COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Rogers Communications Inc. c. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada,
Date : 20120712
Dossier : 33922
Entre :
Rogers Communications Inc., Rogers Wireless Partnership, Shaw Cablesystems G.P., Bell Canada et Société TELUS Communications
Appelantes
et
Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique
Intimée
- et -
CMRRA-SODRAC Inc., Cineplex Divertissement LP, Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko, Apple Canada Inc. et Apple Inc.
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 57)
Motifs concordants :
(par. 58 à 88)
Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)
La juge Abella
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
rogers communications c. socan
Rogers Communications Inc., Rogers Wireless
Partnership, Shaw Cablesystems G.P., Bell
Canada et Société TELUS Communications Appelantes
c.
Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique Intimée
et
CMRRA‑SODRAC Inc., Cineplex Divertissement LP,
Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du
Canada Samuelson‑Glushko, Apple Canada Inc. et Apple Inc. Intervenantes
Répertorié : Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique
No du greffe : 33922.
2011 : 6 décembre; 2012 : 12 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Létourneau, Nadon et Pelletier), 2010 CAF 220, 409 N.R. 102, 323 D.L.R. (4th) 42, 86 C.P.R. (4th) 239, [2010] A.C.F. no 1087 (QL), 2010 CarswellNat 3112, qui a confirmé une décision de la Commission du droit d’auteur, www.cb‑cda.gc.ca/decisions/2007/20071018‑m‑e.pdf, (2007), 61 C.P.R. (4th) 353, [2007] D.C.D.A. no 7 (QL), 2007 CarswellNat 3467. Pourvoi accueilli en partie.
Gerald L. Kerr‑Wilson, Ariel A. Thomas et Julia Kennedy, pour les appelantes.
Gilles Daigle, D. Lynne Watt, Paul Spurgeon et Henry Brown, c.r., pour l’intimée.
Argumentation écrite seulement par Casey M. Chisick, Timothy Pinos et Jason Beitchman, pour l’intervenante CMRRA‑SODRAC Inc.
Argumentation écrite seulement par Tim Gilbert, Sana Halwani et Sundeep Chauhan, pour l’intervenante Cineplex Divertissement LP.
Argumentation écrite seulement par Jeremy de Beer et David Fewer, pour l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko.
Argumentation écrite seulement par Michael Koch, pour les intervenantes Apple Canada Inc. et Apple Inc.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[1] Les services de musique en ligne offrent des téléchargements permanents, des téléchargements limités et des transmissions en continu sur demande qui renferment des œuvres musicales. On entend par téléchargement la transmission sur Internet d’un fichier de données, tel l’enregistrement sonore d’une oeuvre musicale, dont l’utilisateur conserve une copie permanente. Le téléchargement limité permet à l’abonné d’utiliser la copie tant qu’il acquitte le coût de son abonnement. La transmission en continu est une transmission de données permettant d’entendre ou de voir le contenu au moment de la transmission; elle ne permet que le stockage d’une copie temporaire sur le disque dur de l’utilisateur. La Commission du droit d’auteur a estimé que le droit exclusif du titulaire du droit d’auteur de communiquer l’œuvre au public, par télécommunication, prévu dans la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42 (la « Loi »), s’applique au téléchargement et à la transmission en continu, entre autres utilisations de musique examinées dans le cadre du processus d’homologation d’un projet tarifaire pour la communication d’œuvres musicales sur Internet. Elle est donc arrivée à la conclusion que les redevances réclamées par les titulaires du droit d’auteur sur les œuvres communiquées le sont à juste titre ([2007] D.C.D.A. no 7 (QL)) (« Tarif 22.A ») et qu’elles s’ajoutent à celles touchées pour la reproduction lorsque les œuvres sont reproduites au moyen d’Internet. Saisie de l’appel de cette décision, la Cour d’appel fédérale a abondé dans le même sens (2010 CAF 220).
[2] Seul le sens des mots « au public » employés à l’al. 3(1)f) de la Loi fait l’objet du litige. Les services de musique en ligne, qui sont à l’origine du présent pourvoi, prétendent que leurs utilisations d’œuvres musicales n’emportent pas l’application du droit de communiquer au public par télécommunication que confère l’al. 3(1)f), car il ne s’agit pas de communications « au public ». Dans l’affaire connexe Entertainment Software Assn. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34, la Cour devait décider si un téléchargement peut constituer une « communication » pour l’application de cet alinéa. Les juges majoritaires de notre Cour statuent que l’œuvre musicale qui est téléchargée n’est pas « communiquée » par télécommunication, une conclusion qui a une incidence dans la présente affaire. La question de savoir si les services de musique en ligne portent atteinte au droit exclusif de « communiquer au public, par télécommunication » lorsqu’ils offrent des téléchargements au public ne se pose donc plus. Toutefois, ESA n’a pas contesté la conclusion de la Commission selon laquelle une transmission en continu constitue une « communication » pour l’application de l’al. 3(1)f) de la Loi. La question qu’il reste donc à trancher en l’espèce est celle de savoir si, compte tenu de l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut‑Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339 (« CCH »), pareille communication d’une œuvre protégée ne porte néanmoins pas atteinte au droit exclusif de communication au public puisque la transmission point à point du site Web du service de musique en ligne au consommateur individuel constitue une communication privée.
II. Rappel des faits et genèse de l’instance
[3] Les appelantes Rogers Communications Inc., Rogers Wireless Partnership, Shaw Cablesystems G.P., Bell Canada et Société Telus Communications offrent des services de musique en ligne. Ces fournisseurs mettent à la disposition des consommateurs des catalogues de fichiers audionumériques consultables à tout moment. Le consommateur peut choisir une chanson ou un album, puis télécharger ou se faire transmettre en continu sur son ordinateur ou son téléphone portable, ou les deux, le fichier audionumérique contenant l’œuvre musicale.
[4] L’intimée, la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (« SOCAN »), un regroupement d’auteurs, de compositeurs et d’éditeurs de musique, gère les droits d’exécution en public et les droits de communication au public, par télécommunication, des œuvres protégées par le droit d’auteur de ses membres. Elle dépose des projets de tarif auprès de la Commission et perçoit au nom de ses membres les redevances fixées dans les tarifs homologués par cette dernière.
[5] La question en litige dans le présent pourvoi est désormais celle de savoir si la transmission en continu de fichiers sur Internet à la demande d’un utilisateur individuel constitue une communication « au public », par le service de musique en ligne qui offre une telle transmission aux utilisateurs, des œuvres musicales contenue dans les fichiers.
[6] La présente instance s’origine de projets tarifaires déposés initialement par la SOCAN en 1995 pour diverses utilisations d’œuvres musicales qui constituent, selon la SOCAN, une communication au public d’œuvres musicales sur Internet. Ces projets ont fait l’objet d’oppositions. En 1996, la Commission a décidé de séparer examen des points de droit et établissement des tarifs. Dans un premier temps, elle devait déterminer « quelles activités sur l’Internet, le cas échéant, constitu[ai]ent une utilisation protégée [du répertoire d’œuvres musicales de la SOCAN] visée par le tarif » (Projet de tarif de la SOCAN, Exécution publique d’œuvres musicale 1996, 1997, 1998 (tarif 22, Internet) (Re) (1999) (« décision concernant le tarif 22 »), à la p. 2). Le 27 octobre 1999, elle a rendu ce qu’elle a appelé sa décision de la première phase dans laquelle elle aborde points de droit et questions de compétence. Certaines des conclusions qu’elle y tire intéressent directement le présent pourvoi. La décision concernant le tarif 22 a finalement été portée en appel devant notre Cour, mais pour des motifs différents. Toutefois, dans l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 RCS 427, au par. 30 (« SOCAN c. ACFI »), le juge Binnie relève l’interprétation que fait la Commission des mots « au public », à savoir qu’il peut y avoir communication au public lorsque celle‑ci vise des particuliers au même moment ou à des moments différents (décision concernant le tarif 22, à la p. 17). Le juge Binnie conclut que ce point n’est « plus contesté ».
[7] Par suite de notre arrêt SOCAN c. ACFI, la Commission a entrepris la seconde phase du processus, soit l’établissement d’un tarif de communication d’œuvres musicales sur Internet pour les années 1996 à 2006. Les appelantes ont soutenu, tant devant la Commission que lors du contrôle judiciaire subséquent, que la transmission point à point d’une œuvre musicale ne constituait pas une communication « au public ». Elles s’appuyaient en grande partie sur l’arrêt CCH et sur la conclusion qui y est tirée, à savoir que la transmission par télécopieur, de la Grande bibliothèque d’Osgoode Hall à ses usagers, d’œuvres protégées par le droit d’auteur, constituait une communication privée.
[8] La Commission a rejeté cette thèse dans sa décision du 18 octobre 2007 [la « décision concernant le tarif 22.A »], où elle répète ce qu’elle a déjà affirmé, en l’occurrence que communiquer une œuvre à des particuliers par téléchargement ou transmission en continu, à des moments différents et sur demande, équivaut à la communiquer « au public ». Tenant pour fondée en droit la prétention de la SOCAN, elle a donc établi le tarif qui lui paraissait indiqué.
[9] La demande de contrôle judiciaire des appelantes a été rejetée par les juges unanimes de la Cour d’appel fédérale. Sous la plume du juge Pelletier, ces derniers opinent que la demande est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Ils jugent raisonnable la décision de la Commission quant à savoir ce qui constitue une « communication au public » au sens de la Loi.
III. Analyse
A. Norme de contrôle
[10] Dans l’arrêt SOCAN c. ACFI, le juge Binnie se penche sur la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission sur un point de droit et retient la norme de la décision correcte (au par. 49) :
Il n’existe dans la loi ni clause privative ni droit d’appel des décisions de la Commission du droit d’auteur. Même si son président doit être juge ou juge à la retraite, la Commission peut tenir une audience en l’absence de tout membre ayant une formation juridique. La Loi sur le droit d’auteur est une loi de portée générale dont l’application relève habituellement des cours de justice, et non des tribunaux administratifs. Les questions en litige dans le présent pourvoi sont des questions de droit. [Je souligne.]
[11] Depuis cette décision, notre Cour a revu en profondeur les modalités du contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, elle dit sans équivoque que la déférence est habituellement de mise lors du contrôle judiciaire de la décision d’un organisme administratif qui interprète et applique sa loi constitutive. Voir également Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (« Canada (CCDP) »), au par. 16, et Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, au par. 26. Dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au par. 39, la Cour statue qu’« [i]l convient de présumer que la norme à laquelle est assujettie la décision d’un tribunal administratif qui interprète sa loi constitutive ou qui l’applique est celle de la décision raisonnable ». Lorsqu’il crée un tribunal administratif spécialisé pour trancher certaines questions, le législateur est présumé lui reconnaître une expertise particulière à l’égard des questions qui touchent à l’application de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée à celle‑ci, de sorte que le contrôle judiciaire des décisions de cet organisme doit se faire au regard de la norme de la raisonnabilité.
[12] Comme l’explique le juge Binnie dans l’arrêt SOCAN c. ACFI, « la mise au point d’un tarif de redevances approprié » est au cœur du mandat de la Commission (par. 49). Or, pour s’acquitter de ce mandat, la Commission est couramment appelée à se prononcer sur les droits qui sous‑tendent le projet de tarif, ce qui l’amène à interpréter la Loi, sa loi constitutive.
[13] Le juge Binnie fait cependant observer dans cet arrêt que la Loi est un texte législatif qui peut également être soumis à l’interprétation d’une cour de justice de première instance par suite d’une allégation de violation du droit d’auteur. Cette cour de justice examine alors les mêmes questions de droit que la Commission dans l’exécution de son mandat. En appel, la question de droit tranchée en première instance par la cour de justice fait l’objet d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, au par. 8).
[14] Il serait illogique de contrôler la décision de la Commission sur un point de droit selon une norme déférente, mais d’examiner de novo la décision d’une cour de justice rendue en première instance sur le même point de droit dans le cadre d’une action pour violation du droit d’auteur. Il serait tout aussi incohérent que, saisie d’un appel visant un contrôle judiciaire, la cour d’appel fasse preuve de déférence à l’égard de la décision de la Commission sur un point de droit, mais applique la norme de la décision correcte à la décision d’une cour de justice en première instance sur le même point de droit.
[15] Étant donné le caractère particulier du régime législatif en vertu duquel la Commission et une cour de justice peuvent être respectivement appelées à statuer en première instance sur un même point de droit, il faut inférer que le législateur n’a pas voulu reconnaître à la Commission une expertise supérieure à celle de la cour de justice en la matière. Cette compétence concurrente conférée à la Commission et à la cour de justice pour interpréter en première instance la Loi sur le droit d’auteur a pour effet d’écarter la présomption selon laquelle la décision de la Commission sur un point de droit rendue sous le régime de sa loi constitutive est assujettie à la norme de la raisonnabilité. Cette conclusion est conforme à l’arrêt Dunsmuir dans lequel notre Cour dit que l’existence d’« [u]n régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale » constitue un « élément [qui permet] de conclure qu’il y a lieu de déférer à la décision et d’appliquer la norme de la raisonnabilité » (par. 55). Étant donné la compétence qu’elle partage avec la cour de justice en première instance, on ne peut dire de la Commission qu’elle exerce ses fonctions dans le cadre d’un tel « régime administratif distinct ». Je ne peux donc pas convenir avec la juge Abella que le fait que la cour de justice exerce couramment les mêmes activités d’interprétation que l’organisme administratif en première instance « n’enlève pas à la Commission sa connaissance approfondie de la Loi sur le droit d’auteur ni son expertise dans l’application de celle‑ci » (par. 68). Dès lors, il faut supposer que la cour de justice et l’organisme administratif ont, à l’égard du texte législatif, une même connaissance approfondie et une même expertise. Je suis donc d’avis que, dans l’arrêt SOCAN c. ACFI, le juge Binnie statue de manière satisfaisante que la norme de la décision correcte est celle qui convient au contrôle judiciaire de la décision de la Commission sur un point de droit (Dunsmuir, au par. 62).
[16] Soit dit en tout respect, je ne souscris pas non plus à l’interprétation que fait la juge Abella de l’arrêt ATA au par. 62 de ses motifs. Selon elle, la Cour statue dans cet arrêt que les questions qui font « exception à la présomption de déférence que commande l’interprétation de la loi constitutive sont les questions constitutionnelles, ainsi que les questions de droit d’une importance capitale pour le système juridique et étrangères au domaine d’expertise du décideur ». Dans l’arrêt Dunsmuir, antérieur à ATA, notre Cour reconnaît que la question qui ressortit à la Constitution et celle qui touche au droit en général, qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui est étrangère au domaine d’expertise du décideur sont assujetties à la norme de la décision correcte (aux par. 58 et 60). Dans ATA, notre Cour confirme seulement ce qu’elle dit dans Dunsmuir : la question qui touche à l’interprétation de la loi constitutive ou d’une loi qui y est étroitement liée commande généralement l’application d’une norme de contrôle déférente (ATA, au par. 39; Dunsmuir, au par. 54). Suivant le point de vue de ma collègue, la norme de la raisonnabilité s’applique à toute interprétation de la loi constitutive. Pourtant, les arrêts ATA et Dunsmuir admettent qu’une situation exceptionnelle nouvelle pourrait écarter la présomption d’assujettissement à la norme de la raisonnabilité de la décision qui résulte d’une interprétation de la loi constitutive.
[17] Ma collègue invoque des décisions antérieures à l’arrêt Dunsmuir pour affirmer que le partage de la compétence en première instance ne fait pas obstacle à l’assujettissement à la norme de la raisonnabilité de la décision que rend le tribunal administratif en application de sa loi constitutive. Cette jurisprudence ne vaut toutefois que si elle « établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (Dunsmuir, au par. 62).
[18] Les décisions récentes invoquées par la juge Abella appliquent toutes la norme de la décision raisonnable à un organisme qui exerce une compétence exclusive initiale que lui confère sa loi constitutive, d’où l’existence d’un « régime administratif distinct ». L’arrêt Canada (CCDP) porte sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, qui ne confère pas une compétence concurrente au tribunal administratif et à la cour de justice en première instance. Dès lors, la Cour conclut seulement que la norme applicable au vu des faits de l’espèce est celle de la décision raisonnable et elle confirme la présomption selon laquelle, « lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer sa propre loi . . . la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement » (par. 24 (je souligne)). Dans l’affaire Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, le contrôle judiciaire visait la décision d’un organisme disciplinaire fondée sur le Code de déontologie des avocats, R.R.Q. 1981, ch. B-1. La disposition applicable de ce code ne soulevait aucune question de constitutionnalité. Il s’agissait plutôt de savoir si le décideur, lorsqu’il avait tiré sa conclusion d’ordre factuel à partir des circonstances de l’espèce, avait « agi[] de manière compatible avec les valeurs sous‑jacentes à l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire, y compris les valeurs consacrées par la Charte » (Doré, au par. 24). De toute manière, le décideur agissait dans le cadre d’un régime administratif distinct et avait compétence exclusive en matière disciplinaire suivant le Code de déontologie des avocats.
[19] Je tiens à bien préciser que le régime législatif suivant lequel un tribunal administratif et une cour de justice peuvent trancher une même question de droit en première instance diffère sensiblement des régimes dont l’application donne lieu à la plupart des contrôles judiciaires. Il semble n’y avoir de compétence concurrente en première instance que sous le régime des lois sur la propriété intellectuelle, le législateur ayant conservé la compétence de la cour de justice malgré celle accordée au tribunal administratif. Je ne me prononce cependant pas sur la norme de contrôle à laquelle il convient d’assujettir la décision d’un tribunal administratif rendue en application d’autres lois sur la propriété intellectuelle, car ce n’est pas l’objet du présent pourvoi. Les présents motifs ne sauraient être interprétés comme une rupture d’avec l’arrêt Dunsmuir ou ceux rendus dans sa foulée en ce qui concerne la déférence qui s’impose de prime abord lors du contrôle judiciaire d’une décision sur une question de droit que rend un tribunal administratif en interprétant sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat.
[20] Il convient de préciser également que lorsqu’elle applique les bons principes juridiques aux faits d’une affaire, la Commission a droit à la déférence, à l’instar du juge de première instance dont la même démarche est portée en appel. Or, je ne saurais convenir avec la juge Abella que la question qui se pose dans le présent dossier est une question mixte de fait et de droit (par. 74). Dans leurs plaidoiries, les parties l’ont présentée comme une pure question de droit. Notre Cour est appelée à décider s’il est même possible qu’une transmission point à point constitue une communication « au public » au sens de l’al. 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur (M.A., au par. 2). Il ne s’agit pas d’une « question [] mixte de fait et de droit [qui suppose] l’application d’une norme juridique à un ensemble de faits » (Housen c. Nikolaisen, au par. 26), mais bien d’une question de droit manifeste.
B. La transmission point à point à la demande du destinataire peut‑elle être considérée comme une communication « au public »?
(1) Thèses des parties et dispositions législatives pertinentes
[21] Devant notre Cour, les appelantes soutiennent que la transmission point à point, par télécommunication, de la copie individuelle d’une œuvre musicale ne constitue pas une communication au public, et ce, peu importe qu’une autre copie de la même œuvre soit transmise ou non à un autre client à un moment différent. Elles ajoutent que [traduction] « la décision [de la Cour d’appel fédérale] va directement à l’encontre . . . de l’arrêt CCH », car [traduction] « les juridictions successivement appelées à se prononcer dans cette affaire ont toutes trois conclu que le service de télécopie offert par la Grande bibliothèque ne portait pas atteinte au droit de communication au public, par télécommunication, après s’être demandé si chacune des transmissions était une communication au public » (MA, aux par. 8 et 45 (souligné dans l’original)). Pour étayer leur thèse plus avant, les appelantes renvoient à l’historique législatif de l’al. 3(1)f) de la Loi ainsi qu’à des décisions américaines. La SOCAN estime que les décisions de la Commission et de la Cour d’appel fédérale sont fondées et vont dans le sens des conventions internationales sur le droit d’auteur applicables.
[22] La question de droit soulevée dans le présent pourvoi a trait à l’interprétation de l’art. 3 de la Loi. Le droit de communiquer une œuvre au public par télécommunication est énoncé à l’al. 3(1)f) de la Loi.
3. (1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif . . .
. . .
f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique;
. . .
Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.
[23] Une définition large du terme « télécommunication » figure à l’art. 2 : « toute transmission de signes, signaux, écrits, images, sons ou renseignements de toute nature par fil, radio, procédé visuel ou optique, ou autre système électromagnétique ». Nulle partie au pourvoi ne conteste que les communications en litige constituent des « télécommunications » au sens de la Loi sur le droit d’auteur.
(2) L’arrêt CCH : Interprétation du terme « au public »
[24] Le terme « au public » employé à l’al. 3(1)f) de la Loi a été analysé dans l’affaire CCH. La Grande bibliothèque offrait aux avocats un service individuel de télécopie sur demande de jugements publiés et d’extraits d’autres documents juridiques. Titulaires du droit d’auteur sur les œuvres ainsi transmises, les éditeurs faisaient valoir que la télécopie de leurs œuvres à des avocats par la Grande bibliothèque constituait une communication au public par télécommunication. Établissant une comparaison avec la télécommunication dans le cadre de la télévision payante, le juge Gibson a conclu en première instance que les transmissions par télécopieur ne constituaient pas des communications au public, car elles « provenaient d’un seul point et étaient destinées à n’atteindre qu’un seul point » ([2000] 2 C.F. 451 (1ère inst.), au par. 167).
[25] La Cour d’appel fédérale (2002 C.A.F. 187, [2002] 4 C.F. 213) et notre Cour ont confirmé cette conclusion. À l’instar de la première, la seconde a jugé que « [t]ransmettre une seule copie à une seule personne . . . n’équivaut pas à communiquer l’œuvre au public » (CCH (CSC), au par. 78; CCH(CAF), aux par. 101 et 253). Les deux opinions exprimées par les juges de la Cour fédérale prennent appui sur le sens ordinaire du terme « au public », ainsi que sur la définition du mot « public » au par. 1721(2) de l’Accord de libre-échange nord-américain, R.T. Can. no 2 ( l’« ALÉNA »), et leurs auteurs concluent que « pour être faite “au public”, une communication doit être destinée à un groupe de personnes, ce qui est plus qu’une personne, mais pas nécessairement tout le public en général » (le juge Linden, au par. 100) (je souligne). Notre Cour fait sienne la conclusion de la Cour d’appel fédérale (par. 78).
[26] Notre Cour précise toutefois que sa conclusion ne s’applique qu’aux faits de l’espèce. La juge en chef McLachlin dit en effet :
Transmettre une seule copie à une seule personne par télécopieur n’équivaut pas à communiquer l’œuvre au public. Cela dit, la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public et violer le droit d’auteur. Toutefois, aucune preuve n’a établi que ce genre de transmission aurait eu lieu en l’espèce.
Compte tenu de la preuve, les transmissions par télécopieur ne constituaient pas des communications au public. (Je souligne; par. 78 et 79)
(3) Désaccord découlant d’optiques différentes
[27] Les deux parties au pourvoi invoquent l’arrêt CCH à l’appui de leur thèse respective, mais elles ne s’entendent pas sur l’application de la réserve qui y est exprimée, à savoir que « la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public et violer le droit d’auteur ». Les appelantes soutiennent que les juridictions successivement saisies ont toutes trois statué que chacune des transmissions devait être analysée séparément et considérée comme une opération distincte, que la même œuvre soit ou non communiquée à un autre client ultérieurement. Elles estiment que « la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public et violer le droit d’auteur » uniquement lorsque la transmission répétée à de multiples usagers résulte d’un seul acte de l’expéditeur. Elles donnent l’exemple de l’expéditeur qui décide de télécopier successivement le même message à de multiples destinataires (M.A., au par. 70), ce qui diffère à leur avis de la transmission individuelle point à point qui résulte d’une série d’actes indépendants les uns des autres. Pour la SOCAN, l’arrêt CCH n’exige pas que la transmission répétée soit le résultat d’un seul acte de l’expéditeur.
[28] Ce désaccord s’explique par des optiques différentes. Alors que les appelantes soutiennent qu’il faut tenir compte du destinataire de chacune des transmissions, la SOCAN et les tribunaux inférieurs s’attachent aux actes accomplis par l’expéditeur pour communiquer l’œuvre pendant une période donnée.
(4) Obligation de tenir compte du contexte dans l’analyse des transmissions
[29] À mon humble avis, la prétention des appelantes est indéfendable, car y faire droit mènerait à des résultats arbitraires. Ainsi, suivant l’approche qu’elles préconisent, la transmission d’une œuvre protégée par l’envoi d’un seul courriel à 100 citoyens ordinaires choisis au hasard constituerait une communication « au public ». Pourtant, suivant la même logique, l’expéditeur qui ferait la même chose, mais en envoyant un courriel distinct à chacun de ces mêmes 100 destinataires ne violerait pas le droit d’auteur. Lorsque l’acte est foncièrement identique — bien qu’il soit accompli par des moyens techniques différents —, rien ne justifie d’établir une distinction entre les deux envois pour les besoins de l’application du droit d’auteur.
[30] S’attacher à chacune des transmissions individuelles fait perdre de vue la nature véritable de la communication en cause et subordonne la protection du droit d’auteur aux détails techniques du mode opératoire retenu par la personne qui violerait le droit d’auteur, ce qui n’est pas de nature à assurer une protection rationnelle du droit d’auteur. Il faut donc tenir compte du contexte général pour déterminer si une transmission point à point porte atteinte au droit exclusif de communiquer l’œuvre au public. C’est la seule façon de s’assurer que la forme ne l’emporte pas sur le fond.
[31] La juge Sharlow aborde la question dans l’arrêt Assoc. canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2008 CAF 6, [2008] 3 R.C.F. 539 (autorisation de pourvoi refusée, [2008] 2 R.C.S. vi (« ACTSF »)). Elle conclut que la personne qui offre aux particuliers la possibilité de télécharger des sonneries pour leurs téléphones portables communique au public l’œuvre musicale contenue dans ces sonneries. À son avis, cette interprétation
est compatible avec le libellé de [l’al. 3(1)f)] et avec son contexte. Elle s’accorde aussi avec le bon sens. Si une entreprise de télécommunications sans fil devait transmettre une sonnerie déterminée simultanément à tous les abonnés qui l’ont demandée, cette transmission constituerait une communication au public. Il serait illogique d’en arriver à un résultat différent pour la simple raison que les transmissions sont effectuées une par une et qu’elles ont donc lieu à des moments différents. [par. 43]
(5) Exclusion de toute transmission sur demande suivant l’interprétation préconisée par les appelantes
[32] Dans sa plaidoirie, l’avocat des appelantes a paru aller au delà des seuls détails techniques de la transmission et s’intéresser à l’intention de l’expéditeur qui effectue une transmission donnée. Il a fait observer que dans le cas d’une communication « à grande échelle », l’expéditeur [traduction] « prend lui-même l’initiative de la transmission » (transcription, à la p. 24). En revanche, dans le cas d’une transmission individuelle, du moins celle effectuée par un service de musique en ligne à la demande d’un client ou par la Grande bibliothèque à un usager comme dans l’affaire CCH, l’avocat a fait valoir que l’intention n’est pas de transmettre de nouveau la même œuvre, [traduction] « car la transmission a lieu uniquement à la demande d’un consommateur » (p. 26). Les appelantes en concluent qu’il est justifié de considérer la transmission point à point différemment de la communication « à grande échelle ».
[33] À mon humble avis, cette thèse doit également être écartée, car tout comme l’analyse qui s’attache au destinataire de la transmission plutôt qu’au contexte général de la communication, y faire droit mènerait à des résultats incompatibles avec la nature véritable de la communication, ce que confirment les faits de la présente affaire. La Commission conclut que « [l]es téléchargements sont “destiné[s] à un groupe de personnes” » et sont « offerts à quiconque possède l’appareil approprié et est disposé à remplir les conditions [établies] » (par. 97). Il n’est guère possible de soutenir que « l’expéditeur n’a pas l’intention de transmettre de nouveau la même œuvre ».
[34] Qui plus est, la règle dont les appelantes préconisent l’application de telle sorte que chacune des transmissions soit examinée isolément parce qu’elle intervient à la demande individuelle d’un utilisateur aurait pour effet de soustraire toute communication interactive au respect du droit exclusif du titulaire du droit d’auteur de communiquer son œuvre au public et d’autoriser pareille communication. Une transmission en continu est souvent effectuée à la demande du destinataire. La télévision sur demande permet au téléspectateur de commander puis de regarder l’émission de son choix au moment qui lui convient. Par définition, la communication sur demande — qui entre dans la catégorie de ce qu’on appelle l’« extraction personnalisée » — a lieu à l’initiative de l’utilisateur, indépendamment de tout autre utilisateur, et chacune des transmissions individuelles a lieu d’un point à un autre. Aucune de ces télécommunications ne pourrait être considérée comme une télécommunication « au public » pour le seul motif que la transmission concrète intervient à l’initiative et à la discrétion de l’utilisateur, qui répond à l’invitation lancée au public d’accéder au contenu en cause.
[35] Le libellé de l’al. 3(1)f) de la Loi ne justifie aucunement une interprétation aussi stricte. Il n’y a pas communication qu’en l’absence de toute interaction.
(6) Neutre sur le plan technologique, l’alinéa 3(1)f) ne vise pas que la « distribution sélective » traditionnelle
[36] Le droit de communication au public est historiquement lié aux médias traditionnels, qui fonctionnent selon le mode de la « radiodiffusion » ou de la « distribution sélective ». Comme le soulignent les appelantes, la disposition qui a précédé l’al. 3(1)f) actuel garantissait au titulaire du droit d’auteur le droit exclusif de transmettre son œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique au moyen de la radiophonie. Adoptée en 1931, l’ancienne disposition mettait en œuvre l’article 11bis de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, 828 R.T.N.U 221 (révisée à Rome en 1928) (J. S. McKeown, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, (4e éd. (feuilles mobiles)), à la p. 21:86; Composers, Authors and Publishers Assoc. of Canada Ltd. c. CTV Television Network Ltd. [1968] R.C.S. 676, à la p. 681. Il était entendu que la communication par radiophonie incluait la transmission par micro‑ondes (Canadian Admiral Corp. c. Redifussion, Inc., [1954] R.C. de l’É. 382). Le droit de communication par radiophonie visait les traditionnelles radiodiffusion et télédiffusion par ondes hertziennes, ce qui permettait tout particulièrement à la câblodistribution d’échapper à l’application du droit d’auteur.
[37] Ce droit de communication lié à un mode précis a été remplacé par un droit neutre sur le plan technologique, celui de « communiquer au public, par télécommunication », pour tenir compte des obligations contractées par le Canada dans l’ALÉNA (Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre‑échange entre le Canada et les États‑Unis, L.C. 1988, ch. 65, art. 61 et 62). Le passage de la « radiophonie » à la « télécommunication » a fait en sorte que les entreprises canadiennes de câblodistribution qui échappaient jusqu’alors au paiement de redevances pour la transmission par voie de « radiophonie » tombent désormais sous le coup de la Loi (S. Handa, Copyright Law in Canada (2002), à la p. 320).
[38] Le lien historique entre le droit de communiquer au public et la « distribution sélective » ou « radiodiffusion », en particulier la modification apportée en 1988, montre bien que la Loi s’est adaptée pour demeurer en phase avec un contexte technologique en constante évolution. Ce lien ne permet pas de considérer que la Loi établit implicitement des restrictions qui ne ressortent pas de son libellé neutre ou qui sont même incompatibles avec celui‑ci.
[39] De plus, dans le contexte du droit de reproduction, notre Cour reconnaît depuis longtemps que, dans la mesure du possible, la Loi doit être interprétée de manière à s’appliquer aux technologies qui n’existaient pas ou dont on ne pouvait prévoir l’existence lors de sa rédaction (Apple Computer Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1987] 1 C.F. 173 (C.F. 1ère inst.), conf. par [1988] 1 C.F. 673 (C.A.), conf. par [1990] 2 R.C.S. 209). Le principe voulant que la Loi s’applique aux technologies nouvelles a récemment été confirmé par les juges Lebel et Fish dans l’arrêt Robertson c. Thomson Corp., 2006 CSC 43, [2006] 2 R.C.S. 363, au par. 49 :
Le paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur reflète le principe de la neutralité du support, en reconnaissant un droit de produire ou de reproduire une œuvre « sous une forme matérielle quelconque ». La neutralité du support signifie que la Loi sur le droit d’auteur continue de s’appliquer malgré l’usage de supports différents, y compris ceux qui dépendent d’une technologie plus avancée. . . . Le principe de la neutralité du support . . . a été établi pour protéger les droits des auteurs et des autres à mesure que la technologie évolue.
Bien que les mots « sous une forme matérielle quelconque » se rattachent au droit de « produire ou de reproduire une œuvre » prévu au par. 3(1), le même principe devrait présider à l’interprétation de la formulation neutre du droit de « communiquer au public, par télécommunication ». La définition large du mot « télécommunication » a précisément été adoptée afin que ce terme ne soit plus défini en fonction du « type de technologie en cause » (SOCAN c. ACFI, au par. 90).
[40] En dernière analyse, pour déterminer le champ d’application du droit d’auteur, il faut se rappeler que la Loi sur le droit d’auteur « est généralement présentée comme établissant un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur » (Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336, au par. 30). Cet équilibre n’est pas correctement établi lorsque, au lieu de dépendre de l’activité de communication sous‑jacente, la protection de l’œuvre est entièrement tributaire du modèle d’entreprise retenu par celui qui contreviendrait au droit d’auteur. Qu’une entreprise choisisse de transmettre un contenu protégé selon le mode traditionnel de la « radiodiffusion » ou qu’elle opte pour une nouvelle technologie axée sur ce qui plaît ou convient à l’utilisateur, le résultat est en fin de compte le même : l’œuvre protégée est mise à la disposition d’un groupe de personnes faisant partie du grand public.
(7) La protection de l’œuvre communiquée sur demande au public s’inscrit dans l’évolution observée à l’échelle internationale
[41] Les changements survenus dans le monde confirment cette conclusion. L’article 11bis de la Convention de Berne, à laquelle le Canada est partie, énonce certains droits de communication d’œuvres littéraires et artistiques :
Droits de radiodiffusion et droits connexes
(1) Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser :
(i) la radiodiffusion de leurs œuvres ou la communication publique de ces œuvres par tout autre moyen servant à diffuser sans fil les signes, les sons ou les images;
(ii) toute communication publique, soit par fil, soit sans fil, de l’œuvre radiodiffusée, lorsque cette communication est faite par un autre organisme que celui d’origine;
(iii) la communication publique, par haut‑parleur ou par tout autre instrument analogue transmetteur de signes, de sons ou d’images, de l’œuvre radiodiffusée.
[42] Rappelons que l’al. 3(1)f) s’inspire de l’article 11bis de la Convention de Berne.
[43] Les nouvelles technologies de télécommunication sur demande — Internet en particulier — ont suscité des interrogations quant à savoir si elles étaient visées par le droit de communication prévu dans la Convention de Berne. On pouvait certes considérer que les articles en cause s’appliquaient à la transmission « sur demande » par Internet, mais il y avait ambiguïté (S. Ricketson et J. Ginsburg, International Copyright and Neighbouring Rights : The Berne Convention and Beyond, (2e éd. 2006), vol. 1, au par. 12.48). Par exemple, le mot « radiodiffusion » employé à l’article 11bis(i) [traduction] « peut fort bien suggérer la communication simultanée à un grand nombre de destinataires » (par. 12.49).
[44] Le Traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur le droit d’auteur (« le Traité de l’OMPI ») a vu le jour en 1996. Il constitue un arrangement spécial au sens de l’article 20 de la Convention de Berne, qui dispose que « [l]es Gouvernements des pays de l’Union [constituée en vertu de la Convention de Berne] se réservent le droit de prendre entre eux des arrangements particuliers, en tant que ces arrangements conféreraient aux auteurs des droits plus étendus que ceux accordés par la Convention, ou qu’ils renfermeraient d’autres stipulations non contraires à la présente Convention . . . » (voir l’article 1(1) du Traité de l’OMPI).
[45] L’article 8 du Traité de l’OMPI est libellé comme suit :
[Droit de communication au public]
Sans préjudice des dispositions des articles 11.1)ii), 11bis.1)i) et ii), 11ter.1)ii), 14.1)ii) et 14bis.1) de la Convention de Berne, les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques jouissent du droit exclusif d’autoriser toute communication au public de leurs œuvres par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit de manière individualisée.
[46] Voici les observations de Ricketson et Ginsburg sur la portée et l’historique législatif de l’article 8 :
[traduction] La principale innovation du Traité de l’OMPI est qu’il précise que le droit de communiquer [une œuvre littéraire ou artistique] au public comprend le droit de la mettre « à la disposition du public de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit de manière individualisée ». Le Traité vise ainsi la transmission « sur demande » (par fil ou sans fil), car il précise bien que les destinataires peuvent être séparés tant dans l’espace que dans le temps. [Je souligne; par. 12.57.]
[47] Le guide de l’OMPI sur la propriété intellectuelle (WIPO Intellectual Property Handbook : Policy, Law and Use) renferme les observations suivantes au chapitre 5 intitulé [traduction] « Conventions et traités internationaux sur la propriété intellectuelle », no 489 (2e éd. 2004): [traduction] « le Traité de l’OMPI . . . précise que ce droit s’applique aussi à la transmission par dispositif interactif . . . (par. 5.226 (je souligne)).
[48] En somme, [traduction] « on ne saurait voir dans la notion fondamentale de “mise à disposition”. . . ni la réaffirmation d’un principe ni une nouveauté, car elle ne fait que lever une ambiguïté quant à savoir si l’ancien droit de communication au public s’appliquait ou non à l’“extraction personnalisée” » (J. C. Ginsburg, « The (new?) right of making available to the public », in D. Vaver et L. Bently (dir.), Intellectual Property in the New Millenium : Essays in Honour of William R. Cornish (2004), 234, à la p. 246.
[49] Le Traité de l’OMPI compte le Canada au nombre de ses signataires, mais il n’a pas encore été ratifié ou adopté par voie législative, de sorte qu’il n’a pas force obligatoire au pays. Je le cite uniquement pour démontrer que l’interprétation large de l’al. 3(1)f) de la Loi, suivant laquelle la communication « au public » protégée peut s’entendre de la transmission point à point à la demande de l’utilisateur, n’est en décalage ni avec l’article 8 du Traité de l’OMPI ni avec les vues internationales sur le sujet.
(8) La jurisprudence américaine
[50] Les appelantes invoquent en dernier lieu la jurisprudence américaine, mais leur prétention fondée sur celle‑ci doit également être rejetée. Elles tablent surtout sur l’arrêt Cartoon Network c. CSC Holdings, Inc., 536 F.3d 121 (2008), dans lequel la Cour d’appel des États‑Unis pour le deuxième circuit statue qu’il faut tenir compte de l’auditoire potentiel de chacune des transmissions point à point pour déterminer s’il y a communication « au public ». Elle conclut finalement que les transmissions en cause ne constituent pas des communications « au public ».
[51] Cet arrêt n’étaye pas la thèse des appelantes. La Cour d’appel des États‑Unis pour le deuxième circuit se fonde sur le libellé explicite de la [traduction] « disposition relative à la transmission ». Elle estime que le texte même de la disposition américaine oblige à tenir compte des personnes qui [traduction] « peuvent » recevoir soit l’« émission », soit la « représentation » ou l’« exécution » en cause, et non de l’auditoire potentiel d’une « œuvre » donnée (p. 134). Dans notre Loi sur le droit d’auteur, le législateur s’exprime bien au contraire de façon plus générale : « communiquer au public . . . une œuvre ». Notre Cour a reconnu dans le passé les différences importantes qui existent entre les lois canadienne et américaine sur le droit d’auteur tant sur le plan de la formulation que sur celui des principes. Elle a fait la mise en garde suivante : « La jurisprudence américaine doit . . . être analysée avec prudence même si elle porte sur des faits semblables » (voir Compo Co. c. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357, à la p. 367). La différence de formulation entre les dispositions américaines et notre Loi sur le droit d’auteur est suffisante pour que la jurisprudence américaine ne soit d’aucune utilité dans la présente entreprise d’interprétation.
(9) Résumé
[52] Ces éléments permettent de statuer sur la thèse des appelantes suivant laquelle la transmission point à point est forcément une opération privée qui échappe au droit exclusif de communiquer au public. Je cite la juge Sharlow au par. 35 de l’arrêt ACTSF :
[P]our déterminer si l’alinéa 3(1)f) s’applique à la transmission d’une œuvre musicale sous forme de fichier audionumérique, il ne suffit pas de se demander si l’on a affaire à une communication entre un expéditeur unique et un destinataire unique ou à une communication unique demandée par le destinataire. La réponse à l’une et l’autre de ces questions ne serait pas nécessairement déterminante parce qu’une série de transmissions de la même œuvre musicale à un grand nombre de destinataires différents peut constituer une communication au public si les destinataires constituent le public ou une partie importante du public.
Dans l’arrêt CCH(CSC), la Cour opine que « . . . la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public » au sens de l’al. 3(1)f) de la Loi (CCH (CSC), au par. 78). Lorsqu’on conclut à l’existence d’une série de communications point à point de la même œuvre à un groupe de personnes, il importe peu, pour déterminer si la protection du droit d’auteur s’applique, que les destinataires reçoivent la communication au même endroit ou en des lieux différents, au même moment ou à des moments différents, à leur initiative ou à celle de l’expéditeur.
IV. Application aux faits — La transmission de fichiers de musique par un service en ligne constitue‑t‑elle une « communication au public »?
[53] Même si elle intervient point à point entre le service de musique en ligne et un consommateur individuel, la transmission d’œuvres musicales considérée en l’espèce, lorsqu’elle constitue une « communication », ne peut être autre chose qu’une communication « au public ».
[54] Le service de musique en ligne propose des œuvres musicales au moyen d’un catalogue. Tout consommateur disposé à payer le prix exigé peut télécharger ou écouter grâce à la transmission en continu les œuvres ainsi mises à sa disposition. Les œuvres inscrites au catalogue pourraient donc être transmises à de grands pans de la population, voire au grand public. En raison de l’activité commerciale du service de musique en ligne, les œuvres en cause sont susceptibles de se retrouver entre les mains d’un ensemble de consommateurs. D’ailleurs, le modèle d’entreprise des appelantes suppose qu’une même œuvre musicale fera l’objet de ventes multiples. Réaliser le plus grand nombre possible de ventes en ligne est la raison d’être même d’un service de musique en ligne. Le nombre de transmissions effectuées dans les faits tient uniquement au succès commercial de l’œuvre en question. Ce modèle d’entreprise suppose donc la « transmission répétée . . . d’une même œuvre à de nombreux destinataires » (CCH (CSC), au par. 78). La conclusion qu’il y a communication « au public » correspond à la réalité. Le professeur Vaver explique :
[traduction] On considère que le contenu volontairement mis à la disposition de toute personne qui souhaite y accéder est communiqué « au public », et ce, même si les utilisateurs y accèdent à des moments et à des endroits différents ».
[D. Vaver, Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trade-marks, (2e éd. 2011), à la p. 173]
[55] Les faits de la présente espèce diffèrent de ceux de l’affaire CCH, et la décision rendue dans cet autre dossier n’appuie pas la prétention des appelantes. Dans CCH, les éditeurs qui alléguaient la violation du droit d’auteur n’ont pas présenté d’éléments de preuve tendant à démontrer que la Grande bibliothèque communiquait simultanément les mêmes œuvres en série ou qu’elle les mettait à la disposition du public en général à la demande d’un avocat. Les employés de la Grande bibliothèque examinaient, puis donnaient suite ou non, à chacune des demandes de manière discrétionnaire, de sorte qu’ils demeuraient maîtres de l’accès aux œuvres.
[56] Dans le cas d’un service de musique en ligne, les œuvres musicales sont indistinctement mises à la disposition de quiconque a accès à son site Internet. Dès lors, le consommateur qui demande la transmission en continu ne fait pas partie d’un groupe restreint, comme la famille ou le cercle d’amis. Il fait seulement partie du « public ». Dans ces conditions, transmettre un fichier contenant une œuvre musicale, du site Internet du fournisseur à l’ordinateur du consommateur, à la demande de ce dernier, équivaut dès la première fois à « communiquer au public, par télécommunication, une œuvre ».
V. Dispositif
[57] Le pourvoi est accueilli en ce qui concerne le téléchargement pour les motifs invoqués par les juges majoritaires dans Entertainment Software Association c. Société canadienne des compositeurs, auteurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34, et rejeté en ce qui a trait à la transmission de musique en continu sur Internet pour les motifs qui précèdent. Chacune des parties ayant partiellement gain de cause, elle supportera ses propres frais de justice.
Version française des motifs rendus par
La juge Abella —
[58] Je conviens avec le juge Rothstein que, dans le cas de la transmission en continu, mais pas dans celui du téléchargement, il n’y a pas lieu de modifier la conclusion de la Commission du droit d’auteur selon laquelle la communication point à point effectuée par le fournisseur de services en ligne à la demande du client peut constituer une communication « au public ». Toutefois, les présents motifs concordants portent sur la norme de contrôle applicable.
[59] Soit dit en tout respect, j’estime que, dans leur analyse de la norme de contrôle applicable, les juges majoritaires compliquent à outrance ce qui devrait être en fait un cas simple d’application de la norme de la raisonnabilité. Lorsqu’elle interprète sa loi constitutive aux fins de l’établissement de tarifs pour la communication effectuée grâce aux nouveaux médias numériques, la Commission devrait avoir droit à la même déférence et être soumise à la même norme que tout autre tribunal administratif spécialisé au Canada.
[60] Depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, notre Cour reconnaît invariablement l’application présumée de la norme déférente au tribunal administratif doté d’une expertise spécialisée lorsqu’il interprète sa loi constitutive. Appliquer la norme de la décision correcte pour la seule raison qu’une cour de justice pourrait être appelée à interpréter la même loi nous ramène selon moi à la situation d’avant Dunsmuir où l’on s’attachait à l’expertise relative du décideur administratif et de la cour, et où l’on considérait que toute question de droit ressortissait aux cours de justice. En fait, une telle démarche nie au tribunal expert la déférence et le respect auxquels il a droit, comme l’illustre le passage suivant tiré de l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, [2004] 2 R.C.S. 427 (« SOCAN c. ACFI ») qu’invoquent les juges majoritaires pour assujettir à la norme de la décision correcte les conclusions de droit de la Commission :
La Loi sur le droit d’auteur est une loi de portée générale dont l’application relève habituellement des cours de justice, et non des tribunaux administratifs. Les questions en litige dans le présent pourvoi sont des questions de droit. [La décision de la Commission] a tranché une question de droit d’une importance générale allant bien au‑delà de la mise au point d’un tarif de redevances approprié, laquelle est au coeur du mandat de la Commission. [Italiques ajoutés; par. 49.]
[61] Récemment, dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 R.C.S. 654 (« ATA »), la Cour dit que, lors du contrôle judiciaire, la déférence se présume dès lors que le tribunal administratif interprète sa loi constitutive :
[S]auf situation exceptionnelle — et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir — , il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire. [Italiques ajoutés; par. 34.]
[62] Dans ATA, la Cour signale que les questions qui font alors exception à la présomption de déférence que commande l’interprétation de la loi constitutive sont les questions constitutionnelles, ainsi que les questions de droit d’une importance capitale pour le système juridique et étrangères au domaine d’expertise du décideur (ATA, au par. 30; Dunsmuir, aux par. 58 et 60). Elle s’interroge également quant à savoir si une autre exception existe toujours, celle correspondant à la catégorie problématique des véritables questions de compétence ou vires (par. 33‑34).
[63] En concluant que la compétence que se partagent la Commission et l’ensemble des cours de justice provinciales et fédérales du Canada justifie l’application de la norme de la décision correcte, les juges majoritaires créent une nouvelle exception, celle de la compétence concurrente. Outre l’absence de toute allusion à cette nouvelle catégorie dans Dunsmuir, elle n’est manifestement semblable en rien aux autres exceptions à l’assujettissement présumé à la norme déférente du tribunal qui interprète sa loi constitutive, à savoir les questions de droit qui échappent au travail quotidien d’un tribunal administratif. Je ne vois pas non plus pourquoi l’existence d’une compétence concurrente écarterait l’intention prêtée au législateur, à savoir qu’en raison de son expertise spécialisée, le tribunal administratif a droit à la retenue judiciaire lors du contrôle de ses décisions. Cette nouvelle exception, entièrement blindée, paraît surgir d’une source différente.
[64] L’expertise reconnue au tribunal administratif tient au pouvoir décisionnel que lui délègue le législateur à titre d’institution spécialisée. Dans Dunsmuir, la Cour constate que « dans beaucoup de cas, les personnes qui se consacrent quotidiennement à l’application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l’égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause » : au par. 49, citant David J. Mullan, « Establishing the Standard of Review : The Struggle for Complexity? » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, à la p. 93. Dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, les juges majoritaires de notre Cour renchérissent, estimant que la déférence à laquelle a droit le décideur administratif n’est pas subordonnée à l’existence d’une directive législative expresse ou implicite, mais découle plutôt de la connaissance approfondie des dispositions qu’il applique acquise « quotidiennement » (par. 25).
[65] La Commission du droit d’auteur possède une expertise spécialisée dans l’interprétation de la Loi sur le droit d’auteur. L’existence d’une compétence concurrente n’enlève rien à cette expertise, qui appelle la déférence envers l’institution. La Commission ne se livre pas simplement à la « mise au point d’un tarif de redevances approprié », malgré ce que laisse entendre la Cour dans SOCAN c. ACFI, au par. 49. Elle adopte un ensemble de politiques qui définit les droits du titulaire du droit d’auteur et ceux de l’utilisateur et elle joue un rôle important dans l’établissement d’un juste équilibre entre ces acteurs (Margaret Ann Wilkinson, « Copyright, Collectives, and Contracts : New Math for Educational Institutions and Libraries », dans Michael Geist, dir., From “Radical Extremism” to “Balanced Copyright” (2010), 503, à la p. 514.
[66] Elle possède des connaissances très spécialisées sur les technologies de communication employées pour créer et diffuser des œuvres protégées par le droit d’auteur, comme Internet, la radio numérique et la communication par satellite, ainsi que sur les enjeux économiques connexes : Commission du droit d’auteur Canada, Rapport sur le rendement pour l[a] période se terminant le 31 mars 2003 (en ligne), Partie II : Contexte ministériel — Organisation, mandat et résultats stratégiques. Ces connaissances spécialisées correspondent précisément au type d’expertise institutionnelle qui commande la déférence suivant Dunsmuir.
[67] En l’espèce, la Commission est appelée à déterminer si télécharger une œuvre musicale équivaut à la « communiquer au public » pour l’application de l’al. 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur. Pour trancher, il lui faut examiner de nombreuses facettes, notamment la manière dont l’utilisateur et le consommateur obtiennent l’accès à l’œuvre musicale (p. ex. transmission en continu ou téléchargement), les tendances et mutations récentes à cet égard, ainsi que l’incidence de ces réalités sur la rémunération du titulaire du droit d’auteur pour son travail.
[68] Dans l’exécution de son mandat, la Commission interprète plusieurs dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, dont le par. 3(1), qui énumère les droits exclusifs reconnus au titulaire du droit d’auteur. La possibilité qu’une cour de justice soit appelée à interpréter les mêmes dispositions dans une autre affaire n’enlève pas à la Commission sa connaissance approfondie de la Loi sur le droit d’auteur ni son expertise dans l’application de celle‑ci. La Loi sur le droit d’auteur n’en demeure pas moins sa loi constitutive. Même si, dans certains cas, la Loi accueille en sa demeure des acteurs judiciaires aux fonctions juridictionnelles variées, ce séjour occasionnel ne saurait éclipser la déférence à laquelle a droit l’occupant permanent, la Commission, dont l’unique tâche est d’interpréter et d’appliquer la Loi.
[69] Les juges majoritaires fondent leur conclusion qu’une compétence concurrente commande l’application de la norme de la décision correcte sur le risque que des décisions incompatibles découlent de l’application d’une norme déférente à l’interprétation de la Loi par la Commission. Or, dans Smith c. Alliance Pipeline Ltd., [2011] 1 R.C.S. 160, notre Cour considère puis écarte les craintes exprimées quant à la possibilité que la déférence entraîne de multiples interprétations. Le juge Fish fait remarquer que, même avant Dunsmuir, la norme de la décision raisonnable reposait sur l’idée que de multiples interprétations valables d’une même disposition législative sont inévitables et qu’il faut se garder d’intervenir, sauf lorsque la décision du tribunal administratif n’a pas de fondement rationnel (par. 38‑39).
[70] Les juges majoritaires laissent également entendre que, dans la mesure où une même compétence échoit rarement à la fois à un décideur administratif et à une cour de justice, la présomption dont bénéficie l’interprétation de la loi constitutive n’est pas menacée. Or, le pouvoir d’interpréter et d’appliquer les mêmes dispositions législatives est souvent partagé. Par exemple, la Commission des oppositions des marques de commerce et la Cour fédérale sont toutes deux habilitées à interpréter et à appliquer l’art. 6 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13, pour déterminer si une marque crée de la « confusion ». La première peut connaître de la procédure d’opposition à l’enregistrement d’une marque de commerce, tandis que la seconde applique l’art. 6 dans le cadre d’une action pour violation ou d’une demande de radiation de l’enregistrement d’une marque de commerce pour cause d’invalidité : voir Chamberlain Group, Inc. c. Lynx Industries Inc., 2010 CF 128 (CanLII); Alticor Inc. c. Nutravite Pharmaceuticals Inc., 2005 CAF 269 (CanLII).
[71] Malgré cette compétence concurrente, les décisions de la Commission d’opposition des marques de commerce demeurent assujetties à la norme de la raisonnabilité, ce qu’a déjà expliqué comme suit le juge Rothstein, au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, [2000] 3 C.F. 145 (C.A.) :
Compte tenu de l’expertise du registraire, . . . je considère que les décisions du registraire qui relèvent de son champ d’expertise, qu’elles soient fondées sur les faits, sur le droit ou qu’elles résultent de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, devraient être révisées suivant la norme de la décision raisonnable simpliciter . . . [sauf si] une preuve additionnelle est déposée devant la Section de première instance et que cette preuve aurait pu avoir un effet sur les conclusions du registraire . . . [Italiques ajoutés; par. 51.]
[72] En outre, dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [2011] 3 R.C.S. 471, notre Cour applique la norme de la décision raisonnable à la conclusion du Tribunal des droits de la personne selon laquelle les mots « indemniser la victime . . . des dépenses entraînées par l’acte » employés aux al. 53(2) c) et d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, l’habilitent à adjuger des dépens. Au nom de la Cour, les juges LeBel et Cromwell y font remarquer que, même si d’autres organismes juridictionnels, dont les cours de justice, peuvent être saisis de la question des « dépens », la norme de la décision correcte ne s’applique pas pour autant d’office. La Cour estime plutôt que cette question relève de l’expertise du Tribunal et que la décision s’y rapportant doit donc être contrôlée suivant la norme de la décision raisonnable :
Nul doute qu’un tribunal des droits de la personne est souvent appelé à se prononcer sur des questions de très large portée. Or, les mêmes questions peuvent être soulevées devant d’autres organismes juridictionnels, en particulier des cours de justice . . .
[L]orsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer sa propre loi, dans son domaine d’expertise et sans que soit soulevée une question de droit générale, la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement, et le Tribunal a droit à la déférence. [Italiques ajoutés; par. 23‑24.]
[73] La norme du caractère raisonnable a été retenue dans d’autres cas malgré la compétence concurrente conférée à un tribunal administratif et à une cour de justice. En effet, dans l’affaire récente Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, c’est en fonction de cette norme que la Cour a déterminé si, lorsqu’il avait réprimandé un avocat en application du Code de déontologie des avocats du Québec, R.R.Q. 1981, ch. B‑1, le Comité de discipline avait bien interprété la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. Le pouvoir concurrent des cours de justice de se prononcer sur la « liberté d’expression » n’écarte pas la déférence à laquelle a droit le Comité de discipline lorsqu’il applique la Charte. Si une compétence concurrente à l’égard de l’interprétation et de l’application d’un texte juridique aussi transcendant que la Charte n’écarte pas la déférence qui s’impose envers le tribunal administratif lorsqu’il interprète son propre mandat, il est assurément difficile de justifier que les dispositions sur le droit d’auteur bénéficient d’une « protection » judiciaire particulière.
[74] À supposer même que l’existence d’une compétence concurrente justifiait que le contrôle de ses conclusions de droit s’effectue au regard de la norme de la décision correcte, la Commission avait pour mandat de déterminer si une activité — télécharger une œuvre musicale — équivalait à « communiquer au public » pour l’application de l’al. 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur et emportait l’exigibilité d’une redevance. Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui, selon Dunsmuir, commande la déférence. Il me paraît irréaliste de dégager la portée juridique des mots « communiquer au public » du contexte constitué des faits et des politiques à la fois complexes et interdépendants dont la Commission tient compte pour fixer un tarif. Or, les juges majoritaires dégagent deux questions de droit : la définition de « communiquer » et celle d’« au public » (voir également le pourvoi connexe Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34).
[75] L’opération qui consiste à « dégager » une question de droit d’une question mixte de fait et de droit, propre à l’appel, a vu le jour dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 S.C.R. 235. Cependant, dans le contexte d’un contrôle judiciaire, cette opération (parfois appelée « fractionnement ») soulève plusieurs problèmes. Contrairement à la cour de justice qui n’est ni plus ni moins experte que la cour d’appel pour interpréter une loi, le tribunal administratif se voit confier dans la plupart des cas un mandat particulier, ce qui lui confère une expertise spécialisée pour interpréter sa loi constitutive et l’appliquer aux faits d’une espèce.
[76] Sans définir la question « mixte de fait et de droit », dans Dunsmuir, les juges Bastarache et LeBel, aux par. 51 à 53 de leurs motifs majoritaires, se penchent sur l’éventualité que les éléments qui la composent puissent être « dissociés » :
En présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée. Nous sommes d’avis que la même norme de contrôle doit s’appliquer lorsque le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent aisément être dissociés. [Italiques ajoutés; références omises; par. 53.]
[77] La Cour a récemment confirmé cet avis dans l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, [2010] 2 R.C.S. 650, au par. 65. La Juge en chef voit une question mixte de fait et de droit dans la conclusion de la B.C. Utilities Commission selon laquelle l’approbation d’un contrat d’achat d’électricité n’était pas subordonnée à la consultation des Premières nations (au par. 78). Elle se refuse à qualifier la décision de la Commission, suivant l’Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45, soit de [traduction] « question constitutionnelle » ou de droit, soit de conclusion de fait. Citant Dunsmuir, elle conclut plutôt au caractère mixte de la question, ce qui « appelle une norme se situant entre celles établies par la loi, à savoir la norme de la raisonnabilité, issue de la common law » (par. 78).
[78] En outre, la Cour a maintes fois estimé qu’il valait mieux éviter d’appliquer des normes différentes aux questions de droit et aux questions de fait, préconisant plutôt le contrôle de la décision administrative dans son ensemble. Au nom des juges majoritaires dans Société Radio‑Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157 (« SRC c. Canada »), le juge Iacobucci donne l’explication suivante :
Bien que le Conseil [canadien des relations du travail] puisse être soumis à la norme [de la décision correcte] dans l'interprétation isolée d'une loi autre que sa loi constitutive, la norme de contrôle applicable à l'ensemble de la décision, à supposer que celle‑ci soit par ailleurs conforme à la compétence du Conseil, sera celle du caractère manifestement déraisonnable. Évidemment, la justesse de l'interprétation de la loi non constitutive pourra influer sur le caractère raisonnable global de la décision, mais cela tiendra à l'effet de la disposition législative en question sur la décision dans son ensemble. [Italiques ajoutés; par. 49.]
[79] De plus, dans Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, le juge Iacobucci confirme au par. 56 que le contrôle doit porter sur « les motifs, considérés dans leur ensemble » (voir également Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 R.C.S. 708, au par. 14.)
[80] Autrement dit, même lorsqu’un aspect de la décision administrative est par ailleurs assujetti à la norme de la décision correcte, les motifs « dans leur ensemble » font l’objet d’un contrôle suivant la norme de la décision raisonnable. Comme le laisse entendre le juge Iacobucci dans l’arrêt SRC c. Canada (au par. 49, italiques ajoutés), même l’interprétation erronée d’une autre loi que la loi constitutive a simplement pour effet d’« influer sur le caractère raisonnable global de la décision » administrative, mais ne saurait constituer une erreur de droit entièrement dissociable.
[81] Notre Cour a plusieurs fois indiqué que l’application de plus d’une norme de contrôle à une décision administrative demeurait l’exception. Le juge LeBel fait la mise en garde suivante dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77 :
Notre Cour a reconnu à un certain nombre d’occasions que les différentes décisions d’un tribunal administratif dans une affaire donnée peuvent commander différents degrés de déférence, selon les circonstances. Ce pourrait être le cas dans la présente affaire où l’arbitre a statué sur une question de droit fondamentale échappant à son domaine d’expertise. Cette question de droit, malgré son caractère fondamental pour l’appréciation de la décision dans son ensemble, se distingue aisément d’une deuxième question pour laquelle la décision de l’arbitre appelait la déférence : Oliver a‑t‑il été congédié pour un motif valable? . . .
Toutefois, je le répète, même si la question tranchée par l’arbitre en l’espèce peut se scinder en deux questions distinctes dont l’une peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision correcte, cela n’arrive que rarement. Les divers éléments qui sous‑tendent une décision ont plus de chance d’être inextricablement liés les uns aux autres, en particulier dans un domaine complexe comme celui des relations de travail, de sorte que la cour de justice chargée du contrôle doit considérer que la décision du tribunal forme un tout. [Italiques ajoutés; références omises; par. 75‑76.]
[82] Dans Conseil des Canadiens avec déficiences c. Via Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650, les juges majoritaires reprennent ce point de vue et s’expriment en ces termes :
L’Office est chargé d’interpréter ses propres dispositions législatives, y compris ce en quoi consiste cette responsabilité que lui confie la Loi. La décision qu’il a rendue comportait plusieurs parties, chacune d’elles relevant clairement et inextricablement de son domaine d’expertise et de son mandat. Elle commandait donc l’application d’une seule norme de contrôle faisant appel à la déférence. [Italiques ajoutés; par. 100.]
[83] Enfin, dans l’affaire Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., [2006] 1 R.C.S. 772, la Commission des oppositions des marques de commerce avait estimé que la dénomination d’une petite chaîne de restauration montréalaise — « Barbie’s » — ne créait pas de confusion sur le marché avec la poupée Barbie de Mattell. Lors du contrôle judiciaire et en appel devant notre Cour, Mattell a fait valoir que la Commission avait mal interprété la disposition de la Loi sur les marques de commerce qui définit la « confusion ». Au nom des juges majoritaires, le juge Binnie refuse de dissocier une question de droit de la question mixte de savoir si le mot « Barbie » est susceptible de créer de la « confusion » sur le marché. Concluant que faits et droit s’entrelacent, il applique une norme empreinte de déférence :
La détermination de la probabilité de confusion requiert une expertise que la Commission (qui procède quotidiennement à des évaluations de ce genre) possède dans une plus grande mesure que les juges en général. Il faut donc faire preuve d’une certaine retenue judiciaire à l’égard de la décision de la Commission . . .
. . .
Même si l’appelante formule son argument comme si elle contestait le bien‑fondé de l’interprétation attribuée à l’art. 6 . . ., j’estime qu’en réalité . . . sa contestation porte sur l’importance relative qu’il faut accorder aux facteurs énumérés au par. 6(5) et à ceux qui n’y figurent pas. La question de droit ne peut être clairement isolée de son contexte factuel, mais commande une interprétation qui relève de l’expertise de la Commission. [Italiques ajoutés; par. 36 et 39.]
[84] Le juge Binnie hésite — à juste titre selon moi — à dissocier une pure question d’interprétation législative de la conclusion globale de la Commission, à savoir que le mot « Barbie » ne crée pas de « confusion ». L’affaire dont nous sommes saisis appelle également le contrôle de l’interprétation d’une disposition.
[85] Le professeur David Mullan, qui met aussi en garde contre le fractionnement, et de façon persuasive selon moi, opine que « [t]rop incliner » à considérer qu’une question ressortit à une cour de justice plutôt qu’à un tribunal administratif (question de compétence, de droit ou d’interprétation législative) « risque de mener à des interventions excessives et aberrantes » (p. 74) :
[traduction] À mon avis, lors du contrôle judiciaire, il ne convient pas du tout d’accorder quelque importance à la possibilité que le tribunal administratif tranche une « question de droit pure » et rende ainsi une décision qui aura « valeur de précédent ». Invoquer cette éventualité pour justifier l’application de la norme de la décision correcte mine gravement l’esprit de déférence qui anime le contrôle judiciaire.
. . .
Dans la mesure où le fractionnement consiste souvent à dégager les principes juridiques fondamentaux, il favorise généralement le contrôle selon la norme de la décision correcte, et donc une intervention accrue. [Italiques ajoutés; p. 77 et 79.]
[86] La Commission n’avait pas à se prononcer définitivement ni même séparément sur le sens des termes « communi[cation] » et « au public » pour décider si l’al. 3(1)f) s’applique au téléchargement de musique. Il n’appert pas, selon moi, que législateur a voulu que cette expression soit définie dans l’absolu, plutôt que de manière contextuelle, au regard des faits de chaque espèce.
[87] Voir dans la définition de chaque mot ou expression figurant dans une disposition législative une question de droit distincte équivaut à ramener sous une autre appellation — celle de la décision correcte — l’interventionnisme indû qui caractérisait la doctrine de la condition préalable liée à la compétence, une doctrine avec laquelle la Cour a rompu définitivement dans ATA. Dans l’arrêt Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756 (« Bell (1971) »), qui date de l’époque où ce courant jurisprudentiel avait le vent dans les voiles, notre Cour a conclu que la Commission ontarienne des droits de l’Homme avait outrepassé sa compétence en estimant que la partie d’un immeuble louée par son propriétaire pouvait constituer un [traduction] « logement indépendant » au sens de l’Ontario Human Rights Code, 1961‑62, L.O. 1961‑62, ch. 93. Or, dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission) 2012 CSC 10, notre Cour écarte Bell (1971) au motif qu’il est l’expression d’un interventionnisme indû de la part des cours de justice :
Une intervention judiciaire hâtive . . . ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire . . . [par. 36]
[88] La conclusion de la Commission du droit d’auteur selon laquelle télécharger une œuvre musicale équivaut à la « communiquer au public » ressortit tout à fait à son mandat et à son expertise spécialisée. Elle a pour toile de fond un enchevêtrement complexe de technologies, de faits, ainsi que de dispositions législatives et de politiques en matière de radiodiffusion. Prélever un seul fil de cette riche étoffe et en faire l’élément déterminant pour l’appréciation de la pièce dans son ensemble représente, à mon humble avis, un recul jurisprudentiel anormal.
Pourvoi accueilli en partie.
Procureurs des appelantes : Fasken Martineau DuMoulin, Ottawa.
Procureurs de l’intimée : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante CMRRA‑SODRAC Inc. : Cassels Brock & Blackwell, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Cineplex Divertissement LP : Gilbert’s, Toronto.
Procureur de l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson‑Glushko : Université d’Ottawa, Ottawa.
Procureurs des intervenantes Apple Canada Inc. et Apple Inc. : Goodmans, Toronto.