CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339, 2004 CSC 13
Barreau du Haut-Canada Appelant/Intimé au pourvoi incident
c.
CCH Canadienne Limitée Intimée/Appelante au pourvoi incident
et entre
Barreau du Haut-Canada Appelant/Intimé au pourvoi incident
c.
Thomson Canada Limitée, faisant
affaire sous la raison sociale Carswell
Thomson Professional Publishing Intimée/Appelante au pourvoi incident
et entre
Barreau du Haut-Canada Appelant/Intimé au pourvoi incident
c.
Canada Law Book Inc. Intimée/Appelante au pourvoi incident
et
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada,
Canadian Publishers’ Council et Association des éditeurs
canadiens, Société québécoise de gestion collective des
droits de reproduction (COPIBEC) et Canadian Copyright
Licensing Agency (Access Copyright) Intervenants
Répertorié : CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada
Référence neutre : 2004 CSC 13.
No du greffe : 29320.
2003 : 10 novembre; 2004 : 4 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [2002] 4 C.F. 213, 212 D.L.R. (4th) 385, 289 N.R. 1, 18 C.P.R. (4th) 161, [2002] A.C.F. no 690 (QL), 2002 CAF 187, qui a infirmé en partie un jugement de la Section de première instance, [2000] 2 C.F. 451, 169 F.T.R. 1, 179 D.L.R. (4th) 609, 2 C.P.R. (4th) 129, 72 C.R.R. (2d) 139, [1999] A.C.F. no 1647 (QL). Pourvoi principal accueilli et pourvoi incident rejeté.
R. Scott Joliffe, L. A. Kelly Gill et Kevin J. Sartorio, pour l’appelant/intimé au pourvoi incident.
Roger T. Hughes, c.r., et Glen A. Bloom, pour les intimées/appelantes au pourvoi incident.
Kevin L. LaRoche, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.
Thomas G. Heintzman, c.r., et Barry B. Sookman, pour les intervenants Canadian Publishers’ Council et l’Association des éditeurs canadiens.
Claude Brunet, Benoît Clermont et Madeleine Lamothe-Samson, pour les intervenantes la Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction (COPIBEC) et Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright).
Version française du jugement de la Cour rendu par
La Juge en chef —
I. Introduction — Les questions en litige
1 L’appelant, le Barreau du Haut-Canada, est une société sans but lucratif constituée par une loi qui régit l’exercice du droit en Ontario depuis 1822. Le Barreau assure, depuis 1845, le fonctionnement de la Grande bibliothèque d’Osgoode Hall, à Toronto, une bibliothèque de consultation et de recherche dotée d’une des plus vastes collections d’ouvrages juridiques au Canada. La Grande bibliothèque offre un service de photocopie sur demande aux membres du Barreau et de la magistrature, et aux autres chercheurs autorisés. Les membres de son personnel remettent sur place ou transmettent par la poste ou par télécopieur des copies d’ouvrages juridiques aux personnes qui en font la demande. La Grande bibliothèque met également des photocopieuses libre-service à la disposition des usagers.
2 Les intimées, CCH Canadienne Limitée, Thomson Canada Limitée et Canada Law Book Inc., publient des recueils de jurisprudence et d’autres ouvrages juridiques. En 1993, les éditeurs intimés ont intenté des actions contre le Barreau pour violation du droit d’auteur. Ils ont demandé un jugement confirmant l’existence et la propriété du droit d’auteur sur onze œuvres précises et déclarant que le Barreau avait violé le droit d’auteur lorsque la Grande bibliothèque avait produit une copie de chacune de ces œuvres. Les éditeurs ont en outre demandé une injonction permanente interdisant au Barreau de reproduire ces onze œuvres ou toute autre œuvre qu’ils publient.
3 Le Barreau a nié toute responsabilité et demandé à son tour un jugement déclarant qu’il n’y a pas de violation du droit d’auteur lorsqu’une seule copie d’une décision publiée, d’un résumé jurisprudentiel, d’une loi, d’un règlement ou d’un extrait limité d’un traité est imprimée par un membre du personnel de la Grande bibliothèque ou par un usager au moyen d’une photocopieuse libre-service, aux fins de recherche.
4 La principale question qui doit être tranchée dans le cadre du présent pourvoi est de savoir si le Barreau a violé le droit d’auteur (1) en offrant le service de photocopie grâce auquel une seule copie d’un ouvrage des éditeurs est réalisée et transmise à un client sur demande ou (2) en mettant à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque des photocopieuses libre-service et des exemplaires des ouvrages des éditeurs. Pour répondre à cette question, notre Cour doit examiner les sous-questions suivantes :
(1) Les ouvrages des éditeurs constituent-ils des « œuvres originales » protégées par le droit d’auteur?
(2) La Grande bibliothèque a-t-elle autorisé la violation du droit d’auteur en mettant à la disposition des usagers des photocopieuses individuelles et des exemplaires des ouvrages des éditeurs?
(3) L’utilisation des ouvrages des éditeurs par le Barreau constituait-elle une « utilisation équitable » au sens de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, modifiée?
(4) Canada Law Book a-t-elle consenti à ce que ses œuvres soient reproduites par la Grande bibliothèque?
5 Les éditeurs ont formé un pourvoi incident dans lequel ils font valoir que le Barreau a violé le droit d’auteur non seulement en réalisant des copies de leurs œuvres, mais également en télécopiant et en vendant des copies de leurs œuvres protégées dans le cadre de son service de photocopie. Ils prétendent en outre que la Grande bibliothèque ne peut bénéficier de l’exception que prévoit la Loi sur le droit d’auteur pour les bibliothèques et, enfin, qu’ils ont droit à une injonction dans la mesure où il a été établi que le Barreau a violé le droit d’auteur sur une ou plusieurs de leurs œuvres. Voici les quatre sous-questions que notre Cour doit examiner dans le cadre de ce pourvoi incident :
(1) La transmission par télécopieur des œuvres des éditeurs par le Barreau constituait-elle une communication « au public » au sens de l’al. 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur, de sorte qu’elle constituait une violation du droit d’auteur?
(2) Le Barreau a-t-il violé le droit d’auteur en vendant des copies des œuvres des éditeurs contrairement au par. 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur?
(3) Le Barreau bénéficie-t-il d’une exception à titre de « bibliothèque, musée ou service d’archives » suivant l’art. 2 et le par. 30.2(1) de la Loi sur le droit d’auteur?
(4) S’il est établi que le Barreau a violé le droit d’auteur sur une ou plusieurs des œuvres des éditeurs, ces derniers ont-ils droit à une injonction permanente en application du par. 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur?
6 En ce qui concerne le pourvoi principal, j’arrive à la conclusion que le Barreau n’a pas violé le droit d’auteur en fournissant à ses membres une seule copie des œuvres des éditeurs intimés dans le cadre de son service de photocopie. Même si les œuvres en question étaient « originales » et, par conséquent, protégées par le droit d’auteur, le Barreau les a utilisées aux fins de recherche et cette utilisation était équitable au sens de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur. Je conclus également que le Barreau n’a pas autorisé la violation du droit d’auteur en mettant des photocopieuses libre-service à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
7 Pour ce qui est du pourvoi incident, j’estime qu’il n’y a pas eu de violation à une étape ultérieure de la part du Barreau; les transmissions par télécopieur ne constituaient pas des communications au public, et le Barreau n’a pas vendu les copies des œuvres des éditeurs. Ayant conclu dans le pourvoi principal que l’utilisation des œuvres des éditeurs par le Barreau était équitable, je n’estime pas nécessaire de décider si la Grande bibliothèque bénéficie de l’exception susmentionnée. Je suis néanmoins d’avis qu’elle pourrait s’en prévaloir. Enfin, comme je juge qu’il n’y a pas eu de violation du droit d’auteur, il est inutile de décerner une injonction en l’espèce. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi incident.
II. Analyse du pourvoi
8 Le droit d’auteur au Canada protège une vaste gamme d’œuvres originales, notamment les œuvres littéraires, dramatiques, musicales ou artistiques, les programmes d’ordinateur, les traductions et les compilations d’œuvres : voir les art. 5, 2 et 2.1 de la Loi sur le droit d’auteur. Il protège l’expression des idées dans ces œuvres, et non les idées comme telles. Le président Thorson l’a expliqué de la manière suivante dans Moreau c. St. Vincent, [1950] R.C. de l’É. 198, p. 203 :
[traduction] Je crois qu’un principe fondamental du droit d’auteur veut que l’auteur n’ait pas un droit sur une idée, mais seulement sur son expression. Le droit d’auteur ne lui accorde aucun monopole sur l’utilisation de l’idée en cause ni aucun droit de propriété sur elle, même si elle est originale. Le droit d’auteur ne vise que l’œuvre littéraire dans laquelle elle s’est incarnée. L’idée appartient à tout le monde, l’œuvre littéraire à l’auteur.
Puisque le droit d’auteur ne protège que l’expression des idées, l’œuvre doit être fixée sous une forme matérielle pour bénéficier de cette protection : voir les définitions d’« œuvre dramatique » et de « programme d’ordinateur » à l’art. 2 et, de manière plus
générale, Goldner c. Société Radio-Canada (1972), 7 C.P.R. (2d) 158 (C.F. 1re inst.), p. 162; Grignon c. Roussel (1991), 38 C.P.R. (3d) 4 (C.F. 1re inst.), p. 7.
9 Au Canada, le droit d’auteur tire son origine de la loi, et les droits et recours que prévoit la Loi sur le droit d’auteur sont exhaustifs : voir Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., [2002] 2 R.C.S. 336, 2002 CSC 34, par. 5; Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467, p. 477; Compo Co. c. Blue Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357, p. 373. Pour définir les droits et recours conférés par la Loi sur le droit d’auteur, les tribunaux doivent recourir à l’approche moderne en matière d’interprétation législative selon laquelle « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26, où notre Cour cite E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87.
10 Récemment, dans Théberge, précité, par. 30 et 31, le juge Binnie a expliqué que la Loi sur le droit d’auteur a deux objectifs :
La Loi est généralement présentée comme établissant un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur . . .
On atteint le juste équilibre entre les objectifs de politique générale, dont ceux qui précèdent, non seulement en reconnaissant les droits du créateur, mais aussi en accordant l’importance qu’il convient à la nature limitée de ces droits.
Lorsqu’ils sont appelés à interpréter la Loi sur le droit d’auteur, les tribunaux doivent s’efforcer de maintenir un juste équilibre entre ces deux objectifs.
11 La Loi sur le droit d’auteur établit les droits et les obligations des titulaires du droit d’auteur et des utilisateurs. La partie I de la Loi précise l’étendue du droit d’auteur et des droits moraux du créateur sur une œuvre. Par exemple, l’art. 3 dispose que seul le titulaire du droit d’auteur a le droit de reproduire son œuvre :
3. (1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante . . .
. . .
Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.
12 La partie III de la Loi sur le droit d’auteur porte sur la violation du droit d’auteur et prévoit des exceptions. Le paragraphe 27(1) prévoit généralement que « [c]onstitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir. » Des exemples précis de violation du droit d’auteur sont donnés au par. 27(2) de la Loi. Les exceptions, perçues plus justement comme des droits d’utilisation, sont prévues aux art. 29 et 30 de la Loi. Celles liées à l’utilisation équitable sont énumérées aux art. 29 à 29.2. De manière générale, la personne qui fait une utilisation équitable d’une œuvre aux fins d’étude privée, de recherche, de critique, de compte rendu ou de communication de nouvelles ne viole pas le droit d’auteur. Les établissements d’enseignement, les bibliothèques, les services d’archives et les musées bénéficient expressément d’une exception dans certaines circonstances : voir les art. 29.4 à 30 (établissements d’enseignement) et les art. 30.1 à 30.5. La partie IV de la Loi sur le droit d’auteur précise les réparations qui peuvent être accordées en cas de violation du droit d’auteur. Le titulaire du droit peut obtenir une ou plusieurs réparations différentes, notamment des dommages-intérêts et une injonction.
13 Notre Cour est appelée dans la présente affaire à déterminer l’étendue des droits que la Loi sur le droit d’auteur reconnaît aux titulaires du droit d’auteur et aux utilisateurs. Elle doit notamment examiner l’objet de la protection du droit d’auteur, les éléments constitutifs de la violation du droit d’auteur par voie d’autorisation et les exceptions relatives à l’utilisation équitable.
(1) Les ouvrages des éditeurs constituent-ils des « œuvres originales » protégées par le droit d’auteur?
a) Le droit
14 L’article 5 de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le droit d’auteur, au Canada, existe « sur toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale » (je souligne). Bien que l’originalité délimite la portée du droit d’auteur, elle n’est pas définie par la Loi sur le droit d’auteur. Suivant l’art. 2, « toute œuvre littéraire [. . .] originale » s’entend de « toute production originale du domaine littéraire [. . .] quels qu’en soient le mode ou la forme d’expression ». Comme le droit d’auteur ne protège que l’expression des idées ou leur mise en forme, [traduction] « le critère de l’originalité doit s’appliquer à l’élément expressif de l’œuvre, et non à l’idée » : S. Handa, Copyright Law in Canada (2002), p. 209.
15 La jurisprudence est contradictoire sur le sens du terme « originale » en matière de droit d’auteur. Pour certains tribunaux, le fait qu’une œuvre émane d’un auteur et soit davantage qu’une simple copie d’une autre œuvre suffit à faire naître le droit d’auteur. Voir, par exemple, University of London Press, Ltd. c. University Tutorial Press, Ltd., [1916] 2 Ch. 601; U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc. (1995), 62 C.P.R. (3d) 257 (C.F. 1re inst.). Cette interprétation associe le critère d’originalité à l’idée d’effort ou de labeur, conception qui s’appuie sur une théorie des droits naturels ou lockienne voulant que « chacun obtienne ce qu’il mérite », c’est-à-dire que l’auteur qui crée une œuvre a le droit de voir ses efforts récompensés. Pour d’autres tribunaux, une œuvre doit être créative pour être « originale » et, de ce fait, protégée par le droit d’auteur. Voir, par exemple, Feist Publications Inc. c. Rural Telephone Service Co., 499 U.S. 340 (1991); Télé-Direct (Publications) Inc. c. American Business Information, Inc., [1998] 2 C.F. 22 (C.A.). Cette analyse est aussi conforme à une théorie du droit de propriété considéré comme un droit naturel, mais elle est moins radicale, du fait que seule l’œuvre issue d’une activité créative bénéficie de la protection du droit d’auteur. L’on a avancé que cette conception de l’originalité contribuait à faire en sorte que le droit d’auteur ne protège que l’expression des idées, par opposition aux idées ou aux éléments sous-jacents. Voir Feist, précité, p. 353.
16 J’arrive à la conclusion que la juste interprétation se situe entre ces deux extrêmes. Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur, une œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre. Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement. J’entends par talent le recours aux connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience pour produire l’œuvre. J’entends par jugement la faculté de discernement ou la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’œuvre. Cet exercice du talent et du jugement implique nécessairement un effort intellectuel. L’exercice du talent et du jugement que requiert la production de l’œuvre ne doit pas être négligeable au point de pouvoir être assimilé à une entreprise purement mécanique. Par exemple, tout talent ou jugement que pourrait requérir la seule modification de la police de caractères d’une œuvre pour en créer une « autre » serait trop négligeable pour justifier la protection que le droit d’auteur accorde à une œuvre « originale ».
17 Je tire cette conclusion en tenant compte : (1) du sens ordinaire du mot « originale »; (2) de l’historique du droit d’auteur; (3) de la jurisprudence récente; (4) de l’objet de la Loi sur le droit d’auteur et (5) du caractère à la fois fonctionnel et équitable de ce critère.
(i) Le sens ordinaire du mot « original »
18 Le sens ordinaire du mot « original » suppose au moins un certain effort intellectuel, comme l’exige nécessairement l’exercice du talent et du jugement. Le Nouveau Petit Robert (2003), p. 1801, définit comme suit l’adjectif « original » :
1. Primitif. [. . .] 2. Qui [. . .] est l’origine et la source première des reproductions. [. . .] 3. Qui paraît ne dériver de rien d’antérieur, ne ressemble à rien d’autre, est unique, hors du commun.
Suivant le sens ordinaire du mot, une œuvre n’est pas « originale » uniquement parce qu’elle n’est pas une simple copie, mais aussi parce qu’elle a nécessité un certain effort intellectuel, si ce n’est de la créativité comme telle. Comme le professeur Gervais l’a signalé, [traduction] « [e]mployé pour indiquer simplement que l’œuvre doit émaner de l’auteur, le terme “original” est dépouillé de son sens principal. Il devient synonyme du mot “originaire” et n’a plus son sens ordinaire » : D. J. Gervais, « Feist Goes Global : A Comparative Analysis of the Notion of Originality in Copyright Law » (2002), 49 J. Copyright Soc’y U.S.A. 949, p. 961.
(ii) Historique du droit d’auteur
19 Dans la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886), à laquelle le Canada a adhéré en 1923, et qui a pavé la voie à l’adoption de la première loi canadienne sur le droit d’auteur en 1924, l’idée de « création intellectuelle » était implicite dans la notion d’œuvre littéraire ou artistique. Voir S. Ricketson, The Berne Convention for the Protection of Literary and Artistic Works : 1886-1986 (1987), p. 900. Le professeur Ricketson a indiqué que les pays de common law comme l’Angleterre ont, en retenant le critère de l’effort et du labeur pour décider de l’originalité, [traduction] « rompu avec l’esprit, voire la lettre de la Convention [de Berne] », étant donné qu’une œuvre dont la production a nécessité du temps, du travail ou de l’argent, mais qui n’est pas vraiment une création intellectuelle artistique ou littéraire bénéficie de la protection du droit d’auteur : Ricketson, op. cit., p. 901.
20 À l’échelle internationale, la France et d’autres pays européens de tradition civiliste exigent davantage que le seul labeur pour conclure à l’originalité. [traduction] « En droit français, l’originalité découle à la fois de l’apport intellectuel de l’auteur et de la nouveauté de l’œuvre au regard des œuvres existantes » : Handa, op. cit., p. 211. C’est d’ailleurs cette notion d’originalité qui est évoquée implicitement par l’utilisation du mot « auteur » dans l’expression « droit d’auteur ». L’auteur doit faire un apport intellectuel à l’œuvre, à savoir exercer son talent et son jugement, s’il veut qu’elle soit originale.
(iii) Jurisprudence récente
21 Même si de nombreux tribunaux canadiens ont appliqué un critère d’originalité peu rigoureux, soit celui du labeur, certains se sont récemment demandé s’il s’agissait d’un critère approprié. Par exemple, dans Télé-Direct, précité, la Cour d’appel fédérale a statué, au par. 29, que les décisions fondées sur le critère de l’effort ne devaient pas être interprétées comme affirmant que le travail permet à lui seul de conclure à l’originalité. Le juge Décary a expliqué : « Si elles l’ont fait, j’estime qu’elles sont erronées et que leur approche est incompatible avec les normes d’apport intellectuel et créatif expressément prévues par l’ALENA, puis confirmées par les modifications apportées à la Loi sur le droit d’auteur en 1993, et déjà reconnues par le droit anglo-canadien. » Voir également Édutile Inc. c. Assoc. pour la protection des automobilistes, [2000] 4 C.F. 195 (C.A.), par. 8, qui reprend cet extrait.
22 Dans Feist, précité, la Cour suprême des États-Unis a expressément rejeté l’effort comme critère d’originalité. La juge O’Connor a ainsi expliqué à la p. 353 que, selon elle, ce critère était incompatible avec les préceptes qui constituent l’assise du droit d’auteur :
[traduction] La doctrine de l’effort comportait de nombreuses failles, la plus évidente étant qu’elle accordait la protection du droit d’auteur à une compilation non seulement en ce qui concerne le choix et l’agencement — l’apport original de l’auteur — mais aussi les données elles-mêmes. Suivant cette doctrine, le seul moyen de défense à une action pour violation du droit d’auteur résidait dans la création indépendante. L’auteur d’une compilation subséquente « ne pouvait reprendre un mot d’une information déjà publiée »; il devait plutôt « travailler indépendamment et arriver au même résultat à partir des mêmes sources d’information ». [. . .] Les tribunaux favorables à la doctrine de l’effort ont donc fait fi de l’axiome le plus fondamental du droit d’auteur : nul ne peut détenir un droit d’auteur sur un fait ou une idée.
Comme notre Cour l’a reconnu dans Compo, précité, p. 367, les tribunaux canadiens ne peuvent s’inspirer d’emblée des décisions américaines sur le droit d’auteur à cause des conceptions du droit d’auteur fondamentalement différentes qui animent les lois applicables de part et d’autre de la frontière. Néanmoins, au Canada comme aux États-Unis, la protection du droit d’auteur ne s’étend pas aux données ou aux idées, mais se limite à l’expression des idées. C’est pourquoi l’inquiétude exprimée par la juge O’Connor concernant la protection que la doctrine de l’effort étend indûment aux faits trouve écho au Canada. Contrairement à la juge O’Connor, toutefois, je n’irais pas jusqu’à exiger d’une œuvre un degré minimal de créativité pour la juger originale. Voir Feist, précité, p. 345 et 358.
(iv) Objet de la Loi sur le droit d’auteur
23 Tel qu’il est mentionné précédemment, dans Théberge, précité, notre Cour a dit que l’objet de la Loi sur le droit d’auteur était d’établir un juste équilibre entre la promotion, dans l’intérêt public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles, d’une part, et l’obtention d’une juste récompense pour le créateur, d’autre part. Lorsque le tribunal retient un critère d’originalité qui exige seulement que l’œuvre soit davantage qu’une simple copie ou qu’elle résulte d’un labeur pour bénéficier de la protection du droit d’auteur, il favorise les droits de l’auteur ou du créateur au détriment de l’intérêt qu’a la société à conserver un domaine public solide susceptible de favoriser l’innovation créative à l’avenir. Voir J. Litman, « The Public Domain » (1990), 39 Emory L.J. 965, p. 969, et C. J. Craig, « Locke, Labour and Limiting the Author’s Right : A Warning against a Lockean Approach to Copyright Law » (2002), 28 Queen’s L.J. 1. À l’opposé, un critère d’originalité fondé sur l’exercice du talent et du jugement garantit que l’auteur ne touchera pas une rétribution excessive pour son œuvre. Ce critère est en outre propice à l’épanouissement du domaine public, d’autres personnes étant alors en mesure de créer de nouvelles œuvres à partir des idées et de l’information contenues dans les œuvres existantes.
(v) Critère à la fois fonctionnel et équitable
24 Le critère selon lequel une œuvre originale doit résulter de l’exercice du talent et du jugement est à la fois fonctionnel et équitable. Le critère fondé sur « l’effort » n’est pas assez strict. Il favorise indûment les droits du titulaire et ne protège pas l’intérêt du public dans la production et la diffusion optimales des œuvres intellectuelles. Par contre, le critère d’originalité fondé sur la créativité est trop rigoureux. La créativité implique qu’une chose doit être nouvelle et non évidente — des notions que l’on associe à plus juste titre au brevet qu’au droit d’auteur. En comparaison, la norme exigeant l’exercice du talent et du jugement dans la production d’une œuvre contourne ces difficultés et offre, pour l’octroi de la protection du droit d’auteur, un critère fonctionnel et approprié qui est compatible avec les objectifs de politique générale de la Loi sur le droit d’auteur.
(vi) Conclusion
25 Pour ces motifs, j’arrive à la conclusion qu’une œuvre « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur est une œuvre qui émane d’un auteur et qui n’est pas une copie d’une autre œuvre. Toutefois, cela ne suffit pas à rendre une œuvre originale. Elle doit en outre être le produit de l’exercice du talent et du jugement d’un auteur. Cet exercice ne doit pas être négligeable au point qu’on puisse le qualifier d’entreprise purement mécanique. Bien qu’une œuvre créative soit par définition « originale » et protégée par le droit d’auteur, la créativité n’est pas essentielle à l’originalité.
b) Application du droit aux faits de l’espèce
26 En première instance, les éditeurs intimés ont revendiqué le droit d’auteur sur onze œuvres : trois décisions judiciaires publiées, les trois sommaires qui les précèdent, l’ouvrage annoté Martin’s Ontario Criminal Practice 1999, un résumé jurisprudentiel, un index analytique, le manuel Economic Negligence (1989) et une monographie, « Dental Evidence », figurant au chapitre 13 de l’ouvrage Forensic Evidence in Canada (1991). Le juge Gibson a statué qu’il convenait d’évaluer le caractère intellectuel et créateur des œuvres des éditeurs pour décider de leur originalité. Sur le fondement de ce critère, il a conclu que les éditeurs n’avaient un droit d’auteur que sur l’ouvrage annoté Criminal Practice, le manuel et la monographie. À son avis, les huit autres œuvres n’étaient pas originales et n’étaient donc pas protégées par le droit d’auteur ([2000] 2 C.F. 451).
27 En appel, le Barreau n’a pas contesté les conclusions du juge de première instance concernant les trois œuvres qui, selon lui, étaient protégées par le droit d’auteur, mais il a soulevé la question de savoir si la monographie constituait une « œuvre » au sens de la Loi sur le droit d’auteur. La Cour d’appel fédérale a fait sien le critère d’originalité fondé sur l’effort et a conclu que l’œuvre qui n’est pas une simple copie est originale. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Linden a estimé que les autres œuvres étaient toutes originales et, de ce fait, protégées par le droit d’auteur ([2002] 4 C.F. 213). Le Barreau interjette appel en faisant valoir que les sommaires, le résumé jurisprudentiel, l’index analytique et les décisions judiciaires publiées ne sont pas des œuvres « originales » au sens de la Loi sur le droit d’auteur et, par conséquent, ne bénéficient pas de la protection du droit d’auteur.
28 Je le répète, l’œuvre originale est celle qui émane de l’auteur, ne constitue pas une copie et résulte de l’exercice non négligeable du talent et du jugement. Suivant ce critère, toutes les œuvres en cause sont originales et, donc, protégées par le droit d’auteur.
(i) Sommaires
29 La Cour d’appel fédérale a statué que les « sommaires », y compris le résumé de l’affaire, les mots clés, l’exposé de l’affaire, l’intitulé répertorié et les autres renseignements relatifs aux motifs du jugement, n’étaient pas que de simples copies et constituaient donc des œuvres « originales » conférant un droit d’auteur. Elle a estimé que les sommaires étaient davantage qu’une version abrégée des motifs, qu’ils comportaient des caractéristiques composées de façon indépendante. Comme le juge Linden l’a expliqué, au par. 73, les auteurs des sommaires auraient pu choisir de rédiger des résumés « longs ou courts, techniques ou simples, ternes ou remarquables, bien écrits ou confus; leur arrangement et leur présentation auraient pu varier grandement ».
30 Même si un sommaire s’inspire en grande partie du jugement qu’il résume et auquel il renvoie, il ne s’agit manifestement pas d’une copie identique des motifs. L’auteur doit choisir des éléments précis de la décision et il peut les présenter de nombreuses façons différentes. Ces choix supposent l’exercice du talent et du jugement. Le rédacteur doit faire appel à ses connaissances juridiques et à l’aptitude qu’il a acquise pour cerner la ratio decidendi de la décision. Il doit également faire appel à sa faculté de discernement pour décider quelles parties du jugement doivent figurer dans le sommaire. Il ne s’agit pas d’une entreprise purement mécanique. Un sommaire constitue donc une œuvre « originale » conférant le droit d’auteur.
(ii) Résumé jurisprudentiel
31 Essentiellement pour les mêmes motifs que ceux exprimés concernant les sommaires, le résumé jurisprudentiel est également protégé par le droit d’auteur. Le résumé des motifs d’un jugement n’est pas que la copie des motifs originaux. Même si le résumé reprend souvent les mêmes termes que les motifs du jugement, le choix des extraits et leur agencement requièrent l’exercice du talent et du jugement.
(iii) Index analytique
32 L’index analytique fait partie de l’ouvrage Canada GST Cases (1997). Il fournit une liste de décisions accompagnées de courtes rubriques indiquant les principaux sujets abordés et d’un très bref résumé. La Cour d’appel fédérale a statué qu’il était original en ce que sa compilation exigeait habilité et effort. C’est également mon avis. L’auteur de l’index a dû faire un tri initial pour repérer les affaires décisives en matière de TPS. À lui seul, ce tri appelle l’exercice du talent et du jugement. L’auteur a dû également décider des rubriques et choisir les décisions qui figureraient sous chacune d’elles. Il lui a fallu dégager l’essence de chacune des décisions et l’exprimer dans une phrase succincte. Toutes ces opérations nécessitent un talent et un jugement suffisamment importants pour qu’on puisse conclure que l’index analytique est une œuvre « originale » conférant le droit d’auteur.
(iv) Décisions judiciaires publiées
33 Les décisions judiciaires publiées, considérées à juste titre comme une compilation du sommaire et des motifs judiciaires révisés qui l’accompagnent, sont des œuvres « originales » protégées par le droit d’auteur. Celui-ci protège l’originalité de la forme ou de l’expression. Une compilation consiste dans la présentation, sous une forme différente, d’éléments existants. Celui qui l’effectue n’a aucun droit d’auteur sur les composantes individuelles. Cependant, il peut détenir un droit d’auteur sur la forme que prend la compilation. [traduction] « Ce ne sont pas les divers éléments qui sont visés par le droit d’auteur, mais bien leur agencement global qui est le fruit du travail du demandeur » : Slumber-Magic Adjustable Bed Co. c. Sleep-King Adjustable Bed Co. (1984), 3 C.P.R. (3d) 81 (C.S.C.-B.), p. 84; voir également Ladbroke (Football) Ltd. c. William Hill (Football) Ltd., [1964] 1 All E.R. 465 (H.L.), p. 469.
34 Les décisions judiciaires publiées qui sont visées en l’espèce satisfont au critère d’originalité. Les auteurs ont agencé de façon particulière le résumé jurisprudentiel, les mots clés, l’intitulé répertorié, les renseignements relatifs aux motifs du jugement (les sommaires) et les motifs de la décision. L’agencement de ces différents éléments nécessite l’exercice du talent et du jugement. Considérée globalement, la compilation confère un droit d’auteur.
35 Cela dit, les motifs de la décision en eux-mêmes, sans les sommaires, ne constituent pas des œuvres originales sur lesquelles les éditeurs peuvent revendiquer un droit d’auteur. Les modifications apportées aux motifs de la décision sont relativement mineures; les éditeurs ne font qu’ajouter des données factuelles de base comme la date du jugement, le nom de la Cour et du ou des juges qui ont entendu l’affaire, le nom des avocats des parties, les décisions, lois, règlements et règles cités, ainsi que les références parallèles. Les éditeurs corrigent également les erreurs grammaticales mineures et les fautes d’orthographe. Le talent et le jugement susceptibles d’être mis à contribution pour apporter ces modifications et ces ajouts mineurs sont trop banals pour justifier la protection du droit d’auteur. Il est plus juste d’y voir une simple opération mécanique. Les motifs publiés, une fois dissociés du reste de la compilation — savoir le sommaire — ne sont donc pas visés par le droit d’auteur. La seule reproduction des motifs de la décision ne viole pas le droit d’auteur.
36 Pour résumer, les sommaires, le résumé jurisprudentiel, l’index analytique et la compilation de décisions judiciaires publiées sont tous des œuvres émanant de leur auteur et ne sont pas de simples copies. Ils sont le produit de l’exercice non négligeable du talent et du jugement. De ce fait, il s’agit d’œuvres « originales » conférant un droit d’auteur. Le pourvoi formé relativement à ces conclusions doit être rejeté.
(2) Autorisation : Les photocopieuses libre-service
a) Le droit
37 Suivant le par. 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur, constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement d’un acte que seul le titulaire du droit d’auteur a, en vertu de la Loi, la faculté d’accomplir, y compris autoriser l’exercice de ses propres droits. Autoriser une personne à faire une chose qui ne constitue pas une contrefaçon ne viole pas le droit d’auteur. Voir Composers, Authors and Publishers Association of Canada Ltd. c. CTV Television Network Ltd., [1968] R.C.S. 676, p. 680. Les éditeurs font valoir que le Barreau est responsable, en vertu de cette disposition, du non-respect du droit d’auteur pour avoir autorisé tacitement les usagers de la Grande bibliothèque à copier des œuvres en contravention de la Loi sur le droit d’auteur.
38 « Autoriser » signifie « sanctionner, appuyer ou soutenir » (« sanction, approve and countenance ») : Muzak Corp. c. Composers, Authors and Publishers Association of Canada, Ltd., [1953] 2 R.C.S. 182, p. 193; De Tervagne c. Belœil (Ville), [1993] 3 C.F. 227 (1re inst.). Lorsqu’il s’agit de déterminer si une violation du droit d’auteur a été autorisée, il faut attribuer au terme « countenance » son sens le plus fort mentionné dans le dictionnaire, soit [traduction] « approuver, sanctionner, permettre, favoriser, encourager » : voir The New Shorter Oxford English Dictionary (1993), vol. 1, p. 526. L’autorisation est néanmoins une question de fait qui dépend de la situation propre à chaque espèce et peut s’inférer d’agissements qui ne sont pas des actes directs et positifs, et notamment d’un degré suffisamment élevé d’indifférence : CBS Inc. c. Ames Records & Tapes Ltd., [1981] 2 All E.R. 812 (Ch. D.), p. 823-824. Toutefois, ce n’est pas autoriser la violation du droit d’auteur que de permettre la simple utilisation d’un appareil susceptible d’être utilisé à cette fin. Les tribunaux doivent présumer que celui qui autorise une activité ne l’autorise que dans les limites de la légalité : Muzak, précité. Cette présomption peut être réfutée par la preuve qu’il existait une certaine relation ou un certain degré de contrôle entre l’auteur allégué de l’autorisation et les personnes qui ont violé le droit d’auteur : Muzak, précité; De Tervagne, précité. Voir également J. S. McKeown, Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs (4e éd. (feuilles mobiles)), p. 21-104, et P. D. Hitchcock, « Home Copying and Authorization » (1983), 67 C.P.R. (2d) 17, p. 29-33.
b) Application du droit aux faits
39 Depuis plusieurs décennies, le Barreau met des photocopieuses libre-service à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque. L’utilisation de ces appareils par les usagers ne fait pas l’objet d’une surveillance directe. Depuis le milieu des années 80, l’avis suivant est apposé au-dessus de chaque appareil :
[traduction] La législation sur le droit d’auteur au Canada s’applique aux photocopies et autres reproductions qui sont faites de documents protégés. Certaines reproductions peuvent constituer une violation du droit d’auteur. La bibliothèque n’assume aucune responsabilité en cas de violations susceptibles d’être commises par les utilisateurs des photocopieuses.
En première instance, le Barreau a demandé un jugement déclaratoire portant qu’il n’avait pas autorisé la violation du droit d’auteur en mettant des photocopieuses libre-service à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque. Aucun élément de preuve n’a été présenté pour établir que les appareils avaient été utilisés de manière illicite.
40 Le juge de première instance a refusé de se prononcer sur la question, en partie à cause du caractère ténu de la preuve y afférente. La Cour d’appel fédérale, s’appuyant entre autres sur la décision Moorhouse c. University of New South Wales, [1976] R.P.C. 151, de la Haute Cour d’Australie, a conclu que le Barreau avait tacitement sanctionné, appuyé ou soutenu la violation du droit d’auteur sur les œuvres des éditeurs en omettant de surveiller la réalisation des copies et en se contentant d’afficher un avis dans lequel il déclinait toute responsabilité en cas de violation du droit d’auteur.
41 En toute déférence, je ne crois pas que cela équivalait à autoriser la violation du droit d’auteur. La décision Moorhouse, précitée, est incompatible avec la jurisprudence canadienne et britannique antérieure en la matière. Voir D. Vaver, Copyright Law (2000), p. 27, et McKeown, op. cit., p. 21-108. À mon sens, l’interprétation retenue dans Moorhouse penche trop en faveur des droits du titulaire et entrave inutilement l’utilisation appropriée des œuvres protégées pour le bien de l’ensemble de la société.
42 À partir des critères dégagés dans Muzak et De Tervagne, précités, je conclus que le Barreau, en mettant des photocopieuses à la disposition des usagers, ne les a pas autorisés à se servir des appareils pour contrevenir à la législation sur le droit d’auteur.
43 Premièrement, aucune preuve n’établit que les photocopieuses ont été utilisées d’une manière incompatible avec les dispositions sur le droit d’auteur. Rappelons que ce n’est pas autoriser la violation du droit d’auteur que de permettre la simple utilisation d’un appareil (comme une photocopieuse) susceptible d’être utilisé à cette fin. Les tribunaux doivent présumer que celui qui autorise une activité ne l’autorise que dans les limites de la légalité. Même si la Cour d’appel a tenu pour acquis que les photocopieuses étaient utilisées pour violer le droit d’auteur, je crois qu’il est également plausible que les usagers de la bibliothèque aient utilisé les appareils de manière licite.
44 Deuxièmement, la Cour d’appel a eu tort de conclure que le Barreau, en affichant l’avis, reconnaissait expressément que les photocopieuses seraient utilisées de façon illicite. La présence de l’avis ne réfute pas la présomption voulant qu’une personne n’autorise une activité que dans les limites de la légalité. Étant donné que le Barreau réglemente l’exercice du droit en Ontario, il est plus logique de conclure que l’avis a été affiché pour rappeler aux usagers de la Grande bibliothèque que la photocopie de documents de la bibliothèque est assujettie au régime du droit d’auteur.
45 Enfin, même si la preuve établissait que les photocopieuses ont été utilisées pour violer le droit d’auteur, le Barreau n’a pas un contrôle suffisant sur les usagers de la Grande bibliothèque pour que l’on puisse conclure qu’il a sanctionné, appuyé ou soutenu la violation du droit d’auteur. Il n’existe pas entre le Barreau et les usagers de la bibliothèque une relation employeur-employé permettant de conclure que le Barreau exerce un contrôle sur les usagers susceptibles de violer le droit d’auteur : voir par exemple De Tervagne, précité. Le Barreau n’exerce pas non plus de contrôle sur les œuvres que les usagers décident de copier, sur les fins auxquelles ils les copient, ni sur les photocopieuses elles-mêmes.
46 En résumé, j’estime que la preuve ne révèle pas que le Barreau a autorisé la violation du droit d’auteur en mettant des photocopieuses libre-service ainsi que des exemplaires des œuvres des éditeurs intimés à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque. Je ferais droit à ce moyen d’appel.
(3) Le Barreau et l’utilisation équitable
47 La Grande bibliothèque offre un service de photocopie. À la demande d’avocats, d’étudiants en droit, de membres de la magistrature ou de chercheurs autorisés, son personnel prépare des photocopies d’extraits d’ouvrages juridiques faisant partie de sa collection et les leur transmet. La question est de savoir si ce service bénéficie de l’exception prévue à l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur, qui dispose que « [l]’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée ou de recherche ne constitue pas une violation du droit d’auteur. »
a) Le droit
48 Avant d’examiner la portée de l’exception au titre de l’utilisation équitable que prévoit la Loi sur le droit d’auteur, il importe de clarifier certaines considérations générales relatives aux exceptions à la violation du droit d’auteur. Sur le plan procédural, le défendeur doit prouver que son utilisation de l’œuvre était équitable; cependant, il est peut-être plus juste de considérer cette exception comme une partie intégrante de la Loi sur le droit d’auteur plutôt que comme un simple moyen de défense. Un acte visé par l’exception relative à l’utilisation équitable ne viole pas le droit d’auteur. À l’instar des autres exceptions que prévoit la Loi sur le droit d’auteur, cette exception correspond à un droit des utilisateurs. Pour maintenir un juste équilibre entre les droits des titulaires du droit d’auteur et les intérêts des utilisateurs, il ne faut pas l’interpréter restrictivement. Comme le professeur Vaver, op. cit., l’a expliqué, à la p. 171, [traduction] « [l]es droits des utilisateurs ne sont pas de simples échappatoires. Les droits du titulaire et ceux de l’utilisateur doivent donc recevoir l’interprétation juste et équilibrée que commande une mesure législative visant à remédier à un état de fait. »
49 À titre de partie intégrante du régime de droit d’auteur, l’exception relative à l’utilisation équitable créée par l’art. 29 peut toujours être invoquée. Ainsi, une bibliothèque peut toujours tenter d’établir que son utilisation d’une œuvre protégée est équitable suivant l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur. C’est seulement dans le cas où elle n’est pas en mesure de prouver l’application de cette exception qu’il lui faut s’en remettre à celle que prévoit l’art. 30.2 au bénéfice des bibliothèques.
50 Pour établir qu’une utilisation était équitable au sens de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur, le défendeur doit prouver (1) qu’il s’agit d’une utilisation aux fins d’étude privée ou de recherche et (2) qu’elle était équitable.
51 Toute personne qui est en mesure de prouver qu’elle a utilisé l’œuvre protégée par le droit d’auteur aux fins de recherche ou d’étude privée peut se prévaloir de l’exception créée par l’art. 29. Il faut interpréter le mot « recherche » de manière large afin que les droits des utilisateurs ne soient pas indûment restreints. J’estime, comme la Cour d’appel, que la recherche ne se limite pas à celle effectuée dans un contexte non commercial ou privé. La Cour d’appel a signalé à juste titre, au par. 128, que « [l]a recherche visant à conseiller des clients, donner des avis, plaider des causes et préparer des mémoires et des factums reste de la recherche. » L’avocat qui exerce le droit dans un but lucratif effectue de la recherche au sens de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur.
52 La Loi sur le droit d’auteur ne précise pas ce qu’il faut entendre par « équitable »; il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée à partir des circonstances de l’espèce. Voir McKeown, op. cit., p. 23-6. Lord Denning l’a expliqué avec éloquence dans Hubbard c. Vosper, [1972] 1 All E.R. 1023 (C.A.), p. 1027 :
[traduction] Il est impossible de définir l’« utilisation équitable ». C’est une question de degré. Tout d’abord, il faut tenir compte du nombre et de l’importance des citations et des extraits. Considérés globalement, sont-ils trop nombreux et trop longs pour être équitables? Il faut ensuite se pencher sur l’usage qui en est fait. S’ils sont utilisés aux fins de commentaire, de critique ou de compte rendu, il peut s’agir d’une utilisation équitable. S’ils sont employés pour transmettre la même information que l’auteur, dans un but concurrent, l’utilisation peut être inéquitable. Il faut ensuite considérer les proportions. Utiliser un long extrait et l’accompagner d’un bref commentaire peut être inéquitable. Cependant, un court extrait et un long commentaire peuvent constituer une utilisation équitable. D’autres considérations peuvent également être pertinentes. Mais, en définitive, c’est une question d’impression. L’on peut établir un parallèle entre le commentaire loyal et honnête en matière de diffamation et l’utilisation équitable en matière de droit d’auteur. Il appartient au juge des faits de trancher.
53 Le juge Linden, de la Cour d’appel, a reconnu l’absence d’un critère établi permettant de dire qu’une utilisation est équitable ou non, mais il a énuméré des facteurs pouvant être pris en compte pour en décider. S’inspirant de Hubbard, précité, ainsi que de la doctrine américaine de l’utilisation équitable, il a énuméré les facteurs suivants : (1) le but de l’utilisation; (2) la nature de l’utilisation; (3) l’ampleur de l’utilisation; (4) les solutions de rechange à l’utilisation; (5) la nature de l’œuvre; (6) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. Bien que ces facteurs ne soient pas pertinents dans tous les cas, ils offrent un cadre d’analyse utile pour statuer sur le caractère équitable d’une utilisation dans des affaires ultérieures.
(i) Le but de l’utilisation
54 Au Canada, l’utilisation ne sera manifestement pas équitable si la fin poursuivie n’est pas de celles que prévoit la Loi sur le droit d’auteur, savoir la recherche, l’étude privée, la critique, le compte rendu ou la communication de nouvelles : voir les art. 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur. Je le répète, il ne faut pas interpréter ces fins restrictivement, sinon les droits des utilisateurs pourraient être indûment restreints. Cela dit, les tribunaux doivent s’efforcer d’évaluer objectivement le but ou le motif réel de l’utilisation de l’œuvre protégée. Voir McKeown, op. cit., p. 23-6. Voir également Associated Newspapers Group plc c. News Group Newspapers Ltd., [1986] R.P.C. 515 (Ch. D.). De plus, comme la Cour d’appel l’a expliqué, certaines utilisations, même à l’une des fins énumérées, peuvent être plus ou moins équitables que d’autres; la recherche effectuée à des fins commerciales peut ne pas être aussi équitable que celle effectuée à des fins de bienfaisance.
(ii) La nature de l’utilisation
55 Pour déterminer la nature d’une utilisation, le tribunal doit examiner la manière dont l’œuvre a été utilisée. Lorsque de multiples copies sont diffusées largement, l’utilisation tend à être inéquitable. Toutefois, lorsqu’une seule copie est utilisée à une fin légitime en particulier, on peut conclure plus aisément que l’utilisation était équitable. Si la copie de l’œuvre est détruite après avoir été utilisée comme prévu, cela porte également à croire qu’il s’agissait d’une utilisation équitable. L’on peut également tenir compte de l’usage ou de la pratique dans un secteur d’activité donné pour décider si la nature de l’utilisation est équitable. Par exemple, dans Sillitoe c. McGraw-Hill Book Co. (U.K.), [1983] F.S.R. 545 (Ch. D.), les importateurs et les distributeurs de « notes d’étude » comportant de larges extraits d’œuvres publiées ont soutenu que leur utilisation était équitable parce que la fin poursuivie était la critique. Le tribunal a examiné les pratiques courantes en la matière dans les ouvrages de critique littéraire avant de conclure que les notes d’étude ne constituaient pas une utilisation équitable aux fins de critique.
(iii) L’ampleur de l’utilisation
56 Tant l’ampleur de l’utilisation que l’importance de l’œuvre qui aurait fait l’objet d’une reproduction illicite doivent être prises en considération pour décider du caractère équitable. Lorsqu’une infime partie de l’œuvre est utilisée, il n’est pas du tout nécessaire d’entreprendre l’analyse relative au caractère équitable, car le tribunal aura conclu à l’absence de violation du droit d’auteur. Comme l’indique la citation de Hubbard, l’ampleur de l’extrait tiré de l’œuvre n’est pas décisive en la matière, mais elle peut présenter une certaine utilité. Il est possible d’utiliser équitablement une œuvre entière. Comme le signale Vaver, op. cit., p. 191, il peut n’y avoir aucune autre manière de critiquer certains types d’œuvre (p. ex. une photographie) ou d’en faire le compte rendu. L’ampleur de l’extrait peut aussi être plus ou moins équitable selon la fin poursuivie. Par exemple, aux fins de recherche ou d’étude privée, il peut être essentiel de reproduire en entier un exposé universitaire ou une décision de justice. Cependant, lorsqu’une œuvre littéraire est reproduite aux fins de critique, il ne sera vraisemblablement pas équitable de la copier intégralement.
(iv) Solutions de rechange à l’utilisation
57 L’existence de solutions de rechange à l’utilisation d’une œuvre protégée par le droit d’auteur peut avoir une incidence sur le caractère équitable ou inéquitable de l’utilisation. Lorsqu’un équivalent non protégé aurait pu être utilisé à la place de l’œuvre, le tribunal devra en tenir compte. Je pense, comme la Cour d’appel, qu’il sera également utile de tenter de déterminer si l’utilisation était raisonnablement nécessaire eu égard à la fin visée. À titre d’exemple, le fait qu’une critique aurait été tout aussi efficace sans la reproduction de l’œuvre protégée pourra militer contre le caractère équitable de l’utilisation.
(v) La nature de l’œuvre
58 Le tribunal doit également tenir compte de la nature de l’œuvre pour décider du caractère équitable de son utilisation. Bien qu’il ne s’agisse certainement pas d’un facteur décisif, l’utilisation d’une œuvre non publiée sera davantage susceptible d’être équitable du fait que sa reproduction accompagnée d’une indication de la source pourra mener à une diffusion plus large de l’œuvre en question, ce qui est l’un des objectifs du régime de droit d’auteur. Par contre, si l’œuvre en question était confidentielle, la balance pourra pencher en faveur du caractère inéquitable de l’utilisation. Voir Beloff c. Pressdram Ltd., [1973] 1 All E.R. 241 (Ch. D.), p. 264.
(vi) L’effet de l’utilisation sur l’œuvre
59 Enfin, l’effet sur l’œuvre est un autre facteur à prendre en considération pour décider si l’utilisation est équitable. La concurrence que la reproduction est susceptible d’exercer sur le marché de l’œuvre originale peut laisser croire que l’utilisation n’est pas équitable. Même si l’effet de l’utilisation sur le marché est un facteur important, ce n’est ni le seul ni le plus important. Voir par exemple Pro Sieben Media AG c. Carlton UK Television Ltd., [1999] F.S.R. 610 (C.A.), le lord juge Robert Walker.
60 En conclusion, le but de l’utilisation, la nature de l’utilisation, l’ampleur de l’utilisation, la nature de l’œuvre, les solutions de rechange à l’utilisation et l’effet de l’utilisation sur l’œuvre sont tous des facteurs qui peuvent contribuer à la détermination du caractère équitable ou inéquitable de l’utilisation. Ces facteurs peuvent être plus ou moins pertinents selon le contexte factuel de la violation alléguée du droit d’auteur. Dans certains cas, d’autres facteurs que ceux énumérés peuvent aider le tribunal à statuer sur le caractère équitable de l’utilisation.
b) L’application du droit aux faits de l’espèce
61 En 1996, le Barreau a mis en œuvre une « Politique d’accès à l’information juridique » (la « Politique d’accès ») régissant le service de photocopie de la Grande bibliothèque et précisant quelles sortes de demandes seraient acceptées :
Politique d’accès à l’information juridique
Le Barreau du Haut-Canada et la Grande bibliothèque sont au service de l’administration de la justice et de la primauté du droit en Ontario. Les membres du Barreau et de la magistrature, les stagiaires en droit et autres personnes autorisées qui font de la recherche peuvent se servir du vaste catalogue de sources d’information juridique primaires et secondaires, sur support papier ou électronique, constitué par la Grande bibliothèque. Les usagers de la Grande bibliothèque peuvent obtenir une seule copie des documents faisant partie de sa collection à des fins de compte rendu, d’étude privée, de recherche ou de critique ou aux fins d’une instance judiciaire ou d’une audience devant un organisme gouvernemental.
Le service d’accès à l’information juridique respecte le droit d’auteur des éditeurs des divers documents faisant partie de la collection de la Grande bibliothèque, conformément aux principes d’utilisation équitable énoncés à l’article 27 de la Loi sur le droit d’auteur du Canada.
Lignes directrices du service d’accès
1. Le service d’accès à l’information juridique fournit une seule copie des documents demandés à des fins précises, à condition que celles-ci soient communiquées d’avance au personnel de la Grande bibliothèque.
2. Les fins visées sont la recherche, le compte-rendu, l’étude privée ou la critique, de même que l’utilisation lors d’une instance judiciaire ou d’une audience devant un organisme gouvernemental. En cas de doute, les bibliothécaires de référence décideront si la demande est légitime.
3. Quiconque présente une demande doit faire connaître son identité et préciser à quelles fins la copie est destinée. Le personnel de la Grande bibliothèque transcrit alors ces renseignements sur un formulaire de demande.
4. Le nombre de documents que le service d’accès à l’information juridique acceptera de photocopier varie. Aucune copie ne sera faite à des fins autres que celles énoncées sur le formulaire de demande. En général, le personnel accepte de photocopier une décision, un article ou un court extrait de la loi. Par contre, les demandes portant sur un large extrait d’une source secondaire (plus de 5 pour 100 d’un volume par exemple ou plus de deux citations ou extraits d’un même volume) seront soumises aux bibliothécaires de référence, qui sont en droit de les refuser.
5. Ce service est à but non lucratif. Les frais facturés correspondent uniquement aux coûts encourus par le Barreau.
Le Barreau avait indiqué, au moment de son adoption, que sa Politique d’accès était dans le droit fil de celle appliquée jusqu’alors par la Grande bibliothèque et que sa conception du service de photocopie demeurait inchangée.
62 En première instance, le Barreau a fait valoir que son service de photocopie ne viole pas le droit d’auteur parce qu’il s’agit d’une utilisation équitable au sens de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur. Le juge de première instance a dit que l’exception au titre de l’utilisation équitable devait être interprétée strictement. Il a conclu que les copies n’étaient pas réalisées aux fins de recherche ou d’étude et qu’il ne s’agissait donc pas d’une utilisation équitable. La Cour d’appel a rejeté l’argument que l’exception au titre de l’utilisation équitable devait être interprétée strictement. Les juges majoritaires ont statué que le Barreau pouvait se fonder sur les fins poursuivies par les usagers pour établir que son utilisation des œuvres était équitable. La Cour d’appel a cependant conclu que la preuve ne permettait pas de décider si l’utilisation était équitable ou non et, par conséquent, que l’application de l’exception en cause n’avait pas été établie.
63 Cela soulève une question préliminaire : le Barreau est-il tenu de prouver que chacun des usagers utilise de manière équitable les ouvrages mis à sa disposition, ou peut-il s’appuyer sur sa pratique générale pour établir le caractère équitable de l’utilisation? Je conclus que ce dernier élément suffit. L’article 29 de la Loi sur le droit d’auteur dispose que « [l]’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée ou de recherche ne constitue pas une violation du droit d’auteur. » Les termes employés sont généraux. « Utilisation » ne renvoie pas à un acte individuel, mais bien à une pratique ou à un système. Cela est compatible avec l’objet de l’exception au titre de l’utilisation équitable, qui est de faire en sorte que la faculté des utilisateurs d’utiliser et de diffuser des œuvres protégées ne soit pas indûment limitée. La personne ou l’établissement qui invoque l’exception prévue à l’art. 29 doit seulement prouver qu’il a utilisé l’œuvre protégée aux fins de recherche ou d’étude privée et que cette utilisation était équitable. Il peut le faire en établissant soit que ses propres pratiques et politiques étaient axées sur la recherche et équitables, soit que toutes les utilisations individuelles des ouvrages étaient de fait axées sur la recherche et équitables.
64 Le service de photocopie du Barreau est offert aux fins de recherche, de compte rendu et d’étude privée. La Politique d’accès du Barreau dispose que « [l]es usagers de la Grande bibliothèque peuvent obtenir une seule copie des documents faisant partie de sa collection à des fins de compte rendu, d’étude privée, de recherche ou de critique ou aux fins d’une instance judiciaire ou d’une audience devant un organisme gouvernemental. » C’est aux fins de recherche que les membres du personnel de la Grande bibliothèque photocopient sur demande décisions, lois, extraits de textes juridiques ou articles de doctrine. Même si la recherche documentaire et la photocopie d’ouvrages juridiques ne constituent pas de la recherche comme telle, elles sont nécessaires au processus de recherche et en font donc partie. La reproduction d’ouvrages juridiques est effectuée aux fins de recherche en ce qu’il s’agit d’un élément essentiel du processus de recherche juridique. La photocopie n’a aucune autre fin; le Barreau ne tire aucun bénéfice de ce service. Le service de photocopie du Barreau contribue simplement à faire en sorte que les juristes de l’Ontario aient accès aux ouvrages nécessaires à la recherche que demande l’exercice du droit. En somme, ce service fait partie intégrante du processus de recherche juridique, et la fin qui le sous-tend est conforme à l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur.
65 La preuve révèle également que l’utilisation était équitable au regard des facteurs mentionnés précédemment.
(i) Le but de l’utilisation
66 La Politique d’accès et ses garanties incitent à conclure que l’utilisation était équitable. La personne qui demande une copie doit préciser à quelle fin elle la destine, et lorsque la légitimité de cette fin soulève un doute, il appartient aux bibliothécaires de référence de décider de l’application de l’exception au titre de l’utilisation équitable que prévoit la Loi sur le droit d’auteur. Cette politique garantit raisonnablement que les ouvrages seront utilisés aux fins de recherche et d’étude privée.
(ii) La nature de l’utilisation
67 La nature de l’utilisation des ouvrages des éditeurs par le Barreau permet également de conclure à son caractère équitable. Suivant la Politique d’accès, le Barreau fournit une seule copie des documents aux fins expressément autorisées par la Loi sur le droit d’auteur. Aucune preuve n’établit que le Barreau a distribué de multiples copies d’ouvrages à de multiples membres de la profession juridique. Copier une œuvre aux fins d’une recherche juridique portant sur un sujet en particulier constitue généralement une utilisation équitable.
(iii) L’ampleur de l’utilisation
68 La Politique d’accès précise que la Grande bibliothèque veille à ce que l’ampleur de l’utilisation des œuvres protégées par le droit d’auteur demeure raisonnable. Elle ajoute que le personnel accepte généralement de photocopier une décision, un article ou un court extrait d’une loi. De plus, une demande portant sur plus de cinq pour cent d’une source secondaire sera soumise à l’approbation d’un bibliothécaire de référence qui, en fin de compte, pourra la refuser. Cela porte à croire que l’utilisation des œuvres des éditeurs par le Barreau est équitable. L’utilisation peut être inéquitable lorsque, dans un court laps de temps, un usager de la Grande bibliothèque présente de nombreuses demandes visant de multiples décisions judiciaires publiées dans les mêmes recueils, mais aucun élément n’établit que cela s’est produit.
(iv) Solutions de rechange à l’utilisation
69 Il ne semble pas y avoir de solutions de rechange au service de photocopie offert par la Grande bibliothèque. Comme la Cour d’appel le signale, l’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que les usagers effectuent toujours leurs recherches sur place. Vingt pour cent des demandeurs n’habitent pas la région de Toronto; il serait excessif de les obliger à s’y rendre chaque fois qu’ils veulent mettre la main sur une source juridique en particulier. De plus, comme la collection juridique de la Grande bibliothèque fait l’objet d’une forte demande, les chercheurs ne sont pas autorisés à emprunter des ouvrages. Si les chercheurs ne pouvaient obtenir de photocopies des ouvrages ou les photocopier eux-mêmes, ils seraient contraints d’effectuer la totalité de leurs recherches à la Grande bibliothèque et d’y prendre des notes, ce qui ne paraît pas raisonnable compte tenu de l’ampleur de la recherche que requièrent souvent les sujets juridiques complexes.
70 La possibilité d’obtenir une licence n’est pas pertinente pour décider du caractère équitable d’une utilisation. Tel qu’il est mentionné précédemment, l’utilisation équitable fait partie intégrante du régime de droit d’auteur au Canada. Un acte visé par l’exception au titre de l’utilisation équitable ne violera pas le droit d’auteur. Si, comme preuve du caractère inéquitable de l’utilisation, le titulaire du droit d’auteur ayant la faculté d’octroyer une licence pour l’utilisation de son œuvre pouvait invoquer la décision d’une personne de ne pas obtenir une telle licence, il en résulterait un accroissement de son monopole sur l’œuvre qui serait incompatible avec l’équilibre qu’établit la Loi sur le droit d’auteur entre les droits du titulaire et les intérêts de l’utilisateur.
(v) La nature de l’œuvre
71 Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que la nature des œuvres en cause — les décisions judiciaires et d’autres œuvres essentielles à la recherche juridique — porte à croire que leur utilisation par le Barreau était équitable. Comme l’a expliqué le juge Linden, au par. 159, « [i]l est généralement dans l’intérêt du public que l’accès aux décisions judiciaires et autres ressources juridiques ne soit pas limité sans justification. » En outre, la Politique d’accès circonscrit convenablement le service de photocopie de la Grande bibliothèque. Elle ne permet pas que tout ouvrage juridique soit photocopié à n’importe quelle fin. Une demande ne sera acceptée que si l’usager compte utiliser l’œuvre aux fins de recherche, d’étude privée, de critique ou de compte rendu, ou encore pour les besoins d’une instance judiciaire. Voilà qui étaye davantage la thèse de l’utilisation équitable.
(vi) L’effet de l’utilisation sur l’œuvre
72 Par ailleurs, aucun élément de preuve n’a été présenté pour établir que les copies produites ont fait fléchir le marché des œuvres des éditeurs. Même s’il lui incombe de prouver que l’utilisation était équitable, le Barreau n’avait pas accès aux données sur l’effet de l’utilisation sur ce marché. S’il avait existé une preuve que le service de photocopie du Barreau avait eu une incidence néfaste sur ce marché, il aurait été dans l’intérêt des éditeurs de la présenter au procès. Ils ne l’ont pas fait. La seule preuve relative à l’effet sur le marché est que les éditeurs ont continué à produire de nouveaux recueils et de nouvelles publications juridiques pendant que le service de photocopie était offert.
(vii) Conclusion
73 Considérés globalement, les facteurs susmentionnés incitent à conclure que l’utilisation des œuvres des éditeurs par le Barreau, dans le cadre de son service de photocopie, était axée sur la recherche et équitable. La Politique d’accès circonscrit adéquatement le service de photocopie offert. Elle précise que toutes les demandes ne seront pas acceptées. Lorsque la fin poursuivie ne semblera pas être la recherche, la critique, le compte rendu ou l’étude privée, la demande sera refusée. En cas de doute quant à la légitimité de la fin poursuivie, il appartiendra aux bibliothécaires de référence de trancher. La Politique d’accès limite l’ampleur de l’extrait pouvant être reproduit, et les bibliothécaires de référence décideront d’accepter ou non une demande dont la portée excède ce qui est habituellement jugé raisonnable. Ces faits m’amènent donc à conclure que l’utilisation des œuvres des éditeurs par le Barreau bénéficie de l’exception relative à l’utilisation équitable et que le Barreau ne viole pas le droit d’auteur.
(4) Consentement de Canada Law Book
74 Suivant le par. 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur, une personne viole le droit d’auteur lorsqu’elle accomplit, sans le consentement du titulaire de ce droit, un acte que seul ce dernier a la faculté d’accomplir. Devant notre Cour, le Barreau fait valoir que c’est à la demande du vice-président de Canada Law Book, par l’intermédiaire de l’avocat Jean Cummings, qu’il a photocopié six des œuvres dont des copies violant censément le droit d’auteur ont été produites. Il prétend donc avoir obtenu le consentement de Canada Law Book et ne pas avoir violé le droit d’auteur.
75 Les tribunaux inférieurs n’ont pas vraiment étudié cette question. Compte tenu de mes conclusions sur l’utilisation équitable, il n’est pas nécessaire de la trancher pour statuer sur le présent pourvoi et je refuse de le faire.
(5) Conclusion relative au pourvoi principal
76 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rendre un jugement déclaratoire portant que le Barreau ne viole pas le droit d’auteur lorsque la Grande bibliothèque fournit, sur demande, une seule copie d’une décision publiée, d’un résumé jurisprudentiel, d’une loi, d’un règlement ou d’une partie restreinte d’un texte provenant d’un traité conformément à sa Politique d’accès. Je rendrais également un jugement déclaratoire portant que le Barreau n’autorise pas la violation du droit d’auteur en mettant une photocopieuse à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque et en affichant un avis où il décline toute responsabilité relativement aux copies produites en violation du droit d’auteur.
III. Analyse du pourvoi incident
(1) En transmettant des copies par télécopieur, le Barreau communique-t-il une œuvre au public?
77 En première instance, les éditeurs ont soutenu qu’en transmettant des copies de leurs œuvres à des avocats de l’Ontario, le Barreau les communiquait « au public, par télécommunication » et violait donc l’al. 3(1)f) de la Loi sur le droit d’auteur. Le juge de première instance a conclu que les transmissions par télécopieur en cause n’équivalaient pas à une communication au public par télécommunication parce qu’elles « provenaient d’un seul point et étaient destinées à n’atteindre qu’un seul point » (par. 167). La Cour d’appel partageait cette opinion, même si elle a reconnu qu’une série de transmissions séquentielles pouvait violer le droit du titulaire de communiquer une œuvre au public.
78 Je souscris à ces conclusions. Transmettre une seule copie à une seule personne par télécopieur n’équivaut pas à communiquer l’œuvre au public. Cela dit, la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public et violer le droit d’auteur. Toutefois, aucune preuve n’a établi que ce genre de transmission aurait eu lieu en l’espèce.
79 Compte tenu de la preuve, les transmissions par télécopieur ne constituaient pas des communications au public. Je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel incident.
(2) Le Barreau a-t-il violé le droit d’auteur sur les œuvres des éditeurs en vendant des copies contrairement au par. 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur?
80 Suivant l’al. 27(2)a) de la Loi sur le droit d’auteur, constitue une violation du droit d’auteur (appelée violation à une étape ultérieure) la vente d’une copie d’une œuvre par une personne qui sait ou qui aurait dû savoir qu’elle viole le droit d’auteur. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’allégation de violation à une étape ultérieure au motif qu’il n’avait pas été établi que le Barreau savait ou aurait dû savoir qu’il fournissait des copies illicites des œuvres des éditeurs. Ces derniers contestent cette conclusion dans le cadre du pourvoi incident.
81 Dans ses motifs concourants, le juge Rothstein, de la Cour d’appel, a correctement énoncé les trois éléments requis pour prouver la violation à une étape ultérieure : (1) l’œuvre est le produit d’une violation initiale du droit d’auteur; (2) l’auteur de la violation à une étape ultérieure savait ou aurait dû savoir qu’il utilisait le produit d’une violation initiale du droit d’auteur; (3) l’utilisation à une étape ultérieure est établie, c’est-à-dire qu’une vente a eu lieu.
82 Dans le cadre du pourvoi principal, j’ai conclu que le Barreau n’avait pas violé le droit d’auteur en photocopiant sur demande les œuvres des éditeurs dans le cadre du service de photocopie. Vu l’absence de violation initiale, il ne peut y avoir de violation à une étape ultérieure. Je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel incident.
(3) La Grande bibliothèque du Barreau bénéficie-t-elle de l’exception prévue pour les « bibliothèque, musée ou service d’archives » à l’art. 2 et au par. 30.2(1) de la Loi sur le droit d’auteur?
83 En 1999, des modifications apportées à la Loi sur le droit d’auteur sont entrées en vigueur, et les bibliothèques, services d’archives et musées ont dès lors bénéficié d’une exception à la violation du droit d’auteur : L.C. 1997, ch. 24. Suivant le par. 30.2(1), une bibliothèque ou une personne agissant sous son autorité peut accomplir un acte pour une personne qui peut elle-même l’accomplir sur le fondement de l’exception au titre de l’utilisation équitable. L’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur définit « bibliothèque, musée ou service d’archives ». Pour être considérée comme une bibliothèque, la Grande bibliothèque : (1) ne doit pas être constituée ni administrée pour réaliser des profits, (2) ne doit pas être administrée ni contrôlée directement ou indirectement par un organisme constitué ou administré pour réaliser des profits, et (3) doit rassembler et gérer des collections de documents ou d’objets qui sont accessibles au public ou aux chercheurs. La Cour d’appel a conclu que la Grande bibliothèque bénéficiait de l’exception en cause. Les éditeurs contestent cette conclusion au motif que le Barreau, qui contrôle la bibliothèque, est contrôlé indirectement par l’ensemble des avocats autorisés à exercer le droit en Ontario, qui l’exercent pour réaliser des profits.
84 Dans le cadre du pourvoi principal, j’ai conclu au caractère équitable de l’utilisation des œuvres des éditeurs par le Barreau. Celui-ci n’a donc pas à invoquer l’exception prévue pour les bibliothèques, mais il pourrait l’invoquer au besoin. La Grande bibliothèque n’est ni constituée ni administrée pour réaliser des profits. Elle est administrée et contrôlée par les conseillers du Barreau. Bien que certains des conseillers exercent par ailleurs le droit dans un but lucratif, ils ne peuvent, lorsqu’ils agissent à titre d’administrateurs de la Grande bibliothèque, être assimilés à un organisme constitué ou administré pour réaliser des profits. La Cour d’appel a tiré une conclusion juste à cet égard. Je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel incident.
(4) Les éditeurs ont-ils droit à une injonction permanente en vertu du par. 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur?
85 Le paragraphe 34(1) de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le titulaire est admis à exercer tous les recours, en cas de violation du droit d’auteur, notamment pour obtenir une injonction. Une injonction est une réparation fondée en principe sur l’equity, de sorte que le tribunal a le pouvoir discrétionnaire de l’accorder ou de la refuser. Voir P. E. Kierans et R. Borenstein, « Injunctions — Interlocutory and Permanent », dans R. E. Dimock, dir., Intellectual Property Disputes : Resolutions & Remedies (2002), vol. 2, 15-1, p. 15-4.
86 Ayant conclu dans le pourvoi principal que le Barreau n’a pas violé le droit d’auteur sur les œuvres des éditeurs, point n’est besoin de décider si la Cour d’appel a eu tort de ne pas décerner une injonction en l’espèce. Je suis d’avis de rejeter ce moyen d’appel incident.
(5) Conclusion relative au pourvoi incident
87 En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi incident.
IV. Conclusion
88 Pour ce qui est du pourvoi principal, je conclus que le Barreau n’a pas violé le droit d’auteur en fournissant à ses membres une seule copie des œuvres des éditeurs dans le cadre de son service de photocopie. Les sommaires, le résumé jurisprudentiel, l’index analytique et la compilation de décisions judiciaires publiées constituent tous des œuvres « originales » des éditeurs et sont protégés par le droit d’auteur. Ils émanent de leurs auteurs, ne sont pas de simples copies et résultent d’un exercice non négligeable du talent et du jugement. Cela dit, la Grande bibliothèque a utilisé les œuvres aux fins de recherche et cette utilisation était équitable au sens de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur; cette utilisation ne violait donc pas le droit d’auteur. J’estime également que le Barreau n’a pas autorisé la violation du droit d’auteur en mettant des photocopieuses libre-service à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
89 Mes conclusions relatives au pourvoi incident découlent de celles tirées dans le pourvoi principal. Il n’a pas été prouvé que le Barreau a violé le droit d’auteur à une étape ultérieure. L’envoi de copies par télécopieur ne constituait pas une communication au public, et le Barreau n’a pas vendu de reproductions des œuvres des éditeurs. Si cette conclusion était nécessaire, je statuerais que la Grande bibliothèque bénéficie de l’exception que prévoit la Loi sur le droit d’auteur pour les bibliothèques. Enfin, vu ma conclusion qu’il n’y a pas eu de violation du droit d’auteur en l’espèce, une injonction ne saurait être décernée. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi incident.
90 En conséquence, le pourvoi principal est accueilli et le pourvoi incident rejeté. Je rendrais un jugement déclaratoire portant que le Barreau ne viole pas le droit d’auteur lorsque la Grande bibliothèque effectue une seule copie d’une décision publiée, d’un résumé jurisprudentiel, d’une loi, d’un règlement ou d’un extrait limité d’un texte provenant d’un traité conformément à sa « Politique d’accès à l’information juridique ». Je rendrais également un jugement déclaratoire confirmant que le Barreau n’autorise pas la violation du droit d’auteur en mettant une photocopieuse à la disposition des usagers de la Grande bibliothèque et en affichant un avis de non-responsabilité relativement aux copies produites en violation du droit d’auteur. L’appelant ayant gain de cause dans le cadre du pourvoi principal et du pourvoi incident, les dépens lui sont adjugés devant toutes les cours.
ANNEXE
Dispositions législatives
Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42
2. . . .
« bibliothèque, musée ou service d’archives » S’entend :
a) d’un établissement doté ou non de la personnalité morale qui :
(i) d’une part, n’est pas constitué ou administré pour réaliser des profits, ni ne fait partie d’un organisme constitué ou administré pour réaliser des profits, ni n’est administré ou contrôlé directement ou indirectement par un tel organisme,
(ii) d’autre part, rassemble et gère des collections de documents ou d’objets qui sont accessibles au public ou aux chercheurs;
b) de tout autre établissement à but non lucratif visé par règlement.
. . .
« toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale » S’entend de toute production originale du domaine littéraire, scientifique ou artistique quels qu’en soient le mode ou la forme d’expression, tels les compilations, livres, brochures et autres écrits, les conférences, les œuvres dramatiques ou dramatico-musicales, les œuvres musicales, les traductions, les illustrations, les croquis et les ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture ou aux sciences.
3. (1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :
a) de produire, reproduire, représenter ou publier une traduction de l’œuvre;
b) s’il s’agit d’une œuvre dramatique, de la transformer en un roman ou en une autre œuvre non dramatique;
c) s’il s’agit d’un roman ou d’une autre œuvre non dramatique, ou d’une œuvre artistique, de transformer cette œuvre en une œuvre dramatique, par voie de représentation publique ou autrement;
d) s’il s’agit d’une œuvre littéraire, dramatique ou musicale, d’en faire un enregistrement sonore, film cinématographique ou autre support, à l’aide desquels l’œuvre peut être reproduite, représentée ou exécutée mécaniquement;
e) s’il s’agit d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique, de reproduire, d’adapter et de présenter publiquement l’œuvre en tant qu’œuvre cinématographique;
f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique;
g) de présenter au public lors d’une exposition, à des fins autres que la vente ou la location, une œuvre artistique — autre qu’une carte géographique ou marine, un plan ou un graphique — créée après le 7 juin 1988;
h) de louer un programme d’ordinateur qui peut être reproduit dans le cadre normal de son utilisation, sauf la reproduction effectuée pendant son exécution avec un ordinateur ou autre machine ou appareil;
i) s’il s’agit d’une œuvre musicale, d’en louer tout enregistrement sonore.
Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.
5. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le droit d’auteur existe au Canada, pendant la durée mentionnée ci-après, sur toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale si l’une des conditions suivantes est réalisée : . . .
27. (1) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir.
(2) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement de tout acte ci-après en ce qui a trait à l’exemplaire d’une œuvre, d’une fixation d’une prestation, d’un enregistrement sonore ou d’une fixation d’un signal de communication alors que la personne qui accomplit l’acte sait ou devrait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit, ou en constituerait une si l’exemplaire avait été produit au Canada par la personne qui l’a produit :
a) la vente ou la location;
b) la mise en circulation de façon à porter préjudice au titulaire du droit d’auteur;
c) la mise en circulation, la mise ou l’offre en vente ou en location, ou l’exposition en public, dans un but commercial;
d) la possession en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c);
e) l’importation au Canada en vue de l’un ou l’autre des actes visés aux alinéas a) à c).
29. L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée ou de recherche ne constitue pas une violation du droit d’auteur.
29.1 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins de critique ou de compte rendu ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés :
a) d’une part, la source;
b) d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source :
(i) dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur,
(ii) dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète,
(iii) dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur,
(iv) dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur.
29.2 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur pour la communication des nouvelles ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés :
a) d’une part, la source;
b) d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source :
(i) dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur,
(ii) dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète,
(iii) dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur,
(iv) dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur.
30.2 (1) Ne constituent pas des violations du droit d’auteur les actes accomplis par une bibliothèque, un musée ou un service d’archives ou une personne agissant sous l’autorité de ceux-ci pour une personne qui peut elle-même les accomplir dans le cadre des articles 29 et 29.1.
34. (1) En cas de violation d’un droit d’auteur, le titulaire du droit est admis, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, à exercer tous les recours — en vue notamment d’une injonction, de dommages-intérêts, d’une reddition de compte ou d’une remise — que la loi accorde ou peut accorder pour la violation d’un droit.
Pourvoi principal accueilli avec dépens et pourvoi incident rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelant/intimé au pourvoi incident : Gowling Lafleur Henderson, Toronto.
Procureurs des intimées/appelantes au pourvoi incident : Sim Hughes Ashton & McKay, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Borden Ladner Gervais, Ottawa.
Procureurs des intervenants Canadian Publishers’ Council et l’Association des éditeurs canadiens : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureurs des intervenantes la Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction (COPIBEC) et Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) : Ogilvy Renault, Montréal.