COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471
Date : 20111028
Dossier : 33507
Entre :
Commission canadienne des droits de la personne et Donna Mowat
Appelantes
et
Procureur général du Canada
Intimé
- et -
Association du Barreau canadien et Conseil des Canadiens avec déficiences
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 65)
Les juges LeBel et Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella, Charron et Rothstein)
Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471
Commission canadienne des droits de la personne et
Donna Mowat Appelantes
c.
Procureur général du Canada Intimé
et
Association du Barreau canadien et
Conseil des Canadiens avec déficiences Intervenants
Répertorié : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général)
No du greffe : 33507.
2010 : 13 décembre; 2011 : 28 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Létourneau, Sexton et Layden-Stevenson), 2009 CAF 309, [2010] 4 R.C.F. 579, 312 D.L.R. (4th) 294, 4 Admin. L.R. (5th) 192, 395 N.R. 52, [2009] A.C.F. no 1359 (QL), 2009 CarswellNat 5063, qui a infirmé une décision du juge Mandamin, 2008 CF 118, 322 F.T.R. 222, 78 Admin. L.R. (4th) 127, [2008] A.C.F. no 143 (QL), 2008 CarswellNat 200. Pourvoi rejeté.
Philippe Dufresne et Daniel Poulin, pour l’appelante la Commission canadienne des droits de la personne.
Andrew Raven, Andrew Astritis et Bijon Roy, pour l’appelante Donna Mowat.
Peter Southey et Sean Gaudet, pour l’intimé.
Reidar M. Mogerman, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
David Baker et Paul Champ, pour l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Les juges LeBel et Cromwell —
I. Vue d’ensemble
[1] Le Tribunal canadien des droits de la personne peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire contraire à la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (« LCDP » ou « Loi ») d’indemniser la victime des pertes de salaire et des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, ainsi que « des dépenses entraînées par l’acte » (par. 53(2)). La principale question à trancher en l’espèce est celle de savoir si, en décidant que ce pouvoir d’ordonner l’indemnisation de la victime « des dépenses entraînées par l’acte [discriminatoire] » lui permettait également d’ordonner le paiement total ou partiel des dépens de la victime, le Tribunal a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire.
[2] Saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale a appliqué la norme de la décision raisonnable et a confirmé la décision du Tribunal selon laquelle il possédait ce pouvoir (2008 CF 118, 322 F.T.R. 222). La Cour d’appel fédérale a toutefois annulé la décision au motif que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte et que la décision du Tribunal était incorrecte (2009 CAF 309, [2010] 4 R.C.F. 579). Elle a également estimé que même au regard de la norme de la décision raisonnable, la décision du Tribunal était déraisonnable.
[3] Mme Mowat n’a pas pris part à l’instance en Cour d’appel fédérale, mais elle demande aujourd’hui à notre Cour de rétablir la décision du Tribunal. La Commission canadienne des droits de la personne, qui n’a pas été partie aux instances devant le Tribunal et la Cour fédérale, mais qui est intervenue en Cour d’appel fédérale, se constitue aujourd’hui partie appelante aux côtés de Mme Mowat. (Dans les présents motifs, « appelante » s’entend de Mme Mowat, et « Commission », de la Commission canadienne des droits de la personne.)
[4] Le pourvoi formé devant notre Cour soulève la question préliminaire de la norme de contrôle judiciaire qu’il convient d’appliquer à la décision du Tribunal, ainsi que la question principale de savoir si le Tribunal a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire lorsqu’il a conclu qu’il avait le pouvoir d’adjuger des dépens. Nous sommes d’avis que la norme applicable est celle de la décision raisonnable et que le Tribunal a interprété de manière déraisonnable cette facette de son pouvoir d’accorder réparation. Nous sommes par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Faits à l’origine de l’instance
[5] En 1995, après avoir exercé pendant 14 ans la fonction de technicienne des mouvements, Mme Mowat a fait l’objet d’une libération obligatoire des Forces canadiennes. Au cours de sa carrière militaire, l’appelante a présenté un grand nombre de plaintes et de griefs en bonne et due forme, notamment contre des membres de sa chaîne de commandement. Bon nombre de ces plaintes et de ces griefs ont été soumis à l’état-major de la Défense — le palier le plus élevé de règlement des griefs au sein des Forces canadiennes — , mais aucun n’a été jugé fondé (2005 TCDP 31, 54 C.H.R.R. D/21 (la « décision sur le fond »), par. 20, 81-82, 94, 143, 193, 207-208, 216, 218, 231, 236, 286, 294, 297 et 299). Les Forces canadiennes ont ouvert une enquête interne au sujet des propos d’un collègue de travail qui, de l’avis de l’appelante, constituaient du harcèlement sexuel à son endroit. Il a été conclu qu’il s’agissait effectivement de harcèlement sexuel (par. 303). Les recommandations formulées dans les quelques rapports établis à la suite des incidents ont été suivies par le commandant de l’appelante, et des mesures disciplinaires ont été prises contre le collègue visé par la plainte (par. 83-87).
[6] Cependant, en 1998, trois ans après son départ des Forces armées, l’appelante a saisi la Commission, sur le fondement des art. 7 et 14 de la LCDP, d’une plainte alléguant le harcèlement sexuel, la distinction défavorable en cours d’emploi et le refus de continuer de l’employer en raison de son sexe. L’affaire a finalement été portée devant le Tribunal canadien des droits de la personne.
III. Historique judiciaire
A. Tribunal canadien des droits de la personne, 2005 TCDP 31, 54 C.H.R.R. D/21
[7] Le Tribunal a consacré six semaines à l’audition de l’affaire, et son dossier comptait au moins 4 000 pages de transcription de témoignages et plus de 200 pièces. Son président et membre instructeur, J. Grant Sinclair, critique sévèrement la conduite de l’appelante pendant le déroulement de l’instance. Il fait observer que la plainte est « marquée par un manque fondamental de précision de la part de la plaignante quant à sa thèse », ses allégations relevant de la « théorie de la conspiration », et il déplore qu’il s’agisse d’une « plainte diffuse qui comporte des allégations décousues » (décision sur le fond, par. 4, 357 et 408).
[8] Il conclut toutefois que l’appelante a établi en partie le bien-fondé de sa plainte. À son avis, l’allégation de harcèlement sexuel, consécutive aux propos tenus par son collègue de travail à trois reprises, est prouvée, et il ajoute que les Forces armées n’ont pas pris de mesures adéquates ou conformes à leurs politiques (par. 42, 47, 49 et 312-322). Les autres allégations sont rejetées.
[9] Le Tribunal accorde à l’appelante la somme de 4 000 $ qui, majorée de l’intérêt, atteint 5 000 $, soit le maximum alors prévu par la loi pour le préjudice moral (par. 7). Il conclut à l’application des dispositions de la Loi qui étaient en vigueur au moment où Mme Mowat a déposé sa plainte et à la non-rétroactivité des modifications substantielles apportées en 1998 (par. 399-401). Il demande ensuite à l’appelante de lui présenter des observations complémentaires au sujet des dépens réclamés s’élevant au total à plus de 196 000 $. Il lui fallait décider si le pouvoir du Tribunal d’indemniser la victime « des dépenses entraînées par l’acte [discriminatoire] » conféré aux al. 53(2)c) et d) de la LCDP comprenait celui d’adjuger des dépens.
[10] Dans une décision distincte, après examen de la jurisprudence contradictoire de la Cour fédérale et des considérations de principe favorables au paiement des frais de justice, le membre instructeur Sinclair s’estime investi du pouvoir d’adjuger des dépens (2006 TCDP 49 (CanLII) (la « décision relative aux dépens »)). Il conclut que le plaignant qui aurait gain de cause sans pouvoir recouvrer ses dépens remporterait une victoire fort « coûteuse » (par. 29). Il accorde alors à Mme Mowat 47 000 $ pour ses frais juridiques, un montant qu’il établit en fonction du nombre d’éléments de preuve présentés à l’appui de l’allégation de harcèlement sexuel — dont le bien-fondé est reconnu — par rapport au reste de la preuve offerte à l’appui des allégations rejetées.
B. Contrôle judiciaire — Cour fédérale du Canada, 2008 CF 118 (CanLII)
[11] Le procureur général du Canada a demandé le contrôle judiciaire de la décision relative aux dépens, mais l’appelante n’a pas pris part à l’instance. Examinant en premier lieu la question de la norme de contrôle, le juge Mandamin applique les quatre facteurs formulés dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, puis il se livre à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour retenir la norme de la décision raisonnable simpliciter. Il considère qu’une question de droit est en litige, mais il fait observer que le Tribunal s’est livré à une interprétation de sa loi constitutive sur un sujet qui « touche au cœur même » de son expertise (par. 24). Il invoque également « [l]’approche stratégique en matière de droits de la personne à l’interprétation [des lois] » (par. 41) censée découler de l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, pour étayer son analyse et justifier l’existence d’un régime partial d’adjudication des dépens. Dès lors s’impose une interprétation à la fois large et téléologique de la LCDP, adaptée à ses objectifs réparateurs et à sa nature particulière. Le juge Mandamin conclut ensuite que la décision du Tribunal sur son pouvoir d’adjuger des dépens est raisonnable (par. 40). Il estime toutefois que le membre instructeur n’a pas bien expliqué sa démarche pour arriver au montant de 47 000 $, ce qui constitue un manquement à l’obligation d’équité procédurale. Il annule donc la décision et renvoie le dossier au Tribunal pour ce motif. Ce volet de l’affaire n’a pas été porté en appel, de sorte qu’il ne fait pas l’objet du présent pourvoi.
C. Cour d’appel fédérale, 2009 CAF 309, [2010] 4 R.C.F. 579
[12] Le procureur général du Canada s’est tourné vers la Cour d’appel fédérale, qui a accueilli son appel à l’unanimité, statuant que le Tribunal n’avait pas le pouvoir d’adjuger des dépens. La juge Layden-Stevenson applique les principes relatifs à la norme de contrôle énoncés par notre Cour dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, un arrêt rendu après l’audience en Cour fédérale. Elle arrête son choix sur la norme de la décision correcte pour la raison principale que le litige porte sur une question de droit à la fois étrangère au domaine d’expertise du Tribunal et d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble (par. 42). La question, qui commande une réponse certaine et cohérente, ne fait pas intervenir l’expertise du Tribunal en matière de droits de la personne (par. 47).
[13] La Cour d’appel fédérale conclut ensuite que la décision du Tribunal d’adjuger des dépens est incorrecte. Après un examen approfondi de la jurisprudence contradictoire du Tribunal et de la Cour fédérale sur ce point, la juge Layden-Stevenson se penche sur l’historique de la disposition en cause et conclut qu’il témoigne de l’intention manifeste du législateur d’écarter l’adjudication des dépens et de conférer un rôle plus actif à la Commission (par. 65-67 et 88). La juge fait observer que dans un rapport spécial au Parlement, la Commission reconnaît elle-même que la LCDP ne permet pas à une partie de recouvrer ses dépens (par. 68 et 90). Elle ajoute que le mot « dépens » est un terme technique propre au domaine juridique (par. 76) et que le pouvoir d’accorder des dépens doit être conféré par la loi (par. 78). Elle se fonde également sur l’analyse comparative de lois équivalentes sur les droits de la personne applicables dans d’autres ressorts canadiens. Bon nombre de ces lois mentionnent expressément le pouvoir d’adjuger des dépens en plus de celui d’ordonner le remboursement des dépenses (par. 70-74 et 84-87). En conclusion, la juge Layden-Stevenson estime qu’aucune considération de politique générale, non plus que l’usage d’une méthode d’interprétation libérale et téléologique, ne justifierait la neutralisation de l’intention manifeste du législateur (par. 99-100). Elle explique qu’il vaut mieux laisser au législateur le soin de décider de conférer ou non au Tribunal le pouvoir d’adjuger des dépens (par. 101). Elle fait observer que même au regard de la norme de la décision raisonnable, il y a lieu d’annuler la décision du Tribunal relative à l’adjudication des dépens (par. 96).
IV. Analyse
A. Questions en litige
[14] Comme nous le signalons précédemment, le présent pourvoi soulève deux questions :
1. Quelle norme de contrôle judiciaire s’applique à la décision du Tribunal concernant son pouvoir d’adjuger des dépens sur le fondement des al. 53(2)c) et d) de la Loi?
2. Le Tribunal a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire lorsqu’il a conclu qu’il pouvait accorder une indemnité pour les dépens?
B. Analyse au regard de l’arrêt Dunsmuir
[15] Dans les arrêts Dunsmuir et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, la Cour simplifie une démarche analytique jugée ardue par les tribunaux. Estimant que la distinction entre la norme de la décision manifestement déraisonnable et celle de la décision raisonnable simpliciter est illusoire, les juges majoritaires suppriment la norme de la décision manifestement déraisonnable et concluent qu’il ne doit y avoir désormais que deux normes de contrôle : celles de la décision correcte et de la décision raisonnable.
[16] Dans Dunsmuir, la Cour consacre la démarche en deux étapes qui permet d’arrêter la norme de contrôle applicable : l’analyse relative à la norme de contrôle. Premièrement, la cour saisie « vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle » (par. 62). L’analyse doit demeurer axée sur la nature de la question soumise au tribunal administratif en cause (Khosa, par. 4, le juge Binnie). Les facteurs dont il doit être tenu compte pour déterminer si, dans un cas donné, la déférence s’impose à l’endroit du tribunal administratif sont les suivants : l’existence d’une disposition d’inattaquabilité (ou « clause privative » dans le vocabulaire juridique traditionnel), l’existence d’un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale et la nature de la question de droit (Dunsmuir, par. 55). La Cour reconnaît que la déférence est généralement de mise lorsque le tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie. La déférence peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé (Dunsmuir, par. 54; Khosa, par. 25).
[17] Dans l’arrêt Dunsmuir, notre Cour nuance la jurisprudence antérieure sur les dispositions d’inattaquabilité en reconnaissant que celles-ci, qui ont longtemps permis de soustraire les décisions administratives au contrôle judiciaire, peuvent donner lieu à l’application d’une norme déférente. Mais leur présence ou leur absence ne sont plus déterminantes quant à savoir si la déférence s’impose ou non à l’endroit du tribunal administratif (Dunsmuir, par. 52). Dans l’arrêt Khosa, les juges majoritaires de notre Cour confirment qu’indépendamment de l’existence d’une disposition d’inattaquabilité, une certaine déférence s’impose à l’égard du tribunal administratif dans une affaire ayant trait au rôle, à la fonction et à l’expertise propres à ce décideur (par. 25-26).
[18] L’arrêt Dunsmuir reconnaît que la norme de la décision correcte continue de s’appliquer aux questions constitutionnelles, aux questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, ainsi qu’aux questions portant sur la « délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents » (par. 58, 60-61; voir également l’arrêt Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 26, le juge Fish). La norme de la décision correcte vaut aussi pour les questions touchant véritablement à la compétence. À cet égard, la Cour se distancie expressément des définitions larges de la compétence de façon qu’une question se rapportant à celle-ci se pose uniquement lorsque le tribunal administratif « doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question » (par. 59; voir également l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485, par. 5).
[19] Après l’énoncé des principes applicables à l’analyse que commande le contrôle judiciaire, notre examen doit maintenant porter sur la façon dont ces principes doivent être appliqués à la décision du Tribunal. Ainsi que le recommande la Cour dans l’arrêt Dunsmuir, il faut d’abord s’intéresser à la jurisprudence relative aux décisions du Tribunal et à celles d’organismes apparentés auxquels il incombe de statuer sur des plaintes en matière de droits de la personne. Au fil des ans, une abondante jurisprudence s’est constituée sur la question des normes de contrôle applicables à ces décisions. En règle générale, les juridictions de révision défèrent aux conclusions de fait des tribunaux des droits de la personne (P. Garant, Droit administratif (6e éd. 2010), p. 553). Par contre, elles font preuve de peu de déférence envers ces mêmes tribunaux lorsqu’ils interprètent la loi, y compris leur propre loi habilitante. Il est bien connu que les cours de justice font traditionnellement preuve de respect vis-à-vis des organismes administratifs chargés de l’application de régimes administratifs complexes dans certains domaines comme les relations de travail, les télécommunications, la réglementation des marchés financiers et les relations économiques internationales (National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, p. 1339 et 1341, la juge Wilson, et p. 1369-1370, le juge Gonthier). En revanche, les juridictions de révision ne se montrent pas déférentes envers les tribunaux des droits de la personne appelés à trancher des questions de droit. À leur avis, l’expertise relative de ces tribunaux administratifs demeure minime, et les régimes qu’ils administrent ne sont pas particulièrement complexes (voir A. Macklin, « Standard of Review : The Pragmatic and Functional Test », dans C. M. Flood et L. Sossin, dir., Administrative Law in Context (2008), 197, p. 216).
[20] La jurisprudence de la Cour recèle plusieurs exemples. Dans l’arrêt Dickason c. Université de l’Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103, la Cour statue qu’en l’absence d’une disposition d’inattaquabilité, la commission ou le tribunal des droits de la personne qui n’a pas de connaissances spécialisées doit interpréter la loi correctement (p. 1125-1126). Dans des décisions subséquentes, elle juge que la question de savoir si le terme « situation de famille » — un motif de distinction illicite prévu par la loi fédérale — englobe le couple homosexuel (Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554), et celle de savoir ce qu’il faut entendre par les expressions « services habituellement offerts au public » ou « services publics » employées dans les lois provinciales sur les droits de la personne (Université de la Colombie-Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353; Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571) constituent des questions de droit à l’égard desquelles tribunaux et organismes des droits de la personne ne possèdent pas d’expertise particulière par rapport aux cours de justice et qu’elles emportent l’application de la norme de la décision correcte.
[21] Mais en raison de l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire depuis l’arrêt Dunsmuir, et de l’accent mis sur la déférence qui s’impose à l’endroit d’un tribunal administratif, même en ce qui concerne bon nombre de questions de droit, il nous faut déterminer si toute décision du Tribunal ou d’un organisme apparenté sur une question de droit est assujettie à la norme de la décision correcte. Nous devons ici reconnaître l’existence d’une tension entre certains des principes qui sous-tendent l’actuel régime de contrôle judiciaire lorsqu’il s’applique aux décisions d’un tribunal des droits de la personne.
[22] Cette difficulté s’explique par la nature d’un tel tribunal. D’une part, faisant fond sur la jurisprudence antérieure, les arrêts Dunsmuir et Khosa reconnaissent qu’un tribunal administratif a droit en principe à la déférence d’une cour de justice en ce qui concerne l’interprétation de sa loi constitutive et des règles de droit qui s’y rattachent de près. D’autre part, la Cour réaffirme que les questions de droit générales qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise de l’organisme juridictionnel demeurent assujetties à la norme de la décision correcte, et ce, dans un souci de cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays. La nature de la « loi constitutive » qu’administre un tribunal des droits de la personne rend très délicat le maintien de l’équilibre entre ces deux énoncés contradictoires. Au Canada, un volet essentiel de toute loi sur les droits de la personne énonce les principes et les règles visant à contrer la discrimination. Or, cette loi renferme aussi un grand nombre de dispositions qui ont trait, par exemple, à la preuve et à la procédure ou au pouvoir de réparation du tribunal ou de la commission des droits de la personne.
[23] Nul doute qu’un tribunal des droits de la personne est souvent appelé à se prononcer sur des questions de très large portée. Or, les mêmes questions peuvent être soulevées devant d’autres organismes juridictionnels, en particulier des cours de justice. À l’issue de l’analyse relative à la norme de contrôle proposée dans l’arrêt Dunsmuir, la norme applicable aux décisions sur certaines de ces questions pourrait bien être celle de la décision correcte. Mais les questions de droit générales que le Tribunal est appelé à trancher n’équivalent pas toutes à des questions d’une importance capitale pour le système juridique et elles ne sont pas toutes étrangères au domaine d’expertise de l’organisme décisionnel. Il convient d’établir les distinctions qui s’imposent, surtout en ce qui concerne le litige qu’il nous faut aujourd’hui trancher.
[24] Dans le cas qui nous occupe, le Tribunal possède sans aucun doute le pouvoir d’indemniser la victime « des dépenses entraînées par l’acte [discriminatoire] » suivant les al. 53(2)c) et d) de la Loi. Il faut alors se demander s’il pouvait adjuger des dépens à titre d’indemnité. Même si, dans Dunsmuir, elle ne supprime pas la catégorie des questions de compétence, la Cour juge que celles-ci appellent une interprétation stricte. Ainsi, depuis cet arrêt, des questions que certains auraient pu auparavant considérer comme des questions de compétence doivent désormais faire l’objet de l’analyse relative à la norme de contrôle afin que l’on détermine si elles sont assujetties à la norme de la décision correcte ou à celle de la décision raisonnable (voir, p. ex., Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3, par. 33-34; Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, par. 28-34). En somme, lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer sa propre loi, dans son domaine d’expertise et sans que soit soulevée une question de droit générale, la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement, et le Tribunal a droit à la déférence.
[25] La question des dépens constitue une question de droit qui relève essentiellement du mandat et de l’expertise du Tribunal liés à l’interprétation et à l’application de sa loi constitutive (Dunsmuir, par. 54). L’intimé prétend qu’un tribunal des droits de la personne ne possède pas d’expertise particulière en la matière. Toutefois, il faut se garder de retomber dans le formalisme antérieur qui accolait une « étiquette limitative de compétence, comme celle d’“interprétation législative” ou de “droits de la personne”, à ce qui est en réalité une fonction confiée [à un tribunal administratif] et exercée correctement [par lui] en vertu de la loi habilitante » (Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 96, la juge Abella). La détermination des dépenses engagées par la plaignante à cause de l’acte discriminatoire dont elle a été victime demeure inextricablement liée au mandat du Tribunal et à sa compétence spécialisée qui lui permettent de tirer des conclusions de fait au chapitre de la discrimination (voir Lévis (Ville) c. Fraternité des policiers de Lévis Inc., 2007 CSC 14, [2007] 1 R.C.S. 591, par. 112, la juge Abella; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 76, le juge LeBel). En tant qu’organisme administratif couramment appelé à tirer de telles conclusions de fait, le Tribunal se trouve bien placé pour examiner des questions se rapportant à l’indemnité dont il convient d’ordonner le versement en application du par. 53(2). De plus, on ne saurait affirmer que la décision d’un tribunal d’accorder ou non un type particulier d’indemnité, en l’occurrence des dépens, revêt une importance capitale pour le système juridique canadien dans son ensemble ni qu’elle est étrangère au domaine d’expertise du décideur. L’indemnisation intervient souvent dans des circonstances variées et en application de régimes multiples. On ne saurait dire non plus de la décision d’accorder ou non des dépens dans le cadre de cette indemnisation, ni de la détermination de leur montant, qu’elles mettraient en péril le système juridique, et ce, même si une juridiction de révision concluait que la décision est erronée.
[26] Assujettir l’octroi de dépens à la norme de la décision correcte irait à l’encontre de Dunsmuir et de notre récent arrêt Smith. Il convient de faire observer que le contexte factuel de cette dernière affaire était à la fois complexe et considérable. La Cour devait en effet décider si le tribunal administratif investi du pouvoir de trancher tout litige consécutif à l’expropriation forcée d’un terrain et d’indemniser l’exproprié de « tous les frais, notamment de procédure et d’évaluation » entraînés par l’exercice du recours, pouvait accorder les frais et dépens afférents aux instances connexes qui, à son avis, avaient été nécessaires à l’obtention de l’indemnité d’expropriation. Au nom des juges majoritaires de la Cour, le juge Fish conclut que la décision relative aux frais et dépens est assujettie à la norme de la décision raisonnable étant donné que le tribunal interprète une disposition de sa loi constitutive portant sur l’adjudication des dépens et que « [l]es décisions à cet égard sont invariablement tributaires des faits et ont en règle générale un caractère discrétionnaire » (par. 30). À son avis, le texte de la loi traduit la volonté du législateur de confier à ce seul tribunal le soin de déterminer la nature et le montant des frais qu’il convient d’accorder, un processus qui soulève par ailleurs des questions qui ne se prêtent pas aisément à la dissociation du droit et des faits (par. 30-32). Tout comme ce décideur administratif, le tribunal fédéral en cause dans la présente affaire a interprété une disposition de sa loi constitutive qui requérait un examen approfondi des faits et qui lui laissait une certaine marge d’appréciation.
[27] En résumé, la question de savoir si le Tribunal peut adjuger des dépens dans le cadre de l’indemnisation qu’il ordonne ne représente ni une question de compétence ni une question de droit d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, étrangère au domaine d’expertise du Tribunal au sens de l’arrêt Dunsmuir. La décision du Tribunal d’adjuger des dépens à la plaignante, après que celle-ci eut obtenu gain de cause, est par conséquent susceptible de contrôle judiciaire au regard de la norme de la décision raisonnable.
C. Caractère raisonnable de la décision
[28] Dans l’arrêt Dunsmuir, les juges majoritaires définissent comme suit la norme du caractère raisonnable :
La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [par. 47]
[29] La norme du caractère raisonnable constitue donc une norme déférente qui se veut respectueuse de l’expérience et de l’expertise du décideur administratif. La notion de déférence joue un rôle fondamental en matière de contrôle judiciaire, comme le conclut la Cour dans l’arrêt charnière Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227. La déférence envers un tribunal administratif tient compte de la possibilité de plusieurs interprétations concurrentes. Cette prise en compte permet de se demander qui du tribunal administratif ou de la cour de justice est le mieux placé pour faire ce choix (Macklin, p. 205).
[30] La notion de déférence permet également de distinguer le contrôle judiciaire de l’appel. Bien que les deux tiennent compte du principe de déférence, il faut se garder de les confondre. Dans le cas du contrôle judiciaire, la déférence peut protéger le décideur administratif d’une immixtion judiciaire trop poussée, même à l’égard de certaines questions de droit dès lors que celles-ci touchent au cœur même du mandat et du domaine d’expertise du décideur. En pareil cas, la déférence a pour effet de protéger toute une gamme d’interprétations raisonnables possibles de sa loi constitutive par le tribunal (voir R. E. Hawkins, « Whither Judicial Review? » (2010), 88 R. du B. can. 603).
[31] En revanche, suivant les principes régissant l’appel qu’a posés l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, la juridiction d’appel n’est tenue à aucune déférence envers la juridiction inférieure sur une question de droit qui rend la décision automatiquement susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Dans l’arrêt Khosa, la Cour confirme à la majorité qu’on ne doit pas appliquer au contrôle judiciaire ces principes propres à l’appel.
D. Application — Caractère raisonnable de l’interprétation du Tribunal
[32] Le Tribunal a estimé que tout pouvoir d’adjuger des dépens devait se fonder sur l’al. 53(2)c) ou d) de la Loi (décision relative aux dépens, par. 11). L’appelante et la Commission n’ont pas invoqué d’autres dispositions susceptibles de justifier le résultat recherché, et elles ont reconnu en plaidoirie se fonder à la fois sur l’une et l’autre dispositions. La question d’interprétation précise dont était saisi le Tribunal était donc celle de savoir si les mots employés aux al. 53(2)c) et d) pour l’autoriser à « indemniser la victime [. . .] des dépenses entraînées par l’acte [discriminatoire] » confèrent le pouvoir d’adjuger des dépens. Le Tribunal a décidé que tel était le cas. Or, nous croyons que son interprétation n’est pas raisonnable, ce que révèle l’examen attentif du texte des dispositions, de leur contexte et de leur objet.
[33] Il nous faut interpréter le texte législatif et discerner l’intention du législateur à partir des termes employés, compte tenu du contexte global et du sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, cité dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21). Dans le cas d’une loi relative aux droits de la personne, il faut se rappeler qu’elle exprime des valeurs essentielles et vise la réalisation d’objectifs fondamentaux. Il convient donc de l’interpréter libéralement et téléologiquement de manière à reconnaître sans réserve les droits qui y sont énoncés et à leur donner pleinement effet (voir, p. ex., R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 497-500). On doit tout de même retenir une interprétation de la loi qui respecte le libellé choisi par le législateur.
[34] La conclusion du Tribunal selon laquelle il possède le pouvoir d’accorder des dépens s’appuie sur deux éléments. Premièrement, il invoque trois décisions de la Cour fédérale pour conclure que le syntagme « dépenses entraînées » employé aux al. 53(2)c) et d) est suffisamment large pour englober les dépens : Canada (Procureur général) c. Thwaites, [1994] 3 C.F. 38, p. 71; Canada (Procureur général) c. Stevenson, 2003 CFPI 341 (CanLII), par. 23-26; Canada (Procureur général) c. Brooks, 2006 CF 500 (CanLII), par. 10-16. Deuxièmement, le Tribunal fait fond sur ce qu’il tient pour d’importantes considérations de politique juridique liées à l’accès à la justice en matière de droits de la personne. Pour les motifs exposés ci-après, nous estimons que ces facteurs n’étayent pas raisonnablement la conclusion selon laquelle le Tribunal peut adjuger des dépens. Il appert d’une analyse exhaustive de nature contextuelle et téléologique qu’aucune interprétation raisonnable des dispositions n’appuie cette conclusion.
(1) Le texte
[35] En ce qui concerne le texte des dispositions en cause, considérés isolément et indépendamment de leur contexte, les mots « des dépenses entraînées par l’acte » sont suffisamment larges pour englober les dépens. Tel est le point de vue du Tribunal ainsi que celui de la Cour fédérale dans les décisions qu’il invoque à l’appui. Or, lorsque ces mots sont dûment considérés dans le contexte de la loi, il devient manifeste qu’on ne peut pas raisonnablement les interpréter de manière à créer une catégorie distincte d’indemnité susceptible de viser tout type de débours ayant un lien de causalité avec l’acte discriminatoire. La prétention contraire fait selon nous abstraction de la structure des dispositions dans lesquelles figurent les mots « des dépenses entraînées par l’acte ».
[36] Pour en faciliter la consultation, nous reproduisons les par. 53(2) et (3) dans leur version en vigueur au moment où l’appelante a déposé sa plainte :
53. . . .
(2) À l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut [. . .] ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :
a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :
(i) d’adopter un programme, plan ou arrangement visé au paragraphe 16(1),
(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;
b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont, de l’avis du tribunal, l’acte l’a privée;
c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;
d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte.
(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars, s’il en vient à la conclusion, selon le cas :
a) que l’acte a été délibéré ou inconsidéré;
b) que la victime en a souffert un préjudice moral.
[37] Il nous paraît significatif que l’expression « indemniser la victime [. . .] des dépenses entraînées par l’acte » figure dans deux alinéas successifs. Le texte est identique, mais chaque fois, le renvoi aux dépenses est précédé d’un libellé particulier et différent. La répétition du mot « dépenses » et le contexte dans lequel celui-ci est employé donnent franchement à penser que la nature des dépenses visées dépend du type d’indemnité prévu par le libellé particulier de chacun de ces alinéas. Ainsi, à l’al. 53(2)c), l’auteur de l’acte discriminatoire est tenu d’indemniser la victime des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte. À l’alinéa 53(2)d), l’indemnité vise les frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, en plus des dépenses entraînées par l’acte discriminatoire. Si l’emploi du mot « dépenses » vise à conférer le pouvoir distinct d’accorder des dépens pour tous les types de plaintes, on conçoit difficilement que ce pouvoir soit attribué non seulement dans le contexte de la perte de salaire, mais aussi dans celui de la fourniture de services et que le pouvoir d’adjuger des dépens ne fasse pas l’objet d’un alinéa distinct au lieu d’être prévu dans le contexte précis de deux alinéas. On peut en conclure que l’intention du législateur était de faire en sorte que le mot « dépenses » ait un sens différent à chacun des al. c) et d).
[38] L’interprétation retenue par le Tribunal rend superflue la répétition du mot « dépenses » et n’explique pas le rattachement de ce terme à l’indemnité visée par chacun des alinéas. Elle va à l’encontre de la présomption d’absence de tautologie qu’établissent les règles d’interprétation législative. La professeure Sullivan signale d’ailleurs à la p. 210 de son ouvrage que [traduction] « [l]e législateur est présumé ne pas utiliser de mots superflus ou dénués de sens, ne pas se répéter inutilement ni s’exprimer en vain. Chaque mot d’une loi est présumé avoir un sens et jouer un rôle précis dans la réalisation de l’objectif du législateur. » Comme l’explique l’ancien juge en chef Lamer dans l’arrêt R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, au par. 28, « [s]uivant un principe d’interprétation législative reconnu, une disposition législative ne devrait jamais être interprétée de façon telle qu’elle devienne superfétatoire. » Voir également l’arrêt Procureur général du Québec c. Carrières Ste-Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, p. 838.
[39] L’appelante a obtenu une indemnité pour préjudice moral en application du par. 53(3) de la LCDP. Le Tribunal a par ailleurs refusé expressément le remboursement de ses frais médicaux (décision sur le fond, par. 404-406). À la différence des al. 53(2)c) et d), le par. (3) ne fait aucune mention du remboursement de dépenses. Là encore, si le législateur a voulu conférer un pouvoir distinct d’adjuger des dépens, on s’explique mal son omission de le faire explicitement dans la mesure où l’indemnisation des dépenses est expressément prévue pour la perte de salaire, à l’al. c), puis pour les frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens et services, à l’al. d).
[40] Qui plus est, dans le vocabulaire juridique, le terme « dépens » possède un sens bien défini qui diffère de celui d’« indemnité » ou de « dépenses ». Il s’agit d’un terme technique propre à la langue du droit en ce qu’il correspond à [traduction] « un mot ou une expression qui, du fait de son emploi par les professionnels du droit, a acquis un sens juridique distinct » (Sullivan, p. 57). Les « dépens » s’entendent habituellement d’une indemnité accordée pour les frais de justice engagés et les services juridiques retenus dans le cadre d’une instance. Si le législateur a entendu conférer le pouvoir d’adjuger des dépens, on comprend mal pourquoi il n’a pas employé ce terme juridique consacré et largement répandu pour le faire. Nous verrons plus loin que l’historique de la loi donne aussi sérieusement à penser que telle n’était pas l’intention du législateur.
[41] Enfin, pour ce qui est du texte de la Loi, il vaut la peine de signaler qu’il plafonne très strictement le dédommagement que le Tribunal peut accorder pour le préjudice moral infligé par l’acte discriminatoire. Rappelons aussi qu’il ne prévoit pas explicitement le remboursement des frais engagés pour l’obtention de ce dédommagement. Au moment d’engager l’instance, la somme maximale susceptible d’être accordée s’élevait à 5 000 $. L’interprétation que retient le Tribunal l’autorise à indemniser le préjudice moral de manière distincte, d’une part, et à adjuger des dépens dont le montant peut être illimité, d’autre part. Il est difficile de concilier cette interprétation avec la limitation de l’indemnité ou le fait que le par. 53(3) ne prévoit pas expressément le pouvoir d’accorder le remboursement des frais.
(2) Le contexte
[42] À propos du contexte, trois éléments doivent être pris en compte : l’historique législatif, l’opinion constante de la Commission concernant le pouvoir du Tribunal d’adjuger des dépens et les dispositions législatives comparables adoptées par les provinces et les territoires. Lorsque ces éléments sont considérés de pair avec le texte des dispositions et leur objet, l’interprétation retenue par le Tribunal ne fait pas partie de celles qui sont raisonnables.
a) Historique législatif
[43] Souvent, l’évolution et l’historique législatifs d’une disposition peuvent constituer des aspects importants du contexte dont il doit être tenu compte dans une démarche moderne d’interprétation des lois (Merk c. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural, ornemental et d’armature, section locale 771, 2005 CSC 70, [2005] 3 R.C.S. 425, par. 28, le juge Binnie; Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513, p. 528, la juge L’Heureux-Dubé; Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706, par. 41-53, la juge Abella). L’évolution législative s’entend de la formulation initiale, puis subséquente, d’une disposition, et l’historique législatif, des éléments touchant à la conception, à l’élaboration et à l’adoption du texte de loi : Sullivan, p. 587-593; P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 496 et 501-508.
[44] Nous croyons que rien ne justifie d’oublier les dispositions envisagées mais non retenues dans la mesure où elles peuvent contribuer à la détermination de l’objet de la loi. Une grande prudence s’impose quant à l’importance éventuelle qu’il convient de leur accorder. Cependant, elles peuvent renseigner utilement sur l’historique et l’objet de la loi et, dans certains cas, offrir un élément de preuve direct de l’intention du législateur (Sullivan, p. 609; Côté, p. 507; Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862, par. 37). Dans l’arrêt M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, notre Cour a statué qu’un projet de modification législative rejeté pouvait servir à établir l’intention du législateur : par. 348-349, le juge Bastarache.
[45] L’évolution et l’historique de la LCDP nous éclairent sur deux points importants. Premièrement, ils donnent fortement à penser que le législateur aurait eu recours au terme juridique consacré s’il avait voulu conférer le pouvoir d’adjuger des dépens. Le législateur est présumé connaître la loi, et l’omission d’employer un terme technique usité en droit permet d’inférer que le terme utilisé a une autre signification. L’historique de l’adoption des dispositions en cause étaye cette inférence raisonnable, car le terme juridique « dépens » a été employé dans l’ébauche de certaines dispositions, mais pas dans d’autres. En second lieu, le rôle qu’il projetait de confier à la Commission explique que le législateur n’a pas voulu lui attribuer le pouvoir d’adjuger des dépens.
[46] L’adoption en 1977 de la Loi canadienne sur les droits de la personne a été précédée par le dépôt, en 1975, du projet de loi C-72 intitulé Loi visant à compléter la législation canadienne actuelle en matière de discrimination et de protection de la vie privée, 1re sess., 30e lég., qui a franchi l’étape de la première lecture. Le projet conférait expressément au Tribunal le pouvoir d’adjuger des dépens en plus de celui d’accorder une indemnité pour les frais. Le libellé des dispositions en cause était pour ainsi dire identique à celui de l’actuel par. 53(2). Le paragraphe 37(4) du projet de loi C-72 disposait :
37. . . .
(4) Les dépens de l’enquête et les frais qui en découlent sont laissés à la discrétion du tribunal.
[47] Le projet de loi C-72 est mort au Feuilleton. Lors du dépôt du projet de loi C-25, devenu la LCDP en 1977, le pouvoir exprès d’adjuger des dépens que prévoyait le par. 37(4) du projet de loi C-72 a été omis, alors que celui d’indemniser des frais occasionnés a été retenu. De plus, une disposition portant sur le rôle de la Commission a été ajoutée. Nous y reviendrons.
[48] Ce volet de l’historique des dispositions qui nous intéressent permet de conclure que le terme technique « dépens » est employé lorsqu’il s’agit de conférer le pouvoir d’indemniser une partie de ses frais de justice. Cette interprétation se voit confirmée par les modifications proposées en 1992, mais non adoptées par la suite. En effet, le par. 24(3) du projet de loi C-108 — Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne et d’autres lois en conséquence, 3e sess., 34e lég., 1991-92 — prévoyait que le Tribunal pouvait condamner la Commission aux dépens. En voici le libellé :
24. . . .
(3) Les paragraphes 53(3) et (4) de la même loi sont abrogés et remplacés par ce qui suit :
. . .
(6) Le tribunal peut accorder, aux dépens de la Commission, les frais et dépens qu’il détermine suivant les barèmes fixés dans les règles visées à l’article 48.9 :
a) au plaignant qui a gain de cause, soit lorsque la Commission n’a pas comparu devant lui, soit lorsque le plaignant a un représentant distinct à cause de la divergence de ses intérêts et de ceux de la Commission, ou des circonstances de la plainte;
b) au défendeur qui a gain de cause, lorsqu’il estime que la plainte est sans objet, dénuée de tout intérêt, faite de mauvaise foi ou a causé une contrainte financière excessive à celui-ci.
De plus, l’art. 21 (qui ajoutait l’al. 48.9(1)h)) aurait permis au Comité du tribunal des droits de la personne d’établir, avec l’approbation du gouverneur en conseil, des règles de procédure régissant l’adjudication des frais, des dépens et des intérêts.
[49] Ces dispositions ont franchi l’étape de la première lecture en décembre 1992, mais elles n’ont connu aucune suite, de sorte qu’elles n’ont pas été adoptées. Cependant, elles montrent encore une fois que le mot « dépens » était perçu comme un terme technique propre au droit et que son emploi visait à conférer le pouvoir de condamner au paiement des frais de justice.
[50] Un autre aspect de l’historique législatif permet de conclure que, dans l’esprit du législateur, pouvoir d’adjuger des dépens et rôle projeté de la Commission étaient liés.
[51] Rappelons que le projet de loi de 1975, qui n’a pas connu de suite, autorisait expressément le Tribunal à accorder les « dépens de l’enquête et les frais qui en découlent ». Or, ce pouvoir exprès n’a pas été repris dans le projet de loi de 1977 dont est issue la LCDP. Toutefois, même si le législateur a écarté le pouvoir d’adjuger des dépens, il a ajouté une disposition relative au rôle de la Commission qui, dans sa version actuelle, prévoit ce qui suit :
51. En comparaissant devant le membre instructeur et en présentant ses éléments de preuve et ses observations, la Commission adopte l’attitude la plus proche, à son avis, de l’intérêt public, compte tenu de la nature de la plainte.
Nous convenons avec l’intimé qu’il appert nettement de cette succession de mesures que le législateur a choisi de confier un rôle actif à la Commission, dont celui d’agir au nom d’un plaignant, au lieu d’investir le Tribunal d’un vaste pouvoir d’adjudication des dépens.
[52] Les modifications proposées en 1992 et dont nous faisons précédemment état s’accordent avec cette interprétation. Il convient également de signaler que le pouvoir d’adjuger des dépens que prévoyaient ces dispositions ne pouvait être exercé que si la Commission n’assurait pas la conduite de l’instance, ce qui tend à appuyer la thèse, défendue par l’intimé, de l’abandon du pouvoir d’adjuger des dépens au profit de l’octroi à la Commission d’un rôle actif dans la présentation des plaintes au Tribunal.
b) Opinion de la Commission concernant son pouvoir d’adjuger des dépens
[53] S’inscrit également dans le contexte le fait que la Commission elle-même a toujours considéré que la LCDP ne conférait pas le pouvoir d’adjuger des dépens et qu’elle a maintes fois exhorté le législateur à corriger la situation en modifiant la Loi. Dans l’arrêt Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36, [2000] 1 R.C.S. 915, par exemple, notre Cour a permis la prise en compte de l’interprétation de sa loi habilitante par un organisme administratif, malgré l’importance relative de cet élément. Dissident, le juge Binnie s’y fonde sur des extraits d’allocutions prononcées devant l’Association canadienne d’études fiscales par le ministre des Finances et un employé de Revenu Canada relativement à l’interprétation d’une disposition de la loi de l’impôt sur le revenu. Il écrit : « La politique et l’interprétation de l’administration ne sont pas des sources concluantes, mais elles ont un certain poids en cas de doute sur la signification d’un texte législatif » (par. 66), citant à l’appui les arrêts Harel c. Sous-ministre du Revenu du Québec, [1978] 1 R.C.S. 851, p. 859, le juge de Grandpré, et Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, p. 37, le juge Dickson, plus tard Juge en chef. L’opinion de ce type sur la juste interprétation de la disposition en cause n’est évidemment pas concluante, mais le tribunal peut en tenir compte si elle satisfait au critère minimal de la pertinence et de la fiabilité (Sullivan, p. 575; Côté, p. 633-638). À notre avis, l’opinion réfléchie et constante de la Commission quant à la portée de sa loi constitutive satisfait à cette exigence.
[54] Dans son rapport annuel de 1985, la Commission demandait la modification de la Loi afin de doter le Tribunal du pouvoir d’adjuger des dépens :
La Commission recommande au Parlement de modifier la Loi canadienne sur les droits de la personne de façon à y inclure une disposition conférant au tribunal des droits de la personne un pouvoir discrétionnaire l’habilitant à condamner aux dépens les parties aux plaintes qu’il instruit.
Cette recommandation vise à laisser aux tribunaux une plus grande discrétion dans la suite à donner aux plaintes dans les cas où des contraintes excessives peuvent entrer en compte.
(Rapport annuel 1985 (1986), p. 12 (en italique dans l’original))
La Commission a formulé des recommandations au même effet dans chacun de ses rapports annuels au Parlement en 1986, 1987, 1988, 1989 et 1990.
[55] Plus récemment, dans son Rapport spécial au Parlement : Liberté d’expression et droit à la protection contre la haine à l’ère d’Internet (2009), la Commission relève que « [l]a LCDP ne permet pas d’allouer des dépens » (p. 37). À ce propos, elle renvoie à la procédure simplifiée que suit le plaignant pour déposer une plainte, de même qu’à l’assistance sur laquelle il peut compter de sa part et de celle du Tribunal tant à l’étape de l’enquête qu’à celle de l’instruction, pour expliquer que le plaignant n’a pas besoin d’un avocat pour exercer son recours. La Commission recommande la modification de la Loi afin que le Tribunal ait le pouvoir discrétionnaire d’allouer des dépens, mais seulement lorsqu’il juge qu’une partie a abusé de sa procédure.
[56] Comme nous le signalons précédemment, même si elle n’est pas liée par la conception que la Commission se fait de l’étendue de son pouvoir légal, une cour de justice peut en tenir compte. La Commission administre et applique la LCDP au quotidien, si bien qu’elle en a une connaissance approfondie. Le fait qu’elle estime depuis longtemps et avec constance que la Loi ne permet pas d’adjudication des dépens revêt une certaine importance dans les circonstances de l’espèce même s’il n’est pas décisif.
c) Dispositions législatives comparables des provinces et des territoires
[57] L’intimé nous incite par ailleurs à tenir compte des dispositions législatives parallèles des provinces et des territoires et nous convenons qu’il s’agit d’une entreprise utile en l’espèce. Évidemment, nous ne laissons pas entendre que la consultation des lois provinciales et territoriales s’avère toujours pertinente pour discerner l’intention du législateur fédéral. La professeure Sullivan confirme toutefois que la comparaison des lois fédérales, provinciales et territoriales portant sur un même sujet peut se révéler instructive (p. 419-420).
[58] La Cour a déjà examiné en parallèle les dispositions législatives de différents ressorts. Ainsi, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S. 614, le juge Sopinka étudie quelques lois provinciales comparables afin de déterminer si la loi fédérale considérée permet à la Commission des relations de travail dans la Fonction publique de décider qui est un employé en application de sa loi habilitante (p. 631-632). De même, dans l’arrêt Morguard Properties Ltd. c. Ville de Winnipeg, [1983] 2 R.C.S. 493, le juge Estey recourt à une analyse comparative de la loi manitobaine et de celles d’autres provinces pour décider si la ville de Winnipeg entendait geler des évaluations foncières (p. 504-505).
[59] Dans le cas qui nous occupe, le recours aux dispositions législatives équivalentes des provinces et des territoires n’est indiqué qu’à une fin bien précise. La démarche tend à confirmer que le législateur emploie toujours le mot « dépens » lorsqu’il veut conférer le pouvoir d’adjuger des dépens.
[60] Par exemple, la Colombie-Britannique permet d’adjuger des dépens en cas de [traduction] « comportement répréhensible » pendant l’examen de la plainte (Human Rights Code, R.S.B.C. 1996, ch. 210, par. 37(4)). Au Manitoba et dans les Territoires du Nord-Ouest, la conduite reprochée doit être « futile ou vexatoire » (Code des droits de la personne, L.M. 1987-88, ch. 45, par. 45(2); Loi sur les droits de la personne, L.T.N.-O. 2002, ch. 18, art. 63). En Alberta, à l’Île-du-Prince-Édouard et à Terre-Neuve (Alberta Human Rights Act, R.S.A. 2000, ch. A-25.5, par. 32(2); Human Rights Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. H-12, par. 28.4(6); Human Rights Act, 2010, S.N.L. 2010, ch. H-13.1, par. 39(2)), le tribunal peut rendre l’ordonnance qui [traduction] « convient » quant aux dépens. Au Québec, il peut rendre l’ordonnance « qu’il détermine » en la matière (Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, art. 126). En Saskatchewan, il peut aussi rendre l’ordonnance qui [traduction] « convient » à ce chapitre, mais il ne peut condamner la Commission aux dépens (Saskatchewan Human Rights Code Regulations, R.R.S., ch. S-24.1, règl. 1, par. 21(1)). En Ontario, la partie en cause doit avoir une conduite « déraisonnable, frivole ou vexatoire » ou « agi[r] de mauvaise foi », et le Tribunal peut établir ses propres règles pour l’adjudication des dépens (Loi sur l’exercice des compétences légales, L.R.O. 1990, ch. S.22, par. 17.1(2)). Dans tous ces ressorts, le pouvoir d’adjudication des dépens s’ajoute au pouvoir général d’indemniser une partie des dépenses engagées. Le libellé des dispositions prévoyant le remboursement des dépenses est très semblable à celui du par. 53(2) de la LCDP.
(3) L’objet
[61] L’appelante demande à la Cour d’interpréter de manière large et téléologique les dispositions qui autorisent le Tribunal à indemniser de ses dépenses la victime de l’acte discriminatoire, pour garantir le caractère intégral de l’indemnisation. Cet argument reprend le deuxième motif invoqué par le Tribunal pour étayer sa conclusion qu’il peut adjuger des dépens.
[62] Certes, la LCDP demeure considérée comme une loi quasi constitutionnelle qui appelle une interprétation large, libérale et téléologique en rapport avec cette nature particulière. Toutefois, on ne saurait substituer à l’analyse textuelle et contextuelle une interprétation libérale et téléologique dans le seul but de donner effet à une autre décision de principe que celle prise par le législateur (Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764, par. 49-50, la juge Abella; Gould, par. 50, le juge La Forest, motifs concordants).
[63] Le présent litige paraît découler de la décision de la Commission, datant de 2003, de restreindre le nombre de cas dans lesquels elle épaule le plaignant (m.i., par. 47-48). Ce changement d’orientation a pu donner suite au rapport du Comité de révision de la Loi canadienne sur les droits de la personne présidé par l’honorable Gérard La Forest. En effet, ce rapport recommandait que la Commission ne comparaisse que dans les dossiers soulevant des questions sérieuses de discrimination systémique ou des points de droit nouveaux (La promotion de l’égalité : Une nouvelle vision (2000)). Il reconnaissait en outre que la LCDP n’accordait pas le pouvoir d’adjuger des dépens et il recommandait la création d’une clinique juridique appelée à offrir son aide aux éventuels plaignants (p. 77-79 et 81-85). Contrairement à la première recommandation, cette dernière n’a pas été suivie, de sorte que le rôle de la Commission dans la présentation des plaintes au Tribunal s’est restreint bien qu’aucune autre mesure n’ait été prise pour aider les plaignants. Il est toutefois révélateur que ces changements soient intervenus sans modification de la loi au sujet du pouvoir d’adjuger des dépens.
[64] À notre avis, il appert nettement du texte de la loi, de son contexte et de son objet que le Tribunal ne possède pas le pouvoir d’adjuger des dépens, et les dispositions applicables ne se prêtent à aucune autre interprétation raisonnable. Aux prises avec une question difficile d’interprétation législative et une jurisprudence contradictoire, le Tribunal a retenu la définition de « dépense » figurant au dictionnaire et il a formulé ce qu’il tenait pour une solution bénéfique sur le plan des principes au lieu d’entreprendre une démarche d’interprétation fondée sur le texte, le contexte et l’objet des dispositions en cause. Avec respect pour l’opinion contraire, cette démarche a amené le Tribunal à opter pour une interprétation déraisonnable des dispositions. La Cour d’appel était justifiée de contrôler puis d’annuler l’ordonnance du Tribunal.
V. Dispositif
[65] Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi sans dépens.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante la Commission canadienne des droits de la personne : Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa.
Procureurs de l’appelante Donna Mowat : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Camp Fiorante Matthews, Vancouver.
Procureurs de l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences : Champ & Avocats, Ottawa.