedet, Janine. « Long and Ndhlovu : The Federal Sex offender Registry and Section 7 of the Charter » (2018), 45 C.R. (7th) 132.
Canada. Bibliothèque du Parlement. Direction de la recherche parlementaire. Projet de loi C‑16 : Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, Résumé législatif 470F, par Robin MacKay, Division du droit et du gouvernement, 16 février 2004.
Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la sécurité publique et nationale. Examen de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels : Rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale, 2e sess., 40e lég., décembre 2009.
Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la sécurité publique et nationale. Témoignages, no 15, 2e sess., 40e lég., 21 avril 2009, p. 3‑4, 8‑9.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 144, no 67, 2e sess., 40e lég., 3 juin 2009, p. 4148.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 144, no 70, 2e sess., 40e lég., 8 juin 2009, p. 4324.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 145, no 112, 3e sess., 40e lég., 7 décembre 2010.
Canada. Réponse du gouvernement au cinquième rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale intitulé Examen de la Loi sur l’enregistrement des renseignements sur les délinquants sexuels, 12 avril 2010 (en ligne : https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/40-2/SECU/rapport-5/reponse-8512-403-180; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2022SCC-CSC38_1_fra.pdf).
Canada. Sénat. Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, no 3, 3e sess., 40e lég., 14 avril 2010, p. 32.
Stewart, Hamish. Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, 2nd ed., Toronto, Irwin Law, 2019.
Sullivan, Ruth. The Construction of Statutes, 7th ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Slatter, Schutz et Khullar), 2020 ABCA 307, 12 Alta. L.R. (7th) 225, 392 C.C.C. (3d) 459, 66 C.R. (7th) 34, 466 C.R.R. (2d) 151, [2021] 1 W.W.R. 537, [2020] A.J. No. 914 (QL), 2020 CarswellAlta 1573 (WL), qui a infirmé deux décisions de la juge Moen, 2018 ABQB 277, 68 Alta. L.R. (6th) 89, 45 C.R. (7th) 137, [2018] 6 W.W.R. 590, [2018] A.J. No. 427 (QL), 2018 CarswellAlta 794 (WL), et 2016 ABQB 595, 44 Alta. L.R. (6th) 382, 32 C.R. (7th) 392, 366 C.R.R. (2d) 20, [2017] 3 W.W.R. 343, [2016] A.J. No. 1105 (QL), 2016 CarswellAlta 2054 (WL). Pourvoi accueilli, le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents en partie.
Elvis Iginla, pour l’appelant.
Jason R. Russell, pour l’intimé.
Jeffrey G. Johnston, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Michael S. Dunn, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Sylvain Leboeuf et Julie Dassylva, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Argumentation écrite seulement par Glenn Hubbard, pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.
Lesley A. Ruzicka, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.
Mark C. Halfyard, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Christine Mainville et Carly Peddle, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Matthew R. Gourlay, Ryan Peck et Robin Nobleman, pour les intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et le Réseau juridique VIH.
Donald Tremblay, pour l’intervenante la Clinique juridique itinérante.
Stéphanie Pelletier‑Quirion, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
Version française du jugement des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal rendu par
Les juges Karakatsanis et Martin —
I. Aperçu
[1] Le Parlement et les tribunaux reconnaissent de plus en plus les graves préjudices que cause le large éventail d’infractions sexuelles interdites par le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Au fil des ans, les éléments de fond de certaines infractions sexuelles ont été modifiés : le Code criminel définit maintenant expressément le consentement; des mécanismes ont été instaurés pour traiter de questions épineuses liées à la preuve; une aide au témoignage est offerte aux témoins vulnérables; et les dispositions et les principes relatifs à la détermination de la peine reflètent la gravité des infractions sexuelles.
[2] En 2004, préoccupé par l’enlèvement d’enfants et les sévices sexuels commis contre eux, le Parlement a adopté la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c. 10 (LERDS ou Loi). Par cette mesure législative, le Parlement cherchait à aider la police à enquêter sur les crimes de nature sexuelle en créant un registre national des délinquants sexuels. À l’époque, un délinquant sexuel ne pouvait être inscrit au registre que si le procureur de la Couronne demandait d’abord au tribunal de rendre une ordonnance contraignant le délinquant à se conformer à la LERDS. De plus, la loi conférait aux juges chargés de la détermination de la peine le pouvoir discrétionnaire de ne pas inscrire un délinquant au registre s’ils estimaient que les effets de cette inscription sur la vie privée ou le droit à la liberté de ce délinquant étaient totalement disproportionnés par rapport à l’intérêt public de protéger la société.
[3] Ces deux garanties distinctes ont été supprimées en 2011 à la suite de l’adoption de la Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels, L.C. 2010, c. 17. L’article 490.012 du Code criminel exige plutôt maintenant l’inscription de tous les délinquants reconnus coupables de l’une des 27 différentes infractions sexuelles désignées à l’al. 490.011(1)a). Désormais, chacun de ces délinquants sexuels doit inscrire ses renseignements personnels au registre national des délinquants sexuels du Canada, quel que soit son risque de récidive. En plus des ordonnances obligatoires prévues par la LERDS, le Parlement a également exigé l’inscription à perpétuité des délinquants qui commettent plus d’une infraction, sans égard à la nature et au moment des infractions et même si elles font partie d’un seul et même événement (par. 490.013(2.1)).
[4] En l’espèce, l’appelant, Eugene Ndhlovu, a plaidé coupable en 2015 à deux chefs d’agression sexuelle contre deux plaignantes lors d’une fête en 2011. Il avait 19 ans à l’époque. Lors de la détermination de la peine, la juge devait établir une peine proportionnée et adaptée à la fois à M. Ndhlovu et aux agressions sexuelles qu’il avait commises. Après avoir examiné ses antécédents et la preuve, la juge a estimé qu’il était peu probable que M. Ndhlovu récidive. Toutefois, en raison des modifications apportées en 2011 par le Parlement, le Code criminel l’obligeait à rendre une ordonnance exigeant que M. Ndhlovu se conforme à la LERDS, et ce, pour le reste de sa vie.
[5] En conséquence, à l’instar de tous les autres délinquants se trouvant dans la même situation que lui, M. Ndhlovu serait tenu de se présenter à un poste de police et de fournir une foule de renseignements personnels qui seraient versés au registre national des délinquants sexuels du Canada. La LERDS impose également des obligations de déclaration continue qui sont nombreuses, envahissantes et détaillées; ainsi, les délinquants doivent notamment tenir leurs renseignements à jour, faire part de tout projet de voyage de sept jours consécutifs ou plus et signaler tout changement d’adresse de domicile ou d’emploi. Le délinquant aurait à se présenter chaque année à la police et serait soumis à des contrôles de police aléatoires. Le non‑respect de l’une ou l’autre des obligations de déclaration associées à son inscription au registre le rend passible de poursuites, d’une peine d’emprisonnement maximale de deux ans, d’une amende ou des deux (Code criminel, par. 490.031(1)). La présence de son nom dans la base de données signifierait qu’il fait partie de la liste de personnes que la police pourrait considérer comme présentant un intérêt dans le cadre de ses enquêtes, ce qui pourrait générer d’autres interactions avec la police. L’impact sur M. Ndhlovu et toute personne assujettie à ces dispositions est considérable. La portée des renseignements personnels consignés, la fréquence à laquelle les délinquants sont tenus de mettre à jour leurs renseignements, la surveillance permanente exercée par l’État et la menace de poursuites et d’emprisonnement font toutes obstacle à ce que l’on entend par liberté au Canada.
[6] Le présent pourvoi oblige notre Cour à déterminer si le Parlement s’est conformé à la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu’il a choisi de supprimer à l’art. 490.012 le pouvoir discrétionnaire des poursuivants et des juges et a instauré, au par. 490.013(2.1), l’inscription à perpétuité des délinquants reconnus coupables de plus d’une infraction sexuelle désignée. Par le biais de l’art. 490.012, le Parlement cherchait à recueillir au sujet des délinquants des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. De même, le par. 490.013(2.1) vise à donner à la police un accès prolongé aux renseignements sur des délinquants qui présentent un risque accru de récidive.
[7] Même lorsqu’il agit dans un but louable, le Parlement doit malgré tout légiférer de façon constitutionnelle et se conformer à la Charte. Il ne l’a pas fait lorsqu’il a adopté l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1). Ces mesures portent atteinte au droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte parce que l’inscription au registre a de graves répercussions sur la liberté de circulation et la liberté de faire des choix fondamentaux de personnes qui ne présentent pas un risque accru de récidive au cours de leur vie.
[8] Comme l’inscription obligatoire des délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive n’aide pas la police, elle est incompatible avec le principe de justice fondamentale interdisant la portée excessive. L’inscription obligatoire et l’inscription à perpétuité vont trop loin : il n’y a pas de lien entre, d’une part, l’assujettissement des délinquants sexuels qui ne présentent pas un risque accru de récidive à des obligations de déclaration et, d’autre part, l’objectif du Parlement de recueillir des renseignements visant à aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. L’inscription obligatoire à perpétuité va également trop loin et prive certaines personnes de leurs droits d’une manière qui n’a aucun rapport avec l’objectif du Parlement.
[9] Il y a des délinquants qui, en raison de leurs caractéristiques individuelles, présentent un risque négligeable de récidive. De plus, en réalité, de 75 à 80 p. 100 d’entre eux ne récidivent jamais. Selon les données statistiques de la Couronne, il y a également un grand nombre de délinquants sexuels qui ne présentent pas un risque de récidive plus élevé que l’ensemble des criminels. Par conséquent, l’art. 490.012 s’applique à des délinquants pour lesquels il n’y a aucune possibilité réelle que leurs renseignements puissent un jour aider la police, et il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire de soustraire ces personnes à la vaste portée des obligations onéreuses et continues de la LERDS. En outre, le témoignage de l’expert de la Couronne a démontré que le fait de commettre plus d’une infraction sexuelle sans être déclaré coupable d’une infraction dans l’intervalle n’est pas associé à un risque plus élevé de récidive.
[10] Les deux dispositions contestées souffrent donc de la même lacune sur le plan constitutionnel. Elles utilisent toutes les deux des critères catégoriques et inflexibles qui ont une trop grande portée et qui ratissent trop large. Dans la mesure où elles exigent l’inscription, parfois à perpétuité, de délinquants qui ne présentent pas de risque accru de récidive, ces dispositions menacent le droit à la liberté de ces délinquants d’une manière qui est trop large et qui viole l’art. 7 de la Charte.
[11] Elles ne sont pas non plus justifiées en vertu de l’article premier, parce qu’elles ne portent pas atteinte de façon minimale à des droits garantis par la Charte et que leurs effets préjudiciables l’emportent sur leurs effets bénéfiques. L’obligation catégorique d’inscrire sans discernement tous les délinquants sexuels désignés et l’obligation d’inscrire à perpétuité les personnes reconnues coupables de plus d’une infraction restreignent la liberté des délinquants qui ne présentent pas de risque accru de récidive sans qu’il ait été démontré que ces mesures améliorent la capacité de la police de prévenir les crimes sexuels et d’enquêter sur ceux‑ci. Bien que la Couronne affirme qu’elle estime nécessaire d’inscrire tous les délinquants pour que le registre soit aussi efficace qu’elle le souhaite, il ne suffit pas qu’elle appelle cette solution de ses vœux pour réussir à s’acquitter du fardeau qui lui incombe non simplement d’expliquer cette atteinte à la liberté, mais de la justifier. Le fait que la Couronne n’a présenté aucun élément de preuve démontrant en quoi ces dispositions aident vraiment la police à prévenir les crimes sexuels ou à enquêter sur ceux‑ci revêt une importance capitale. En fait, les rares informations contenues au dossier vont dans le sens contraire.
[12] Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de déclarer l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) inopérants en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Il convient de suspendre pour un an l’exécution de ce jugement déclaratoire en ce qui concerne l’inscription obligatoire, compte tenu des préoccupations relatives à la sécurité publique et des nombreux moyens dont dispose le Parlement pour corriger la portée excessive de cette disposition. Il y a toutefois lieu de prononcer une déclaration d’invalidité d’application immédiate en ce qui concerne l’inscription à perpétuité des délinquants reconnus coupables de plus d’une infraction.
II. Faits et historique judiciaire
A. Faits
[13] Monsieur Ndhlovu a plaidé coupable en juin 2015 à deux chefs d’accusation d’agression sexuelle. Les déclarations de culpabilité faisaient suite à des agressions sexuelles qui lui étaient reprochées dans le même acte d’accusation et qu’il avait commises en 2011 contre deux plaignantes lors d’une fête se déroulant dans une maison privée. Monsieur Ndhlovu avait touché les fesses des deux plaignantes et les cuisses de l’une d’entre elles. Plus tard ce soir‑là, l’une des plaignantes s’était réveillée alors que M. Ndhlovu était en train d’insérer les doigts dans son vagin. Après qu’elle lui ait fait signe d’arrêter, il a essayé de réinsérer ses doigts. La plaignante l’a repoussé et lui a dit d’arrêter, mais M. Ndhlovu a plutôt tenté d’enlever son soutien-gorge. La plaignante lui dit encore une fois d’arrêter, puis il s’est enfui. Monsieur Ndhlovu avait 19 ans au moment des faits.
B. Historique judiciaire
(1) Procédures de première instance
[14] La juge Moen a présidé trois audiences qui sont pertinentes en l’espèce.
[15] La première était une audience de détermination de la peine au cours de laquelle la juge Moen était chargée de façonner une peine juste et proportionnelle. Elle a estimé qu’une peine d’emprisonnement de six mois assortie d’une période de probation de trois ans était justifiée dans les circonstances. Pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte des caractéristiques du délinquant, ainsi que de la gravité des infractions qu’il avait commises. Elle a reçu des éléments de preuve concernant M. Ndhlovu, dont un rapport présentenciel. Elle a fait observer que M. Ndhlovu assumait la responsabilité de ses actes et avait exprimé des remords. Il n’avait aucun antécédent judiciaire. Ses infractions étaient liées à une consommation excessive d’alcool, mais il avait cessé de boire à l’excès depuis. Il bénéficiait du soutien de sa famille et de sa communauté.
[16] Fait important à signaler, compte tenu de la preuve portée à sa connaissance par la Couronne et la défense, la juge chargée de la détermination de la peine a estimé qu’il était [traduction] « peu probable que [M. Ndhlovu] récidive » (d.a., vol. II, p. 38). La juge Moen a déclaré qu’on pouvait [traduction] « en toute sécurité lui permettre de réintégrer la société. Je n’ai absolument aucune crainte qu[’il] récidiv[e]. La Couronne n’a pas non plus suggéré qu[’il] récidiver[a] » (p. 38).
[17] Malgré cette conclusion, en raison de sa déclaration de culpabilité pour deux infractions désignées, M. Ndhlovu a fait l’objet d’une inscription obligatoire à perpétuité au registre national des délinquants sexuels du Canada conformément aux par. 490.012(1) et 490.013(2.1) du Code criminel. À la suite de la détermination de la peine, M. Ndhlovu a présenté une requête en vue de contester ces deux dispositions au motif qu’elles étaient contraires aux art. 7 et 12 de la Charte.
[18] La deuxième audience visait à déterminer si son inscription obligatoire à perpétuité violait les droits qui lui étaient garantis par ces articles de la Charte. La Couronne a fait témoigner la détective Arlene May Hove, une enquêteuse du service de police d’Edmonton (SPE) qui était chargée d’administrer l’accès à la base de données de la police dans la région d’Edmonton.
[19] La juge Moen a conclu que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) violaient l’art. 7 de la Charte (2016 ABQB 595, 44 Alta. L.R. (6th) 382 (motifs de la CBR de l’Alb. (2016))). Ces dispositions avaient pour objet [traduction] « de protéger les personnes vulnérables de la société, y compris les enfants, en fournissant à la police un accès rapide aux renseignements à jour concernant les personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles » (par. 87). Ces dispositions privaient un délinquant de sa liberté et cette privation était [traduction] « très grave », compte tenu de l’ampleur des renseignements visés, de l’obligation continue de déclarer tout changement, de l’obligation de se présenter en personne une fois par année et des conséquences du non‑respect de l’ordonnance, sans oublier les contrôles aléatoires et l’inscription à perpétuité (par. 52). La juge a également noté le stigmate lié à l’inscription au registre, la crainte que cette information ne soit pas gardée confidentielle et le risque que les contrôles de conformité aléatoires effectués à la maison et au travail ne révèlent le fait qu’il était inscrit à ce registre.
[20] Les dispositions contrevenaient aux principes de justice fondamentale. Sans être arbitraires, elles avaient une portée excessive : l’inscription de délinquants présentant un risque de récidive faible ou nul, comme c’était le cas de l’appelant, ne contribuait pas à la réalisation de l’objectif de la LERDS. Les mesures avaient donc [traduction] « une portée plus grande que nécessaire » (par. 116). Elles étaient aussi totalement disproportionnées, compte tenu des effets cumulatifs onéreux de l’inscription. Ayant conclu que les dispositions violaient l’art. 7, la juge Moen a refusé d’examiner les arguments présentés par la défense sur la base de l’art. 12 de la Charte.
[21] À la suite de la décision de la juge Moen concernant l’art. 7, la Couronne a tenté de justifier les dispositions en vertu de l’article premier de la Charte. Une troisième audience a eu lieu pour déterminer si les dispositions étaient justifiées en vertu de l’article premier, et la Couronne a alors soumis le témoignage d’expert du Dr Robert Karl Hanson, psychologue, au sujet des taux de récidive et du risque que les délinquants sexuels commettent subséquemment d’autres infractions. La défense a pour sa part fait entendre Mme Kristen Marie Zgoba, qui a témoigné sur les taux de récidive et a également abordé l’efficacité et l’impact des registres de délinquants sexuels.
[22] La juge Moen a conclu que l’article premier ne permettait pas de sauvegarder les dispositions contestées (2018 ABQB 277, 68 Alta. L.R. (6th) 89). Elle a convenu que l’intérêt public visé par le Parlement était la protection de la société au moyen d’enquêtes efficaces et rapides sur les crimes de nature sexuelle en donnant à la police un accès rapide à des renseignements sur les délinquants sexuels connus. Même si cet objectif était suffisamment urgent et réel, les moyens choisis pour l’atteindre n’étaient pas proportionnés. La suppression du pouvoir discrétionnaire du juge et l’exigence de l’inscription obligatoire, parfois à perpétuité, n’étaient pas rationnellement liées à cet objectif, en partie parce qu’on ne lui avait pas soumis de preuve, pas plus qu’au comité parlementaire et au comité sénatorial chargés d’étudier les modifications de 2011, démontrant que [traduction] « les modifications de 2011 permettraient de procéder plus rapidement à davantage d’arrestations » (par. 44). La suppression du pouvoir discrétionnaire du juge ne constituait pas une atteinte minimale, étant donné que la Couronne [traduction] « n’avait pas présenté d’éléments de preuve tendant à démontrer que l’exercice, par les juges, de leur pouvoir discrétionnaire avait nui aux enquêtes menées par la police sur des infractions sexuelles » (par. 110). De plus, la preuve établissait que l’inscription obligatoire à perpétuité ne portait pas atteinte de façon minimale aux droits des personnes reconnues coupables d’au moins deux infractions sexuelles. Au moment de comparer les coûts avérés de l’inscription aux prétendus avantages de l’inscription de tous les individus au registre, la juge Moen a fortement tablé sur le témoignage de l’expert de la Couronne pour conclure que les effets préjudiciables des dispositions contestées l’emportaient sur tout effet bénéfique qu’elles pouvaient avoir. Elle a donc déclaré l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) inopérants et a refusé d’ordonner l’inscription de M. Ndhlovu au registre.
(2) Cour d’appel
[23] Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Slatter et Schutz) ont accueilli l’appel de la Couronne et conclu que ni l’une ni l’autre disposition ne violait l’art. 7 (2020 ABCA 307, 12 Alta. L.R. (7th) 225). Ils ont estimé que l’objectif de l’art. 490.012 était [traduction] « d’exiger l’inscription obligatoire de tous les délinquants sexuels déclarés coupables d’une infraction désignée » (par. 74). Le fait que tous les délinquants sexuels reconnus coupables ont une propension accrue à commettre d’autres crimes de nature sexuelle dans le futur fournissait le lien nécessaire entre l’inscription obligatoire prévue à l’art. 490.012 et l’objectif de cette mesure législative. La mesure législative n’avait donc pas une portée excessive, étant donné que l’existence d’un risque de récidive ne constituait pas une [traduction] « condition préalable nécessaire » (par. 95).
[24] L’inscription à perpétuité n’avait pas non plus une portée excessive. La majorité a estimé que l’objectif du par. 490.013(2.1) était [traduction] « de renforcer la sécurité publique en soumettant les délinquants sexuels qui présentent un risque accru de récidive à une période d’inscription plus longue » (par. 103, citant R. c. Long, 2018 ONCA 282, 45 C.R. (7th) 98, par. 102). Le Parlement pouvait déduire que le fait de commettre plus d’une infraction sexuelle était un indicateur d’un risque accru de récidive, ce qui justifiait une période d’inscription plus longue. L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) n’étaient pas non plus totalement disproportionnés. Si elles n’étaient pas à proprement parler modestes, les mesures étaient [traduction] « raisonnables et semblables à de nombreuses autres obligations de déclaration qui font partie de la vie quotidienne de la population canadienne, laquelle est tenue par l’État de fournir des renseignements de temps à autre » (par. 130).
[25] La juge Khullar, dissidente, n’était pas d’accord pour dire que les dispositions étaient conformes à l’art. 7. Tout en admettant que les dispositions n’étaient pas totalement disproportionnées, elle a estimé qu’elles avaient une portée excessive. Les dispositions avaient le même objectif que l’ensemble de la Loi : aider les forces de l’ordre à prévenir les crimes sexuels et à enquêter sur ceux‑ci en centralisant l’information sur les délinquants sexuels reconnus coupables. Il n’était pas nécessaire d’inscrire les délinquants présentant un risque négligeable de récidive, comme l’appelant, pour favoriser l’atteinte de l’objectif des dispositions. À l’instar de la juge Moen, elle a estimé que l’argument de la Couronne suivant lequel les difficultés à prévoir le risque nécessitaient l’inscription de tous les délinquants devait être examiné au regard de l’article premier. Pourtant, rien ne démontrait que les effets bénéfiques des mesures l’emportaient sur leurs effets préjudiciables. L’atteinte portée au droit garanti par la Charte n’était pas justifiée.
III. Questions en litige
[26] Monsieur Ndhlovu interjette appel au motif que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) du Code criminel sont conformes à l’art. 7 de la Charte. Par conséquent, les questions suivantes se posent en l’espèce :
a) L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) du Code criminel violent‑ils l’art. 7 de la Charte?
b) Dans l’affirmative, cette atteinte est‑elle justifiée en vertu de l’article premier de la Charte?
c) Si l’atteinte n’est pas justifiée, quelle est la réparation appropriée?
IV. Analyse
[27] Nous commencerons notre analyse par un examen de la LERDS, de son historique et des obligations qu’elle impose aux délinquants pour conclure que les dispositions portent atteinte au droit à la liberté des personnes tenues de s’inscrire. Nous allons ensuite nous attacher à déterminer l’objectif qu’avait le Parlement en adoptant ces dispositions, pour finalement conclure qu’elles ont une portée excessive et que, par conséquent, l’atteinte qu’elles portent à la liberté n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Ayant conclu à une violation de l’art. 7, nous allons ensuite examiner si cette violation est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Nous concluons qu’elle ne l’est pas : l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) ne portent pas atteinte de façon minimale à des droits garantis par la Charte, et les effets préjudiciables de ces dispositions l’emportent sur leurs effets bénéfiques. Enfin, nous terminons notre analyse en déterminant la réparation appropriée.
A. Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels
(1) Les dispositions contestées
[28] Deux dispositions du Code criminel qui régissent l’inscription des délinquants sous le régime de la LERDS sont en cause dans le présent pourvoi. La première est l’art. 490.012, qui prévoit que le tribunal « doit » rendre une ordonnance enjoignant aux délinquants sexuels reconnus coupables d’infractions désignées de se conformer à la LERDS pendant la période applicable précisée à l’art. 490.013. Le paragraphe (1) dispose : « Le tribunal doit, lors du prononcé de la peine [. . .] à l’égard d’une infraction [. . .] désignée [. . .], enjoindre à la personne en cause, par ordonnance rédigée selon la formule 52, de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels pendant la période applicable selon l’article 490.013 ». On trouve une formulation semblable aux par. (2) et (3) du même article.
[29] La seconde est le par. 490.013(2.1), l’une des nombreuses mesures qui établissent la période d’inscription applicable, ou la durée pendant laquelle le délinquant est tenu de se conformer à la LERDS. Ces ordonnances ont 3 durées différentes — 10 ans, 20 ans ou à perpétuité — selon la peine maximale prévue pour l’infraction ou si l’infraction a été poursuivie par voie sommaire. Le paragraphe 490.013(2.1) prévoit que « [l]’ordonnance visée au paragraphe 490.012(1) s’applique à perpétuité si l’intéressé fait l’objet d’une déclaration de culpabilité [. . .] à l’égard de plus d’une infraction [. . .] désignée ».
[30] Ayant énoncé les dispositions contestées, nous allons maintenant retracer l’historique de la LERDS et analyser plus en détail le régime général et les obligations qu’elle impose aux délinquants.
(2) L’historique de la LERDS
[31] La LERDS est entrée en vigueur en 2004. Elle a instauré un registre national des délinquants sexuels qui s’inspirait du registre ontarien mis sur pied par la Loi Christopher de 2000 sur le registre des délinquants sexuels, L.O. 2000, c. 1 (Loi Christopher), le premier de ce genre au Canada. Le registre de l’Ontario avait été créé en 2001 à la suite de la recommandation d’un comité d’enquête provincial sur l’enlèvement et le meurtre d’un garçon de 11 ans par un délinquant sexuel connu (Bibliothèque du Parlement, Projet de loi C‑16 : Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, Résumé législatif 470F, 16 février 2004, p. 8-9). Le Parlement a emboîté le pas en instaurant un registre national en réponse aux appels lancés en faveur de la création d’une base de données interprovinciale sur les délinquants sexuels. Contrairement à la Loi Christopher, la LERDS est appliquée par la Gendarmerie royale du Canada, en collaboration toutefois avec les services de police locaux et provinciaux qui supervisent l’administration du registre et l’accès à celui‑ci dans les régions désignées.
[32] Lors de son entrée en vigueur, la LERDS était surtout considérée comme un outil visant à aider la police à mettre un terme à l’enlèvement d’enfants et aux violences sexuelles exercées contre eux, un type d’enquête dans lequel « les délais d’intervention [. . .] sont d’une importance cruciale » (Chambre des communes, Comité permanent de la sécurité publique et nationale, Examen de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels : Rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale, 2e sess., 40e lég., décembre 2009, p. 3‑5). D’après la Loi, l’objet du registre était d’aider les services de police à enquêter sur les crimes de nature sexuelle (par. 2(1), version de 2004). Pour encadrer l’inscription des délinquants au registre, le Parlement a ajouté au Code criminel plusieurs mesures qui conféraient au poursuivant le pouvoir discrétionnaire de présenter ou non une demande d’inscription d’un délinquant. De plus, même si le poursuivant avait présenté une demande d’inscription, le juge pouvait toujours exempter le délinquant de l’inscription au registre s’il était « convaincu que l’intéressé a établi que [l’ordonnance] aurait à son égard, notamment sur sa vie privée ou sa liberté, un effet nettement démesuré par rapport à l’intérêt que présente, pour la protection de la société au moyen d’enquêtes efficaces sur les crimes de nature sexuelle, l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels » (voir Code criminel, par. 490.012(4), version de 2004).
[33] En 2011, la LERDS et le Code criminel ont été modifiés au moyen de la Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels. L’objectif d’aider la police à prévenir les infractions de nature sexuelle a été ajouté à l’énoncé de l’objet de la LERDS, en son par. 2(1). De plus, le pouvoir discrétionnaire du poursuivant et celui du juge de rendre des ordonnances enjoignant au délinquant de se conformer à la LERDS ont été supprimés du Code criminel. Depuis, l’art. 490.012 prévoit que les ordonnances de se conformer à la LERDS sont obligatoires dans le cas des délinquants reconnus coupables d’infractions désignées. Le Parlement a également ajouté au Code criminel le par. 490.013(2.1), qui prévoit l’inscription à perpétuité des individus reconnus coupables de plus d’une infraction désignée. La constitutionnalité de ces deux modifications est en cause dans la présente affaire.
[34] De plus, avant les modifications de 2011, la police devait démontrer qu’elle enquêtait sur un crime et avait des motifs raisonnables de soupçonner qu’il était de nature sexuelle avant de pouvoir consulter le registre (LERDS, al. 16(2)a), version de 2004). Toutefois, en 2011, l’obligation de démontrer l’existence de motifs raisonnables a été supprimée. Ainsi, depuis 2011, les policiers peuvent consulter le registre pour soit prévenir un crime de nature sexuelle, soit enquêter sur celui‑ci, peu importe qu’ils aient ou non des motifs raisonnables de soupçonner qu’un tel crime a été ou sera commis (LERDS, al. 16(2)a)).
[35] Depuis l’entrée en vigueur de la LERDS, un grand nombre d’infractions ont donné lieu à une inscription en vertu de la Loi. L’alinéa 490.011(1)a) du Code criminel énumère présentement 27 infractions désignées qui emportent inscription d’office en application du par. 490.012(1) lorsqu’un individu est condamné à une peine ou qu’un verdict de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux est rendu pour l’une de ces infractions. La liste des infractions désignées englobe un large éventail d’actes criminels, y compris l’agression sexuelle, l’exhibitionnisme et la rétention ou la destruction de documents de voyage en vue de faciliter la traite de personnes âgées de moins de 18 ans. La portée de la LERDS est amplifiée par des infractions désignées comme l’agression sexuelle, lesquelles peuvent être commises d’innombrables façons. Les actes visés par l’infraction d’agression sexuelle vont de l’attouchement des fesses par‑dessus des vêtements jusqu’aux agressions violentes et prolongées. La LERDS englobe donc un groupe de délinquants très diversifié. Le nombre et l’ampleur des infractions sexuelles désignées indiquent que la LERDS ratisse large en ce qui concerne les délinquants sexuels qu’elle vise et qu’elle s’applique à bon nombre d’entre eux.
[36] La LERDS a presque 20 ans. Or, malgré sa longue existence, il y a peu de preuves concrètes, voire aucune, de la mesure dans laquelle elle aide la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. La détective Hove, une enquêteuse du SPE qui est chargée d’administrer le registre dans la région d’Edmonton, a témoigné devant la juge chargée de la détermination de la peine; elle ne pouvait qu’émettre des hypothèses quant à la façon dont la LERDS pouvait contribuer à aider le SPE à prévenir les infractions sexuelles. De plus, elle a signalé que, au cours des 2 ans où elle administrait le registre, elle n’avait reçu qu’environ 15 demandes de la police pour accéder au registre à des fins d’enquête. Les experts qui ont témoigné au procès ne connaissaient aucune étude portant sur l’efficacité de la LERDS.
(3) Le régime législatif et les obligations de déclaration prévues par la LERDS
[37] La LERDS impose aux délinquants de nombreuses obligations, notamment celle de se présenter en personne à un bureau d’inscription (art. 4 et 4.1) pour y fournir, pour les besoins du registre, certains renseignements personnels (art. 5), et ce, à intervalles réguliers. La LERDS impose aussi des obligations correspondantes aux policiers chargés d’administrer le registre en exigeant d’eux qu’ils recueillent certains renseignements et qu’ils en assurent la confidentialité (art. 8). Seules certaines personnes sont autorisées, en vertu de la LERDS, à consulter les renseignements recueillis, y compris la police qui, depuis 2011, peut le faire « pour prévenir un crime de nature sexuelle [. . .] ou pour enquêter sur un tel crime » (al. 16(2)a)).
[38] Le délinquant doit se conformer à la LERDS durant la période d’inscription applicable précisée à l’art. 490.013 du Code criminel. Le délinquant peut toutefois demander la révocation de son inscription, laquelle révocation (si elle est accordée) le libère des obligations que la LERDS met à sa charge avant l’expiration de la période d’inscription applicable (par. 490.016(1)). L’ordonnance n’est accordée que si le tribunal est convaincu que le maintien de l’inscription du délinquant au registre aurait un effet nettement démesuré par rapport « à l’intérêt que présente, pour la protection de la société contre les crimes de nature sexuelle au moyen d’enquêtes ou de mesures de prévention efficaces, l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels prévu par la [LERDS] » (par. 490.016(1)). De plus, le délinquant ne peut demander au tribunal la révocation de l’ordonnance qu’après que plusieurs années se sont écoulées (par. 490.015(1)). Dans le cas d’une inscription à perpétuité ordonnée en vertu du par. 490.013(2.1) à la suite d’une déclaration de culpabilité pour plus d’une infraction, le délinquant peut demander la révocation de l’ordonnance 20 ans après son prononcé (al. 490.015(1)c)).
[39] Le délinquant inscrit au registre est soumis à de nombreuses obligations de déclaration. Lorsqu’il fait l’objet d’une ordonnance rendue en vertu du par. 490.012(1), le délinquant doit se présenter en personne à un bureau d’inscription, qui est un poste de police désigné pour administrer le registre dans une région géographique. Au bureau d’inscription, le délinquant doit fournir des renseignements personnels détaillés, y compris son nom, sa date de naissance, son sexe, les adresses de ses résidences principale et secondaire, l’adresse de tout lieu de travail ou de bénévolat, le nom de son employeur ou de son superviseur de bénévolat et une description du travail accompli, l’adresse de tout établissement d’enseignement auquel il est inscrit, sa taille, son poids et une description de ses marques physiques distinctives, le numéro de la plaque d’immatriculation, la marque, le modèle, le type de carrosserie, l’année de fabrication et la couleur de tout véhicule immatriculé à son nom ou qu’il utilise régulièrement (LERDS, par. 5(1)). Il doit également fournir le numéro de téléphone permettant de le joindre dans chaque lieu qu’il a indiqué et celui de tous ses téléphones mobiles ou téléavertisseurs (al. 5(1)f)). Il doit fournir des renseignements sur tout permis de conduire et passeport dont il est titulaire. Le bureau d’inscription peut le photographier et consigner la couleur de ses yeux et de ses cheveux.
[40] Le délinquant doit mettre à jour ses renseignements en personne chaque année (par. 4(3) et 4.1(1)). Il doit également signaler en personne au bureau d’inscription tout changement d’adresse principale ou secondaire, ainsi que tout changement de nom. Il est également tenu de signaler en personne le fait qu’il a reçu un permis de conduire ou un passeport (par. 4.1(1)).
[41] De plus, le délinquant doit aviser le bureau d’inscription de tout changement à ses renseignements concernant son travail ou son bénévolat au plus tard sept jours après le changement (al. 5(1)d) et art. 5.1). Il doit aussi aviser le bureau d’inscription s’il entend s’absenter de sa résidence principale ou de sa résidence secondaire pendant au moins sept jours consécutifs (par. 6(1)). Plus précisément, le délinquant doit aviser le bureau d’inscription, avant son départ, de ses dates de départ et de retour et de toute adresse ou de tout lieu au Canada ou à l’étranger où il entend séjourner (al. 6(1)a)). Des obligations de déclaration similaires sont imposées au délinquant qui décide, après son départ, de s’absenter pendant au moins sept jours consécutifs de sa résidence principale ou secondaire (al. 6(1)b)).
[42] Le défaut du délinquant de se conformer à la LERDS l’expose à de graves conséquences. Le Code criminel prévoit en effet que commet une infraction le délinquant qui, « sans excuse raisonnable », omet de se conformer aux obligations de déclaration de la LERDS (par. 490.031(1)). Quiconque omet de se conformer à l’une ou l’autre de ces conditions s’expose à des poursuites et encourt un emprisonnement maximal de 2 ans, une amende maximale de 10 000 $, ou les deux (par. 490.031(1)). Les risques sont clairement élevés pour le délinquant qui ne respecte pas les nombreuses exigences de la LERDS.
[43] En outre, des policiers procèdent à des contrôles de conformité aléatoires pour vérifier les renseignements consignés au registre. Au minimum, les délinquants sont soumis à au moins une vérification annuelle de leur adresse résidentielle. La détective Hove, du SPE, a également témoigné que la politique actuelle à Edmonton consistait à limiter les contrôles de conformité à la résidence principale du délinquant, bien que la LERDS ne limite pas les endroits où ces vérifications peuvent être effectuées. Par conséquent, rien n’empêche les policiers de se présenter au lieu de travail du délinquant. Ainsi, comme l’a conclu la juge chargée de la détermination de la peine, [traduction] « les délinquants inscrits au registre feront l’objet d’autres interventions policières en raison des mesures d’enquête, et maintenant des mesures de prévention prise par les policiers relativement aux crimes de nature sexuelle » (motifs de la CBR de l’Alb. (2016), par. 59).
[44] Un certain nombre de cours d’appel ont conclu que les obligations de déclaration de la LERDS avaient un impact [traduction] « minimal » ou « modeste » sur les délinquants inscrits (voir Long, par. 147; R. c. Debidin, 2008 ONCA 868, 94 O.R. (3d) 421, par. 82; R. c. Dyck, 2008 ONCA 309, 90 O.R. (3d) 409, par. 104‑106; R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349, par. 50 et 66; R. c. C. (S.S.), 2008 BCCA 262, 234 C.C.C. (3d) 365, par. 55). Dans le cas qui nous occupe, tout en estimant que les mesures « n’étaient pas modestes au sens strict », la Cour d’appel a assimilé l’inscription à des obligations de déclaration quotidiennes.
[45] En toute déférence, nous ne pouvons accepter ce point de vue. Les incidences des obligations de déclaration de la LERDS sur toute personne qui y est assujettie sont au contraire considérables. Ces obligations touchent la vie privée et la liberté, des intérêts personnels qui sont fondamentaux pour la société : la liberté de circulation, la liberté de choix, la mobilité et le droit d’être à l’abri de toute surveillance de l’État et de toute ingérence de ce dernier dans sa vie personnelle. La portée des renseignements personnels consignés, la fréquence à laquelle les délinquants doivent mettre à jour leurs renseignements, la surveillance permanente de l’État et, bien sûr, la menace d’emprisonnement rendent ces conditions onéreuses. On ne peut tout simplement pas les comparer aux obligations de déclaration [traduction] « qui font partie de la vie quotidienne » comme celles qui sont associées à la production de formulaires d’impôt sur le revenu, à l’obtention d’un permis de conduire ou d’un passeport, ou à l’inscription à une banque ou à une compagnie de téléphone (voir Dyck, par. 110).
[46] De plus, le fardeau que représente l’obligation de se conformer varie d’un délinquant à l’autre selon leur situation personnelle. Si les exigences de déclaration de la LERDS sont toujours sérieuses, les délinquants dont le travail exige des déplacements réguliers et prolongés devront souvent prendre des mesures supplémentaires pour s’y conformer. Pire encore, les délinquants qui sont sans abri, qui ont des problèmes de toxicomanie et des problèmes cognitifs ou de santé mentale peuvent trouver extrêmement difficile de se conformer à ces exigences (voir, p. ex., R. c. J.D.M., 2006 ABCA 294, 417 A.R. 186, par. 9; R. c. Desmeules, 2006 QCCQ 16773, par. 25‑27 (CanLII)). En un mot, il faut reconnaître la pleine mesure des restrictions imposées par les ordonnances rendues en vertu de la LERDS — tant sur le plan physique que sur le plan des renseignements à fournir — pour bien évaluer la constitutionnalité de l’art. 490.012 et du par. 490.013(2.1).
[47] La Loi impose donc de nombreuses obligations strictes concernant l’inscription initiale, l’obligation de déclaration continue, la surveillance de l’État et la possibilité de poursuite et d’emprisonnement. Nous allons maintenant décider si les dispositions contestées violent l’art. 7 de la Charte.
B. L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) enfreignent l’art. 7 de la Charte
[48] L’article 7 de la Charte dispose que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »
[49] Pour faire la preuve d’une violation de l’art. 7, la partie demanderesse doit d’abord démontrer que la loi porte atteinte à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne. Une fois qu’elle a établi que l’art. 7 entre en jeu, elle doit alors démontrer que cette privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 55).
[50] Dans la première section de la présente partie, nous concluons que les dispositions portent atteinte au droit à la liberté des personnes tenues de s’inscrire. Nous définissons ensuite l’objectif qu’avait le Parlement en adoptant ces dispositions, et nous concluons en fin de compte qu’elles ont une portée excessive. Constatant ainsi une violation de l’art. 7, nous examinons ensuite si cette violation est justifiée au regard de l’article premier de la Charte et nous expliquons pourquoi elle ne l’est pas.
(1) L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) portent atteinte au droit à la liberté du délinquant
[51] Le souci de protéger l’autonomie et la dignité de la personne sous‑tend les droits consacrés à l’art. 7 (Carter, par. 64). Le droit à la liberté protège « le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l’État » (Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 54; voir R. c. Clay, 2003 CSC 75, [2003] 3 R.C.S. 735, par. 31‑32). Le droit à la liberté protège également contre la contrainte physique, allant de l’emprisonnement ou de l’arrestation (R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 89; Fleming c. Ontario, 2019 CSC 45, [2019] 3 R.C.S. 519, par. 65) à l’exercice du pouvoir de l’État pour contraindre quelqu’un à se présenter à un lieu déterminé (R. c. Beare, 1988 CanLII 126 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 387, p. 402).
[52] La Couronne concède à juste titre que la LERDS fait intervenir le droit à la liberté de l’accusé, mais soutient que l’atteinte est limitée, qu’elle est analogue à la prise d’empreintes digitales et qu’elle n’existe que dans la mesure où la LERDS oblige l’accusé à se présenter à un moment et à un endroit déterminés. Les similitudes entre une ordonnance de se conformer à la LERDS et l’obligation de comparaître pour le prélèvement d’empreintes digitales dont il était question dans l’affaire Beare permettent certainement de conclure que l’art. 7 entre en jeu en l’espèce. Dans l’affaire Beare, il y avait une privation de liberté parce que l’ordonnance obligeait « une personne à comparaître à une date et dans un lieu précis, et à subir une procédure d’identification sous peine d’emprisonnement en cas de refus d’obtempérer » (p. 402).
[53] Toutefois, la nature et l’ampleur des privations en cause dans la présente affaire sont beaucoup plus grandes que dans l’affaire Beare. La LERDS n’oblige pas simplement les délinquants à se présenter une seule fois à un moment et à un endroit précis et à fournir un type de renseignement personnel. Elle les soumet plutôt à une obligation continue de communiquer un grand nombre d’informations, l’assujettit à des contrôles aléatoires et à d’autres mesures de conformité sous peine de poursuites et de sanctions sous forme d’emprisonnement, d’amendes ou des deux. Elle donne ainsi lieu à une surveillance continue de l’État qui peut durer des décennies et pour certains délinquants, comme M. Ndhlovu, toute une vie.
[54] Les répercussions de l’ordonnance de se conformer à la LERDS sur la liberté du délinquant ne peuvent à juste titre être qualifiées que de graves. L’impact le plus évident sur la liberté du délinquant est le risque d’être poursuivi et emprisonné s’il omet « sans excuse raisonnable » de respecter les obligations de déclaration. En fait, il existe de nombreuses décisions publiées dans lesquelles des délinquants ont été condamnés à des peines d’emprisonnement pour avoir omis de se conformer à des ordonnances de la LERDS (p. ex., R. c. D.T., 2021 CanLII 85816 (C. prov. T.‑N.-L.), par. 56; R. c. Callahan, 2021 CanLII 41952 (C. prov. T.‑N.-L.), par. 62; R. c. Firingstoney, 2017 ABQB 343, par. 178‑179 (CanLII); R. c. Caruana, 2016 ONCJ 367, par. 7 (CanLII)).
[55] Mais les mesures obligatoires impliquent également des contraintes à la liberté qui sont insidieuses et omniprésentes pour tous ceux et celles qui doivent s’y conformer. L’obligation faite aux délinquants de se présenter à un bureau d’inscription dans un délai serré pour faire état de tout changement d’adresse principale ou secondaire, ou de nom, et de signaler le fait qu’ils ont reçu un permis de conduire ou un passeport sous peine de sanctions constitue de toute évidence une privation de liberté. Elle contraint les délinquants à organiser en permanence leurs déplacements et leur lieu de résidence pour se conformer à la LERDS (voir, p. ex., R. c. G.E.W., 2006 ABQB 317, 396 A.R. 149, par. 19 et 25, où le tribunal a examiné les répercussions de la LERDS sur un délinquant qui travaillait dans l’industrie du camionnage). L’obligation de tenir constamment à jour les renseignements figurant au registre impose des fardeaux. Le risque d’emprisonnement rend la privation encore plus grave (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 515).
[56] Comme nous l’avons indiqué ci‑dessus, l’impact sur la liberté peut également être aggravé par la situation personnelle du délinquant. Pour les personnes qui vivent dans l’itinérance ou qui changent fréquemment de logement, se conformer à l’exigence de l’al. 4.1(1)a) de la LERDS de signaler en personne tout changement de lieu de leur résidence « principale » (qu’elles aient ou non une adresse officielle) représente une obligation extrêmement onéreuse, qui peut être pratiquement impossible à respecter, d’autant plus qu’elle peut durer toute une vie.
[57] Il est clair pour nous que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) portent gravement atteinte au droit à la liberté des délinquants. La liberté est de toute évidence compromise lorsque des renseignements personnels sont recueillis, sous peine d’emprisonnement, dans le but précis de surveiller une personne au sein de la collectivité et d’être mis rapidement au courant de ses allées et venues dans le cadre d’une enquête criminelle.
[58] Enfin, soyons clairs, nous ne tirons aucune conclusion sur le point de savoir si les ordonnances de se conformer à la LERDS constituent des peines selon le critère de l’arrêt K.R.J. (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906). Ni l’une ni l’autre des parties n’a soulevé cette question ou n’en a débattu devant nous, et, privés d’observations, nous n’émettrons pas d’hypothèses quant à savoir si les ordonnances de la LERDS font intervenir l’art. 11 de la Charte et, dans l’affirmative, si elles résisteraient à une contestation fondée sur la Charte.
(2) L’objet de l’art. 490.012 et du par. 490.013(2.1)
[59] La première étape de l’analyse de la portée excessive consiste à déterminer l’objet des dispositions contestées (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 24; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 24). C’est à cette question préliminaire que nous nous attaquons maintenant.
[60] Plusieurs principes ont été dégagés pour aider le tribunal à bien définir l’objet de la loi.
[61] L’accent est mis sur l’objet des dispositions contestées, et non sur l’ensemble de la loi dans laquelle elles apparaissent, bien qu’il arrive parfois que l’objet des deux coïncide (Moriarity, par. 29 et 48; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1995 CanLII 64 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 144).
[62] L’objet de la loi doit être succinct et précis, et il doit être formulé avec le niveau approprié de généralité, lequel « se situe [. . .] entre la mention d’une “valeur sociale directrice” — énoncé trop général — et une formulation restrictive » équivalant à la quasi‑répétition de la disposition contestée dissociée de son contexte (Safarzadeh‑Markhali, par. 27, citant Moriarity, par. 28).
[63] L’objet de la loi se distingue des moyens retenus pour l’atteindre (Safarzadeh‑Markhali, par. 26; Moriarity, par. 27).
[64] Pour déterminer l’objet d’une disposition législative contestée, le tribunal peut tenir compte de son énoncé dans le texte de loi, s’il en est, du texte, du contexte et de l’économie de la loi et d’éléments de preuve extrinsèques tels que l’historique du texte de loi et son évolution (Safarzadeh‑Markhali, par. 31; Moriarity, par. 31).
[65] L’objet général de la LERDS est facilement identifiable. Suivant l’énoncé que l’on trouve au par. 2(1) de la LERDS, la Loi a pour buts, « en exigeant l’enregistrement de certains renseignements sur les délinquants sexuels, d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux‑ci ». En l’espèce, il ne fait aucun doute que l’énoncé de l’objet reflète pleinement les objectifs que visait le Parlement en adoptant la LERDS. Tant au moment où il l’a adoptée que lorsqu’il l’a par la suite modifiée, le Parlement a souligné que la Loi visait à aider la police. De plus, il a clairement indiqué que la LERDS visait à aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Toutefois, en l’espèce, la contestation ne porte pas sur la Loi dans son ensemble; elle se limite à deux articles en particulier du Code criminel : le premier, qui prévoit ques les juges n’ont pas le pouvoir discrétionnaire d’exempter des délinquants du registre et l’autre, qui prévoit l’inscription obligatoire à perpétuité des délinquants reconnus coupables de plus d’une infraction sexuelle désignée.
[66] Pour nous aider à déterminer l’objet des dispositions contestées en question, il existe plusieurs sources d’interprétation législative qui établissent un lien étroit entre ces deux dispositions et l’objet général de la LERDS.
[67] Tout d’abord, la LERDS ainsi que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) du Code criminel constituent un régime législatif intégré. Ces dispositions assujettissent les délinquants aux obligations de déclaration énumérées dans la LERDS. Lorsque le Parlement adopte des lois connexes portant sur le même sujet, ces lois sont présumées traiter le sujet de façon cohérente et uniforme (R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), § 13.04). Par conséquent, les dispositions doivent être interprétées en corrélation avec le régime établi par la Loi. L’objectif général de la LERDS est utile pour interpréter l’objet des dispositions contestées.
[68] Le lien qui existe entre l’objet des dispositions contestées et l’objectif général de la LERDS est renforcé par d’autres dispositions de cette loi. Le paragraphe 2(2) de la LERDS énonce trois principes devant guider l’interprétation de la Loi. Deux d’entre eux soulignent que les renseignements recueillis et communiqués en vertu de la Loi visent à aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci (al. 2(2)a) et sous‑al. 2(2)c)(i)). Comme les dispositions du Code criminel influent de manière similaire sur la portée des renseignements recueillis et versés dans la base de données, le par. 2(2) de la LERDS implique que les dispositions devraient être interprétées comme étant étroitement liées à l’objectif général d’aider la police.
[69] En ce qui concerne l’historique législatif, les déclarations qui ont été faites lors du processus de modification indiquent que le but précis de l’inscription obligatoire est de recueillir, au sujet des délinquants, des renseignements qui peuvent aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Aucun élément extrinsèque ne nous éclaire toutefois sur l’objet de l’inscription à perpétuité.
[70] L’inscription obligatoire a été instaurée à la suite du rapport publié par le Comité permanent de la sécurité publique et nationale chargé d’examiner l’application et l’efficacité de la LERDS (Examen de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels : Rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale). Le Comité permanent avait pour mandat de déterminer quels changements devaient être apportés pour s’assurer que le registre « soit le plus efficace possible compte tenu de l’usage auquel il est destiné » (p. 2). Les auteurs du rapport se sont notamment dits préoccupés par le faible taux d’inscription sous le régime de la LERDS. Seulement environ 50 p. 100 des délinquants sexuels étaient inscrits au registre (p. 8). Le Comité permanent a recommandé l’abolition du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Fait important à signaler, le Comité permanent a conclu qu’il fallait continuer de permettre aux juges d’exercer leur pouvoir discrétionnaire pour soustraire des délinquants à l’inscription si les mesures en question étaient totalement disproportionnées (p. 9-10).
[71] Le Parlement a toutefois choisi d’éliminer tout pouvoir discrétionnaire. Devant le Parlement, le ministre de la Sécurité publique et ses représentants ont réitéré les préoccupations du Comité permanent concernant le faible taux d’inscription sous le régime de la LERDS. Le ministre a fait observer devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles que certains délinquants récidivistes « échapp[aient] au système actuel » parce que les poursuivants ne demandaient pas leur inscription au registre et que des juges excluaient des délinquants lorsqu’ils étaient saisis d’une demande d’inscription (Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, no 3, 3e sess., 40e lég., 14 avril 2010, p. 32). De même, à la Chambre des communes, le secrétaire parlementaire du ministre a fait écho aux préoccupations selon lesquelles la LERDS avait une portée trop restrictive, ce qui compromettait sa capacité d’aider la police (Débats de la Chambre des communes, vol. 145, no 112, 3e sess., 40e lég., 7 décembre 2010).
[72] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que l’inscription obligatoire visait à inscrire tous les délinquants sexuels. Bien que cet objectif puisse trouver un certain appui dans des extraits du Hansard, nous ne pouvons souscrire à cette caractérisation de l’objectif de la disposition. Tout d’abord, elle reproduit l’erreur contre laquelle la Cour a mis en garde dans l’arrêt Moriarity, par. 27‑28 : elle ne dissocie pas adéquatement la fin recherchée des moyens retenus pour l’atteindre, ce qui empêche toute analyse distincte du lien entre eux. Elle met ainsi l’inscription obligatoire à l’abri d’un examen visant à déterminer si elle a une portée excessive. Ensuite, elle ne tient pas compte de l’inscription obligatoire à la lumière de l’objectif général de la Loi. Le Parlement n’a pas adopté la LERDS dans le seul but de créer une base de données de tous les délinquants sexuels. Il a plutôt adopté la LERDS pour créer un répertoire de renseignements qui aide la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci.
[73] Les dispositions législatives englobent souvent un éventail d’objectifs, allant des valeurs sociétales générales aux moyens précis mis en œuvre pour atteindre ces objectifs. Les énoncés de la loi peuvent bien porter sur les objectifs ambitieux à l’origine de la loi, les objectifs précis de celle‑ci et l’effet escompté de ses dispositions. Comme nous l’avons déjà noté, le tribunal doit formuler l’objectif des dispositions avec le niveau approprié de généralité, eu égard aux dispositions comme telles, à l’économie de la loi et à tout élément de preuve extrinsèque. En l’espèce, l’inscription obligatoire doit être interprétée à la lumière de l’objet général explicite de la LERDS : aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Compte tenu de ce contexte plus large, nous concluons que l’inscription obligatoire vise à recueillir au sujet des délinquants des renseignements qui peuvent aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci.
[74] Pour ce qui est de l’inscription à perpétuité des auteurs de plus d’une infraction, nous concluons que son objet est de donner à la police un accès prolongé à des renseignements portant sur des délinquants qui présentent un risque plus élevé de récidive. Comme nous l’avons déjà fait observer, aucun élément relatif à l’historique législatif ne nous éclaire sur l’objet du par. 490.013(2.1). Cet objet doit être dégagé du texte de cette disposition et de l’économie générale de la Loi. Signalons tout d’abord que la LERDS prévoit l’inscription obligatoire à perpétuité dans plusieurs scénarios. Avant l’ajout du par. 490.013(2.1) en 2011, l’inscription à perpétuité ne s’appliquait que lorsque le délinquant commettait des infractions relativement plus graves qui justifiaient des peines plus longues (al. 490.013(2)c)) ou qu’il était ou avait déjà été visé par une ordonnance de la LERDS (par. 490.013(3) et (4)). La disposition contestée envisage elle aussi des scénarios dans lesquels plus d’une infraction est commise, mais elle va plus loin que les anciens par. 490.013(3) et (4), parce qu’elle s’applique lorsque plus d’une infraction a été commise, et ce, que le délinquant fasse déjà l’objet ou ait fait l’objet à quelque moment que ce soit d’une ordonnance de la LERDS.
[75] Compte tenu du libellé de cette disposition et du régime actuel, nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’en décidant d’accorder aux policiers une période d’accès plus longue lorsque plus d’une infraction a été commise, le Parlement était sans doute motivé par sa conviction que les auteurs de ces infractions étaient plus susceptibles de récidiver que les autres délinquants sexuels. Compte tenu de ce risque accru de causer du tort à autrui, le Parlement a préféré que les renseignements sur les délinquants figurent au registre pour la période la plus longue possible. Cette décision concorde avec la volonté du Parlement de cibler les délinquants qui commettent des infractions plus graves. Lorsque le par. 490.013(2.1) a été adopté en 2011, le Code criminel prescrivait déjà l’inscription obligatoire à perpétuité des auteurs d’infractions plus graves. Le Parlement semble avoir prévu l’inscription pour une période plus longue dans le cas des délinquants présentant un risque accru de causer du tort à autrui, soit parce que l’infraction était plus grave (comme c’est le cas à l’al. 490.013(2)c)), soit parce que le risque de récidive était plus élevé (par. 490.013(2.1)). Nous concluons donc que le but de la mesure est d’accorder à la police une plus longue période d’accès aux renseignements sur les délinquants qui présentent un risque accru de récidive.
[76] En somme, la LERDS n’a pas été adoptée dans le but exprès de rendre obligatoire l’inscription de tous les délinquants sexuels. Elle a été adoptée pour aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. L’objet des deux dispositions contestées du Code criminel est étroitement lié à cet objectif général. L’objet précis de l’art. 490.012 est de recueillir, au sujet des délinquants, des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Le moyen qui a été retenu pour atteindre cet objet est l’inscription obligatoire. Le paragraphe 490.013(2.1) vise pareillement à accorder à la police une période d’accès plus longue aux renseignements sur les délinquants présentant un risque accru de récidive. Le moyen qui a été retenu pour atteindre cet objectif est l’inscription à perpétuité des délinquants sexuels qui commettent plus d’une infraction désignée.
(3) Les mesures contestées ont une portée excessive
[77] Ayant précisé l’objet des mesures, l’étape suivante consiste à déterminer si elles ont une portée excessive. Une disposition a une portée excessive lorsqu’elle s’applique largement au point de viser certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet, ce qui la rend en partie arbitraire (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 112). En d’autres termes, il y a portée excessive lorsqu’il n’existe aucun lien rationnel entre l’objet de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous (par. 112).
[78] Dans l’arrêt Bedford, la Cour a précisé que l’on considère qu’une disposition législative a une portée excessive même lorsqu’elle n’a cet effet que dans un seul cas (par. 113 et 123). Une loi ne peut porter atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne ne serait‑ce que d’un seul individu d’une manière incompatible avec les principes de justice fondamentale. Par conséquent, les dispositions qui sont rédigées de manière générale afin de faciliter leur application vont à l’encontre de l’art. 7 si elles privent de sa liberté une seule personne d’une manière qui ne sert pas l’objet de la loi (par. 113). Dans l’arrêt Bedford, la Cour a conclu que faciliter l’application pourrait justifier une disposition à large portée suivant l’article premier de la Charte (par. 144), mais qu’elle « ne permet pas de réfuter une allégation de portée excessive fondée sur l’art. 7 » (Safarzadeh‑Markhali, par. 53, citant Bedford, par. 113).
a) L’inscription obligatoire
[79] La juge chargée de la détermination de la peine a conclu que l’inscription obligatoire (art. 490.012) a une portée excessive parce qu’elle entraîne l’inscription de délinquants qui ne présentent pas un risque accru de commettre une autre infraction sexuelle dans le futur. Nous sommes du même avis. Comme nous l’avons expliqué, l’inscription obligatoire vise à recueillir, sur les délinquants, des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Il n’y a aucun lien entre cet objectif et l’inscription de délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive. La disposition en question a une portée excessive.
[80] Lors de l’audience relative à l’article premier, la Couronne a présenté une preuve d’expert sur les taux de récidive des délinquants sexuels en faisant témoigner le Dr Hanson, un psychologue clinicien. La majeure partie du témoignage du Dr Hanson était axée sur les approches structurées d’évaluation du risque d’infractions sexuelles. Or, selon le témoignage de cet expert, la majorité des délinquants sexuels — de 75 à 80 p. 100 — ne récidivent jamais. Devant la juge chargée de la détermination de la peine, la Couronne a admis que le registre visait des gens qui ne récidiveront jamais.
[81] Pour surmonter cet obstacle, la Couronne se fonde sur deux arguments connexes. Elle soutient tout d’abord que le lien entre les effets de l’art. 490.012 sur tous les délinquants et son objectif repose sur le fait que, même si ce ne sont pas tous les délinquants sexuels qui récidivent, ils présentent tous, en tant que groupe, un risque accru de récidive selon les données statistiques. Une déclaration de culpabilité est un indicateur logique, pratique et suffisant d’un risque accru de commettre une infraction sexuelle. Ensuite, il n’existe aucun moyen fiable d’identifier au moment de la détermination de la peine ceux qui ne présentent pas un risque accru de récidive.
[82] Toutefois, comme nous allons le démontrer, les arguments de la Couronne comportent des failles. Notre analyse se décline en trois parties. Tout d’abord, nous estimons que le raisonnement de la Couronne méconnaît le fait que certaines situations personnelles permettent au tribunal d’identifier les délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive. Ensuite, la thèse de la Couronne n’est pas appuyée par la preuve statistique d’expert présentée au procès : il est inexact de dire que tous les délinquants sexuels présentent un risque accru de récidive. Enfin, on ne peut invoquer le fait qu’il est difficile d’évaluer le risque au moment de la détermination de la peine pour justifier la portée excessive de l’art. 490.012 : il convient d’examiner ce genre d’argument sous le régime de l’article premier.
[83] Pour résumer notre analyse, nous ne décelons aucune erreur dans la conclusion de la juge chargée de la détermination de la peine ou dans celle de la juge Khullar suivant laquelle l’inscription au registre de délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive n’a aucun lien avec l’objet de l’inscription obligatoire. Le fait d’assujettir tous les délinquants, indépendamment de leur risque de récidive, à des obligations de déclaration onéreuses et continues, à des contrôles de conformité aléatoires et à la possibilité d’être poursuivis et emprisonnés n’a aucun lien avec l’objet de la mesure. En l’espèce, la juge Moen a conclu, en première instance, sur la foi de la preuve présentée lors de l’audience de détermination de la peine, que M. Ndhlovu correspondait à ce profil de délinquants. Elle n’avait « absolument aucune crainte qu[’il] récidiv[e] ».
[84] L’argument selon lequel il est nécessaire d’obliger tous les délinquants à s’inscrire en raison des difficultés que comporte l’évaluation du risque qu’ils présentent repose sur l’utilité pratique de ce mécanisme sur le plan de son application ou sur des raisons de commodité administrative. Cet argument concerne la justification et non la portée excessive. Bien que l’inscription obligatoire soit attrayante en raison de sa simplicité et de sa facilité d’application, le fait qu’il soit commode d’exiger l’inscription de tous les délinquants sexuels ne la rend pas constitutionnelle.
(i) La situation personnelle du délinquant peut montrer qu’il ne présente pas un risque accru de récidive
[85] L’insistance de la Couronne sur le risque de récidive des délinquants sexuels se heurte à une difficulté évidente. Dans certains cas, en raison de sa situation personnelle, le délinquant ne présente pas un risque accru de récidive, ce qui exclut toute possibilité réelle que ses renseignements figurant au registre se révèlent un jour utiles à la police. Mais un indicateur aussi approximatif que l’existence d’une déclaration antérieure de culpabilité pour une infraction sexuelle ne tient pas compte d’emblée de ce type de situation. Cet argument de bon sens s’accorde avec le témoignage de l’expert de la Couronne.
[86] Les procès fondés sur des infractions sexuelles antérieures sont monnaie courante dans nos tribunaux. Le délinquant qui a commis une infraction sexuelle dans le passé n’est parfois reconnu coupable et condamné que des décennies plus tard, alors qu’il est rendu à un âge avancé et qu’il a une mobilité très réduite. L’assujettissement de tels délinquants à la LERDS n’aurait évidemment aucun lien avec l’objectif de recueillir au sujet des délinquants des renseignements qui pourraient aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. La conclusion selon laquelle ces situations personnelles peuvent avoir une incidence sur le risque de récidive, sans toutefois être prises en compte dans les modèles statistiques, s’accorde avec le témoignage de l’expert de la Couronne.
[87] L’expert de la Couronne, le Dr Hanson, a admis à juste titre les limites que comportaient les statistiques sur lesquelles son témoignage était fondé. Il a reconnu que les modèles statistiques comportent en soi des limites : même les meilleurs modèles ou études ne peuvent tenir compte de toutes les situations personnelles qui peuvent influer sur la probabilité de récidive d’un individu. Puisqu’il suffit que l’art. 490.012 ait sur la liberté d’une seule personne un effet qui n’a aucun lien avec l’objet de cette disposition pour que celle-ci ait une portée excessive (Bedford, par. 123), la violation devient évidente en l’espèce. Nous sommes convaincues qu’en raison de leur situation personnelle, certains délinquants ne présentent pas un risque accru de récidive.
[88] Prenons l’exemple de la délinquante dans l’affaire R. c. T.L.B., 2006 ABQB 533, 403 A.R. 293, conf. par 2007 ABCA 135, 404 A.R. 283. La délinquante était confinée dans un fauteuil roulant en raison d’une paralysie cérébrale; elle était incapable de travailler et avait besoin de l’aide quotidienne d’une personne soignante pour répondre à ses besoins personnels (par. 8‑9). Elle a été reconnue coupable d’infractions de pornographie juvénile et de contacts sexuels impliquant son enfant de six ans. Elle avait subi des pressions pour prendre des photos de son enfant et commettre un acte sexuel avec son fils après avoir amorcé une relation en ligne avec un pédophile (par. 2-7). Après que les faits eurent été divulgués, la garde de son fils lui a été retirée (par. 6). Lors de la détermination de la peine, T.L.B. a été exemptée de l’application de la LERDS — en vertu des anciennes dispositions — au motif que son inscription au registre aurait un effet [traduction] « nettement démesuré » (par. 80). Son risque de récidive était très faible, selon l’évaluation d’un psychologue clinicien judiciaire (par. 65). Ses infractions étaient dirigées contre son enfant, qui n’était plus sous sa garde, et elle n’avait pas de contact avec d’autres enfants (par. 65).
[89] La situation personnelle de T.L.B. fait en sorte qu’il est hautement improbable qu’elle récidive. Il n’y a pas de risque accru qu’un délinquant comme T.L.B. commette un jour une autre infraction sexuelle. De plus, rien dans son profil de délinquance ne donne à penser que le lieu où elle se trouve ou son identité ne seraient pas facilement vérifiables sans la LERDS si la police enquêtait sur elle à propos d’une infraction ultérieure. Par conséquent, il n’y aurait aucun lien entre son inscription au registre et l’objectif de recueillir sur des délinquants des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Se concentrer uniquement sur les condamnations de T.L.B. a pour effet de négliger toutes les circonstances uniques de son cas qui font en sorte qu’il est hautement improbable que son inscription au registre puisse un jour être de quelque utilité pour la police.
[90] Ces exemples illustrent le vice constitutionnel qui entache l’art. 490.012 au regard de l’art. 7. La question n’est pas de savoir si les délinquants sexuels présentent généralement un risque accru de récidive, mais plutôt s’il y a des délinquants qui ne présentent pas ce risque. En effet, il suffit qu’une disposition ait un effet excessif sur une seule personne pour qu’on puisse conclure que cette disposition est incompatible avec les principes de justice fondamentale (Bedford, par. 123). Comme le montre l’affaire T.L.B., dans certains cas, la situation personnelle du délinquant fait en sorte que tout risque accru de récidive est exclu. Il n’y a donc aucun lien entre le fait d’assujettir un délinquant comme T.L.B. à la LERDS et l’objectif de recueillir des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci.
(ii) L’inscription obligatoire a une portée excessive puisque certains délinquants sexuels ne présentent pas un risque statistique accru de récidive
[91] Dans son témoignage, qui a été accepté par la juge ayant prononcé la peine, l’expert a clairement indiqué qu’il n’y avait pas de différence perceptible en ce qui concerne le risque de récidive sexuelle au moment de la détermination de la peine entre les délinquants sexuels présentant le risque le plus faible — les 10 p. 100 inférieurs — et l’ensemble des délinquants reconnus coupables d’infractions criminelles non sexuelles. Dans les deux cas, environ deux p. 100 des individus — qu’il s’agisse des délinquants sexuels présentant le risque de récidive le plus faible ou d’individus ayant un casier judiciaire sans lien avec des infractions sexuelles — commettent une infraction sexuelle au cours des cinq années suivantes.
[92] L’inscription obligatoire a une portée excessive dans la mesure où elle englobe ces délinquants sexuels qui présentent le risque le plus faible. En raison du profil de risque de ces délinquants, il n’y a pas de lien entre leur assujettissement à une ordonnance de la LERDS et l’objectif de recueillir des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles ou à enquêter sur celles‑ci, parce qu’ils ne présentent pas un risque accru de récidive. L’inscription de ces délinquants ne contribue pas à l’atteinte de l’objet de cette disposition.
[93] La Couronne soutient malgré tout que les mesures n’ont pas une portée excessive étant donné que les délinquants sexuels présentent, en tant que groupe, un risque accru de récidive. Elle ajoute que même le délinquant sexuel présentant le risque le plus faible est plus dangereux que le simple citoyen. Elle soutient en outre que, de toute façon, tous les délinquants sexuels présentent un risque non négligeable de commettre une autre infraction sexuelle et que le Parlement a le droit de légiférer afin d’atténuer ce risque de causer du tort à autrui. À notre avis, aucun de ces arguments n’est suffisant pour remédier à la portée excessive de la disposition.
[94] Premièrement, nous convenons que la perpétration d’une infraction sexuelle est l’un des nombreux prédicteurs empiriquement validés d’un risque accru de récidive sexuelle. Mais il en est de même pour d’autres facteurs, comme l’âge, les intérêts sexuels inhabituels ou atypiques, les obsessions sexuelles, l’instabilité du mode de vie ou la mauvaise résolution de problèmes cognitifs (pour n’en nommer que quelques‑uns). Le risque de récidive varie également selon le type d’infraction : par exemple, si l’infraction est une infraction sexuelle sans contact, ou si elle est commise contre un enfant, un étranger, une connaissance ou un membre de la famille. Il ressort toutefois clairement du témoignage de l’expert que, pour évaluer valablement le risque, il faut tenir compte d’un éventail de variables pertinentes en matière de risque et qu’il n’y a pas de facteur unique qui, à lui seul, permet de conclure qu’un délinquant risque de récidiver. Bref, le risque de récidive du délinquant sexuel dépend de plusieurs facteurs.
[95] Par conséquent, même si un délinquant peut faire partie d’un groupe qui présente généralement — autrement dit, en moyenne — un risque accru de récidive, ce n’est pas le cas pour tous les membres du groupe. Soyons clairs : l’analyse de la portée excessive ne se concentre pas sur le groupe, mais sur les individus au sein de ce groupe. Comme nous l’avons déjà expliqué, bien qu’une condamnation antérieure pour une infraction sexuelle constitue un facteur de risque, environ 10 p. 100 des individus ayant déjà été reconnus coupables d’une infraction sexuelle ne présentent pas, au moment de la détermination de la peine, un risque de récidive plus élevé que l’ensemble des criminels. Lorsqu’on se concentre exclusivement sur la perpétration d’une infraction sexuelle antérieure, on néglige inévitablement les autres variables qui ont une incidence sur le risque de récidive du délinquant, ce qui n’est guère surprenant, étant donné que les infractions sexuelles couvrent un large éventail de comportements et que les délinquants sexuels ne forment pas un groupe homogène.
[96] Deuxièmement, aucune preuve ne vient étayer l’argument de la Couronne selon lequel ces délinquants présentent un risque de récidive plus élevé que l’ensemble des criminels. Le propre expert de la Couronne en était réduit à des conjectures et a admis qu’on ignorait le taux d’infractions sexuelles commises par des personnes qui n’avaient pas été reconnues coupables d’une infraction quelconque.
[97] Troisièmement, un risque minime de causer du tort à autrui ou de récidiver ne suffit pas pour éviter que les dispositions législatives aient une portée excessive. La Couronne se fonde sur l’arrêt Malmo‑Levine pour faire valoir que le Parlement a le droit d’adopter des mesures qui atténuent un risque plus que minimal de causer du tort à autrui, ce que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accepté (par. 89). La Couronne affirme qu’étant donné que tous les délinquants sexuels présenteraient un risque de récidive plus que minimal, le Parlement s’est conformé à l’art. 7 lorsqu’il a décidé d’exiger l’inscription au registre de délinquants présentant un risque relativement faible.
[98] Comme nous l’avons déjà signalé, seulement de 20 à 25 p. 100 du groupe des délinquants sexuels récidivent dans les faits, et 10 p. 100 du groupe ont un risque de récidive d’environ 2 p. 100 après 5 ans. Et à l’intérieur des taux de récidive, l’éventail des comportements visés — et l’ampleur du tort causé à autrui — varie considérablement. Nous sommes toutefois d’accord pour dire que « l’appréciation et la détermination exactes de la nature et de l’étendue du préjudice relèvent du Parlement » (Malmo‑Levine, par. 133). Toutefois, la question qui se pose dans le cadre de l’analyse de la portée excessive n’est pas de savoir si le Parlement estimait qu’il existait un risque de préjudice plus que minime lorsqu’il a adopté une loi. Il s’agit plutôt de savoir si la loi a une portée tellement vaste qu’elle a une incidence sur un droit garanti par l’art. 7 qui n’a aucun lien avec l’objet de la loi (Bedford, par. 112).
[99] La différence entre ces deux questions est illustrée par un des premiers arrêts rendus par notre Cour dans le cadre de sa jurisprudence sur la portée excessive, R. c. Heywood, 1994 CanLII 34 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 761. Dans l’affaire Heywood, la Cour examinait une disposition qui érigeait en infraction le fait pour certains délinquants de flâner sur le terrain d’une école, un terrain de jeu, un parc public ou des aires de baignade ou à proximité de ces lieux (l’al. 179(1)b) du Code criminel alors en vigueur). L’objectif de cette mesure était de protéger les enfants contre les infractions sexuelles (p. 794). Estimant qu’elle avait une portée excessive, la Cour a invalidé la mesure parce qu’elle s’appliquait à des endroits où il était peu probable que des enfants se retrouvent, y compris sur tout le territoire de chaque parc public du Canada, y compris les vastes parcs sauvages dans des régions éloignées (p. 795). Il était toutefois clair que cette mesure s’appliquait à des délinquants sexuels qui, selon la logique de la Couronne, posaient un risque plus que minime de causer du tort à autrui. La disposition violait néanmoins l’art. 7 de la Charte parce qu’elle portait atteinte à la liberté des délinquants d’une manière qui n’avait aucun lien avec son objectif. Bien que l’arrêt Heywood soit antérieur aux arrêts Bedford et Carter, il demeure néanmoins un exemple typique d’application du principe de la portée excessive (H. Stewart, Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2e éd. 2019), p. 154).
[100] En un mot, la Couronne ne peut invoquer le fait qu’un délinquant présente un risque — quoique non accru — de commettre une infraction sexuelle dans le futur. Si le simple risque de commettre un jour une infraction criminelle fournissait le lien nécessaire pour satisfaire au critère de l’arrêt Bedford, ce critère serait satisfait, en toute logique, chaque fois que le Parlement adopte des mesures prospectives. Si l’on part du principe élémentaire suivant lequel il est impossible de prédire l’avenir avec une certitude absolue, alors, par définition, toute personne risque de commettre une infraction criminelle dans le futur. Si l’existence d’un risque est le facteur qui s’applique pour rendre conforme à l’art. 7 une mesure qui prive des personnes de leur liberté, les règles de droit sur la portée excessive perdraient leur valeur normative.
[101] En fin de compte, la preuve — acceptée par la juge chargée de la détermination de la peine — démontre que l’art. 490.012 englobe des délinquants qui, au moment de leur mise en liberté, ne présentent plus de risque important de récidive. Par conséquent, le fait d’avoir déjà commis une infraction sexuelle est un indicateur erroné dans le cas des délinquants dont les renseignements sont susceptibles d’aider la police. Un indicateur aussi général, qui s’applique à un aussi grand nombre de personnes et à un éventail d’actes aussi large, vise inévitablement des individus qui ne présentent pas un risque accru de commettre les actes criminels que le Parlement cherchait à prévenir et à soumettre à des mesures d’enquête en créant le registre.
(iii) L’incertitude au moment de la détermination de la peine ne peut remédier à la portée excessive de l’art. 490.012
[102] La Couronne soutient que l’art. 490.012 n’a pas une portée excessive, étant donné qu’il est difficile d’évaluer le risque de récidive et que même les évaluations des experts sont sujettes à l’erreur. Il affirme par conséquent qu’il n’y a pas d’autre moyen de recueillir des renseignements susceptibles d’aider la police. Cet argument comporte deux failles.
[103] En premier lieu, comme nous l’avons déjà expliqué, la Couronne ne peut invoquer l’utilité pratique d’une mesure sur le plan de l’application ou la « commodité administrative » pour réfuter une allégation de portée excessive (Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, 1985 CanLII 65 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 177, p. 219; voir Bedford, par. 113; Carter, par. 88; Safarzadeh‑Markhali, par. 53). Comme la Couronne invoque les mêmes raisons en l’espèce, l’inscription obligatoire n’est pas sauvegardée en vertu de l’art. 7 et cet argument doit être examiné en fonction de l’article premier.
[104] Il convient d’expliquer pourquoi les considérations relatives à l’utilité pratique sur le plan de l’application ne sont généralement pas abordées lors de l’examen effectué en fonction de l’art. 7 de la Charte. Ce type d’argument reconnaît implicitement que la disposition législative viole les droits de quelqu’un, mais considère que cette violation est justifiée parce que la disposition est avantageuse pour le public, du fait qu’elle rend l’application de la loi plus pratique ou plus commode. Cet argument relève donc directement de l’analyse fondée sur l’article premier, en l’occurrence la justification de la violation des droits d’une personne lorsque l’intérêt supérieur du public l’exige (c.‑à‑d. pour faciliter l’application ou l’administration de la loi), plutôt que de la question « plus étroite » à trancher en fonction de l’art. 7, en l’occurrence celle de savoir « si la disposition contestée porte atteinte à un droit individuel » (Bedford, par. 125). Les considérations relatives à l’utilité pratique sur le plan de l’application visent à trouver un équilibre entre l’atteinte portée à des droits individuels par la mesure contestée et l’avantage qu’elle comporte pour le public, et elles relèvent donc carrément de l’article premier. Ces considérations relèvent à juste titre du fardeau imposé en conséquence à la Couronne par l’article premier.
[105] Depuis l’arrêt Bedford, la Cour rejette systématiquement les arguments fondés sur l’utilité pratique au plan de l’application et sur la commodité administrative dans le cadre de l’analyse relative à l’art. 7 de la Charte. Dans l’arrêt Bedford, la Cour a conclu que l’infraction criminelle consistant à vivre des produits de la prostitution d’autrui avait une portée excessive. L’infraction visait « à réprimer le proxénétisme, ainsi que le parasitisme et l’exploitation qui y sont associés » (par. 137). L’infraction avait une portée excessive dans la mesure où elle visait aussi des personnes qui entretenaient avec les travailleuses du sexe des rapports dénués d’exploitation, dont les comptables et les réceptionnistes (par. 142). Les procureurs généraux du Canada et de l’Ontario ont fait valoir que la disposition devait être formulée en des termes généraux parce que la ligne de démarcation entre les rapports empreints d’exploitation et les rapports exempts d’exploitation était floue (par. 143). La Cour a conclu que cet argument, fondé sur l’utilité pratique au plan de l’application, avait davantage sa place dans l’analyse relative à l’article premier de la Charte (par. 144).
[106] Plus tard, dans l’affaire Carter, la Cour était saisie d’une contestation de la prohibition criminelle de l’aide médicale à mourir. La prohibition visait à empêcher que des personnes vulnérables se suicident dans un moment de faiblesse (par. 78). La Cour a conclu que la prohibition en question avait une portée excessive dans la mesure où elle s’appliquait à des personnes qui n’étaient pas vulnérables (par. 86). En parvenant à cette conclusion, la Cour a rejeté l’argument de la Couronne suivant lequel la règle de droit devait être rédigée en des termes généraux parce qu’il était difficile d’identifier de manière concluante les personnes vulnérables (par. 87‑88). La Cour a de nouveau conclu qu’il y a lieu d’examiner cet argument dans l’analyse fondée sur l’article premier (par. 88).
[107] L’année suivante, dans l’affaire Safarzadeh‑Markhali, la Cour s’est penchée sur la contestation d’une disposition législative qui rendait inadmissibles au crédit majoré pour détention présentencielle les délinquants qui se voyaient refuser leur mise en liberté sous caution en raison d’une condamnation antérieure. La disposition avait pour objectif « d’accroître la sûreté et la sécurité publiques en élargissant l’accès des délinquants violents et chroniques à des programmes de réadaptation » (par. 47 (italique omis)). La Cour a conclu que la disposition avait une portée excessive étant donné qu’elle s’appliquait à des délinquants qui ne constituaient pas une menace pour la sûreté et la sécurité publiques, y compris ceux qui se voyaient refuser leur mise en liberté sous caution en raison d’infractions antérieures ne comportant pas de violence, comme l’omission de se présenter devant le tribunal (par. 52‑53). La Couronne a soutenu que la disposition ratissait large parce qu’il était plus pratique de viser tous les délinquants que seulement ceux qui constituaient une menace pour la sûreté et la sécurité publiques (par. 53). Citant l’arrêt Bedford, la Cour a jugé que ce souci de l’utilité pratique sur le plan de l’application ne permettait pas de protéger la disposition en question contre une allégation de portée excessive fondée sur l’art. 7 (par. 53).
[108] Les arrêts Bedford, Carter et Safarzadeh‑Markhali confirment tous que le Parlement ne peut pas invoquer l’utilité pratique sur le plan de l’application ou des raisons de commodité administrative pour protéger une disposition législative contre une allégation de portée excessive fondée sur l’art. 7 de la Charte. Ces considérations doivent plutôt être examinées dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Les tentatives faites par la Couronne pour invoquer l’utilité pratique sur le plan de l’application en se fondant sur l’art. 7 échouent également en l’espèce.
[109] De plus, les juges procèdent régulièrement à des évaluations du risque, en se fondant notamment sur des avis d’experts. Bien que ces évaluations ne procurent peut‑être pas de la certitude, on peut en optimiser la valeur en tenant compte de la situation personnelle de l’individu concerné et de l’avis des meilleurs experts. Il s’agit évidemment de situations dans lesquelles le juge chargé de la détermination de la peine peut raisonnablement conclure qu’il est peu probable que les renseignements recueillis au sujet du délinquant puissent un jour s’avérer utiles pour la police.
[110] Enfin, dans le passé, des juges ont peut‑être indûment soustrait des délinquants au registre en raison des effets nettement démesurés que leur inscription aurait sur eux en se fondant sur des mythes et des stéréotypes au sujet des agressions sexuelles (voir J. Benedet, « A Victim‑Centred Evaluation of the Federal Sex Offender Registry » (2012), 37 Queen’s L.J. 437). Dans la mesure où certains juges du procès ont pu interpréter l’ancienne exemption de manière trop large, il est toujours possible pour les cours d’appel de réviser ces décisions de première instance et de proposer certaines orientations. Cela ne saurait rendre constitutionnelle une loi qui ne l’est pas.
[111] En conséquence, l’inscription obligatoire a une portée excessive. Comme l’art. 490.012 vise des délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive, il viole l’art. 7 de la Charte.
b) L’inscription à perpétuité
[112] L’inscription à perpétuité des personnes reconnues coupables de plus d’une infraction sexuelle (par. 490.013(2.1)) a également une portée excessive.
[113] L’expert de la Couronne fait une distinction entre deux catégories de délinquants qui commettent plus d’une infraction. La première est celle des délinquants qui, comme M. Ndhlovu, commettent plus d’une infraction sexuelle sans être déclarés coupables d’une infraction dans l’intervalle. La seconde catégorie concerne les délinquants qui, après avoir été reconnus coupables d’une infraction sexuelle, commettent ensuite une autre infraction. Le Dr Hanson a expliqué que le fait de commettre plus d’une infraction sans faire l’objet d’une déclaration de culpabilité dans l’intervalle n’est pas associé à un risque accru de récidive. Comme il l’a dit, [traduction] « les personnes qui sont reconnues coupables de [. . .] deux ou trois infractions lors de la même instance de détermination de la peine présentent le même risque que la personne déclarée coupable d’une seule infraction » (d.a., vol. II, p. 196). Il a toutefois signalé que le fait de perpétrer une autre infraction après avoir été déclaré coupable augmentait sensiblement le risque de récidive.
[114] Le témoignage du Dr Hanson prouve que l’inscription à perpétuité du délinquant qui a commis plus d’une infraction sans être déclaré coupable d’une infraction dans l’intervalle a une portée excessive. L’objectif de la mesure est d’accorder à la police une période d’accès plus longue à des renseignements sur des délinquants qui présentent un risque accru de récidive. Or, comme le témoignage de l’expert le démontre, la mesure en question vise des délinquants qui ne présentent pas un risque relativement plus élevé de récidive parce que, par exemple, les infractions multiples qu’ils ont commises faisaient partie d’un seul événement. Le paragraphe 490.013(2.1) ne confère toutefois aucun pouvoir discrétionnaire qui permettrait de soustraire des délinquants au registre dans ces circonstances.
[115] La Couronne fait valoir qu’il était loisible au Parlement de se fonder sur une inférence de bon sens selon laquelle la perpétration simultanée de plus d’une infraction augmente le risque de récidive. Nous ne retenons pas cet argument. Le témoignage de l’expert mine clairement la vraisemblance d’une telle inférence. Pour cette raison, nous convenons avec la défense que le par. 490.013(2.1) a une portée excessive.
(4) La disproportion totale
[116] Ayant conclu que les mesures ont une portée excessive, nous n’avons pas à décider si elles sont totalement disproportionnées. Cela dit, nous n’excluons pas la possibilité que les effets des dispositions puissent être totalement disproportionnés par rapport à leurs objectifs dans certains cas. Comme nous l’avons vu, l’impact sur quiconque est assujetti aux obligations de déclaration d’une ordonnance prévue par la LERDS est considérable. Le caractère personnel des renseignements qui sont consignés, la fréquence à laquelle les délinquants sont tenus de les mettre à jour et la menace d’emprisonnement rendent ces conditions onéreuses. Il ne s’agit pas d’obligations de déclaration de routine. L’article 490.012 prévoyait auparavant une exemption pour s’assurer que personne ne serait soumis à une ordonnance totalement disproportionnée. Or, cette option n’existe plus.
C. L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) ne sont pas justifiés en vertu de l’article premier de la Charte
[117] Ayant conclu que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) violent l’art. 7 de la Charte, il nous reste à déterminer si ces mesures peuvent être justifiées en vertu de l’article premier. La Couronne affirme que les mesures sont sauvegardées par application de l’article premier. Nous n’acceptons pas cet argument.
[118] Il incombe à la Couronne de démontrer que la violation de l’art. 7 par les mesures contestées est justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Pour s’acquitter du fardeau que lui impose l’article premier, la Couronne doit établir que la violation se situe à l’intérieur de limites « dont la justification puisse se démontrer », ce qui veut dire que les mesures attentatoires doivent être justifiées selon une « inférence rationnelle [tirée] de la preuve ou des faits établis » (RJR‑MacDonald, par. 128). De simples affirmations ne suffisent pas : il faut présenter une preuve complétée par le bon sens et le raisonnement par déduction (R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 78).
[119] Une violation de la Charte est justifiée en vertu de l’article premier lorsque l’objet de la loi contestée « est urgent et réel et que les moyens choisis sont proportionnels à cet objet » (Carter, par. 94). Une loi est proportionnée à son objet si les moyens adoptés sont rationnellement liés à cet objet, si la loi porte atteinte de façon minimale au droit en question, et si les effets bénéfiques de la loi l’emportent sur ses effets préjudiciables (R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, p. 136‑140). L’analyse est axée sur les mesures attentatoires et non sur l’ensemble du régime législatif. Il incombe donc à la Couronne de démontrer que les mesures contestées, et non la LERDS dans son ensemble, imposent une limite raisonnable à l’art. 7 (Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, par. 72, citant RJR‑MacDonald, par. 144; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 20).
[120] La défense reconnaît que la prévention des crimes sexuels et les enquêtes sur ceux‑ci constituent un objectif urgent et réel. Nous sommes du même avis. Les buts que visait le Parlement en adoptant la LERDS sont louables. À notre avis, cette affirmation vaut également pour les objectifs précis des dispositions en litige. Les mesures prises par le Parlement pour fournir à la police des outils qui facilitent leurs enquêtes sur les infractions sexuelles et la prévention de celles‑ci s’harmonisent clairement avec l’intérêt qu’a le public à prévenir les crimes sexuels et à traduire les délinquants sexuels en justice.
[121] Qui plus est, les mesures sont rationnellement liées à leurs objectifs. Le critère applicable n’est pas exigeant : l’arrêt Oakes ne requiert que l’existence d’un lien rationnel et non une parfaite correspondance (R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, par. 80; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 148). Ce critère est satisfait en l’espèce. Puisqu’une déclaration de culpabilité à l’égard d’une infraction sexuelle constitue un indicateur fiable du risque accru de récidive et que le fait de commettre une autre infraction de nature sexuelle après avoir été reconnu coupable est susceptible d’augmenter le risque de récidive, on peut raisonnablement supposer que les dispositions en question favorisent l’atteinte de leur objectif respectif (Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 48). Pourtant, comme nous allons l’expliquer, les mesures ne satisfont pas aux autres volets du critère de l’arrêt Oakes.
(1) L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) ne portent pas atteinte de façon minimale aux droits des délinquants
[122] Une des principales questions en litige dans le présent pourvoi est de savoir si les mesures portent une atteinte minimale aux droits des délinquants. Pour porter une atteinte minimale, les dispositions contestées doivent contrevenir à l’art. 7 « aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif législatif » (RJR‑MacDonald, par. 160). L’analyse porte sur la question de savoir s’il existe d’autres moyens moins radicaux de réaliser l’objectif de façon réelle et substantielle (K.R.J., par. 70). La Couronne doit prouver l’absence de moyens moins radicaux d’atteindre l’objectif (Safarzadeh‑Markhali, par. 63). Le tribunal n’a pas à conclure que la solution de rechange « permettrait d’atteindre l’objectif exactement dans la même mesure que l[es] mesure[s] contestée[s] » (Hutterian Brethren, par. 55 (en italique dans l’original)). Il suffit plutôt que les solutions de rechange permettent d’atteindre l’objectif des mesures contestées de façon « substantiell[e] » (par. 55 et 60). Pour cette raison, dans l’arrêt G, la Cour a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel, comme il est impossible de prédire avec exactitude le risque de récidive, l’inscription obligatoire et permanente au registre des délinquants sexuels de l’Ontario des personnes déclarées non responsables criminellement pour cause de troubles mentaux portait une atteinte minimale. La Cour a conclu que les évaluations du risque ne pouvaient jamais procurer une certitude absolue (par. 75). Pour des raisons similaires, nous concluons que la Couronne ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait à cette étape.
[123] La Couronne fait valoir que les ordonnances d’inscription obligatoire prévues par la LERDS (art. 490.012) sont nécessaires pour réaliser [traduction] « l’objectif du Parlement de fournir à la police une source complète de renseignements sur les délinquants sexuels reconnus coupables, et en particulier sur ceux qui récidivent », et « pour parvenir à un taux d’inscription de délinquants comparable à celui du registre ontarien » (m.i., par. 162‑163). Cet argument repose toutefois sur une prémisse erronée, parce qu’il dénature l’objectif de l’art. 490.012. Comme nous l’avons dit plus haut, l’objectif de cet article est de recueillir, au sujet des délinquants, des renseignements qui sont susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Le moyen retenu pour atteindre cet objectif est l’inscription de tous les délinquants sexuels. L’argument que la Couronne invoque relativement à l’atteinte minimale déforme de façon inacceptable la caractérisation de l’objectif visé par l’inscription obligatoire.
[124] Lorsqu’on caractérise correctement l’objectif de l’inscription obligatoire, il est évident que la Couronne ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait en ce qui concerne le critère de l’atteinte minimale. Tout d’abord, la Couronne reconnaît que le rétablissement du pouvoir discrétionnaire des juges dans le processus d’inscription permettrait d’atteindre un taux d’inscription de 90 p. 100 des délinquants dans le registre. Pourtant, la Couronne n’a produit aucune preuve afin d’expliquer pourquoi un taux d’inscription de 90 p. 100 ne permettrait pas d’atteindre de façon substantielle l’objectif de l’art. 490.012 de recueillir des renseignements susceptibles d’aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci. Plus précisément, la Couronne n’a présenté aucun élément de preuve ou argument plausible afin d’expliquer pourquoi le pouvoir discrétionnaire de soustraire des délinquants à la LERDS lorsque la conséquence de leur inscription serait vraisemblablement trop lourde ou n’aurait aucun lien avec l’objectif de l’art. 490.012 ne permettrait pas d’atteindre de façon substantielle les buts visés par le Parlement. En fait, la Couronne n’a présenté aucune preuve sur les difficultés auxquelles se sont heurtées les forces policières dans la prévention des infractions sexuelles ou dans les enquêtes sur celles‑ci avant 2011, lorsque les juges disposaient d’un certain pouvoir discrétionnaire. En effet, l’expert de la Couronne, le Dr Hanson, n’a pas été en mesure de citer quelque étude que ce soit sur l’efficacité ou les effets de la LERDS avant les modifications de 2011.
[125] On ne nous a pas non plus présenté de preuve convaincante démontrant que les difficultés que comporte l’évaluation du risque de récidive rendent le pouvoir discrétionnaire du juge incompatible avec les objectifs du Parlement. Les juges sont fréquemment appelés à évaluer le risque. Comme nous l’avons signalé, notre Cour a mentionné dans l’arrêt G, à l’étape de l’étude de l’atteinte minimale, que « [l]es évaluations individuelles n’ont pas besoin de prédire le risque avec une exactitude parfaite — la certitude ne saurait servir de norme » (par. 75). Les tribunaux disposent d’une foule d’outils — dont les témoignages d’experts — pour évaluer plus exactement les risques. Par ailleurs, le Parlement peut énumérer des critères précis pour aider les juges à déterminer si l’inscription d’un délinquant est peu susceptible de favoriser l’atteinte de l’objectif du régime. Nous n’acceptons pas l’argument de la Couronne selon lequel il n’existe tout simplement pas de solution de rechange fiable et adaptée. Il y a, semble‑t‑il, toute une série de mesures que le Parlement peut mettre en œuvre, en gardant à l’esprit que ces mesures ne doivent pas avoir une portée excessive ni être totalement disproportionnées.
[126] En substance, l’argument de la Couronne repose sur la proposition selon laquelle tous les délinquants doivent être inscrits à moins que la défense ne puisse démontrer que l’exercice par le juge de son pouvoir discrétionnaire n’empêchera pas la police de prévenir les infractions sexuelles et d’enquêter sur celles‑ci. La prémisse non démontrée veut que la police ne puisse efficacement prévenir les infractions de nature sexuelle et enquêter sur celle‑ci que si tous les délinquants désignés sont inscrits. Cette hypothèse semble reposer sur l’idée que si certains délinquants sont inscrits, c’est bien, si un plus grand nombre le sont, c’est encore mieux, et si tous sont inscrits, c’est l’idéal. Dans l’arrêt Carter, la Cour a rejeté un argument semblable à l’étape de l’étude de l’atteinte minimale parce que « [c]ela a pour effet d’inverser le fardeau imposé par l’article premier et d’exiger du demandeur dont les droits ont été violés de prouver l’existence de moyens moins attentatoires d’atteindre l’objet de la prohibition » (par. 118). La réserve formulée dans l’arrêt Carter est la même dans le cas qui nous occupe. C’est à la Couronne, et non à M. Ndhlovu, qu’il incombe de s’acquitter du fardeau imposé par l’article premier. Plutôt que de présenter des éléments de preuve qui montrent que des mesures moins attentatoires ne permettraient pas d’atteindre de façon substantielle l’objectif de la mesure, la Couronne se contente d’affirmations et de conjectures, ce qui n’est pas suffisant pour lui permettre de s’acquitter du fardeau que lui impose l’article premier. Ainsi que la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Carter, par. 119, « [l]a justification en vertu de l’article premier est un processus de démonstration, et non d’intuition ou de déférence automatique envers le risque invoqué par l’État » (citant RJR‑MacDonald, par. 128).
[127] La Couronne ne s’est pas non plus acquittée du fardeau qui lui incombait relativement à l’inscription à perpétuité (par. 490.013(2.1)). Comme nous l’avons déjà signalé, le témoignage de l’expert indique que les délinquants qui commettent plusieurs infractions sans avoir fait l’objet d’une déclaration de culpabilité dans l’intervalle ne présentent pas un taux de récidive plus élevé que celui des délinquants qui ne commettent qu’une seule infraction. La Couronne n’a pas expliqué pourquoi le fait d’exempter cette catégorie de délinquants ne permettrait pas d’atteindre l’objectif du par. 490.013(2.1) — accorder à la police une période d’accès plus longue aux renseignements sur des délinquants qui présentent un risque accru de récidive — d’une manière réelle et substantielle.
[128] Par conséquent, comme dans l’affaire G, la Couronne n’a pas présenté les éléments de preuve requis pour s’acquitter du fardeau qui lui incombait à l’étape de l’étude de l’atteinte minimale. Rien ne permet de conclure que des solutions de rechange ne permettraient pas d’atteindre l’objectif de l’art. 490.012 et du par. 490.013(2.1) d’une manière réelle et substantielle.
(2) Les effets préjudiciables de l’art. 490.012 et du par. 490.013(2.1) l’emportent sur leurs effets bénéfiques
[129] La question de savoir si les effets bénéfiques des mesures contestées l’emportent sur leurs effets néfastes se trouve au cœur de l’analyse fondée sur l’article premier. Il s’agit de l’étape finale de l’analyse de la proportionnalité prescrite par l’arrêt Oakes. Nous concluons que la Couronne ne s’est pas non plus acquittée du fardeau qui lui incombait à cette étape.
[130] À l’étape finale, le tribunal doit soupeser l’atteinte portée aux droits du demandeur au regard des avantages pour la société de la mesure contestée, en se demandant si « les avantages découlant de la limitation [aux droits du demandeur] sont proportionnels aux effets préjudiciables » (K.R.J., par. 77, citant Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1998 CanLII 829 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 877, par. 125). L’étape finale du critère de l’arrêt Oakes comporte donc une évaluation plus large qu’aux étapes précédentes de « la question de savoir si les effets bénéfiques de la mesure législative contestée en justifient le coût que représente la restriction au droit » (Hutterian Brethren, par. 77). Les effets bénéfiques qui sont de nature négligeable et hypothétique ont moins de poids lorsqu’ils sont mis en balance avec les effets préjudiciables importants et tangibles de la mesure en cause (K.R.J., par. 92; Thomson Newspapers Co., par. 129‑130).
[131] La preuve présentée par la Couronne au sujet des avantages des mesures contestées n’est pas suffisante pour lui permettre de s’acquitter du fardeau que lui impose l’article premier. L’objectif de recueillir des renseignements qui peuvent aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci est de toute évidence un facteur important pour décider si la portée excessive des dispositions est justifiée en vertu de l’article premier. Il en va de même pour l’objectif de donner à la police un accès prolongé aux renseignements sur des délinquants qui présentent un risque accru de récidive. Dans la mesure où leur validité est reconnue, ces dispositions servent incontestablement l’intérêt public.
[132] Les arguments de la Couronne sur les avantages de l’art. 490.012 et du par. 490.013(2.1) reposent sur les avantages que le registre des délinquants sexuels est censé comporter. La preuve de la Couronne quant à son efficacité était toutefois limitée, tant en ce qui concerne les enquêtes que la prévention des infractions sexuelles. La Couronne cite dans son mémoire des éléments de preuve concernant les avantages généraux des registres des délinquants sexuels. Plus précisément, elle s’appuie sur le témoignage de Mme Zgoba selon lequel certaines études menées aux États‑Unis ont révélé que les registres pouvaient aider la police à arrêter plus rapidement les délinquants en cas de récidive. Les experts ont cependant témoigné que les registres des États‑Unis étaient accessibles au public et qu’on ne pouvait donc pas les comparer à la LERDS. De plus, la Couronne n’a relevé aucun cas où la LERDS avait aidé la police à résoudre ou à prévenir une infraction sexuelle, que ce soit avant ou après l’introduction des mesures contestées. En fait, à l’audience concernant l’article premier, la Couronne a fait témoigner le gestionnaire de la base de données nationale de la GRC; en contre‑interrogatoire, il a déclaré n’être au courant de l’existence d’aucune infraction qui aurait été résolue grâce à la LERDS.
[133] De plus, on ne sait pas vraiment de quelle façon la LERDS pourrait même permettre de prévenir une infraction sexuelle. La détective Hove n’a donné qu’un seul exemple hypothétique dans lequel la police consulterait la base de données pour intercepter un délinquant après avoir été témoin d’un comportement suspect. En théorie, le registre pourrait bien entendu empêcher un récidiviste de commettre des infractions s’il était appréhendé grâce au registre, ce qui l’empêcherait de commettre d’autres agressions, mais aucune preuve n’a été présentée pour appuyer cette hypothèse.
[134] Plus important encore, la Couronne n’a présenté aucune preuve démontrant les effets bénéfiques des mesures contestées. À l’étape de l’analyse fondée sur l’article premier, il incombe à la Couronne de justifier les mesures attentatoires spécifiques contestées et non le régime législatif dans son ensemble (G, par. 72). La Couronne n’a présenté aucun élément de preuve sur les difficultés auxquelles se seraient heurtées les forces policières dans les enquêtes qu’elles ont menées au sujet d’infractions sexuelles sous le régime de la LERDS avant qu’elle ne soit modifiée en 2011 et sur la façon dont les modifications avaient permis d’atténuer ces difficultés. Aucune preuve n’a été présentée pour démontrer l’avantage d’inscrire chaque délinquant sexuel, sans tenir compte du risque de récidive qu’il présente. Au contraire, nous notons que le Dr Hanson, le propre expert de la Couronne, a déclaré que [traduction] « [l]es politiques générales qui considèrent que tous les délinquants sexuels présentent un “risque élevé” entraînent un gaspillage de ressources par la surveillance excessive de délinquants à faible risque et sont susceptibles de détourner des ressources des délinquants à risque élevé qui pourraient bénéficier d’une surveillance et de services accrus » (d.a., vol. II, p. 236). Aucune autre preuve n’a été présentée sur les avantages que comporterait le fait d’accorder à la police un accès prolongé aux renseignements relatifs aux délinquants qui ont commis de multiples infractions sans être déclarés coupables d’une infraction dans l’intervalle.
[135] Dans le cas qui nous occupe, nous devons soupeser ces avantages potentiels et théoriques par rapport aux effets de ces mesures sur les délinquants inscrits au registre. L’impact sur toute personne assujettie aux obligations de déclaration imposées par une ordonnance de la LERDS est considérable. Rappelons que ces obligations n’ont rien d’habituel : la portée des renseignements personnels consignés, la fréquence à laquelle les délinquants sont tenus de mettre à jour leurs renseignements et surtout la menace d’emprisonnement rendent ces conditions onéreuses. De plus, ces effets sont plus aigus lorsqu’on tient compte de leurs répercussions sur les groupes marginalisés, comme les personnes qui vivent dans l’itinérance. Compte tenu de ces effets préjudiciables, des rares preuves sur les avantages des dispositions et du fait que l’inscription d’environ 10 p. 100 des délinquants qui présentent le risque de récidive le plus faible ne contribue pas à l’atteinte de l’objectif des dispositions, nous concluons que la Couronne ne s’est pas non plus acquittée du fardeau qui lui incombait à cette étape. Par conséquent, la Couronne n’a pas démontré que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) étaient sauvegardés en vertu de l’article premier de la Charte.
V. Résultat et réparation
[136] Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de déclarer l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) inopérants en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. À notre avis, il convient de suspendre pour un an l’exécution de ce jugement déclaratoire en ce qui concerne l’inscription obligatoire, compte tenu des préoccupations relatives à la sécurité publique et des nombreux moyens dont dispose le Parlement pour corriger les lacunes de la loi en ce qui concerne l’évaluation individualisée (G, par. 165). Il y a toutefois lieu de prononcer une déclaration d’invalidité d’application immédiate en ce qui concerne l’inscription à perpétuité.
[137] Le cadre régissant les réparations pouvant être accordées en vertu de la Charte a récemment été revu dans l’arrêt G. Après avoir établi dans quelle mesure la loi est incompatible avec la Charte (par. 160), le tribunal doit décider s’il convient d’accorder une réparation adaptée — en recourant, par exemple, à l’interprétation atténuée, à l’interprétation large ou à la dissociation — au lieu de déclarer invalide l’ensemble de la loi contestée (par. 163).
A. L’article 490.012
[138] Selon la Couronne, [traduction] « [i]l ne convient pas d’accorder une réparation adaptée en l’espèce » (m.i., par. 175). Comme le débat porte sur l’inscription obligatoire de tous les délinquants sexuels, l’inconstitutionnalité de ce régime ne se prête pas à une telle réparation. Comme le fait observer la Couronne, interpréter de façon atténuée l’art. 490.012 de manière à ce qu’il ne s’applique tout simplement pas aux délinquants qui ne présentent pas un risque accru de récidive ou qui subissent des effets nettement démesurés reviendrait en pratique à rétablir le pouvoir discrétionnaire des juges et contredirait la volonté claire du Parlement de retirer aux juges tout pouvoir discrétionnaire leur permettant de soustraire des délinquants à l’inscription obligatoire au registre au moment de la détermination de la peine (R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 100; Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679, p. 718). Nous sommes d’accord avec la Couronne pour dire que la réparation appropriée est une déclaration d’invalidité.
[139] Il y a lieu de suspendre l’effet d’un jugement déclaratoire lorsque l’État démontre « qu’une déclaration d’invalidité avec effet immédiat s[erait] susceptible de porter atteinte à un intérêt qui revêt une importance si grande que, tout bien considéré, les avantages qu’il y a à suspendre l’effet de cette déclaration l’emportent sur les inconvénients du maintien d’une loi inconstitutionnelle qui viole des droits garantis par la Charte » (G, par. 117; voir aussi par. 133, 139 et 156). Déclarer l’art. 490.012 inopérant avec effet immédiat empêcherait effectivement les tribunaux d’imposer des ordonnances de la LERDS à tous les délinquants, y compris à ceux qui présentent un risque élevé de récidive. Prononcer une déclaration immédiate d’invalidité pourrait donc mettre en danger l’intérêt public à prévenir les infractions sexuelles commises par des délinquants présentant un risque élevé et à enquêter sur celles‑ci, ce qui compromettrait la sécurité publique. En contrepartie, il faut tenir compte de l’importance de la violation des droits qui serait temporairement maintenue en raison de la suspension de cette déclaration. Ordonner la suspension irait également à l’encontre de l’intérêt qu’a le public à l’égard d’une loi conforme à la Constitution. Or, tout bien considéré, les circonstances justifient la suspension de l’exécution de la déclaration d’invalidité pour une période de 12 mois.
[140] Une déclaration d’invalidité est présumée s’appliquer rétroactivement (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 34 et 38). Toutefois, en l’espèce, l’application rétroactive à la fin de la période de suspension pourrait contrecarrer les intérêts publics impérieux qui exigent une période de transition, ce qui créerait de l’incertitude et supprimerait la protection qui, au départ, avait justifié la suspension (par. 46, 52 et 72). Plus précisément, une déclaration avec effet rétroactif minerait le but de la suspension (c.‑à‑d. s’assurer que les délinquants présentant un risque élevé sont inscrits sous le régime de la LERDS pour des raisons de sécurité publique). De plus, une déclaration d’invalidité avec effet prospectif ne porterait pas indûment préjudice aux délinquants qui sont inscrits depuis 2011, mais dont les droits protégés par l’art. 7 sont toujours violés. Ces délinquants pourront demander une réparation personnelle en vertu du par. 24(1) de la Charte pour être retirés du registre s’ils peuvent démontrer que les effets de la LERDS sur leur droit à la liberté n’ont aucun lien avec l’objectif de l’art. 490.012 ou sont totalement disproportionnés.
[141] Enfin, nous sommes d’avis d’accorder à M. Ndhlovu une réparation personnelle en vertu du par. 24(1) et de l’exempter de la suspension de la déclaration. Il est généralement souhaitable de ne pas priver le demandeur de l’avantage d’avoir eu gain de cause dans sa contestation constitutionnelle (G, par. 148 et 182). De plus, la Couronne n’a fait témoigner son expert sur le risque de récidive que lors de l’audience relative à l’article premier, c’est‑à‑dire après que la juge chargée de déterminer la peine soit arrivée à la conclusion que M. Ndhlovu présentait un faible risque de récidive. Bien que l’expert de la Couronne, le Dr Hanson, se soit dit d’avis qu’une personne ayant certaines des caractéristiques de M. Ndhlovu présenterait un risque accru de récidive, c’est‑à‑dire un risque se situant à peu près dans la moyenne chez les délinquants sexuels, il a précisé que l’évaluation du risque constituait une analyse individualisée faisant entrer en ligne de compte de nombreuses variables. C’est précisément ce qu’a estimé la juge chargée de la détermination de la peine en concluant qu’il était peu probable que M. Ndhlovu récidive. La juge Moen a déclaré qu’on pouvait « en toute sécurité lui permettre de réintégrer la société. Je n’ai absolument aucune crainte qu[’il] récidiv[e]. La Couronne n’a pas non plus suggéré qu[’il] récidiver[a] ». La Couronne n’a pas non plus soutenu en appel que la juge chargée de la détermination de la peine avait commis une erreur manifeste et déterminante en tirant cette conclusion de fait. Vu cette conclusion, il n’y a aucun lien entre l’assujettissement de M. Ndhlovu à une ordonnance de la LERDS et l’objectif de recueillir au sujet des délinquants des renseignements qui peuvent aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci.
B. Le paragraphe 490.013(2.1)
[142] En ce qui concerne l’inscription à perpétuité, la Couronnne a admis qu’une suspension ne constituerait pas une mesure appropriée. Nous sommes du même avis : il convient de rendre une déclaration immédiate d’invalidité étant donné que ces délinquants demeureront inscrits au registre et qu’il n’y a pas de « lacune » que le Parlement doit combler. Par conséquent, les dispositions actuelles qui imposent une durée d’inscription s’appliqueront, en attendant l’adoption d’une nouvelle disposition constitutionnelle qui ciblerait les délinquants qui commettent plus d’une infraction. Par exemple, les personnes reconnues coupables d’infractions passibles d’un emprisonnement maximal de 2 à 5 ans feront l’objet d’une ordonnance d’inscription pour une période de 10 ans, tandis que celles reconnues coupables d’une infraction passible d’un emprisonnement maximal de 10 à 14 ans seront inscrites pour une période de 20 ans (par. 490.013(2)). En l’espèce, il n’existe aucune raison impérieuse de réfuter la présomption d’application rétroactive de la déclaration d’invalidité. Le paragraphe 490.013(2.1) est par conséquent déclaré invalide. Étant donné que la déclaration touche toutes les personnes visées par l’adoption de cette disposition depuis 2011, les délinquants qui font l’objet d’une ordonnance d’inscription à perpétuité conformément à cette disposition après avoir été reconnus coupables de plus d’une infraction d’ordre sexuel sans avoir été l’objet d’une déclaration de culpabilité dans l’intervalle peuvent demander une réparation en vertu du par. 24(1) pour faire modifier la durée de leur inscription.
VI. Dispositif
[143] Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi. Le jugement de la Cour d’appel de l’Alberta est annulé. L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) du Code criminel violent l’art. 7 de la Charte, et la Couronnne n’a pas démontré que cette violation se justifie en vertu de l’article premier. La Cour déclare donc l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) inopérants en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. L’exécution du jugement déclaratoire est suspendue pour un an en ce qui concerne l’art. 490.012, et elle s’applique prospectivement. Monsieur Ndhlovu est soustrait à la suspension de la déclaration. La Cour prononce une déclaration immédiate d’invalidité en ce qui concerne le par. 490.013(2.1), et celle‑ci s’applique rétroactivement.
Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté et Brown rendus par
Le juge Brown —
I. Introduction
[144] Je suis d’accord avec les juges majoritaires que l’inscription obligatoire à perpétuité prévue au par. 490.013(2.1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, a une portée excessive. La Cour d’appel a commis une erreur lorsqu’elle a affirmé qu’aucune preuve ne permettait d’écarter [traduction] « l’inférence conforme au bon sens » selon laquelle les individus reconnus coupables de multiples infractions à un même moment sont plus à risque de récidiver que ceux reconnus coupables d’une seule infraction. La preuve d’expert était claire et incontestée : ce n’est pas le cas. Par conséquent, on ne peut pas raisonnablement affirmer que l’enregistrement obligatoire à perpétuité est conforme aux principes de justice fondamentale. En outre, il est impossible de justifier cet enregistrement obligatoire à perpétuité en vertu de l’article premier de la Charte, puisque le Parlement aurait pu concevoir un régime plus restreint qui fait la distinction entre des infractions séquentielles multiples et des déclarations de culpabilité antérieures.
[145] Je me dissocie toutefois de l’opinion majoritaire en ce qui concerne la constitutionnalité de l’art. 490.012. En concluant que cet article est inconstitutionnel, mes collègues se fondent sur la suppression du pouvoir discrétionnaire des juges d’accorder une dispense aux délinquants qui ne présentent pas un « risque accru » de récidive. Toutefois, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est justement le problème qui a incité le Parlement à modifier le Code criminel afin d’y prévoir l’inscription automatique des délinquants sexuels en application de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c. 10 (« LERDS »). En particulier, de nombreux juges avaient exercé leur pouvoir discrétionnaire de dispenser certains délinquants d’une manière manifestement inappropriée, et le taux peu élevé d’inscription au registre minait son efficacité. La preuve montre clairement que même les délinquants sexuels qui présentent relativement moins de risques sont plus à risque de commettre une autre infraction sexuelle que la population criminelle générale. En outre, il est clair qu’on ne peut prédire de manière fiable, au moment de la détermination de la peine, quels délinquants récidiveront. Compte tenu de ce risque incertain, le Parlement était en droit de ratisser large.
II. Contexte
[146] Bien que les juges majoritaires aient résumé le contexte de la présente affaire, je voudrais souligner quelques points.
[147] L’appelant a plaidé coupable à des infractions sexuelles commises à l’encontre de deux plaignantes, R.D. et C.B., lors d’une fête organisée par R.D. Le rapport présentenciel a mené la juge chargée de la détermination de la peine à conclure que l’appelant présentait un faible risque de récidive, qu’on pouvait [traduction] « en toute sécurité lui permettre de réintégrer la société », et qu’elle n’avait « absolument aucune crainte qu[’il] récidiv[e] » (d.a., vol. II, p. 38). Elle a condamné l’appelant à une peine de six mois d’emprisonnement suivie d’une période de probation de trois ans.
[148] La juge chargée de la détermination de la peine a accordé l’ordonnance de prélèvement génétique obligatoire, mais a suspendu l’imposition de l’ordonnance de se conformer à la LERDS, invitant plutôt expressément les avocats à contester la validité constitutionnelle des dispositions modifiées. De plus, elle a exprimé son point de vue selon lequel [traduction] « l’inscription d’un individu à un registre de délinquants sexuels pour le restant de sa vie est totalement disproportionnée dans les circonstances d’une affaire comme celle qui nous occupe » (p. 49). Après avoir sollicité des directives, l’avocate de la défense a confirmé qu’elle demanderait un ajournement afin de contester la constitutionnalité des dispositions. La juge chargée de la détermination de la peine a accordé l’ajournement et a expliqué pourquoi elle avait soulevé cette question : [traduction] « . . . j’estime que cette mesure est beaucoup plus sévère que toute peine d’emprisonnement. C’est pourquoi je croyais qu’il était temps » (p. 50).
[149] À l’issue de l’audience, la juge chargée de la détermination de la peine a déclaré, sans surprise compte tenu de sa déclaration antérieure, que les dispositions avaient une portée excessive et qu’elles étaient totalement disproportionnées dans la mesure où elles enlèvent aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de refuser l’inscription des délinquants qui ne présentent aucun risque de récidive (2016 ABQB 595, 44 Alta. L.R. (6th) 382 (« motifs de la CBR de l’Alb. (2016) »)). Elle n’était pas convaincue que le fait d’inclure des individus comme l’appelant dans le registre aiderait la police à prévenir les crimes sexuels et à enquêter sur ceux‑ci. Le fait d’imposer à l’ensemble des délinquants, quel que soit leur risque de récidive, des exigences de comparution et de production de renseignements onéreuses, des contrôles de conformité aléatoires, ainsi que de les assujettir à un stigmate intériorisé, va au‑delà de ce qui est nécessaire pour réaliser l’objectif de protéger le public. Elle a également conclu que les limites aux droits garantis par l’art. 7 ne pouvaient être sauvegardées en vertu de l’article premier (2018 ABQB 277, 68 Alta. L.R. (6th) 89).
[150] Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta ont infirmé son jugement (2020 ABCA 307, 12 Alta. L.R. (7th) 225). En ce qui concerne la portée excessive, la juge chargée de la détermination de la peine a défini l’objet de la loi de façon trop restrictive. L’article 490.012 et le paragraphe 490.013(2.1) doivent être évalués à la lumière de l’objet plus large de la LERDS : protéger la société des délinquants sexuels récidivistes. Un risque faible n’équivaut pas à un risque nul. Selon les juges majoritaires, la perpétration d’une infraction sexuelle se substitue raisonnablement au risque de récidive, et l’appelant est un délinquant qui, puisqu’il a été reconnu coupable de plus d’une infraction, présente un risque accru. La juge Khullar, dissidente, a conclu que l’art. 490.012 et le par. 490.013(2.1) limitent les droits de l’appelant à la vie privée et à la liberté garantis par l’art. 7. L’appelant était peu susceptible de récidiver, et les dispositions l’obligeant à s’inscrire à perpétuité ont un effet démesuré. Elle a conclu que la Couronne n’avait pas démontré que les limites constituaient une atteinte minimale et qu’elles étaient proportionnelles.
III. Analyse
A. Aperçu de l’analyse fondée sur l’art. 7
[151] L’appelant affirme que la suppression du pouvoir discrétionnaire prive les délinquants de leur liberté d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. Il évoque trois principes : l’arbitraire, la portée excessive et la disproportion totale. Ces trois principes sont liés à un [traduction] « manque de logique fonctionnelle » (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 107, citant H. Stewart, Fundamental Justice : Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms (2012), p. 151). D’abord, l’arbitraire renvoie à l’absence de lien rationnel entre l’objet de la loi et son effet allégué sur l’individu, ou aux situations où [traduction] « il est possible de montrer que l’effet allégué compromet la réalisation de l’objet de la loi » (R. c. Michaud, 2015 ONCA 585, 127 O.R. (3d) 81, par. 69, citant Bedford, par. 111). Ensuite, une loi aura une portée excessive si elle vise « certains actes » qui n’ont aucun lien avec son objet, démontrant ainsi qu’une loi peut être rationnelle dans certains cas et avoir une portée excessive dans d’autres (Bedford, par. 112 et 117 (italique omis)). Enfin, on conclura à une disproportion totale lorsque « les effets de la disposition sur la vie, la liberté ou la sécurité de la personne sont si totalement disproportionnés à ses objectifs qu’ils ne peuvent avoir d’assise rationnelle » (Michaud, par. 71, citant Bedford, par. 120). Comme je l’expliquerai plus loin, l’art. 490.012 se conforme à tous ces principes.
[152] L’analyse fondée sur l’art. 7 se déroule en quatre étapes. D’abord, j’examine l’objet du par. 490.012(1), qui est d’aider la police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux‑ci en exigeant l’enregistrement de certains renseignements sur les délinquants sexuels. Ensuite, j’explique pourquoi l’enregistrement automatique n’est ni arbitraire ni totalement disproportionné à la lumière de cet objet. Dans la dernière section, je me penche sur la question de la portée excessive. Comme je l’expliquerai, l’enregistrement automatique ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre son objectif, puisque tous les délinquants sexuels présentent un risque plus élevé de récidive et qu’il est impossible de prédire ce risque de manière fiable au moment du prononcé de la peine. La juge chargée de la détermination de la peine a commis une erreur en concluant le contraire, et mes collègues formant la majorité perpétuent cette erreur.
B. Définir l’objet de l’art. 490.012
[153] L’article 490.012 ne mentionne pas expressément l’objectif de l’enregistrement automatique. Cependant, le régime législatif plus large donne certains indices. Le paragraphe 2(1) de la LERDS prévoit que « [l]a présente loi a pour objet, en exigeant l’enregistrement de certains renseignements sur les délinquants sexuels, d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux‑ci. » Les principes directeurs de la loi comprennent le fait : a) de garantir aux services de police un accès rapide à certains renseignements sur les délinquants sexuels; b) de s’assurer que ces renseignements soient à jour et fiables en les recueillant de façon régulière; c) de protéger la vie privée des délinquants sexuels et l’intérêt du public dans leur réhabilitation en exigeant que les renseignements soient recueillis uniquement dans le but de permettre aux services de police de prévenir les crimes de nature sexuelle et d’enquêter sur ceux‑ci, et en restreignant l’accès à ces renseignements (par. 2(2)).
[154] La preuve extrinsèque révèle que le Parlement a modifié le régime législatif afin de répondre à des préoccupations selon lesquelles l’efficacité du registre était compromise par l’exclusion de près de la moitié des personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles. La raison pour laquelle le Parlement a créé le registre et les données sur le nombre de délinquants inscrits au registre corroborent à elles seules ces préoccupations.
[155] Les registres de délinquants sexuels au Canada ont été créés pour répondre aux préoccupations croissantes du public concernant [traduction] « la protection des enfants et des autres victimes vulnérables contre les délinquants sexuels au moyen d’un système permettant de surveiller de près les personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles » (R. c. Long, 2018 ONCA 282, 45 C.R. (7th) 98, par. 86). Cette préoccupation est bien illustrée par l’entrée en vigueur, en 2001, du registre de l’Ontario, lequel s’appliquait automatiquement à quiconque dans la province ayant été déclaré coupable d’une infraction sexuelle désignée ou purgeant déjà une peine pour une telle infraction (Loi Christopher de 2000 sur le registre des délinquants sexuels, L.O. 2000, c. 1, art. 2). Le registre national a été créé peu de temps après, en 2004.
[156] Cependant, après plusieurs années, les législateurs se sont demandé si le registre réalisait ses objets. En 2009, le gouvernement a mis sur pied un comité permanent afin d’examiner la LERDS. Le comité a recueilli des éléments de preuve et a recommandé des modifications précises pour « aider les services policiers à prévenir les crimes à caractère sexuel, à les élucider plus rapidement et à mieux surveiller les délinquants sexuels qui se trouvent dans la collectivité » (Chambre des communes, Comité permanent de la sécurité publique et nationale, Examen de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels : Rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale, 2e sess., 40e lég., décembre 2009, p. 2).
[157] En comparant les deux registres, le comité a constaté qu’il existait une divergence importante dans les taux d’inclusion : le registre de l’Ontario comprenait les noms de 96,84 % des délinquants sexuels, alors que seulement environ 50 % des délinquants figuraient dans le registre national (Chambre des communes, Comité permanent de la sécurité publique et nationale, Témoignages, no 15, 2e sess., 40e lég., 21 avril 2009, p. 4; Comité permanent de la sécurité publique et nationale, décembre 2009, p. 8). En outre, le registre de l’Ontario était consulté 475 fois par jour alors que le registre national était consulté en moyenne seulement 165 fois par année (Comité permanent de la sécurité publique et nationale, décembre 2009, p. 5). Par conséquent, le comité a recommandé, entre autres, que l’enregistrement soit automatique pour les délinquants reconnus coupables d’une infraction sexuelle désignée, comme c’est le cas en Ontario, sauf dans de rares circonstances où l’effet sur le délinquant serait totalement disproportionné par rapport à l’intérêt public.
[158] Le gouvernement a présenté une réponse écrite dans laquelle il expliquait qu’il adopterait la majorité des recommandations du comité en demandant au Parlement d’adopter la Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels, L.C. 2010, c. 17. En ce qui concerne l’enregistrement automatique, le gouvernement était d’accord pour dire que le modèle actuel « suscit[ait] des inquiétudes puisque certains délinquants sexuels n’ont pas été inscrits au Registre parce que la Couronne n’avait pas présenté de demande ou qu’un juge avait déterminé que le délinquant avait prouvé que son enregistrement avait un effet “nettement démesuré” » (Réponse du gouvernement au cinquième rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale intitulé Examen de la Loi sur l’enregistrement des renseignements sur les délinquants sexuels, 12 avril 2010 (en ligne)). Les modifications ont répondu à ces préoccupations en créant « un modèle d’enregistrement entièrement automatique » afin de rendre le registre « des plus efficaces lorsque les services de police enquêtent sur des crimes de nature sexuelle » (Réponse du gouvernement).
[159] Les mêmes thématiques émergent des comités et débats législatifs. Pendant la deuxième lecture du projet de loi C‑34, Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels, 2e sess., 40e lég., 2009, le ministre de la Sécurité publique a souligné que l’inscription obligatoire corrigerait la « faille » dans la loi actuelle qui permet aux personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles d’éviter que leur nom soit inscrit au registre, « ce qui entrave les enquêtes policières éventuelles et expose davantage les Canadiens à des risques » (Débats de la Chambre des communes, vol. 144, no 67, 2e sess., 40e lég., 3 juin 2009, p. 4148). Autrement dit, la modification visait à supprimer une « échappatoire » qui faisait en sorte que la police n’avait « pas du tout accès aux renseignements concernant certains délinquants coupables d’infractions sexuelles lorsqu’elle enquêt[ait] sur un crime, soit parce qu’un procureur n’a[vait] pas demandé que ces délinquants soient inscrits dans le registre, soit parce que le juge a[vait] refusé qu’ils le soient » (Débats de la Chambre des communes, vol. 144, no 70, 2e sess., 40e lég., 8 juin 2009, p. 4324). Comme l’inspecteur Nezan de la GRC l’a expliqué au Comité permanent de la sécurité publique et nationale, la police craignait que des récidivistes « passent entre les mailles du filet » :
Le fait que tous les délinquants trouvés coupables de crimes sexuels ne soient pas automatiquement inscrits au registre a entraîné une incohérence dans l’application de la loi au pays. Dans un cas d’agression sexuelle sur un enfant, une ordonnance d’inscription au registre du condamné sera émise dans une province, mais pas dans une autre. Puisqu’il est difficile d’établir parmi tous les délinquants sexuels ceux qui récidiveront, il y a des récidivistes qui passent entre les mailles du filet. [Je souligne.]
(21 avril 2009, p. 3)
[160] À la lumière de cette preuve de l’intention du législateur, les énoncés de l’objet formulés par la juge chargée de la détermination de la peine et les juges majoritaires de la Cour d’appel devraient être rejetés. La juge chargée de la détermination de la peine a conclu que l’objet de la LERDS était de [traduction] « protéger les personnes vulnérables de la société, y compris les enfants, en fournissant à la police un accès rapide aux renseignements à jour concernant les personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles » (motifs de la CBR de l’Alb. (2016), par. 87; voir par. 85). Or, rien dans le texte législatif ou les procédures ne fait ressortir un objet aussi restreint. La sécurité publique des personnes vulnérables et des enfants, même si elle constitue un effet désirable de la loi, n’était pas un objet cité dans celle‑ci (LERDS, par. 2(1)). La mesure législative était destinée à accroître la sécurité de tous, et pas uniquement celle des personnes vulnérables (R. c. Redhead, 2006 ABCA 84, 384 A.R. 206, par. 37‑38; R. c. T.A.S., 2018 SKQB 183, par. 79 (CanLII); Long, par. 89). Selon les juges majoritaires de la Cour d’appel, l’objet de l’art. 490.012 avait une portée plus large : [traduction] « . . . exiger l’inscription obligatoire de tous les délinquants sexuels déclarés coupables d’une infraction désignée » (par. 74). Cependant, cette déclaration confond indûment l’objet de la loi et les moyens utilisés pour le réaliser. Le raisonnement de la Cour d’appel est circulaire : si l’objet est l’enregistrement obligatoire, alors le fait d’exiger l’enregistrement obligatoire sera toujours rationnellement lié à cet objet.
[161] La preuve qui précède appuie l’interprétation de la juge Khullar quant à l’objet de l’exigence d’enregistrement automatique imposée par le par. 490.012(1), à savoir que cette exigence est conforme à l’objet de la loi dans son ensemble, soit [traduction] « d’aider les services de police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux‑ci en exigeant l’enregistrement de certains renseignements sur les délinquants sexuels » (par. 198; LERDS, par. 2(1)). Cet énoncé de l’objet est suffisamment précis et succinct pour établir le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 7. Il est semblable à l’énoncé de l’objet formulé par les juges majoritaires, c’est‑à‑dire « recueillir au sujet des délinquants des renseignements qui peuvent aider la police à prévenir les infractions sexuelles et à enquêter sur celles‑ci » (par. 73). Cependant, je ne souscris pas à la conclusion des juges majoritaires selon laquelle l’inscription automatique des délinquants sexuels n’a aucun lien rationnel avec l’objectif d’aider la police à prévenir les crimes de nature sexuelle et à enquêter sur ceux‑ci. Comme je l’expliquerai plus loin, c’est clairement le cas.
C. Arbitraire
[162] La juge chargée de la détermination de la peine n’a pas conclu que l’art. 490.012 était arbitraire, affirmant plutôt qu’il [traduction] « n’est pas vrai qu’il n’y a aucun lien entre le fait de fournir à la police des renseignements à jour au sujet de délinquants sexuels connus et l’objectif d’enquêter sur des crimes sexuels et de prévenir ceux‑ci » (motifs de la CBR de l’Alb. (2016), par. 92). Les juges majoritaires de la Cour d’appel étaient du même avis (par. 42).
[163] L’appelant n’a pas démontré d’erreur dans ces conclusions. Il existe un lien clair entre, d’une part, disposer de renseignements exacts et à jour au sujet de personnes plus susceptibles de commettre des infractions sexuelles et, d’autre part, prévenir des infractions sexuelles et enquêter sur celles‑ci. L’enregistrement obligatoire dans la LERDS des personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles n’est pas arbitraire.
D. Disproportion totale
[164] La juge chargée de la détermination de la peine a conclu que l’enregistrement obligatoire est totalement disproportionné. Elle a conclu que les effets cumulatifs de l’enregistrement étaient considérables compte tenu non seulement de la portée des exigences de comparution et de production de renseignements, mais aussi des autres effets préjudiciables sur les délinquants, comme les conséquences des vérifications de conformité aléatoires, le risque que des renseignements soient divulgués au cours de ces contrôles ainsi que les répercussions potentiellement importantes sur la vie privée des délinquants (motifs de la CBR de l’Alb. (2016), par. 124). Bien qu’ils ne tirent aucune conclusion sur la question de la disproportion totale, les juges majoritaires soulignent que les conditions imposées par la LERDS sont « onéreuses et continues » (par. 9; voir aussi par. 45, 56, 83, 116 et 135).
[165] En tout respect, le fait de qualifier les conditions imposées par la LERDS d’« onéreuses » dépouille cette expression de tout son sens. La Cour d’appel de l’Ontario a estimé que les conséquences de l’enregistrement sur la liberté étaient [traduction] « minimes » en regard de l’intérêt important de l’État (R. c. Dyck, 2008 ONCA 309, 90 O.R. (3d) 409 (« Dyck (C.A.) »), par. 104, 106 et 109; Long, par. 147). En l’espèce, la Cour d’appel a appliqué les arrêts Dyck et Long pour conclure que les exigences de la LERDS étaient, [traduction] « si ce n’est strictement minimes, raisonnables et semblables à de nombreuses autres obligations de déclaration qui font partie de la vie quotidienne de la population canadienne, laquelle est tenue par l’État de fournir des renseignements de temps à autre » (par. 130). En outre, ces conditions que mes collègues jugent si « onéreuses » découlent du fait même qu’il s’agit d’un registre. Tout registre est efficace uniquement s’il contient des renseignements complets et à jour; si ces conditions ne sont pas réunies, il devient alors inutile d’avoir un registre. Je note que mes collègues ne décrivent pas les conditions pouvant faire en sorte qu’un registre soit moins « onéreux » tout en demeurant efficace.
[166] Je conviens que la juge chargée de la détermination de la peine a commis une erreur en qualifiant l’effet de l’enregistrement. Les conditions imposées par la LERDS n’empêchent pas les délinquants d’aller où ils veulent ou de faire quoi que ce soit (motifs de la C.A., par. 131, citant Dyck (C.A.), par. 106 et 111; R. c. Debidin, 2008 ONCA 868, 94 O.R. (3d) 421, par. 82; transcription, p. 145). L’appelant a exprimé certaines inquiétudes concernant la fuite de ses renseignements, mais ces inquiétudes relèvent de la pure conjecture. L’accès au registre est strictement contrôlé. La comparution et la production de renseignements sont confidentielles, et l’utilisation des renseignements est strictement réservée aux services de police, qui y ont recours pour prévenir les infractions sexuelles et enquêter sur celles‑ci (Dyck (C.A.), par. 119; R. c. Cross, 2006 NSCA 30, 241 N.S.R. (2d) 349, par. 84(6.)). Bien que l’appelant ait aussi parlé de la [traduction] « stigmatisation » qu’il subissait en étant constamment étiqueté comme un délinquant sexuel, cette stigmatisation découle des déclarations de culpabilité elles‑mêmes, et non de son inscription au registre (motifs de la C.A., par. 135‑137, citant R. c. C. (S.S.), 2008 BCCA 262, 234 C.C.C. (3d) 365, par. 47‑48; Dyck (C.A.), par. 118; Cross, par. 55). En outre, comme l’a fait remarquer la juge Khullar, [traduction] « [l]’anxiété occasionnée par une loi n’est pas habituellement considérée comme une atteinte à la liberté » (par. 224), et la juge chargée de la détermination de la peine n’a pas conclu que les inquiétudes de l’appelant le privaient de sa sécurité (par. 225‑226).
[167] Non seulement ma conclusion s’harmonise‑t‑elle avec la jurisprudence des cours d’appel, mais elle évite également les sérieuses difficultés théoriques posées par les motifs des juges majoritaires. Si les juges majoritaires ont raison de dire que les ordonnances de se conformer à la LERDS ont des répercussions « graves » et « considérables » sur la liberté des délinquants (voir les par. 7, 45, 54, 57 et 135), il serait vraisemblablement satisfait au test qui permet d’assimiler une mesure à une peine tel qu’il est énoncé par la juge Karakatsanis au par. 41 de l’arrêt R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906. Pourtant, cela ne serait pas cohérent avec la jurisprudence des cours d’appel, qui maintient systématiquement que les exigences imposées par les registres de délinquants sexuels ne constituent pas une peine (voir Cross; Dyck (C.A.); R. c. Hooyer, 2016 ONCA 44, 129 O.R. (3d) 81, par. 45).
[168] En outre, la conclusion des juges majoritaires ferait probablement intervenir l’al. 11i) de la Charte de telle sorte qu’aucun individu déclaré coupable d’une infraction sexuelle avant 2004 ne serait tenu de s’inscrire au registre prévu par la LERDS, et que le Parlement ne pourrait adopter une nouvelle loi comme la LERDS qui s’appliquerait expressément de manière rétroactive. Les répercussions à long terme de la conclusion des juges majoritaires sont tout aussi alarmantes. Contrairement à d’autres types de peines, les exigences prévues par la LERDS ne restreignent pas de manière importante les activités licites auxquelles l’accusé peut s’adonner, les endroits où il peut aller ou les personnes avec qui il peut communiquer ou s’associer. Selon les juges majoritaires, l’« impact le plus évident sur la liberté » est le risque d’être emprisonné pour avoir enfreint les exigences de comparution et de production de renseignements sans « excuse raisonnable » (par. 54). Suivant ce raisonnement, des mesures précédemment jugées comme n’étant pas des peines par les cours d’appel pourraient maintenant être considérées comme telles. Bien que mes collègues majoritaires « ne tir[ent] aucune conclusion sur le point de savoir si les ordonnances de se conformer à la LERDS constituent des peines selon le critère de l’arrêt K.R.J. » (par. 58), cela ne change rien. Le fait est que leur analyse reconnaît implicitement que ces ordonnances constituent vraisemblablement des peines. Il ne s’agit pas là d’un simple souci théorique. Il est déjà arrivé, après tout, qu’un tribunal refuse expressément de trancher une question tout en la tranchant dans les faits par l’adoption d’un raisonnement en particulier (voir, p. ex., et pris ensemble, R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 30; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144, par. 97‑109 et 113).
[169] En outre, même lorsque les répercussions sur la liberté et la vie privée du délinquant sont plus que minimes, celles‑ci doivent être examinées dans leur contexte. Un délinquant dont le nom est inscrit au registre a déjà fait l’objet d’un procès et a été reconnu coupable d’une infraction sexuelle désignée (Long, par. 147). Jusqu’à présent, une ordonnance de se conformer à la LERDS n’était pas considérée comme une sanction ou une peine, mais plutôt comme une conséquence de la déclaration de culpabilité (Redhead, par. 12). Un individu reconnu coupable d’un crime grave devrait s’attendre à une atteinte importante à sa vie privée (R. c. F. (P.R.) (2001), 2001 CanLII 21168 (ON CA), 57 O.R. (3d) 475 (C.A.), par. 18, le juge Rosenberg; R. c. Beare, 1988 CanLII 126 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 387, p. 413). De plus, les répercussions doivent être examinées en fonction de la gravité inhérente au comportement reproché (motifs de la C.A., par. 79‑81 et 232). La durée d’une ordonnance de se conformer à la LERDS est directement liée à la peine d’emprisonnement maximale prévue pour l’infraction sexuelle en question (par. 490.013(2)). En établissant un lien entre la durée de l’obligation de comparution et de production de renseignements et la gravité de l’infraction, le Parlement a incorporé la question de la proportionnalité dans le régime législatif (m. interv., procureur général de la Nouvelle‑Écosse, par. 64).
[170] Une autre considération qui milite à l’encontre des arguments de l’appelant au sujet de la disproportion totale est la possibilité de présenter une demande de révocation. Le régime permet aux délinquants de demander la révocation d’une ordonnance de se conformer à la LERDS après a) 5 ans s’ils sont visés par une ordonnance de 10 ans; b) 10 ans s’ils sont visés par une ordonnance de 20 ans; c) 20 ans s’ils sont visés par une ordonnance à perpétuité (par. 490.015(1)). La disposition de révocation permet aux juges d’évaluer les effets de la LERDS à une date ultérieure — lorsque le délinquant est en mesure de démontrer qu’il a réintégré la collectivité sans récidiver — plutôt que de faire des [traduction] « prédictions conjecturales de la future dangerosité » fondées sur la preuve limitée disponible au moment de la détermination de la peine (J. Benedet, « A Victim‑Centred Evaluation of the Federal Sex Offender Registry » (2012), 37 Queen’s L.J. 437, p. 468). Les ordonnances de révocation sont assurément rares, vu que le délinquant doit satisfaire à la « norme élevée » de montrer que l’effet sur sa vie privée ou sa liberté est « nettement démesuré par rapport à l’intérêt » public (par. 490.016(1); Redhead, par. 43). Cependant, si l’effet est réellement démesuré, il sera possible d’obtenir une ordonnance de révocation (R. c. Dyck (2005), 2005 CanLII 47771 (ON SC), 203 C.C.C. (3d) 365 (C.S.J. Ont.), par. 125).
[171] Finalement, la juge chargée de la détermination de la peine n’a pas tenu compte des effets de la LERDS à la lumière de sa finalité : prévenir les infractions sexuelles et enquêter sur celles‑ci. Comme la juge Khullar l’a conclu, [traduction] « [i]l ne s’agit pas en l’espèce du genre d’affaire où l’objectif n’est tout simplement pas assez important pour justifier le degré d’atteinte à la liberté qu’il impose » (par. 232). La LERDS impose un fardeau aux délinquants, mais celui‑ci n’est pas « sans rapport aucun » avec les objectifs (Bedford, par. 120). À l’instar du procureur général de la Nouvelle‑Écosse, je suis d’avis que le fait de qualifier les obligations de comparution et de production de renseignements de [traduction] « totalement disproportionnées » dans ce contexte risque de banaliser cette expression (m. interv., par. 61).
E. Portée excessive
[172] Dans l’arrêt R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, la Cour a expliqué qu’une règle de droit a une portée excessive si elle va au‑delà de « ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs législatifs » (par. 50). La partie qui allègue que la loi a une portée excessive doit s’acquitter d’un lourd fardeau :
Rappelons qu’il s’agit fondamentalement de déterminer si la disposition en cause est intrinsèquement mauvaise du fait de l’absence de lien, en tout ou en partie, entre ses effets et son objet. Satisfaire à cette norme n’est pas chose aisée. Comme dans l’affaire Morgentaler, la preuve peut démontrer que l’effet compromet en fait la réalisation de l’objectif et qu’il est donc « incompatible » avec celui‑ci. Il peut aussi ressortir de la preuve, comme dans Chaoulli, qu’il n’y a tout simplement pas de lien entre l’effet et l’objectif, de sorte que l’effet « n’est pas nécessaire ». Peu importe la manière dont le juge qualifie cette absence de lien, la question demeure au fond de savoir si la preuve établit que la disposition viole des normes fondamentales du fait de l’absence de lien entre son effet et son objet. Il faut statuer en fonction du dossier et de la preuve offerte. [Je souligne.]
(Bedford, par. 119, la juge en chef McLachlin)
[173] Comme j’ai déjà défini l’objet du par. 490.012(1), la question est maintenant de savoir si l’inscription automatique de tous les délinquants va au‑delà de ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre l’objectif d’aider la police à prévenir les crimes sexuels et à enquêter sur ceux‑ci en exigeant l’enregistrement de certains renseignements. La juge chargée de la détermination de la peine a reconnu que, selon les statistiques, il y avait une probabilité qu’un délinquant sexuel récidive, mais elle a néanmoins conclu que la disposition avait une portée excessive parce qu’elle visait des personnes qui ne présentent que peu ou pas de risque de récidive (motifs de la CBR de l’Alb. (2016), par. 119). La Couronne ne conteste pas que le registre puisse imposer des obligations à des délinquants qui ne récidivent finalement jamais, mais elle souligne que tous les délinquants sexuels reconnus coupables posent un plus grand risque, et qu’il est impossible de dire au moment de déterminer la peine qu’un délinquant en particulier ne présente aucun risque de récidive.
[174] L’argument de la Couronne est étayé par la preuve d’expert. Les délinquants déclarés coupables d’une infraction sexuelle sont de cinq à huit fois plus susceptibles de récidiver que ceux qui ont été déclarés coupables d’une infraction de nature non sexuelle. Les deux experts s’entendaient pour dire que le risque de récidive ne peut être établi avec certitude au moment de déterminer la peine. Madame Zgoba a expliqué que l’évaluation des risques ne peut prédire avec certitude si un délinquant récidivera. Les deux experts ont également déclaré que les taux de récidive observés sous‑estiment les taux réels de récidive sexuelle. La professeure Benedet fait une remarque semblable et affirme que, dans les études sur les taux de récidive, on n’évalue généralement pas si les délinquants commettent d’autres infractions (ou ont déjà commis d’autres infractions par le passé) pour lesquelles ils n’ont jamais été appréhendés ou accusés (« Long and Ndhlovu : The Federal Sex offender Registry and Section 7 of the Charter » (2018), 45 C.R. (7th) 132; voir aussi Comité permanent de la sécurité publique et nationale, 21 avril 2009, p. 9).
[175] L’argument de la Couronne est également étayé par la logique et l’expérience. L’évaluation des risques futurs est [traduction] « intrinsèquement imprécise » (Long, par. 125). La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé que, collectivement, les délinquants sexuels poseront toujours [traduction] « un plus grand risque que le reste de la population de commettre ces actes » et que, par conséquent, le fait qu’ils ont déjà été déclarés coupables d’une infraction sexuelle est « un indicateur de risque fiable et une bonne méthode d’évaluation de ce risque » (Dyck (C.A.), par. 100). Plus récemment, dans la décision R. c. B.P.M., 2019 BCPC 156, la cour a rejeté un argument similaire concernant la portée excessive. Elle a conclu que tous les délinquants sexuels devraient figurer au registre, car [traduction] « le bon sens et l’expérience nous ont enseigné que les individus reconnus coupables de crimes sexuels sont plus enclins à commettre des crimes sexuels dans le futur » (par. 48 (CanLII), citant Long, par. 119). L’inspecteur Nezan a expliqué dans son témoignage devant le Comité permanent de la sécurité publique et nationale qu’il est « très difficile » de prédire les récidives et que, du point de vue de la police, il est « dangereux » de se baser sur une évaluation des risques pour décider quels délinquants devraient être inscrits (21 avril 2009, p. 8).
[176] Les juges majoritaires font fi de ce témoignage et fondent plutôt leur analyse sur deux prémisses : (1) certains délinquants ne présentent pas un « risque accru » de récidive; (2) l’inscription de ces délinquants n’a aucun lien avec l’objet de la loi. En effet, l’expression « increased risk » (« risque accru ») est répétée 20 fois dans la version anglaise des motifs des juges majoritaires (voir par. 7‑8, 10‑11, 79, 82‑83, 85, 87, 89‑90, 92, 100‑101, 111, 121 et 138).
[177] Mes collègues n’expliquent pas sur quel fondement ils rejettent la preuve d’expert démontrant que le risque posé par un délinquant ne peut être établi avec certitude au moment du prononcé de la peine. Ils reconnaissent que « la perpétration d’une infraction sexuelle est l’un des nombreux prédicteurs empiriquement validés d’un risque accru de récidive sexuelle » (par. 94). Du même souffle, toutefois, ils affirment que, « [d]ans certains cas, en raison de sa situation personnelle, le délinquant ne présente pas un risque accru de récidive, ce qui exclut toute possibilité réelle que leurs renseignements figurant au registre se révèlent un jour utiles à la police » (par. 85). Mes collègues s’engagent résolument là où les experts n’osent pas s’aventurer et s’appuient sur le terme « accru » afin d’éviter de préciser ce sur quoi ils se fondent pour qualifier le risque ainsi. À l’appui de leurs conclusions, ils affirment citer de nombreux « exemples » (par. 90) de délinquants dont le risque de récidive est « hautement improbable » (par. 89). Dans les faits, ils ne sélectionnent qu’un seul exemple : un cas exceptionnel mettant en cause une délinquante en fauteuil roulant. Le fait que mes collègues ne peuvent citer qu’un seul cas extrême où il ne faisait aucun doute au moment du prononcé de la peine que le délinquant ne présentait pas un « risque accru » de récidive tend à prouver mon point, pas le leur.
[178] L’analyse des juges majoritaires souffre d’une autre lacune. Mes collègues affirment que l’incertitude dans la prévision du risque de récidive n’est pas pertinente dans l’analyse de la portée excessive, puisque les considérations liées à la facilité d’application d’une disposition ne peuvent être examinées qu’au regard de l’article premier. Ils se fondent sur les arrêts Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, Bedford et Safarzadeh‑Markhali, dans lesquels notre Cour a conclu que les difficultés pouvant survenir lors de la définition de la portée de la loi afin que soit adéquatement réalisé son objet ne sont pas pertinentes dans l’analyse de la portée excessive (motifs des juges majoritaires, par. 103‑107).
[179] Contrairement à ces instances, en l’espèce, le Parlement n’a pas eu de mal à définir la portée de la loi. En adoptant l’art. 490.012, le Parlement a délibérément choisi de ne pas faire de distinction entre les infractions sexuelles graves et moins graves ou entre les délinquants à haut risque et à faible risque. Le Parlement a plutôt exigé l’enregistrement pour tous les délinquants sexuels sur la base d’une caractéristique commune : un risque plus élevé de commettre une infraction sexuelle dans le futur. Le gouvernement peut édicter une loi qui traite toutes les personnes ayant une caractéristique commune de la même manière, sans contrevenir à l’art. 7, pourvu qu’il y ait un lien rationnel entre cette caractéristique et l’objectif du gouvernement. Et, en l’espèce, il existe un « lien logique » entre l’enregistrement automatique faisant suite à une déclaration de culpabilité pour une infraction sexuelle et l’objet de l’art. 490.012. Sur la foi des renseignements disponibles au moment de la détermination de la peine, chaque individu reconnu coupable d’une infraction désignée présente un risque plus élevé de commettre une autre infraction sexuelle comparativement aux individus reconnus coupables d’infractions de nature non sexuelle.
[180] Le risque plus élevé peut être marginal dans certains cas, mais [traduction] « le Parlement n’est pas tenu de calculer avec précision le risque de récidive » (motifs de la C.A., par. 89). Une [traduction] « symétrie parfaite entre les taux de récidive calculés en sciences sociales et la portée du registre » n’est pas non plus requise (C. (P.S.) c. British Columbia (Attorney General), 2007 BCSC 895, 222 C.C.C. (3d) 230, par. 118; voir aussi R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 89). Le Parlement peut intervenir sur le fondement d’une crainte raisonnée de préjudice même si, à l’égard de certains aspects de la question, « la situation n’est pas encore nette » (R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 78). Comme les juges majoritaires de la Cour d’appel l’ont expliqué, si les tribunaux excluent les personnes déclarées coupables d’infractions sexuelles en se fondant sur la gravité perçue de l’infraction ou sur la probabilité d’une récidive, la police n’aura nécessairement pas accès à des renseignements sur certains délinquants qui, dans les faits, récidivent (par. 93).
[181] Il était du ressort du Parlement de tracer une ligne en se fondant sur ce risque accru, qui est connu mais dont le degré ne l’est pas, plutôt que de laisser aux procureurs et aux juges la tâche d’évaluer si un délinquant présente un « risque accru » dans chaque cas. Une fois qu’il est prouvé que le préjudice que l’on tente d’éviter est plus que négligeable, « l’appréciation et la détermination exactes de la nature et de l’étendue du préjudice relève du Parlement » (Malmo‑Levine, par. 133). Lorsque ce seuil est atteint, le législateur peut [traduction] « faire des choix de politique générale qui s’inscrivent dans une gamme raisonnable de solutions » (Dyck (C.A.), par. 124). Un faible risque de préjudice grave suffit.
[182] Mes collègues font fi d’une autre raison importante pour laquelle le Parlement a tracé cette ligne : pour corriger une faille dans le registre qui permettait aux juges de dispenser de l’inscription les délinquants qui, selon eux, n’étaient pas des « prédateurs », contrairement à l’intention du législateur. La professeure Benedet fait remarquer que, avant les modifications, certains juges accordaient une dispense en se fondant non pas sur l’effet de l’enregistrement sur le délinquant (comme l’exige la disposition de la loi), mais sur la question de savoir si le délinquant était le genre de personne pour qui le registre avait été conçu — autrement dit, un « vrai » délinquant sexuel (Benedet (2012); transcription, p. 85). La catégorie des « vrais » délinquants sexuels a parfois été définie de façon si restreinte qu’elle excluait les délinquants qui avaient agressé sexuellement des personnes qu’ils connaissaient, les pédopornographiles, les délinquants opportunistes, ainsi que les délinquants ayant sévi il y a longtemps. Quelques exemples sont révélateurs.
[183] Selon un courant jurisprudentiel qui a commencé par la décision R. c. Have, 2005 ONCJ 27, 194 C.C.C. (3d) 151, le but du registre était d’aider les policiers à enquêter sur des crimes commis par des [traduction] « prédateurs étrangers », et les délinquants qui ne correspondaient pas à ce profil devaient être dispensés de l’enregistrement automatique. Dans l’affaire Have, le délinquant a plaidé coupable à deux chefs de possession de pornographie juvénile après que les policiers aient saisi une grande quantité de dossiers dans son ordinateur. Le juge Duncan a dit être en présence de circonstances [traduction] « exceptionnelles », car la possession de pornographie juvénile est l’une des rares infractions sexuelles à ne pas faire de victime directe, et l’accusé avait démontré qu’il n’avait aucune propension à donner suite à ses penchants sexuels. Selon le juge Duncan, le « postulat fondamental » selon lequel l’accusé, en raison de sa conduite antérieure, avait une propension à commettre un crime sexuel dans le futur était « considérablement plus faible » que dans la plupart des cas. La valeur de l’enregistrement dans ces circonstances était « négligeable », l’effet sur l’accusé était « substantiel » et le résultat, selon lui, était totalement disproportionné.
[184] À la suite de la décision Have, la juge Caldwell a conclu dans R. c. Burke, 2005 ONCJ 422, que l’effet sur l’accusé de l’enregistrement requis par la LERDS était totalement disproportionné et a refusé de rendre une ordonnance. Monsieur Burke a été déclaré coupable d’agression sexuelle à l’issue du procès. La juge a conclu que l’accusé avait agrippé la plaignante, s’était jeté sur elle et avait commencé à l’embrasser, à toucher ses seins et à la toucher sous son short près de son vagin (par. 2 et 4 (CanLII)). À l’audience sur la détermination de la peine, l’accusé n’a présenté aucune preuve de son risque de récidive, mais la juge a inféré que ce risque était faible vu qu’il n’avait aucun antécédent criminel (par. 59 et 63). Selon la juge Caldwell, il était [traduction] « extrêmement préoccupant que les obligations [imposées par la LERDS] soient en vigueur pour une période minimale de dix ans et que l’individu soit potentiellement assujetti à une déclaration de culpabilité, une amende et/ou une peine d’emprisonnement s’il donne des renseignements inexacts » (par. 17). L’infraction commise par M. Burke se situait [traduction] « à l’extrémité inférieure du spectre » (par. 58) et, par conséquent, l’intérêt du public à ce qu’il figure au registre était « considérablement plus faible que l’intérêt à inscrire les délinquants pour qui le registre avait été conçu » (par. 64).
[185] Fait à noter, les deux juges ont conclu que l’enregistrement était une intrusion importante pour les délinquants qui n’étaient pas des prédateurs étrangers et ont fait observer qu’un registre trop inclusif pourrait être contre‑productif, car il pourrait diluer les ressources policières (Have, p. 157; Burke, par. 39). Ces propositions ont été discréditées par les cours d’appel. Dans Redhead, la Cour d’appel de l’Alberta a rejeté la conclusion tirée dans Have selon laquelle l’objet du registre était limité aux enquêtes visant les délinquants prédateurs ayant une propension à commettre des infractions similaires dans le futur. Plus précisément, elle s’est penchée sur l’argument suivant lequel l’accusé n’était pas le genre de délinquant visé par la LERDS parce qu’il n’avait pas d’antécédents criminels de la même nature, que l’infraction était moins grave, et que le risque de récidive était faible. La cour a conclu :
[traduction] Nous ne sommes pas de cet avis. Le libellé de l’art. 490.012 ne donne pas à penser que son application est à ce point limitée. Au contraire, l’absence d’un tel libellé limitatif démontre que le Parlement reconnaît qu’il est prévisible que les délinquants sexuels répètent leur comportement et que les infractions sexuelles ont des conséquences néfastes sur les victimes de tous âges. [par. 38]
[186] Dans l’arrêt R. c. Y. (B.T.), 2006 BCCA 331, 210 C.C.C. (3d) 484, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a suivi l’arrêt Redhead et a infirmé une décision dans laquelle le tribunal avait accordé une dispense à un délinquant qui avait commis des sévices sexuels contre sa fille au cours d’une période de six ans. Le juge du procès avait conclu que le délinquant n’était pas un « prédateur étranger » et qu’il n’était donc pas visé par l’objet de la loi. La juge Rowles a écrit que, en affirmant que l’objet de la LERDS ne visait qu’une catégorie précise de délinquants, le juge du procès [traduction] « a créé un régime de classification que le Parlement n’avait pas adopté » (par. 39). La Cour d’appel de l’Ontario a également rejeté le modèle fondé sur le prédateur étranger dans Debidin, où elle a fait remarquer que la LERDS [traduction] « ne fait aucune distinction entre le prédateur étranger et l’ami, le parent ou le gardien opportuniste » (par. 77).
[187] Les juges ne s’en sont toutefois pas tenus à dispenser les délinquants jugés non prédateurs ou peu susceptibles de récidiver. Même des délinquants violents qui récidiveraient probablement ont été dispensés de l’application de la LERDS. Dans R. c. B.S.S., 2006 BCPC 135, l’accusé a plaidé coupable à des accusations d’agression sexuelle et de voies de fait envers son épouse. Il avait un grave problème d’alcool et des antécédents de violence. Le jour de la première infraction, il a violé son épouse. Selon l’évaluation dont il a fait l’objet, il présentait un risque élevé de commettre d’autres actes de violence envers elle. La juge Baird Ellan, de la Cour provinciale, a néanmoins dispensé l’accusé de l’enregistrement, suivant ainsi les décisions Have et Burke, où il a été conclu que le registre visait les délinquants prédateurs et n’était pas [traduction] « conçu pour remédier à ce genre d’infraction » (par. 82 (CanLII)), comprenne qui pourra de ces propos.
[188] Les juges ont accordé des dispenses même lorsque la victime ne connaissait pas l’agresseur et que les infractions participaient d’un comportement hautement prédateur. Dans R. c. Worm, 2005 ABPC 92, l’accusé a plaidé coupable à des accusations d’agression sexuelle et d’agression armée. Il avait agrippé les fesses de la plaignante pendant qu’elle faisait son jogging et avait menacé les passants au couteau avant de s’enfuir. Selon l’évaluation dont il avait fait l’objet, il présentait un risque de récidive faible à modéré, mais ce risque augmentait grandement lorsqu’il était intoxiqué. Le délinquant était un inconnu prédateur ivre et armé, mais cela n’a pas empêché le juge chargé de la détermination de la peine de conclure que l’effet de l’enregistrement serait totalement disproportionné [traduction] « eu égard aux circonstances et à la gravité de l’infraction » (par. 53 (CanLII)).
[189] La décision la plus inquiétante est probablement R. c. Randall, 2006 NSPC 38, 247 N.S.R. (2d) 205, dans laquelle l’accusé a été reconnu coupable de leurre par Internet après avoir invité un agent d’infiltration de la police, qu’il croyait être une fille âgée de 13 ans, à le rencontrer pour avoir des relations sexuelles. Il insistait pour qu’ils se rencontrent à cette fin, rejetant la suggestion de l’agent d’aller plutôt magasiner. L’accusé est arrivé avec des paquets de condoms et a été arrêté. Le juge chargé de la détermination de la peine a conclu que l’accusé était dans le déni quant à son comportement, mais lui a tout de même accordé une dispense parce que, selon l’évaluation dont il avait fait l’objet, il présentait un faible risque de récidive, il [traduction] « n’avait pas un comportement prédateur » mais avait plutôt « manqué de jugement », il n’était pas considéré comme un « traqueur » et il n’avait jamais commis d’infractions sexuelles auparavant (par. 16). Le juge craignait également que l’enregistrement n’ait une grave incidence sur l’accusé parce qu’il serait [traduction] « stigmatisé » et que sa vie privée en serait affectée (par. 15). Il est difficile d’imaginer un comportement plus prédateur qu’un leurre d’enfant en ligne (Benedet (2012), p. 455) — pourtant, ce crime n’était pas suffisant pour que le délinquant tombe sous le coup de la LERDS.
[190] Enfin, des dispenses ont été accordées à des délinquants qui étaient en position de confiance et qui ont abusé de victimes vulnérables. Dans R. c. Aldea, 2005 SKQB 461, 271 Sask. R. 272, un prêtre avait forcé des filles mineures à se prostituer dans le presbytère et avait pris des photographies pornographiques de chacune d’elles. La cour a conclu qu’une dispense était justifiée, [traduction] « compte tenu de la nature de sa vocation, de ses conditions de vie actuelles », ainsi que de son faible risque de récidive (par. 40). Dans R. c. S. (M.W.), 2007 BCSC 1188, 52 C.R. (6th) 77, un médecin a été déclaré coupable d’avoir agressé sexuellement ses patientes sous le couvert d’examens médicaux, y compris d’avoir eu des relations sexuelles avec une patiente, le tout s’étant déroulé sur une période de 20 ans. Même si le délinquant était peu conscient de ses propres crimes et qu’il insistait pour dire que les agressions étaient des « malentendus » de la part des victimes, les psychologues étaient d’avis qu’il présentait un faible risque de récidive, car il ne pratiquait plus la médecine (par. 17 et 67). La juge Bruce a accordé une dispense, soulignant que l’intérêt public servi par l’enregistrement était [traduction] « minimal, voire inexistant » (par. 72), que l’effet de la LERDS sur lui serait « substantiel » (par. 74) et qu’il n’était « pas le genre de personne que le Parlement avait à l’esprit lorsqu’il a créé le registre prévu par la LERDS » (par. 76).
[191] Ces décisions ⸺ et bon nombre d’autres décisions rendues avant les modifications de 2011 ⸺ démontrent que les juges ont trop souvent trouvé des « raisons » d’accorder une dispense aux délinquants, soit parce qu’ils avaient commis des infractions que les juges considéraient comme moins graves, qu’ils n’avaient jamais commis d’infractions sexuelles auparavant, ou qu’ils ne semblaient pas poser un risque élevé (ou, pour utiliser l’expression des juges majoritaires, un « risque accru ») pour les étrangers. Ces décisions nous donnent également [traduction] « un aperçu de la pensée judiciaire au sujet de la gravité relative des différents types d’infractions sexuelles et montrent que l’exercice du pouvoir discrétionnaire des juges en matière d’agressions sexuelles est truffé de suppositions persistantes et problématiques sur ce à quoi ressemble un “vrai” délinquant sexuel » (Benedet (2012), p. 440).
[192] Pour dissiper tout doute sur ce point, des suppositions similaires quant à savoir à quoi ressemble un « vrai » délinquant sexuel ont servi de fondement à la juge chargée de la détermination de la peine en l’espèce. Elle a conclu que les délinquants qui présentent un « faible risque », comme l’appelant, appartiennent à la catégorie de délinquants qui ne devraient pas être visés par la LERDS et que, par conséquent, la loi a une portée excessive. Or, ce raisonnement est vicié pour deux raisons. Premièrement, il ne tient pas compte du fait que [traduction] « l’objet du régime n’est pas uniquement de suivre les prédateurs » et que l’appelant présente néanmoins un risque élevé de récidive (T.A.S., par. 79; voir Long, par. 89). Deuxièmement, il suppose que les délinquants qui commettent des crimes sexuels « mineurs » sont moins susceptibles de récidiver. Rien n’étaye cette supposition. Les deux experts ont déclaré que la gravité d’une infraction sexuelle, à elle seule, est un mauvais prédicteur de récidive. Le registre a pour but d’aider les policiers à prévenir tous les crimes sexuels et à enquêter sur ceux‑ci. Dans l’analyse de l’art. 7, la tâche du tribunal ne consiste pas à évaluer l’efficacité de la loi, mais simplement à comparer l’objectif à ses effets (Bedford, par. 123). En l’espèce, l’objet de la loi (prévenir les infractions sexuelles et enquêter sur celles‑ci) est clairement favorisé par son effet (inscrire tous les délinquants sexuels au registre), car nous ne savons pas qui récidivera, mais savons que bon nombre d’entre eux récidiveront et que cela entraînera de graves conséquences.
[193] Sur ce point, je ferais miens les commentaires de la Cour d’appel selon lesquels la pénétration digitale d’une victime endormie n’est jamais [traduction] « mineure » ni une conduite « de minimis » (par. 77‑84). Toutes les formes de violence sexuelle sont moralement blâmables précisément parce qu’elles comportent l’exploitation illicite de la victime et le déni de sa dignité humaine (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 89, citant R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 45 et 48). Notre Cour a récemment décrit le préjudice grave qui découle des infractions sexuelles, particulièrement contre les enfants : « Nul ne conteste les effets dévastateurs de ces actes qui ruinent souvent la vie des victimes et celle des personnes qui côtoient les victimes une fois qu’elles sont devenues adultes » (K.R.J., par. 131). Les juges chargés de déterminer la peine doivent « bien comprendre le caractère répréhensible des infractions d’ordre sexuel » et « les torts considérables qu’elles causent » (Friesen, par. 50).
[194] Étant donné que les juges semblent avoir omis de façon répétée et régulière d’apprécier la gravité de ces infractions, on peut prédire avec confiance que la mauvaise utilisation du pouvoir discrétionnaire des tribunaux qui avait cours avant les modifications se reproduira lorsque l’enregistrement automatique sera supprimé. Il est d’ailleurs frappant de constater la cohérence des points de vue entre la décision Have, où la possession de pornographie juvénile a été considérée comme un crime ne faisant essentiellement aucune victime, et les motifs de la juge chargée de la détermination de la peine en l’espèce, où cette dernière a refusé de qualifier la pénétration d’une femme endormie d’agression sexuelle majeure. En effet, et comme la juge d’appel Schutz l’écrit, les conclusions de la juge chargée de la détermination de la peine, en soi, démontrent pourquoi le Parlement a choisi de rendre toutes les ordonnances obligatoires : [traduction] « . . . différents juges peuvent évaluer différemment la gravité d’une conduite criminelle et le risque de récidive du délinquant » (motifs de la C.A., par. 79). Ceci explique la décision du Parlement d’enlever aux tribunaux leur pouvoir discrétionnaire afin d’inscrire au registre tous les délinquants déclarés coupables d’une infraction désignée.
[195] Le Parlement a cherché à éviter que les juges exercent ainsi constamment leur pouvoir discrétionnaire de manière inappropriée en traçant une ligne claire : toutes les infractions sexuelles sont graves, et tous les délinquants sexuels présentent un risque plus élevé. Ces deux prémisses sont étayées par une preuve d’expert, des précédents judiciaires et la logique. Les motifs des juges majoritaires donnent à penser que le pouvoir discrétionnaire des tribunaux ne peut être entravé. Or, si l’on suit leur analyse, force est de conclure que le Parlement ne pourrait jamais supprimer le pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’un régime législatif en matière criminelle. Pourtant, n’est‑ce pas là ce que fait toute loi dans une certaine mesure? Le rôle de notre Cour se limite à examiner la loi pour s’assurer qu’elle est conforme à la Charte, et non à remettre en question les décisions de politique générale. Dans le respect de cette limite, je suis obligé de conclure que l’art. 490.012 est bien adapté à son objet, soit celui d’aider les policiers à prévenir les crimes sexuels et à enquêter sur ceux‑ci, et qu’il ne limite pas les droits garantis au délinquant par l’art. 7 d’une manière qui n’a aucun lien avec son objectif.
IV. Conclusion
[196] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie. L’article 490.012 est constitutionnel.
Pourvoi accueilli, le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents en partie.
Procureurs de l’appelant : Iginla & Company, Edmonton.
Procureur de l’intimé : Alberta Crown Prosecution Service, Appeals and Specialized Prosecutions Office, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle-Écosse : Procureur général de la Nouvelle-Écosse, Halifax.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Daniel Brown Law, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Henein Hutchison, Toronto.
Procureurs des intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et le Réseau juridique VIH : Henein Hutchison, Toronto; HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Clinique juridique itinérante : Clinique juridique itinérante, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Caissy et Pelletier‑Quirion, avocats, Amqui (Qc).