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12/11/2021 | CANADA | N°2021CSC46

Canada | Canada, Cour suprême, 12 novembre 2021, R. c. Parranto, 2021 CSC 46


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Parranto, 2021 CSC 46

 

 
Appels entendus : 18 mai 2021
Jugement rendu : 12 novembre 2021
Dossier : 39227


 
Entre :
 
Cameron O’Lynn Parranto, aussi connu sous le nom de
Cameron O’Lynn Rocky Parranto
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
Et entre :
 
Patrick Douglas Felix
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
Procureur général du Manitoba, procureur général de l’Alberta, Cr

iminal Trial Lawyers’ Association, Association canadienne des libertés civiles, Aboriginal Legal Services, Legal Aid Society of Alberta et Association québécoise des avocats et avocates de la défen...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Parranto, 2021 CSC 46

 

 
Appels entendus : 18 mai 2021
Jugement rendu : 12 novembre 2021
Dossier : 39227

 
Entre :
 
Cameron O’Lynn Parranto, aussi connu sous le nom de
Cameron O’Lynn Rocky Parranto
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
Et entre :
 
Patrick Douglas Felix
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
Procureur général du Manitoba, procureur général de l’Alberta, Criminal Trial Lawyers’ Association, Association canadienne des libertés civiles, Aboriginal Legal Services, Legal Aid Society of Alberta et Association québécoise des avocats et avocates de la défense
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
 

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 83)

Les juges Brown et Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et du juge Kasirer)

Motifs concordants :
(par. 84 à 101)

Le juge Moldaver (avec l’accord de la juge Côté)

Motifs concordants :
(par. 102 à 204)

Le juge Rowe

Motifs dissidents :
(par. 205 à 253)

La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge Abella)

 
 
 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Cameron O’Lynn Parranto, aussi connu sous le nom de
Cameron O’Lynn Rocky Parranto                                                               Appelant
c.
Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée
‑ et ‑
Patrick Douglas Felix                                                                                      Appelant
c.
Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée
et
Procureur général du Manitoba,
procureur général de l’Alberta,
Criminal Trial Lawyers’ Association,
Association canadienne des libertés civiles,
Aboriginal Legal Services,
Legal Aid Society of Alberta et
Association québécoise des avocats et avocates de la défense               Intervenants
Répertorié : R. c. Parranto
2021 CSC 46
No du greffe : 39227.
2021 : 18 mai; 2021 : 12 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
                    Droit criminel — Détermination de la peine — Points de départ — Fourchettes de peines — Norme de contrôle applicable aux appels interjetés contre des peines — Accusés condamnés pour l’infraction de trafic de fentanyl à grande échelle — Appels formés contre les peines par la Couronne — Cour d’appel fixant un point de départ pour l’infraction et augmentant les peines — Rôle joué par les points de départ et les fourchettes de peines dans le contrôle des peines en appel — Les peines infligées aux accusés étaient‑elles manifestement non indiquées?
                    F et P ont reconnu leur culpabilité à diverses infractions découlant d’activités de trafic de drogue sans lien entre elles, dont le trafic commercial du fentanyl à grande échelle. F a été condamné à une peine globale de 7 ans d’emprisonnement, et P s’est vu infliger une peine globale de 11 ans. La Couronne a interjeté appel des peines. La Cour d’appel a fixé à une peine de 9 ans le point de départ pour le trafic de fentanyl à grande échelle, et a augmenté à 10 ans la peine globale de F et à 14 ans, celle de P.
                    Arrêt (les juges Abella et Karakatsanis sont dissidentes) : Les pourvois sont rejetés.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Brown, Martin et Kasirer : Les peines infligées au procès étaient manifestement non indiquées, et l’intervention de la Cour d’appel était justifiée. Il n’est pas nécessaire de désavouer la méthode des points de départ en matière de détermination de la peine. Les fourchettes de peines et les points de départ sont simplement des outils différents qui aident le juge chargé de déterminer la peine à élaborer une peine proportionnée. Il n’appartient pas à la Cour de dicter lequel de ces outils peut ou ne peut pas être utilisé. Il convient de faire preuve de respect envers les cours d’appel provinciales et de leur laisser la marge de manœuvre nécessaire pour formuler leurs propres types d’indications à l’intention des juges chargés de déterminer la peine, pourvu que ces indications soient conformes aux principes et aux objectifs de la détermination de la peine et qu’elles respectent la norme de contrôle applicable en appel. Il faut cependant considérer, comme il se doit, que les points de départ ne sont que des lignes directrices non contraignantes proposées tant par les tribunaux chargés de la détermination des peines que par les cours d’appel, et celles‑ci doivent respecter la norme de contrôle qui commande la déférence lorsqu’elles sont saisies d’un appel portant sur la détermination de la peine et les directives claires de la Cour quant à la manière de tenir compte des points de départ au moment de vérifier si une peine comporte une erreur de principe ou si elle est manifestement non indiquée.
                    La détermination de la peine est l’une des étapes les plus délicates du processus de justice pénale et criminelle. Elle oblige les juges à examiner et à mettre en équilibre une multitude de facteurs et implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Le but est d’infliger dans chaque cas une sanction équitable, juste et fondée sur des principes. La proportionnalité est le principe directeur qui permet d’atteindre cet objectif, et les principes de parité et d’individualisation sont secondaires. L’individualisation est au cœur de l’évaluation de la proportionnalité. Chaque infraction est commise dans des circonstances uniques, par un délinquant au profil unique. Il s’agit toujours de savoir si la peine correspond à la gravité de l’infraction, au degré de responsabilité du délinquant et aux circonstances particulières de chaque cas. Les tribunaux chargés de la détermination des peines sont les mieux placés pour élaborer une peine adaptée à la personne délinquante qui comparaît devant eux. Quant aux cours d’appel, elles jouent un double rôle : considérer la justesse de la sentence dont appel est interjeté et veiller au développement stable du droit, tout en énonçant à l’intention des juridictions inférieures des lignes directrices propres à en assurer une application homogène. Les cours d’appel sont bien placées pour formuler de telles lignes directrices, parce qu’elles connaissent bien l’ensemble des pratiques, tendances et problèmes en matière de détermination de la peine qui existent dans leur ressort.
                    Les lignes directrices données par les cours d’appel peuvent se présenter sous forme d’outils d’appréciation quantitative (les fourchettes de peines et les points de départ en sont des exemples), de balises non quantitatives expliquant les torts causés par certaines infractions, ou encore sous une forme hybride. Les lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative que proposent les cours d’appel, en général des points de départ ou des fourchettes de peines, visent à s’assurer que les peines tiennent compte des principes de détermination de la peine prescrits par le Code criminel. Aucune de ces méthodes n’exempte les juges chargés de déterminer la peine d’analyser les circonstances particulières de chaque affaire. Les fourchettes de peines constituent de façon générale un condensé des peines minimales et maximales déjà infligées par des juges du procès. Les points de départ constituent une solution de rechange aux fourchettes de peines. La méthode des points de départ se décline en trois étapes : détermination de la catégorie de l’infraction à laquelle s’applique le point de départ; établissement d’un point de départ; individualisation de la peine par le tribunal chargé de la déterminer. Les deux sont le fruit d’un consensus judiciaire sur la gravité de l’infraction. Indépendamment de la méthode privilégiée pour déterminer la peine, ces modalités visent à aider les juges chargés de déterminer la peine à respecter les objectifs et les principes de la détermination de la peine, au premier chef la proportionnalité. Les fourchettes de peines et les points de départ ne sont que des moyens différents de parvenir au même résultat : infliger une peine proportionnée. Les cours d’appel ont le pouvoir discrétionnaire de choisir la forme de lignes directrices qu’elles trouvent la plus utile; toutefois, puisque les points de départ ne sont pas des précédents contraignants, les parties qui souhaitent les contester n’ont pas besoin de recourir à une procédure de demande de réexamen.
                    Les décisions relatives à la peine commandent un degré élevé de déférence en appel. L’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ne justifie pas d’office l’intervention de la cour d’appel. Une cour d’appel ne peut intervenir pour modifier la peine infligée que si celle‑ci est manifestement non indiquée ou si le juge qui a fixé la peine a commis une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de cette peine. Les fourchettes de peines et points de départ ne sauraient être contraignants en théorie ou en pratique, et les cours d’appel ne peuvent appliquer la norme de contrôle afin de les utiliser. Les indications relatives au caractère contraignant des points de départ qui ont été données dans l’arrêt R. c. Arcand, 2010 ABCA 363, ne correspondent pas à la norme de contrôle applicable en appel. Il n’appartient pas aux cours d’appel d’imposer une approche uniforme en matière de détermination de la peine par le biais de l’application de la norme de contrôle; les cours d’appel doivent plutôt se garder d’accorder une trop grande importance à la méthode qu’a retenue le juge qui a prononcé la peine. Il n’y a plus lieu de considérer les points de départ ou les fourchettes de peines comme étant contraignants à quelque titre que ce soit. Il est loisible aux juges de s’écarter de la fourchette de peines ou du point de départ lorsque cela s’avère nécessaire pour réaliser la proportionnalité, et la présence de circonstances exceptionnelles n’est pas nécessaire lorsqu’on s’écarte d’une fourchette de peines ou d’un point de départ à cette fin.
                    Les points de départ ne dispensent pas les juges chargés de déterminer la peine de tenir compte de tous les principes applicables en la matière. Les juges chargés de déterminer la peine jouissent du pouvoir discrétionnaire de décider à quels objectifs il faut accorder la priorité, et ils peuvent choisir d’attribuer plus de poids à la réinsertion sociale et à d’autres objectifs que des objectifs intrinsèques telles la dénonciation et la dissuasion. Les lignes directrices données par les cours d’appel en matière de détermination de la peine ne sont pas censées préjuger ou intégrer quelque circonstance atténuante que ce soit, et les points de départ ne devraient pas être considérés comme incorporant des principes de détermination de la peine tels que la modération dans le recours à l’emprisonnement ou la réinsertion sociale. Rien n’empêche les juges chargés de la détermination de la peine de tenir compte de tout facteur intégré à un point de départ et de le considérer comme une circonstance atténuante dans la situation en cause, et ils conservent le pouvoir discrétionnaire de soupeser tout facteur pertinent dans leur évaluation globale de la sanction juste. Lorsqu’on fixe des points de départ et des fourchettes de peines, le fait de tenir compte des caractéristiques du délinquant type risque de nuire à l’individualisation de la peine. Les fourchettes de peines et les points de départ ne s’appliquent que dans la mesure où ils portent uniquement sur la gravité de l’infraction. En limitant les points de départ et les fourchettes de peines à des considérations strictement axées sur l’infraction, ces outils continueront d’être utiles sans entraver le pouvoir discrétionnaire et sans empêcher d’individualiser la peine d’une manière susceptible d’entraîner l’agglutination des peines. On diminue adéquatement tout risque d’agglutination en s’assurant que les juges chargés de déterminer la peine tiennent compte de tous les facteurs pertinents pour chaque délinquant, et en clarifiant la norme de contrôle appropriée en appel.
                    La méthode des points de départ n’est pas incompatible avec les principes de l’arrêt Gladue. Lorsqu’elles contrôlent des peines infligées à des délinquants autochtones, les cours d’appel doivent garder à l’esprit qu’il ne faut pas laisser une application formaliste du principe de parité faire échec à l’objectif réparateur de l’al. 718.2e). Elles doivent aussi tenir compte des circonstances particulières dans lesquelles sont placés les délinquants autochtones, lorsqu’on peut conclure sur une base raisonnable et justifiée qu’elles sont susceptibles d’affecter la peine à imposer. Les points de départ ne dispensent pas les juges chargés de déterminer la peine de l’obligation de se demander si l’imposition de sanctions différentes ou substitutives peut permettre d’atteindre plus efficacement les objectifs de détermination de la peine. Enfin, la détermination de la peine axée sur les points de départ ne constitue pas une entreprise quasi législative. La création, par les tribunaux, de catégories en matière de détermination de la peine n’est pas le propre de la méthode des points de départ. Il est loisible aux cours d’appel de conclure que certains types de comportements sont généralement plus graves et devraient donc justifier une fourchette de peines ou des points de départ plus élevés. Le risque d’usurpation des pouvoirs législatifs n’existe que lorsqu’une cour d’appel déroge à la norme de contrôle applicable en qualifiant d’erreur de principe la catégorie choisie par le juge chargé de déterminer la peine.
                    La Cour d’appel n’a pas commis d’erreur dans la fixation d’un point de départ pour le trafic de fentanyl à grande échelle. Il n’était pas nécessaire d’attendre que se développe un portrait historique de peines infligées. Les cours d’appel doivent parfois établir une nouvelle orientation qui traduit la conception courante de la gravité de l’infraction. Il était loisible à la Cour d’appel de donner des indications pour bien faire comprendre la gravité du trafic de fentanyl à grande échelle. Un facteur clé dans la catégorisation d’infractions en matière de drogue a toujours été la nature de la drogue en cause, et il n’est pas inhabituel que les tribunaux procèdent à une analyse axée sur les torts. Les cours d’appel peuvent intervenir pour donner des indications afin de s’assurer que les peines reflètent les torts en question, même lorsqu’il s’agit d’une drogue relativement nouvelle. La Cour d’appel était en droit de prendre les devants et de tenir compte de la crise de santé publique qui sévit en Alberta.
                    La peine de sept ans d’emprisonnement infligée à F était manifestement non indiquée. Le juge chargé de déterminer la peine n’a pas bien saisi la gravité de l’infraction, et il a cité des décisions qui portaient sur des faits très différents. Une fourchette de peines plus exacte pour cette infraction se situerait plutôt entre 8 et 15 ans. L’erreur qu’a commise le juge chargé de déterminer la peine a eu une incidence sur son évaluation de la parité. La peine à laquelle a été condamné F s’écartait de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires. Une évaluation de la gravité de l’infraction peut tenir compte de la volonté du délinquant d’exploiter des populations et des communautés à risque. F faisait le trafic de fentanyl en vue de la revente dans des collectivités éloignées du Nunavut. La peine de 10 ans infligée par la Cour d’appel devrait être confirmée.
                    La peine globale de 11 ans infligée à P était elle aussi manifestement non indiquée. Il n’y a aucune raison de modifier la peine de 14 ans infligée par la Cour d’appel. Le juge du procès a commis une erreur dans son choix des cas comparatifs et dans sa conclusion suivant laquelle la fourchette de peines applicable était de cinq à sept ans d’emprisonnement. P était en possession de quantités importantes de fentanyl, en plus de grandes quantités d’autres drogues, d’armes à feu et d’un gilet pare‑balles. Il avait un lourd casier judiciaire et avait repris ses activités de trafiquant à grande échelle après sa libération. Compte tenu de la gravité de l’infraction, des facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue et des circonstances aggravantes et circonstances atténuantes concernant P, une peine globale de 14 ans d’emprisonnement est indiquée.
                    Les juges Moldaver et Côté : Il y a lieu de rejeter les pourvois. Les peines infligées par les juges chargés de les déterminer dans les deux cas étaient manifestement non indiquées. Elles se situent nettement sous la fourchette des peines qui s’imposent dans les affaires qui mettent en cause les têtes dirigeantes de réseaux de trafic de fentanyl à grande échelle. Il y a accord avec le juge Rowe en ce qui concerne le rôle que jouent les points de départ dans la détermination de la peine.
                    Les cours d’appel peuvent et doivent s’écarter des peines déjà infligées qui ne correspondent plus à ce que la société comprend et connaît aujourd’hui de la gravité d’une infraction en particulier et de la culpabilité morale de certains délinquants. La gravité du trafic à grande échelle de fentanyl motivé par le gain personnel commande des peines sévères, allant d’une peine se situant dans la portion médiane des peines d’emprisonnement à deux chiffres jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité. Le trafic de drogues dures entraîne la dépendance, des effets nocifs débilitants sur la santé et la mort par surdose, et il donne lieu à une augmentation de toutes les formes de crimes, perpétrés tant par des individus qui cherchent à se procurer de l’argent pour assouvir leur dépendance que par des organisations criminelles. La plupart de ces activités criminelles sont de nature violente. Une conséquence dévastatrice du trafic des drogues dures est l’impact qu’il a sur les familles et le traumatisme intergénérationnel qu’il provoque. Il inflige à la société un coût important en matière de prestation de soins de santé et de mesures d’application de la loi, sans oublier la perte de productivité.
                    Le fentanyl a modifié le paysage de la crise de la toxicomanie au Canada. Il crée une forte dépendance qui expose ses consommateurs à des risques graves, bien plus grands que pour les autres opioïdes. Plusieurs tribunaux ont érigé le fentanyl en crise nationale, et l’épidémie ne montre aucun signe d’essoufflement. Il est temps de faire correspondre la perception de la gravité du trafic à grande échelle du fentanyl à la gravité de la crise qu’il a provoquée.
                    Par conséquent, il convient d’infliger de lourdes peines d’incarcération à purger dans un pénitencier lorsque le délinquant fait le trafic de grandes quantités de fentanyl et joue un rôle de premier plan dans le réseau de trafic de drogue. Les peines sévères ne devraient être ni inhabituelles ni réservées à des circonstances exceptionnelles, et on ne doit pas réserver la peine maximale au scénario abstrait du pire crime commis dans les pires circonstances. Les juges chargés de la détermination de la peine devraient s’estimer autorisés, lorsque les circonstances le justifient, à infliger des peines se situant dans la portion médiane des peines d’emprisonnement à deux chiffres et, en présence de circonstances particulièrement aggravantes, à des peines pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité.
                    Le juge Rowe : Il y a lieu de rejeter les pourvois. Il y a accord avec le juge Moldaver et les balises supplémentaires qu’il propose.
                    Les points de départ ne constituent pas une forme acceptable de balise établie par les cours d’appel. La méthode du point de départ est, en théorie et en pratique, contraire au régime de détermination de la peine établi par le Parlement et à la jurisprudence de la Cour. Elle porte atteinte au pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine et déroge à la norme de déférence à laquelle sont tenues les cours d’appel. Elle empêche par conséquent les juges d’infliger des peines proportionnées et individualisées. Malgré les orientations fournies à de nombreuses reprises par la Cour, la Cour d’appel n’a pas changé son approche. Il n’y a qu’une seule solution efficace : déclarer que la méthode du point de départ ne peut plus être utilisée.
                    Comme le prescrit l’art. 718.1 du Code criminel, dans tous les cas, la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Des principes secondaires guident eux aussi le processus de détermination de la peine, en particulier la parité, laquelle exige que des délinquants semblables ayant commis des infractions semblables dans des circonstances semblables reçoivent des peines semblables. Pour établir une peine proportionnée, la détermination de la peine se doit d’être une opération éminemment individualisée. Le juge chargé de fixer la peine doit établir quels objectifs de la détermination de la peine méritent qu’on leur accorde plus de poids et évaluer l’importance des circonstances atténuantes ou aggravantes, afin de bien tenir compte des circonstances de l’espèce. Une cour d’appel ne peut modifier une peine que si elle est manifestement non indiquée ou si le juge chargé de déterminer la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine. Une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait attribué un poids différent aux facteurs et aux objectifs pertinents.
                    Les points de départ sont, de par leur nature, des balises de type prescriptif établies par les cours d’appel, en ce sens qu’ils proposent une démarche à suivre pour fixer une peine juste. Leur raison d’être essentielle est l’idée que les cours d’appel sont chargées, en tant qu’institutions, de créer une approche uniforme en matière de détermination de la peine et de veiller à son application. La méthode du point de départ vise à limiter les décisions arbitraires ou discordantes et les décisions d’espèce afin de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. La faille que comporte ce raisonnement saute aux yeux. La disparité des peines découlant de l’individualisation constitue un trait essentiel de la détermination de la peine juste, et non un problème. Le respect du choix du Parlement de conférer un vaste pouvoir discrétionnaire aux juges chargés de déterminer la peine se traduira inévitablement par la disparité des peines. Le fait de voir la disparité des peines comme un problème est non seulement incompatible avec la jurisprudence de la Cour, mais contribue également à créer ou à aggraver d’autres problèmes. L’incarcération devient la norme, les points de départ se cristallisent et finissent par devenir des peines fixes, et les facteurs contribuant à la discrimination systémique sont soit ignorés, soit traités de façon inadéquate.
                    La méthode du point de départ est également fondée sur une conception erronée du principe fondamental de la proportionnalité. On n’atteint pas la proportionnalité par le classement des infractions et des catégories d’infractions. La proportionnalité est assurée grâce à la détermination d’une peine individualisée qui tient compte de la situation particulière du délinquant et des circonstances particulières de l’infraction. L’approche de la Cour d’appel ne tient pas compte de la valeur des précédents pour assurer la proportionnalité. Enfin, la méthode du point de départ est fondée sur une conception erronée du rôle que jouent les cours d’appel. Elle perçoit l’individualisation comme une menace à la primauté du droit et elle oblige les cours d’appel à élaborer une approche uniforme en matière de détermination de la peine et à en assurer l’application. Elle heurte de front le principe de la déférence dont il convient de faire preuve à l’égard des juges chargés de déterminer la peine et elle part du principe que ce sont les cours d’appel à qui il incombe et sied au premier chef de déterminer la peine. Les points de départ déplacent le pouvoir décisionnel effectif conféré aux juges chargés de déterminer la peine pour le concentrer entre les mains de la Cour d’appel.
                    La méthode du point de départ pose aussi des problèmes d’ordre pratique à chacune de ses étapes. L’établissement de points de départ est un processus qui requiert des discussions de politique d’intérêt général qu’un législateur ou un organisme créé par la loi est mieux à même de mener. Les points de départ risquent de faire office d’infractions criminelles créées par les tribunaux, mais la création de nouvelles infractions relève exclusivement du Parlement. En outre, les points de départ soulèvent des enjeux d’équité procédurale. Le délinquant ne dispose peut-être pas des ressources nécessaires pour aider le tribunal à fixer un point de départ, et les délinquants à venir n’ont pas la possibilité de contester les preuves utilisées pour fixer des points de départ. La détermination de la peine nécessite de la souplesse pour s’assurer d’infliger une peine qui est adaptée au délinquant et qui convient à l’administration de la justice pénale, et la méthode du point de départ ne permet pas une telle souplesse.
                    L’application des points de départ par le juge du procès est un autre aspect de la méthode du point de départ qui est incompatible avec les principes de la détermination de la peine. Les juges chargés de déterminer la peine disposent d’un pouvoir discrétionnaire moins étendu pour tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes, de sorte qu’ils sont moins susceptibles de prononcer des peines individualisées et proportionnées. Les points de départ insistent trop sur la dissuasion et la dénonciation. Ils sont définis uniquement en regard de la gravité de l’infraction. La culpabilité morale et les caractéristiques personnelles sont des facteurs secondaires. Il s’agit là d’un problème méthodologique, car la gravité de l’infraction et la culpabilité morale doivent être examinées dans le cadre d’une analyse intégrée si l’on veut obtenir une peine proportionnée. Les juges chargés de la détermination de la peine qui appliquent une peine de base ne suivent pas un processus véritablement individualisé. En intégrant certains facteurs au point de départ, on prescrit effectivement le poids que doivent accorder à ces facteurs les juges chargés de déterminer la peine, écartant ainsi leur pouvoir discrétionnaire d’en établir le poids. Dans la méthode du point de départ, l’établissement de catégories joue un rôle capital, et le point de mire cesse à tort d’être la question de savoir si la peine est juste et adaptée au délinquant, et il s’agit plutôt de savoir quelle catégorie d’origine judiciaire s’applique. La méthode du point de départ regroupe aussi les peines autour d’une médiane. Cet effet d’agglutination est l’antithèse de l’individualisation. Les points de départ sont souvent fixés pour insister sur la dissuasion et la dénonciation, et pour assurer l’infliction de sanctions plus punitives. Ceci va à l’encontre des objectifs de réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction et d’élargir l’application des principes de justice corrective. De plus, les points de départ font en sorte qu’il est plus difficile pour les juges d’accorder le poids qu’il convient aux principes de la justice corrective parce que les points de départ sont conçus de manière à ce qu’il soit facile de les rajuster à la hausse et difficile de les rajuster à la baisse. Ils excluent explicitement ou implicitement la prise en compte d’une foule de circonstances atténuantes, ce qui crée le risque de faire l’impasse sur des peines appropriées moins sévères.
                    En outre, les points de départ sont incompatibles avec les directives données par le Parlement en matière de détermination de la peine pour les délinquants autochtones. L’arrêt Gladue impose aux juges l’obligation d’aborder la détermination de la peine à infliger à des délinquants autochtones d’une façon individualisée et différente en tenant compte des facteurs systémiques et historiques pouvant influer sur la culpabilité du délinquant et des types de sanctions qui peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches. Du point de vue méthodologique, ce serait une erreur de déterminer la peine appropriée pour un délinquant autochtone en se référant au délinquant type non autochtone, et la méthode du point de départ va à l’encontre des directives données par le Parlement de tenir compte de la situation unique des délinquants autochtones.
                    Enfin, les cours d’appel veillent agressivement à l’application des points de départ. La Cour d’appel de l’Alberta continue de se fonder sur les points de départ pour contourner la norme établie de contrôle des peines en appel. Il n’est pas loisible aux juges chargés de déterminer la peine d’ignorer les points de départ, et l’omission de faire relever une infraction de la bonne catégorie est considérée comme une erreur susceptible de contrôle. Il est plus que temps de régler définitivement les problèmes méthodologiques que comportent les points de départ. Ces lacunes sont structurelles. On ne peut y remédier en répétant des exhortations relatives au respect de la norme de contrôle. La seule solution efficace au problème consiste à déclarer que la méthode du point de départ ne devrait plus être utilisée.
                    Les juges Abella et Karakatsanis (dissidentes) : Il y a accord avec les juges Brown et Martin pour dire que les points de départ constituent un type d’indications valables données par les juridictions d’appel pour la détermination de la peine, à condition que leur utilisation ne compromette pas la norme de contrôle en matière de détermination de la peine qui oblige les juridictions d’appel à faire preuve d’un degré élevé de déférence. Il convient toutefois d’accueillir les deux pourvois et de rétablir les peines initiales infligées. La Cour d’appel n’a pas agi avec modération et déférence. Ni l’un ni l’autre des juges du procès n’a commis d’erreur de principe ou prononcé de peine manifestement non indiquée. Les juges du procès étaient tous deux conscients de la nature très grave des infractions, et ils ont exercé raisonnablement leur pouvoir discrétionnaire en accordant beaucoup de poids aux circonstances atténuantes et aux principes relatifs à la réinsertion sociale des délinquants. Il n’était pas loisible à la Cour d’appel de soupeser de nouveau ces facteurs ou de remettre en question ces principes.
                    Les principes régissant le contrôle en appel des peines sont bien établis. Les cours d’appel ne peuvent intervenir que si le juge du procès a commis une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de la peine ou si la peine était manifestement non indiquée. Le juge du procès ne commet pas d’erreur de principe simplement parce que la cour d’appel aurait attribué un poids différent aux facteurs pertinents en matière de détermination de la peine. Le juge chargé de déterminer la peine a le pouvoir discrétionnaire de décider quels objectifs de la détermination de la peine il entend privilégier et quelle fourchette de peines s’applique dans un cas donné. Une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait employé une autre fourchette de peines. Même si elle constate une erreur de principe, la cour d’appel doit faire preuve de déférence à l’égard de la peine qui a été infligée à moins que l’erreur de principe n’ait eu une incidence sur cette peine. À défaut d’erreur de principe ayant une incidence sur la peine, la cour d’appel ne peut intervenir que si la peine infligée est manifestement non indiquée, ce qui signifie qu’elle déroge de manière déraisonnable au principe fondamental selon lequel la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. Une peine n’est pas manifestement non indiquée simplement parce qu’elle ne relève pas d’une fourchette de peines particulière ou qu’il y a un écart important par rapport à un point de départ. La réponse à la question de savoir si la peine est manifestement non indiquée relève d’une appréciation qualitative plutôt que quantitative. Ce qui importe, c’est de savoir si le juge du procès a infligé une peine proportionnée en appréciant raisonnablement la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant et les circonstances particulières de l’espèce.
                    La Cour d’appel n’était pas justifiée d’intervenir dans le cas de F ou dans celui de P. Une lecture objective des motifs de première instance ne permet de confirmer aucune des présumées erreurs de principe. On ne peut dire que le juge ayant présidé le procès de F s’est montré si indulgent à l’égard du trafic de fentanyl à grande échelle ou qu’il a minimisé la culpabilité de F à un point tel que la peine dérogeait de façon déraisonnable au principe de la proportionnalité. Le juge du procès a envisagé la possibilité de faire relever F d’une fourchette de peines de cinq à neuf ans et demi d’emprisonnement, mais a écarté cette éventualité au motif que l’on n’accorderait ainsi pas le poids approprié aux circonstances atténuantes. Le juge du procès a constaté l’existence d’un grand nombre de circonstances atténuantes solides, notamment le potentiel de réinsertion sociale extrêmement prometteur de F. Il n’était pas loisible à la Cour d’appel de soupeser à nouveau ces circonstances. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur de principe ayant eu une incidence sur la peine. Dans le cas de P, la peine théorique initiale de 15 ans retenue par le juge du procès montre qu’il a bien saisi la gravité des infractions. La Cour d’appel a reproché au juge du procès d’avoir tenu compte des trois circonstances atténuantes suivantes : le manque de connaissance de P quant aux méfaits du fentanyl, la toxicomanie de P et son héritage métis. À défaut d’erreur manifeste et déterminante, la Cour d’appel n’avait pas le droit d’exprimer son désaccord, et ces trois reproches constituaient une ingérence injustifiée dans les conclusions de fait du juge du procès. La Cour d’appel a également critiqué l’analyse que le juge du procès avait faite du principe de totalité. La totalité est toutefois un principe de détermination de la peine. Des juges différents auraient pu aborder différemment le principe de totalité, mais il ne s’ensuit pas pour autant que le juge du procès a fait erreur. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur de principe, et la peine de P n’était pas manifestement non indiquée.
Jurisprudence
Citée par les juges Brown et Martin
                    Arrêt désapprouvé : R. c. Arcand, 2010 ABCA 363, 40 Alta. L.R. (5th) 199; arrêts mentionnés : R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Friesen, 2020 CSC 9; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. Williams, 2019 BCCA 295; R. c. Sandercock (1985), 1985 ABCA 218 (CanLII), 40 Alta. L.R. (2d) 265; R. c. Smith, 2019 SKCA 100, 382 C.C.C. (3d) 455; R. c. Brennan and Jensen (1975), 1975 CanLII 1304 (NS CA), 11 N.S.R. (2d) 84; R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, 39 Alta. L.R. (6th) 209; R. c. McCowan, 2010 MBCA 45, 251 Man. R. (2d) 295; R. c. Lemaigre, 2018 SKCA 47; R. v. Smith, 2017 BCCA 112; R. v. Nur, 2011 ONSC 4874, 275 C.C.C. (3d) 330; R. c. H. (C.N.) (2002), 2002 CanLII 7751 (ON CA), 62 O.R. (3d) 564; R. c. Voong, 2015 BCCA 285, 374 B.C.A.C. 166; R. c. Cunningham (1996), 1996 CanLII 1311 (ON CA), 27 O.R. (3d) 786; R. c. Wright (2006), 2006 CanLII 40975 (ON CA), 83 O.R. (3d) 427; R. c. Melnyk, 2014 ABCA 313, 580 A.R. 389; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496; R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, [2000] 1 R.C.S. 132; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; R. c. Johnas (1982), 1982 ABCA 331 (CanLII), 41 A.R. 183; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Burnett, 2017 MBCA 122, 358 C.C.C. (3d) 123; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Stewart, 2021 ABCA 79, 21 Alta. L.R. (7th) 213; R. c. Gandour, 2018 ABCA 238, 73 Alta. L.R. (6th) 26; R. c. Sidwell, 2015 MBCA 56, 319 Man. R. (2d) 144; R. c. Okimaw, 2016 ABCA 246, 340 C.C.C. (3d) 225; R. c. Kain, 2004 ABCA 127, 35 Alta. L.R. (4th) 5; R. c. Skani, 2002 ABQB 1097, 331 A.R. 50; R. c. Paul, 2016 ABPC 113; R. c. Matwiy (1996), 1996 ABCA 63 (CanLII), 178 A.R. 356; R. c. Beardy, 2017 MBPC 32, conf. par 2018 MBCA 52; R. c. Park, 2016 MBCA 107, 343 C.C.C. (3d) 347; R. c. Swampy, 2017 ABCA 134, 50 Alta. L.R. (6th) 240; R. c. Bird, 2021 ABCA 243; R. c. Drake (1997), 1997 CanLII 24578 (PE SCAD), 151 Nfld. & P.E.I.R. 220; R. c. Sanatkar (1981), 1981 CanLII 3323 (ON CA), 64 C.C.C. (2d) 325; R. c. Leach, 2019 BCCA 451; R. c. Sinclair, 2016 ONCA 683; R. c. Solano‑Santana, 2018 ONSC 3345; R. c. White, 2020 NSCA 33, 387 C.C.C. (3d) 106; R. c. Borris, 2017 NBQB 253; R. c. Sidhu, C.J. Ontario, No. 17‑821, June 16, 2017, aff’d 2019 ONCA 880; R. c. Petrowski, 2020 MBCA 78, 393 C.C.C. (3d) 102; R. c. Vezina, 2017 ONCJ 775; R. c. Mai, [2017] O.J. No. 7248; R. c. Fuller, 2019 ONCJ 643; R. c. M.M.A., 2018 ABQB 250; R. c. Adams, 2018 ABPC 82; R. c. Dube, 2017 NWTSC 77; R. c. Aujla, 2016 ABPC 272.
Citée par le juge Moldaver
                    Arrêts mentionnés : R. c. Friesen, 2020 CSC 9; R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 778 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 982; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456; R. c. Hamilton (2004), 2004 CanLII 5549 (ON CA), 72 O.R. (3d) 1; R. c. Pearson, 1992 CanLII 52 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Profeit, 2009 YKTC 39; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Bains, 2015 ONCA 677, 127 O.R. (3d) 545; R. c. Athwal, 2017 ONCA 222; R. c. Chukwu, 2016 SKCA 6, 472 Sask. R. 241; R. c. Dritsas, 2015 MBCA 19, 315 Man. R. (2d) 205; R. c. Smith, 2016 BCSC 2148, 363 C.R.R. (2d) 365; R. c. Joumaa, 2018 ONSC 317; R. c. Smith, 2017 BCCA 112; R. c. Vezina, 2017 ONCJ 775; R. c. Aujla, 2016 ABPC 272; R. c. Loor, 2017 ONCA 696; R. c. Frazer, 2017 ABPC 116, 58 Alta. L.R. (6th) 185; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163.
Citée par le juge Rowe
                    Arrêts mentionnés : R. c. Friesen, 2020 CSC 9; R. c. Arcand, 2010 ABCA 363, 40 Alta. L.R. (5th) 199; R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Willaert, 1953 CanLII 107 (ON CA), [1953] O.R. 282; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Hamilton (2004), 2004 CanLII 5549 (ON CA), 72 O.R. (3d) 1; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496; R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227; Calderon c. R., 2015 QCCA 1573; Ferland c. R., 2009 QCCA 1168, [2009] R.J.Q. 1675; R. c. Sandercock (1985), 1985 ABCA 218 (CanLII), 22 C.C.C. (3d) 79; R. c. Lee, 2012 ABCA 17, 58 Alta. L.R. (5th) 30; R. c. Gashikanyi, 2017 ABCA 194, 53 Alta. L.R. (6th) 11; R. c. D.S.C., 2018 ABCA 335, [2019] 3 W.W.R. 259; R. c. Lafrance (1993), 1993 CanLII 4290 (QC CA), 59 Q.A.C. 213; R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, 39 Alta. L.R. (6th) 209; R. c. M. (B.S.), 2011 ABCA 105, 44 Alta. L.R. (5th) 240; R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290; R. c. Bjornson, 2012 ABCA 230, 536 A.R. 1; R. c. Maskill (1981), 1981 ABCA 50 (CanLII), 29 A.R. 107; R. c. Melnyk, 2014 ABCA 313, 580 A.R. 389; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26; R. c. Hotchen, 2021 ABCA 119, 22 Alta. L.R. (7th) 64; R. c. Johnas (1982), 1982 ABCA 331 (CanLII), 41 A.R. 183; R. c. Matwiy (1996), 1996 ABCA 63 (CanLII), 178 A.R. 356; R. c. Wright (2006), 2006 CanLII 40975 (ON CA), 83 O.R. (3d) 427; R. c. Agin, 2018 BCCA 133, 361 C.C.C. (3d) 258; R. c. W. (C.W.) (1986), 1986 ABCA 47 (CanLII), 43 Alta. L.R. (2d) 208; R. c. H. (C.N.) (2002), 2002 CanLII 7751 (ON CA), 62 O.R. (3d) 564; R. c. Voong, 2015 BCCA 285, 374 B.C.A.C. 166; R. c. Cunningham (1996), 1996 CanLII 1311 (ON CA), 104 C.C.C. (3d) 542; R. c. Rahime, 2001 ABCA 203, 95 Alta. L.R. (3d) 237; R. c. Ma, 2003 ABCA 220, 23 Alta. L.R. (4th) 14; R. c. Corbiere, 2017 ABCA 164, 53 Alta. L.R. (6th) 1; R. c. Giroux, 2018 ABCA 56, 68 Alta. L.R. (6th) 21; R. c. L’Hirondelle, 2018 ABCA 33; R. c. Melnyk, 2014 ABCA 344, 584 A.R. 238; R. c. Godfrey, 2018 ABCA 369, 77 Alta. L.R. (6th) 213; R. c. Zawahra, 2016 QCCA 871; R. c. Sprague (1974), 1974 CanLII 1637 (AB CA), 19 C.C.C. (2d) 513; R. c. Wilson, 2009 ABCA 257, 9 Alta. L.R. (5th) 283; R. c. Huskins, 2018 ABPC 227; R. c. Soosay, 2017 ABQB 478; R. c. Ilesic, 2000 ABCA 254, 89 Alta. L.R. (3d) 299; R. c. Innes, 2012 ABCA 283; R. c. Reddekopp, 2018 ABCA 399, 79 Alta. L.R. (6th) 215; R. c. J.A.S., 2019 ABCA 376; R. c. Moriarty, 2016 ABPC 25, 34 Alta. L.R. (6th) 110; R. c. Boriskewich, 2017 ABPC 202, 62 Alta. L.R. (6th) 194; R. c. Wakefield, 2020 ABCA 352; R. c. Roberts, 2020 ABCA 434, 17 Alta. L.R. (7th) 255; R. c. Morton, 2021 ABCA 29; R. c. Tran, 2010 ABCA 317, 490 A.R. 229; R. c. G.B., 2013 ABCA 93, 544 A.R. 127; R. c. Brodt, 2016 ABCA 373, 46 Alta. L.R. (6th) 213.
Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)
                    R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Friesen, 2020 CSC 9; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500.
Lois et règlements cités
Alberta Rules of Court, A.R. 124/2010, règle 16.27.
Body Armour Control Act, S.A. 2010, c. B‑4.8.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 9a), 95, 117.01(1), 145(3), 687(1), Partie XXIII, 718 à 718.2 [rempl. 1995, c. 22, art. 6], 718.3(1), 726.2.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, art. 5(1), (2), (3)a), 10(1), (2).
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Paperny, Watson, Slatter, Crighton et Antonio), 2019 ABCA 457, 98 Alta. L.R. (6th) 114, [2020] 5 W.W.R. 1, [2019] A.J. No. 1587 (QL), 2019 CarswellAlta 2519 (WL Can.), qui a modifié la peine inscrite par le juge Ouellette, 2018 ABQB 863, [2018] A.J. No. 1225 (QL), 2018 CarswellAlta 2338 (WL Can.). Pourvoi rejeté, les juges Abella et Karakatsanis sont dissidentes.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Paperny, Watson, Slatter, Crighton et Antonio), 2019 ABCA 458, 98 Alta. L.R. (6th) 136, [2020] 5 W.W.R. 420, [2019] A.J. No. 1588 (QL), 2019 CarswellAlta 2520 (WL Can.), qui a modifié la peine inscrite par le juge Burrows, 2019 ABQB 183, [2019] A.J. No. 303 (QL), 2019 CarswellAlta 454 (WL Can.). Pourvoi rejeté, les juges Abella et Karakatsanis sont dissidentes.
                    Paul Moreau, pour l’appelant Cameron O’Lynn Parranto.
                    Andrew Phypers et Jared Craig, pour l’appelant Patrick Douglas Felix.
                    David W. Schermbrucker et Monique Dion, pour l’intimée.
                    Renée Lagimodière, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
                    Joanne B. Dartana, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Daniel J. Song, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association.
                    Sarah Rankin, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Jonathan Rudin, pour l’intervenant Aboriginal Legal Services.
                    Dane F. Bullerwell, pour l’intervenante Legal Aid Society of Alberta.
                    Hugo Caissy, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
 
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Brown, Martin et Kasirer rendu par
 
                    Les juges Brown et Martin —
I.               Aperçu
[1]                              Dans les présents pourvois, les appelants demandent à notre Cour d’abolir la méthode de détermination de la peine axée sur les points de départ. Comme les fourchettes de peines, les points de départ sont des points de repère donnés par les cours d’appel pour faciliter l’amorce d’une réflexion afin de déterminer une peine juste et proportionnée.
[2]                              Les appelants, Patrick Douglas Felix et Cameron O’Lynn Parranto, ont reconnu leur culpabilité à diverses infractions découlant d’activités de trafic de drogue sans lien entre elles, dont le trafic de fentanyl, en contravention des par. 5(1) et (2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (« LRDS »). Les tribunaux ont estimé que les deux appelants se livraient au trafic commercial du fentanyl « à grande échelle ». Lors de la détermination de la peine, M. Felix a été condamné à une peine globale de 7 ans d’emprisonnement (2019 ABQB 183), et M. Parranto s’est vu infliger une peine globale de 11 ans (2018 ABQB 863). La Couronne a interjeté appel à la Cour d’appel de l’Alberta, où une formation collégiale de cinq juges a instruit conjointement les deux appels dans le but explicite de fixer un « point de départ » pour le trafic du fentanyl à grande échelle. Dans des décisions distinctes rendues simultanément, la Cour d’appel a fixé à une peine de 9 ans le point de départ pour le trafic de fentanyl à grande échelle, et a augmenté à 10 ans la peine de M. Felix (2019 ABCA 458, 98 Alta. L.R. (6th) 136) et à 14 ans, celle de M. Parranto (2019 ABCA 457, 98 Alta. L.R. (6th) 114).
[3]                              Les appelants et plusieurs intervenants ont tenté de discréditer la méthode des points de départ en faisant valoir qu’elle entraînait des résultats indésirables, dont des taux d’incarcération plus élevés chez les personnes délinquantes, notamment chez les Autochtones. Leurs critiques perdent toutefois de leur impact si l’on considère, comme il se doit, que les points de départ ne sont que des lignes directrices non contraignantes proposées tant par les tribunaux chargés de la détermination des peines que par les cours d’appel. De plus, ces critiques mettent en évidence les risques inhérents à l’utilisation de toute forme de balise fondée sur une appréciation quantitative en matière de détermination de la peine, y compris les fourchettes de peines. Mais ces risques peuvent être évités si les cours d’appel appliquent la norme de contrôle qui commande la déférence lorsqu’elles sont saisies d’un appel portant sur la détermination de la peine et si notre Cour fournit des directives claires quant à la manière dont les cours d’appel devraient tenir compte des points de départ lorsqu’elles vérifient si une peine comporte une erreur de principe ou si elle est manifestement non indiquée. La suite des présents motifs ne constitue donc pas une approbation des points de départ dont on a parfois assuré le respect en Cour d’appel de l’Alberta, mais plutôt une nouvelle vision de ceux‑ci qui les rend conformes à la norme de contrôle applicable en appel ainsi qu’aux principes et objectifs de la détermination de la peine.
[4]                              Il n’est donc pas nécessaire de désavouer la méthode des points de départ en matière de détermination de la peine. Les fourchettes de peines et les points de départ sont simplement des outils différents qui aident le juge chargé de déterminer la peine à élaborer une peine proportionnée. Il n’appartient pas à notre Cour de dicter lequel de ces outils peut ou ne peut pas être utilisé par les cours d’appel au Canada. Il convient de faire preuve de respect envers les cours d’appel provinciales et de leur laisser la marge de manœuvre nécessaire pour formuler leurs propres types d’indications à l’intention des juges chargés de déterminer la peine, pourvu que ces indications soient conformes aux principes et aux objectifs de la détermination de la peine prévus au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, et qu’elles respectent la norme de contrôle applicable en appel.
[5]                              Nous sommes également d’avis de ne pas modifier les peines infligées à MM. Felix et Parranto par la Cour d’appel. À notre humble avis, les peines auxquelles ils ont respectivement été condamnés par chacun des juges chargés de cette tâche étaient manifestement non indiquées. L’intervention de la Cour d’appel était donc justifiée.
[6]                              Par conséquent, et pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis de rejeter les pourvois, de confirmer les ordonnances de la Cour d’appel et de confirmer que, lorsqu’ils sont bien compris et bien appliqués, les points de départ représentent une forme valable de lignes directrices en matière de détermination de la peine.
II.            Prétentions des parties
[7]                              Les appelants affirment que la Cour d’appel a commis une erreur en intervenant pour substituer pour chacun d’entre eux sa propre appréciation à celle du juge chargé de déterminer la peine. À leur avis, cette erreur découle de l’application de la méthode des points de départ pour déterminer la peine. Les appelants expriment plusieurs critiques à l’égard de la méthode des points de départ et font valoir que les fourchettes de peines constituent un meilleur moyen pour fournir aux juges chargés de déterminer la peine des lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative. Ils soutiennent que, compte tenu de ces préoccupations, notre Cour devrait abolir les peines fondées sur des points de départ.
[8]                              La Couronne affirme en revanche qu’il n’y a aucune raison d’abolir les peines fondées sur des points de départ. Les points de départ ne sont que des indications et ne sont pas différents, en pratique, des fourchettes de peines. La Couronne soutient que la Cour d’appel a eu raison d’intervenir, car les peines infligées en première instance étaient manifestement non indiquées et, dans le cas de M. Parranto, la décision que le juge du procès a rendue concernant la peine était entachée d’erreurs de principe qui ont eu une incidence sur la peine.
III.         Analyse
A.           Norme de contrôle
(1)         Principes fondamentaux en matière de détermination de la peine
[9]                              Notre Cour a maintes fois réaffirmé que la détermination de la peine est « l’une des étapes les plus délicates du processus de justice pénale et criminelle au Canada » (R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 1). S’apparentant davantage à un art qu’à une science, la détermination de la peine oblige les juges à examiner et à mettre en équilibre une multitude de facteurs. Bien qu’il soit régi par des objectifs et des principes clairement définis à la partie XXIII du Code criminel, le processus de la détermination de la peine implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de la part des tribunaux chargés de déterminer les peines, qui doivent mettre en balance tous les facteurs pertinents afin d’atteindre les objectifs fondamentaux visés par la détermination de la peine (Lacasse, par. 1).
[10]                          Le but est d’infliger dans chaque cas une sanction équitable, juste et fondée sur des principes. La proportionnalité est le principe directeur qui permet d’atteindre cet objectif. À la différence des autres principes de détermination de la peine qui sont énoncés dans le Code criminel, la proportionnalité est un principe distinct qui est inscrit sous une rubrique intitulée « Principe fondamental » (art. 718.1). Par conséquent, « [t]oute détermination de la peine part du principe que la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 30). Bien qu’importants, les principes de parité et d’individualisation sont secondaires.
[11]                          Malgré ce qui pourrait sembler être une tension inhérente entre ces principes en matière de détermination de la peine, notre Cour a expliqué, dans l’arrêt Friesen, que la parité et la proportionnalité ne s’opposent pas l’une à l’autre. Le fait d’imposer la même peine dans des cas différents ne permet d’atteindre ni la parité ni la proportionnalité, tandis que l’application cohérente de la proportionnalité entraîne la parité (par. 32). La raison en est que la parité, en tant que manifestation de la proportionnalité, aide les tribunaux à déterminer une peine proportionnée (par. 32). Les tribunaux ne peuvent déterminer une peine proportionnée en se fondant uniquement sur des principes de base, mais doivent plutôt « calibre[r] les exigences de la proportionnalité en regard des peines infligées dans d’autres cas » (par. 33).
[12]                          En ce qui concerne le rapport entre, d’une part, l’individualisation et, d’autre part, la proportionnalité et la parité, notre Cour a fait remarquer avec justesse ce qui suit dans l’arrêt Lacasse :
      La proportionnalité se détermine à la fois sur une base individuelle, c’est‑à‑dire à l’égard de l’accusé lui‑même et de l’infraction qu’il a commise, ainsi que sur une base comparative des peines infligées pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables. [par. 53]
L’individualisation est au cœur de l’évaluation de la proportionnalité. Alors que la gravité d’une infraction particulière peut être relativement constante, chaque crime « est commis dans des circonstances uniques, par un délinquant au profil unique » (par. 58). C’est la raison pour laquelle la proportionnalité exige parfois de prononcer une peine qui n’a jamais été infligée dans le passé pour une infraction similaire. Il s’agit toujours de savoir si la peine correspond à la gravité de l’infraction, au degré de responsabilité du délinquant et aux circonstances particulières de chaque cas (par. 58).
(2)         Rôle des tribunaux appelés à déterminer les peines et des cours d’appel
[13]                          Les cours d’appel et les tribunaux chargés de déterminer les peines ont un rôle distinct à jouer en matière de détermination de la peine, selon ce que prévoit le Code et ce que leur permettent leurs capacités institutionnelles respectives. Au paragraphe 718.3(1), le Parlement « a conféré expressément aux juges chargés de prononcer les peines le pouvoir discrétionnaire de déterminer le genre de peine qui doit être infligée en vertu du Code criminel et l’importance de celle‑ci » (R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 90 (soulignement omis)). Les tribunaux chargés de la détermination des peines sont les mieux placés pour élaborer une peine adaptée à la personne délinquante qui comparaît devant eux. La détermination de la peine est « un processus profondément subjectif », et les juges chargés de déterminer la peine « [ont] l’avantage d’avoir vu et entendu tous les témoins, tandis que la cour d’appel ne peut se fonder que sur un compte rendu écrit » (R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46). « Du fait qu’il[s] ser[vent] en première ligne de notre système de justice pénale », les juges chargés de déterminer la peine « possède[nt] également une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation » et ils « exerce[nt] normalement [leur] charge dans la communauté qui a subi les conséquences du crime du délinquant ou à proximité de celle‑ci » (M. (C.A.), par. 91).
[14]                          Lorsqu’elle est saisie de l’appel d’une peine, une cour d’appel provinciale joue un double rôle « en matière de contrôle de la cohérence, de la stabilité et de la pérennité de la jurisprudence tant en droit criminel qu’en droit civil » (Lacasse, par. 36). Premièrement, la cour d’appel doit « consid[érer] la justesse de la sentence dont appel est interjeté » et elle est habilitée à modifier la peine (Code, art. 687). Dans l’exercice de ce rôle, les cours d’appel font office de rempart contre les erreurs de droit commises par les tribunaux chargés de déterminer les peines tout en contrôlant la raisonnabilité de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de ces derniers. Elles veillent aussi à ce que les tribunaux chargés de déterminer les peines énoncent correctement le droit et l’appliquent uniformément (Lacasse, par. 36).
[15]                          En second lieu, les cours d’appel provinciales doivent veiller au développement stable du droit, tout en énonçant à l’intention des juridictions inférieures des lignes directrices propres à en assurer une application homogène à l’intérieur d’un même territoire (Lacasse, par. 37). Dans l’accomplissement de ce rôle, les cours d’appel peuvent proposer des balises pour aider les juges chargés de déterminer les peines à infliger des peines proportionnées qui équilibrent convenablement la parité et l’individualisation (par. 2). Les cours d’appel sont bien placées pour formuler de telles lignes directrices, parce qu’elles connaissent bien [traduction] « l’ensemble des pratiques, tendances et problèmes en matière de détermination de la peine » qui existent dans leur ressort (R. c. Arcand, 2010 ABCA 363, 40 Alta. L.R. (5th) 199, par. 153). Les lignes directrices données par les cours d’appel peuvent se présenter sous forme d’outils d’appréciation quantitative (les fourchettes de peines et les points de départ en sont des exemples), de balises non quantitatives expliquant les torts causés par certaines infractions, ou encore sous une forme hybride (voir, p. ex., Friesen, par. 42‑105 et 114‑116; R. c. Williams, 2019 BCCA 295, par. 64‑66 et 71 (CanLII); R. c. Sandercock (1985), 1985 ABCA 218 (CanLII), 40 Alta. L.R. (2d) 265 (C.A.), p. 270‑271).
(3)         Types de lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative données par les cours d’appel
[16]                          Les cours d’appel proposent généralement deux types de lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative : les points de départ et les fourchettes de peines. On peut considérer ces outils comme des « points de repère » qui visent à s’assurer que les peines tiennent compte des principes de détermination de la peine prescrits par le Code criminel. Une lourde tâche attend les juges occupés à qui il revient de déterminer les peines; le Code prévoit dans bien des cas un vaste éventail de peines potentielles, et les circonstances factuelles de chaque cas varient à l’infini. La détermination de la peine doit commencer quelque part, et tant la méthode des points de départ que celle des fourchettes de peines facilitent la tâche des juges chargés de déterminer la peine en leur proposant des points de repère pour amorcer leur réflexion sous la forme d’un nombre précis ou d’une fourchette de peines. Mais comme notre Cour l’a reconnu, « il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné » (M. (C.A.), par. 92). Aucune de ces méthodes n’exempte les juge chargés de déterminer la peine d’analyser les circonstances particulières de chaque affaire, en tenant compte de tous les facteurs pertinents et des principes de la détermination de la peine.
[17]                          Les fourchettes de peines constituent de façon générale un condensé des peines minimales et maximales déjà infligées par des juges du procès (Lacasse, par. 57; Friesen, par. 36). Elles [traduction] « offrent un cadre et des balises et peuvent contribuer à empêcher les disparités », tout en assurant aux juges la marge de manœuvre dont ils ont besoin pour « soupeser les circonstances atténuantes et circonstances aggravantes et en arriver à une peine proportionnée » (R. c. Smith, 2019 SKCA 100, 382 C.C.C. (3d) 455, par. 126). Par conséquent, les fourchettes de peines [traduction] « reflètent les cas individuels, sans toutefois s’appliquer systématiquement à tous de la même manière » (C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), § 23.7, citant R. c. Brennan and Jensen (1975), 1975 CanLII 1304 (NS CA), 11 N.S.R. (2d) 84 (C.A.)).
[18]                          Contrairement à ce que la Cour d’appel affirme dans l’arrêt Arcand, par. 148, notre Cour a, depuis cet arrêt, explicitement déclaré que les points de départ constituent une « solution de rechange » aux fourchettes de peines, ajoutant que « [d]es principes similaires » s’appliquent aux deux méthodes (Friesen, par. 36). La méthode des points de départ se décline en trois étapes : (1) détermination de la catégorie de l’infraction à laquelle s’applique le point de départ; (2) établissement d’un point de départ; (3) individualisation de la peine par le tribunal chargé de la déterminer (Sandercock, p. 269). Les fourchettes de peines et les points de départ s’appliquent à « une catégorie d’infractions partageant assez de caractéristiques communes pour qu’il soit utile de les juger sous la même rubrique » (Friesen, par. 39). À la deuxième étape, la cour d’appel doit établir un chiffre « raisonnable » qui « peut être considéré comme étant situé au milieu de l’échelle traditionnelle de peines applicable à un genre particulier de crime » (R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948, par. 60, la juge McLachlin; contra, Arcand, par. 150‑156). À l’étape finale, le juge chargé de déterminer la peine se demande s’il existe des circonstances aggravantes ou des facteurs atténuants qui justifient de déroger, à la hausse ou à la baisse, à ce point de départ pour déterminer la peine à infliger (McDonnell, par. 79‑80).
[19]                          Il y a lieu d’établir une distinction entre les lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative données par les cours d’appel et les fourchettes de peines informelles ou « modulées » appliquées par les tribunaux chargés de déterminer les peines. Étant donné que les cours d’appel n’ont pas défini pour chaque infraction des points de départ et des fourchettes de peines — que l’on pourrait qualifier de fourchettes « formelles » ou « bien établies » —, les juges chargés de déterminer la peine doivent souvent recourir à l’aide des avocats pour arrêter la fourchette de peines applicable, à partir de la jurisprudence. À l’instar des lignes directrices données par les cours d’appel, les fourchettes de peines modulées sont un outil mis à la disposition des tribunaux pour fixer une peine juste et proportionnée. Après avoir entendu les observations des parties sur la jurisprudence analogue et la solution que commandent les circonstances de l’espèce, les juges chargés de déterminer la peine qui cherchent à fixer une peine modulée doivent examiner les causes semblables qui correspondent le mieux à la gravité de l’infraction et à la situation de la personne délinquante.
[20]                          En revanche, les points de départ et les fourchettes de peines fixés par les cours d’appel sont souvent le fruit d’un consensus judiciaire sur la gravité de l’infraction, ce qui contribue à assurer la parité et à « éviter des écarts importants, marqués et substantiels » entre les peines infligées (Lacasse, par. 2; voir aussi R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290, par. 244; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 44; Smith (2019), par. 126). La principale raison d’être du recours à la méthode des points de départ est la volonté de [traduction] « limiter les décisions d’espèce » (Arcand, par. 102; R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, 39 Alta L.R. (6th) 209, par. 72; R. c. McCowan, 2010 MBCA 45, 251 Man. R. (2d) 295, par. 11; R. c. Lemaigre, 2018 SKCA 47, par. 20 (CanLII)). Dans l’affaire Sandercock, par exemple, un point de départ de trois ans a été fixé pour remédier aux [traduction] « divergences de vues profondes et injustifiées qui existent entre les juges quant à la peine à infliger pour viol et d’autres formes tout aussi graves d’agression sexuelle » (Arcand, par. 102). Le point de départ retenu dans l’affaire Sandercock visait à s’assurer que l’on tienne systématiquement compte des torts causés par une catégorie particulière d’infractions — les « agressions sexuelles graves » — lors de la détermination de la peine.
[21]                          Les lignes directrices données par les cours d’appel en fonction d’une appréciation quantitative — sous forme de fourchettes de peines ou de points de départ — peuvent s’inspirer de peines infligées dans des décisions antérieures ou avoir pour objet de modifier la méthode de détermination de la peine pour une infraction en particulier. Comme nous l’avons déjà expliqué, les fourchettes de peines offrent généralement un « portrait historique » de la jurisprudence. Ce portrait reflète « l’ensemble des principes et des objectifs de la détermination de la peine » (Lacasse, par. 57), de même que [traduction] « la sagesse collective des cours d’appel » (M. A. Crystal, « Are the Days of Range Sentencing and Starting Points Numbered? The Cases of R. v. Felix and R. v. Parranto » (2021), 15 R.D.P.P. 125, p. 139).
[22]                          Parfois, cependant,
      la cour d’appel doit aussi établir une nouvelle orientation afin d’harmoniser le droit avec la nouvelle conception que se fait la société de la gravité de certaines infractions ou du degré de responsabilité de certains délinquants (R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290, par. 239). [. . .] [E]n règle générale, les cours d’appel doivent faire preuve d’initiative en pareilles circonstances et donner aux juges qui prononcent les peines les outils voulus pour s’écarter des précédents et établir des peines appropriées. [Nous soulignons.]
      (Friesen, par. 35)
Ces propos illustrent le fait que [traduction] « les tribunaux ont pour pratique courante d’ajuster à la hausse ou à la baisse les peines afin de tenir compte de l’évolution des connaissances et des attitudes de la société et des juges relativement à certaines infractions » (R. c. Smith, 2017 BCCA 112, par. 36 (CanLII) (soulignement omis), citant R. c. Nur, 2011 ONSC 4874, 275 C.C.C. (3d) 330, par. 49).
[23]                          Il en va de même pour les points de départ. Bien que, dans certains de ses arrêts, la Cour d’appel de l’Alberta laisse entendre que les points de départ sont établis à la suite d’une analyse indépendante solidement ancrée dans des politiques d’intérêt général plutôt qu’à la lumière des précédents (par ex., Arcand, par. 104), une cour d’appel peut s’inspirer en tout ou en partie des points de départ fixés dans des décisions déjà rendues en matière de détermination de la peine. Elle peut également décider de s’écarter des tendances antérieures pour recadrer la pondération de la gravité de l’infraction dans son analyse de la proportionnalité. Comme les fourchettes de peines déjà établies, les points de départ peuvent donc refléter [traduction] « l’expérience collective des tribunaux » en s’inspirant de la jurisprudence relative à un éventail de peines infligées, mais elles peuvent également marquer une nouvelle ligne directrice fondée sur [traduction] « un consensus quant à [l’ensemble] des valeurs de la société et des considérations de principe relatives à la catégorie de crime en question » (Arcand, par. 104).
[24]                          Bien que chaque province ou territoire ait tendance à préférer l’une ou l’autre méthode, les qualifier de façon absolue de « ressorts préconisant la méthode des fourchettes de peines » ou de « ressorts préconisant la méthode des points de départ » ne rend pas pleinement compte des lignes directrices données par les cours d’appel. Contrairement à ce que prétendent bon nombre des parties au présent pourvoi dans leurs observations, on ne peut scinder systématiquement ou de façon dichotomique les divers territoires et provinces en « ressorts préconisant la méthode des fourchettes de peines » et en « ressorts préconisant la méthode des points de départ ». Même dans les soi‑disant « ressorts préconisant la méthode des points de départ », les cours d’appel n’ont établi des points de départ que pour un nombre restreint d’infractions et ont donné d’autres types de directives — y compris pour les fourchettes de peines établies et les fourchettes de peines modulées — afin de déterminer une peine proportionnée pour d’autres infractions. Cette souplesse dans les modalités de la détermination de la peine s’applique aussi aux « ressorts préconisant la méthode des fourchettes de peines ». En pratique, les tribunaux qui ont rejeté l’approche fondée sur les points de départ ou qui [traduction] « n’y ont pas totalement adhéré » ont en fait adopté une méthode qui s’apparente à celle des points de départ, soit en établissant des fourchettes de peines non assorties de peines maximales (Smith (2017)), soit en tenant compte dans la fourchette de peines de circonstances atténuantes telles que les antécédents de bonne moralité, une approche habituellement associée à la méthode des points de départ (R. c. H. (C.N.) (2002), 2002 CanLII 7751 (ON CA), 62 O.R. (3d) 564 (C.A.), par. 52; R. c. Voong, 2015 BCCA 285, 374 B.C.A.C. 166; R. c. Cunningham (1996), 1996 CanLII 1311 (ON CA), 27 O.R. (3d) 786 (C.A.), p. 790; voir aussi P. Moreau, « In Defence of Starting Point Sentencing » (2016), 63 Crim. L.Q. 345, p. 356 et 365‑366).
[25]                          Cette souplesse dans les modalités de la détermination de la peine reflète l’objectif premier de la détermination de la peine : infliger une peine juste. À notre avis, indépendamment de la méthode privilégiée pour déterminer la peine, ces modalités visent à aider les juges chargés de déterminer la peine à respecter les objectifs et les principes de la détermination de la peine, au premier chef la proportionnalité. Les fourchettes de peines et les points de départ ne sont que des moyens différents de parvenir au même résultat : infliger une peine proportionnée. Les cours d’appel ont le pouvoir discrétionnaire de choisir la forme de lignes directrices qu’elles trouvent la plus utile et adaptée aux besoins perçus de leur province ou territoire, lesquels peuvent varier partout au pays. Tant que cette ligne directrice se conforme aux principes et aux objectifs de la détermination de la peine énoncés dans le Code, notre Cour devrait respecter les choix des cours d’appel. Lorsqu’ils sont correctement appliqués et assujettis à la bonne norme de contrôle en appel, les fourchettes de peines et les points de départ respectent le Code. Il n’appartient pas à notre Cour de décider quelle forme d’orientation est meilleure, et il ne serait pas non plus souhaitable d’obliger les cours d’appel à s’en tenir à l’une ou l’autre forme d’orientation fondée sur une appréciation quantitative.
[26]                          Un dernier point dont il convient de traiter est la façon dont on modifie une fourchette de peines ou un point de départ une fois qu’ils ont été établis. La Cour d’appel de l’Ontario explique comment on procède pour modifier une fourchette de peines :
     [traduction] Les « fourchettes » ne sont pas immuables. Comme elles ne sont que des lignes directrices, je ne les considère pas comme des règles de droit fixes au même titre que les principes juridiquement contraignants. Les tribunaux peuvent, après mûre réflexion, les modifier délibérément. Ou bien, elles peuvent se trouver effectivement modifiées par suite d’une série de décisions rendues par les tribunaux en ce sens. Si une fourchette de peines est modifiée par suite de l’application de décisions individuelles au fil du temps, il n’est pas nécessaire de déclarer inapplicable la fourchette qui était à la mode auparavant; il suffit de reconnaître que les tribunaux se sont adaptés et que les lignes directrices ont changé.
      (R. c. Wright (2006), 2006 CanLII 40975 (ON CA), 83 O.R. (3d) 427 (C.A.), par. 22)
[27]                          En revanche, en Alberta, la Cour d’appel exige que les parties demandent formellement le réexamen d’un point de départ en vertu de la règle 16.27 des Alberta Rules of Court, A.R. 124/2010. Notre collègue le juge Rowe considère cette procédure comme un décret d’origine judiciaire et l’expression du « recours musclé » à la méthode des points de départ par la Cour d’appel (par. 164). La procédure de réexamen est toutefois une mesure législative d’application générale (Alberta Rules of Court, règle 16.27). Il s’agit d’un processus judiciaire dans le cadre duquel la Cour d’appel soupèse plusieurs critères pour décider s’il y a lieu de « réexaminer » le point de départ, en se demandant, par exemple, si le point de départ est nouveau ou ancien, s’il a été désapprouvé ou s’il va à l’encontre d’arrêts rendus par d’autres cours d’appel, s’il a été créé sans tenir compte d’une loi ou d’un précédent contraignants, s’il comporte [traduction] « une lacune simple, évidente et manifeste » ou s’il a été établi dans les motifs d’un jugement mis en délibéré ou dans un mémoire de jugement (Arcand, par. 199). À l’exception de ce dernier critère, tous ces facteurs sont pertinents pour déterminer si le point de départ applicable à une infraction particulière doit être recalibré.
[28]                          Bien que notre collègue ait du mal à concilier la procédure de réexamen avec la norme de contrôle applicable, la réponse, à la lumière de la directive donnée par notre Cour sur la norme de contrôle et la nature non contraignante des points de départ, est claire. Les parties qui souhaitent contester un point de départ n’ont pas besoin de recourir à cette procédure parce que les points de départ ne sont pas des précédents contraignants. Si une partie recourt à cette procédure et obtient gain de cause, le point de référence à partir duquel les juges du procès amorcent leur réflexion est tout simplement rétabli. Ces demandes donnent à la Cour d’appel l’occasion d’examiner le contexte de la détermination de la peine pour décider si le point de départ fournit toujours des lignes directrices utiles à l’usage des cours d’appel et reflète fidèlement la gravité de l’infraction. Dans la mesure où la procédure de réexamen est perçue comme étant nécessaire pour modifier les points de départ au motif qu’ils constituent des précédents contraignants (Arcand, par. 199; R. c. Melnyk, 2014 ABCA 313, 580 A.R. 389, par. 2), cette perception n’est plus valide depuis les arrêts Lacasse et Friesen parce qu’il s’agit d’une erreur de droit.
(4)         Cas justifiant l’intervention des cours d’appel
[29]                          Il est de jurisprudence constante que les cours d’appel ne peuvent modifier à la légère les décisions relatives à la peine (voir R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 23, citant Shropshire, par. 48; R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, [2000] 1 R.C.S. 132, par. 25; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 14; Nasogaluak, par. 46; Lacasse, par. 39; et Friesen, par. 25). Il y a lieu d’accorder une grande latitude au juge qui prononce la peine, et ses décisions commandent un degré élevé de déférence en appel (Lacasse, par. 11). Il n’en demeure pas moins que le seul fait que le juge s’écarte de la fourchette des peines ou des points de départ ne justifie pas d’office l’intervention de la cour d’appel, et ce, peu importe l’ampleur de l’écart.
[30]                          Il vaut la peine de souligner que le choix de la fourchette de peines ou de l’une de ses catégories relève du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de déterminer la peine et que ce choix ne peut, en soi, constituer une erreur susceptible de contrôle (Lacasse, par. 51). Commet une erreur de droit la cour d’appel qui intervient pour la seule raison qu’elle aurait placé la peine dans une fourchette ou une catégorie différente. Une cour d’appel ne peut intervenir pour modifier la peine qui a été infligée que si celle‑ci est manifestement non indiquée ou si le juge qui a fixé la peine a commis une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de cette peine (par. 11 et 67). L’analyse du caractère manifestement non indiqué est axée sur la question de savoir si la peine est proportionnée, et non sur la question de savoir si les juges chargés de la détermination de la peine ont appliqué le bon point de départ ou la bonne fourchette de peines ou l’une des catégories de cette fourchette (Lacasse, par. 51 et 53; Friesen, par. 162).
[31]                          À la suite des arrêts récents rendus par notre Cour dans les affaires Lacasse et Friesen, nous estimons que les présents pourvois n’obligent pas la Cour à tracer une nouvelle voie. Nous estimons plutôt que les présents pourvois nous contraignent à réitérer et à renforcer la norme relative à l’intervention des cours d’appel. La Cour doit en particulier clarifier le rôle que jouent les fourchettes de peines et les points de départ dans le contrôle en appel des peines.
[32]                          Le rapport entre les lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative fournies par les cours d’appel et la norme de contrôle applicable en appel a donné lieu à des échanges entre des tribunaux de toutes les instances. Mais les arrêts Lacasse et Friesen ont clos le débat, et ils ne laissent aucune place au doute, à l’interprétation ou à l’équivoque. Dans l’arrêt Friesen, notre Cour a déclaré clairement que « [l]es fourchettes de peines et points de départ ne sauraient être contraignants en théorie ou en pratique, et les cours d’appel ne peuvent interpréter ou appliquer la norme de contrôle afin de les utiliser, contrairement à ce qui a été dit dans l’arrêt [Arcand], par. 116‑118 et 273 » (par. 37 (nous soulignons)). Le procureur général de l’Alberta est intervenu dans les présents pourvois pour faire valoir que ce passage se prêtait à plusieurs interprétations, car les paragraphes de l’arrêt Arcand qui y sont cités reflètent fidèlement les balises fournies par notre Cour dans l’arrêt Lacasse. Dans l’arrêt Lacasse, par. 67, notre Cour a affirmé qu’« une dérogation à une telle fourchette ou catégorie ne constitue pas une erreur de principe et ne saurait à elle seule justifier automatiquement l’intervention d’une cour d’appel, à moins que la peine infligée ne s’écarte nettement et sans motif de celles prévues » (nous soulignons).
[33]                          Bien que nous soyons d’accord que les propos tenus par la Cour d’appel dans l’arrêt Arcand reflètent fidèlement les balises fournies par notre Cour dans l’arrêt Lacasse, il existe une différence marquée entre l’arrêt Arcand et la jurisprudence de notre Cour en matière de détermination de la peine. Notre Cour a déclaré dans les termes les plus nets que « [l]es cours d’appel ne peuvent considérer l’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ou l’omission de mentionner une fourchette de peines ou un point de départ comme une erreur de principe » (Friesen, par. 37 (nous soulignons)). Dans l’arrêt Arcand, la Cour d’appel laisse toutefois entendre le contraire en déclarant que [traduction] « les juges chargés de déterminer la peine accorderont toute l’attention voulue à ces points de départ pour déterminer la peine, ainsi qu’au processus qu’ils impliquent » (par. 273 (nous soulignons)). Pour lever toute ambiguïté qui pourrait subsister après l’arrêt Friesen, nous tenons à préciser que les indications relatives au caractère contraignant des points de départ ou de la méthode des points de départ qui ont été données dans l’arrêt Arcand sont devenues caduques depuis les arrêts Lacasse et Friesen et qu’elles ne correspondent plus à la norme de contrôle applicable en appel.
[34]                          Même si l’objectif de la méthode des points de départ est d’assurer [traduction] « la cohérence de la démarche » (Arcand, par. 92; R. c. Johnas (1982), 1982 ABCA 331 (CanLII), 41 A.R. 183 (C.A.), par. 31), la norme de contrôle limite le rôle que cette méthode joue à cet égard. Certes, il est loisible aux cours d’appel de fournir des lignes directrices pour aider les juges chargés de déterminer la peine à limiter les décisions d’espèce et pour promouvoir l’uniformité des méthodes de détermination de la peine. Toutefois, comme le montrent clairement les arrêts R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, et Friesen, il n’existe pas d’approche uniforme en matière de détermination de la peine au Canada. Les tentatives visant à créer une démarche unique et uniforme sont donc malavisées. Des cas différents peuvent commander des méthodes différentes, et le choix de la méthode de détermination de la peine relève du pouvoir discrétionnaire des juges.
[35]                          De plus, il n’appartient pas aux cours d’appel d’imposer une approche uniforme en matière de détermination de la peine par le biais de l’application de la norme de contrôle. Le contrôle en appel s’attache plutôt à déterminer si la peine était juste et si le juge a appliqué correctement les principes de détermination de la peine. Pour être clair, ces principes n’exigent pas que l’on suive une approche uniforme particulière en matière de détermination de la peine. Bien que la promotion de l’uniformité de la méthode de détermination de la peine puisse avoir un rôle à jouer dans l’établissement des lignes directrices données par les cours d’appel, à l’étape du contrôle en appel, insister sur la cohérence de la démarche risque d’induire le tribunal de révision en erreur. Les cours d’appel doivent se garder d’accorder une trop grande importance à la méthode qu’a retenue le juge qui a prononcé la peine, au risque de ne pas respecter la norme de contrôle applicable.
[36]                          Les principes essentiels sont les suivants :
1.      Les points de départ et les fourchettes de peines ne sont pas et ne peuvent pas être contraignants en théorie ou en pratique (Friesen, par. 36);
2.      Les fourchettes de peines et les points de départ sont « des lignes directrices, et non des règles absolues » et « l’écart par rapport à une fourchette de peines ou à un point de départ ou l’omission de mentionner une fourchette de peines ou un point de départ » ne peut être considéré comme une erreur de principe (Friesen, par. 37);
3.      Les juges chargés de déterminer la peine jouissent du pouvoir discrétionnaire d’adapter la peine « tant au chapitre de la méthode que de celui du résultat » et « [i]l peut même s’avérer nécessaire d’employer différentes méthodes pour tenir dûment compte des facteurs systémiques et historiques pertinents » (Friesen, par. 38, citant Ipeelee, par. 59); et
4.      Les cours d’appel « ne peuvent [. . .] intervenir du simple fait que la peine diffère de celle qui aurait été fixée si l’on avait utilisé la fourchette de peines ou le point de départ » (Friesen, par. 37). On doit se demander si la peine était juste et si le juge a bien appliqué les principes de détermination de la peine, et non si le juge a choisi le bon point de départ ou la bonne catégorie (Friesen, par. 162).
Ces principes règlent la question. Contrairement à ce que prétend la Couronne, la question de savoir s’il est loisible aux juges chargés de la détermination de la peine de rejeter la méthode des points de départ ne se pose pas. Les juges chargés de prononcer la peine conservent leur pouvoir discrétionnaire d’individualiser leur méthode de détermination de la peine « [p]our cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cette communauté » (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 80 (souligné dans l’original)). Il n’y a plus lieu de considérer les points de départ (ou les fourchettes de peines) comme étant contraignants à quelque titre que ce soit.
[37]                          Après avoir bien précisé que les points de départ et les fourchettes de peines sont des outils et non des carcans, nous passons maintenant au rôle que jouent les fourchettes des peines et les points de départ dans le contrôle en appel des peines.
[38]                          Comme nous l’avons déjà dit, la détermination de la peine est une démarche individualisée, et la parité joue un rôle secondaire par rapport à la proportionnalité. Il faut donc s’attendre à des écarts par rapport aux points de départ, ainsi qu’à des peines rajustées au‑dessus ou en dessous de la fourchette concernée. Même les écarts marqués ne doivent pas être considérés comme indiquant à première vue que la peine est entachée d’une erreur ou qu’elle est manifestement non indiquée. La justesse de la peine s’évalue en fonction des principes et des objectifs de la détermination de la peine prévus au Code, et non en fonction de l’ampleur de l’écart de la peine par rapport aux lignes directrices données par les cours d’appel sur le fondement d’une appréciation quantitative.
[39]                          En définitive, le dossier et les motifs du juge qui a prononcé la peine doivent permettre à la cour d’appel de déterminer si la peine est juste à la lumière des principes et des objectifs du Code. L’article 726.2 oblige le tribunal qui prononce la peine à motiver celle‑ci. Il ne s’agit pas d’une nouvelle norme de droit criminel. En matière de détermination de la peine, les motifs doivent, lorsque lus en corrélation avec le dossier, montrer pourquoi le juge est arrivé à un résultat donné.
[40]                          Plus particulièrement, et indépendamment de la démarche suivie, les motifs des juges du procès et le dossier doivent démontrer en quoi la peine est proportionnelle à la culpabilité morale du délinquant et à la gravité de l’infraction. Pour ce faire, ils peuvent notamment adopter les lignes directrices données par les cours d’appel, comme celles énoncées par notre Cour dans l’arrêt Friesen au sujet des torts causés par l’infraction. Les lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative qui sont données par les cours d’appel peuvent également faire partie du contexte jurisprudentiel permettant d’établir la gravité de l’infraction. Comme nous l’avons déjà signalé, les juges qui omettent de mentionner un point de départ ne commettent pas d’erreur de principe. Toutefois, étant donné que les points de départ et les fourchettes de peines reflètent la gravité de l’infraction, le dossier et les motifs de la décision du juge qui a prononcé la peine doivent permettre à la juridiction de révision de comprendre pourquoi la peine est proportionnée même si elle s’écarte sensiblement de la fourchette de peines ou du point de départ. Ce principe s’applique peu importe que le tribunal mentionne ou non le point de départ dans ses motifs. La cour d’appel doit à tout le moins être en mesure de déduire des motifs et du dossier pourquoi la peine est juste dans les circonstances de l’infraction et vu la situation du délinquant. Nous tenons toutefois à souligner que les cours d’appel doivent s’abstenir de « restreindre artificiellement de cette manière la faculté des juges d’infliger une peine proportionnelle » en exigeant d’eux qu’ils invoquent des « circonstances exceptionnelles » pour justifier le fait qu’ils s’écartent de la fourchette de peines (Friesen, par. 111‑112; R. c. Burnett, 2017 MBCA 122, 358 C.C.C. (3d) 123, par. 26). Il est loisible aux juges de s’écarter de la fourchette de peines ou du point de départ lorsque cela s’avère nécessaire pour réaliser la proportionnalité.
[41]                          Dans l’affaire Arcand, la Cour d’appel s’est demandé si [traduction] « le processus de détermination de la peine axé sur les points de départ a une quelconque utilité au Canada » (par. 116). Il faut répondre par l’affirmative à cette question, en précisant toutefois que ce processus ne doit pas être contraignant pour les juges du procès ni permettre aux cours d’appel d’intervenir de façon illimitée. Les outils de détermination de la peine fondés sur une appréciation quantitative n’ont pas besoin d’être contraignants pour donner des lignes directrices utiles aux tribunaux occupés qui prononcent les peines. À l’instar des fourchettes de peines, les peines axées sur les points de départ aident les juges chargés de déterminer la peine à faire leur travail quotidien en établissant un cadre de référence et un condensé d’avis judiciaires sur la gravité de l’infraction. Ces indications sont particulièrement importantes lorsque le Parlement laisse au juge du procès toute latitude pour prononcer une vaste gamme de peines (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 86).
B.            Points de départ
[42]                          La Cour a, dans le cadre des présents pourvois, entendu de nombreuses critiques au sujet de la méthode des points de départ employée pour déterminer la peine. Toutefois, dès lors que les cours d’appel appliquent la bonne norme de contrôle aux décisions en matière de détermination de la peine, bon nombre de ces critiques perdent leur raison d’être. En outre, les risques associés à la détermination de la peine axée sur les points de départ font partie intégrante d’autres types de lignes directrices données par les cours d’appel sur le fondement d’une appréciation quantitative, y compris les fourchettes de peines. Ces risques ne commandent donc pas l’abolition de la méthode de détermination de la peine axée sur les points de départ; ils illustrent toutefois l’importance d’individualiser les peines et d’appliquer la bonne norme de contrôle en appel, indépendamment de la forme sous laquelle se présentent les lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative auxquelles on a recours.
[43]                          Il ne faut pas non plus se fonder sur la version caricaturale de la méthode des points de départ proposée dans l’arrêt Arcand pour rejeter d’emblée les points de départ. En se concentrant sur l’arrêt Arcand, on méconnaît l’évolution subséquente du droit en Alberta (voir, p. ex., R. c. Stewart, 2021 ABCA 79, 21 Alta. L.R. (7th) 213; R. c. Gandour, 2018 ABCA 238, 73 Alta. L.R. (6th) 26, par. 55) et de la jurisprudence d’autres provinces et territoires où la méthode des points de départ est utilisée. Au Manitoba, par exemple, la Cour d’appel a clairement indiqué que les points de départ sont simplement des outils ou des lignes directrices, et [traduction] « non des barèmes rigides entravant le pouvoir discrétionnaire du juge d’infliger une peine individualisée » (Burnett, par. 10; voir aussi R. c. Sidwell, 2015 MBCA 56, 319 Man. R. (2d) 144, par. 50). Il existe donc d’autres décisions qui montrent que la méthode des points de départ peut être compatible avec les principes de la détermination de la peine et avec la norme de contrôle applicable en appel. Il ne faut pas rejeter en bloc la méthode des points de départ en insistant sur des décisions qui ont été rendues avant l’arrêt Friesen, à une époque où la Cour d’appel de l’Alberta jugeait encore que les points de départ étaient contraignants. Comme nous l’avons clairement indiqué, et tel que la Cour d’appel de l’Alberta l’a reconnu dans les arrêts Stewart et Gandour, les points de départ ne sont pas contraignants, et la jurisprudence de notre Cour prévaut sur toute jurisprudence qui suggère le contraire.
[44]                          Bien qu’ils ne soient pas contraignants, les fourchettes de peines et les points de départ constituent des balises utiles parce qu’ils permettent aux juges chargés de déterminer la peine d’apprécier la gravité de l’infraction. Et, comme nous l’avons déjà fait observer, ils offrent aux juges des points de repère pour amorcer leur réflexion. Lorsqu’ils utilisent ces outils, les juges doivent individualiser la peine de manière à tenir compte des deux aspects de la proportionnalité : la gravité de l’infraction et la situation personnelle du délinquant et sa culpabilité morale. À l’étape de l’individualisation de la peine, les juges chargés de déterminer la peine doivent par conséquent examiner « tous les facteurs et toutes les circonstances propres à la personne qui se trouve devant eux, y compris sa situation et son vécu » (Ipeelee, par. 75). Ces facteurs et ces circonstances peuvent fort bien justifier un rajustement significatif à la baisse ou à la hausse de la peine.
[45]                          Les points de départ ne dispensent pas non plus les juges chargés de déterminer la peine de tenir compte de tous les principes applicables en la matière. Les principes de la dénonciation et de la dissuasion sont généralement des objectifs intrinsèques des points de départ et sont reflétés dans les fourchettes de peines, mais [traduction] « on ne saurait permettre à ces objectifs de réduire à néant et de rendre inopérants ou inefficaces d’autres objectifs pertinents de la détermination de la peine » (R. c. Okimaw, 2016 ABCA 246, 340 C.C.C. (3d) 225, par. 90). On s’attend à ce que les juges chargés de déterminer la peine tiennent compte des autres objectifs pertinents relatifs à la détermination de la peine, y compris la réinsertion sociale et la modération quant au recours à l’emprisonnement, lorsqu’ils procèdent à une analyse individualisée. D’ailleurs, notre Cour a jugé que les réformes de 1996 en matière de détermination de la peine visaient à la fois à faire en sorte que les tribunaux tiennent compte des principes de justice réparatrice et à s’attaquer au problème de la surincarcération au Canada (Gladue, par. 57; Proulx, par. 16‑20). Les juges chargés de déterminer la peine jouissent du pouvoir discrétionnaire de décider à quels objectifs il faut accorder la priorité (Nasogaluak, par. 43; Lacasse, par. 54), et ils peuvent choisir d’attribuer plus de poids à la réinsertion sociale et à d’autres objectifs que des objectifs intrinsèques telles la dénonciation et la dissuasion. Les cours d’appel ne devraient pas perdre de vue ces principes — ni la norme de contrôle les obligeant à faire preuve de déférence — lorsqu’elles se penchent sur des peines qui s’écartent d’un point de départ ou d’une fourchette de peines.
[46]                          Une des objections aux points de départ formulées dans les présents pourvois est qu’ils peuvent facilement devenir des peines minimales de facto parce qu’ils intègrent le facteur atténuant des antécédents de bonne moralité, empêchant ainsi les juges chargés de la peine de tenir compte de ce facteur pour justifier un écart à la baisse (A. Manson, The Law of Sentencing (2001), p. 72; R. c. Kain, 2004 ABCA 127, 35 Alta. L.R. (4th) 5, par. 32, le juge Berger). Mais il en va parfois de même pour les fourchettes de peines (Cunningham; Voong). Il importe de noter que ni l’un ni l’autre de ces outils ne tient compte d’autres circonstances atténuantes potentielles ou des facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue, et qu’ils ne doivent pas non plus les intégrer. Les lignes directrices données par les cours d’appel en matière de détermination de la peine ne sont pas censées préjuger ou « intégrer » quelque circonstance atténuante que ce soit (contra, Arcand, par. 135). De même, puisqu’ils sont censés refléter la gravité de l’infraction — d’où la nécessité de tenir compte des principes de dissuasion et de dénonciation —, les points de départ ne devraient pas être considérés comme incorporant des principes de détermination de la peine tels que la modération dans le recours à l’emprisonnement ou la réinsertion sociale, contrairement à ce que la Cour d’appel a laissé entendre dans l’arrêt Arcand, par. 293. Lorsque les juges chargés de la détermination de la peine décident de se référer à un point de départ ou une fourchette de peines, rien ne les empêche de tenir compte de tout facteur qui est « intégré » et de le considérer comme une circonstance atténuante dans la situation en cause, de sorte que le pouvoir discrétionnaire d’examiner et de soupeser tout facteur pertinent dans leur évaluation globale de la sanction juste est conservé. Ces considérations s’accordent avec le principe suivant lequel les juges chargés de déterminer la peine doivent toujours tenir compte de l’ensemble des circonstances individuelles pertinentes pour infliger une peine juste et adaptée au délinquant qui se trouve devant eux.
[47]                          De plus, lorsqu’elles fixent des points de départ et des fourchettes de peines, les cours d’appel doivent être conscientes des éléments qui font partie intégrante de ces formes de lignes directrices. Le fait de tenir compte des caractéristiques du délinquant type risque de nuire à l’individualisation de la peine et de rendre ainsi les lignes directrices incompatibles avec la norme de contrôle applicable (M. (C.A.), par. 90; Nasogaluak, par. 43), de même qu’avec le choix exprès du Parlement de conférer aux juges chargés de la détermination de la peine le pouvoir discrétionnaire de déterminer la sanction juste (Code, par. 718.3(1)). Bien qu’il n’appartienne pas à notre Cour de dicter la façon dont les cours d’appel provinciales doivent établir les fourchettes de peines et les points de départ, nous insistons sur le fait que ces outils ne s’appliquent que dans la mesure où ils portent uniquement sur la gravité de l’infraction. En limitant les points de départ et les fourchettes de peines à des considérations strictement axées sur l’infraction, ces outils continueront d’être utiles aux juges chargés de la détermination de la peine sans entraver leur pouvoir discrétionnaire et sans les empêcher d’individualiser la peine d’une manière susceptible d’entraîner l’agglutination des peines.
[48]                          Bien que nous ayons entendu des arguments concernant l’effet d’agglutination que les points de départ sont susceptibles d’avoir sur les peines, on ne nous a soumis aucune donnée empirique pour en faire la démonstration. De plus, les ouvrages cités par les parties à l’appui de cet [traduction] « effet d’ancrage » psychologique intéressent des lignes directrices sur la détermination de la peine qui sont appliquées dans d’autres provinces ou territoires qui utilisent la méthode des fourchettes de peines (M. W. Bennett, « Confronting Cognitive “Anchoring Effect” and “Blind Spot” Biases in Federal Sentencing : A Modest Solution for Reforming a Fundamental Flaw » (2014), 104 J. Crim. L. & Criminology 489; I. D. Marder et J. Pina‑Sánchez, « Nudge the judge? Theorizing the interaction between heuristics, sentencing guidelines and sentence clustering » (2020), 20 C.C.J. 399). On peut en déduire que les préoccupations exprimées au sujet de l’agglutination valent tout autant lorsque d’autres formes de lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative fournies par les cours d’appel sont utilisées, et pas uniquement dans le contexte des points de départ. Quoi qu’il en soit, on diminue tout risque d’agglutination — lorsque celle‑ci compromet la recherche d’une peine proportionnée qui reflète le principe de la parité — en s’assurant que les juges chargés de déterminer la peine tiennent compte de tous les facteurs pertinents pour chaque délinquant, et en clarifiant la norme de contrôle appropriée en appel. En outre, la conscience de ce risque contribuera grandement à atténuer les éventuels effets négatifs de l’agglutination en faisant en sorte que les tribunaux chargés de déterminer les peines se prémunissent contre ce phénomène.
[49]                          Nous avons également entendu des arguments selon lesquels les points de départ empêchent les juges chargés de déterminer la peine d’appliquer les principes de l’arrêt Gladue aux délinquants autochtones. Comme nous l’avons fait observer, les juges chargés de la détermination de la peine ont le pouvoir d’adopter une méthode d’analyse individualisée différente pour fixer une peine juste dans le cas d’un délinquant autochtone (Ipeelee, par. 59). Cela ne veut pas dire que l’arrêt Gladue et la méthode des points de départ sont incompatibles. Lorsqu’on les applique correctement, les points de départ n’empêchent pas les juges de donner effet à l’al. 718.2e) et aux principes de l’arrêt Gladue, comme l’illustrent l’affaire R. c. Skani, 2002 ABQB 1097, 331 A.R. 50, dans laquelle il était question du point de départ de trois ans établi dans l’arrêt Johnas, et l’affaire R. c. Paul, 2016 ABPC 113, qui portait sur l’application du point de départ de huit ans fixé dans l’arrêt R. c. Matwiy (1996), 1996 ABCA 63 (CanLII), 178 A.R. 356 (C.A.). Dans l’affaire Paul, par exemple, les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue ont joué un rôle primordial dans l’évaluation de la culpabilité morale du délinquant et justifié au bout du compte un rajustement à la baisse du point de départ de huit ans à une peine de cinq ans (par. 56). Les exemples précités démontrent que les ressorts où l’on a recours aux points de départ sont parvenus à intégrer les principes de l’arrêt Gladue à la méthode des points de départ (voir aussi R. c. Beardy, 2017 MBPC 32, par. 9, 12 et 16 (CanLII), conf. par 2018 MBCA 52).
[50]                          Lorsqu’elles contrôlent des peines infligées à des délinquants autochtones, les cours d’appel doivent garder à l’esprit qu’il ne faut pas laisser une « application formaliste du principe de parité [. . .] fa[ire] échec à l’objectif réparateur de l’al. 718.2e) » (Ipeelee, par. 79). Peu importe qu’ils utilisent les points de départ ou les fourchettes de peines, les juges chargés de déterminer la peine ont l’obligation de tenir compte des « circonstances particulières dans lesquelles sont placés les Autochtones, lorsqu’on peut conclure sur une base raisonnable et justifiée qu’elles sont susceptibles d’affecter la peine à imposer » (par. 72; voir aussi R. c. Park, 2016 MBCA 107, 343 C.C.C. (3d) 347, par. 24). Comme l’a reconnu la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt R. c. Swampy, 2017 ABCA 134, 50 Alta. L.R. (6th) 240, par. 36, [traduction] « [i]l ne peut y avoir de bonne analyse de la proportionnalité dans le cas d’un délinquant autochtone si l’on fait abstraction des conséquences de l’héritage autochtone du délinquant sur sa culpabilité morale. » La Cour d’appel a ajouté que le juge chargé de la détermination de la peine commet une erreur de principe en mentionnant les facteurs de l’arrêt Gladue sans tenir compte de l’incidence de ces facteurs sur la culpabilité morale (R. c. Bird, 2021 ABCA 243, par. 20 (CanLII)).
[51]                          Un autre argument qui a été plaidé devant nous est que les points de départ sont incompatibles avec l’al. 718.2d) du Code, qui exige que les juges du procès examinent la possibilité de sanctions autres que l’incarcération dans les cas qui s’y prêtent (R. c. Drake (1997), 1997 CanLII 24578 (PE SCAD), 151 Nfld. & P.E.I.R. 220 (C.S.‑Î.‑P.‑É. (Div. app.)), par. 5). Or, rien dans la nature des points de départ ou des fourchettes de peines n’impose ce résultat. Notre Cour a toutefois clairement indiqué dans l’arrêt Lacasse que les tribunaux disposent de très peu de moyens, mis à part l’emprisonnement, dans les cas où la dissuasion générale ou spécifique et la dénonciation doivent primer, comme en l’espèce (Lacasse, par. 6). Comme nous l’avons vu, les fourchettes de peines et les points de départ sont à juste titre considérés comme des méthodes reflétant la gravité de l’infraction. Dans les faits, la gravité de certaines infractions risque effectivement d’écarter l’option d’infliger une peine non privative de liberté.
[52]                          En outre, dans les affaires impliquant des délinquants autochtones, les points de départ ne dispensent pas les juges chargés de déterminer la peine de l’obligation de se demander si « l’imposition de sanctions différentes ou substitutives peut permettre d’atteindre plus efficacement les objectifs de détermination de la peine dans une collectivité donnée » (Ipeelee, par. 74). Par exemple, dans l’affaire Skani, la peine de trois ans d’emprisonnement infligée comme point de départ a été ramenée à une peine de 23 mois à purger au sein de la collectivité, compte tenu de [traduction] « la perspective de la communauté du délinquant autochtone » (par. 66). Comme pour tout délinquant, mais surtout pour les délinquants autochtones, la prise en considération de sanctions différentes correspond au second volet de l’analyse de la proportionnalité. Autrement dit, bien que la gravité de l’infraction puisse commander une peine privative de liberté, la situation individuelle du délinquant doit également justifier la peine infligée.
[53]                          Une dernière préoccupation soulevée par les présents pourvois est que la détermination de la peine axée sur les points de départ constitue une entreprise quasi législative, du fait que l’on recourt à des catégories créées par les tribunaux. La création, par les tribunaux, de catégories en matière de détermination de la peine n’est toutefois pas le propre de la méthode des points de départ; la méthode des fourchettes des peines et celle des points de départ reposent toutes les deux sur l’établissement de catégories d’infractions pour assurer la parité (Lacasse, par. 2 et 51; Arcand, par. 93). Notre Cour a reconnu que les tribunaux peuvent utiliser des catégories pour situer l’acte reproché le long d’un spectre de gravité aux fins de détermination de la peine (Lacasse, par. 67). L’établissement de catégories peut rendre la détermination de la peine plus facile à gérer, étant donné que bon nombre des infractions au Code visent une large gamme d’actes et sont assorties d’une foule de peines (McDonnell, par. 85). La création de catégories facilite la tâche des juges chargés de déterminer la peine en particularisant les infractions au Code en fonction de facteurs tels que le type de comportement en cause, les circonstances dans lesquelles l’acte reproché a été commis et ses répercussions sur la victime ou la collectivité (Arcand, par. 95). Il est loisible aux cours d’appel de conclure que certains types de comportements sont généralement plus graves et devraient donc justifier une fourchette de peines ou des points de départ plus élevés.
[54]                          Le risque d’usurpation des pouvoirs législatifs n’existe que lorsqu’une cour d’appel déroge à la norme de contrôle applicable en qualifiant d’erreur de principe l’omission du juge chargé de déterminer la peine de choisir la « bonne » catégorie. Comme toujours, la seule question que la juridiction de révision doit se poser est celle de savoir si le juge a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine ou si la peine est manifestement non indiquée. Dans certains cas, le fait de mal qualifier l’infraction entraînera une peine manifestement non indiquée, mais seulement si le choix de la « mauvaise » catégorie a amené le juge du procès à mal apprécier la gravité de l’infraction. Une cour d’appel ne peut conclure que la peine n’est pas indiquée simplement parce que le juge n’a pas respecté une catégorie ou une fourchette créée par les tribunaux. De plus, comme dans l’affaire Friesen, les juges chargés de déterminer la peine peuvent faire un « choix sensé » — fondé sur des facteurs individualisés — pour situer une infraction dans une sous‑catégorie, même lorsque les critères établis pour cette sous‑catégorie ne s’appliquent pas.
IV.         Application : Examen des peines en appel
A.           Fixation d’un point de départ
[55]                          À notre avis, la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur dans la fixation d’un point de départ pour le trafic de fentanyl à grande échelle. Tablant fortement sur le par. 57 de l’arrêt Lacasse, dans lequel notre Cour déclarait que les fourchettes de peines « ne sont rien de plus que des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées », M. Felix soutient qu’il n’y a pas une jurisprudence suffisante sur la détermination de la peine pour le trafic de fentanyl pour permettre à la Cour d’appel de créer un point de départ [traduction] « applicable pour l’avenir » (m.a. (F.), par. 86‑87). Dans le même ordre d’idées, M. Felix exhorte notre Cour à écarter la création d’un point de départ en l’espèce au motif qu’il n’est pas du ressort d’une cour d’appel de déterminer la gravité d’une infraction à défaut d’un [traduction] « fondement jurisprudentiel solide » (m.a. (F.), par. 100). En fait, M. Felix est d’avis que la cour d’appel doit disposer d’un « portrait historique » suffisant avant de pouvoir fixer une fourchette de peines ou un point de départ.
[56]                          Il est vrai que les cours d’appel s’inspirent souvent de l’expérience judiciaire et de décisions antérieures pour formuler des lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative. Comme la Cour le fait remarquer dans l’arrêt Friesen, par. 33, « [l]es précédents incarnent l’expérience collective et la sagesse des juges. » Il n’est toutefois pas nécessaire qu’une cour d’appel provinciale attende que se développe un « portrait historique » de peines infligées pour donner des indications au sujet de la gravité de l’infraction. Comme nous l’avons déjà mentionné, notre Cour a confirmé que les cours d’appel doivent parfois « établir une nouvelle orientation » qui traduit la conception courante de la gravité de l’infraction (Friesen, par. 35).
[57]                          Il s’ensuit que les cours d’appel provinciales ne se bornent pas à fournir des indications uniquement lorsqu’un ensemble de décisions rendues pendant une certaine période s’est développé; elles peuvent également redéfinir les règles encadrant la détermination de la peine. Tout comme, dans l’arrêt Friesen, la Cour a proposé des balises pour s’assurer que les juges chargés de déterminer la peine prennent la pleine mesure des torts causés aux enfants victimes d’agressions sexuelles, il était loisible à la Cour d’appel en l’espèce de donner des indications pour bien faire comprendre la gravité du trafic de fentanyl à grande échelle. Peu importe la forme des lignes directrices en cause, les cours d’appel peuvent tenir compte des torts causés par une infraction donnée et conclure que des lignes directrices supplémentaires s’avèrent nécessaires pour veiller à ce que les juridictions inférieures prennent la pleine mesure de la gravité de l’infraction. Accepter la position de l’appelant irait non seulement à l’encontre des orientations données par notre Cour dans l’arrêt Friesen, mais donnerait lieu à une temporisation absurde qui obligerait la cour d’appel à retarder l’émission de lignes directrices fondées sur une appréciation quantitative — comme un point de départ ou une fourchette de peines appropriées reflétant la nocivité d’une nouvelle drogue —, jusqu’à ce qu’il y ait suffisamment de décisions en matière de détermination de la peine (et suffisamment d’exemples de torts causés aux victimes et à la société) pour qu’elles puissent considérer qu’elles disposent d’un « portrait historique ».
[58]                          De plus, la principale infraction dont il s’agit en l’espèce — le trafic de drogues — n’est pas nouvelle. Comme le souligne la Couronne, [traduction] « il est facile de quantifier le trafic de drogues en tant qu’infraction en fonction de multiples facteurs indépendants tels que le volume de drogues, le prix et le degré de commercialisation » (m.i., par. 92). Un autre facteur clé dans la catégorisation d’infractions en matière de drogue, tant en ce qui concerne la criminalité que la détermination de la peine, a toujours été la nature de la drogue en cause. La composition des drogues faisant l’objet d’un trafic et les dangers qu’elles représentent peuvent changer rapidement. Comme les torts causés par la substance témoignent directement de la gravité de l’infraction, les cours d’appel peuvent intervenir pour donner des indications afin de s’assurer que les peines reflètent les torts en question, même lorsqu’il s’agit d’une drogue relativement nouvelle. Nous insistons sur ce fait, car il n’est pas inhabituel que les tribunaux procèdent à une analyse axée sur les torts dans le contexte de la détermination de la peine (Friesen, par. 114).
[59]                          En outre, la Cour d’appel était en droit de prendre les devants et de tenir compte de la crise de santé publique qui sévit en Alberta en créant un point de départ de neuf ans. Il convient de noter que l’Alberta affiche l’un des taux les plus élevés de décès et de surdoses liés aux opioïdes par rapport aux autres provinces et territoires (L. Belzak et J. Halverson, « La crise des opioïdes au Canada : une perspective nationale » (2018), 38 P.S.P.M.C.C. 224). Ainsi que le juge en chef Lamer l’a déclaré dans l’arrêt M. (C.A.), par. 91, pour infliger une peine juste et appropriée, le juge peut prendre en considération « les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent ». La situation à l’échelle locale peut jouer dans l’évaluation de la gravité de l’infraction et militer en faveur de la priorisation de certains objectifs en matière de détermination de la peine (Lacasse, par. 13 et 89). Nous insistons sur le fait qu’il est loisible aux autres provinces et territoires d’établir des fourchettes de peines et des points de départ différents de ceux de l’Alberta, puisque toute balise en matière de détermination de la peine devrait s’efforcer de refléter la situation qui existe à l’échelle locale dans ces provinces et territoires.
[60]                          Outre les réserves formulées par M. Felix, M. Parranto exhorte la Cour à refuser de créer en l’espèce un point de départ, au motif que [traduction] « rien ne permet d’affirmer que la crise [des opioïdes] découle des peines trop clémentes infligées aux trafiquants de drogues » (m.a. (P.), par. 44). Même si « les réponses de la justice pénale ne permettent pas à elles seules de résoudre le problème », il incombe aux tribunaux d’utiliser les moyens fournis par le Parlement pour s’attaquer aux maux de la société (Friesen, par. 45). Le Parlement a opté pour les mécanismes du droit criminel et des règles encadrant la détermination de la peine pour accroître la sécurité publique, tenir les individus qui distribuent des drogues responsables de leurs actes et exprimer le caractère répréhensible de ces actes qui empoisonnent la vie des citoyens et des collectivités. Cette volonté du Parlement ressort peut‑être encore plus clairement de la peine maximale qu’il a prévue pour le trafic des drogues visées à l’annexe I, en l’occurrence l’emprisonnement à perpétuité (LRDS, al. 5(3)a)). Comme la Cour l’a mentionné dans l’arrêt Friesen, « [l]es peines maximales sont l’un des principaux outils dont dispose le législateur pour établir la gravité de l’infraction » (par. 96, citant C. C. Ruby et autres, Sentencing (9e éd. 2017), § 2.18; R. c. Sanatkar (1981), 1981 CanLII 3323 (ON CA), 64 C.C.C. (2d) 325 (C.A. Ont.), p. 327; Hajar, par. 75).
[61]                          Nous rappelons que le point de départ de neuf ans n’est qu’un « outil parmi d’autres destinés à faciliter la tâche des juges d’instance » (Lacasse, par. 69). Les juges chargés de la détermination de la peine sont libres de s’écarter du point de départ et d’ajuster à la hausse ou à la baisse ce point de repère à la lumière des caractéristiques propres au délinquant, afin de respecter le principe cardinal de la proportionnalité en matière de détermination de la peine.
B.            Monsieur Felix
[62]                          Monsieur Felix a plaidé coupable à deux chefs d’accusation de trafic de fentanyl et à deux chefs d’accusation de trafic de cocaïne qui avaient été portés contre lui en vertu du par. 5(1) de la LRDS. Il a inscrit ses plaidoyers de culpabilité après avoir épuisé les contestations fondées sur la Charte qu’il avait formulées relativement à ces infractions. Voici un résumé des faits pertinents tiré d’un exposé conjoint des faits.
[63]                          Monsieur Felix était le cerveau d’un réseau de trafic de drogues qui exerçait ses activités à Fort McMurray, en Alberta, et qui vendait aussi des drogues destinées au Nunavut (motifs de détermination de la peine (Felix), par. 15 (CanLII)). Il s’agissait d’un réseau de vente de drogues « sur appel » dans le cadre duquel des « passeurs » exécutaient les commandes à partir d’une planque et remettaient les recettes à un « patron » qui, à son tour, remettait l’argent chaque semaine à M. Felix. L’opération était structurée de manière à protéger M. Felix de toute exposition à des poursuites criminelles.
[64]                          Les déclarations de culpabilité pour trafic de fentanyl concernent, dans le cas de M. Felix, cinq opérations réussies et une opération qui n’a pas abouti. Les cinq opérations complétées portaient sur un total de 1 398 comprimés de fentanyl et sur 19,75 onces de cocaïne vendues pour 76 000 $ (motifs de détermination de la peine (Felix), par. 20 (CanLII)). La transaction qui n’a pas abouti portait sur 987 comprimés de fentanyl et 1 974 g (69,63 onces) de cocaïne. En 2015, à Fort McMurray, les 987 comprimés de fentanyl avaient une valeur approximative de 107 000 $ à 214 000 $ sur le marché noir s’ils étaient vendus à l’unité.
[65]                          La décision du juge chargé de déterminer la peine décrit M. Felix, au moment des faits reprochés, comme un individu de 34 ans ayant fait des études collégiales, sans antécédents judiciaires, et comme un exploitant propriétaire prospère d’une entreprise non liée à la drogue. Monsieur Felix ne souffre d’aucun handicap physique ou intellectuel, n’avait aucun problème de toxicomanie ou d’alcoolisme et a soumis au tribunal un rapport présentenciel positif indiquant, notamment, qu’il entretient une bonne relation parentale avec ses enfants. Monsieur Felix a également soumis 17 lettres de recommandation attestant de sa bonne moralité.
[66]                          Après avoir pris en compte tous ces facteurs, le juge chargé de déterminer la peine a condamné M. Felix à une peine globale de sept ans d’emprisonnement : sept ans pour chacun des deux chefs d’accusation de trafic de fentanyl, à purger concurremment, et quatre ans pour chaque chef d’accusation de trafic de cocaïne, à purger concurremment. La Couronne a interjeté appel. La Cour d’appel a estimé que la peine était manifestement non indiquée et a précisé qu’elle aurait infligé une peine de 13 ans d’emprisonnement pour chacun des deux chefs d’accusation de trafic de fentanyl, à purger concurremment. Reconnaissant le fait que la Couronne avait réclamé une peine d’emprisonnement de 10 ans lors de l’audience de détermination de la peine et que les parties avaient exposé leur thèse au sujet de la peine alors que la jurisprudence était encore en train d’évoluer, la Cour d’appel a infligé une peine globale d’incarcération de dix ans.
[67]                          À notre avis, c’est à bon droit que la Cour d’appel est intervenue. Nous convenons que la peine de sept ans d’emprisonnement infligée en première instance était manifestement non indiquée. Il est évident que le juge chargé de déterminer la peine n’a pas bien saisi la gravité de l’infraction. Après avoir passé en revue une série de décisions, il a conclu que la fourchette des peines applicable en Alberta se situait entre cinq et sept ans, tandis qu’elle s’établissait entre cinq ans et neuf ans et demi si l’on tenait compte des autres provinces et territoires canadiens. Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour dire que les décisions albertaines citées par le juge chargé de déterminer la peine portaient sur des faits très différents de ceux de la présente affaire.
[68]                          Une fourchette de peines plus exacte se situerait plutôt entre 8 et 15 ans, si l’on tient compte de la jurisprudence publiée à l’échelle nationale. Par exemple, des peines de huit ans d’emprisonnement ont été infligées dans l’affaire Smith (2019) (1 834 comprimés, dans le cadre d’une peine de 11 ans d’emprisonnement), ainsi que dans l’affaire R. c. Leach, 2019 BCCA 451 (11 727 comprimés, dans le cadre d’une peine de 16 ans d’emprisonnement); R. c. Sinclair, 2016 ONCA 683; R. c. Solano-Santana, 2018 ONSC 3345 (5 000 comprimés); R. c. White, 2020 NSCA 33, 387 C.C.C. (3d) 106 (2 086 comprimés); et R. c. Borris, 2017 NBQB 253 (4 200 comprimés). Parmi les autres peines infligées, mentionnons une peine de huit ans et deux mois prononcée dans l’affaire R. c. Sidhu, C.J. Ontario, no 17‑821, 16 juin 2017, conf. par 2019 ONCA 880, dans laquelle le contrevenant avait été reconnu coupable de trafic de 89 g de fentanyl et d’autres drogues après avoir obtenu sa libération conditionnelle; une peine d’emprisonnement de 10 ans dans l’affaire R. c. Petrowski, 2020 MBCA 78, 393 C.C.C. (3d) 102, pour avoir fait le trafic de 51 g de fentanyl après s’être servi d’un coaccusé pour éviter d’être découvert; 11 ans pour avoir fait le trafic de 204,5 g d’un mélange de fentanyl dans l’affaire R. c. Vezina, 2017 ONCJ 775; 13 ans pour avoir fait le trafic de 232 g de fentanyl et de grandes quantités d’autres drogues dans le cadre d’une opération complexe de trafic de stupéfiants dans l’affaire R. c. Mai, [2017] O.J. No. 7248 (QL) (C.S.J. Ont.); et 15 ans d’emprisonnement dans le cas d’un délinquant motivé par le profit qui était la tête dirigeante [traduction] « d’un réseau de trafic de drogues à grande échelle impliquant des quantités énormes de fentanyl » dans l’affaire R. c. Fuller, 2019 ONCJ 643 (le délinquant avait en sa possession environ 3 kg de fentanyl dans le cadre du complot).
[69]                          L’erreur que le juge chargé de déterminer la peine a commise au sujet de la fourchette de peines a finalement eu une incidence sur son évaluation de la parité. Il est évident qu’une peine de sept ans est manifestement non indiquée compte tenu de la gravité de cette infraction et des peines infligées dans d’autres affaires. En effet, la jurisprudence albertaine fait état d’une fourchette de peines de cinq à sept ans pour les délinquants se livrant [traduction] « au trafic commercial de fentanyl à une échelle plus que minimale », et ce, en quantités beaucoup plus faibles et avec moins de sophistication que dans le cas de M. Felix (R. c. M.M.A., 2018 ABQB 250, par. 21 (CanLII); R. c. Adams, 2018 ABPC 82). La peine à laquelle a été condamné M. Felix par le juge chargé de la déterminer s’écartait donc « de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires » (M. (C.A.), par. 92).
[70]                          Bien que ce point n’ait pas été soulevé par les parties ou par la juridiction inférieure, le présent pourvoi nous donne l’occasion de souligner que, lorsqu’il s’agit d’évaluer la gravité de l’infraction, il est loisible tant aux juges chargés de la détermination de la peine qu’à la cour d’appel de tenir compte de la volonté du délinquant d’exploiter des populations et des communautés à risque. À cet égard, l’existence de choix qui témoignent d’un mépris insouciant pour la vie humaine augmente non seulement la gravité de l’infraction, mais aussi la culpabilité morale du délinquant, et peut constituer une circonstance aggravante dans la détermination de la peine.
[71]                          Bien que toutes les personnes et tous les lieux méritent d’être protégés, les juges chargés de la détermination de la peine peuvent, s’ils le jugent approprié, accorder une attention particulière aux torts disproportionnés causés à des groupes particulièrement vulnérables et/ou à des lieux vulnérables et éloignés, où il est plus difficile d’échapper aux trafiquants et où les ressources permettant de lutter contre la dépendance sont plus rares. Dans le cas qui nous occupe, par exemple, M. Felix faisait le trafic de fentanyl en vue de la revente dans des collectivités éloignées du territoire du Nunavut. En tant que personne de l’extérieur, il a choisi de vendre de la drogue à ces collectivités vulnérables pour toucher de l’argent facile. Il aurait été loisible aux juridictions inférieures de faire entrer en ligne de compte ce facteur à titre de circonstance aggravante importante. D’ailleurs, la Cour suprême des Territoires du Nord‑Ouest, qui aurait « une expérience de première ligne et compren[drait] les besoins [particuliers] de la collectivité où le crime a été commis » (motifs du juge Rowe, par. 121), a expressément dénoncé ce type de comportement prédateur :
     [traduction] On l’a dit à maintes reprises, mais il vaut la peine de le répéter, le trafic de cocaïne a eu un effet dévastateur sur la population de Yellowknife et ailleurs dans les Territoires du Nord‑Ouest . . .
     Ceux qui font le trafic de cocaïne contribuent directement à ce problème. Ils s’en prennent aux membres les plus vulnérables de la collectivité pour en tirer profit. Et il y a ceux qui viennent chez nous simplement pour se livrer au trafic de drogues parce que c’est lucratif. Il y a de l’argent facile à gagner en exploitant la dépendance d’autrui. [Nous soulignons.]
      (R. c. Dubé, 2017 NWTSC 77, p. 12‑13 (CanLII))
De même, en Ontario, la vente de fentanyl dans des collectivités nordiques vulnérables a été considérée comme une circonstance aggravante (Solano‑Santana, par. 28 (CanLII)). Par conséquent, le préjudice objectif causé par les gens de l’extérieur qui se livrent au trafic du fentanyl à grande échelle dans des collectivités vulnérables peut constituer une circonstance aggravante pour laquelle il y a lieu de s’attendre à ce que la peine oblige le délinquant à rendre compte de ses actes, en plus de bien faire comprendre le caractère répréhensible de ses actes.
[72]                          Nous convenons toutefois que le potentiel de réinsertion sociale de M. Felix est excellent. Depuis son arrestation, il s’est engagé dans des activités exclusivement prosociales et a démontré sa volonté de changer, en plus de bénéficier du soutien évident de nombreux amis et de sa famille.
[73]                          En conséquence, la peine de 10 ans d’emprisonnement à laquelle il a été condamné par la Cour d’appel devrait être confirmée, compte tenu des arguments présentés au procès, de l’examen de la jurisprudence et des circonstances aggravantes et atténuantes. En confirmant la décision de la Cour d’appel, nous tenons à souligner que la perpétration d’infractions de trafic de fentanyl à grande échelle pourrait fort bien entraîner des peines plus lourdes, car les torts causés aux consommateurs de ces substances et les conséquences dévastatrices pour les collectivités touchées par le fléau de la dépendance ne sont pas contestés.
C.            Monsieur Parranto
[74]                          Monsieur Parranto a inscrit des plaidoyers de culpabilité à deux chefs d’accusation de possession de fentanyl en vue d’en faire le trafic dans le cadre d’un réseau de vente commerciale à grande échelle (LRDS, par. 5(2)), à deux chefs d’accusation de possession illégale d’une arme de poing chargée en vue de l’utiliser dans le cadre de son réseau de trafic de drogues (Code criminel, art. 95); à un chef d’accusation de possession d’une arme de poing, sachant que cela lui était interdit par une ordonnance judiciaire (Code criminel, par. 117.01(1)); et à un manquement à un engagement (Code criminel, par. 145(3)). Ces accusations font suite à des faits survenus à deux dates distinctes : le 24 mars 2016 et le 22 octobre 2016. Voici un résumé des faits pertinents extrait d’un exposé conjoint des faits.
[75]                          Au moment de son arrestation, en mars, M. Parranto était sous le coup d’une interdiction à vie d’utiliser une arme à feu, en plus d’être lié par un engagement lui interdisant de posséder des substances réglementées et des armes à feu. En mars, la police a récupéré 27,8 g de poudre de fentanyl d’une valeur sur le marché noir d’environ 5 560 $ et 55 575 $ en espèces. En octobre, la police a récupéré 485,12 g de poudre de fentanyl (capable de produire 500 000 doses individuelles) ayant une valeur sur le marché noir d’environ 97 064 $, ainsi que 20 690 $ en espèces.
[76]                          Le juge chargé de déterminer la peine a examiné tous les renseignements dont il disposait et a calculé une peine globale de 20 ans, des peines de sept et huit ans étant attribuées respectivement aux deux chefs d’accusation de trafic de fentanyl. Le juge a réduit la peine d’un tiers en raison du plaidoyer de culpabilité de M. Parranto et de 1,2 an supplémentaire pour tenir compte [traduction] « d’autres circonstances atténuantes » (motifs de détermination de la peine (Parranto), par. 93 (CanLII)). Il a ensuite retranché une autre année à la peine en raison du principe de totalité. La période d’incarcération résultante était de 11 ans, de laquelle a été déduite la période de détention préalable au procès. La Couronne a interjeté appel. La Cour d’appel a conclu que le juge chargé de déterminer la peine avait commis plusieurs erreurs de principe et que la peine était manifestement non indiquée. Par conséquent, la Cour d’appel a remplacé la peine infligée par une peine globale de 14 ans d’emprisonnement, de laquelle elle a déduit la période déjà purgée.
[77]                          Nous sommes d’avis que la peine globale de 11 ans infligée en première instance était manifestement non indiquée et que la Cour d’appel n’a pas enfreint la norme de contrôle en intervenant. Il n’y a aucune raison qui justifierait notre Cour de modifier la peine de 14 ans infligée par la Cour d’appel.
[78]                          Tout comme dans le cas de M. Felix, le juge du procès a commis une erreur dans son choix des cas comparatifs et dans sa conclusion suivant laquelle la fourchette de peines applicable était de cinq à sept ans d’emprisonnement. Comme nous l’avons déjà indiqué, la fourchette de peines pour cette infraction au pays est d’environ 8 à 15 ans. Le juge chargé de déterminer la peine a mentionné la peine de sept ans d’emprisonnement infligée dans l’affaire R. c. Aujla, 2016 ABPC 272, la seule décision albertaine publiée où il est question de « trafic de fentanyl à grande échelle ». Mais l’affaire Aujla n’est pas un bon point de comparaison, car elle portait sur des quantités de drogues moins élevées (454 comprimés de fentanyl), une seule arrestation et un individu qui en était à sa première infraction, n’avait aucun antécédent judiciaire et avait un bon potentiel de réinsertion sociale.
[79]                          Monsieur Parranto était en possession de quantités importantes de fentanyl, en plus de grandes quantités d’autres drogues, d’armes à feu[1] et d’un gilet pare‑balles[2]. Il avait un lourd casier judiciaire et des antécédents connexes, et après sa libération en juillet 2016 pour les infractions de mars, il avait réussi à reprendre ses activités de trafic de drogues en près de 12 semaines.
[80]                          Compte tenu de la gravité de l’infraction et de ces circonstances aggravantes, il y a également lieu en l’espèce tenir compte des principes de l’arrêt Gladue. Le dossier indique que, même s’il est Métis, M. Parranto a renoncé à son droit à un rapport Gladue et qu’il n’a pas produit de rapport présentenciel. Toutefois, même lorsqu’il y a renonciation à un rapport Gladue, les tribunaux doivent « prendre connaissance d’office des facteurs systémiques et historiques touchant les Autochtones dans la société canadienne », notamment de « l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats » (Ipeelee, par. 60; Gladue, par. 83). De plus, l’avocat de M. Parranto a formulé des observations indiquant que ce dernier avait eu une enfance difficile dans un milieu où la drogue, l’alcool et la violence étaient omniprésents. Il a commencé à consommer des drogues dans les années 1990 et a été aux prises avec une dépendance à l’héroïne. Il incombait au juge chargé de la détermination de la peine et à la Cour d’appel de tenir compte de ces circonstances dans le contexte des « facteurs systémiques et historiques généraux touchant les Autochtones de façon générale » (Ipeelee, par. 59‑60). Le délinquant n’a pas à établir un « lien de causalité entre les facteurs historiques et la perpétration de l’infraction », et les principes établis par l’arrêt Gladue doivent être appliqués dans tous les cas, indépendamment de la gravité de l’infraction (Ipeelee, par. 81 et 87). À notre avis, on peut dire que l’historique personnel de M. Parranto a joué un rôle dans le fait qu’il se retrouve devant le tribunal. Il faut cependant tenir compte du fait que M. Parranto a commis la seconde série d’infractions moins de trois mois après avoir été libéré sous caution pour la première série d’infractions, ce qui donne à entendre que les principes de justice réparatrice tels que la réinsertion sociale sont moins importants dans le cas qui nous occupe que d’autres objectifs, dont la protection du public.
[81]                          Compte tenu de la gravité de l’infraction, des facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue et des circonstances aggravantes et circonstances atténuantes, nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’une peine globale de 14 ans d’emprisonnement est indiquée. Même si nous ne nous prononçons pas sur la façon dont les 14 ans en question doivent être répartis entre les différents chefs d’accusation, nous tenons à préciser qu’il aurait convenu d’infliger les peines de 9 et 12 ans réclamées par la Couronne en première instance pour les deux infractions liées au fentanyl, et d’ordonner que ces peines soient purgées concurremment. Une peine de 12 ans pour le deuxième chef d’accusation de trafic de fentanyl enverrait un signal suffisamment fort en faisant comprendre que le trafic à grande échelle de fentanyl est un crime grave qui implique un degré élevé de culpabilité morale. Comme nous l’avons conclu dans le cas de M. Felix, il ne sera pas inusité de voir de longues peines d’incarcération infligées pour cette infraction.
[82]                          Enfin, contrairement à ce que prétend M. Parranto, la Cour d’appel n’est pas intervenue au motif que le juge chargé de déterminer la peine n’avait pas appliqué le point de départ de neuf ans qui n’existait pas au moment où M. Parranto a été condamné. Comme nous l’avons déjà vu, la Cour d’appel est intervenue à bon droit parce que la peine infligée était manifestement non indiquée. Indépendamment de la justesse de cette intervention, nous sommes d’accord avec les appelants pour dire que les propos tenus par la Cour d’appel au sujet des points de départ et de la méthode du point de départ sont mal fondés en droit (motifs de la C.A. (Parranto), par. 29 et 68; Friesen, par. 37; Lacasse, par. 60). L’intervention de la Cour d’appel ne reposait cependant pas sur ces commentaires.
V.           Conclusion
[83]                          Nous sommes d’avis de rejeter les deux pourvois et de confirmer les ordonnances de la Cour d’appel de l’Alberta. Ce faisant, nous confirmons la légitimité des points de départ sur cette assise révisée comme type acceptable de lignes directrices données par les cours d’appel, à l’intérieur du cadre établi par notre Cour qui met en relief la déférence dont il convient de faire preuve envers les juges chargés de déterminer la peine dans l’accomplissement de la tâche délicate que leur a confié le Parlement (Lacasse; Friesen). Comme il est reconnu en droit que l’on peut légitimement tenir compte de la situation qui prévaut au plan local pour élaborer une peine juste, il n’est pas nécessaire de disposer d’une seule norme pour atteindre les objectifs de la détermination de la peine. Peu importe le mode de détermination de la peine choisi, les juridictions d’appel provinciales sont les mieux placées pour proposer les balises nécessaires pour assurer la cohérence du raisonnement et de la démarche.
 
Version française des motifs des juges Moldaver et Côté rendus par
 
                    Le juge Moldaver —
I.               Introduction
[84]                        Je suis d’avis de rejeter les pourvois formés à l’encontre des peines et de confirmer les peines de 10 ans et de 14 ans infligées par la Cour d’appel. Les peines infligées par les juges chargés de les déterminer dans les deux cas étaient manifestement non indiquées. Elles se situent nettement sous la fourchette des peines qui s’imposent dans des affaires comme celles qui nous occupent et qui mettent en cause les têtes dirigeantes de réseaux de trafic de fentanyl à grande échelle. Dans ces cas, il aurait été justifié d’infliger des peines plus lourdes que celles imposées par la Cour d’appel; toutefois, dans les circonstances, on ne peut reprocher à la Cour d’appel de ne pas avoir infligé des peines plus sévères que celles réclamées par la Couronne lors des audiences de la détermination de la peine.
[85]                        En ce qui concerne le rôle que jouent les points de départ dans la détermination de la peine, je suis du même avis que mon collègue le juge Rowe.
[86]                        J’estime toutefois nécessaire de rédiger des motifs distincts pour soulever ce que j’estime être un enjeu crucial dans les présentes affaires. Plus précisément, je souhaite insister sur la gravité du trafic à grande échelle de fentanyl motivé par le gain personnel et sur la nécessité de condamner les individus qui s’y livrent à des peines sévères allant d’une peine se situant dans la portion médiane des peines d’emprisonnement à deux chiffres jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité. Dans l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, notre Cour a jugé que les cours d’appel peuvent et doivent s’écarter des peines déjà infligées lorsque ces précédents ne correspondent plus à « ce que la société comprend et connaît aujourd’hui de la gravité d’une infraction en particulier et de la culpabilité morale de certains délinquants » (par. 35; voir aussi les par. 108 et 110). À mon avis, la société comprend mieux la gravité du trafic de fentanyl à grande échelle, si bien qu’une hausse des peines est nécessaire.
II.            Analyse
A.           Les dangers que présente le trafic des drogues dures
[87]                        Les dangers que pose le trafic des drogues dures, comme l’héroïne et la cocaïne, sont connus depuis longtemps au Canada. Toutefois, au cours des dernières décennies, la société a pris conscience de la gravité réelle du trafic de ces drogues, au point où chaque jour qui passe nous rappelle la mort, la destruction et les ravages qu’il cause partout au Canada.
[88]                        Le trafic de telles substances cause des torts directs et indirects à la société. Directement, la distribution et l’abus des drogues dures entraînent la dépendance, des effets nocifs débilitants sur la santé et, trop souvent, la mort par surdose. Comme le juge Lamer (plus tard juge en chef) le faisait judicieusement observer, lorsque la dépendance et la mort surviennent — comme c’est trop souvent le cas —, ceux qui supervisent la distribution de ces drogues sont « responsables de la dégénérescence progressive mais inexorable d’un bon nombre de leurs semblables » (R. c. Smith, 1987 CanLII 64 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1053).
[89]                        Le trafic de drogue s’accompagne aussi indirectement d’une foule d’autres maux, dont une augmentation de toutes les formes de crimes, perpétrés tant par des individus qui cherchent à se procurer de l’argent pour assouvir leur dépendance que par des organisations criminelles (Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 778 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 85‑87, le juge Cory, dissident, mais non sur ce point; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456, par. 184, la juge Deschamps, dissidente, mais non sur ce point). Comme la plupart de ces activités criminelles sont de nature violente, on en est venu à considérer le trafic de drogues comme une infraction commise avec violence, dont la gravité ne se limite pas aux conséquences désastreuses qu’il entraîne pour ceux qui abusent des drogues et qui, dans la foulée, se détruisent et détruisent d’autres personnes. D’ailleurs, comme l’a expliqué le juge Doherty, la violence est une conséquence si prévisible du trafic illégal de drogues qu’elle ne peut en être dissociée :
      [traduction] La vente et la consommation de cocaïne sont étroitement et fermement associées aux crimes violents. L’importation de cocaïne engendre une multiplicité d’actes violents. Considéré séparément des agissements qui découlent inévitablement de l’importation de cocaïne, l’acte lui-même n’est pas violent au sens strict. Il ne peut cependant pas être dissocié des conséquences inévitables qu’il comporte. [Je souligne.]
      (R. c. Hamilton (2004), 2004 CanLII 5549 (ON CA), 72 O.R. (3d) 1 (C.A), par. 104)
Voir également R. c. Pearson, 1992 CanLII 52 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 665, p. 694‑695, dans lequel la Cour a cité le Groupe de travail sur la lutte contre la drogue, Rapport du groupe de travail sur la lutte contre la drogue (1990), p. 18‑19, qui signalait que le trafic de drogues sous le contrôle du crime organisé est parfois considéré à tort comme étant de nature moins grave que des crimes nettement plus violents.
[90]                        Une autre conséquence, peut‑être encore plus dévastatrice, du trafic des drogues dures est l’impact qu’il a sur les familles et le traumatisme intergénérationnel qu’il provoque :
     [traduction] Le trafic de drogues, en particulier de drogues dures comme la cocaïne, est un crime qui fait bien plus de victimes que les seuls individus qui deviennent dépendants de ces drogues. Des familles peuvent être déchirées soit par la perte de l’individu à cause de la dépendance elle‑même, soit par la violence qui accompagne trop souvent le trafic de drogues . . .
     Les enfants souffrent énormément des effets de la toxicomanie au sein de leur propre famille, qu’il s’agisse de préjudices prénataux ou de la violence physique et/ou émotionnelle dans un milieu où ils devraient être en sécurité. L’avenir de ces enfants et de leur famille est compromis et c’est toute la société qui en paie le prix.
      (R. c. Profeit, 2009 YKTC 39, par. 25‑26 (CanLII))
Voir également M. Barnard, Drug Addiction and Families (2007), p. 14‑17, qui explique que les enfants de parents toxicomanes courent un risque accru d’être victimes de violences physiques ou psychologiques et de négligence.
[91]                        Enfin, le trafic de drogues dures inflige à la société un coût « important, voire consternant » en matière de prestation de soins de santé et de mesures d’application de la loi, sans oublier la perte de productivité (Pushpanathan, par. 89; voir également R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 82). À titre d’exemple, en 2017, on estimait que le coût social total de la consommation d’opioïdes et de cocaïne au Canada se chiffrait à 9,6 milliards de dollars (Groupe de travail scientifique sur les coûts et les méfaits de l’usage de substances au Canada, Coûts et méfaits de l’usage de substances au Canada (2015‑2017) (2020), p. 1).
[92]                        En ce qui concerne le trafic de drogues dures, « [l]es conséquences de ce crime sont si graves que le tissu social en est altéré » (Pushpanathan, par. 79). Les individus qui se livrent au trafic de grandes quantités de ces drogues sont régulièrement condamnés à de lourdes peines d’incarcération à purger dans un pénitencier. Or, comme nous le verrons, ces drogues sont bien moins mortelles que le fentanyl (voir, p. ex., R. c. Bains, 2015 ONCA 677, 127 O.R. (3d) 545 (9 ans d’emprisonnement pour possession d’un kilogramme d’héroïne en vue d’en faire le trafic); R. c. Athwal, 2017 ONCA 222 (12 ans pour complot de possession d’héroïne en vue d’en faire le trafic); R. c. Chukwu, 2016 SKCA 6, 472 Sask. R. 241 (10 ans pour possession de 0,59 kilogramme d’héroïne en vue d’en faire le trafic); R. c. Dritsas, 2015 MBCA 19, 315 Man. R. (2d) 205 (9 ans pour possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic dans le cas d’un [traduction] « important trafiquant de cocaïne impliqué dans des activités portant sur des kilos de drogue » (par. 9)).
B.            Les dangers que pose le trafic à grande échelle de fentanyl
[93]                        Aussi grave que soit la menace que représentent des drogues comme l’héroïne et la cocaïne, cette menace n’est rien en comparaison de celle que représentent le fentanyl et ses analogues. D’ailleurs, au cours des dix dernières années, le fentanyl a modifié le paysage de la crise de la toxicomanie au Canada, se révélant l’ennemi public numéro un.
[94]                        Produit synthétiquement et facilement disponible sur le marché illicite, le fentanyl est un analgésique et un sédatif extrêmement dangereux et puissant. Comme d’autres opioïdes, tels que l’héroïne et la morphine, il s’agit d’une substance qui crée une forte dépendance et qui, lorsqu’elle n’est pas consommée dans un environnement médical contrôlé, expose ses consommateurs à des risques graves, notamment des lésions cérébrales, des lésions organiques, le coma et la mort. Les dommages que risque de causer le fentanyl sont toutefois beaucoup plus importants que pour les autres opioïdes. On estime, par exemple, qu’il est 80 à 100 fois plus puissant que la morphine et 25 à 50 fois plus puissant que l’héroïne de qualité pharmaceutique. Compte tenu de sa puissance, une dose létale sera souvent inférieure à deux milligrammes, une quantité aussi petite qu’un seul grain de sel (R. c. Smith, 2016 BCSC 2148, 363 C.R.R. (2d) 365, par. 24). Le risque de surdose et de décès liés au fentanyl est donc extrêmement élevé, particulièrement pour les consommateurs naïfs ou lorsqu’il est pris en combinaison avec d’autres substances, comme l’alcool ou d’autres opioïdes. Le risque de surdose est également un danger contre lequel il peut s’avérer difficile de se prémunir, car les trafiquants mélangent souvent subrepticement de petites quantités de fentanyl avec d’autres substances pour créer un produit moins cher ayant les mêmes effets, augmentant ainsi radicalement leurs profits (H. Hrymak, « A Bad Deal: British Columbia’s Emphasis on Deterrence and Increasing Prison Sentences for Street‑Level Fentanyl Traffickers » (2018), 41 Man. L.J. 149, p. 153). Ce stratagème rend les consommateurs vulnérables et ignorants, d’autant plus qu’il est matériellement impossible de distinguer le fentanyl d’autres drogues dures, comme l’héroïne, l’oxycodone et la cocaïne (C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020); Smith, par. 24; R. c. Joumaa, 2018 ONSC 317, par. 12 (CanLII)).
[95]                        Les analogues ou dérivés du fentanyl exacerbent encore plus les risques, car ces substances peuvent être beaucoup plus puissantes que le fentanyl lui‑même; on estime que certaines d’entre elles peuvent être jusqu’à 100 fois plus puissantes que le fentanyl. L’un de ses analogues, le carfentanil, est si toxique qu’on ne lui connaît [traduction] « aucun usage humain sûr ou bénéfique, même au sein de la communauté médicale, dans des environnements hautement contrôlés » (A. Sabbadini et A. Boni, Sentencing Drug Offenders (feuilles mobiles), section 2:1600.10).
[96]                        Toutefois, au‑delà de son simple potentiel de nocivité, le fentanyl a eu — et continue d’avoir — un impact mortel bien réel sur la vie des Canadiens. En effet, le trafic de fentanyl est si mortel que plusieurs tribunaux l’ont érigé en crise nationale, ce qui témoigne d’une meilleure connaissance de la gravité des torts qu’il cause (voir, p. ex., R. c. Smith, 2017 BCCA 112, par. 50 (CanLII); R. c. Vezina, 2017 ONCJ 775, par. 58 (CanLII); R. c. Aujla, 2016 ABPC 272, par. 1 (CanLII)). Cette connaissance accrue est attestée par la preuve statistique disponible. La preuve d’expert versée au dossier dont nous disposons montre, par exemple, que les décès liés au fentanyl en Alberta ont augmenté de 4 858 pour 100 entre 2011 et 2017, passant de 12 en 2011 à 583 en 2017. De façon plus générale, les statistiques fédérales sur les décès liés aux opioïdes montrent qu’entre janvier 2016 et mars 2021, environ 23 000 Canadiens ont perdu la vie pour des raisons apparemment liées à une intoxication aux opioïdes, le fentanyl étant en cause dans 71 pour 100 de ces décès (Comité consultatif spécial sur l’épidémie de surdose d’opioïdes, Méfaits associés aux opioïdes et aux stimulants au Canada (septembre 2021) (en ligne)). L’épidémie ne montre par ailleurs aucun signe d’essoufflement, avec près de 6 000 décès accidentels survenus en 2020 seulement, dont 82 pour 100 étaient imputables au fentanyl (Gouvernement du Canada, Mesures fédérales sur les opioïdes à ce jour (juin 2021) (en ligne)). Ces chiffres illustrent une sombre et incontournable réalité : [traduction] « [c]haque jour, dans nos communautés, des Canadiens meurent en raison d’une consommation abusive de fentanyl » (R. c. Loor, 2017 ONCA 696, par. 33 (CanLII)).
[97]                        L’ampleur des conséquences dévastatrices du fentanyl devient encore plus évidente lorsqu’on considère qu’entre 2016 et 2020, on a recensé environ 3 400 homicides au Canada, un chiffre bien inférieur au nombre de décès liés au fentanyl (Statistique Canada, Tableau 35‑10‑0069‑01 — Nombre de victimes d’homicide, selon la méthode utilisée pour commettre l’homicide (27 juillet 2021) (en ligne)). Cet écart montre à l’évidence que, de manière très concrète, les individus responsables de la distribution à grande échelle de fentanyl dans nos communautés sont une source de torts bien plus graves que les personnes responsables des crimes les plus violents.
[98]                        Il est donc temps de faire correspondre notre perception de la gravité du trafic à grande échelle du fentanyl à la gravité de la crise qu’il a provoquée. Le trafic à grande échelle du fentanyl n’est pas un crime qui se caractérise simplement par la distribution et la vente d’une substance illicite; il s’agit plutôt d’un crime motivé par l’appât du gain et la quête de profit, au prix de la violence, de la mort et de la perpétuation d’une crise de santé publique sans précédent dans l’histoire de la société canadienne. À bien des égards, [traduction] « [l]e trafic du fentanyl équivaut presque à mettre plusieurs balles dans le barillet d’un révolver et à jouer à la roulette russe. Le fentanyl est de nos jours la principale cause de décès chez les consommateurs de drogues » (R. c. Frazer, 2017 ABPC 116, 58 Alta. L.R. (6th) 185, par. 11). En bref, il s’agit d’un crime dont on peut s’attendre non seulement à ce qu’il détruise des vies, mais également à ce qu’il sape les fondements mêmes de notre société.
[99]                        Les commentaires qui suivent ne s’appliquent pas aux peines infligées aux petits trafiquants de rue ou aux personnes qui sont motivées par le besoin de trouver de l’argent pour satisfaire leur dépendance. Les présentes orientations visent plutôt les cerveaux qui dirigent des réseaux de trafic de fentanyl à grande échelle.
[100]                     À mon avis, il convient d’infliger de lourdes peines d’incarcération à purger dans un pénitencier lorsque le délinquant fait le trafic de grandes quantités de fentanyl et joue un rôle de premier plan dans le réseau de trafic de drogue. En fait, dans le cas du trafic de fentanyl à grande échelle, les peines sévères ne devraient être ni inhabituelles ni réservées à des circonstances exceptionnelles. Comme notre Cour l’a déjà expliqué, on ne doit pas réserver la peine maximale « au scénario abstrait du pire crime commis dans les pires circonstances »; on devrait plutôt l’infliger chaque fois que les circonstances le justifient (R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 22; voir également Friesen, par. 114).
III.         Conclusion
[101]                     En dernière analyse, le trafic à grande échelle de fentanyl est un crime qui exploite de manière disproportionnée la misère d’autrui — les marginaux et les gens dont la vie est marquée par le désespoir. Il s’agit d’un crime motivé par l’appât du gain et par un mépris absolu à l’égard de la peine et des souffrances indescriptibles qu’il inflige à ses victimes. Par‑dessus tout, c’est un crime qui tue — souvent et aveuglément. Il s’ensuit, à mon avis, que ce qui importe le plus, c’est que les individus qui choisissent de s’en prendre aux personnes vulnérables et de profiter de la misère de la population canadienne pour leur gain personnel soient condamnés en fonction de la gravité des torts qu’ils causent. Le trafic du fentanyl, et plus particulièrement son trafic à grande échelle, est une source de maux indicibles. Par conséquent, alors que l’éventail des peines actuellement infligées aux cerveaux des réseaux de trafic de fentanyl à grande échelle tourne autour de 10 ans d’emprisonnement, les juges chargés de la détermination de la peine devraient s’estimer autorisés, lorsque les circonstances le justifient, à appliquer une fourchette de peines supérieure, en condamnant ces individus à des peines d’emprisonnement se situant dans la portion médiane des peines d’emprisonnement à deux chiffres et, en présence de circonstances particulièrement aggravantes, à des peines pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité.
 
Version française des motifs rendus par
 
                    Le juge Rowe —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.     Introduction

102

II.   Analyse

107

A.   Principes de la détermination de la peine et du contrôle en appel

108

(1)     La détermination de la peine : un vaste pouvoir discrétionnaire en vue de prononcer une peine proportionnée et individualisée

108

(2)     Le contrôle en appel : une approche axée sur la déférence

116

a)      Correction des erreurs

117

b)      Développer le droit et fournir des balises aux juges chargés de déterminer la peine

123

(i)      Les fourchettes de peines

124

(ii)     Les points de départ

127

B.   Justification à la base de la méthode du point de départ

133

(1)     Pouvoir discrétionnaire et individualisation

134

(2)     La proportionnalité

144

(3)     Rôle des cours d’appel

146

(4)     Conclusion

150

C.   Les points de départ dans la pratique

 

(1)     Fixation du point de départ et rôle des cours d’appel

153

a)      L’établissement de points de départ déborde le cadre des attributions des cours d’appel

153

b)      Sclérose et points de départ

160

(2)     La détermination de la peine axée sur les points de départ est incompatible avec les principes de la détermination de la peine

165

a)      Les points de départ nuisent à l’individualisation de la peine et limitent le pouvoir discrétionnaire

166

(i)      Les points de départ privilégient la prise en compte de la gravité de l’infraction au détriment de la culpabilité morale du délinquant

167

(ii)     Pondération préalable de facteurs par la cour d’appel

173

(iii)   Les points de départ créent une méthode artificielle de détermination de la peine en accordant trop d’importance aux catégories créées par les tribunaux

176

(iv)   L’effet d’« agglutination » des points de départ

179

b)      Les points de départ insistent trop sur la dénonciation et la dissuasion

184

c)      La méthode du point de départ est contraire aux lignes directrices établies par le législateur pour la condamnation des délinquants autochtones

186

d)      La méthode du point de départ n’offre pas de balises suffisantes aux juges chargés de déterminer la peine

191

(3)     L’intervention rigide de la cour d’appel est inévitable

194

III.  Dispositif

204

I.               Introduction
[102]                     Les présents pourvois donnent à notre Cour l’occasion de résoudre la « question d’importance » qu’elle a évoquée dans l’arrêt R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 41 : les « points de départ [constituent‑ils] une forme acceptable de balise établie par les cours d’appel »? Je répondrais à cette question par la négative. La méthode du point de départ mise au point par la Cour d’appel de l’Alberta est, en théorie et en pratique, contraire au régime de détermination de la peine établi par le Parlement et à la jurisprudence de notre Cour. La méthode du point de départ porte atteinte au pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine et déroge à la norme de déférence à laquelle sont tenues les cours d’appel. Elle empêche par conséquent les juges d’infliger des peines proportionnées et individualisées.
[103]                     Le fait que la méthode du point de départ limite le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine et se révèle un instrument de contrôle efficace entre les mains de la Cour d’appel n’est guère étonnant, puisque c’est à cette fin précise qu’elle a été conçue. L’intention de la Cour d’appel ne fait non plus aucun doute. Elle s’est exprimée sans ambages et clairement dans l’arrêt R. c. Arcand, 2010 ABCA 363, 40 Alta. L.R. (5th) 199, et dans ses décisions subséquentes.
[104]                     Les aspects sur lesquels je diverge d’opinion avec la Cour d’appel concernent les points fondamentaux suivants : le contrôle rigide que la Cour d’appel exerce sur la détermination de la peine et les contraintes qu’elle impose en ce qui concerne l’individualisation de la peine ne sont, à mon avis, ni légitimes ni nécessaires. Ces aspects ne sont ni accidentels ni occultes. Au contraire, ils sont délibérés et affichés.
[105]                     Mes collègues disent qu’ils proposent « une nouvelle vision » des points de départ (motifs des juges Brown et Martin, par. 3). Je suis toutefois sceptique quant à l’impact qu’aura cette soi-disant nouvelle approche. Notre Cour a déjà fourni des orientations à de nombreuses reprises, sans que la Cour d’appel change pour autant son approche (R. c. McDonnell, 1997 CanLII 389 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; Friesen). J’estime donc qu’il est naïf de proposer encore d’autres suggestions utiles pour tenter de résoudre les problèmes inhérents à la méthode du point de départ. Ces problèmes sont indissociables de la méthode et des buts dans lesquels elle a été élaborée et est toujours appliquée. Il n’y a qu’une seule solution efficace : déclarer que la méthode du point de départ ne peut plus être utilisée. Il y a longtemps qu’on aurait dû l’affirmer dans les termes les plus nets.
[106]                     Enfin, sur le fond et sur les balises supplémentaires qu’il propose, je suis d’accord avec le juge Moldaver et je souscris à ses motifs. Je suis d’avis de rejeter les pourvois.
II.            Analyse
[107]                     Mon analyse se divisera en trois étapes. Dans un premier temps, je vais passer en revue les principes de la détermination de la peine et du contrôle en appel. Ensuite, je vais démontrer en quoi la justification à la base de la méthode du point de départ est incompatible avec ces principes. Pour terminer, je vais examiner les conséquences pratiques des points de départ et leur incompatibilité avec ces mêmes principes.
A.           Principes de la détermination de la peine et du contrôle en appel
(1)         La détermination de la peine : un vaste pouvoir discrétionnaire en vue de prononcer une peine proportionnée et individualisée
[108]                     Jusqu’en 1996, le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, ne donnait aucune indication quant aux principes ou aux objectifs en matière de détermination de la peine (A. Manson et autres, Sentencing and Penal Policy in Canada : Cases, Materials, and Commentary (3e éd. 2016), p. 37‑38). À l’instar des juridictions d’autres pays de common law, les tribunaux canadiens ont adopté, en ce qui concerne la détermination de la peine, une démarche axée sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et sur la proportionnalité et l’individualisation (G. Brown, Criminal Sentencing as a Practical Wisdom (2017), p. 25). Cette démarche a notamment été formulée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Willaert, 1953 CanLII 107 (ON CA), [1953] O.R. 282, dans le passage suivant souvent cité :
     [traduction] À mon humble avis, la véritable fonction du droit criminel en matière de sanctions pénales est d’en arriver à un savant dosage de dissuasion et de réforme, sans écarter d’emblée le châtiment, en ne perdant jamais de vue que la détermination de la peine ne concerne pas uniquement le tribunal et le contrevenant, mais aussi le public et la société en général. La détermination de la peine est donc un art — un art très difficile — essentiellement pratique et axé directement sur les besoins actuels de la société. [. . .] Il est donc impossible d’établir des règles absolues et permanentes. [Je souligne; p. 286.]
[109]                     Bien que le Parlement ait par la suite donné d’autres directives aux juges chargés de déterminer la peine, l’approche du « savant dosage » demeure valable en droit : les juges doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire pour soupeser divers objectifs pénaux à la lumière de l’ensemble des circonstances afin d’en arriver à des peines qui sont « adaptées » à l’infraction et à son auteur (Manson et autres, p. 41a).
[110]                     Dans sa réforme de 1996 sur la détermination de la peine, le Parlement a codifié les objectifs et les principes de la détermination de la peine aux art. 718 à 718.2 du Code criminel. L’article 718 prévoit désormais que le « prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes ». Ce but est atteint en tenant compte des six objectifs suivants : la dénonciation, la dissuasion générale et individuelle, l’isolement des délinquants, leur réinsertion sociale, la réparation des torts causés et la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités et la reconnaissance des torts qu’il a causés à la victime et à la collectivité (R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 39). La Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, renferme des dispositions semblables sur la détermination de la peine (par. 10(1) et (2)).
[111]                     L’article 718.1 du Code criminel prescrit que, dans tous les cas, « indépendamment du poids que le juge souhaite accorder à l’un des objectifs susmentionnés, la peine doit respecter le principe fondamental de proportionnalité » (Nasogaluak, par. 40 (en italique dans l’original)). La proportionnalité représente la « condition sine qua non d’une sanction juste » (R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 37). Selon ce principe, « la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (Friesen, par. 30). Il existe deux optiques convergentes en ce qui concerne la proportionnalité : en premier lieu, le principe de la proportionnalité joue un rôle restrictif en exigeant que la sanction n’excède pas ce qui est juste et approprié et, en second lieu, les peines infligées sont censées « refl[éter] et sanctionn[er] adéquatement le rôle joué [par les délinquants] dans la perpétration de l’infraction ainsi que le tort qu’ils ont causé » (Nasogaluak, par. 42). En fin de compte, une sanction juste prend en compte les deux « optiques de la proportionnalité et n’en privilégie aucune par rapport à l’autre » (Ipeelee, par. 37).
[112]                     Quant à lui, l’art. 718.2 comporte une liste non exhaustive de principes secondaires qui doivent guider le processus de détermination de la peine. Parmi ces principes, mentionnons « l’examen des circonstances aggravantes ou atténuantes, les principes de parité et de totalité et la nécessité d’examiner “toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances”, plus particulièrement lorsqu’il s’agit de délinquants autochtones » (Nasogaluak, par. 40, citant l’art. 718.2 du Code criminel). En particulier, suivant le principe de parité, « des délinquants semblables ayant commis des infractions semblables dans des circonstances semblables devraient recevoir des peines semblables » (Friesen, par. 31). C’est principalement à cause du principe de parité que les cours d’appel retiennent parfois des fourchettes de peines ou des points de départ à l’usage des juges chargés de déterminer la peine (Lacasse, par. 56‑57). Dans l’arrêt Friesen, notre Cour a expliqué que la parité est une manifestation de la proportionnalité : « L’application cohérente de la proportionnalité entraîne la parité. À l’inverse, le fait d’imposer la même peine dans des cas différents ne permet d’atteindre ni la parité ni la proportionnalité . . . » (par. 32).
[113]                     Pour établir une peine proportionnée, la détermination de la peine se doit d’être une « opération éminemment individualisée » (Lacasse, par. 58; voir aussi R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 58). Le juge chargé de déterminer la peine doit trancher une question profondément contextuelle : « . . . Pour cette infraction, commise par ce délinquant, ayant causé du tort à cette victime, dans cette communauté, quelle est la sanction appropriée au regard du Code criminel? » (R. c. Gladue, 1999 CanLII 679 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 688, par. 80 (souligné dans l’original)). Le juge chargé de fixer la peine doit établir quels objectifs de la détermination de la peine méritent qu’on leur accorde plus de poids et évaluer l’importance des circonstances atténuantes et des circonstances aggravantes, afin de bien tenir compte des circonstances de l’espèce (Nasogaluak, par. 43; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 92; R. c. Hamilton (2004), 2004 CanLII 5549 (ON CA), 72 O.R. (3d) 1 (C.A.)).
[114]                     L’individualisation découle de la proportionnalité : la peine qui n’est pas adaptée à la situation particulière du délinquant et aux circonstances particulières de l’infraction ne peut pas être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 82). En somme, « [u]ne peine proportionnelle est donc une peine individualisée » (J. Desrosiers et H. Parent, « Principes », dans JurisClasseur Québec — Collection droit pénal — Droit pénal général (feuilles mobiles), par M.‑P. Robert et S. Roy, dir., fasc. 20, par. 17).
[115]                     Le Parlement a confié aux juges chargés de déterminer les peines « un large pouvoir discrétionnaire » leur permettant de façonner des peines individualisées et proportionnées (Nasogaluak, par. 43; voir aussi M. (C.A.), par. 90, citant l’équivalent de l’actuel par. 718.3(1) du Code criminel). « Loin d’être une science exacte ou une procédure inflexiblement prédéterminée, la détermination de la peine relève d’abord de la compétence et de l’expertise du juge du procès. Ce dernier dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire en raison de la nature individualisée du processus » (R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 17). Il est possible que, dans un cas donné, plusieurs peines particulières soient appropriées et raisonnables (M. Vauclair et T. Desjardins, avec la collaboration de P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales (28e éd. 2021), no 47.2). « La proportionnalité sera atteinte par un [traduction] “calcul complexe” dont le juge du fait maîtrise les éléments mieux que quiconque » (L.M., par. 22). La souplesse est donc essentielle pour répondre aux besoins d’une justice individualisée. En bref, le pouvoir discrétionnaire est le moyen utilisé pour atteindre la proportionnalité dans la détermination de la peine.
(2)         Le contrôle en appel : une approche axée sur la déférence
[116]                     Les cours d’appel jouent un double rôle lorsqu’elles sont saisies d’un appel portant sur la peine. Elles sont chargées de corriger les erreurs et il leur revient également « de développer le droit et de fournir des balises » (Friesen, par. 34‑35; Lacasse, par. 36‑37).
a)               Correction des erreurs
[117]                     En corollaire du vaste pouvoir discrétionnaire conféré aux juges chargés de déterminer une peine « juste et appropriée », notre Cour a adopté une approche empreinte de déférence en ce qui concerne le contrôle en appel des décisions en matière de détermination de la peine. Une cour d’appel ne peut modifier une peine que si (1) elle n’est manifestement pas indiquée ou (2) le juge chargé de déterminer la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine (Friesen, par. 26).
[118]                     Une peine est « manifestement non indiquée » si elle « s’écarte de manière déraisonnable » du principe fondamental de la proportionnalité, ce qui représente un « seuil très élevé » (Lacasse, par. 52‑53). Ce seuil est atteint lorsque la peine « s’écarte de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires » (M. (C.A.), par. 92; voir aussi Lacasse, par. 67; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 23‑24). Parmi les erreurs de principe, mentionnons « l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant » (Friesen, par. 26). La cour d’appel ne peut intervenir que si l’erreur de principe a eu une incidence sur la détermination de la peine (ibid., citant Lacasse, par. 44).
[119]                     Par conséquent, une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait attribué un poids différent aux facteurs et aux objectifs pertinents (Lacasse, par. 49‑51). La manière dont le juge de première instance a soupesé des facteurs ne peut constituer une erreur de principe que s’il a « exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre » (Friesen, par. 26, citant R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41 (C.A. Ont.), par. 35). De même, une cour d’appel ne peut modifier une peine simplement parce qu’elle aurait fait relever la peine d’une fourchette ou d’une catégorie de peines différente (Friesen, par. 37).
[120]                     La déférence s’explique par le choix du Parlement de conférer aux juges chargés de déterminer la peine le pouvoir discrétionnaire d’individualiser les peines (par. 38). La norme de contrôle applicable en appel [traduction] « vient compléter et renforcer » l’idée suivant laquelle la meilleure façon d’obtenir des peines proportionnées consiste à confier aux juges un pouvoir discrétionnaire en la matière (P. Healy, « Sentencing from There to Here and from Then to Now » (2013), 17 Rev. can. D.P. 291, p. 295). Les pouvoirs limités des cours d’appel en ce qui concerne la modification des peines [traduction] « font ressortir l’importance de la prise de décisions individualisées pour déterminer une peine indiquée » (ibid.).
[121]                     En outre, dans l’arrêt Friesen, notre Cour a souligné trois raisons pratiques justifiant l’application de la norme de contrôle en appel : (1) les juges chargés de déterminer la peine voient et entendent toute la preuve en personne; (2) ils ont en général une expérience de première ligne et comprennent les besoins de la collectivité où le crime a été commis; (3) les cours d’appel devraient généralement s’en remettre aux décisions des juges chargés de déterminer la peine « pour éviter les retards et l’utilisation abusive des ressources judiciaires » (par. 25; voir aussi Lacasse, par. 11 et 48; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46).
[122]                     Si la cour d’appel constate une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine, ou que la peine est manifestement non indiquée, elle peut intervenir et « applique[r] de nouveau les principes de la détermination de la peine aux faits » (Friesen, par. 27). Elle doit toutefois s’en remettre aux conclusions de fait du juge ou aux circonstances aggravantes et atténuantes qu’il a relevées, pourvu qu’elles ne soient pas entachées d’une erreur de principe (par. 28).
b)               Développer le droit et fournir des balises aux juges chargés de déterminer la peine
[123]                     En second lieu, les cours d’appel « jouent un rôle important » en fournissant des balises aux juges chargés de déterminer la peine et en « réduisant au minimum la disparité entre les peines infligées à des contrevenants similaires, pour des infractions similaires commises dans les diverses régions du Canada » (M. (C.A.), par. 92, voir aussi Vauclair et Desjardins, no 47.37, p. 1168). Alors que les cours d’appel utilisent souvent les fourchettes de peines, d’autres tribunaux, notamment ceux de l’Alberta, utilisent les points de départ comme balises. Je vais examiner de façon générale ces deux formes d’orientations données par les cours d’appel avant d’aborder la question de savoir si les points de départ constituent un type de balises appropriées en matière de détermination de la peine.
(i)            Les fourchettes de peines
[124]                     Les fourchettes de peines sont « des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées, et qui, selon le cas de figure, servent de guides d’application de tous les principes et objectifs pertinents » (Lacasse, par. 57). Les cours d’appel peuvent également se servir des fourchettes de peines pour faire évoluer le droit comme elles le font habituellement, en répondant à des besoins nouveaux qui ne sont pas pris en compte dans la jurisprudence existante (Friesen, par. 35).
[125]                     Les fourchettes de peines peuvent aider les juges chargés de déterminer la peine lorsqu’ils examinent l’ensemble des circonstances de l’infraction et la situation du délinquant afin d’établir une peine indiquée. Les fourchettes de peines ne sont ni des « moyennes » ni des « règles absolues », et elles ne sont pas « contraignant[es] » (Lacasse, par. 57; Friesen, par. 37). La gamme habituelle de peines infligées pour une infraction peut s’avérer un outil de référence utile pour les juges chargés de déterminer la peine, car elle leur [traduction] « donne une idée de la proportionnalité et de la parité » (A. Manson, The Law of Sentencing (2001), p. 65). Mais les juges chargés de déterminer la peine ne sont pas obligés de tenir compte des fourchettes de peines ou d’entamer la détermination de la peine en appliquant une fourchette de peines. Leur devoir essentiel consiste à infliger une peine « proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » (art. 718.1 du Code criminel). Inversement, ce n’est pas parce que la peine infligée se situe dans une fourchette de peines qu’elle est nécessairement indiquée :
      . . . il importe de rappeler que les fourchettes ne sont que des indications. Il faut se garder de les appliquer de manière absolue. Si elles constituent un outil de référence utile pour le juge, elles ne l’exemptent pas d’analyser les circonstances particulières de chaque affaire, le processus de détermination de la peine demeurant un exercice axé sur l’individu. C’est ce qui explique pourquoi, pour une même infraction, des délinquants se voient parfois infliger des peines distinctes. [Je souligne.]
      (Calderon c. R., 2015 QCCA 1573, par. 30)
[126]                     Comme les fourchettes de peines ne sont que des indications, elles ne peuvent pas et ne doivent pas augmenter le pouvoir des cours d’appel de modifier une peine. On ne peut invoquer l’uniformisation des peines pour court‑circuiter la norme de contrôle et prioriser l’uniformisation « au détriment de la règle du respect de la discrétion du juge [du] procès » (L.M., par. 35; voir aussi Ferland c. R., 2009 QCCA 1168, [2009] R.J.Q. 1675, par. 22).
(ii)           Les points de départ
[127]                     La méthode du point de départ comporte un processus en trois étapes. Premièrement, la cour d’appel doit qualifier la catégorie créée (p. ex., « trafic commercial de cocaïne », « agression sexuelle grave »). Deuxièmement, elle fixe pour cette catégorie un point de départ qui correspond à la peine qui s’appliquerait au délinquant type de bonne moralité et sans casier judiciaire dans un cas type (McDonnell, par. 59, la juge McLachlin, dissidente, citant R. c. Sandercock (1985), 1985 ABCA 218 (CanLII), 22 C.C.C. (3d) 79 (C.A. Alb.); voir aussi R. c. Felix, 2019 ABCA 458, 98 Alta. L.R. (6th) 136 (« Felix (ABCA) »), par. 45). Troisièmement, le juge chargé de déterminer la peine adapte la peine aux faits particuliers de l’espèce et à la situation du délinquant (Arcand, par. 104).
[128]                     Les points de départ sont, de par leur nature, des balises de type prescriptif établies par les cours d’appel, en ce sens qu’ils proposent aux juges chargés de déterminer la peine une démarche à suivre pour fixer une peine juste. Comme l’indique clairement l’expression « point de départ », les juges chargés de déterminer la peine doivent identifier la catégorie pertinente et le point de départ correspondant avant d’entamer la détermination de la peine. Ils doivent ensuite ajuster la peine en fonction des faits de l’espèce et des caractéristiques du délinquant, à la lumière des facteurs déjà intégrés au point de départ (McDonnell, par. 60; Arcand, par. 105).
[129]                     Bien que notre Cour n’ait pas désavoué la méthode du point de départ, elle a clairement indiqué que les points de départ ne peuvent modifier le vaste pouvoir discrétionnaire dont disposent les juges chargés de déterminer la peine (McDonnell, par. 32‑33 et 43; Friesen, par. 37). Elle a aussi expressément désapprouvé le fait que la Cour d’appel de l’Alberta considérait les points de départ comme contraignants, lui reprochant aussi de ne pas dûment appliquer la norme de contrôle (Friesen, par. 37 et 40‑41).
[130]                     Comme l’a fait remarquer notre Cour dans Friesen (par. 41), des avocats, des universitaires et des juges — y compris des juges de la Cour d’appel de l’Alberta — ont néanmoins exprimé des réserves au sujet de la méthode du point de départ et soulevé des doutes quant à son adéquation avec le large pouvoir discrétionnaire dont sont investis les juges chargés de déterminer la peine pour infliger des peines individualisées (voir, p. ex., A. Manson, « McDonnell and the Methodology of Sentencing » (1997), 6 C.R. (5th) 277; J. Rudin, « Eyes Wide Shut : The Alberta Court of Appeal’s Decision in R. v. Arcand and Aboriginal Offenders » (2011), 48 Alta. L. Rev. 987; Arcand, par. 352; R. c. Lee, 2012 ABCA 17, 58 Alta. L.R. (5th) 30, par. 55, 61 et 76; R. c. Gashikanyi, 2017 ABCA 194, 53 Alta. L.R. (6th) 11, par. 19, 22 et 77‑78; R. c. D.S.C., 2018 ABCA 335, [2019] 3 W.W.R. 259, par. 40). La présente affaire nous offre l’occasion d’examiner le bien‑fondé de ces préoccupations.
[131]                     D’entrée de jeu, je signale que, même si « les particularités locales de chaque région peuvent expliquer certaines divergences dans les peines infligées aux délinquants par les tribunaux » (Lacasse, par. 89), le Code criminel énonce en matière de détermination de la peine des principes et des objectifs qui s’appliquent uniformément partout au Canada. À mon avis, cette uniformité devrait idéalement valoir aussi pour la méthode de détermination de la peine (C. C. Ruby, Sentencing (10e éd. 2020), § 2.12). Par exemple, la méthode suivie pour décider si les peines doivent être consécutives ou concurrentes et pour évaluer les recommandations communes ne varie pas et ne devrait pas varier d’une province ou d’un territoire à l’autre. De même, les fourchettes de peines et les points de départ devraient aussi être généralement appliqués de façon uniforme au Canada.
[132]                     La méthode du point de départ est une forme distincte de balises établies par les cours d’appel — elle constitue en fait une théorie distincte de la détermination de la peine — avec ses propres fondements et sa propre démarche. Je vais examiner plus loin la méthode du point de départ énoncée dans l’arrêt Arcand, en signalant à quel point la raison d’être et les fonctions de cette méthode sont étrangères au cadre habituel de la détermination de la peine au Canada défini par le Code criminel et par la jurisprudence de notre Cour. Je vais d’abord aborder les questions que soulève la justification à la base des points de départ, pour ensuite me pencher sur les problèmes méthodologiques que pose l’utilisation de la méthode du point de départ.
B.            Justification à la base de la méthode du point de départ
[133]                     La raison d’être essentielle des points de départ est l’idée que les cours d’appel sont chargées, en tant qu’institutions, de créer une approche uniforme en matière de détermination de la peine et de veiller à son application pour empêcher l’injustice qu’entraînerait inévitablement l’infliction de peines disparates. Dans cette optique, les disparités dans la détermination des peines font obstacle à l’objectif de la primauté du droit consistant à maintenir la confiance du public dans le système de justice pénale. Les points de départ visent une plus grande uniformité, réduisant et limitant ainsi le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine. Comme je vais l’expliquer, ce but est incompatible avec les principes de la détermination de la peine et la jurisprudence de notre Cour.
(1)         Pouvoir discrétionnaire et individualisation
[134]                     Tout d’abord, la méthode du point de départ vise à limiter les décisions arbitraires ou discordantes et les décisions d’espèce en matière de détermination de la peine afin de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice (Arcand, par. 24, 70 et 102).
[135]                     Selon l’arrêt Arcand, les cours d’appel sont investies d’une [traduction] « mission institutionnelle spéciale » : maintenir la confiance du public à l’égard de la détermination de la peine (par. 7). À défaut par les cours d’appel d’exercer ce rôle de chef de file, le manque d’uniformité entraînera inévitablement des sanctions injustes et, partant, l’érosion de la confiance du public dans le système de justice (par. 8 et 119). L’objectif est donc d’atteindre la parité et de limiter le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine.
[136]                     En revanche, la Cour d’appel de l’Alberta estime que les fourchettes de peines ne limitent pas suffisamment le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine et qu’elles entraînent des disparités. Les points de départ fournissent selon elle des balises plus complètes que les fourchettes de peines aux juges chargés de déterminer la peine, qui en sont sinon réduits à [traduction] « choisir une peine dans la fourchette de peines au hasard » (Arcand, par. 122). D’après la Cour d’appel de l’Alberta, les fourchettes de peines sont souvent le fruit de recherches [traduction] « limitées et étriquées » de la part d’avocats cherchant seulement à trouver des décisions qui appuient leur thèse (par. 123). Les fourchettes de peines ne prévoient par ailleurs pas suffisamment de cas d’ouverture à l’intervention de la cour d’appel parce que [traduction] « le simple fait qu’une peine se situe à l’intérieur d’une fourchette de peines, ou qu’elle ne s’en écarte pas de façon marquée, ne dit rien, ou presque rien, à la cour d’appel quant à la question de savoir si la peine est indiquée » (par. 124).
[137]                     La faille que comporte ce raisonnement saute aux yeux. La disparité des peines découlant de l’individualisation constitue un trait essentiel de la détermination de la peine juste, et non un problème. Fixer une peine pour le « délinquant type » va à l’encontre du but recherché : « . . . la recherche d’une peine appropriée applicable à tous les délinquants similaires, pour des crimes similaires, sera souvent un exercice stérile et théorique » (M. (C.A.), par. 92).
[138]                     Le respect du choix du Parlement de conférer un vaste pouvoir discrétionnaire aux juges chargés de déterminer la peine pour qu’ils infligent des peines individualisées se traduira inévitablement par la disparité des peines. Ainsi que les juges Cory et Iacobucci l’ont mentionné dans l’arrêt Gladue, « [l]a disparité des peines pour des crimes similaires est la conséquence naturelle de cet accent mis sur l’individu » (par. 76, voir aussi Proulx, par. 86; Healy, p. 294‑295). Il est [traduction] « pratiquement impossible » de supprimer les disparités, compte tenu des nombreux facteurs différents qui interviennent dans un cas donné et qui rendent difficile la comparaison avec [traduction] « des cas apparemment similaires » (T. Quigley, « Has the Role of Judges in Sentencing Changed . . . or Should it? » (2000), 5 Rev. can. D.P. 317, p. 324). Je souscris à l’analyse que le juge LeBel (plus tard juge de notre Cour) faisait de l’individualisation et de sa relation avec la parité :
     L’individualisation de la sentence demeure un principe fondamental dans le système canadien de détermination de la peine. Elle provoque sans doute bien des critiques, parfois au nom de la disparité des sentences, critiques à l’occasion formulées dans l’ignorance à peu près totale des particularités de chaque cas. Ce principe conserve une telle importance que l’imposition de sentences abstraites, standardisées, ignorante des facteurs individuels, peut constituer une erreur de droit.
      (R. c. Lafrance (1993), 1993 CanLII 4290 (QC CA), 59 Q.A.C. 213, par. 33)
[139]                     Bien que la Cour d’appel de l’Alberta invoque fréquemment la disparité des peines infligées pour une infraction donnée afin de justifier la fixation d’un point de départ, cette « disparité » est souvent soit (1) simplement évoquée (voir, p. ex., Arcand, par. 102), soit (2) la conséquence naturelle de l’individualisation de la peine (voir, p. ex., Gashikanyi, par. 29‑31, pour le rejet, par le juge Berger, de l’allégation de disparité faite dans R. c. Hajar, 2016 ABCA 222, 39 Alta. L.R. (6th) 209).
[140]                     Le fait de voir la disparité des peines comme un problème est non seulement incompatible avec la jurisprudence de notre Cour, mais contribue également à [traduction] « créer ou [à] aggraver d’autres problèmes : l’incarcération devient la norme, les points de départ et les fourchettes de peines se cristallisent et finissent par devenir des peines fixes, les facteurs contribuant à la discrimination systémique sont soit ignorés, soit traités de façon inadéquate » (Quigley, p. 324 (note en bas de page omise)).
[141]                     De plus, les fourchettes de peines ne sont pas des [traduction] « directives rudimentaires d’une valeur limitée en ce qui concerne la détermination de la peine » (Arcand, par. 122). La crainte de peines arbitraires et de disparités indues est démentie par le Code criminel lui‑même, qui codifie la proportionnalité et la parité. Le Code enjoint expressément aux juges de tenir compte des faits d’autres affaires pour y déceler des tendances lorsqu’ils déterminent la peine. Les fourchettes de peines fournissent des points de repère en ce qui concerne les peines infligées dans des affaires semblables tout en préservant le caractère individualisé et discrétionnaire du processus de détermination de la peine. Comme je l’ai déjà expliqué, le simple fait qu’une peine se situe à l’intérieur d’une fourchette ne veut pas nécessairement dire qu’elle est indiquée ou qu’elle est à l’abri d’un contrôle en appel.
[142]                     La Cour d’appel de l’Alberta s’est arrogé le rôle de gardienne d’un système de détermination de la peine qui, sans sa supervision rigide, sombrerait dans le chaos, minant ainsi la confiance du public. Il s’agit toutefois d’une affirmation douteuse, car on voit mal comment le public pourrait avoir une opinion éclairée sur les décisions en matière de détermination de la peine rendues sur son territoire, compte tenu des données limitées qui existent sur ces questions (A. N. Doob, « The Unfinished Work of the Canadian Sentencing Commission » (2011), 53 R.C.C.J.P. 279, p. 281). Plus important encore, rien ne prouve qu’on assiste à une crise de confiance du public envers le système de la détermination de la peine dans les provinces qui n’utilisent pas les points de départ. Malgré ses affirmations répétées au sujet de la crainte que la disparité des peines engendre de la méfiance chez les justiciables, la Cour d’appel de l’Alberta n’a pas réussi, dans l’arrêt Arcand, à [traduction] « démontrer le bien‑fondé de ses hypothèses sur les sentiments du public à l’égard de la détermination de la peine » (Rudin, p. 997). En fait, les recherches montrent que [traduction] « le public est favorable à l’exercice par les juges de pouvoirs discrétionnaires et à l’individualisation des peines » (K. N. Varma et V. Marinos, « Three Decades of Public Attitudes Research on Crime and Punishment in Canada » (2013), 55 R.C.C.J.P. 549, p. 555‑556). On est bien loin de l’affirmation suivant laquelle, s’agissant de la méthode de détermination de la peine axée sur les fourchettes de peines, [traduction] « le public peut soupçonner que certains tribunaux se contentent de passer la jurisprudence au crible jusqu’à ce qu’ils trouvent une affaire qui correspond au résultat qu’ils recherchent » (Arcand, par. 123).
[143]                     Ainsi, la prémisse de la méthode du point de départ — à savoir que la disparité des peines est un problème à régler — signifie que toute la démarche repose sur un postulat erroné. L’individualisation revêt une importance cruciale pour la détermination de la peine au Canada; c’est un impératif, et non un problème.
(2)         La proportionnalité
[144]                     Deuxièmement, la méthode du point de départ est fondée sur une conception erronée du principe fondamental de la proportionnalité. La Cour d’appel de l’Alberta considère la méthode du point de départ comme le fondement de la proportionnalité : [traduction] « Les éléments suivants font partie intégrante du principe de la proportionnalité : (1) le classement relatif des infractions, ainsi que le classement des catégories d’infractions en fonction de leur degré de gravité respectif; (2) l’établissement de points de départ pour ces infractions ou ces catégories » (Arcand, note 73, voir aussi par. 103). Pour la Cour d’appel de l’Alberta, contrairement aux points de départ, [traduction] « une fourchette de peines n’est pas un élément essentiel du principe de proportionnalité. La fourchette de peines est le résultat de la proportionnalité et elle n’en conditionne pas nécessairement l’existence » (par. 125 (en italique dans l’original)). Mais on n’atteint pas la proportionnalité par le classement des infractions et des catégories d’infractions. La proportionnalité est assurée dans chaque cas grâce à la détermination d’une peine individualisée qui tient compte « de la situation particulière du délinquant et des circonstances particulières de l’infraction » « [a]fin que “la peine corresponde au crime” » (Proulx, par. 82).
[145]                     Les juges chargés de déterminer la peine donnent également effet au principe de proportionnalité en suivant une démarche fondée sur la common law, en examinant les peines infligées dans des cas semblables. L’approche de la Cour d’appel ne tient cependant pas compte de la valeur des précédents pour assurer la proportionnalité; celle‑ci s’appuie sur l’expérience, la philosophie et les points de vue de tous les juges au fil du temps. Comme l’a expliqué la Cour d’appel, le recours aux précédents pour établir des peines [traduction] « n’est généralement pas un exercice utile. [. . .] La valeur des précédents en matière de détermination de la peine réside plutôt dans leurs principes et — lorsqu’ils sont fournis — dans les points de départ » (R. c. M. (B.S.), 2011 ABCA 105, 44 Alta. L.R. (5th) 240, par. 7). À toutes fins utiles, la Cour d’appel a rejeté la méthode de la common law en matière de détermination de la peine, qui, comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Friesen, permet de réaliser à la fois la parité et la proportionnalité au fil du temps grâce à la détermination d’une peine individualisée dans chaque cas :
     En pratique, la parité donne un sens à la proportionnalité. On ne peut déduire des principes de base une peine proportionnelle pour un délinquant et une infraction donnés; les juges calibrent plutôt les exigences de la proportionnalité en regard des peines infligées dans d’autres cas. Les précédents en matière de détermination de la peine reflètent toute la gamme des situations factuelles dans le monde et la multitude des points de vue judiciaires. Ces précédents incarnent l’expérience collective et la sagesse des juges. Ils représentent l’expression concrète de la parité et de la proportionnalité. [par. 33]
Il s’agit là d’un trait distinctif clé entre les points de départ et les fourchettes de peines.
(3)         Rôle des cours d’appel
[146]                     Enfin, selon la Cour d’appel de l’Alberta, les cours d’appel jouissent d’avantages considérables par rapport aux juges chargés de déterminer la peine, ce qui justifie leur [traduction] « rôle de chef de file » en matière de détermination de la peine (Arcand, par. 87). Les cours d’appel sont [traduction] « institutionnellement plus aptes à assurer comme il se doit un traitement semblable en matière de détermination de la peine » (par. 82). Elles connaissent bien [traduction] « l’ensemble des pratiques, tendances et problèmes en matière de détermination de la peine qui existe dans leur ressort » et disposent «  d’un vaste bassin d’expérience, de philosophie et de points de vue, qu’elles peuvent synthétiser en points de départ acceptables et reconnus » (par. 153). En fait, selon elle, en codifiant la parité en tant que principe de détermination de la peine en 1996, [traduction] « le Parlement a nécessairement renforcé les pouvoirs des cours d’appel » (par. 82).
[147]                     Comme il ressort à l’évidence de ce qui précède, la méthode du point de départ est fondée sur une conception erronée du rôle que jouent les cours d’appel dans la détermination de la peine. Le rôle « renforcé » des cours d’appel est incompatible avec la jurisprudence de notre Cour en matière de détermination de la peine, qui met l’accent sur le pouvoir discrétionnaire et qui a adopté une norme de contrôle correspondante axée sur la déférence (voir, p. ex., R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290, par. 230). Les juges chargés de déterminer la peine se trouvent, bien davantage que les cours d’appel, dans une situation privilégiée, et ils possèdent « une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation » qui leur permet de déterminer une peine juste et appropriée (M. (C.A.), par. 91).
[148]                     De plus, les cours d’appel peuvent exercer un « rôle de chef de file » et fournir des balises sans pour autant fixer de points de départ. Comme je l’ai déjà mentionné, les cours d’appel peuvent « s’écarter des précédents et des fourchettes de peines antérieures afin d’imposer une peine proportionnelle » (Friesen, par. 108; voir aussi Manson (2001), p. 66), tout en respectant le fait que la responsabilité de déterminer la peine incombe au premier chef au juge chargé de cette tâche.
[149]                     En somme, puisqu’elle perçoit l’individualisation comme une menace à la primauté du droit, la méthode du point de départ oblige les cours d’appel à élaborer et à assurer l’application d’une approche uniforme en matière de détermination de la peine. Elle heurte de front le principe de la déférence dont il convient de faire preuve à l’égard des juges chargés de déterminer la peine et elle part du principe que ce sont les cours d’appel, et non les tribunaux chargés de la détermination de la peine, à qui il incombe et sied au premier chef de déterminer la peine.
(4)         Conclusion
[150]                     La méthode du point de départ est erronée, car elle repose sur des assises juridiques douteuses. Les problèmes fondamentaux de la méthode du point de départ que j’ai évoqués touchent à son essence même. Cette méthode considère le vaste pouvoir discrétionnaire conféré aux juges chargés de déterminer la peine comme un problème et les fourchettes de peines comme un cadre rudimentaire et insuffisant, et elle investit les cours d’appel d’un rôle interventionniste. Elle est fondée sur une conception totalement différente des rôles des cours d’appel et des tribunaux chargés de la détermination de la peine. Les points de départ sont donc un mécanisme qui déplace le pouvoir décisionnel effectif conféré aux juges chargés de déterminer la peine pour le concentrer entre les mains de la Cour d’appel, qui est perçue comme l’autorité chargée de surveiller étroitement la détermination de la peine dans la province. Compte tenu de ces problèmes fondamentaux, je suis d’avis de désavouer entièrement cette méthode.
C.            Les points de départ dans la pratique
[151]                     Je délaisse maintenant les préoccupations doctrinales soulevées au sujet des points de départ pour aborder les problèmes pratiques découlant de leur application. L’application des points de départ fait ressortir sur le plan pratique les problèmes soulevés sur le plan des principes. En résumé, l’application d’une doctrine mal fondée entraîne des conséquences problématiques. Tenter d’infléchir ces conséquences tout en gardant intacte une doctrine mal fondée ne produira guère de résultats concrets. C’est dans cette optique que j’aborde l’application de la méthode du point de départ.
[152]                     À mon avis, la méthode du point de départ pose des problèmes d’ordre pratique à chacune de ses étapes, c’est‑à‑dire : (1) quant à la façon dont sont fixés les points de départ; (2) quant à la manière dont les juges chargés de déterminer la peine les appliquent; (3) quant à la façon dont les cours d’appel les contrôlent. Je vais examiner ces problèmes successivement.
(1)         Fixation du point de départ et rôle des cours d’appel
a)               L’établissement de points de départ excède le rôle des cours d’appel
[153]                     À la première étape de la méthode du point de départ, la cour d’appel classe les infractions par catégories et fixe un nombre à l’égard de chaque catégorie. Notre Cour a clairement indiqué que de telles catégories d’origine judiciaire ne sauraient être considérées comme contraignantes, parce qu’elles usurperaient le rôle du Parlement (McDonnell, par. 33).
[154]                     L’établissement de catégories d’infractions par les tribunaux n’est pas, en soi, un problème. Une certaine catégorisation est nécessaire dans le cas des infractions générales assorties d’une vaste gamme de peines. Notre Cour a souligné l’importance d’être précis lorsque les cours d’appel établissent des catégories d’infractions dans les orientations qu’elles donnent en matière de détermination de la peine (Friesen, par. 39; Stone, par. 245).
[155]                     Toutefois, même si les points de départ ne sont pas considérés comme contraignants, l’établissement de points de départ est un processus qui requiert des discussions de politique d’intérêt général qu’un législateur ou un organisme créé par la loi, telle qu’une commission de détermination de la peine, est mieux à même de mener. C’est ce qui ressort clairement de l’approche adoptée par la Cour d’appel de l’Alberta pour fixer des points de départ, qui s’apparente à un processus législatif. Par exemple, au moment de fixer un point de départ pour les contacts sexuels graves, la Cour d’appel a exigé [traduction] « des éléments de preuve, des documents, des extraits de travaux de recherche et des arguments » sur 13 questions complexes (R. c. Bjornson, 2012 ABCA 230, 536 A.R. 1, par. 8; Hajar, par. 54). On peut considérer que, dans les arrêts Bjornson et Hajar, la Cour d’appel a exercé une fonction parallèle à celle du législateur, en définissant des sous‑catégories d’infractions et en établissant de nouvelles règles en matière de détermination de la peine pour chaque sous‑catégorie.
[156]                     Les points de départ risquent donc de faire office d’infractions criminelles créées par les tribunaux. Par exemple, le point de départ de trois ans pour le trafic commercial de cocaïne s’applique à un trafic [traduction] « plus que minimal » (R. c. Maskill (1981), 1981 ABCA 50 (CanLII), 29 A.R. 107 (C.A.), par. 20). La réponse à la question de savoir si le point de départ de trois ans s’applique dépend de divers [traduction] « indices » relatifs au caractère commercial du trafic, qui peuvent être « précisés par les tribunaux » (R. c. Melnyk, 2014 ABCA 313, 580 A.R. 389, par. 6). La Cour d’appel a effectivement créé une infraction aux fins de détermination de la peine. Or, la création de nouvelles infractions relève exclusivement du Parlement, et non des tribunaux (al. 9a) du Code criminel; McDonnell, par. 33‑34; Friesen, par. 37). Le principe de la séparation des pouvoirs exige des tribunaux qu’ils n’outrepassent pas les limites de leur fonction dans l’ordre constitutionnel et qu’ils « respecte[nt] de façon appropriée le domaine légitime de compétence » des autres organes de l’État (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 389), qui jouent des rôles et exercent des attributions institutionnelles distinctes (Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 29; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, par. 130‑131, le juge Rowe).
[157]                     Les cours d’appel provinciales ne sont pas aptes à établir des politiques en ce qui concerne la détermination de la peine, étant donné qu’elles ne disposent pas des ressources nécessaires pour recueillir des renseignements à cette fin et qu’elles sont structurées de manière à réagir aux affaires individuelles dont elles sont saisies (Commission canadienne sur la détermination de la peine, Réformer la sentence : une approche canadienne (1987), p. xxiv‑xxv; voir aussi Manson (1997), p. 291‑292; M. R. Bloos et W. N. Renke, « Stopping Starting Points : R. v. McDonnell » (1997), 35 Alta. L. Rev. 795, p. 806‑807). Les cours d’appel peuvent certainement fournir des balises et faire évoluer le droit en tenant compte de considérations de principe, mais elles sont mal équipées pour élaborer une politique générale en matière de détermination de la peine, en établissant par exemple des points de départ. Elles n’ont pas la capacité institutionnelle nécessaire pour recueillir et traiter le type de renseignements que réclamait la Cour d’appel de l’Alberta dans les affaires Bjornson et Hajar. Les fourchettes de peines ne suscitent pas les mêmes inquiétudes. Même si les cours d’appel orientent le droit dans une nouvelle direction, elles ne s’engagent pas dans un processus fortement axé sur des principes comme l’a fait la Cour d’appel de l’Alberta dans des affaires comme Hajar. Dans l’arrêt Friesen, par exemple, notre Cour a simplement déclaré qu’il pouvait s’avérer nécessaire de s’écarter des précédents et de rajuster la peine à la hausse (par. 107‑114). Elle n’a pas [traduction] « adopt[é] un type de méthode du point de départ », contrairement à ce que la Cour d’appel de l’Alberta a laissé entendre dans l’arrêt R. c. Hotchen, 2021 ABCA 119, 22 Alta. L.R. (7th) 64, par. 12.
[158]                     Dans d’autres ressorts qui appliquent la méthode des points de départ pour déterminer la peine, l’établissement des points de départ est une tâche généralement accomplie par des commissions sur la détermination de la peine, qui sont mieux équipées que les cours d’appel pour traiter de ces questions de principe interdépendantes (voir, p. ex., A. Ashworth et J. V. Roberts, « The Origins and Nature of the Sentencing Guidelines in England and Wales », dans A. Ashworth et J. V. Roberts, dir., Sentencing Guidelines :  Exploring the English Model (2013), 1, p. 3). En fait, la Commission canadienne sur la détermination de la peine a rejeté le recours à des grilles numériques comme celles dont se sont dotés certains États américains (p. 296‑300; J. V. Roberts, « Structuring Sentencing in Canada, England and Wales : A Tale of Two Jurisdictions » (2012), 23 Crim. L.F. 319, p. 323). Plus important encore, le Parlement a rejeté les modèles de lignes directrices en matière de détermination de la peine créés ou supervisés par les cours d’appel provinciales. Il a plutôt opté pour un large pouvoir discrétionnaire encadré par un ensemble commun d’objectifs et de principes.
[159]                     J’ajouterais qu’entre autres problèmes, les points de départ soulèvent des enjeux d’équité procédurale. Le délinquant se trouve dans une situation délicate parce qu’il ne dispose peut‑être pas des ressources nécessaires pour présenter au tribunal tous les éléments de preuve, les extraits d’ouvrages en sciences sociales, les statistiques et les arguments qui pourraient aider le tribunal à fixer un point de départ. Les délinquants se préoccupent de leur propre cause, et non de la situation de délinquants hypothétiques ou de principes généraux en matière de détermination de la peine. De plus, le point de départ qui a été fixé s’applique par la suite aux délinquants à venir, qui n’ont pas la possibilité de contester les preuves présentées par la Couronne.
b)      Sclérose et points de départ
[160]                     La détermination de la peine nécessite de la souplesse [traduction] « pour s’assurer d’infliger une peine qui est adaptée au délinquant et, de façon plus générale, qui convient à l’administration de la justice pénale » (Manson et autres, p. 38). La souplesse suppose que l’idée que l’on se fait d’une « peine indiquée » est susceptible d’évoluer. Ainsi que le juge d’appel MacKay l’a déclaré dans la décision Willaert, [traduction] « [u]ne peine jugée appropriée aujourd’hui aurait fort bien pu être tout à fait inacceptable il y a deux cents ans et serait probablement absurde dans deux cents ans. Il est donc impossible d’établir des règles absolues et permanentes » (p. 286). La méthode du point de départ ne permet pas une telle souplesse.
[161]                     En Alberta, par exemple, les points de départ ne peuvent être modifiés par la Cour d’appel que dans le cadre de sa procédure de réexamen, qui nécessite une autorisation préalable (Arcand, par. 107 et 195‑200). Cette exigence repose sur la prémisse que la peine qui s’écarte d’un point de départ modifie le droit existant en rendant caduc un précédent contraignant (par. 187). Ce problème de rigidité est aggravé par le fait que les points de départ sont souvent établis en réaction à la fréquence de la perpétration d’une infraction dans une collectivité et au vœu de rendre obligatoire l’infliction de peines plus sévères (voir, p. ex., R. c. Johnas (1982), 1982 ABCA 331 (CanLII), 41 A.R. 183 (C.A.), par. 5; R. c. Matwiy (1996), 1996 ABCA 63 (CanLII), 178 A.R. 356 (C.A.), par. 33). Par exemple, en l’espèce, la Cour d’appel a tenu compte de la crise de santé publique en Alberta pour établir le point de départ (Felix (ABCA), par. 40). Mais, même si la situation considérée comme justifiant l’établissement d’un point de départ peut disparaître, le point de départ s’applique tant qu’il n’est pas remplacé par un autre.
[162]                     L’incapacité des points de départ à évoluer est confirmée par la pratique. Je ne connais aucun point de départ qui a été réexaminé par la Cour d’appel de l’Alberta. Jusqu’à présent, dans les faits, le point de départ est immuable une fois qu’il a été fixé.
[163]                     En revanche, la modification des fourchettes de peines est un phénomène fréquent en common law :
     [traduction] Les « fourchettes » ne sont pas immuables. Comme elles ne sont que des lignes directrices, je ne les vois pas comme des règles de droit constant au même titre que les principes de droit contraignants. Les tribunaux peuvent, après mûre réflexion, les modifier délibérément. Ou bien, elles peuvent se trouver effectivement modifiées par suite d’une série de décisions rendues par les tribunaux en ce sens. Si une fourchette de peines est modifiée par suite de l’application de cas individuels au fil du temps, il n’est pas nécessaire de déclarer inapplicable la fourchette qui s’appliquait auparavant; il suffit de reconnaître que les tribunaux se sont adaptés et que les lignes directrices ont évolué. [Je souligne.]
      (R. c. Wright (2006), 2006 CanLII 40975 (ON CA), 83 O.R. (3d) 427, par. 22; voir aussi H. Parent et J. Desrosiers, Traité de droit criminel, t. III, La peine (3e éd. 2020), p. 699‑700.)
[164]                     À mon avis, la procédure de réexamen des points de départ est un autre indice que la méthode du point de départ est fondamentalement incompatible avec le droit canadien en matière de détermination de la peine. Comme de nombreux autres aspects de la méthode du point de départ, elle repose sur l’idée que les points de départ sont contraignants et doivent le demeurer. La rigidité des points de départ ne s’explique pas seulement par le fait que la Cour d’appel veille agressivement à leur application.  Elle est plutôt indissociable de leur application, y compris dans le cadre de la procédure de réexamen.
(2)         La détermination de la peine axée sur les points de départ est incompatible avec les principes de la détermination de la peine
[165]                     Une fois le point de départ fixé, l’étape suivante consiste pour le juge chargé de déterminer la peine à l’appliquer. À mon avis, il s’agit d’un autre aspect de la méthode du point de départ qui est incompatible avec les principes de la détermination de la peine prescrits par le Parlement et notre Cour. Même si la Cour d’appel devait appliquer correctement la norme de contrôle et cesser de considérer les points de départ comme contraignants, ce à quoi la Cour d’appel de l’Alberta résiste, les problèmes inhérents à l’application de la méthode du point de départ par les juges chargés de déterminer la peine ne seraient pas pour autant réglés. Premièrement, les juges chargés de déterminer la peine qui appliquent la méthode du point de départ disposent d’un pouvoir discrétionnaire moins étendu pour tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes, de sorte qu’ils sont moins susceptibles de prononcer des peines individualisées et proportionnées. Deuxièmement, les points de départ insistent trop sur la dissuasion et la dénonciation. Troisièmement, ils sont incompatibles avec les directives données par le Parlement en matière de détermination de la peine pour les délinquants autochtones. Enfin, ils ne fournissent pas de balises aux juges chargés de déterminer la peine sur certaines questions importantes.
a)               Les points de départ nuisent à l’individualisation de la peine et limitent le pouvoir discrétionnaire
[166]                     Les juges chargés de la détermination de la peine doivent individualiser la peine « tant au chapitre de la méthode que de celui du résultat » (Friesen, par. 38). Or, la méthode du point de départ ne permet pas aux juges d’individualiser suffisamment la peine, puisque cette méthode vise précisément à restreindre leur pouvoir discrétionnaire.
(i)              Les points de départ privilégient la prise en compte de la gravité de l’infraction au détriment de la culpabilité morale du délinquant
[167]                     Les points de départ sont définis uniquement en regard de la gravité de l’infraction. La culpabilité morale et les caractéristiques personnelles du délinquant ne sont qu’un facteur secondaire, lorsque le juge ajuste la peine à la hausse ou à la baisse par rapport au point de départ. Il s’agit là d’un problème méthodologique, car la gravité de l’infraction et la culpabilité morale du délinquant doivent être examinées dans le cadre d’une analyse intégrée si l’on veut obtenir une peine proportionnée. Le législateur définit d’ailleurs la proportionnalité en fonction de ces deux facteurs (art. 718.1 du Code criminel).
[168]                     Bien que la méthode du point de départ permette de rajuster la peine pour tenir compte de la situation individuelle de l’accusé, il s’agit d’une réponse inadéquate. Les juges chargés de la détermination de la peine ne doivent pas accorder la priorité à un seul des éléments de la proportionnalité en droit, même si le processus dans son ensemble tient effectivement compte des deux éléments de la proportionnalité. Dans l’arrêt Proulx, le juge en chef Lamer a expliqué que les présomptions propres à certaines infractions sont, dans le cadre de la détermination de la peine, incompatibles avec la méthode de détermination de la peine prescrite par le Parlement parce qu’elles ne tiennent pas suffisamment compte de la culpabilité morale du délinquant :
     À mon avis, la lacune dont souffre la thèse selon laquelle le principe de proportionnalité exclurait présomptivement certaines infractions du champ d’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement est qu’une telle approche met démesurément l’accent sur la gravité de l’infraction et pas assez sur la culpabilité morale du délinquant. Elle découle d’une méprise fondamentale en ce qui concerne la nature du principe. La proportionnalité commande un examen exhaustif des deux facteurs. [Souligné dans l’original; par. 83.]
[169]                     J’abonde dans le sens de la juge Bennett, de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, dissidente, mais non sur ce point, lorsqu’elle affirme :
      [traduction] La véritable difficulté que comportent les « peines fondées sur un point de départ » réside dans le fait qu’elles ont tendance à ignorer la situation du délinquant — ou du moins à en diminuer l’importance — et à se concentrer sur les circonstances entourant la perpétration de l’infraction. Ceci risque d’entraîner des peines qui ne sont pas proportionnées, étant donné qu’elles ne tiennent pas suffisamment compte de la culpabilité morale du délinquant.
      (R. c. Agin, 2018 BCCA 133, 361 C.C.C. (3d) 258, par. 97)
[170]                     Les juges chargés de la détermination de la peine qui appliquent une peine de base élaborée uniquement en fonction de la gravité de l’infraction ne suivent pas un processus véritablement individualisé :
      [traduction] Nous estimons que, même si notre système permet de plus grandes différences entre les peines, il a le mérite incontestable de donner la priorité à l’infraction particulière et au délinquant particulier, ce qui contribue à humaniser la détermination de la peine et à désamorcer toute velléité de transformer le processus en une activité mécanique. On aurait tort, dans notre système de détermination de la peine, de faire en sorte qu’un seul facteur soit plus important que le principe selon lequel la peine doit être adaptée à l’infraction particulière et au délinquant en question. La sensibilité et la souplesse dont on doit faire preuve dans la détermination de la peine exigent que la démarche à adopter s’appuie sur les faits de l’affaire et non sur une règle unique, aussi utile ou certaine qu’elle puisse être. [Je souligne.]
      (C. C. Ruby, Sentencing (2e éd. 1980), p. 423‑424)
[171]                     Contrairement aux points de départ, les fourchettes de peines ne sont pas des présomptions. Les juges chargés de la détermination de la peine n’ont pas l’obligation d’entamer leur analyse par la fourchette, et ils ajustent la peine pour tenir compte de la situation personnelle de l’accusé. Les fourchettes proposent simplement un éventail de peines habituellement infligées pour une infraction. En tenant compte à la fois de la gravité de l’infraction et de la culpabilité morale du délinquant, les fourchettes de peines permettent aux juges de donner pleinement effet à ces deux éléments.
[172]                     Je trouve révélateur que la Cour d’appel de l’Alberta ait estimé qu’il ne convenait pas d’utiliser les points de départ pour les jeunes contrevenants, en raison de l’importance que revêt l’individualisation lorsqu’il s’agit de déterminer la peine à infliger à un adolescent (R. c. W. (C.W.) (1986), 1986 ABCA 47 (CanLII), 43 Alta. L.R. (2d) 208, p. 212‑213). Notre Cour a depuis clairement déclaré que « la détermination de la peine est d’abord et avant tout un processus individualisé » aussi dans le cas des contrevenants adultes (Boudreault, par. 58). Si les points de départ sont incompatibles avec l’individualisation dans le cas des jeunes contrevenants, ils devraient également l’être pour les contrevenants adultes.
(ii)         Pondération préalable de facteurs par la cour d’appel
[173]                     En « intégrant » certains facteurs au point de départ, la cour d’appel prescrit effectivement le poids que doivent accorder à ces facteurs les juges chargés de déterminer la peine, écartant ainsi leur pouvoir discrétionnaire d’en établir le poids. Une partie de l’analyse se trouve déjà effectuée. La pondération préalable de facteurs empiète directement sur le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine : [traduction] « La pondération des facteurs pertinents, le processus de mise en balance, voilà l’objet de l’exercice du pouvoir discrétionnaire » (McKnight, par. 35, cité avec approbation dans Nasogaluak, par. 46). Même lorsque la cour d’appel ne se livre pas expressément à cette pondération, comme le proposent mes collègues (par. 46), les circonstances atténuantes sont toujours implicitement « intégrées » aux points de départ, car la notion même de point de départ exige que l’on se réfère à un infraction de base et à un délinquant type.
[174]                     Prenons l’exemple de la [traduction] « bonne moralité », un facteur qui est intégré aux points de départ (Arcand, par. 132; Felix (ABCA), par. 45). À moins de conclure que la moralité du délinquant était [traduction] « meilleure que ce que l’on pouvait supposer », le juge chargé de déterminer la peine ne peut accorder à ce facteur un poids différent ou supérieur (Arcand, par. 135). Il revient aux juges chargés de la détermination de la peine, et non aux cours d’appel, de déterminer le poids à accorder à ce facteur compte tenu de la situation du délinquant. Intégrer ce facteur au point de départ nuit à la capacité et au devoir des juges chargés de déterminer la peine de tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes pour déterminer la peine (Stone, par. 244). En outre, l’intégration de la « bonne moralité » suppose que ce facteur s’applique uniformément à tous les délinquants et elle néglige le fait que la bonne moralité est une question de degré (Bloos et Renke, p. 803). Une telle démarche est incompatible avec l’individualisation de la peine.
[175]                     Je reconnais que des circonstances atténuantes comme les antécédents de bonne moralité sont intégrées à certaines fourchettes de peines (voir, p. ex., R. c. H. (C.N.) (2002), 2002 CanLII 7751 (ON CA), 62 O.R. (3d) 564 (C.A.), par. 32; R. c. Voong, 2015 BCCA 285, 374 B.C.A.C. 166; R. c. Cunningham (1996), 1996 CanLII 1311 (ON CA), 104 C.C.C. (3d) 542 (C.A. Ont.), p. 546). Mais ce n’est pas la norme. À mon avis, l’intégration de pareils facteurs dans les fourchettes de peines est également discutable au regard de l’individualisation. Mais, en tout état de cause, l’intégration de facteurs dans une fourchette de peines n’entrave pas l’individualisation, contrairement aux points de départ. Les juges chargés de la détermination de la peine conservent le pouvoir discrétionnaire d’évaluer l’importance à accorder, par exemple, à la bonne moralité de l’accusé à l’intérieur ou même à l’extérieur de la fourchette de peines. Ce n’est pas le cas des juges qui utilisent la méthode du point de départ.
(iii)         Les points de départ créent une méthode artificielle de détermination de la peine en accordant trop d’importance aux catégories créées par les tribunaux
[176]                     Dans la méthode du point de départ, l’établissement de catégories joue un rôle capital. Ainsi, bien qu’elle ne soit [traduction] « pas toujours facile à établir » (Felix (ABCA), par. 51), la distinction entre le trafic de nature commerciale de la cocaïne et le trafic à grande échelle de cette drogue correspond à la différence entre un point de départ de trois ans et un point de départ de quatre ans et demi (R. c. Rahime, 2001 ABCA 203, 95 Alta. L.R. (3d) 237, par. 18; R. c. Ma, 2003 ABCA 220, 23 Alta. L.R. (4th) 14). Si l’on applique le même rapport au fentanyl, cette distinction insaisissable détermine si le point de départ applicable est de six ans ou de neuf ans. Donc, le point de mire cesse à tort d’être la question de savoir si la peine est juste et adaptée au délinquant, et il s’agit plutôt de savoir quelle catégorie d’origine judiciaire s’applique. En outre, la méthode du point de départ oblige les parties et les juges à déterminer quels facteurs peuvent justifier un écart par rapport au point de départ, compte tenu des facteurs qui sont déjà intégrés dans l’hypothétique infraction de base. Tel que l’expliquent M. R. Bloos et M. C. Plaxton, les points de départ [traduction] « assujettissent le processus de détermination de la peine à une compartimentation artificielle de facteurs qui, soit complique excessivement le processus, soit oblige le juge chargé de déterminer la peine à accorder à certains facteurs plus ou moins de poids qu’il ne le devrait » (« Starting‑Point Sentencing and the Application of Laberge In Unlawful Act Manslaughter Cases » (2003), 6 C.R. (6th) 346, p. 352).
[177]                     On ne devrait pas accabler les juges chargés de déterminer la peine de débats, de règles et de catégories aussi artificiels et alambiqués. Les juges devraient plutôt examiner de façon intégrée tous les facteurs pertinents et les comparer à des cas similaires afin de déterminer la peine juste et appropriée pour le délinquant qui se trouve devant eux (Bloos et Plaxton, p. 352).
[178]                     Les fourchettes de peines ne suscitent pas de craintes semblables. Les fourchettes prévues pour des catégories connexes se chevauchent généralement, tandis que l’on passe d’un point de départ à l’autre selon un parcours non linéaire. Les fourchettes indiquent aux juges chargés de la détermination de la peine d’examiner la gravité de l’infraction et la responsabilité du délinquant en les situant sur une échelle graduée. Par conséquent, comme le signale l’intervenante Legal Aid Society of Alberta au sujet des fourchettes de peines, [traduction] « il est rare de voir les juges s’enliser dans des désaccords sur la question de savoir si une infraction relève d’une sous‑catégorie définie, ou si une circonstance est aggravante ou atténuante par rapport à une infraction de base hypothétique » (m.i., par. 3). La méthode des fourchettes de peines se prête mieux à l’individualisation des peines.
(iv)         L’effet d’« agglutination » des points de départ
[179]                     Des auteurs ont fait remarquer que la méthode du point de départ a [traduction] « pour effet naturel de regrouper les peines autour d’une médiane plutôt que de les répartir à l’intérieur d’une fourchette pour tenir compte des circonstances individuelles » (Manson (1997), p. 282). Voilà ce qu’on appelle l’effet d’« agglutination », qui est [traduction] « l’antithèse de l’individualisation : plus il y a agglutination, moins il est probable que la peine tienne compte des particularités du cas ou qu’elle soit proportionnée » (I. D. Marder et J. Pina‑Sánchez, « Nudge the judge? Theorizing the interaction between heuristics, sentencing guidelines and sentence clustering » (2020), 20 C.C.J. 399, p. 401). Au contraire, les peines réparties à l’intérieur d’une fourchette sont davantage susceptibles de tenir compte des circonstances individuelles.
[180]                     Les parties contestent la possibilité de démontrer de façon empirique le phénomène de l’« agglutination ». Je relève toutefois que l’effet d’« agglutination » dans la détermination de la peine a déjà été étudié par plusieurs auteurs (voir, p. ex., Marder et Pina‑Sánchez; M. W. Bennett, « Confronting Cognitive “Anchoring Effect” and “Blind Spot” Biases in Federal Sentencing : A Modest Solution for Reforming a Fundamental Flaw » (2014), 104 J. Crim. L. & Criminology 489, p. 523‑529 (conclusion que même les grilles facultatives de peines produisent un [traduction] « important effet d’ancrage chez la plupart des juges »); D. M. Isaacs, « Baseline Framing in Sentencing » (2011), 121 Yale L.J. 426, p. 426 (conclusion que [traduction] « les peines s’agglutinent de façon disproportionnée autour de la peine habituellement infligée dans un régime de peines de base typique » (italique omis)); C. Guthrie, J. J. Rachlinski et A. J. Wistrich, « Inside the Judicial Mind » (2001), 86 Cornell L. Rev. 777, p. 787‑794 (sur l’effet d’« ancrage » des valeurs numériques de manière plus générale)). L’effet d’ancrage entraîne une partialité cognitive notoire : les jugements définitifs tendent de manière disproportionnée à se regrouper autour du point de départ du raisonnement d’un décideur (A. Tversky et D. Kahneman, « Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases » (1974), 185 Science 1124, p. 1128). Bien que les fourchettes de peines puissent elles aussi produire un effet d’agglutination, ce phénomène se produit habituellement dans des ressorts où les fourchettes de peines sont établies au moyen de grilles de peines (comme c’est le cas dans plusieurs États américains) ou par des commissions sur la détermination de la peine (p. ex., au Royaume‑Uni) (Marder et Pina‑Sánchez; Bennett).
[181]                     Selon la Couronne, les peines qui s’écartent considérablement du point de départ constituent une preuve de l’inexistence de l’effet d’agglutination. Toutefois, dans bon nombre des arrêts qu’elle cite, la Cour d’appel est intervenue pour modifier les peines modérées auxquelles l’accusé avait été condamné en raison de la situation de l’accusé et des circonstances entourant la perpétration de l’infraction au motif que le juge n’avait pas bien appliqué le point de départ (R. c. Corbiere, 2017 ABCA 164, 53 Alta. L.R. (6th) 1; R. c. Giroux, 2018 ABCA 56, 68 Alta. L.R. (6th) 21; R. c. L’Hirondelle, 2018 ABCA 33; R. c. Melnyk, 2014 ABCA 344, 584 A.R. 238). Ces décisions ne permettent donc pas d’affirmer que la méthode du point de départ est compatible avec l’individualisation de la peine ou de réfuter l’existence d’un effet d’agglutination.
[182]                     Qui plus est, l’« agglutination » est une conséquence logique. Par exemple, il sera plus difficile d’infliger une peine de 90 jours à un délinquant reconnu coupable de trafic de cocaïne ou de crack qui bénéficie d’un excellent potentiel de réinsertion sociale et de circonstances atténuantes très favorables si le point de départ est de 3 ans plutôt que si la fourchette de peines se situe entre 6 mois et 4 ans (comp. R. c. Godfrey, 2018 ABCA 369, 77 Alta. L.R. (6th) 213, et R. c. Zawahra, 2016 QCCA 871).
[183]                     Bien qu’il existe peu de preuves empiriques, celles dont nous disposons renforcent l’idée que les points de départ posent problème en pratique, tout autant qu’en principe.
b)               Les points de départ insistent trop sur la dénonciation et la dissuasion
[184]                     En théorie, la Cour d’appel pourrait fixer des points de départ pour tenir compte des divers principes de détermination de la peine. Mais ce serait oublier comment les points de départ s’appliquent en pratique. Les points de départ sont souvent fixés pour insister sur la dissuasion et la dénonciation, ce qui, par ricochet, assure l’infliction de sanctions plus punitives (Manson (1997), p. 279, citant R. c. Sprague (1974), 1974 CanLII 1637 (AB CA), 19 C.C.C. (2d) 513 (C.A. Alb.); Johnas). Ceci va à l’encontre des objectifs de la réforme du régime de détermination de la peine de 1996, en l’occurrence : « . . . réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction [et] élargir l’application des principes de justice corrective au moment du prononcé de la peine » (Gladue, par. 48; al. 718.2e) du Code criminel). Comme le fait remarquer un auteur :
     [traduction] Les principes de justice corrective n’apparaissent dans aucune des décisions albertaines où les points de départ ont été appliqués. Invariablement, ces décisions affirment que les infractions nécessitent une peine qui met l’accent sur la dissuasion et la dénonciation. Bien que certaines infractions et certains délinquants méritent des sanctions sévères, le fait pour le tribunal de créer une catégorie d’infractions et de supprimer ensuite toute mention des principes de justice corrective du cadre d’analyse de la détermination de la peine n’est pas en phase avec la philosophie exprimée par le législateur lorsqu’il a adopté la partie XXIII du Code criminel, en particulier les al. 718.2d) et e). [Je souligne.]
      (P. L. Moreau, « Trouble for Starting Points? » (2021), 68 C.R. (7th) 129, p. 135)
[185]                     Les points de départ font en sorte qu’il est plus difficile pour les juges d’accorder le poids qu’il convient aux principes de la justice corrective parce que les points de départ sont conçus de manière à ce qu’il soit facile de les rajuster à la hausse et difficile de les rajuster à la baisse. Comme je l’ai déjà mentionné, les points de départ intègrent généralement l’absence d’antécédents criminels, les antécédents de bonne moralité et le principe de modération dans le recours à l’incarcération (Arcand, par. 132‑136, 293 et 333). De plus, [traduction] « [l]e lien entre le crime et la toxicomanie n’est pas considéré comme une circonstance atténuante importante » et « [l]e respect des conditions de la mise en liberté sous caution [est] au mieux un facteur neutre » (Godfrey, par. 16). Bien entendu, les points de départ ne sont pas des peines minimales (Arcand, par. 131). Néanmoins, ils excluent explicitement ou implicitement la prise en compte d’une foule de circonstances atténuantes (Bloos et Renke, p. 803; Manson (2001), p. 68). En bref, les juges utilisant une méthode de détermination de la peine qui insiste trop sur la dissuasion et la dénonciation et qui empêche de tenir compte de multiples circonstances atténuantes risquent de faire l’impasse sur des peines appropriées moins sévères.
c)               La méthode du point de départ est contraire aux lignes directrices établies par le Parlement pour la condamnation des délinquants autochtones
[186]                     L’alinéa 718.2e) oblige les juges chargés de déterminer la peine à accorder une attention particulière aux circonstances dans lesquelles se trouvent les délinquants autochtones. Dans l’arrêt Gladue, notre Cour a expliqué que « l’al. 718.2e) a l’effet de modifier la méthode d’analyse que les juges doivent suivre lorsqu’ils déterminent la peine appropriée pour des délinquants autochtones » (par. 93(5); Ipeelee, par. 59). L’arrêt Gladue impose aux juges l’obligation « d’aborder la détermination de la peine à infliger à des délinquants autochtones d’une façon individualisée, mais différente » en tenant compte des facteurs systémiques et historiques pouvant influer sur la culpabilité du délinquant et des types de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou de ses attaches autochtones (par. 93(6); Ipeelee, par. 72‑73 et 75).
[187]                     La détermination de la peine est, dans le cas des délinquants autochtones, un processus hautement individualisé qui reconnaît que « la situation des autochtones est particulière » (Gladue, par. 93(6)). Par conséquent, du point de vue méthodologique, ce serait une erreur pour les juges de déterminer la peine appropriée pour un délinquant autochtone en se référant au délinquant type non autochtone :
      Si le délinquant est un Autochtone, le tribunal doit tenir compte de sa situation dans son ensemble, y compris les circonstances particulières décrites dans l’arrêt Gladue. Il serait illogique de comparer la peine à infliger au délinquant autochtone avec celle que se verrait imposer un délinquant hypothétique non autochtone, parce qu’un seul délinquant se trouve devant le tribunal. [Je souligne.]
      (Ipeelee, par. 86)
[188]                     « [C]omparer la peine à infliger au délinquant autochtone avec celle que se verrait imposer un délinquant hypothétique non autochtone » est précisément ce que prévoit la méthode du point de départ dans le cas des délinquants autochtones. La méthode du point de départ réduit l’analyse holistique proposée dans l’arrêt Gladue à une opération de soustraction d’une valeur mineure au point de départ (dans certains cas) (voir, p. ex., Corbiere et Arcand). Il s’agit là d’un problème inhérent à la méthode du point de départ. Le défaut d’appliquer la méthode établie par l’arrêt Gladue constitue une erreur justifiant l’intervention de la cour d’appel (Ipeelee, par. 87).
[189]                     Il n’est donc guère étonnant, compte tenu de cette méthode erronée de détermination de la peine, que la méthode du point de départ semble détourner les tribunaux albertains de l’application du processus différent de détermination de la peine énoncé dans l’arrêt Gladue. Ainsi, dans l’arrêt Arcand, la Cour d’appel de l’Alberta est restée presque muette sur l’importance du fait que M. Arcand était un Autochtone et sur l’incidence de l’arrêt Gladue (Rudin, p. 1007; pour d’autres décisions qui montrent comment les points de départ font échec aux facteurs de l’arrêt Gladue, voir L’Hirondelle; Corbiere; Giroux; R. c. Wilson, 2009 ABCA 257, 9 Alta. L.R. (5th) 283; R. c. Huskins, 2018 ABPC 227; R. c. Soosay, 2017 ABQB 478). Le professeur T. Quigley relève également que les juges d’appel [traduction] « qui appliquent résolument la méthode du point de départ et brandissent le spectre de la disparité » sont moins enclins à condamner les délinquants autochtones à des peines d’emprisonnement avec sursis ou à rendre des décisions faisant intervenir des conseils de détermination de la peine (« Are We Doing Anything about the Disproportionate Jailing of Aboriginal People? » (1999), 42 Crim. L.Q. 129, p. 144).
[190]                     Ce n’est pas une coïncidence. C’est plutôt une des conséquences de la méthode du point de départ, qui est axée sur le « délinquant type » et qui ne s’adapte qu’aux délinquants eux‑mêmes et tend à augmenter les taux d’incarcération (Manson (1997), p. 280‑283). La méthode actuellement employée va à l’encontre des directives données par le Parlement en faveur d’un processus hautement individualisé qui tient pleinement compte de la situation unique des délinquants autochtones.
d)               La méthode du point de départ n’offre pas de balises suffisantes aux juges chargés de déterminer la peine
[191]                     En plus de restreindre le pouvoir discrétionnaire des juges, les points de départ ne sont paradoxalement pas aussi efficaces que les fourchettes de peines pour donner des indications suffisantes aux juges chargés de déterminer la peine sur des aspects importants. Premièrement, les points de départ n’offrent aucun point de repère en ce qui concerne les écarts habituels entre les peines. Les fourchettes de peines sont plus représentatives parce qu’elles sont le résultat d’une série de précédents et qu’elles illustrent l’éventail typique de peines possibles. En revanche, comme l’admet même un partisan de la méthode du point de départ en matière de détermination de la peine, les points de départ donnent peu d’indications quant au [traduction] « degré ou à l’ampleur des conséquences des circonstances aggravantes ou des circonstances atténuantes » (P. Moreau, « In Defence of Starting Point Sentencing » (2016), 63 Crim. L.Q. 345, p. 355).
[192]                     Deuxièmement, à la différence des fourchettes de peines, les points de départ ne peuvent « refl[éter] toute la gamme des situations factuelles dans le monde et la multitude des points de vue judiciaires » et « incarne[r] l’expérience collective et la sagesse des juges » (Friesen, par. 33). L’absence de précédents représentatifs est susceptible de rendre l’application des points de départ plus mécanique. Je suis d’accord avec la critique que le professeur Ruby adresse à la Cour d’appel de l’Alberta en ce qui concerne sa façon d’aborder les précédents :
     [traduction] La Cour d’appel de l’Alberta — qui fait cavalier seul à cet égard parmi les cours d’appel provinciales — a élaboré une doctrine selon laquelle les avocats ne peuvent plaider que les décisions que la Cour elle‑même a désignées comme constituant des précédents en matière de détermination de la peine (elle a même exclu certains de ses propres arrêts) . . .
     Toutefois, cette insistance sur le fait que certains précédents de la Cour d’appel ne doivent tout simplement pas être invoqués va à l’encontre de l’obligation légale énoncée à l’alinéa 718.2b) du Code criminel, qui oblige le tribunal à tenir compte du principe de « l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables ». Le Code ne considère pas comme suffisant le fait que la peine soit semblable à certaines peines, mais pas à toutes les peines pertinentes. D’ailleurs, la règle semble enfreindre ce principe. Elle fait penser à une consigne donnée à des enfants : « Fais ce que je dis, pas ce que je fais ». [Je souligne.]
      ((2020), §§ 4.22 et 4.23)
[193]                     Les points de départ limitent donc la capacité des juges chargés de déterminer la peine à puiser dans un large éventail d’expériences, ce qui va à l’encontre du principe de la parité.
(3)         L’intervention rigide de la cour d’appel est inévitable
[194]                     La dernière caractéristique pertinente de la méthode du point de départ est le fait que les cours d’appel veillent agressivement à son application. Les juges chargés de la détermination de la peine qui ne s’attèlent pas à cette tâche à partir d’un point de départ ou qui s’en écartent nettement peuvent s’attendre à voir leurs décisions infirmées (R. c. Ilesic, 2000 ABCA 254, 89 Alta. L.R. (3d) 299, par. 6; Arcand, par. 116‑117; Ruby (2020), § 4.12). À mon avis, il ne suffit pas de réitérer la norme établie de contrôle en appel pour régler le problème. Notre Cour a constamment rappelé aux cours d’appel provinciales de ne pas modifier les peines à moins qu’elles soient manifestement non indiquées ou qu’elles soient entachées d’une erreur de principe importante (Lacasse, par. 11; Friesen, par. 26). Pourtant, la Cour d’appel de l’Alberta continue de se fonder sur les points de départ pour contourner cette norme. D’ailleurs, en appliquant strictement la méthode du point de départ, il lui est difficile de faire autrement.
[195]                     Dans l’arrêt McDonnell, notre Cour a désapprouvé la démarche interventionniste prise par la Cour d’appel de l’Alberta en ce qui concerne les points de départ. Elle a déclaré que « l’omission de situer une infraction particulière dans une catégorie [. . .] créée par les tribunaux, aux fins de la détermination de la peine, ne constitue jamais une erreur de principe en soi » parce qu’il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des décisions rendues par les juges chargés de déterminer la peine (par. 32). Dans l’arrêt Proulx, notre Cour a rappelé que les points de départ ne peuvent servir que de « guides » aux juridictions inférieures (par. 86).
[196]                     Malgré ces termes forts, [traduction] « la Cour d’appel de l’Alberta refuse de considérer les points de départ comme de simples points de repère » (Ruby (2020), § 23.15). La Cour d’appel a clairement indiqué que, comme les points de départ sont conçus pour minimiser la disparité des peines, il n’est pas loisible aux juges chargés de déterminer la peine de les ignorer ou de n’y adhérer que pour la forme (Arcand, par. 118; R. c. Innes, 2012 ABCA 283, par. 5 (CanLII)). Elle a rappelé aux juges chargés de déterminer la peine que, même s’ils peuvent s’écarter du point de départ, [traduction] « la prudence est de mise », car « [l]es faits invoqués pour justifier une dérogation au point de départ doivent être pertinents pour la détermination de la peine et justifier raisonnablement cette dérogation » (Arcand, par. 106). Autrement dit, elle considère les points de départ comme contraignants. Ainsi que les juges O’Brien et Hunt l’ont fait observer dans leurs motifs distincts dans l’arrêt Arcand, la majorité ne s’est pas [traduction] « entièrement conformée à la jurisprudence de la Cour suprême » et a effectivement élevé les points de départ au rang de « règle de droit » (par. 302(a) et 352).
[197]                     Même après l’arrêt Lacasse, dans lequel notre Cour a réaffirmé que les cours d’appel ne peuvent intervenir parce qu’elles auraient classé la peine dans une autre catégorie (par. 51), la Cour d’appel de l’Alberta persiste à dire que l’omission de faire relever une infraction de la bonne catégorie constitue une erreur susceptible de contrôle (voir, p. ex., R. c. Reddekopp, 2018 ABCA 399, 79 Alta. L.R. (6th) 215, par. 5; Godfrey, par. 6). Elle continue de qualifier de « contraignante » la jurisprudence dans laquelle elle a établi des points de départ (Godfrey, par. 15; R. c. J.A.S., 2019 ABCA 376, par. 12‑13 (CanLII); Hajar, par. 160‑161; D.S.C., par. 40). Dans l’arrêt Parranto, la Cour d’appel de l’Alberta a affirmé que toute dérogation à la méthode du point de départ constitue une erreur, ajoutant que les juges chargés de déterminer la peine ne peuvent considérer les points de départ comme [traduction] « simplement incitatifs ou suggestifs » (2019 ABCA 457, 98 Alta. L.R. (6th) 114, par. 28‑29). Cette façon de voir ne respecte pas la jurisprudence de notre Cour, notamment les arrêts McDonnell et Lacasse.
[198]                     Les juges chargés de la détermination de la peine ont affirmé que l’approche de la Cour d’appel de l’Alberta limitait leur pouvoir discrétionnaire et leur capacité d’élaborer des peines individualisées ou de s’écarter de la méthode du point de départ malgré la jurisprudence claire de la Cour suprême (voir, p. ex., R. c. Moriarty, 2016 ABPC 25, 34 Alta. L.R. (6th) 110, par. 145; R. c. Boriskewich, 2017 ABPC 202, 62 Alta. L.R. (6th) 194, par. 51‑52).
[199]                     La Cour a rappelé, dans l’arrêt Friesen, le rapport entre la norme de contrôle et les points de départ : « Les [. . .] points de départ ne sauraient être contraignants en théorie ou en pratique, et les cours d’appel ne peuvent interpréter ou appliquer la norme de contrôle afin de les utiliser, contrairement à ce qui a été dit dans l’arrêt R. c. Arcand . . . » (par. 37).
[200]                     Pourtant, dans au moins certaines de ses décisions, la Cour d’appel de l’Alberta reste d’avis que les points de départ sont contraignants et restreignent le pouvoir discrétionnaire des juges de prendre en considération tous les facteurs pertinents. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Wakefield, 2020 ABCA 352, elle a conclu que le juge du procès avait commis une erreur de principe en procédant à partir du mauvais point de départ, et elle a modifié la peine (par. 26 (CanLII), voir aussi R. c. Roberts, 2020 ABCA 434, 17 Alta. L.R. (7th) 255, par. 26 et 50; R. c. Morton, 2021 ABCA 29, par. 25 (CanLII)). Les appels de notre Cour en faveur de la déférence et de l’individualisation des peines n’ont pas été entendus.
[201]                     Le fait que la Cour d’appel de l’Alberta continue à assurer rigidement l’application des points de départ met en évidence l’incompatibilité fondamentale entre la méthode du point de départ et la norme de contrôle axée sur la déférence. La Cour d’appel de l’Alberta a trouvé plusieurs moyens de contourner la norme de contrôle en raison des points de départ : elle intervient si le juge chargé de déterminer la peine n’a pas tenu compte du point de départ prescrit (R. c. Tran, 2010 ABCA 317, 490 A.R. 229, par. 16; Giroux, par. 12); si la peine n’accorde pas un poids suffisant aux facteurs de la dissuasion et de la dénonciation qui sont intégrés au point de départ (Godfrey, par. 17); si le juge chargé de déterminer la peine a tenu compte d’un facteur déjà intégré dans le point de départ, ce qui se traduit ainsi par une double prise en compte (R. c. G.B., 2013 ABCA 93, 544 A.R. 127, par. 5; R. c. Brodt, 2016 ABCA 373, 46 Alta. L.R. (6th) 213, par. 7); et si la peine s’écarte de façon marquée du point de départ (Corbiere, par. 25‑27). Les écarts par rapport aux points de départ facilitent l’intervention de la cour d’appel davantage que dans le cas des fourchettes de peines :
      [traduction] . . . il est beaucoup plus facile d’infirmer une peine d’emprisonnement de 15 mois lorsque le point de départ est de 3 ans que lorsque la fourchette de peines est de 12 mois à 3 ans. L’écart par rapport à la limite inférieure de la fourchette de peines peut être considéré acceptable lors du contrôle en appel, tandis qu’un écart par rapport au point de départ est plus facilement considéré comme une erreur justifiant l’infirmation.
      (Gashikanyi, par. 35)
[202]                     En fait, la méthode du point de départ multiplie les risques d’« erreurs », augmentant ainsi les possibilités pour la cour d’appel de modifier les peines.
[203]                     Il est plus que temps de régler définitivement les problèmes méthodologiques que comportent les points de départ. Ces lacunes sont structurelles. On ne peut y remédier en répétant, une fois de plus, des exhortations relatives au respect de la norme de contrôle. Cela ne devrait surprendre personne, étant donné que l’objectif de la méthode du point de départ est de favoriser le contrôle des cours d’appel et que cet objectif est indissociable du mode d’application de cette méthode. Par conséquent, l’affaiblissement du contrôle valable en appel de la détermination de la peine ne saurait être considéré comme une mauvaise application de la méthode du point de départ. C’est plutôt la réalisation de son objectif. En conséquence, la seule solution efficace au problème consiste, à mon avis, à déclarer que la méthode du point de départ ne devrait plus être utilisée.
III.         Dispositif
[204]                     Je suis d’avis de désavouer la méthode des points de départ en matière de détermination de la peine. Je suis d’accord avec le juge Moldaver et je souscris aux motifs qu’il expose pour trancher les pourvois et aux balises supplémentaires qu’il propose.
 
Version française des motifs des juges Abella et Karakatsanis rendus par
 
                    La juge Karakatsanis —
[205]                     J’ai pris connaissance des motifs de mes collègues les juges Brown et Martin. Je souscris à l’analyse qu’ils font aux par. 9 à 54 selon laquelle les points de départ constituent un type d’indications valables données par les juridictions d’appel pour la détermination de la peine, à condition que leur utilisation ne compromette pas la norme de contrôle en matière de détermination de la peine qui oblige les juridictions d’appel à faire preuve d’un degré élevé de déférence. Je ne suis cependant pas d’accord avec leur décision de rejeter les deux présents pourvois. Malgré l’importance que les parties ont accordée à la méthode des points de départ dans leurs observations, le bien-fondé des présents pourvois dépend en fin de compte des principes bien établis relatifs à la déférence dont il y a lieu de faire preuve en appel à l’égard des décisions des juges du procès en matière de détermination de la peine. La détermination de la peine est un art, et non une science, et les juridictions d’appel doivent faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la façon dont le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire pour élaborer une peine appropriée et individualisée. L’intervention de la cour d’appel n’est justifiée que lorsque le juge du procès a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine ou que la peine est manifestement non indiquée : R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 39‑44 et 52‑55.
[206]                     À mon avis, ni l’un ni l’autre des juges du procès n’a commis d’erreur de principe ou prononcé de peine manifestement non indiquée. Dans les deux affaires, la Cour d’appel n’a pas agi avec modération et déférence, mais a plutôt adopté une attitude interventionniste et inquisitrice. Elle a reproché aux juges du procès la façon pourtant raisonnable dont ils avaient exercé leur pouvoir discrétionnaire, elle a écarté leurs conclusions de fait et elle n’a pas tenu compte de la conscience de la gravité des infractions dont ils avaient témoigné. Les deux pourvois devraient donc être accueillis et les peines initiales rétablies.
[207]                     Mes collègues ont exposé en détail les faits relatifs à chaque pourvoi et je n’ai pas l’intention de les répéter. Il suffit de dire que les appelants étaient tous deux des trafiquants de fentanyl très prolifiques et expérimentés. Monsieur Felix a été condamné à une peine globale d’emprisonnement de 7 ans (2019 ABQB 183), tandis que M. Parranto s’est vu infliger une peine globale de 11 ans (2018 ABQB 863).
[208]                     Comme je vais l’expliquer, il ressort des motifs de leur peine respective que les juges du procès étaient tous deux conscients de la nature très grave des infractions commises par les appelants. Si les peines qui ont en fin de compte été infligées étaient plus clémentes que ce que la gravité de l’infraction laissait entrevoir, ce n’est pas parce que les juges du procès se sont montrés indulgents à l’égard du trafic de fentanyl à grande échelle, mais plutôt parce qu’ils ont exercé raisonnablement leur pouvoir discrétionnaire en accordant beaucoup de poids aux circonstances atténuantes et aux principes relatifs à la réinsertion sociale des délinquants. Il n’était pas loisible à la Cour d’appel — pas plus qu’il n’est loisible à notre Cour — de soupeser de nouveau ces facteurs ou de remettre en question ces principes.
I.               Décisions des juridictions inférieures
A.           R. c. Felix, 2019 ABQB 183 (le juge Burrows)
[209]                     Dans le cas de M. Felix, le juge du procès a clairement évoqué les dangers du fentanyl et la gravité des infractions commises par M. Felix :
     [traduction] Les crimes de M. Felix concernent deux drogues illicites très dangereuses : le fentanyl et la cocaïne. Ces deux drogues sont très toxicomanogènes. Leur consommation peut causer des dommages physiques et mentaux graves, voire la mort du consommateur. Le consommateur de fentanyl s’expose à un risque particulièrement élevé. Une dose même relativement modeste peut s’avérer une surdose et facilement entraîner la mort.
     L’usage illicite de ces drogues dangereuses a de nombreuses répercussions non seulement sur le consommateur, mais aussi sur le reste de la société. Le traitement des dommages physiques et mentaux subis par les consommateurs nécessite de consacrer des ressources du système de santé qui sont déjà mises à rude épreuve. Les toxicomanes financent souvent leur dépendance par la criminalité. De plus, des crimes violents sont souvent commis par des individus qui se livrent activement au trafic de drogues pour protéger leur territoire de vente ou pour se venger lorsque les dettes de drogue ne sont pas payées. Les victimes de ces crimes sont souvent de simples passants.
     Les crimes liés au trafic de drogue sont fondamentalement différents des autres crimes. Le criminel et la victime immédiate, le consommateur, sont tous deux des participants volontaires à la perpétration du crime. Aucun des acteurs impliqués n’est à l’abri des conséquences de la perpétration de cette infraction. Cette caractéristique amplifie la gravité déjà très élevée des infractions liées à la drogue. [par. 37‑39 (CanLII)]
[210]                     Le juge du procès a clairement reconnu que le trafic de fentanyl était une infraction très grave.
[211]                     De même, le juge du procès n’a pas minimisé le degré élevé de culpabilité de M. Felix. Il a estimé que la culpabilité morale de M. Felix constituait [traduction] « une circonstance aggravante très importante », se situant « près de la limite supérieure » dans l’échelle de la culpabilité morale : par. 41‑42.
[212]                     Le juge du procès a toutefois tenu compte de plusieurs circonstances atténuantes importantes. Il a estimé que le potentiel de réinsertion sociale de M. Felix était [traduction] « extrêmement prometteur » : par. 48. Il a souligné l’absence de casier judiciaire de M. Felix, de même que ses antécédents positifs, notamment le fait qu’il exploitait une entreprise légitime qui avait contribué à la reconstruction et à la restauration de Fort McMurray à la suite des feux de forêt de 2016 : par. 31 et 44. Le juge du procès a également constaté que M. Felix bénéficiait [traduction] « d’un soutien très solide et généralisé de la part de ses amis, des membres de sa famille, de ses collègues de travail et de ses voisins » (par. 44), et a mentionné qu’il avait recueilli « une collection impressionnante » de 17 lettres de recommandation positives (par. 35). Enfin, il a signalé comme circonstance atténuante le plaidoyer de culpabilité de M. Felix qui, bien que tardif, avait permis d’éviter un long procès : par. 43.
[213]                     Le juge du procès s’est ensuite penché sur la fourchette de peines que l’on pouvait dégager de la jurisprudence albertaine en matière de trafic de fentanyl. Il a retenu une fourchette de peines de cinq à sept ans d’emprisonnement, mais a souligné que, compte tenu du degré élevé de culpabilité morale de M. Felix, sa peine devait [traduction] « se situer au moins au sommet » de cette fourchette de peines : par. 79‑80. Le juge du procès a également envisagé la possibilité de faire relever M. Felix d’une fourchette de peines plus élevée de cinq à neuf ans et demi d’emprisonnement, mais a écarté cette éventualité au motif que [traduction] « l’on accorderait ainsi pas le poids approprié aux circonstances atténuantes [. . .] ou au fait que les deux autres personnes accusées avec M. Felix ont été condamnées à des peines de cinq ans » : par. 81.
[214]                     Le juge du procès a conclu ses motifs en discutant des objectifs de la détermination de la peine. Il a souligné la nécessité de [traduction] « dénoncer fermement » les actes de M. Felix en le condamnant à une peine qui « aura un solide effet dissuasif sur autrui » : par. 82. Toutefois, il a mis en balance l’accent mis sur la dénonciation et la dissuasion avec les circonstances atténuantes qu’il avait constatées et avec les perspectives de réinsertion sociale de M. Felix, notamment sa participation à des [traduction] « activités socialement positives », et il l’a finalement condamné à une peine de sept ans d’emprisonnement : par. 83‑84.
B.            R. c. Felix, 2019 ABCA 458 (la juge Antonio, avec l’accord des juges Paperny, Watson, Slatter et Crighton)
[215]                     La Cour d’appel a annulé la peine de sept ans d’emprisonnement infligée à M. Felix. Suivant la Cour d’appel, le juge du procès avait choisi des cas de comparaison [traduction] « incorrects » pour conclure que la fourchette de peines applicable était de cinq à sept ans : par. 72. La Cour d’appel a relevé trois erreurs découlant de la façon dont le juge du procès [traduction] « directement traité les précédents qu’il a examinés » (par. 72‑73), en l’occurrence :
•   en ne distinguant pas adéquatement le trafic commercial de drogues du trafic de drogues à grande échelle dans sa sélection des cas de comparaison;
•   en ne tenant pas compte du rôle que l’accusé jouait au sein de l’organisation, notamment en se servant des peines infligées à ses « passeurs » comme exemples directs de comparaison;
•   en comptant en double la circonstance atténuante que constituait le plaidoyer de culpabilité, en s’en servant pour réduire la peine à la lumière des précédents dont il avait déjà tenu compte pour réduire la peine du fait du plaidoyer de culpabilité.
[216]                     La Cour d’appel a en outre estimé que [traduction] « [c]es erreurs se sont traduites par une peine manifestement non indiquée » : par. 73.
[217]                     La Cour d’appel a ensuite infligé une nouvelle peine à M. Felix à la lumière du point de départ de neuf ans qu’elle avait fixé. D’après elle, le rôle que M. Felix avait joué au sommet de son organisation constituait une [traduction] « circonstance aggravante importante » : par. 75. Exprimant une opinion diamétralement opposée à celle du juge du procès, la Cour d’appel a conclu qu’il y avait [traduction] « fort peu de circonstances atténuantes » : par. 76. La Cour d’appel a estimé que la [traduction] « collection impressionnante » (par. 35) de lettres de recommandation, aux dires du juge du procès, constituait « une circonstance atténuante négligeable », car ces lettres renfermaient « des suppositions inexactes sur la personnalité de M. Felix et sur sa contribution à la collectivité » (par. 77). En somme, la Cour d’appel a conclu que la peine juste aurait été de 13 ans d’emprisonnement; elle a toutefois ramené cette peine à 10 ans, soit la peine que la Couronne avait réclamée au procès : par. 79‑82.
C.            R. c. Parranto, 2018 ABQB 863 (le juge Ouellette)
[218]                     À l’instar du juge du procès dans le cas de M. Felix, le juge du procès saisi du cas de M. Parranto était pleinement conscient des dangers du fentanyl, signalant la forte accoutumance qu’il crée et les risques de mort qu’il comporte. Il a notamment fait état de la hausse des décès liés au fentanyl au cours des dernières années : par. 49‑52 et 66‑67. Il a estimé qu’il fallait d’abord et avant tout insister sur la dénonciation et la dissuasion : par. 66. Ainsi qu’il l’a affirmé :
      [traduction] Le fait qu’au moins une personne meurt chaque jour du fentanyl exige que l’on dénonce les individus qui en font le trafic. [par. 66]
[219]                     Là encore, le juge du procès a clairement considéré le trafic de fentanyl à grande échelle comme une infraction très grave.
[220]                     En ce qui concerne la culpabilité morale de M. Parranto, le juge du procès a conclu qu’il était [traduction] « un intermédiaire dans le trafic de fentanyl à grande échelle », étant donné que, même si son degré de culpabilité ne se situait pas à « la limite inférieure » de l’échelle de la culpabilité morale, il était moins coupable moralement que ceux qui produisent ou importent du fentanyl : par. 69.
[221]                     Tout comme dans le cas de M. Felix, le juge du procès dans celui de M. Parranto a conclu que l’échelle de peines applicable pour le trafic de fentanyl à grande échelle était de cinq à sept ans : par. 65.
[222]                     Le juge du procès a ensuite énuméré un certain nombre de circonstances aggravantes et de circonstances atténuantes. Il a considéré comme une circonstance aggravante le fait que M. Parranto avait un casier judiciaire et qu’il avait commis sa deuxième série d’infractions alors qu’il était en liberté relativement à la première série : par. 77‑79. Il a considéré comme une circonstance atténuante [traduction] « importante » le fait que M. Parranto avait rapidement reconnu sa culpabilité et qu’il avait exprimé des remords : par. 80‑81. Il a également conclu que l’héritage métis de M. Parranto était une circonstance atténuante et que l’on pouvait tenir compte de la toxicomanie de M. Parranto pour déterminer sa peine, même s’il ne s’agissait pas d’une [traduction] « véritable circonstance atténuante » : par. 82‑83.
[223]                     Le juge du procès s’est ensuite mis à élaborer une peine juste pour M. Parranto. La démarche qu’il a employée était claire et méthodique pour ce qui est du poids qu’il a accordé à chacun des facteurs pertinents. Il a d’abord déterminé quelle peine serait juste pour chaque série d’infractions reprochées indépendamment des circonstances atténuantes et du principe de totalité. Pour la première série d’infractions, le juge du procès a conclu que la peine juste serait de neuf ans : sept ans pour le trafic de fentanyl, deux ans pour les accusations relatives aux armes à feu, à purger consécutivement, ainsi que des peines concurrentes pour les violations de l’ordonnance judiciaire et de l’engagement : par. 88‑89. Pour la seconde série d’infractions, le juge du procès a estimé qu’une peine juste serait de 11 ans — 8 ans pour le trafic de fentanyl, 3 ans à purger consécutivement pour les accusations relatives aux armes à feu, et, là encore, des peines concurrentes pour les violations de l’ordonnance judiciaire et de l’engagement : par. 90.
[224]                     Par conséquent, la peine globale théorique, avant de tenir compte des circonstances atténuantes et du principe de totalité, était une peine d’emprisonnement de 20 ans.
[225]                     Le juge du procès s’est ensuite penché sur les circonstances atténuantes et le principe de totalité. Il a repris à son compte la suggestion initiale de la Couronne de réduire du tiers la peine compte tenu des remords qu’avait exprimés M. Parranto en plaidant coupable, de sorte qu’on se retrouvait avec une peine de 13,2 ans : par. 92. Il a ramené ce chiffre à 12 ans, compte tenu de l’héritage métis de M. Parranto et de son problème de toxicomanie : par. 93‑94. Enfin, il a retranché une autre année à la peine eu égard au principe de totalité, pour finalement infliger une peine globale de 11 ans : par. 95‑96.
D.           R. c. Parranto, 2019 ABCA 457 (le juge Watson, avec l’accord des juges Paperny, Slatter, Crighton et Antonio)
[226]                     La Cour d’appel a annulé la peine de M. Parranto, estimant que le juge du procès avait commis [traduction] « une série d’erreurs interreliées » dont la « principale découl[ait] de la façon dont il a utilisé la méthode des points de départ » : par. 24. La Cour d’appel a également conclu que la peine était manifestement non indiquée, étant donné qu’elle ne [traduction] « répond[ait] pas aux objectifs de la dénonciation, de la dissuasion et de [. . .] la protection du public » : par. 25.
[227]                     La Cour d’appel a relevé quatre erreurs de principe dans les motifs du juge du procès. Premièrement, elle a rejeté comme [traduction] « purement conjecturale » la conclusion du juge du procès selon laquelle on ne devait pas imputer à M. Parranto la connaissance des méfaits potentiels du fentanyl : par. 46‑47. Deuxièmement, la Cour d’appel a reproché au juge du procès le fait qu’il s’était servi de la dépendance de M. Parranto pour réduire sa peine, estimant que cette décision reposait sur un fondement probatoire [traduction] « douteux » : par. 51‑52. Troisièmement, la Cour d’appel a estimé qu’il n’y avait [traduction] « aucun fondement évident » permettant au juge du procès de considérer l’héritage métis de M. Parranto comme une circonstance atténuante : par. 53. Quatrièmement, et finalement, la Cour d’appel a relevé plusieurs erreurs dans l’analyse du principe de totalité effectuée par le juge du procès. La Cour d’appel a précisé que la totalité est un [traduction] « concept » et non un « principe », et qu’à ce titre elle « ne saurait avoir préséance sur les principes de détermination de la peine » : par. 54. Selon la Cour d’appel, le juge du procès a commis une erreur en appliquant le principe de totalité [traduction] « de façon répétée », de sorte qu’il a donné un « laisser‑passer » à certaines infractions : par. 56.
[228]                     En fin de compte, la Cour d’appel a porté à 14 ans la peine globale de M. Parranto, comme la Couronne l’avait initialement réclamée au procès : par. 68‑69.
II.            Analyse
[229]                     Les principes régissant le contrôle en appel des peines sont bien établis. Les cours d’appel ne peuvent intervenir que si le juge du procès a commis une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de la peine ou si la peine était manifestement non indiquée : Lacasse, par. 43‑44 et 52‑55.
[230]                     Parmi les erreurs de principe, mentionnons l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’une circonstance aggravante ou atténuante, et le fait d’avoir mal soupesé ou mis en balance divers facteurs : R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 26. Le juge du procès ne commet pas d’erreur de principe simplement parce que la cour d’appel aurait attribué un poids différent aux facteurs pertinents : Lacasse, par. 49. La Cour d’appel peut intervenir en raison de l’insistance mise sur différents facteurs ou du poids qui leur est accordé uniquement si le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable : R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 46, citant R. c. McKnight (1999), 1999 CanLII 3717 (ON CA), 135 C.C.C. (3d) 41 (C.A. Ont.), le juge Laskin. De même, sauf disposition contraire du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, le juge chargé de déterminer la peine a le pouvoir discrétionnaire de décider lesquels, parmi les objectifs de la détermination de la peine énumérés à l’art. 718, il entend privilégier, tels que la dénonciation, la dissuasion et la réinsertion sociale, et le poids qu’il souhaite accorder aux principes secondaires de la détermination de la peine prévus à l’art. 718.2, tels que la parité et la modération quant au recours à l’emprisonnement : Lacasse, par. 54‑55; Nasogaluak, par. 43.
[231]                     Utiliser la « mauvaise » fourchette de peines ne constitue pas non plus une erreur de principe. Le choix de la fourchette de peines relève du pouvoir discrétionnaire du juge du procès, et une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait employé une autre fourchette de peines : Lacasse, par. 51; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 52.
[232]                     Même si elle constate une erreur de principe, la cour d’appel n’est pas pour autant nécessairement autorisée à intervenir. Elle doit quand même faire preuve de déférence à l’égard de la peine qui a été infligée à moins que l’erreur de principe n’ait eu une incidence sur cette peine : Lacasse, par. 43‑44.
[233]                     À défaut d’erreur de principe ayant une incidence sur la peine, la cour d’appel ne peut intervenir que si la peine infligée est manifestement non indiquée. Une peine est manifestement non indiquée si elle déroge de manière déraisonnable au principe fondamental selon lequel la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant : Lacasse, par. 53‑55; Code criminel, art. 718.1.
[234]                     Une peine n’est pas manifestement non indiquée simplement parce qu’elle ne relève pas d’une fourchette de peines particulière. Pour être jugée proportionnée, la peine doit concilier les principes de l’individualisation et de la parité : le juge du procès doit moduler une peine proportionnée pour cette infraction, commise par ce délinquant, tout en étant aussi compatible avec les peines infligées pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables : Lacasse, par. 53. Toutefois, la parité est un principe secondaire en matière de détermination de la peine qui est subordonné au principe de la proportionnalité (par. 54), et on ne peut le « prioriser [. . .] au détriment de la règle du respect de la discrétion du juge de procès » : R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 35. Ainsi que le juge LeBel l’a expliqué dans l’arrêt L.M., « le principe de la parité n’interdit pas la disparité si les circonstances le justifient » : par. 36 (souligné dans l’original), citant F. Dadour, De la détermination de la peine : principes et applications (Markham (Ont.) : LexisNexis, 2007), p. 18.
[235]                     Toutefois, la peine qui s’écarte de façon marquée d’une fourchette de peines ou d’un point de départ établi risque de susciter des doutes quant à sa justesse. Les fourchettes de peines et les points de départ sont des outils qui fournissent aux juges de première instance occupés un point de vue jurisprudentiel concernant la gravité de l’infraction. Les fourchettes de peines fournissent aux juges chargés de déterminer la peine un « portrait historique » de la façon dont d’autres juges avant eux ont appliqué les principes et les objectifs de la détermination de la peine dans des cas semblables : Lacasse, par. 57. De même, lorsqu’il est bien appliqué, le point de départ constitue une indication donnée par la cour d’appel sur la gravité d’un type d’infraction donné : motifs des juges Brown et Martin, par. 20 et 44. Lorsqu’une peine s’écarte sensiblement d’une fourchette de peines ou d’un point de départ, on peut à juste titre craindre que le juge du procès ait exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable.
[236]                     Un écart important ne se traduit pas nécessairement par une peine manifestement non indiquée. Comme notre Cour l’a indiqué dans l’arrêt Lacasse, une dérogation à une fourchette de peines ne saurait justifier l’intervention de la cour d’appel, « à moins que la peine infligée ne s’écarte nettement et sans motif de celles prévues. En effet, en l’absence d’une erreur de principe, une cour d’appel ne peut modifier une peine que si celle‑ci est manifestement non indiquée » : par. 67. Même si le point de départ reflète les orientations données par les cours d’appel sur la gravité de l’infraction, en cas d’écart important, le contrôle en appel doit s’effectuer conformément à la norme habituelle de contrôle en matière de détermination de la peine. Si, par exemple, l’écart découle d’une perception excessivement indulgente de la gravité de l’infraction ou d’une minimisation déraisonnable de la culpabilité morale du contrevenant, la peine sera considérée comme dérogeant de façon déraisonnable au principe de la proportionnalité et comme manifestement non indiquée. Si, en revanche, l’écart découle de l’importance considérable, mais raisonnable, accordée aux circonstances atténuantes et aux principes de réinsertion sociale, l’intervention de la cour d’appel n’est pas justifiée.
[237]                     En d’autres termes, la réponse à la question de savoir si la peine est manifestement non indiquée relève d’une appréciation qualitative plutôt que quantitative. Ce qui importe, c’est de savoir si le juge du procès a infligé une peine proportionnée en appréciant raisonnablement la gravité de l’infraction, le degré de responsabilité du délinquant et les circonstances particulières de l’espèce : Lacasse, par. 58, 67; Nasogaluak, par. 44; L.M., par. 36. Si le juge du procès s’est acquitté ainsi de sa tâche, l’intervention de la cour d’appel n’est pas justifiée, et ce, peu importe l’ampleur de l’écart de la peine par rapport à la fourchette de peines ou au point de départ : Lacasse, par. 53 et 67; motifs des juges Brown et Martin, par. 29‑30 et 38.
III.         Application
[238]                     À mon avis, la Cour d’appel n’était pas justifiée d’intervenir dans l’un ou l’autre cas. Une lecture objective des motifs du juge du procès ne permet de confirmer aucune des présumées erreurs de principe et aucune des peines n’était manifestement non indiquée. Je vais commencer par le pourvoi formé par M. Felix, pour ensuite examiner celui de M. Parranto.
A.           Monsieur Felix
[239]                     À mon avis, le juge du procès n’a pas commis d’erreur de principe. La Cour d’appel a relevé trois erreurs de principe dans l’analyse du juge du procès, mais toutes trois découlaient de la fourchette soit‑disant « incorrecte » de cinq à sept ans choisie par le juge du procès : par. 72‑73. De même, mes collègues affirment que le juge du procès aurait dû employer une fourchette de peines « plus exacte » se situant entre 8 et 15 ans : motifs des juges Brown et Martin, par. 68. La fourchette de peines choisie relevait toutefois du pouvoir discrétionnaire du juge du procès, et la Cour d’appel ne pouvait intervenir que si la peine était manifestement non indiquée : Lacasse, par. 51; Lloyd, par. 52.
[240]                     La peine de sept ans d’emprisonnement n’était pas non plus manifestement non indiquée. Comme je l’ai expliqué, le juge du procès a montré qu’il était conscient de la gravité des infractions commises par M. Felix, en mentionnant les dangers du fentanyl et la gravité du trafic de drogue : par. 37‑39. Il a également reconnu que le degré de culpabilité morale de M. Felix était [traduction] « particulièrement aggravant » (par. 40‑42) et a souligné la nécessité de « dénoncer fermement » et de dissuader de tels actes (par. 82). À mon avis, on ne peut dire que le juge du procès s’est montré si indulgent à l’égard du trafic de fentanyl à grande échelle ou qu’il a minimisé la culpabilité de M. Felix à un point tel que la peine dérogeait de façon déraisonnable au principe de la proportionnalité : voir Lacasse, par. 53. La raison pour laquelle il a infligé une peine de sept ans d’emprisonnement — et non une peine plus longue — tient plutôt à l’importance considérable, mais raisonnable, qu’il a accordée aux circonstances atténuantes et aux principes de réinsertion sociale : par. 48 et 83. Le fait que d’autres juges auraient pu soupeser ces facteurs différemment ne justifie pas l’intervention de la cour d’appel.
[241]                     Selon mes collègues, « [i]l est évident que le juge chargé de déterminer la peine n’a pas bien saisi la gravité de l’infraction » : motifs des juges Brown et Martin, par. 67. Cette conclusion ne trouve toutefois aucun appui dans les motifs du juge du procès. Elle semble plutôt découler uniquement du fait que le juge du procès n’a pas utilisé la fourchette de peines « plus exacte » que mes collègues auraient utilisée. Tout comme le choix d’une fourchette de peines ne peut en soit être considéré comme une erreur de principe et faire en sorte qu’une peine devient manifestement non indiquée, on ne peut pas dire que le choix de la « mauvaise » fourchette de peines démontre que le juge a mal saisi la gravité de l’infraction. Conclure autrement va selon moi directement à l’encontre de la jurisprudence constante de notre Cour, soit les arrêts L.M., Nasogaluak, Lacasse et Friesen.
[242]                     La Cour d’appel n’a rien trouvé à redire au sujet de l’appréciation que le juge du procès a faite de la gravité des infractions commises par M. Felix. La Cour d’appel avait une opinion différente de celle du juge du procès sur les circonstances atténuantes. Le juge du procès a constaté l’existence d’un grand nombre de circonstances atténuantes solides, notamment le potentiel de réinsertion sociale [traduction] « extrêmement prometteur » de M. Felix : par. 48. En revanche, la Cour d’appel a estimé qu’il y avait [traduction] « fort peu de circonstances atténuantes » : par. 76. Toutefois, à défaut d’erreur de principe, il n’était pas loisible à la Cour d’appel de soupeser à nouveau ces circonstances atténuantes. Même si elle s’écartait considérablement de la fourchette de peines ou du point de départ « corrects », la peine infligée par le juge du procès témoignait d’une appréciation raisonnable de la gravité de l’infraction et du degré de responsabilité de M. Felix.
[243]                     En somme, bien que la peine initiale ait certainement pu être plus longue, le juge du procès n’a pas commis d’erreur de principe ayant eu une incidence sur la peine, et celle‑ci n’était pas manifestement non indiquée. Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la peine initiale.
B.            Monsieur Parranto
[244]                     Comme dans le cas de M. Felix, la Cour d’appel et mes collègues contestent la fourchette de peines de cinq à sept ans retenue par le juge ayant présidé le procès de M. Parranto : motifs de la C.A., par. 30; motifs des juges Brown et Martin, par. 77. Là encore, le choix de la fourchette de peines relevait du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Ce choix ne constitue pas en soi une erreur de principe, et il n’indique pas non plus que le juge du procès a mal saisi la gravité des infractions.
[245]                     À mon avis, la peine n’était pas manifestement non indiquée. Le juge du procès a apprécié la gravité des infractions commises par M. Parranto, ainsi que sa culpabilité morale. La peine théorique initiale retenue par le juge du procès pour les infractions relatives au fentanyl, avant de tenir compte des circonstances atténuantes et du principe de totalité, était de 15 ans. Cette peine théorique longue montre que le juge du procès a bien saisi la gravité des infractions.
[246]                     D’ailleurs, ni la Cour d’appel ni mes collègues ne semblent s’opposer à la peine théorique fixée par le juge du procès. Ils lui reprochent plutôt d’avoir réduit cette peine après avoir tenu compte des circonstances atténuantes et du principe de totalité.
[247]                     La Cour d’appel a reproché au juge du procès d’avoir tenu compte des trois circonstances atténuantes suivantes : (i) le manque de connaissance de M. Parranto quant aux méfaits du fentanyl; (ii) la toxicomanie de M. Parranto; (iii) l’héritage métis de M. Parranto (par. 46‑47 et 51‑53). Ces trois reproches constituent toutefois une ingérence injustifiée dans les conclusions de fait du juge du procès.
[248]                     Premièrement, le juge du procès a estimé que [traduction] « ce serait une erreur d’imputer à M. Parranto la connaissance des méfaits potentiels associés au fentanyl » : par. 68. La Cour d’appel s’est dite en désaccord et a écarté cette conclusion comme étant [traduction] « purement conjecturale » : par. 47. Toutefois, à défaut d’erreur manifeste et déterminante, la Cour d’appel était tenue de s’en remettre aux conclusions de fait du juge du procès et elle n’avait pas le droit d’exprimer son désaccord.
[249]                     De plus, la Cour d’appel a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en considérant que la toxicomanie de M. Parranto était une circonstance atténuante, en raison du fondement probatoire [traduction] « douteux » de celle‑ci : par. 52. Là encore, il n’était pas loisible à la Cour d’appel de tirer une telle conclusion. Le juge du procès a tiré une conclusion factuelle selon laquelle M. Parranto était aux prises avec un problème de dépendance : par. 48, 83 et 93. La Cour d’appel était tenue de respecter cette conclusion en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante.
[250]                     De même, la Cour d’appel a reproché au juge du procès de considérer l’héritage métis de M. Parranto comme une circonstance atténuante : par. 53. Ce reproche semble prendre sa source dans la préoccupation de la Cour d’appel que la défense n’avait pas réclamé de rapport Gladue au procès : par. 5. Toutefois, la Couronne a concédé que l’héritage métis de M. Parranto constituait effectivement une circonstance atténuante (motifs de première instance, par. 82) — une concession raisonnable étant donné la directive de notre Cour qu’il faut prendre connaissance d’office des facteurs systémiques qui touchent les Autochtones : R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 59‑60. Le juge du procès a manifestement estimé qu’il disposait d’un fondement factuel suffisant pour tirer cette conclusion même en l’absence d’un rapport Gladue. Encore une fois, il n’était pas loisible à la Cour d’appel d’exprimer son désaccord.
[251]                     Enfin, la Cour d’appel a estimé que le juge du procès avait commis une erreur de principe dans son analyse du principe de totalité. La Cour d’appel est toutefois partie de la prémisse erronée suivant laquelle la totalité est un [traduction] « concept » qui « ne saurait avoir préséance sur les principes de détermination de la peine » : par. 54. Au contraire, la totalité est effectivement un principe de détermination de la peine — il se rattache au principe fondamental de la proportionnalité qui entre en jeu lorsque des peines consécutives sont infligées : R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 42; Friesen, par. 157‑158. Des juges différents auraient pu aborder différemment le principe de totalité dans le cas qui nous occupe, mais il ne s’ensuit pas pour autant que le juge du procès a commis une erreur dans son analyse, ou que la peine était manifestement non indiquée.
[252]                     Encore une fois, M. Parranto aurait certainement pu être condamné à une peine plus longue, mais ce n’est pas le critère applicable. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur de principe, et la peine n’était pas manifestement non indiquée. Il y a lieu de rétablir la peine initiale.
IV.         Conclusion
[253]                     Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir les deux pourvois et de rétablir les peines initiales infligées.
 
                    Pourvois rejetés, les juges Abella et Karakatsanis sont dissidentes.
                    Procureurs de l’appelant Cameron O’Lynn Parranto : Moreau & Company, Edmonton.
                    Procureurs de l’appelant Patrick Douglas Felix : Advocate Law, Red Deer (Alta.).
                    Procureur de l’intimée : Public Prosecution Service of Canada, Halifax.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association : Pringle Chivers Sparks Teskey, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McKay Ferg, Calgary.
                    Procureur de l’intervenant Aboriginal Legal Services : Aboriginal Legal Services, Toronto.
                    Procureure de l’intervenante Legal Aid Society of Alberta : Legal Aid Society of Alberta, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Caissy et Marceau‑Bouchard, avocats, Amqui (Qc).

[1]  Code criminel, art. 95, et LRDS, div. 5(3)a)(i)(C).
[2]  En contravention de la Body Armour Control Act, S.A. 2010, c. B‑4.8


Synthèse
Référence neutre : 2021CSC46 ?
Date de la décision : 12/11/2021

Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Parranto
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 12 novembre 2021, R. c. Parranto, 2021 CSC 46


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2021-11-12;2021csc46 ?

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