COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10
Date : 20120316
Dossier : 33651
Entre :
Halifax Regional Municipality, personne morale
constituée sous le régime des lois de la Nouvelle‑Écosse
Appelante
et
Nova Scotia Human Rights Commission,
Lucien Comeau, Lynn Connors et Sa Majesté la
Reine du chef de la Province de la Nouvelle‑Écosse
Intimés
- et -
Commission canadienne des droits de la personne
Intervenante
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 60)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
halifax c. n.‑é. (human rights comm.)
Halifax Regional Municipality, personne morale
constituée sous le régime des lois de la Nouvelle‑Écosse Appelante
c.
Nova Scotia Human Rights Commission,
Lucien Comeau, Lynn Connors et Sa Majesté la
Reine du chef de la province de la Nouvelle‑Écosse Intimés
et
Commission canadienne des droits de la personne Intervenante
Répertorié : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission)
No du greffe : 33651.
2011 : 19 octobre; 2012 : 16 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (le juge en chef MacDonald et les juges Oland et Hamilton), 2010 NSCA 8, 287 N.S.R. (2d) 329, 912 A.P.R. 329, 66 M.P.L.R. (4th) 19, 8 Admin. L.R. (5th) 274, [2010] N.S.J. No. 54 (QL), 2010 CarswellNS 75, qui a infirmé une décision du juge Boudreau, 2009 NSSC 12, 273 N.S.R. (2d) 258, 872 A.P.R. 258, 184 C.R.R. (2d) 295, 55 M.P.L.R. (4th) 69, 66 C.H.R.R. D/1, [2009] N.S.J. No. 13 (QL), 2009 CarswellNS 13. Pourvoi rejeté.
Randolph Kinghorne et Karen L. Brown, pour l’appelante.
John P. Merrick, c.r., et Kelly L. Buffett, pour l’intimée Nova Scotia Human Rights Commission.
Michel Doucet, Mark C. Power et Jean‑Pierre Hachey, pour l’intimé Lucien Comeau.
Edward A. Gores, c.r., pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Nouvelle‑Écosse.
Personne n’a comparu pour l’intimée Lynn Connors.
Philippe Dufresne, pour l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] La Nova Scotia Human Rights Commission ( la « Commission ») a pour mandat d’appliquer et de faire respecter la Human Rights Act, R.S.N.S. 1989, ch. 214 (la « Loi »), et le législateur lui confère une grande latitude à cet égard. Lorsqu’elle est saisie d’une allégation de violation de la Loi et que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, elle est convaincue de la justification d’un examen, la Commission peut mettre sur pied une commission d’enquête pour examiner la plainte. Quelle doit alors être la démarche du tribunal de révision appelé à contrôler cette décision de la Commission?
[2] Le litige fait suite à la décision de la Commission de renvoyer à une commission d’enquête les allégations de discrimination formulées par Lucien Comeau. Saisi d’une demande de contrôle judiciaire, un juge de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a annulé la décision de la Commission et interdit à la commission d’enquête d’aller de l’avant (2009 NSSC 12, 273 N.S.R. (2d) 258). La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a infirmé ce jugement et donné le feu vert à la commission d’enquête (2010 NSCA 8, 287 N.S.R. (2d) 329). Les deux juridictions divergent d’opinion sur la juste portée du contrôle judiciaire auquel est soumise la décision de la Commission. Le pourvoi formé devant notre Cour soulève principalement deux questions.
[3] Premièrement, quelle norme de contrôle judiciaire s’applique à la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête? À mon avis, étant donné l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont jouit la Commission et le caractère préliminaire de sa décision, le tribunal de révision ne doit intervenir que lorsque ni la loi ni la preuve n’offrent de fondement raisonnable à la décision de la Commission. Deuxièmement, au regard de cette norme, la Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en nommant la commission d’enquête? Selon moi, la loi et la preuve offraient en l’espèce un fondement raisonnable à la décision, et la Commission n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle judiciaire.
[4] Je conviens donc avec la Cour d’appel que la décision de la Commission doit être confirmée, et je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Rappel des faits et jugements dont appel
A. Les faits
[5] Lucien Comeau a saisi la Commission des droits de la personne de la Nouvelle‑Écosse d’une plainte. Il tenait pour discriminatoires sur le fondement de son origine ethnique et de celle de ses enfants — ils sont Acadiens — les modalités de financement des établissements d’enseignement en français langue première de Halifax. Quelques précisions s’imposent sur le financement des écoles en Nouvelle‑Écosse pour bien situer la plainte dans son contexte.
[6] Au milieu des années 1990, la Nouvelle‑Écosse a créé la Municipalité régionale de Halifax (« Halifax ») par la fusion des villes de Halifax, de Dartmouth et de Bedford et du comté de Halifax (Halifax Regional Municipality Act, S.N.S. 1995, ch. 3, abrogée par la Municipal Government Act, S.N.S. 1998, ch. 18, art. 560 (la « MGA »). Les conseils scolaires de ces villes et de ce comté ont par la suite fusionné eux aussi pour former le Halifax Regional School Board : Establishment of School Boards Regulations; Establishment of Halifax Regional School Board, règl. 40/2005 N.‑É. Avant la fusion, les villes de Halifax et de Dartmouth offraient un financement supplémentaire à leurs conseils scolaires respectifs (la législation provinciale permettait aux autres municipalités de les imiter, mais aucune ne le faisait). Après la fusion, Halifax était légalement tenue de continuer d’offrir un financement supplémentaire aux écoles auxquelles les anciennes villes de Halifax et de Dartmouth versaient auparavant des fonds (Halifax Regional Municipality Act, art. 84; après son abrogation, MGA, art. 530). Halifax prélevait ces fonds supplémentaires par voie de taxation puis les versait aux conseils scolaires en cause — d’abord aux conseils des villes de Halifax et de Dartmouth, puis au conseil régional de Halifax après la fusion des conseils scolaires. (Des fonds supplémentaires ont également été prélevés puis distribués par Halifax sur les territoires des autres parties à la fusion.)
[7] Presque simultanément à la fusion, la province a créé le Conseil scolaire acadien provincial (le « Conseil »), un conseil scolaire public chargé de l’administration des établissements d’enseignement en français langue première à la grandeur de la province (Education Act, S.N.S. 1995‑96, ch. 1; Establishment of School Boards Regulations; Establishment of Conseil scolaire acadien provincial, règl. 38/2005 N.‑É.). Entièrement financé par la province, le Conseil différait sur ce point des autres conseils scolaires de la Nouvelle‑Écosse, qui recevaient en sus des fonds des municipalités qu’ils desservaient.
[8] Les écoles régies par le Conseil ne bénéficiaient pas du financement supplémentaire consenti par Halifax aux autres écoles publiques des deux anciennes villes, ce dont s’est indigné M. Comeau, un Acadien francophone, père d’enfants inscrits à l’École Bois‑Joli, l’une des trois écoles administrées par le Conseil et situées sur le territoire des anciennes villes. En juin 2003, M. Comeau a porté plainte à la Commission contre Halifax puis, en juillet 2004, contre la province (plus précisément contre Services Nouvelle‑Écosse et Relations avec les municipalités et le ministère de l’Éducation, de la Nouvelle‑Écosse). (À l’audience, la province a clairement renoncé à obtenir l’infirmation de la décision de la Cour d’appel, de sorte que la plainte portée contre elle n’est plus visée par le pourvoi.)
[9] À l’appui de ses allégations, M. Comeau invoque les al. 5(1)a) et q) de la Loi et se prétend victime de discrimination fondée sur l’origine ethnique dans la prestation de services ou la fourniture d’installations. Il allègue en outre la violation des droits que lui garantit l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Commission a nommé un enquêteur, et selon les trois rapports semblables mais distincts que ce dernier a rédigés, les plaintes de M. Comeau [traduction] « établiraient à première vue l’existence d’une discrimination » (D.A., p. 136). Il vaut la peine de signaler que même si la MGA ne prévoit pas le financement supplémentaire des écoles régies par le Conseil, selon un avis juridique obtenu par Halifax, l’art. 76 de l’Education Act lui permettrait d’assurer à son gré ce financement.
[10] L’examen des plaintes a été suspendu pendant un certain temps parce qu’un autre litige soulevait des points semblables. En août 2004, cinq parents d’enfants fréquentant des écoles régies par le Conseil ont en effet intenté une poursuite devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse. Ils soutenaient que le système de financement prévu à l’art. 530 de la MGA portait atteinte aux droits conférés par la Charte et ils réclamaient diverses réparations constitutionnelles. La Commission a décidé de surseoir à l’examen des deux plaintes de M. Comeau jusqu’à ce qu’il soit statué sur la question constitutionnelle. Or, l’examen de celle‑ci a lui aussi été suspendu le temps que les parties négocient et que la modification législative proposée soit apportée. La Commission a donc réactivé le dossier. Le 3 novembre 2006, elle a demandé la nomination d’une commission d’enquête chargée de l’examen des plaintes de M. Comeau, et le 9 novembre 2006, le juge en chef de la Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse a accédé à sa demande.
[11] Peu de temps après, le 23 novembre 2006, la modification de la MGA a obtenu la sanction royale. Dès lors, les écoles de Halifax régies par le Conseil bénéficiaient du financement supplémentaire avec effet rétroactif au 1er avril 2006 (An Act to Amend Chapter 18 of the Acts of 1998, the Municipal Government Act, S.N.S. 2006, ch. 38, art. 1 et 2). Un règlement est donc intervenu dans l’instance fondée sur la Charte, et l’action a été rejetée sur consentement.
B. Jugements dont appel
(1) Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, 2009 NSSC 12, 273 N.S.R. (2d) 258 (le juge Boudreau)
[12] Halifax a demandé à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse d’annuler la décision de la Commission de renvoyer à une commission d’enquête la plainte déposée contre elle par M. Comeau et d’interdire à cette commission d’aller de l’avant. La demande a été accueillie. Le juge en cabinet a opiné qu’en décidant du renvoi, la Commission avait conclu que la plainte tombait sous le coup de la Loi, une conclusion qui, selon lui, portait sur la compétence et appelait l’application de la norme de la décision correcte. Il a estimé que le défaut de compétence était patent et que la tenue d’une enquête complète n’aurait aucune utilité. Il a rejeté après examen la prétention de la Commission selon laquelle la commission d’enquête avait le pouvoir de se pencher sur une contestation de compétence et une cour de justice ne devait intervenir qu’une fois que la commission d’enquête avait statué sur la question. Se fondant en partie sur l’arrêt Bell c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1971] R.C.S. 756 (« Bell (1971) »), le juge a statué qu’il y avait lieu d’intervenir à ce stade préliminaire et d’empêcher la commission d’entreprendre une enquête susceptible d’être longue et de se révéler infructueuse au final.
(2) Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, 2010 NSCA 8, 287 N.S.R. (2d) 329 (le juge en chef MacDonald, avec l’appui des juges Oland et Hamilton)
[13] La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a accueilli l’appel interjeté par la Commission et M. Comeau.
[14] La Cour d’appel s’interroge sur l’opportunité de l’immixtion d’une cour supérieure [traduction] « pour tuer dans l’œuf une commission d’enquête » : par. 16. Elle reconnaît que, dans certaines circonstances, une cour de justice a le pouvoir discrétionnaire d’interdire à un organisme administratif de poursuivre ses travaux. Elle renvoie cependant à des décisions dans lesquelles on se demande si l’arrêt Bell (1971) de notre Cour a toujours valeur de précédent et on conclut qu’il ne doit pas être appliqué trop largement. Elle fait observer que Bell (1971) représente [traduction] « un sommet pour ce qui est de couper l’herbe sous le pied d’un tribunal administratif » : par. 18. La cour de justice à qui l’on demande d’interdire à un organisme administratif de poursuivre ses activités doit faire preuve de retenue. Le critère à appliquer pour déterminer si son intervention est justifiée à ce stade initial de la procédure consiste à se demander si le défaut de compétence du tribunal administratif pour examiner l’affaire est [traduction] « clair et indubitable » (par. 22). Cette réticence judiciaire à intervenir pendant le déroulement de la procédure administrative s’explique en l’occurrence par [traduction] « la grande déférence » dont une cour de justice doit faire preuve à l’égard du grand pouvoir discrétionnaire de la Commission en matière d’examen des plaintes et vis‑à‑vis de son grand pouvoir discrétionnaire de demander la nomination d’une commission d’enquête (par. 24 à 29). Au terme ce raisonnement, la Cour d’appel conclut que le juge en cabinet a commis deux erreurs.
[15] Premièrement, il a mal qualifié les plaintes en considérant que M. Comeau demandait uniquement une modification législative. En effet, M. Comeau réclamait — et la Commission avait évoqué la possibilité — d’autres réparations qui n’échappaient pas clairement et indubitablement au mandat de la Commission (par. 32 et 33). En second lieu, le juge a mal défini la nature de la décision. La seule mesure prise par la Commission avait été de renvoyer la plainte à une commission d’enquête. Elle n’avait tranché aucune question sur le fond. Il appartenait à la commission d’enquête de le faire. Il s’agit de deux [traduction] « erreurs de fait manifestes et dominantes », et l’omission du juge de déférer à la décision de la Commission équivaut à une erreur de droit : par. 33 et 36 (italique supprimé); voir également par. 37.
[16] Pour la Cour d’appel il n’est pas clair et indubitable que la plainte échappait à la compétence de la commission d’enquête, et c’est donc à tort que le juge est intervenu. Elle accueille l’appel et rétablit la nomination de la commission d’enquête.
III. Analyse
A. La norme de contrôle applicable
[17] Leurs réponses à deux des questions en litige montrent que le juge en cabinet et la Cour d’appel conçoivent différemment le rôle du tribunal de révision en l’espèce. La première question est celle de la norme de contrôle applicable, ce qui tient en grande partie à la nature de la décision de la Commission. J’estime que la Commission n’a pas statué sur sa compétence, mais qu’elle a plutôt décidé, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, qu’une enquête était justifiée dans les circonstances. Sa décision discrétionnaire est assujettie à la norme de la décision raisonnable. La seconde question — connexe à la première — est celle de savoir dans quels cas une cour de justice est justifiée d’intervenir à cette étape préliminaire de la procédure de la Commission. La réponse dépend essentiellement de ce que l’arrêt Bell (1971) a toujours valeur de précédent ou non. À mon avis, cet arrêt de notre Cour ne devrait plus être suivi, et les cours de justice devraient faire preuve de grande retenue lorsqu’elles sont appelées à intervenir à cette étape initiale du processus. De plus, dans le contexte d’une intervention judiciaire envisagée à ce stade préliminaire de la procédure administrative, la norme de contrôle de la décision raisonnable peut être formulée comme suit : la loi ou la preuve offre‑t‑elle un fondement raisonnable à la conclusion de la Commission selon laquelle la tenue d’une enquête est justifiée ? Au regard de ce critère, force est de conclure que la décision de la Commission aurait dû être confirmée.
(1) Nature de la décision de la Commission
[18] Le juge en cabinet applique la norme de la décision correcte parce que, selon lui, la Commission a conclu que [traduction] « la plainte tombait sous le coup de la [Loi] et relevait donc de sa compétence » (par. 53). La Cour d’appel exprime son désaccord et estime que la Commission ne s’est pas prononcée sur sa compétence, mais a [traduction] « simplement décidé de faire passer la plainte à l’étape suivante en mettant sur pied une commission d’enquête indépendante » (par. 35).
[19] J’abonde pour ma part dans le sens de la Cour d’appel. Lorsqu’elle décide de confier l’examen d’une plainte à une commission d’enquête, la Commission ne conclut pas que la plainte tombe sous le coup de la Loi. Suivant le régime législatif, la Commission est plutôt appelée à exercer des fonctions d’examen préalable et d’administration. Elle peut notamment renvoyer la plainte à une commission d’enquête pour que cette dernière tranche une question de compétence.
[20] La Loi établit, pour le règlement des plaintes relatives aux droits de la personne, un régime complet dans le cadre duquel la Commission accomplit un certain nombre de fonctions dans le but de faire respecter et de promouvoir les droits de la personne. Pour ce qui est des plaintes, elle joue en quelque sorte un rôle de gardien et d’administrateur. Suivant l’art. 29 en vigueur au moment considéré en l’espèce, lorsque la plainte était présentée par écrit dans la forme prescrite ou que la Commission a [traduction] « des motifs raisonnables de croire qu’une plainte existe », la Commission devait [traduction] « charge[r] le directeur [des droits de la personne] ou un autre fonctionnaire d’étudier et de s’efforcer de régler toute plainte ».
[21] Lorsque la plainte ne fait l’objet d’aucune décision, y compris un règlement, la Commission peut nommer une commission d’enquête pour l’examiner (par. 32A(1)). Elle jouit d’un grand pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de prendre ou non cette mesure. Elle peut opter pour cette avenue lorsqu’elle est [traduction] « convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’examen de celle‑ci est justifié » (Boards of Inquiry Regulations, règl. 221/91 N.‑É., art. 1). Elle n’est pas légalement tenue de conclure que l’affaire relève de sa compétence ou que la plainte a un minimum de fondement avant de nommer une commission d’enquête; il lui suffit d’être « convaincue », compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’examen de celle‑ci est justifié.
[22] Une fois nommée, la commission d’enquête tient une audience publique à l’issue de laquelle elle statue sur la plainte. Elle a le pouvoir de trancher toute question de fait ou de droit lorsque cela est nécessaire pour déterminer s’il y a eu contravention à la Loi; elle possède aussi le pouvoir d’ordonner réparation lorsqu’il y a eu contravention (par. 34(1), (7) et (8)). Sa décision sur toute question de droit est susceptible d’appel devant la Cour d’appel (art. 36).
[23] Il importe de souligner en l’espèce que même si la Commission décide du renvoi à une commission d’enquête, elle ne conclut pas pour autant que la plainte est fondée ni même qu’elle tombe sous le coup de la Loi, des conclusions qui ressortissent plutôt à la commission d’enquête. Lorsqu’elle confie l’examen d’une plainte à une commission d’enquête, la Commission exerce une fonction d’examen préalable et d’administration; elle ne statue pas au fond.
[24] La nature de ce rôle est reconnue dans la jurisprudence de la Nouvelle‑Écosse et dans celle issue de l’application des dispositions analogues de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 : voir Cowan c. Aylward, 2002 NSCA 76, 205 N.S.R. (2d) 324, par. 40; Green c. Human Rights Commission, 2011 NSCA 47, 303 N.S.R. (2d) 211, par. 35 et 36; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 53; Zündel c. Canada (Procureur général), [1999] 4 C.F. 289 (1re inst.), par. 20 (« Zündel (1999) »), conf. par (2000), 195 D.L.R. (4th) 394 (C.A.F.) (« Zündel (2000) »); Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113 (« Bell (1999) »), par. 35 à 37). Bien que cette fonction d’examen préalable et d’administration suppose nécessairement un minimum d’appréciation du bien-fondé de la plainte, la Commission, lorsqu’elle l’exerce, ne rend aucune décision définitive sur l’issue de la plainte : voir p. ex. les arrêts Cooper, par. 53, et Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, p. 899.
[25] De plus, la décision de la Commission de renvoyer la plainte est de nature discrétionnaire. Le paragraphe 32A(1) de la Loi dispose que la Commission [traduction] « peut » nommer une commission d’enquête. L’article premier du Boards of Inquiry Regulations confirme cette faculté en précisant que la Commission [traduction] « peut » s’en prévaloir [traduction] « lorsqu’elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’examen de celle‑ci est justifié » (voir Green, par. 5). C’est à la Commission qu’il incombe d’examiner la plainte au préalable et de décider si une enquête est justifiée, compte tenu de l’ensemble des circonstances.
[26] Eu égard au régime législatif et au rôle confié à la Commission, je conviens avec la Cour d’appel que le juge en cabinet a qualifié erronément la décision de nommer une commission d’enquête. En renvoyant la plainte à une commission d’enquête, la Commission n’a pas tiré de conclusions du type invoqué par le juge en cabinet. Elle s’est plutôt contentée d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui conférait la Loi de décider si elle était convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’examen de celle‑ci par une commission d’enquête était justifié. Il s’agit d’une fonction [traduction] « de nature davantage administrative que judiciaire » : Losenno c. Ontario Human Rights Commission (2005), 78 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 15.
[27] La décision discrétionnaire d’un tribunal administratif, tel le renvoi de la plainte en l’espèce, est normalement susceptible de contrôle judiciaire au regard de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 53. Halifax invoque cependant l’arrêt Bell (1971) pour soutenir que les points de droit clairs et nets qui sous-tendent une décision de renvoi commandent la norme de la décision correcte et que le contrôle judiciaire peut intervenir avant que le tribunal administratif ne se prononce lui-même. Le second point qui oppose le juge en cabinet et la Cour d’appel est celui de savoir si l’arrêt Bell (1971) a toujours valeur de précédent. Je l’examine ci‑après.
(2) Bell (1971)
[28] Dans l’affaire Bell (1971), M. McKay, un homme de race noire originaire de Jamaïque, avait porté plainte à la Commission des droits de la personne de l’Ontario, alléguant qu’on avait refusé de lui louer un logement à cause de sa race, de sa couleur et de son lieu d’origine, des motifs de distinction illicites suivant l’Ontario Human Rights Code, 1961‑62, S.O. 1961‑62, ch. 93, art. 3, mod. par S.O. 1967, ch. 66, art. 1. Le Code renfermait des dispositions qui interdisaient de se fonder sur un motif discriminatoire pour [traduction] « refuser de louer . . . un logement indépendant » à une personne (art. 3). La Commission a renvoyé la plainte à un comité qui avait pour mandat de faire enquête, de déterminer si les allégations étaient étayées par la preuve et, dans l’affirmative, de recommander une mesure. Au début de l’audience, le défendeur a demandé au comité de se déclarer incompétent du fait que le logement en question n’était pas un [traduction] « logement indépendant » et échappait donc à l’application du Code. Le comité d’enquête a refusé de conclure que le logement n’était pas indépendant parce qu’il lui paraissait impossible à ce stade de la procédure de déterminer s’il l’était ou non.
[29] Le défendeur a ensuite demandé à la Cour suprême de l’Ontario d’interdire au comité d’enquête de poursuivre son examen. Il a déposé un affidavit à l’appui de sa prétention selon laquelle le logement n’était pas indépendant. Le juge saisi de la demande a conclu que le logement en question n’était pas indépendant et il a interdit au comité de poursuivre son enquête. La Cour d’appel a infirmé cette décision au motif que l’intervention judiciaire par voie d’interdiction était prématurée. Comme l’a dit le juge Laskin (plus tard juge puis Juge en chef de la Cour) au nom d’une formation unanime de cinq juges de la Cour d’appel, [traduction] « s’il ne peut être soulevé d’objection à l’établissement ou à la constitution du comité d’enquête, il est prématuré de chercher à en bloquer les procédures dès leur début dans l’appréhension d’une erreur de droit … que l’on présume que le comité fera » : sub. nom. R. c. Tarnopolsky, Ex Parte Bell, [1970] 2 O.R. 672, p. 679. Notre Cour a ensuite été appelée à décider si le défendeur, qui se disait convaincu que la plainte alléguait une discrimination dans un domaine non visé par le Code, était irrecevable à saisir une cour de justice avant même que le comité d’enquête ne se prononce (p. 769).
[30] Les juges majoritaires ont répondu par la négative et rétabli l’ordonnance par laquelle le juge de première instance avait interdit au comité de poursuivre son enquête. Au sujet du caractère prématuré, le juge Martland, s’exprimant au nom de la majorité, a cité en l’approuvant l’arrêt R. c. Tottenham and District Rent Tribunal, Ex p. Northfield (Highgate) Ltd., [1957] 1 Q.B. 103, où le lord juge en chef Goddard avait dit ce qui suit sur les cas dans lesquels il convenait qu’une cour de justice interdise sur demande la poursuite d’une procédure administrative pour un motif non encore examiné par le tribunal administratif :
[traduction] . . . il serait impossible et tout à fait inopportun d’établir une règle précise pour déterminer dans quels cas la personne qui conteste la compétence d’un tribunal administratif doit s’adresser à celui‑ci et dans quels cas elle doit plutôt saisir notre cour d’une demande d’ordonnance d’interdiction . . . Pour ma part, je dirais que lorsque se pose une question de droit manifeste dont le règlement ne dépend pas de faits particuliers . . . rien n’empêche le demandeur de s’adresser directement à notre cour pour obtenir une ordonnance d’interdiction plutôt que d’attendre de voir si la décision lui sera défavorable . . . [ Je souligne; p. 108.]
[31] S’appuyant sur ce passage, notre Cour a écarté le point de vue de la Cour d’appel, à savoir qu’il avait été prématuré de demander une ordonnance d’interdiction. Le juge Martland a fait observer que les faits relatifs à la nature des lieux avaient trait uniquement à la structure de l’immeuble et n’obligeaient pas à départager des témoignages contradictoires. Il estimait que le juge avait le pouvoir discrétionnaire de faire droit ou non à la demande d’ordonnance d’interdiction. Selon lui, le juge n’avait cependant pas eu tort d’intervenir. Le comité d’enquête n’avait pas « le pouvoir de se prononcer lorsque la discrimination dont on se plaint tomb[ait] dans un domaine non prévu par la Loi », et le défendeur « n’était pas tenu d’attendre la décision du comité d’enquête sur ce point avant de chercher. . . à le faire [trancher] par une cour de justice» (p. 775). (Il convient de signaler que la Cour craignait qu’il ne puisse y avoir de véritable contrôle judiciaire une fois l’enquête terminée : p. 769.)
[32] Dans la présente affaire, le juge en cabinet s’appuie sur l’arrêt Bell (1971) pour conclure qu’il convient de statuer préalablement sur [traduction] « la compétence de la Commission » — avant, donc, qu’il n’y ait de décision quant à savoir si les plaintes tombent sous le coup de la Loi (par. 48). Il estime qu’il n’y aurait aucun avantage à disposer [traduction] « de données factuelles complètes ou plus détaillées . . . pour statuer sur la demande et trancher les questions » soulevées par les défendeurs (par. 48). Pour sa part, la Cour d’appel fait observer qu’une cour de justice doit faire preuve de modération lorsqu’il s’agit de [traduction] « couper l’herbe sous le pied » d’un tribunal administratif (par. 18). Après avoir cité des décisions qui mettent en garde contre l’interprétation trop large de l’arrêt Bell (1971) et qui jettent même le doute sur sa valeur de précédent, la Cour d’appel déclare qu’[traduction] « on ne saurait interdire à un tribunal administratif de mener ses travaux que si son défaut de compétence est “clair et indubitable” » (par. 22). Suivant ce critère, elle conclut que le défaut de compétence de la commission d’enquête n’est pas « clair et indubitable » et que le juge en cabinet n’aurait pas dû lui interdire d’examiner la plainte (par. 34).
[33] Je reconnais valeur de précédent à l’arrêt Bell (1971) en ce que la Cour y affirme que la décision de renvoyer une plainte, comme celle visée en l’espèce, est susceptible de contrôle judiciaire. J’estime toutefois qu’il n’y a par ailleurs plus lieu de le suivre. L’évolution du droit administratif canadien a affaibli sa valeur de précédent au point où il existe de sérieux motifs de l’écarter : voir R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 849, 850 et 855 à 858; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, p. 1353.
[34] Deux éléments de l’arrêt Bell (1971) valent d’être pris en compte. Premièrement, la Cour y conclut que la question de savoir si le logement en cause était « indépendant » constituait une question préliminaire de compétence qui ne commandait aucune déférence judiciaire et qu’il n’y avait pas lieu d’attendre que le tribunal administratif se prononce d’abord. Le juge Martland fait observer que ce point soulevait « une question de droit relativement au champ d’application de la Loi [et que] de la réponse à cette question dépend toute l’autorité du comité d’enquêter sur la plainte déclarant qu’il y a eu de la discrimination [et qu’] une décision erronée sur ce point ne permettrait pas [au comité] de poursuivre l’enquête » : p. 775 (je souligne). Toutefois, suivant les règles actuelles du droit canadien en matière de contrôle judiciaire, la question de savoir si un logement est « indépendant » ne serait pas aussi spontanément qualifiée de question de compétence sur laquelle une cour de justice pourrait substituer son opinion à celle d’un organisme d’enquête : voir Zündel (1999), par. 44 et 45, et de façon plus générale, les arrêts Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des Alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, p. 233; Dunsmuir, par. 59, et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 18. Par ailleurs, la notion même de « question préliminaire », qui imprègne le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Bell (1971), a depuis longtemps été abandonnée : voir p. ex. les arrêts U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, p. 1083 à 1090; Dunsmuir, par. 35, 36 et 59; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, par. 39 à 45, ainsi que D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec le concours de C. E. Deacon, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), par. 3:4400, et D. J. Mullan, Administrative Law (2001), p. 57, 58 et 61 à 65. Mais plus fondamentalement encore, de nos jours, une cour de justice ne serait pas aussi encline à convenir que l’on peut déterminer si un logement est « indépendant » en recourant, comme la Cour dans Bell (1971), à une interprétation abstraite, sans égard au contexte de la disposition en cause au sein d’un régime de droits de la personne à la fois spécialisé et quasi constitutionnel : Commission des droits de la personne de l’Ontario c. Simpson‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, p. 546 et 547; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), par. 33; Mullan (2001), p. 58.
[35] Le second élément à retenir de l’arrêt Bell (1971) est l’approche préconisée à l’égard d’une intervention judiciaire avant l’achèvement du processus administratif ou pour un motif que n’a pas examiné le tribunal administratif. À partir de cet arrêt, même si elles se reconnaissaient un pouvoir discrétionnaire d’intervention, les cours de justice l’ont exercé avec retenue (voir p. ex. la jurisprudence examinée dans l’arrêt C.B. Powell, par. 30 à 33; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181, p. 235; Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440, par. 60 et 72; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 51; Violette c. Société dentaire du Nouveau‑Brunswick, 2004 NBCA 1, 267 R.N.‑B. (2d) 205, par. 14; Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 C.F. 494 (1re inst.), par. 13 à 15.
[36] Même si une telle intervention peut parfois être indiquée, la retenue se justifie sur les plans pratique et théorique : D. J. Mullan, Administrative Law (3e éd. 1996), par. 540; P. Lemieux, Droit administratif : Doctrine et jurisprudence (5e éd. 2011), p. 371 et 372.). Une intervention judiciaire hâtive risque de priver le tribunal de révision d’un dossier complet sur la question en litige, elle ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire, elle nuit à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures administratives et judiciaires et elle risque de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu : voir p. ex. Szczecka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 170 N.R. 58 (C.A.F.), par. 3 et 4; Zündel (1999), par. 45; Psychologist Y c. Board of Examiners in Psychology, 2005 NSCA 116, 236 N.S.R. (2d) 273, par. 23 à 25; Potter c. Nova Scotia Securities Commission, 2006 NSCA 45, 246 N.S.R. (2d) 1, par. 16, 36 et 37; Vancouver (City) c. British Columbia (Assessment Appeal Board) (1996), 135 D.L.R. (4th) 48 (C.A.C.‑B.), par. 26 et 27; Mondesir c. Manitoba Assn. of Optometrists (1998), 163 D.L.R. (4th) 703 (C.A. Man.), par. 34 à 36; U.F.C.W., Local 1400 c. Wal‑Mart Canada Corp., 2010 SKCA 89, 321 D.L.R. (4th) 397, par. 20 à 23; Mullan (2001), p. 58; Brown et Evans, par. 1:2240, 3:4100 et 3:4400. Les tribunaux de révision manifestent donc de nos jours une retenue accrue lorsqu’il s’agit de court‑circuiter le rôle décisionnel du tribunal administratif, spécialement lorsqu’on leur demande de réviser une décision rendue à l’issue d’un examen préalable comme celle en cause dans l’affaire Bell (1971).
[37] Qui plus est, le droit administratif contemporain reconnaît une valeur accrue à l’opinion réfléchie d’un tribunal administratif sur une question de droit, et ce, que la décision de ce dernier soit ultimement susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable : Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 89; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 par. 25; C.B. Powell, par. 32; Brown et Evans, par. 3:4400.
[38] C’est pourquoi l’arrêt Bell (1971) ne devrait plus être suivi pour ce qui est du sort réservé aux questions préliminaires de compétence et des conditions auxquelles une cour de justice est admise à intervenir dans un processus administratif en cours.
[39] Quelle aurait donc dû être la démarche du juge en cabinet vis-à-vis de la demande d’ordonnance d’interdiction présentée par Halifax?
[40] En premier lieu, il aurait dû appliquer la norme de la décision raisonnable au renvoi de la plainte à une commission d’enquête, et non se demander si la Commission avait correctement conclu que la plainte tombait sous le coup de la Loi. Il aurait plutôt fallu qu’il détermine si la Commission avait raisonnablement conclu, compte tenu de l’ensemble des circonstances, que la tenue d’une enquête était justifiée.
[41] En second lieu, appelé à interdire à la commission d’enquête de décider si les plaintes tombaient sous le coup de la Loi, le juge en cabinet aurait dû faire preuve de retenue. Avec le recul, force est de constater que les risques inhérents à la démarche adoptée en l’espèce, à savoir la prolongation indue de l’instance et la multiplication inutile des procédures, se sont matérialisés, et pas qu’un peu. En effet, alors que près de neuf années se sont écoulées depuis le dépôt des plaintes par M. Comeau et que trois juridictions de degrés différents se sont penchées sur la question, le dénouement de l’affaire n’est toujours pas en vue. Ce n’est qu’aujourd’hui que la commission d’enquête nommée en novembre 2006 pourra enfin commencer à examiner sur le fond les plaintes de M. Comeau et les objections formulées par Halifax et par la province.
(3) Application de la norme de contrôle à la décision préalable de la Commission
[42] Nous avons vu qu’il y a deux aspects à la jurisprudence relative au contrôle judiciaire d’une décision rendue à l’issue d’un examen préalable lorsque ce contrôle est demandé pendant le déroulement d’une procédure devant un tribunal administratif. Le premier concerne la norme de contrôle applicable et s’intéresse surtout à l’issue du processus décisionnel. La norme de contrôle garantit que le tribunal de révision fait preuve de la déférence voulue envers le décideur administratif. Le second a trait aux risques que présente l’intervention judiciaire prématurée. Il s’attache surtout au processus, et un souci d’efficacité, de diminution des coûts et d’intégrité du régime administratif le sous-tend. Évidemment, ce second aspect s’apparente au premier en ce qu’il formule le vœu que les cours de justice bénéficient de décisions administratives réfléchies et défèrent, s’il y a lieu, à ces décisions.
[43] Ces deux aspects sont bien enracinés dans la jurisprudence, mais il est artificiel de scinder l’analyse ainsi lorsqu’il s’agit de contrôler la décision préliminaire rendue à l’issue d’un examen préalable, telle la décision considérée en l’espèce. Lorsque, comme dans la présente affaire, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la fusion des deux aspects simplifie son application. Le tribunal de révision doit, dans sa démarche, manifester le degré de déférence voulu envers le tribunal administratif tant à l’égard de la décision au fond que de la procédure en cours.
[44] La norme de contrôle de la décision raisonnable traduit la déférence qui s’impose envers le décideur administratif. Elle reconnaît que certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise et qu’« [i]l est loisible au [décideur] administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables » : Dunsmuir, par. 47 (je souligne). Le caractère raisonnable s’apprécie en fonction du contexte particulier considéré. Les différentes solutions rationnelles acceptables varient selon le contexte du type particulier de décision et de tous les facteurs pertinents (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, par. 17, 18 et 23). Comme le dit la Cour dans l’arrêt Khosa, la raisonnabilité constitue une notion unique qui « s’adapte » au contexte particulier (par. 59). En l’espèce, tant la nature de la fonction exercée par la Commission en décidant de nommer une commission d’enquête que le stade auquel intervient cette décision dans la procédure administrative constituent des éléments contextuels importants dont il faut tenir compte pour appliquer la norme de la décision raisonnable.
[45] À mon avis, le tribunal de révision doit se demander si la loi ou la preuve offrait un fondement raisonnable à la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête. Cette démarche me paraît concilier les deux aspects de la jurisprudence de sorte que la décision et le processus fassent l’objet de la déférence judiciaire voulue.
[46] Il existe des précédents à l’appui de cette approche. Dans l’affaire Zündel (1999), la décision est particulièrement instructive et la démarche s’accorde tout à fait avec celle établie postérieurement par notre Cour dans l’arrêt Dunsmuir. Le juge Evans (plus tard juge à la Cour d’appel fédérale) était saisi d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de demander la désignation d’un tribunal des droits de la personne pour enquêter sur certaines plaintes. Même si le régime législatif en cause dans cette affaire différait de celui considéré en l’espèce, le pouvoir de la Commission canadienne des droits de la personne de demander la désignation d’un tribunal était conféré par un libellé presque identique à celui du Boards of Inquiry Regulations de la Nouvelle‑Écosse. La commission fédérale pouvait, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, « demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle‑ci, que l’instruction est justifiée » (par. 49(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, mod. par L.C. 1998, ch. 9, art. 27). Le juge Evans a estimé qu’il ne pouvait faire cesser l’instruction que s’il était convaincu « que la Commission ne pouvait s’appuyer sur aucun motif rationnel en droit, ni sur aucune preuve pour décider qu’une instruction par un Tribunal est justifiée compte tenu de toutes les circonstances » (par. 49).
[47] Même si je préfère le terme « raisonnable » à celui de « rationnel », je ne crois pas qu’il existe une différence véritable entre les deux. Comme le dit la Cour dans l’arrêt Dunsmuir, la décision du tribunal administratif est raisonnable dès lors qu’elle a « un fondement rationnel » (par. 41).
[48] À mon avis, cette formulation du critère applicable tient dûment compte, dans le contexte du régime législatif néo‑écossais, à la fois de la norme de contrôle qui convient et de la réticence judiciaire à réformer la décision de la Commission de renvoyer une plainte à une commission d’enquête. J’arrive à cette conclusion pour plusieurs raisons.
[49] Premièrement, cette condition minimale de l’intervention judiciaire est bien arrimée à la norme de la décision raisonnable. Vu le grand pouvoir discrétionnaire de la Commission de renvoyer une plainte à une commission d’enquête, le contrôle au regard de la norme de la décision raisonnable doit essentiellement s’attacher à la question de savoir si quelque élément fondé sur la raison justifiait la tenue d’une enquête. Le critère voulant que la loi ou la preuve doive offrir un fondement raisonnable paraît bien satisfaire à cette exigence.
[50] Deuxièmement, le critère que je formule convient bien, selon moi, aux fonctions particulières « d’administration et d’examen préalable » que la loi attribue à la Commission (Cooper, p. 893). Certes, la Commission soupèse quelque peu la plainte pour décider si les allégations justifient la tenue d’une enquête, mais il ne lui appartient pas de statuer sur les points qui sous‑tendent sa décision de passer à l’étape suivante; cette tâche incombe à la commission nommée (Zündel (2000), par. 4). Comme il ne s’attache pas uniquement au bien‑fondé de la plainte, le critère que je formule reconnaît à la Commission la faculté de décider de nommer une commission d’enquête afin que cette dernière puisse, au terme d’une audition complète, trancher toute question de droit importante, y compris une question de compétence. Dès lors, la décision de la Commission en l’espèce aurait un fondement raisonnable.
[51] Troisièmement, le critère préconisé traduit la déférence dont il convient de faire preuve envers la procédure de la Commission. La norme de la décision raisonnable commande une juste déférence envers non seulement la décision d’un tribunal administratif, mais également son processus décisionnel. Il découle clairement du critère que le tribunal de révision doit hésiter à intervenir avant que la commission d’enquête n’ait examiné au fond les points qui sous-tendent la demande de contrôle judiciaire. Aussi, le tribunal de révision doit tenir compte de l’avantage qu’il y aurait à disposer de l’opinion réfléchie de la commission d’enquête et demeurer consciente du risque que l’affaire se prolonge indûment et que les questions à débattre se multiplient inutilement comme en l’espèce à cause d’une intervention judiciaire prématurée. Le tribunal de révision ne devrait surmonter sa réticence à intervenir que lorsque la loi ou la preuve n’offre aucun fondement raisonnable à la décision de la Commission selon laquelle, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il est justifié de nommer une commission d’enquête.
[52] Enfin, cette approche se concilie non seulement avec la jurisprudence relative au contrôle judiciaire de la décision de renvoyer une plainte à un organisme décisionnel, mais aussi avec l’état du droit actuel en ce qui concerne le pouvoir discrétionnaire d’intervenir par voie de contrôle judiciaire dans une procédure administrative en cours. Pour le premier élément, je pense notamment au jugement Zündel (1999), mais aussi à d’autres décisions des cours fédérales portant sur le pouvoir conféré à la Commission canadienne des droits de la personne, par un libellé semblable, de renvoyer une plainte à un tribunal des droits de la personne : voir p. ex. Bell (1999); Canada (Conseil national de recherche) c. Zhou, 2009 CF 164 (CanLII). Pour ce qui est du second élément, je me réfère entre autres aux arrêts Lorenz, Psychologist Y et C.B. Powell, ainsi qu’aux autres décisions et aux ouvrages dont je fais précédemment mention sur ce point.
[53] Je conclus que le tribunal de révision qui contrôle la décision de la Commission de demander la nomination d’une commission chargée d’enquêter sur une plainte doit se demander si la loi ou la preuve offre un fondement raisonnable à cette décision.
B. La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire?
[54] Je conviens avec la Cour d’appel qu’il n’y a pas lieu d’intervenir relativement à la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête. Le recours de M. Comeau devra encore franchir d’importants obstacles juridiques, mais j’estime, étant donné surtout la nouveauté et la complexité des plaintes, que la Commission pouvait raisonnablement se dire convaincue, au vu de l’ensemble des circonstances, que la tenue d’une enquête était justifiée. Il ne nous appartient pas de nous prononcer sur la plainte, en particulier sur son bien-fondé. Cependant, je juge néanmoins opportun d’expliquer brièvement en quoi le renvoi de la plainte par la Commission satisfait selon moi à ce critère.
[55] M. Comeau a allégué que Halifax [traduction] « [les] a[vait] traités et continu[ait] de [les] traiter différemment, [ses] enfants et [lui], du fait de [leur] origine ethnique (acadienne), en les assujettissant à une taxe supplémentaire . . . sans verser au Conseil une partie des fonds ainsi prélevés » (D.A., p. 119). Il a soutenu que cette différence de traitement allait à l’encontre des al. 5(1)a) et q) de la Loi. (Il a ajouté qu’elle violait les droits que lui garantit l’art. 15 de la Charte, mais la Commission a bien précisé qu’elle n’entendait pas présenter ce volet de la plainte à la commission d’enquête.)
[56] Dans le présent pourvoi, Halifax fait valoir un certain nombre de raisons pour lesquelles la Commission aurait eu tort de renvoyer la plainte de M. Comeau à une commission d’enquête. Elle soutient que le régime de financement n’était ni arbitraire ni discriminatoire, qu’au moment considéré les conseils municipaux de la Nouvelle‑Écosse n’avaient pas le pouvoir légal de verser des fonds supplémentaires au Conseil, que les modifications apportées à la MGA ont fait en sorte que la plainte de M. Comeau devienne théorique ou qu’il y ait chose jugée, que la langue n’est pas une caractéristique protégée par la Loi en ce qu’elle ne participe pas de l’« origine ethnique » visée à l’al. 5(1)q) et que l’al. 6a) de la Loi, qui écarte tout examen fondé sur la Loi [traduction] « en matière de prestation de services, de fourniture d’installations ou d’accès à ces services et installations, lorsqu’il s’agit d’accorder un avantage ou une protection à des jeunes ou à des personnes âgées », soustrait le financement des écoles à l’application de la Loi.
[57] L’enquêteur de la Commission aborde bon nombre de ces points dans ses rapports. Il se dit d’avis que les modalités de financement pourraient équivaloir à une différence de traitement fondée sur l’origine ethnique et que cette différence de traitement pourrait empêcher les écoles régies par le Conseil d’offrir certains services. Sur la foi de l’avis juridique du procureur de la municipalité, l’enquêteur estime également que Halifax pourrait avoir le pouvoir légal de corriger la situation en versant des fonds supplémentaires aux écoles du Conseil (D.A., p. 130, 134 et 136). Il affirme qu’une réparation possible pourrait consister à obliger Halifax à verser les fonds en question, peut‑être avec effet rétroactif (D.A., p. 133). (Il vaut la peine de signaler à ce propos que la période visée par la plainte de M. Comeau débute avant celle à laquelle s’appliquent les modifications rétroactives apportées à la MGA.) De plus, l’enquêteur opine que l’al. 6a) a pour objet de protéger les programmes destinés aux jeunes et aux personnes âgées contre les allégations de discrimination fondée sur l’âge. Dans cette optique, l’alinéa ne protégerait pas les programmes dont seuls certains jeunes bénéficient pour des motifs discriminatoires (D.A., p. 133).
[58] À mon humble avis, même si elles se révélaient valables au final, les prétentions de Halifax concernant la plainte de M. Comeau sont en grande partie dénuées de pertinence dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision comme celle qui est contestée en l’espèce. Il n’appartient pas à notre Cour d’apprécier la plainte. Son rôle se borne à évaluer la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête, décision pour laquelle la Commission disposait des rapports de l’enquêteur. Sans exprimer quelque opinion que ce soit sur le bien‑fondé de la plainte de M. Comeau, j’estime que ces rapports et les circonstances de l’espèce offraient un fondement raisonnable à la décision de la Commission de renvoyer les allégations à la fois complexes et nouvelles formulées par M. Comeau à une commission d’enquête qui serait évidemment admise, entre autres, à examiner en détail l’assise des objections de Halifax.
[59] Quel que soit le sort réservé ultimement aux allégations nouvelles et complexes de M. Comeau, je conclus qu’il y avait un fondement raisonnable à la conclusion de la Commission suivant laquelle, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la tenue d’une enquête par une commission d’enquête était justifiée.
IV. Dispositif
[60] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et d’adjuger les dépens à la Commission et à M. Comeau.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelante : Halifax Regional Municipality, Halifax.
Procureurs de l’intimée Nova Scotia Human Rights Commission : Merrick Jamieson Sterns Washington & Mahody, Halifax.
Procureur de l’intimé Lucien Comeau : Université de Moncton, Moncton.
Procureur de l'intimée Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Nouvelle‑Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.
Procureur de l’intervenante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.