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08/06/2018 | CANADA | N°2018CSC29

Canada | Canada, Cour suprême, 08 juin 2018, 2018CSC29


Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

Motifs de jugement (par. 1 à 92) : Le juge Gascon (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Karakatsanis, Wagner, Brown et Rowe)

Motifs dissidents (par. 93 à 139) : La juge Côté

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

No du greffe : 37184.

2017 : 3 octobre; 2018 : 8 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les j

uges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel du québec

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Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

Motifs de jugement (par. 1 à 92) : Le juge Gascon (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Karakatsanis, Wagner, Brown et Rowe)

Motifs dissidents (par. 93 à 139) : La juge Côté

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

No du greffe : 37184.

2017 : 3 octobre; 2018 : 8 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel du québec

Responsabilité civile — Partage de la responsabilité — Dommages-intérêts — Solidarité — Recours civil intenté contre des émeutiers pour des dommages causés à des autos-patrouilles — Les émeutiers sont-ils solidairement responsables de la totalité des dommages causés à une auto-patrouille pendant l’émeute en raison de leur participation à un fait collectif fautif au sens de l’art. 1480 du Code civil du Québec? — Les émeutiers ont-ils commis une faute commune ou des fautes contributoires qui les rendent solidairement responsables au sens de l’art. 1526 du Code civil du Québec? — Les émeutiers sont-ils responsables in solidum? — Code civil du Québec, art. 1480, 1526.

Le soir du 21 avril 2008, les Canadiens de Montréal affrontent les Bruins de Boston dans le cadre des séries éliminatoires. Quand les Canadiens l’emportent et éliminent leurs grands rivaux, la foule en liesse sort célébrer au centre‑ville. D’abord festif, le rassemblement spontané se transforme en émeute au fil de la soirée. De nombreux méfaits sont commis, et ce, pendant plus de trois heures. Entre autres, 15 autos‑patrouilles du service de police de la Ville de Montréal sont vandalisées. Neuf d’entre elles constituent des pertes totales; six autres nécessitent des réparations importantes.

Grâce notamment à des images photo et vidéo, l’enquête policière permet d’identifier et d’arrêter un certain nombre d’émeutiers. Parmi eux, on trouve une vingtaine de personnes qui ont endommagé ou détruit plusieurs des autos‑patrouilles de la Ville. Cette dernière décide alors d’intenter un recours civil pour chaque véhicule, à l’exception d’un recours visant deux véhicules endommagés par deux individus agissant de concert. Dans chaque action, la Ville regroupe tous les émeutiers identifiés qui ont endommagé le ou les véhicules visés. Peu importe la nature ou la gravité du geste fautif de chacun des défendeurs, elle recherche une condamnation solidaire pour l’ensemble des dommages causés à l’auto‑patrouille concernée et à son équipement.

Dans les six dossiers qui font l’objet du présent pourvoi, la Cour du Québec a condamné chaque défendeur à réparer le dommage précis causé par ses propres actes. Elle a refusé de condamner solidairement les défendeurs à chaque action, à l’exception de deux d’entre eux qui ont mis ensemble le feu à une auto‑patrouille. Elle a également condamné chacun des défendeurs au paiement de dommages‑intérêts punitifs. Dans un arrêt unanime, la Cour d’appel a confirmé que les faits de l’espèce ne justifient pas l’application des art. 1480 et 1526 du Code civil du Québec qui prévoient la solidarité en matière de fautes extracontractuelles.

Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Brown et Rowe : La solidarité ne se présume pas en droit civil québécois. En matière de fautes extracontractuelles, il n’y a solidarité que lorsque la loi le prévoit. Aux art. 1480 et 1526, le Code précise les circonstances où l’obligation de réparer le préjudice est solidaire en cas de fautes extracontractuelles.

Aux fins de l’art. 1480 C.c.Q., deux conditions doivent être réunies pour que cet article trouve application. Premièrement, il faut qu’il soit impossible de déterminer quelle personne a effectivement causé le préjudice. Deuxièmement, il faut qu’il y ait soit « un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice », soit « des fautes distinctes dont chacune est susceptible d’avoir causé le préjudice ». Ces deux conditions d’application de l’art. 1480 C.c.Q. sont cumulatives.

En raison de la présence de la locution « dans l’un ou l’autre cas » à l’art. 1480 C.c.Q., cette disposition n’impose la solidarité que lorsqu’il est impossible de déterminer l’auteur de la faute ayant causé le préjudice, et ce, dans les deux situations visées par cet article, soit le fait collectif fautif et les fautes distinctes. Il s’agit de l’interprétation la plus fidèle au libellé de l’article ainsi qu’à l’économie de la loi, à son objet et à l’intention du législateur. Interpréter l’art. 1480 C.c.Q. d’une manière qui a pour effet d’exiger, dans tous les cas, qu’il soit impossible d’identifier l’auteur de la faute ayant causé le préjudice pour que la solidarité puisse être imposée est conforme à l’économie de notre système de responsabilité civile. Limiter cette éventualité aux seuls cas de fautes distinctes, et exclure les cas de fait collectif fautif de la portée de cette disposition, mettrait celle‑ci en porte-à-faux avec le rôle central du lien de causalité dans le régime de responsabilité extracontractuelle établi par le Code.

C’est par souci d’équité que le législateur choisit de ne pas laisser les victimes sans recours en cas de fait collectif fautif ou de fautes distinctes quand il est impossible de déterminer qui est l’auteur de la faute ayant effectivement causé le préjudice. L’article 1480 C.c.Q. a ainsi pour effet, quand ses conditions d’application sont remplies, d’opérer un renversement du fardeau de la preuve pour ce qui est de la causalité. Or, cet article ne permet pas d’imposer à un défendeur la responsabilité d’un dommage que l’on sait ne pas avoir été causé par sa faute au motif que la victime ne peut retrouver l’auteur de ce dommage.

L’article 1480 C.c.Q. vise notamment le fait collectif fautif. Toutefois, si les dispositions législatives actuelles régissant la solidarité en matière extracontractuelle codifient la jurisprudence antérieure, il serait erroné d’affirmer que toutes les décisions dans lesquelles était utilisé le terme « aventure commune » relèveraient automatiquement aujourd’hui du champ d’application de l’art. 1480 C.c.Q. C’est en vertu de l’art. 1526 C.c.Q. que l’on obtient aujourd’hui la condamnation solidaire des auteurs de fautes communes ou contributoires lorsque la preuve révèle quelle personne a commis la faute qui a causé le préjudice, situations que la jurisprudence antérieure qualifiait parfois d’« aventures communes », et non par l’entremise de l’art. 1480 C.c.Q.

Au même titre que la notion d’aventure commune sous l’ancien Code, la notion de fait collectif fautif prévue sous le nouveau régime de l’art. 1480 C.c.Q. requiert l’existence d’une intention commune. Celle-ci peut être tacite, mais il faut à tout le moins que le défendeur ait eu connaissance des faits ou omissions ayant constitué le fait collectif fautif et ait entendu y participer. Pour déterminer si cette intention commune existe, le tribunal doit par ailleurs éviter de définir trop largement le fait collectif fautif, d’une façon qui priverait l’intention commune de toute réalité. Les circonstances particulières des dossiers en cause dans ce pourvoi ne démontrent pas que les émeutiers ont agi dans une intention commune, expresse ou tacite. Il ne fait pas de doute que certains groupes se sont formés au cours de l’émeute. Le premier juge a toutefois conclu de son analyse de la preuve que ce n’était pas le cas des intimés. Sauf rares exceptions, que le juge a à juste titre traité différemment, les intimés ne se connaissaient pas, n’ont jamais été en communication et ont agi à des moments différents au cours de l’émeute, sans que les autres intimés en aient connaissance. Il s’agit de conclusions de fait qui ne peuvent être révisées en appel en l’absence d’erreur manifeste et déterminante à cet égard. Ces conclusions demeurent valides, peu importe que le fait collectif fautif soit la participation à l’émeute ou la participation à la destruction totale d’un véhicule.

Il s’ensuit qu’ici, l’art. 1480 C.c.Q. ne permet pas de conclure à la responsabilité solidaire des intimés, et ce, pour deux raisons décisives. Premièrement, le juge de première instance a conclu que la preuve permet de rattacher chacune des fautes commises par les intimés à un préjudice précis. Dans chaque dossier, la preuve analysée supporte amplement cette conclusion. Deuxièmement, les fautes des intimés dans chacune des actions intentées par la Ville ne constituent pas un fait collectif fautif en l’absence d’intention commune de la part des intimés.

En ce qui a trait à l’art. 1526 C.c.Q., pour que cet article trouve application, la faute de deux personnes ou plus doit avoir causé un préjudice unique. En l’absence d’erreur manifeste et déterminante qui entacherait la conclusion du premier juge selon laquelle il n’existe pas de préjudice unique découlant des fautes distinctes des émeutiers, il n’y a pas lieu d’intervenir. Le premier juge n’a pas trouvé de lien de causalité entre la participation de chacun des intimés à l’émeute et la destruction totale des autos‑patrouilles. Il a plutôt conclu à l’existence d’une multitude de préjudices distincts et identifiables, chacun d’eux ayant été causé par une faute tout aussi distincte et identifiable qu’il a rattachée à un émeutier particulier. Les fautes des émeutiers ont, tout au plus, contribué au contexte dans lequel la destruction subséquente des autos‑patrouilles est survenue. Si une faute qu’aucun lien de causalité ne rattache au dommage invoqué ne peut fonder une obligation de réparer le préjudice, elle peut néanmoins justifier l’octroi de dommages-intérêts punitifs, comme en l’espèce. On ne peut cependant utiliser hors contexte les commentaires du premier juge à cet égard afin de contredire sa conclusion claire concernant l’absence de lien causal entre les fautes de chaque émeutier et le préjudice global subi.

Enfin, ni la doctrine ni la jurisprudence ne font état de cas où l’on aurait appliqué les principes de l’obligation in solidum en matière de fautes exclusivement extracontractuelles comme en l’espèce. Contrairement aux situations qui mettent en cause des fautes contractuelles distinctes ou des fautes à la fois contractuelles et extracontractuelles, le législateur a établi aux art. 1480 et 1526 C.c.Q. un cadre législatif complet pour régir la solidarité des débiteurs qui ont commis des fautes extracontractuelles. Il ne convient pas de contourner le régime législatif exhaustif qui encadre la solidarité en matière de fautes extracontractuelles et de chercher à obtenir des effets similaires au moyen de la responsabilité in solidum.

La juge Côté (dissidente) : Des émeutiers qui endommagent ensemble un même bien doivent être tenus solidairement à la réparation de l’entièreté du préjudice subi par la victime quant à ce bien. Dans les circonstances, la conduite des individus qui ont participé à la destruction d’une même auto-patrouille constituait un fait collectif fautif. Cette conduite a ultimement entraîné la perte totale du véhicule et, en conséquence, ces individus sont tenus solidairement à la réparation de ce préjudice aux termes de l’art. 1480 C.c.Q.

L’article 1480 est une disposition de droit nouveau, qui a codifié la jurisprudence applicable avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. Or, cette jurisprudence indique clairement qu’il n’est pas nécessaire, pour que les émeutiers puissent être condamnés solidairement, d’établir qu’ils avaient l’intention claire de commettre un méfait, ou qu’ils s’étaient concertés en vue de le faire. À l’époque du Code civil du Bas-Canada, les tribunaux n’hésitaient pas à condamner solidairement un groupe de personnes ayant agi spontanément, mais dont les actions ou attitudes étaient reliées par une connexité et leur caractère inséparable avec le dommage subi par la victime. Il est donc possible de conclure à l’existence d’une faute collective en cas d’actes spontanés, sans qu’il y ait eu planification préalable des actions du groupe ou accord exprès à leur égard.

Considérée dans son ensemble, la manifestation du 21 avril 2008 ne saurait constituer un fait collectif fautif puisqu’il s’agit d’un événement trop vaste pour qu’il existe une connexité suffisante entre les actions de tous les participants. Toutes les personnes qui ont commis une faute ce soir‑là ne sauraient être condamnées solidairement pour l’ensemble des dommages causés. Cela ne signifie toutefois pas qu’il soit impossible d’identifier un fait collectif fautif commis par des groupes plus restreints dans le cours de l’émeute. Or, le juge de première instance n’a pas tranché cette question.

En l’espèce, des groupes restreints d’individus se sont effectivement formés au cours de l’émeute. Chacun de ces groupes s’est acharné sur une même auto‑patrouille jusqu’à ce qu’elle soit complètement détruite. La conduite individuelle des personnes ayant endommagé un même bien, conjugée à l’atmosphère d’entraînement ainsi créée, démontre un lien de connexité indéniable entre leurs actions qui visaient ultimement, ensemble, à détruire une même auto‑patrouille. Sans être des actes identiques commis exactement au même moment, il s’agit d’une série d’actions connexes, commises au même endroit, à l’intérieur d’un court laps de temps et visant un même bien. Les personnes ayant participé à la destruction d’une même auto‑patrouille ont donc pris part à un fait collectif fautif. De plus, ce fait collectif fautif a entraîné un préjudice : la perte totale de l’auto-patrouille.

Il ne s’agit pas ici de remettre en question les conclusions du juge de première instance portant que l’émeute dans son ensemble ne constituait pas une aventure commune, et qu’il n’existait pas de lien de causalité entre l’émeute dans son ensemble et la destruction des différents véhicules donnés. Toutefois, le juge de première instance a commis une erreur de droit dans sa définition de « fait collectif fautif ». En effet, ses conclusions de fait permettent de conclure que les émeutiers en cause ont participé à des faits collectifs fautifs dans le cours de l’émeute, et que chacun de ces faits collectifs a entraîné la destruction d’une auto‑patrouille. Globalement, ces conclusions de fait étaient suffisantes pour condamner solidairement les émeutiers en cause à réparer l’entièreté de ce préjudice, et il était dès lors inutile de s’attarder à identifier des fautes distinctes à l’intérieur de cette faute collective et à les relier à une fraction du dommage causé par le groupe. Une fois la solidarité établie, l’art. 1478 C.c.Q. commande plutôt d’évaluer la gravité des fautes commises par les défendeurs tenus solidairement responsables afin de partager la responsabilité entre eux. L’identification de fautes individuelles et la détermination de leur nature et gravité ne sont donc pertinentes que pour partager la responsabilité entre les personnes qui ont participé au fait collectif fautif et n’ont pas d’impact quant à leur responsabilité solidaire vis‑à‑vis la victime.

La jurisprudence fondée sur le Code civil du Bas-Canada comporte de nombreux exemples de cas où les membres d’un groupe ayant pris part à une aventure commune ont été tenus solidairement responsables, et ce, même si la preuve démontrait de manière prépondérante quelle personne avait effectivement causé le préjudice. En toute logique, cette même conclusion s’impose même dans le cas où il est possible d’identifier un membre du groupe qui n’a causé directement qu’une fraction du préjudice. Il en est ainsi puisqu’il est admis que c’est la faute collective qui entraîne le préjudice, peu importe l’identité de la personne ayant causé directement ce préjudice. Or, c’est précisément cette jurisprudence que le législateur a codifiée en adoptant les art. 1480 et 1526 C.c.Q. Rien n’indique que le législateur ait souhaité ajouter une exigence supplémentaire au concept jurisprudentiel de fait collectif fautif lorsqu’il a incorporé celui-ci dans le Code civil du Québec.

Le législateur n’avait pas l’intention d’exiger qu’il soit impossible de déterminer l’identité de la personne qui a causé le préjudice pour que l’art. 1480 C.c.Q. s’applique. Cette interprétation est compatible avec le libellé de l’article, l’intention du législateur de codifier la jurisprudence antérieure ainsi que l’esprit et l’objet de la loi. Toutefois, même si c’était le cas, cette exigence n’aurait aucun impact sur l’issue du présent pourvoi. En effet, il faudrait alors conclure que l’ensemble des conduites respectives des émeutiers en cause constituent une faute commune, faute qui entraîne elle aussi une condamnation solidaire, cette fois, en application de l’art. 1526 C.c.Q.

Jurisprudence

Citée par le juge Gascon

Distinction d’avec les arrêts : D’Allaire c. Trépanier, [1961] C.S. 619; Gagné c. Monzerolle, [1967] B.R. 899; Laxton c. Sylvestre, [1972] C.S. 297, conf. par [1975] C.A. 648; Massignani c. Veilleux, [1987] R.L. 247; Royale du Canada, Cie d’assurance c. Légaré, [1991] R.J.Q. 91; Dumont c. Desjardins, [1994] R.R.A. 459; Valois c. Giguère, 2006 QCCS 1272; Bamboukian c. Karamanoukian, 2014 QCCA 2093; Roy c. Privé, 2017 QCCS 986; arrêts examinés : Assurances générales des Caisses Desjardins inc. c. Morissette, [2005] R.R.A. 1273; I.C.B.C. c. Stanley Cup Rioters, 2016 BCSC 1108; arrêts mentionnés : Larouche c. Simard, 2009 QCCS 529, [2009] R.J.Q. 768; Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862; Simard c. Lavoie, 2005 CanLII 48674; St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Martel c. Hôtel‑Dieu St‑Vallier, [1969] R.C.S. 745; Grand Trunk Railway Co. of Canada c. McDonald (1918), 57 R.C.S. 268; Fullowka c. Pinkerton’s of Canada Ltd., 2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, [2017] 1 R.C.S. 478; Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, [1991] 2 R.C.S. 570; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621; Dallaire c. Paul‑Émile Martel Inc., [1989] 2 R.C.S. 419; Montréal (Ville) c. Tarquini, [2001] R.J.Q. 1405; de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64; Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8, [2012] 1 R.C.S. 265; Prévost‑Masson c. Trust Général du Canada, 2001 CSC 87, [2001] 3 R.C.S. 882; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, [2004] 3 R.C.S. 95; Dostie c. Sabourin, [2000] R.J.Q. 1026; Homans c. Gestion Paroi inc., 2017 QCCA 480; Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832, [2008] R.J.Q. 2127; Cinar Corp. c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168; 2855‑0523 Québec inc. c. Ivanhoé Cambridge inc., 2014 QCCA 124, 45 R.P.R. (5th) 64; Fonds d’assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec c. Gariépy, 2005 QCCA 60, [2005] R.J.Q. 409.

Citée par la juge Côté (dissidente)

Massignani c. Veilleux, [1987] R.R.A. 541; Gagné c. Monzerolle, [1967] B.R. 899; D’Allaire c. Trépanier, [1961] C.S. 619; de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64; Laxton c. Sylvestre, [1972] C.S. 297, conf. par [1975] C.A. 648; Dumont c. Desjardins, [1994] R.R.A. 459; Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.

Lois et règlements cités

Charte de la langue française, RLRQ, c. C‑11, art. 7(3).

Code civil du Bas‑Canada, art. 1106.

Code civil du Québec, art. 1457, 1478, 1480, 1525 al. 1, 1526, 1621, 2803, 2804, 2849.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 328.

Loi constitutionnelle de 1867, art. 133 .

Loi d’interprétation, RLRQ, c. I‑16, art. 41, 41.1.

Doctrine et autres documents cités

Baudouin, Jean‑Louis, et Pierre‑Gabriel Jobin. Les obligations, 7e éd. par Pierre‑Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013.

Baudouin, Jean‑Louis, Patrice Deslauriers et Benoît Moore. La responsabilité civile, 8e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.

Canadian Oxford Dictionary, 2nd ed. by Katherine Barber, Don Mills (Ont.), Oxford University Press, 2004, « either ».

Code civil du Québec : Annotations — Commentaires 2017‑2018, 2e éd. par Benoît Moore, dir., et autres, Montréal, Yvon Blais, 2017.

Cumyn, Michelle. « Responsibility for Another’s Debt : Suretyship, Solidarity, and Imperfect Delegation » (2010), 55 R.D. McGill 211.

Deschamps, Pierre. « Faute personnelle », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile, vol. 1, par Pierre‑Claude Lafond, dir., Montréal, LexisNexis, 2008, fascicule 17 (feuilles mobiles mises à jour septembre 2017, envoi no 17).

Deschamps, Pierre. « Cas d’exonération et partage de responsabilité en matière extracontractuelle », dans JurisClasseur — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile, vol. 1, par Pierre‑Claude Lafond, dir., Montréal, LexisNexis, 2008, fascicule 22 (feuilles mobiles mises à jour septembre 2017, envoi no 17).

de Villers, Marie‑Éva. Multidictionnaire de la langue française, 5e éd., Montréal, Québec Amérique, 2009, « l’un ou l’autre », tableau « un ».

Drouin‑Barakett, Francine, et Pierre‑Gabriel Jobin. « La faute collective dans l’équipe de professionnels » (1978), 56 R. du B. can. 49.

Gage Canadian Dictionary, rev. and exp. ed. by Gaelan Dodds de Wolf et al., Vancouver, Gage Educational Publishing Company, 1997, « either ».

Grammond, Sébastien. « Un nouveau départ pour les dommages‑intérêts punitifs » (2012), 42 R.G.D. 105.

Guide to Canadian English Usage, 2nd ed. by Margery Fee and Janice McAlpine, Don Mills (Ont.), Oxford University Press, 2007, « either . . . or, neither . . . nor ».

Karim, Vincent. Les obligations, vol. 1, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2015.

Khoury, Lara. « Lien de causalité », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile, vol. 1, par Pierre‑Claude Lafond, dir., Montréal, LexisNexis, 2008, fascicule 21 (feuilles mobiles mises à jour septembre 2017, envoi no 17).

Levesque, Frédéric. L’obligation in solidum en droit privé québécois, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2010.

Lluelles, Didier, et Benoît Moore. Droit des obligations, 2e éd., Montréal, Thémis, 2012.

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Québec. Office de révision du Code civil. Comité du droit des obligations. Rapport sur les obligations, Montréal, Office de révision du Code civil, 1975.

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Tancelin, Maurice. Des obligations en droit mixte du Québec, 7e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2009.

Vézina, Natalie. « Cas d’exonération et partage de responsabilité en matière contractuelle », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile, vol. 1, par Pierre‑Claude Lafond, dir., Montréal, LexisNexis, 2008, fascicule 31 (feuilles mobiles mises à jour septembre 2017, envoi no 17).

Vézina, Nathalie, et Louise Langevin. « Les modalités de l’obligation », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2017‑2018, vol. 6, Obligations et contrats, Montréal, Yvon Blais, 2017, 115.

POURVOI contre un arrêt de la Cour dʼappel du Québec (la juge en chef Duval Hesler et les juges Émond et Hogue), 2016 QCCA 1022, [2016] AZ‑51296257, [2016] J.Q. no 6476 (QL), 2016 CarswellQue 5327 (WL Can.), qui a confirmé les décisions du juge Coutlée, 2014 QCCQ 4916, [2014] AZ‑51084816, [2014] J.Q. no 6758 (QL), 2014 CarswellQue 7068 (WL Can.), 2014 QCCQ 4915, [2014] AZ‑51084815, [2014] J.Q. no 6775 (QL), 2014 CarswellQue 7064 (WL Can.), 2014 QCCQ 4920, [2014] AZ‑51084820, [2014] J.Q. no 6778 (QL), 2014 CarswellQue 7070 (WL Can.), 2014 QCCQ 4919, [2014] AZ‑51084819, [2014] J.Q. no 6777 (QL), 2014 CarswellQue 7067 (WL Can.), 2014 QCCQ 4902, [2014] AZ‑51084349, [2014] J.Q. no 6760 (QL), 2014 CarswellQue 7065 (WL Can.), 2014 QCCQ 4921, [2014] AZ‑51084821, [2014] J.Q. no 6761 (QL), 2014 CarswellQue 7066 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

Jean‑Nicolas Legault‑Loiselle, Hugo Filiatrault et Pierre Yves Boisvert, pour lʼappelante.

Mélany Renaud, pour les intimés Davide Lonardi, Jonathan Franco et Maxime Favreau Courtemanche.

Nataly Gauvin, pour l’intimé Jean‑François Hunter.

Roberto T. De Minico et Ayda Abedi, pour lʼintimé Jean‑Philippe Forest Munguia.

Louise Desautels, pour lʼintimé Éric Primeau.

Personne n’a comparu pour les intimés Simon Côté Béliveau, Ali Rasouli, Mohamed Moudrika, Jonathan Beaudin Naudi, Steve Chaperon, Illiasse Iden, Johnny Davin, Natna Nega, Nathan Bradshaw, Benjamin Kinal, Simon Légaré et Daniel Daoust.

Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Brown et Rowe a été rendu par

Le juge Gascon —

I. Aperçu

[1] Ce pourvoi illustre la tension apparente qui existe parfois entre deux principes centraux de la responsabilité extracontractuelle en droit civil québécois. D’une part, le principe voulant que l’indemnisation du préjudice soit intégrale. D’autre part, celui voulant que, sauf exception, une personne ne soit tenue de réparer que le seul préjudice qu’elle a causé par sa faute.

[2] Le Code civil du Québec (« C.c.Q. » ou « Code ») établit un régime qui assure l’équilibre entre ces principes. À l’art. 1457, il prévoit l’indemnisation intégrale du préjudice causé par la faute. À l’art. 1525 al. 1, il édicte que la solidarité entre débiteurs ne se présume pas. Aux art. 1480 et 1526, il précise les circonstances où l’obligation de réparer le préjudice est solidaire en cas de fautes extracontractuelles[1]. Le Code consacre ainsi le principe général suivant lequel une personne est uniquement responsable du dommage qu’elle cause, mais il en atténue la rigueur afin de favoriser l’indemnisation intégrale de la victime quand celle-ci subit un préjudice unique en raison des fautes extracontractuelles de plusieurs personnes. En revanche, puisque la solidarité déroge au principe général, elle est, en conséquence, d’application stricte (voir D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), nº 2581).

[3] Le problème au cœur du présent pourvoi met en jeu l’application de ces principes. Il se résume à ceci : Dans quelle mesure un émeutier donné peut-il être tenu solidairement responsable envers la victime des dommages causés par les autres émeutiers au même bien que lui?

[4] Tout comme la Cour d’appel et la Cour du Québec, je considère que les faits de l’espèce ne justifient pas l’application des articles du Code qui prévoient la solidarité en matière de fautes extracontractuelles. En effet, la preuve permet de circonscrire le dommage précis qui a été causé aux biens de la victime par chacun des émeutiers identifiés. Cela étant, il n’est guère plus possible de contourner ce régime législatif et d’imposer une responsabilité in solidum dans ce contexte. L’appel doit donc être rejeté.

II. Contexte factuel

[5] Le hockey est une tradition qui revêt une importance toute particulière à Montréal. Chaque printemps où les Canadiens participent aux séries éliminatoires, la ville vibre au rythme de son équipe. Le soir du 21 avril 2008, les Canadiens affrontent les Bruins de Boston. La rivalité qui oppose ces équipes est légendaire. La fébrilité est à son comble. C’est la septième partie de la série et les deux équipes sont à égalité. Quand les Canadiens l’emportent et éliminent leurs grands rivaux, la foule en liesse sort célébrer au centre-ville. D’abord festif, le rassemblement spontané se transforme malheureusement en émeute au fil de la soirée. De nombreux méfaits sont commis, et ce, pendant plus de trois heures. Entre autres, 15 autos-patrouilles du service de police de l’appelante, la Ville de Montréal (« Ville »), sont vandalisées. Neuf d’entre elles constituent des pertes totales; six autres nécessitent des réparations importantes.

[6] Grâce notamment à des images photo et vidéo, l’enquête policière permet d’identifier et d’arrêter un certain nombre d’émeutiers. Parmi eux, on trouve une vingtaine de personnes qui ont endommagé ou détruit plusieurs des autos-patrouilles de la Ville. Cette dernière décide alors d’intenter un recours civil pour chaque véhicule, à l’exception d’un recours visant deux véhicules endommagés par deux individus agissant de concert. Dans chaque action, la Ville regroupe tous les émeutiers identifiés qui ont endommagé le ou les véhicules visés. Peu importe la nature ou la gravité du geste fautif de chacun des défendeurs, elle recherche une condamnation solidaire pour l’ensemble des dommages causés à l’auto-patrouille concernée et à son équipement.

[7] Les fautes des émeutiers varient et appartiennent à une large gamme de méfaits. Elles vont du coup de pied dans la portière d’un véhicule à l’incendie criminel de celui-ci. Certaines fautes sont commises au début de l’émeute, d’autres quelques heures plus tard. À l’exception de quelques cas isolés, les défendeurs agissent de façon spontanée et indépendante les uns des autres, et ils ne se connaissent pas.

III. Historique judiciaire

A. Cour du Québec (2014 QCCQ 4902, 2014 QCCQ 4915, 2014 QCCQ 4916, 2014 QCCQ 4919, 2014 QCCQ 4920 et 2014 QCCQ 4921 (collectivement « QCCQ »))

[8] Le juge Coutlée est saisi des 10 actions intentées par la Ville. Dans un premier dossier, il rejette la réclamation de la Ville faute de preuve (2014 QCCQ 4922). Dans trois autres, il conclut que les défendeurs ont commis une faute commune et les condamne solidairement à payer une somme correspondant à la totalité des dommages causés aux autos-patrouilles visées. Dans deux de ces trois dossiers, les défendeurs ont notamment incendié ensemble un véhicule (2014 QCCQ 4917; 2014 QCCQ 4918). Dans le troisième, les deux défendeurs ont, de concert, fracassé les vitres de deux autos-patrouilles (2014 QCCQ 4923). Dans ces trois dossiers, chacun des défendeurs a également été condamné au paiement de dommages-intérêts punitifs.

[9] Les six autres dossiers font l’objet du présent pourvoi. Dans ceux-ci, le juge condamne chaque défendeur à réparer le dommage précis causé par ses propres actes. Il refuse cependant de condamner solidairement les défendeurs à chaque action, à l’exception de deux d’entre eux qui ont mis ensemble le feu à une auto-patrouille. Le juge rejette la prétention de la Ville voulant que les défendeurs aient participé à un fait collectif fautif et soient solidairement responsables en vertu de l’art. 1480 C.c.Q. Il conclut que la preuve permet d’identifier précisément chaque auteur des divers préjudices en cause et qu’il y a donc lieu d’écarter l’application de cet article. Selon le juge, pour qu’il y ait aventure commune, il est en outre nécessaire d’établir l’existence d’une intention claire en ce sens. Or, il s’agit ici d’actes spontanés d’individus qui, pour la plupart, ne se connaissent pas et n’agissent pas en même temps.

[10] Le juge procède par conséquent à la détermination du dommage distinct causé par chaque faute afin d’établir la juste compensation que chaque défendeur devra verser à la Ville. Devant la gravité de l’ensemble des gestes fautifs posés au cours de l’émeute, il condamne également chacun des défendeurs au paiement de dommages-intérêts punitifs.

B. Cour d’appel du Québec (2016 QCCA 1022)

[11] La Ville interjette appel des six jugements de la Cour du Québec qui ne condamnent pas solidairement tous les défendeurs. Elle limite la question en appel à l’application de la solidarité; les fautes et la quantification du préjudice ne sont pas remises en cause. Dans un arrêt unanime, la Cour d’appel confirme les jugements de première instance.

[12] D’entrée de jeu, la Cour d’appel rappelle que la solidarité ne se présume pas et que, en matière de fautes extracontractuelles, elle ne peut être imposée que lorsque la loi le prévoit. Après avoir passé en revue les principes jurisprudentiels développés sous le régime du Code civil du Bas-Canada (« C.c.B.-C. » ou « ancien Code »), la Cour d’appel conclut que « les tribunaux n’ont imposé la solidarité que lorsqu’un seul dommage a résulté de fautes [distinctes] ou qu’il n’était pas possible de déterminer quelle faute avait causé quel dommage ou fraction du dommage » (par. 37 (CanLII)). Or, dans le Code actuel, le législateur s’est limité à codifier la jurisprudence antérieure sur la solidarité en matière extracontractuelle.

[13] Pour que s’appliquent les art. 1480 et 1526 C.c.Q., il faut être en présence d’un préjudice unique. La Cour d’appel souligne que le régime québécois de la responsabilité civile ne vise pas un objectif punitif. Tant le libellé de l’art. 1480 C.c.Q. que l’esprit du régime indiquent que cet article n’impose la solidarité que dans le cas où il est impossible de déterminer quelle faute a causé le dommage.

[14] Comme la preuve permet de rattacher chacune des fautes à un dommage spécifique ne représentant qu’une fraction du préjudice subi par la Ville, la Cour d’appel confirme la conclusion du premier juge portant qu’il n’y a pas lieu de tenir les défendeurs solidairement responsables de l’entièreté des dommages causés pendant l’émeute à l’auto-patrouille concernée. En outre, la cour rejette l’appel incident formé par certains défendeurs à l’encontre de l’octroi de dommages-intérêts punitifs.

IV. Questions en litige

[15] Le pourvoi de la Ville soulève en définitive trois questions :

1. Les intimés sont-ils solidairement responsables de la totalité des dommages causés à une auto-patrouille pendant l’émeute en raison de leur participation à un fait collectif fautif au sens de l’art. 1480 C.c.Q.?

2. Les intimés ont-ils commis une faute commune ou des fautes contributoires qui les rendent solidairement responsables au sens de l’art. 1526 C.c.Q.?

3. Les intimés sont-ils responsables in solidum?

[16] Je souligne que les intimés n’ont pas formé d’appel incident pour contester l’octroi des dommages-intérêts punitifs. Seule la question de la solidarité fait l’objet du débat devant nous.

V. Analyse

[17] La solidarité ne se présume pas en droit civil québécois (art. 1525 al. 1 C.c.Q.; J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.-G. Jobin et N. Vézina, no 612; M. Cumyn, « Responsibility for Another’s Debt : Suretyship, Solidarity, and Imperfect Delegation » (2010), 55 R.D. McGill 211, p. 215). Comme le mentionne la Cour d’appel, en matière de fautes extracontractuelles, il n’y a solidarité que lorsque la loi le prévoit. Pour avoir gain de cause, la Ville doit donc démontrer que les fautes des intimés relèvent du champ d’application de l’art. 1480 ou de l’art. 1526 C.c.Q. Je suis d’avis que ce n’est pas le cas en l’espèce. En outre, dans une situation impliquant comme ici plusieurs fautes, toutes extracontractuelles, le concept de responsabilité in solidum est inapplicable. Les trois questions qui se soulèvent commandent par conséquent une réponse négative.

A. L’article 1480 C.c.Q.

[18] L’article 1480 C.c.Q. est rédigé ainsi[2] :

1480. Lorsque plusieurs personnes ont participé à un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice ou qu’elles ont commis des fautes distinctes dont chacune est susceptible d’avoir causé le préjudice, sans qu’il soit possible, dans l’un ou l’autre cas, de déterminer laquelle l’a effectivement causé, elles sont tenues solidairement à la réparation du préjudice.

[19] Deux conditions doivent être réunies pour que cet article trouve application. Premièrement, il faut qu’il soit impossible de déterminer quelle personne a effectivement causé le préjudice. Deuxièmement, il faut qu’il y ait soit « un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice », soit « des fautes distinctes dont chacune est susceptible d’avoir causé le préjudice ». Aucune de ces conditions n’est remplie ici. La responsabilité solidaire qu’invoque la Ville sur cette base n’est pas établie.

(1) L’impossibilité de déterminer qui est l’auteur de la faute ayant causé le préjudice

[20] L’article 1480 C.c.Q. impose la solidarité dans deux situations précises : « [l]orsque plusieurs personnes ont participé à un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice » et lorsqu’« elles ont commis des fautes distinctes dont chacune est susceptible d’avoir causé le préjudice ».

[21] Tant en première instance que devant la Cour d’appel, la Ville a soutenu que la condition, prévue à l’art. 1480 C.c.Q. in fine, exigeant qu’il soit impossible de déterminer laquelle des personnes impliquées a causé le préjudice n’est applicable que dans la deuxième éventualité, soit en cas de fautes distinctes. Devant notre Cour, la Ville a recentré son argumentation sur la qualification de la faute des intimés et du préjudice subi. Cependant, les deux conditions d’application de l’art. 1480 C.c.Q. restent cumulatives. L’on ne peut en faire abstraction. Ainsi, même en présence d’un fait collectif fautif, quel qu’il soit, la possibilité de déterminer qui a effectivement causé le préjudice fera échec à l’application de cet article.

[22] Selon la méthode moderne d’interprétation législative, il est acquis qu’ [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184, par. 26, citant Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, qui cite E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87). Le législateur québécois précise du reste que les lois doivent généralement recevoir une interprétation large et libérale, qui assure la cohérence, l’effet utile de leurs dispositions ainsi que l’accomplissement de leur objet (Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, art. 41 et 41.1).

[23] Les juges des juridictions inférieures ont affirmé qu’en raison de la présence de la locution « dans l’un ou l’autre cas » à l’art. 1480 C.c.Q., cette disposition n’impose la solidarité que lorsqu’il est impossible de déterminer l’auteur de la faute ayant causé le préjudice, et ce, dans les deux situations visées par cet article. Je suis d’accord pour dire qu’il s’agit là de l’interprétation la plus fidèle au libellé de l’article ainsi qu’à l’économie de la loi, à son objet et à l’intention du législateur.

(a) Le libellé de l’art. 1480 C.c.Q.

[24] Sur l’interprétation textuelle de l’art. 1480 C.c.Q., la question qui se pose consiste à déterminer si la locution « dans l’un ou l’autre cas » renvoie aux notions de « fait collectif fautif » et de « fautes distinctes », ou uniquement à celle de « fautes distinctes ».

[25] La première proposition correspond à la lecture la plus naturelle de la version française de l’article. D’un point de vue grammatical, le libellé français de l’article peut toutefois laisser subsister un doute. Selon l’Office québécois de la langue française, la locution « l’un ou l’autre » marque en effet « un choix entre deux éléments ou plus » (Banque de dépannage linguistique, avril 2018 (en ligne))[3]. En théorie, cette locution pourrait ainsi renvoyer uniquement à la situation où il y a plusieurs fautes distinctes.

[26] Cependant, comme le fait remarquer la Cour d’appel, la version anglaise de l’art. 1480 C.c.Q. ne laisse place à aucune équivoque. On y retrouve la locution « in either case » qui exprime un choix entre seulement deux éléments par opposition à une pluralité indéfinie d’éléments (Canadian Oxford Dictionary (2e éd. 2004), par K. Barber, « either »; Gage Canadian Dictionary (éd. rév. et aug. 1997), par G. D. de Wolf, et al., « either »; Guide to Canadian English Usage (2e éd. 2007), par M. Fee et J. McAlpine, « either . . . or, neither . . . nor »). La version anglaise exclut donc la possibilité que la condition exigeant qu’il soit impossible d’identifier l’auteur de la faute ayant causé préjudice se rattache exclusivement à la notion de « fautes distinctes », lesquelles sont en nombre indéterminé.

[27] Les versions anglaise et française des lois québécoises ont la même valeur juridique (Charte de la langue française, RLRQ, c. C-11, art. 7(3), conformément à l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 ; voir Doré c. Verdun (Ville), [1997] 2 R.C.S. 862, p. 879). Ici, la version anglaise de l’art. 1480 C.c.Q. ne contredit pas la version française; elle confirme plutôt la lecture la plus naturelle du texte de celle-ci. Il s’ensuit que la seule interprétation possible est que la locution « dans l’un ou l’autre cas » rattache cette exigence aux deux cas de figure énoncés à l’art. 1480 C.c.Q., soit le fait collectif fautif et les fautes distinctes.

[28] De surcroît, il s’agit de l’interprétation la plus conforme à l’économie de la loi, à son objet et à l’intention du législateur.

(b) L’économie de la loi, son objet et l’intention du législateur

[29] Le régime général de responsabilité civile établi à l’art. 1457 C.c.Q. est fondé sur le concept de faute. Sauf exception, une personne n’est en conséquence tenue de compenser que le seul dommage qu’elle a causé par sa propre faute (J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), nº 1-161; P. Deschamps, « Faute personnelle », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile (feuilles mobiles), vol. 1, par P.-C. Lafond, dir., fasc. 17, par. 96).

[30] Interpréter l’art. 1480 C.c.Q. d’une manière qui a pour effet d’exiger, dans tous les cas, qu’il soit impossible d’identifier l’auteur de la faute ayant causé le préjudice pour que la solidarité puisse être imposée est conforme à l’économie de notre système de responsabilité civile. Limiter cette éventualité aux seuls cas de fautes distinctes, et exclure les cas de fait collectif fautif de la portée de cette disposition, mettrait celle-ci en porte-à-faux avec le rôle central du lien de causalité dans le régime de responsabilité extracontractuelle établi par le Code.

[31] C’est par souci d’équité que le législateur choisit de ne pas laisser les victimes sans recours en cas de fait collectif fautif ou de fautes distinctes quand il est impossible de déterminer qui est l’auteur de la faute ayant effectivement causé le préjudice (Baudouin, Deslauriers et Moore, nº 1-725; L. Khoury, « Lien de causalité », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile (feuilles mobiles), vol. 1, par P.-C. Lafond, dir., fasc. 21, par. 32). Comme le mentionne le ministre de la Justice, l’art. 1480 C.c.Q. règle le problème du partage de la responsabilité entre les auteurs des fautes (ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. I, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 906). Le ministre ajoute que la règle de la solidarité s’impose dans les cas d’application de l’art. 1480 C.c.Q. « pour assurer la protection de la victime car celle-ci ne peut, dans les circonstances, établir le lien de causalité entre le préjudice qu’elle a subi et la faute causale » (ibid.). De cette façon, le législateur s’assure que la victime ne subit pas les conséquences de difficultés de preuve imputables à la situation dans laquelle les auteurs des fautes l’ont placée (voir aussi P. Deschamps, « Cas d’exonération et partage de responsabilité en matière extracontractuelle », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile (feuilles mobiles), vol. 1, par P.-C. Lafond, dir., fasc. 22, par. 15; Khoury, par. 32).

[32] Par contre, quand il est possible de démontrer que telle faute a causé tel préjudice, rien n’indique une quelconque intention du législateur de vouloir déroger au principe général de la responsabilité civile voulant qu’une personne ne soit tenue de réparer que le seul préjudice qu’elle a causé par sa faute.

[33] De fait, en matière de responsabilité extracontractuelle, on ne saurait affirmer que la condition prévue à l’art. 1480 C.c.Q., exigeant qu’il soit impossible de déterminer qui est l’auteur de la faute ayant causé le préjudice, ne s’applique pas aux situations de « fait collectif fautif ». Si c’était le cas, il serait alors redondant pour le législateur de vouloir imposer la solidarité entre les participants à un fait collectif fautif par le biais de cet article. Cela est en effet déjà prévu à l’art. 1526 C.c.Q., lequel édicte que « [l]’obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle. »

[34] L’article 1480 C.c.Q. vise plutôt à imputer solidairement à plusieurs personnes la responsabilité de la totalité du préjudice dans des situations où, en raison de difficultés de preuve, il n’y aurait pas eu solidarité suivant l’application des principes généraux de la responsabilité extracontractuelle (voir Simard c. Lavoie, 2005 CanLII 48674 (C.S. Qc), par. 8-10). L’article 1480 C.c.Q. a ainsi pour effet, quand ses conditions d’application sont remplies, d’opérer un renversement du fardeau de la preuve pour ce qui est de la causalité (St-Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491, par. 118; Khoury, par. 32). Autrement dit, cet article épargne à la victime le fardeau de prouver quelle personne est véritablement l’auteur de son préjudice lorsqu’elle est placée dans un cas de figure où cette preuve est impossible. Il s’agit d’une modulation du fardeau de preuve relatif au lien causal –– en tant qu’élément constitutif de la responsabilité civile –– qui est justifiée par un état de nécessité.

[35] Pour certains, l’essence de l’art. 1480 C.c.Q. se résume à créer, en quelque sorte, une « présomption de solidarité » suivant laquelle chaque personne fautive est tenue responsable de la totalité du préjudice subi (Larouche c. Simard, 2009 QCCS 529, [2009] R.J.Q. 768, par. 200; voir aussi V. Karim, Les obligations (4e éd. 2015), vol. 1, par. 3456; Baudouin et Jobin, no 615).

[36] Une chose reste claire toutefois. La responsabilité prévue à l’art. 1480 C.c.Q. favorise l’indemnisation de la victime. Cet objectif se comprend aisément lorsque la faute est démontrée, mais qu’il est impossible de prouver le lien causal entre celle-ci et le préjudice subi par la victime. Par contre, imposer la responsabilité à l’égard de l’entièreté du préjudice se justifie difficilement lorsque la preuve démontre qu’une faute n’a causé qu’une partie du préjudice subi ou lorsqu’il aurait été possible pour la victime de présenter une telle preuve.

[37] L’historique législatif appuie cette interprétation de l’art. 1480 C.c.Q. Au moment de la réforme de l’ancien Code, l’Office de révision du Code civil proposait en effet une version antérieure de cet article dont étaient absentes à la fois la notion de « fait collectif fautif » et les mots « dans l’un ou l’autre cas » (Comité du droit des obligations, Rapport sur les obligations (1975), p. 375-378). L’ajout de la notion de fait collectif fautif coïncide avec l’ajout des mots « dans l’un ou l’autre cas ». Cela indique que le législateur a voulu assujettir les deux éventualités prévues à l’art. 1480 C.c.Q. — soit le fait collectif fautif et les fautes distinctes — à la condition exigeant qu’il soit impossible d’identifier l’auteur du préjudice.

[38] En somme, tant le libellé de l’art. 1480 C.c.Q. que l’économie de la loi, son objet et l’intention du législateur indiquent que cet article ne s’applique que dans les cas où il est impossible d’identifier l’auteur de la faute ayant causé le préjudice. Il s’agit du reste de l’interprétation retenue par la doctrine, par notre Cour dans l’arrêt St-Jean, ainsi que par les tribunaux québécois (Code civil du Québec : Annotations — Commentaires 2017-2018 (2e éd. 2017), par B. Moore, dir., et autres, p. 1258; Baudouin et Jobin, no 617; F. Levesque, L’obligation in solidum en droit privé québécois (2010), p. 235; Khoury, par. 32; N. Vézina et L. Langevin, « Les modalités de l’obligation », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2017-2018, vol. 6, Obligations et contrats (2017), 115, p. 125 (note en bas de page 84); St-Jean, par. 118-120; Lavoie, par. 9 et 15; Assurances générales des Caisses Desjardins inc. c. Morissette, [2005] R.R.A. 1273 (C.Q.), par. 37-39). Aucune doctrine ni jurisprudence n’appuient l’autre interprétation proposée par la Ville devant les juridictions inférieures.

(c) L’application aux présents dossiers

[39] En l’espèce, le juge de première instance a conclu que la preuve permet de rattacher chacune des fautes commises par les intimés à un préjudice précis. Dans chaque dossier, la preuve analysée supporte amplement cette conclusion. Par conséquent, il n’y a pas lieu de tenir les intimés solidairement responsables, aux termes de l’art. 1480 C.c.Q., de la totalité des dommages causés pendant l’émeute à l’auto-patrouille qui les concerne. Cet article ne permet pas d’imposer à un défendeur la responsabilité d’un dommage que l’on sait ne pas avoir été causé par sa faute au motif que la victime ne peut retrouver l’auteur de ce dommage. Il est certes déplorable que l’auteur d’une faute demeure parfois introuvable. Toutefois, en droit civil québécois, une telle situation ne justifie pas en soi d’imposer une responsabilité additionnelle aux auteurs de fautes distinctes qui, selon la preuve retenue par le juge d’instance, ont causé des préjudices distincts.

[40] En réalité, par son argumentation, la Ville remet en question la conclusion du premier juge sur le lien de causalité entre les diverses fautes commises et le préjudice qu’elles ont respectivement causé. Pourtant, dans son analyse fouillée de la preuve, le juge rattache dans tous les cas le geste fautif de chacun des intimés au préjudice direct qu’il a causé, soit la destruction partielle de l’auto-patrouille concernée. Le juge estime qu’il n’existe pas de lien causal entre ces gestes fautifs et la destruction totale du véhicule, soit le préjudice à l’égard duquel la Ville réclame compensation. Le juge prend en outre le soin de préciser, dans le cadre de son analyse, que les encouragements entre émeutiers n’ont pas contribué au préjudice global dont la Ville se plaint, ni causé ce préjudice.

[41] L’existence ou non du lien de causalité est une question de fait qui ne peut être révisée par un tribunal d’appel en l’absence d’erreur manifeste et déterminante à cet égard (Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 36; St-Jean, par. 104-105). La Ville n’a pas su établir une telle erreur. En définitive, elle nous invite à substituer notre évaluation de la preuve à celle du juge des procès. Cela n’est ni permis par l’état du droit sur la question, ni notre rôle en la matière.

(2) Le fait collectif fautif qui entraîne le préjudice

[42] Pour que l’art. 1480 C.c.Q. trouve application, la Ville devait donc démontrer qu’il était impossible de déterminer qui est l’auteur de la faute ayant causé le préjudice reproché, ce qui n’est pas le cas ici. La Ville devait également démontrer que les intimés avaient soit participé à un fait collectif fautif ayant entraîné le préjudice, soit commis des fautes distinctes dont chacune était susceptible d’avoir causé ce même préjudice. À ce chapitre, la Ville soutient que les intimés auraient participé à un fait collectif fautif par leur implication dans l’émeute ou dans l’ensemble des actes qui auraient causé la perte totale de chaque auto-patrouille.

[43] Or, relativement à cette deuxième condition d’application de l’art. 1480 C.c.Q., le juge de première instance conclut de son évaluation de la preuve que les faits n’appuient pas l’existence d’un fait collectif fautif. Je précise sur ce point que le juge ne se contente pas de décider que l’émeute dans son ensemble ne constitue pas un fait collectif fautif. Son analyse porte tout autant sur l’absence d’intention commune des défendeurs à l’égard des actes de vandalisme commis sur chacune des autos-patrouilles visées par les 10 dossiers dont il est saisi. Il s’agit du reste de la question même qu’il devait trancher, en raison du choix de la Ville d’entreprendre un recours distinct pour chaque auto-patrouille endommagée. Encore là, son évaluation de l’existence d’un fait collectif fautif ne saurait être remise en question en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante de sa part. Une simple divergence d’opinions sur l’évaluation de la preuve ne suffit pas.

[44] Tout bien considéré, le premier juge conclut que l’émeute n’est pas la cause, mais l’occasion du préjudice subi. Il ajoute que l’aventure commune alléguée par la Ville n’a pas été établie vu l’absence d’intention claire de commettre un méfait ou de concertation à cet effet. La Ville ne me convainc pas qu’il fait erreur à cet égard. Les arguments qu’elle avance témoignent d’une mauvaise analyse de la portée de la jurisprudence antérieure sur la notion d’aventure commune et d’une compréhension erronée de la notion de fait collectif fautif que vise dorénavant l’art. 1480 C.c.Q.

(a) La solidarité en matière extracontractuelle sous le Code civil du Bas-Canada et la notion d’« aventure commune »

[45] Le régime actuel de solidarité en matière extracontractuelle établi aux art. 1480 et 1526 C.c.Q. se veut une codification de règles jurisprudentielles développées en application de l’ancien Code (Baudouin, Deslauriers et Moore, nº 1-680; Levesque, p. 196; décision de la Cour d’appel, par. 38). L’article 1106 C.c.B.-C. prévoyait en effet uniquement ce qui suit : « L’obligation résultant d’un délit ou quasi-délit commis par deux personnes ou plus est solidaire. » Malgré cela, les tribunaux ont interprété largement cet article et inclus dans son champ d’application les situations impliquant plusieurs délits ou quasi-délits distincts, commis par des personnes différentes et ayant tous contribué au même préjudice (Martel c. Hôtel-Dieu St-Vallier, [1969] R.C.S. 745; Grand Trunk Railway Co. of Canada c. McDonald (1918), 57 R.C.S. 268). Ainsi, en plus des fautes communes, contributoires et simultanées, les tribunaux ont élargi l’application de cet article à des situations qu’ils ont qualifiées d’« aventure commune » (décision de la Cour d’appel, par. 29-35).

[46] En vertu de cette jurisprudence ayant élargi la portée de l’art. 1106 C.c.B.-C., la notion d’« aventure commune » permettait également aux tribunaux de conclure à l’existence de responsabilité solidaire. Une telle conclusion s’imposait dans des situations de fautes extracontractuelles où, d’une part, les tribunaux pouvaient dégager la présence d’une intention, même tacite, de participer à l’« aventure commune » fautive et où, d’autre part, les actes reprochés aux défendeurs causaient un préjudice unique, parfois impossible à rattacher en tout ou en partie à la faute de l’un d’eux en particulier. La Ville s’appuie fortement sur ces décisions qui, pour tout dire, ne la servent pas vraiment en l’espèce. Une brève revue de cette jurisprudence permet de bien saisir la portée réelle des principes développés à ce sujet sous l’ancien régime.

[47] Tout d’abord, dans D’Allaire c. Trépanier, [1961] C.S. 619 (Qc), la Cour supérieure a conclu que le fait qu’un enfant avait « pris une part active » dans « une aventure commune risquée », soit se lancer mutuellement des cailloux entre enfants, était suffisant pour établir la responsabilité solidaire de tous les participants (p. 620), et ce, bien que la preuve ait permis d’identifier l’enfant ayant lancé la pierre qui avait cassé les dents de la victime.

[48] Par la suite, dans Gagné c. Monzerolle, [1967] B.R. 899 (Qc) (résumé), considérant qu’une course de voitures constituait une « commune entreprise », la Cour d’appel a tenu les deux chauffeurs y ayant participé solidairement responsables de la mort de la victime qu’ils avaient heurtée presque simultanément. Rejetant l’argument d’un des défendeurs qui prétendait n’avoir que frôlé le véhicule de la victime, la cour en est arrivée à la conclusion qu’« il import[ait] peu [. . .] que la mort ait été causée par le premier ou le second choc, [ce défendeur ayant] sa part de responsabilité » (p. 899).

[49] Par ailleurs, dans Laxton c. Sylvestre, [1972] C.S. 297 (Qc), conf. par [1975] C.A. 648 (Qc), la Cour supérieure a qualifié de « faute collective » une dispute entre deux enfants qui tentaient de s’emparer d’une aiguille (p. 299), et conclu à leur responsabilité solidaire, en dépit du fait que l’on savait qui tenait l’aiguille au moment où l’œil d’un troisième enfant avait été crevé.

[50] Dans Massignani c. Veilleux, [1987] R.L. 247 (Qc), cette fois, à la suite d’une querelle entre quatre chasseurs, deux d’entre eux avaient été blessés par balle soit par deux autres soit par l’un de ceux-ci. La Cour d’appel a conclu ainsi : « . . . même en assumant qu’un seul des deux appelants a tiré le ou les deux coups de feu qui ont blessé les intimés, leur responsabilité solidaire doit être retenue [. . .] Les deux appelants se sont engagés dans une aventure commune, illégale, singulièrement imprudente et dangereuse » (p. 253).

[51] Dans Royale du Canada, Cie d’assurance c. Légaré, [1991] R.J.Q. 91, une affaire dans laquelle deux enfants avaient allumé un feu qui s’était involontairement propagé à un centre commercial, la Cour supérieure a qualifié d’« aventure malheureuse » « le fait commun » auquel avaient participé activement ces enfants (p. 95). Elle a en conséquence retenu leur responsabilité solidaire.

[52] Finalement, dans Dumont c. Desjardins, [1994] R.R.A. 459 (C.S. Qc), deux enfants qui s’amusaient à tirer sur un troisième avec une carabine à plomb l’avaient blessé à l’œil. Bien que la preuve ait révélé lequel des deux enfants avait tiré, le juge a lui aussi affirmé dans cette affaire que l’« aventure malheureuse » était « le fait commun des deux enfants » (p. 470) et il a conclu à leur responsabilité solidaire.

[53] Dans chacune de ces affaires, l’existence d’une intention, souvent tacite, de participer à l’« aventure commune » fautive avait été établie. Que ce soit dans le cas des jeux d’enfants (D’Allaire, Dumont), des querelles (Laxton, Massignani), de la course de voitures (Gagné) ou du feu qui avait été allumé (Légaré), les tribunaux avaient effectivement décelé une intention commune de la part des défendeurs de participer à l’acte collectif ayant causé le préjudice. En outre, les actes reprochés aux défendeurs dans ces affaires avaient tous entraîné un préjudice unique aisément identifiable.

[54] Il est vrai que, dans toutes ces affaires, sauf Massignani, la preuve révélait aussi quelle personne avait posé le geste précis ayant causé le préjudice selon la prépondérance des probabilités. Cette constatation ne faisait pas échec pour autant à l’imputation d’une responsabilité solidaire. Cependant, comme le mentionne avec justesse la Cour d’appel en l’espèce, sous le régime de l’ancien Code, les tribunaux ont eu recours à cette notion d’« aventure commune » afin de conclure à la responsabilité solidaire, et ce, même dans des cas où les circonstances permettaient généralement de conclure à l’existence d’une faute commune ou de fautes contributoires. En effet, à cette époque, il n’était pas nécessaire d’établir une distinction claire entre ces divers concepts d’aventure commune, de faute commune ou de fautes contributoires, puisqu’un seul article, l’art. 1106 C.c.B.-C., s’appliquait indistinctement à tous ces cas de figure[4]. Il faut donc aborder avec prudence les enseignements de cette jurisprudence et ne pas lire dans ces décisions ce qu’elles ne disent pas.

(b) La solidarité sous le régime du Code actuel en cas de fait collectif fautif

(i) La relation entre l’art. 1106 C.c.B.-C. et les art. 1480 et 1526 C.c.Q.

[55] Dans le Code actuel, deux articles encadrent la responsabilité solidaire en matière de fautes extracontractuelles. Le premier, l’art. 1480 C.c.Q., vise notamment le fait collectif fautif. L’exigence relative à l’existence d’une intention commune et d’un préjudice unique demeure, mais l’application de la disposition requiert dorénavant la preuve de l’impossibilité de déterminer l’auteur de la faute ayant causé le préjudice.

[56] Contrairement à l’art. 1106 de l’ancien Code, l’art. 1480 du nouveau Code exige désormais expressément qu’il soit impossible de déterminer lequel des participants à un fait collectif fautif a effectivement causé le préjudice pour que le tribunal puisse les condamner solidairement. Cette exigence ne fait pas partie intégrante de la notion de « fait collectif fautif », mais en raison du libellé de la disposition, elle est néanmoins essentielle pour justifier dorénavant la condamnation solidaire des participants à un fait collectif fautif.

[57] Le second, l’art. 1526 C.c.Q., vise les fautes communes ou contributoires qui elles aussi causent un préjudice unique (Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 1-720 à 1-722; Code civil du Québec : Annotations — Commentaires 2017-2018, p. 1287; Lluelles et Moore, nº 2578). À ce propos, il convient de souligner que l’art. 1526 C.c.Q. prévoit la solidarité des auteurs d’une faute commune ou de fautes contributoires, et ce, même si la preuve révèle quelle personne a commis la faute qui a effectivement causé le préjudice. C’est donc en vertu de l’art. 1526 C.c.Q. que l’on obtient aujourd’hui la condamnation solidaire des auteurs de fautes communes ou contributoires, situations que la jurisprudence antérieure qualifiait parfois d’« aventures communes », et non par l’entremise de l’art. 1480 C.c.Q. Ainsi, parmi les diverses décisions discutées dans la section précédente, seule l’affaire Massignani serait vraisemblablement visée par l’art. 1480 C.c.Q. Les autres (D’Allaire, Gagné, Laxton, Légaré et Dumont) tomberaient fort probablement aujourd’hui dans le champ d’application de l’art. 1526 C.c.Q.

[58] Il s’ensuit que, si les dispositions législatives actuelles régissant la solidarité en matière extracontractuelle codifient la jurisprudence antérieure, il serait erroné d’affirmer que toutes les décisions dans lesquelles était utilisé le terme « aventure commune » relèveraient automatiquement aujourd’hui du champ d’application de l’art. 1480 C.c.Q. Cette terminologie était utilisée antérieurement dans différentes situations qui nécessitent maintenant des qualifications distinctes.

(ii) La jurisprudence en matière de fait collectif fautif en vertu de l’art. 1480 C.c.Q.

[59] Cela dit, comme le fait remarquer le juge de première instance, « la jurisprudence en matière de “fait collectif fautif” n’abonde pas » (QCCQ, par. 16 (CanLII)). De fait, tant dans son mémoire qu’à l’audience, la Ville ne nous renvoie à aucune décision postérieure à l’entrée en vigueur du Code actuel au soutien de son argument qualifiant les fautes des intimés de fait collectif fautif. Il est aisé de comprendre pourquoi. Le contexte des rares décisions rendues sous le régime du Code actuel dans lesquelles les tribunaux ont condamné solidairement les auteurs d’un fait collectif fautif en matière extracontractuelle se distinguent de celui du présent pourvoi. En effet, tout comme ceux en cause dans les décisions rendues en vertu de l’ancien Code, les participants au fait collectif fautif dans chacune de ces affaires décidées en vertu du Code actuel partageaient une intention commune, parfois tacite, facteur qui fait cruellement défaut en l’espèce.

[60] Par exemple, dans Valois c. Giguère, 2006 QCCS 1272, la Cour supérieure s’est appuyée sur l’art. 1480 C.c.Q. pour déclarer trois défendeurs solidairement responsables des blessures subies par le demandeur en raison des coups assénés par l’un d’entre eux. Le demandeur n’était pas en mesure d’identifier son agresseur parmi les trois défendeurs, lesquels reconnaissaient avoir participé à la même bagarre, mais niaient tous avoir donné le coup fatidique (par. 49, 57 et 59 (CanLII)).

[61] De même, dans Bamboukian c. Karamanoukian, 2014 QCCA 2093, la Cour d’appel a confirmé une décision de la Cour supérieure retenant la responsabilité solidaire des défendeurs impliqués dans deux agressions qui avaient eu lieu à quelques heures d’intervalle pour régler un compte personnel. Même si les agressions avaient été le fait de personnes différentes, il était impossible de rattacher les blessures à une agression en particulier et les deux événements étaient étroitement liés selon la preuve (par. 4-5 (CanLII)).

[62] Enfin, dans Roy c. Privé, 2017 QCCS 986, la Cour supérieure a tenu un défendeur responsable de l’ensemble des blessures causées au demandeur, qui avait été attaqué en même temps par deux personnes lui ayant chacune asséné un coup (par. 69-70 (CanLII)).

(iii)La nécessaire existence d’une intention commune

[63] Comme en témoignent ces décisions, au même titre que la notion d’aventure commune sous l’ancien régime, la notion de fait collectif fautif prévue sous le nouveau régime de l’art. 1480 C.c.Q. requiert l’existence d’une intention commune. Celle-ci peut certes être tacite, mais il faut à tout le moins que le défendeur ait eu connaissance des faits ou omissions ayant constitué le fait collectif fautif et ait entendu y participer. Comme les autres éléments constitutifs de la responsabilité civile, cette intention commune doit être prouvée selon la prépondérance des probabilités (art. 2803 et 2804 C.c.Q.). Souvent, elle pourra s’inférer du fait même de la participation aux actes reprochés, selon la règle qui régit les présomptions de fait de l’art. 2849 C.c.Q.

[64] Pour déterminer si cette intention commune existe, le tribunal doit par ailleurs éviter de définir trop largement le fait collectif fautif, d’une façon qui priverait l’intention commune de toute réalité. Par exemple, dans Assurances générales des Caisses Desjardins inc., la Cour du Québec a refusé d’appliquer l’art. 1480 C.c.Q. et de déclarer deux défendeurs solidairement responsables du préjudice causé par un incendie criminel. Les défendeurs avaient commis ensemble un vol dans un logement, mais un seul d’entre eux avait mis le feu à l’immeuble. La Cour du Québec a considéré que le « fait collectif fautif commis par [les deux défendeurs], c’[était] le vol, non l’incendie » (par. 37). Par conséquent, il a refusé de condamner solidairement l’autre défendeur, qui n’avait « pas participé ni consenti à cet acte fautif précis » (ibid.).

[65] La notion de « fait collectif fautif » énoncée à l’art. 1480 C.c.Q. se compare du reste à la notion d’« action concertée » (« concerted action ») de la common law (voir Fullowka c. Pinkerton’s of Canada Ltd., 2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132, par. 154). Dans I.C.B.C. c. Stanley Cup Rioters, 2016 BCSC 1108, décision récente dont la Ville fait état dans son mémoire, la Cour suprême de la Colombie-Britannique s’est d’ailleurs prononcée sur la question de la responsabilité solidaire d’émeutiers dans un contexte très similaire à celui qui nous occupe. L’émeute spontanée qui était au cœur du débat s’était elle aussi déroulée à la suite d’un match de hockey des séries éliminatoires, à Vancouver dans ce cas-là, et elle avait donné lieu à des actes de vandalisme contre plusieurs voitures.

[66] Dans cette affaire, la société d’assurance demanderesse sollicitait la condamnation solidaire de tous les émeutiers identifiés, et ce, à l’égard de tous les dommages causés pendant l’émeute à l’ensemble des véhicules qu’elle assurait. Subsidiairement, elle demandait la condamnation solidaire des émeutiers qui avaient participé aux dommages causés à chaque véhicule. Après avoir conclu que la première conclusion recherchée était trop large pour y faire droit, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a accueilli la seconde, mais uniquement lorsque les faits démontraient que les émeutiers avaient participé à une action concertée au regard d’un véhicule particulier. Elle a en conséquence condamné solidairement des émeutiers qui avaient uni leurs forces pour renverser une voiture ou autrement agi de concert avec d’autres personnes qui vandalisaient un véhicule en même temps qu’eux.

[67] En l’espèce, le juge d’instance a lui aussi condamné solidairement des émeutiers qui, ensemble, avaient incendié un véhicule (2014 QCCQ 4921, par. 98-105 (CanLII); 2014 QCCQ 4917, par. 51-58 (CanLII); 2014 QCCQ 4918, par. 59-68 (CanLII)) ou en avaient fracassé les vitres (2014 QCCQ 4923, par. 58-62 (CanLII)). Dans ces cas-là, il y avait effectivement eu une intention commune de la part des défendeurs d’endommager l’auto-patrouille ciblée. Le juge d’instance a toutefois condamné solidairement ces émeutiers sur la base de l’art. 1526 C.c.Q. — et non de l’art. 1480 C.c.Q. —, vu l’absence d’incertitude quant à l’identité des personnes ayant commis la faute qui avait causé le préjudice.

(c) L’application des principes pertinents aux présents dossiers

[68] Comme a conclu le juge d’instance, les circonstances particulières des dossiers en cause dans ce pourvoi ne démontrent tout simplement pas que les intimés ont agi dans une intention commune, expresse ou tacite. Il ne fait pas de doute que certains groupes se sont formés au cours de l’émeute. Le premier juge a toutefois conclu de son analyse de la preuve que ce n’était pas le cas des intimés. Sauf rares exceptions, que le juge a à juste titre traité différemment, les intimés ne se connaissaient pas, n’ont jamais été en communication et ont agi à des moments différents au cours de l’émeute, sans que les autres intimés en aient connaissance. Il s’agit encore une fois de conclusions de fait, qui ne peuvent être révisées en appel en l’absence d’erreur manifeste et déterminante à cet égard (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10). Ces conclusions demeurent valides, peu importe que le fait collectif fautif soit la participation à l’émeute ou la participation à la destruction totale d’un véhicule. Considérées sous un angle ou sous l’autre, les fautes commises par les intimés ne s’inscrivent pas dans un fait collectif fautif en l’absence d’intention commune de la part de ces derniers ou de préjudice unique causé par leurs fautes.

[69] Bien sûr, comme le rappelle la Cour d’appel dans Bamboukian, il n’est pas nécessaire que les participants aient agi en même temps pour qu’un tribunal puisse conclure à l’existence d’un fait collectif fautif. Le demandeur doit néanmoins être en mesure de prouver, à tout le moins, l’existence d’une intention commune tacite. Or, la Ville n’a pas démontré que le juge a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant à l’absence d’une telle intention commune entre les émeutiers qui ont participé aux dommages causés à une auto-patrouille à divers moments au cours de l’émeute.

[70] Il s’ensuit qu’ici, l’art. 1480 C.c.Q. ne permet pas de conclure à la responsabilité solidaire des intimés, et ce, pour deux raisons décisives. Premièrement, il est possible d’établir un lien de causalité entre les fautes des intimés et un préjudice précis. Deuxièmement, les fautes des intimés dans chacune des actions intentées par la Ville ne constituent pas un fait collectif fautif en l’absence d’intention commune de la part des intimés. Cela étant, je précise que les art. 1478 C.c.Q. et 328 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01, n’ont aucun impact sur la présente analyse. Ces dispositions s’appliquent là où il est nécessaire, une fois la solidarité établie, de partager la responsabilité entre les auteurs d’un même préjudice. Le juge de première instance et les juges de la Cour d’appel ont eu raison de ne pas en tenir compte ici.

B. L’article 1526 C.c.Q.

[71] Dans la mesure où la responsabilité solidaire des intimés ne découlerait pas de l’art. 1480 C.c.Q., la Ville soutient ensuite qu’elle prendrait alors sa source dans l’art. 1526 C.c.Q. :

1526. L’obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle.

[72] Pour que cet article trouve application, la faute de deux personnes ou plus doit avoir causé un préjudice unique. Il peut s’agir d’une faute commune ou de fautes contributoires. À cet égard, la Ville avance que les encouragements mutuels des émeutiers auraient contribué au préjudice global subi, soit la destruction totale des autos-patrouilles. Selon elle, les cours inférieures ont commis une erreur de droit dans la qualification du préjudice subi, lequel doit être évalué de façon globale plutôt que fractionnée.

[73] J’estime que la Ville se méprend. Sous le couvert d’une prétendue erreur de droit au titre de la qualification du préjudice subi, cet argument invite lui aussi en définitive notre Cour à réévaluer les conclusions factuelles du juge d’instance au sujet du préjudice effectivement causé par chacune des fautes des intimés. Ce faisant, la Ville fait en outre abstraction des conclusions de fait du juge d’instance portant que les fautes des intimés sont distinctes. Or, en l’absence d’erreur manifeste et déterminante qui entacherait la conclusion du premier juge selon laquelle il n’existe pas de préjudice unique découlant des fautes distinctes des intimés, il n’y a pas lieu d’intervenir.

(1) L’absence d’unicité du préjudice

[74] L’article 1526 C.c.Q. prévoit la solidarité des personnes qui ont causé un même et unique préjudice à autrui par leur faute commune ou leurs fautes contributoires (Baudouin, Deslauriers et Moore, nºs 1-720 à 1-722; Code civil du Québec : Annotations — Commentaires 2017-2018, p. 1287; Lluelles et Moore, nº 2578). Il est de l’essence même de la solidarité en matière extracontractuelle que les débiteurs soient obligés à « une même chose » envers le créancier (art. 1523 C.c.Q.; Lluelles et Moore, nº 2577; voir aussi M. Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec (7e éd. 2009), no 1388). Le préjudice visé par l’art. 1526 C.c.Q. est donc assujetti à la condition d’unicité.

[75] En l’espèce, le premier juge a déterminé qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre la participation de chacun des intimés à l’émeute et la destruction totale des autos-patrouilles. Il a plutôt conclu à l’existence d’une multitude de préjudices distincts et identifiables, chacun d’eux ayant été causé par une faute tout aussi distincte et identifiable qu’il a rattachée à un émeutier particulier. Il a évalué le dommage précis causé par ces fautes des intimés et établi le montant de la condamnation de chacun en conséquence. Par exemple, dans le cas des défendeurs Hunter et Côté Béliveau, il a estimé que la preuve vidéo permettait de déterminer le dommage précis causé par chacun de leurs actes fautifs respectifs (2014 QCCQ 4916, par. 56-67 (CanLII)). Ce constat constitue une différence déterminante entre le cas de ces défendeurs et celui des défendeurs Gauchier et Casimir, où la seule conclusion qu’il pouvait tirer du rapport et du témoignage du policier était que ces derniers étaient indistinctement responsables de l’ensemble des dommages causés aux autos-patrouilles (2014 QCCQ 4923, par. 55-62). L’unicité du préjudice causé par la faute commune de ces défendeurs a en conséquence justifié leur condamnation solidaire.

[76] Au risque de me répéter, l’existence ou non d’un lien de causalité entre une faute et un dommage est une question factuelle et la Ville n’a pas démontré d’erreur manifeste et déterminante du premier juge à cet égard. Notre Cour a récemment rappelé que, dans de tels cas, « comme deuxième palier d’appel, [notre] rôle n’est pas de réévaluer les constats de faits des juges d’instance que les cours d’appel n’ont pas remis en question : “. . . le principe de non-intervention ‘a d’autant plus de force en présence de conclusions concourantes des deux cours d’instance inférieure’ . . .” » (Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, [2017] 1 R.C.S. 478, par. 51, citant St-Jean, par. 45, qui cite Ontario (Procureur général) c. Bear Island Foundation, [1991] 2 R.C.S. 570, p. 574-575). Le premier juge n’a pas trouvé de lien causal générateur de responsabilité suffisant — soit un lien « logique, direc[t] et immédia[t] » — entre chacune des fautes et la totalité des dommages causés à un véhicule (Baudouin, Deslauriers et Moore, nº 1-683; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789, par. 50; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, par. 132). Les fautes des intimés ont, tout au plus, contribué au contexte dans lequel la destruction subséquente des autos-patrouilles est survenue. Or, il convient de distinguer la cause du dommage, d’une part, des circonstances ou de l’occasion de celui-ci d’autre part (Baudouin, Deslauriers et Moore, nº 1-687; Dallaire c. Paul‑Émile Martel Inc., [1989] 2 R.C.S. 419, p. 427; Montréal (Ville) c. Tarquini, [2001] R.J.Q. 1405 (C.A.), p. 1427).

(2) L’analyse du juge d’instance relative aux dommages-intérêts punitifs

[77] Malgré ce qui précède, la Ville plaide que le juge d’instance a reconnu que les gestes des intimés ont causé le préjudice total dont elle veut être indemnisée. Pour appuyer son argument, elle insiste sur une phrase tirée de l’analyse du juge relative aux dommages-intérêts punitifs. Dans le contexte de cette analyse, le juge note que les événements du 21 avril 2008 constituaient « [u]ne réaction spontanée, alimentée par des encouragements qui poussent le prochain à faire pire » (2014 QCCQ 4921, par. 83 (je souligne)). Il poursuit en condamnant vigoureusement le saccage généralisé qui a eu lieu. La Ville en conclut que ces encouragements constitueraient en soi une faute ayant contribué, au-delà des gestes fautifs précis de chaque émeutier, au dommage global causé aux autos-patrouilles.

[78] Avec égards, j’estime que la Ville fait une lecture tronquée des motifs du premier juge, qui sont pourtant clairs sur la question. Dans son analyse du lien de causalité, le juge indique en effet expressément qu’« [e]n l’espèce, il n’y a pas de lien causal entre la participation à l’émeute et les dommages subis aux véhicules de police » (QCCQ, par. 45). Or, un acte, même fautif, qui n’est pas rattaché à un dommage par un lien de causalité juridiquement suffisant n’est pas générateur de responsabilité aux termes de l’art. 1457 C.c.Q. Aussi, malgré le caractère répréhensible de ce geste, on ne peut considérer que la participation à l’émeute constitue en soi une faute contributoire dont découlerait une responsabilité pour l’ensemble des dommages causés à cette occasion.

[79] L’analyse du juge portant sur les dommages-intérêts punitifs s’inscrit d’ailleurs dans un tout autre contexte que celui de la détermination du lien de causalité. Selon l’art. 1621 C.c.Q., il doit évaluer ces dommages pour assurer leur fonction préventive. Pour ce faire, il doit les apprécier en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes. Constituent de telles circonstances, dans les cas qui nous occupent, le comportement illicite décrié, le contexte du vandalisme gratuit qui a été perpétré et la réprobation générale dont sont l’objet les agissements de ce genre. Le juge a certes retenu l’ensemble de ces circonstances pour évaluer les dommages-intérêts punitifs, qui ne sont pas remis en question devant nous. Malgré tout, il a néanmoins statué qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre la participation à l’émeute et le dommage global causé aux autos-patrouilles[5].

[80] Je rappelle à ce sujet que si une faute qu’aucun lien de causalité ne rattache au dommage invoqué ne peut fonder une obligation de réparer le préjudice, elle peut néanmoins justifier l’octroi de dommages-intérêts punitifs. En effet, de tels dommages-intérêts n’obéissent pas à la logique compensatoire du régime de responsabilité civile. Il importe d’ailleurs peu que le juge de première instance qualifie différemment la faute qui justifie l’octroi des dommages-intérêts compensatoires du comportement qui justifie l’octroi des dommages-intérêts punitifs. Dans l’arrêt de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64, notre Cour a mis fin à une longue controverse jurisprudentielle et consacré le caractère autonome des dommages-intérêts punitifs (par. 40-46; Baudouin, Deslauriers et Moore, nº 1-388; S. Grammond, « Un nouveau départ pour les dommages-intérêts punitifs » (2012), 42 R.G.D. 105, p. 109-110; voir aussi Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8, [2012] 1 R.C.S. 265, par. 144-147). Des dommages-intérêts de cette nature peuvent ainsi être octroyés même en l’absence d’une condamnation à payer des dommages-intérêts compensatoires en relation avec la faute qui les concerne.

(3) Les fautes distinctes des intimés

[81] Enfin, le juge de première instance s’est bien dirigé en droit en qualifiant les fautes des intimés non pas de fautes communes ou de fautes contributoires mais plutôt de fautes distinctes. En effet, des fautes doivent avoir causé ou contribué à causer un préjudice unique pour qu’il soit possible de les qualifier de « faute commune » ou « fautes contributoires » et pour qu’elles entraînent l’application de l’art. 1526 C.c.Q. (Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 1-720 à 1-721; Code civil du Québec : Annotations — Commentaires 2017-2018, p. 1287). Nous ne sommes pas en présence de telles fautes ici.

[82] Sous ce rapport, l’affirmation de la Ville selon laquelle la faute des intimés est le fait d’avoir participé à la destruction totale d’une auto-patrouille dans le cadre de l’émeute traduit une erreur de raisonnement. Affirmer que la faute réside dans la participation à la destruction totale du véhicule revient à qualifier la faute non pas en fonction de l’acte reproché, mais en prenant comme point de départ le préjudice final subi par la victime. Cette qualification rétrospective de la faute, exclusivement sur la base du préjudice subi par la victime à la suite d’une série d’actes fautifs, ne constitue pas une approche appropriée, car elle se trouve à faire abstraction d’un élément central de la responsabilité extracontractuelle : le lien de causalité. Suivant cette logique, il serait possible de requalifier toutes les fautes successives qui portent préjudice à une même victime. Il suffirait alors d’affirmer que la faute est la participation au préjudice global subi par la victime. Or, une telle approche serait contraire à la condition exigeant l’établissement du lien de causalité requis par l’art. 1457 C.c.Q.

[83] Somme toute, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en concluant à l’absence de lien de causalité entre les fautes des intimés et la totalité des dommages causés à chaque auto-patrouille. La Ville ne peut pas utiliser hors contexte les commentaires de ce dernier relativement aux dommages-intérêts punitifs afin de contredire sa conclusion claire concernant cette absence de lien causal. Au final, vu la conclusion factuelle portant que chacune des fautes avait causé un préjudice précis, il était inévitable que les fautes soient qualifiées de successives et distinctes. L’article 1526 C.c.Q. est dès lors inapplicable.

C. L’obligation in solidum

[84] La Ville soutient en dernier lieu que les intimés seraient responsables in solidum envers elle. La Ville n’a pas invoqué cet argument devant les juridictions inférieures. Elle le soulève pour la première fois devant notre Cour. Je ne peux souscrire à cette proposition de dernier ressort.

[85] En droit civil, l’obligation in solidum est une création jurisprudentielle qui, bien que distincte de la solidarité, en reproduit les effets fondamentaux. Dans les circonstances où elle trouve application, elle permet notamment à un créancier de s’adresser indifféremment à l’un ou l’autre de ses débiteurs pour obtenir la condamnation recherchée pour le tout (Baudouin et Jobin, no 618; Prévost-Masson c. Trust Général du Canada, 2001 CSC 87, [2001] 3 R.C.S. 882, par. 29). Jusqu’à maintenant, la doctrine et la jurisprudence ont reconnu l’application de la responsabilité in solidum dans des circonstances fort différentes de celles qui nous occupent (voir Vézina et Langevin, p. 129). Représentent de telles circonstances, par exemple, la responsabilité des coauteurs d’un préjudice unique causé par des fautes contractuelles et extracontractuelles (Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, [2004] 3 R.C.S. 95, par. 79; Dostie c. Sabourin, [2000] R.J.Q. 1026 (C.A.), par. 72), la responsabilité découlant d’inconvénients anormaux de voisinage (Homans c. Gestion Paroi inc., 2017 QCCA 480, par. 161-164 (CanLII)), ou encore la responsabilité résultant de l’inexécution de contrats distincts (Prévost-Masson, par. 33). Par contre, ni la doctrine ni la jurisprudence ne font état de cas ou d’exemples où l’on aurait appliqué les principes de l’obligation in solidum en matière de fautes exclusivement extracontractuelles comme en l’espèce.

[86] Cela peut s’expliquer aisément. En effet, contrairement aux situations qui mettent en cause des fautes contractuelles distinctes ou des fautes à la fois contractuelles et extracontractuelles, le législateur a établi aux art. 1480 et 1526 C.c.Q. un cadre législatif complet pour régir la solidarité des débiteurs qui ont commis des fautes extracontractuelles (voir Vézina et Langevin, p. 129). Dans l’arrêt Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832, [2008] R.J.Q. 2127, le caractère exhaustif du régime de solidarité établi par ces deux articles en cas de fautes extracontractuelles a d’ailleurs guidé la Cour d’appel dans sa conclusion selon laquelle la solidarité des débiteurs ne s’étend pas aux dommages-intérêts punitifs (par. 192-195)[6].

[87] Ici, nous sommes en présence de fautes extracontractuelles et les conditions d’application des art. 1480 et 1526 C.c.Q. ne sont pas réunies. Dans un tel contexte, il ne convient pas de contourner le régime législatif exhaustif qui encadre la solidarité en matière de fautes extracontractuelles et de chercher à obtenir des effets similaires au moyen de la responsabilité in solidum. Cette solution d’origine jurisprudentielle vise à répondre à des situations que le législateur n’a pas expressément envisagées, non à contourner les mécanismes qu’il a autrement établis et qui comportent des conditions d’application auxquelles un créancier n’est pas en mesure de satisfaire.

[88] À tout événement, l’obligation in solidum n’est d’aucun secours pour la Ville en l’espèce, car elle ne corrige pas le problème central de son argumentation, soit l’absence de lien de causalité entre chaque faute des intimés et le dommage global causé à l’auto-patrouille concernée pendant l’émeute. Ainsi que l’exprime avec justesse un auteur, « [p]our qu’il existe une obligation in solidum entre plusieurs débiteurs, il faut toujours retrouver le critère essentiel et fondamental : un lien entre chaque débiteur pris isolément et l’intégralité de la dette ou du préjudice. S’il est possible d’identifier la part de chacun [. . .] il ne faut pas appliquer l’obligation in solidum » (Levesque, p. 128 (soulignement dans l’original)). En effet, tout comme dans les cas de solidarité de source législative, il ne peut y avoir de responsabilité in solidum entre des défendeurs qui ont causé des préjudices distincts (Vézina et Langevin, p. 129; 2855-0523 Québec inc. c. Ivanhoé Cambridge inc., 2014 QCCA 124, 45 R.P.R. (5th) 64, par. 20; Fonds d’assurance responsabilité professionnelle du Barreau du Québec c. Gariépy, 2005 QCCA 60, [2005] R.J.Q. 409, par. 20-30).

VI. Conclusion

[89] Bref, peu importe la façon dont on aborde la situation, les circonstances de l’espèce ne donnent pas ouverture à une condamnation solidaire des intimés. Les conditions des art. 1480 et 1526 C.c.Q. ne sont pas satisfaites et l’obligation in solidum ne permet pas de contourner le régime législatif exhaustif qui régit la solidarité en matière de fautes extracontractuelles en droit civil québécois.

[90] À vrai dire, la Ville tente d’obtenir une condamnation solidaire contre tous les émeutiers identifiés qui ont endommagé une de ses autos-patrouilles durant l’émeute, et ce, malgré le fait que leurs gestes n’aient pas tous contribué au préjudice global pour lequel elle réclame compensation. Cette demande est non seulement mal fondée en droit, mais elle mènerait en outre à des résultats absurdes. En effet, les gestes fautifs des émeutiers sont de nature et de gravité hautement dissemblables, en plus d’être séparés dans le temps et non liés entre eux. Or, faire droit à la réclamation de la Ville aurait pour effet d’attribuer les mêmes conséquences juridiques à l’incendie criminel d’un véhicule par un casseur professionnel masqué qu’au coup de pied donné sur ce même véhicule par un partisan éméché trois heures plus tôt.

[91] Dans un contexte où l’exercice d’un recours récursoire contre les autres émeutiers que la preuve recueillie n’a pas permis d’identifier serait selon toute vraisemblance illusoire, conclure à la solidarité reviendrait ainsi à faire peser sur un émeutier qui a donné par dépit un coup de pied sur une portière un risque de responsabilité financière pouvant s’élever à plusieurs dizaines de milliers de dollars. Un tel geste est certes répréhensible et inacceptable, c’est indiscutable. Cependant, on ne saurait justifier de conclure à la responsabilité solidaire de cette personne en l’assimilant à l’émeutier inconnu qui aurait mis le feu au véhicule plusieurs heures plus tard. Conclure dans le sens recherché par la Ville me semblerait singulièrement injuste. La réparation intégrale du préjudice –– et non de la victime –– est assurément un principe fondamental du droit civil québécois. Mais imposer la solidarité entre des émeutiers qui ont causé des préjudices distincts dérogerait radicalement au principe voulant qu’une personne ne soit tenue responsable de réparer que le seul préjudice que cause sa propre faute. Le fait qu’une victime ait subi une pluralité de préjudices au cours d’un événement ne permet pas de faire exception à ce principe.

[92] La Cour du Québec et la Cour d’appel ont limité les conséquences des fautes des intimés en l’absence de lien de causalité entre celles-ci et le préjudice total réclamé par la Ville. Ce faisant, elles n’ont commis ni erreur de droit ni erreur de fait manifeste et déterminante. Je rejetterais l’appel de la Ville avec dépens dans chacun des six dossiers concernés.

Les motifs suivants ont été rendus par

La juge Côté —

I. Introduction

[93] Mon collègue le juge Gascon énonce comme suit la question au cœur du présent pourvoi : « Dans quelle mesure un émeutier donné peut-il être tenu solidairement responsable envers la victime des dommages causés par les autres émeutiers au même bien que lui? » (par. 3). Je suis d’avis que des émeutiers qui endommagent ensemble un même bien doivent être tenus solidairement responsables de l’entièreté du préjudice subi par la victime quant à ce bien.

[94] En matière extracontractuelle, les fautifs sont solidairement tenus de réparer le préjudice qu’ils causent dans les circonstances suivantes :

1480. Lorsque plusieurs personnes ont participé à un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice ou qu’elles ont commis des fautes distinctes dont chacune est susceptible d’avoir causé le préjudice, sans qu’il soit possible, dans l’un ou l’autre cas, de déterminer laquelle l’a effectivement causé, elles sont tenues solidairement à la réparation du préjudice.

1526. L’obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle.

(Code civil du Québec (« C.c.Q. »))

[95] À mon avis, les faits en l’espèce justifiaient de conclure à la responsabilité solidaire des intimés. En effet, dans les circonstances, la conduite des individus qui ont participé à la destruction d’une même auto-patrouille constituait un fait collectif fautif. Cette conduite a ultimement entraîné la perte totale du véhicule et, en conséquence, ces individus sont tenus solidairement à la réparation de ce préjudice aux termes de l’art. 1480 C.c.Q.

[96] Si, toutefois, conformément à la conclusion de mon collègue, une telle responsabilité solidaire ne peut être imposée à ces individus en vertu de l’art. 1480 C.c.Q., il faut alors conclure que l’ensemble des conduites respectives de ces individus constituent une faute commune, faute qui entraîne elle aussi une condamnation solidaire, cette fois, en application de l’art. 1526 C.c.Q.

[97] Sous le régime du Code civil du Bas-Canada, les tribunaux n’hésitaient pas à condamner solidairement un groupe de fautifs ayant causé un préjudice. Ils arrivaient à cette conclusion même si une preuve prépondérante permettait d’identifier le membre du groupe qui avait causé le préjudice. En effet, les tribunaux considéraient que c’était d’abord et avant tout la conduite dangereuse du groupe qui était la cause du préjudice subi et, donc, que les membres de ce groupe y avaient tous contribué. Cette jurisprudence a depuis été codifiée par le Code civil du Québec. Ainsi, que l’on applique l’art. 1480 ou encore l’art. 1526, la condamnation solidaire des intimés s’impose quant à une même auto-patrouille vandalisée.

II. Questions en litige

[98] Le présent pourvoi soulève trois questions auxquelles il faut, à mon avis, répondre comme suit :

(1) Les intimés sont-ils solidairement responsables de la totalité des dommages causés à une auto-patrouille pendant l’émeute en raison de leur participation à un fait collectif fautif au sens de l’art. 1480 C.c.Q.?

Oui. Les intimés ayant participé à la destruction d’une même auto-patrouille ont pris part à un fait collectif fautif et sont tenus solidairement à la réparation de la totalité des dommages causés.

(2) Si la réponse à la première question est négative, les intimés ont-ils commis une faute commune ou des fautes contributoires qui les rendent solidairement responsables au sens de l’art. 1526 C.c.Q.?

Si l’on répond par la négative à la première question, il faut nécessairement conclure que les intimés sont solidairement responsables au sens de l’art. 1526 C.c.Q., puisqu’ils ont commis une faute commune ou des fautes contributoires quant à une même auto-patrouille.

(3) Les intimés sont-ils responsables in solidum?

Non. Le concept de responsabilité in solidum ne s’applique pas dans une situation où il y a eu plusieurs fautes, toutes extracontractuelles.

III. Analyse

A. L’article 1480 C.c.Q.

[99] L’article 1480 C.c.Q. prévoit qu’il y a responsabilité solidaire lorsque plusieurs personnes ont participé à un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice. Je suis d’avis que toutes ces conditions sont réunies dans les cas où, comme en l’espèce, plusieurs personnes se regroupent autour d’une auto-patrouille, lui donnent des coups causant différents dommages, et encouragent les autres à faire de même jusqu’à ce que le véhicule soit complètement détruit.

(1) Les intimés ont participé à un fait collectif fautif qui a entraîné un préjudice

[100] En l’espèce, le juge de première instance a conclu que les intimés n’avaient pas participé à un fait collectif fautif vu l’absence d’intention claire ou de concertation entre eux. Selon lui, l’art. 1480 C.c.Q. n’est donc pas applicable :

La Ville allègue l’aventure commune. Pour qu’il y ait aventure commune, il faut qu’il y ait une intention claire, une concertation à commettre un méfait. Dans le cas qui nous occupe, la preuve révèle qu’il s’agit d’actes spontanés (qui sont tout autant répréhensibles) qui n’étaient pas planifiés par leurs auteurs qui, souvent, ne se connaissaient pas. Selon la preuve, la soirée était festive, voire familiale. Ce n’est que plus tard dans la soirée que les choses ont dégénéré.

Le Tribunal en arrive à la conclusion que dans le présent dossier, bien que les images puissent choquer, la preuve démontre qu’il n’y avait pas de collusion ni d’intention commune. En somme, il n’y avait pas d’aventure commune entre les défendeurs.

(2014 QCCQ 4902, 2014 QCCQ 4915, 2014 QCCQ 4916, 2014 QCCQ 4919, 2014 QCCQ 4920 et 2014 QCCQ 4921 (collectivement « QCCQ »), par. 47-48 (CanLII) (je souligne).)

[101] À mon avis, cette conclusion est entachée d’une erreur de droit.

[102] L’article 1480 est une disposition de droit nouveau, qui a codifié la jurisprudence applicable avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec[7]. Il convient donc de se tourner vers cette jurisprudence pour définir adéquatement la notion de fait collectif fautif et ainsi cerner le champ d’application de cette disposition. Or, cette jurisprudence indique clairement qu’il n’est pas nécessaire, pour que les intimés puissent être condamnés solidairement, d’établir qu’ils avaient l’intention claire de commettre un méfait ou qu’ils s’étaient concertés en vue de le faire.

[103] À l’époque du Code civil du Bas-Canada, les tribunaux s’appuyaient couramment sur les concepts de « faute collective » ou d’« aventure commune » pour retenir la responsabilité solidaire des membres d’un groupe. Les auteurs Francine Drouin-Barakett et Pierre-Gabriel Jobin[8] résument bien la portée que les tribunaux accordaient à ces concepts[9] :

. . . ces hypothèses d’ententes préalables expresses qui participent de la nature du complot ne sont pas les seules manifestations de la faute collective. C’est plutôt dans les hypothèses contraires que s’avère précieuse l’utilisation appropriée de cette faute.

Les tribunaux admettent l’application de la faute collective à des situations dangereuses résultant d’un mouvement spontané. . . .

. . .

La présence sur les lieux du fait qui a causé immédiatement le dommage n’est pas déterminante. On peut avoir contribué à la préparation de ce fait et s’être éclipsé au dernier moment. On peut en cours d’opération se joindre à des instigateurs. Les participants peuvent contribuer à créer la situation dangereuse par des gestes identiques ou différents. Enfin, la faute collective existe aussi bien dans un comportement purement spontané que dans celui qui a fait l’objet d’une concertation. Dans toutes les hypothèses, la responsabilité pour faute collective s’attachera à tous ceux — et uniquement à ceux — dont les attitudes sont reliées par la connexité et leur caractère inséparable vis-à-vis le dommage, réserve faite de la faute par pure omission sur laquelle un doute subsiste mais qui devrait aussi être admise quand son auteur était en mesure d’intervenir. [Je souligne.]

[104] Cette définition est en tout point conforme à la jurisprudence fondée sur le Code civil du Bas-Canada. En effet, les tribunaux n’hésitaient pas à condamner solidairement un groupe de personnes ayant agi spontanément, mais dont les actions ou attitudes sont reliées par une connexité et leur caractère inséparable avec le dommage subi par la victime. À titre d’exemple, dans l’affaire Gagné c. Monzerolle, [1967] B.R. 899 (résumé), la Cour d’appel du Québec a condamné solidairement deux automobilistes ayant participé spontanément à une course improvisée, au motif qu’il s’agissait d’une « commune entreprise ». Les auteurs Drouin-Barakett et Jobin se réfèrent également au droit français et à un arrêt de la Cour de cassation dans lequel celle-ci a retenu la responsabilité solidaire d’un groupe de chasseurs ayant agi dans un mouvement spontané, qu’elle a qualifié de moment d’euphorie[10].

[105] Il est donc possible de conclure à l’existence d’une faute collective en cas d’actes spontanés, sans qu’il y ait eu planification préalable des actions du groupe ou accord exprès à leur égard. Ainsi, à mon avis, l’énoncé suivant du juge de première instance comporte une erreur de droit quant à la définition de fait collectif fautif : « Pour qu’il y ait aventure commune, il faut qu’il y ait une intention claire, une concertation à commettre un méfait » (QCCQ, par. 47). Les faits sur lesquels il se fonde pour conclure à l’absence d’un fait collectif fautif confirment d’ailleurs cette erreur. En effet, les conclusions de fait du juge de première instance selon lesquelles « il s’agi[ssait] d’actes spontanés [. . .] qui n’étaient pas planifiés par leurs auteurs qui, souvent, ne se connaissaient pas » (QCCQ, par. 47) ne sauraient suffire pour écarter l’existence d’un fait collectif fautif en l’espèce.

[106] Dans ses motifs, le juge de première instance cherche à répondre à la question suivante concernant l’application de l’art. 1480 C.c.Q. :

Le Tribunal a convenu avec les parties que le présent jugement comporterait deux parties. La première consiste à déterminer si la manifestation du 21 avril 2008 constitue un « fait collectif », ce qui entrainerait la solidarité entre les défendeurs (1480 C.c.Q.).

(QCCQ, par. 14 (je souligne).)

[107] Je partage l’avis du premier juge suivant lequel, considérée dans son ensemble, la manifestation du 21 avril 2008 ne saurait constituer un fait collectif fautif. En effet, une émeute regroupant des centaines de personnes et se déroulant dans plusieurs rues du centre-ville de Montréal est un événement tout simplement trop vaste pour qu’il existe une connexité suffisante entre les actions de tous les participants. Toutes les personnes qui ont commis une faute ce soir-là ne sauraient être condamnées solidairement pour l’ensemble des dommages causés.

[108] En fait, c’est précisément pour éviter un tel résultat que le Barreau du Québec a recommandé l’ajout du terme « fautif » à l’art. 1480 C.c.Q. lors de la réforme du droit civil :

Le Barreau a tout d’abord suggéré l’addition du terme fautif à la suite de l’expression fait collectif à l’article 1538 du projet (art. 1480 C.c.Q.). La précision a pour but d’éviter que « tous les représentants à une activité en soi légitime (ex. : grève légale, manifestation, etc.) soient responsables du préjudice causé par un noyau de personnes ».[11]

[109] Cela ne signifie toutefois pas qu’il soit impossible d’identifier un fait collectif fautif commis par des groupes plus restreints au cours de l’émeute. Or, le juge de première instance n’a pas tranché cette question. Je rappelle qu’il cherchait plutôt à déterminer « si la manifestation du 21 avril 2008 constitue un “fait collectif” » (QCCQ, par. 14). Ainsi, dans la première section de ses motifs, laquelle est partie intégrante de sa décision dans tous les dossiers dont il était saisi, il établit que l’émeute du 21 avril 2008 ne constitue pas un fait collectif fautif.

[110] Dans la seconde section du jugement, propre à chaque dossier, il se contente d’affirmer que la question du fait collectif fautif a déjà été décidée (voir, par exemple, 2014 QCCQ 4921, par. 56 (CanLII)). La question de savoir si chaque groupe d’intimés ayant endommagé le même véhicule a participé à un fait collectif fautif entraînant la responsabilité solidaire de ces intimés est, à mon avis, demeurée en suspens.

[111] En fait, lors de cette soirée d’émeute, des groupes restreints d’individus se sont effectivement formés. Chacun de ces groupes s’est acharné sur une même auto-patrouille jusqu’à ce qu’elle soit complètement détruite. La conduite individuelle des personnes ayant endommagé un même bien, conjuguée à l’atmosphère d’entraînement ainsi créée, démontre un lien de connexité indéniable entre leurs actions qui visaient ultimement, ensemble, à détruire une même auto-patrouille. Sans être des actes identiques commis exactement au même moment, il s’agit d’une série d’actions connexes, commises au même endroit, à l’intérieur d’un court laps de temps et visant un même bien.

[112] Mon collègue affirme que, dans les décisions rendues tant en vertu du Code civil du Québec que du Code civil du Bas-Canada, les participants à un fait collectif fautif « partageaient une intention commune, parfois tacite, facteur qui fait cruellement défaut en l’espèce » (par. 59). Pourtant, les jugements dont il fait état (aux par. 47 et suiv.) concernent des groupes dont l’intention tacite est établie par la participation à une activité dangereuse qui entraîne un préjudice. La plupart de ces dossiers ne révélaient l’existence d’aucune entente entre les membres du groupe ou de préparation préalable de leur part. Qu’il suffise de mentionner l’exemple de la participation spontanée à une course de voitures improvisée (Gagné), ou celui du groupe d’enfants qui s’amusaient à lancer des pierres (D’Allaire c. Trépanier, [1961] C.S. 619 (Qc)). En conséquence, en ce qui a trait à la question de l’intention que doivent partager les participants au fait collectif fautif, ces décisions sont tout à fait applicables à notre dossier, où un groupe de personnes participent spontanément à la destruction d’un véhicule.

[113] J’arrive donc à la conclusion que les personnes ayant participé à la destruction d’une même auto-patrouille ont pris part à un fait collectif fautif. De plus, ce fait collectif fautif a entraîné un préjudice : la perte totale de l’auto-patrouille. Comme le soutient la Ville :

Les intimés ne pouvaient ignorer qu’en participant collectivement au saccage d’un véhicule, ce dernier finirait par être complètement détruit, alors qu’une émeute est en cours et qu’ils en sont eux-mêmes les acteurs. Dans ce cas, il existe une relation indissociable et de grande proximité entre chacun des gestes des intimés et la totalité des dommages subis par l’appelante pour chaque véhicule.

(m.a., par. 90)

[114] Contrairement à mon collègue, qui affirme que l’argument de la Ville découle d’une « lecture tronquée des motifs du premier juge » (par. 78), je suis d’avis que les conclusions de fait du juge de première instance appuient cet argument de la Ville. En effet, ce dernier a décrit en ces termes les événements qui ont eu lieu : « Un saccage collectif sans raison. Une foule en liesse qui brise tout sur son passage pour le plaisir. Une réaction spontanée, alimentée par des encouragements qui poussent le prochain à faire pire » (2014 QCCQ 4915, par. 68 (CanLII) (je souligne)). De plus, le juge de première instance note que « lorsque l’on considère la participation active des défendeurs à l’émeute, les gestes de saccage posés, les encouragements aux autres manifestants à commettre des méfaits sur les véhicules de police, tout cela sur un fond de violence inapaisable, [ils] font en sorte de rendre cet évènement unique » (2014 QCCQ 4915, par. 72).

[115] Il ne s’agit pas ici de remettre en question les conclusions du juge de première instance portant que l’émeute dans son ensemble ne constituait pas une aventure commune, et qu’il n’existait pas de lien de causalité entre l’émeute dans son ensemble et la destruction des différents véhicules donnés. Toutefois, j’estime que le juge de première instance a commis une erreur de droit dans sa définition de « fait collectif fautif ». En effet, ses conclusions de fait permettent de conclure que les intimés ont participé à des faits collectifs fautifs dans le cours de l’émeute, et que chacun de ces faits collectifs a entraîné la destruction d’une auto-patrouille. Globalement, ces conclusions de fait étaient suffisantes pour condamner solidairement les intimés à réparer l’entièreté de ce préjudice, et il était dès lors inutile de s’attarder à identifier des fautes distinctes à l’intérieur de cette faute collective et à les relier à une fraction du dommage causé par le groupe.

[116] Mon collègue semble suggérer de faire abstraction de certaines conclusions du juge de première instance en affirmant qu’elles se trouvent dans la section de son analyse portant sur les dommages-intérêts punitifs (par. 78). Je ne partage pas ses vues à cet égard, car peu importe qu’elles servent à l’analyse des dommages-intérêts compensatoires ou à celle des dommages-intérêts punitifs, les conclusions de fait du juge de première instance peuvent très bien être pertinentes pour répondre à ces deux questions distinctes, et demeurent les mêmes, indépendamment de la question analysée et de la section où elles se retrouvent dans l’analyse.

[117] Au sujet des dommages-intérêts punitifs, mon collègue note, au par. 80 de ses motifs, que « [d]ans l’arrêt de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64, notre Cour a mis fin à une longue controverse jurisprudentielle et consacré le caractère autonome des dommages-intérêts punitifs ». Je considère que ces observations ne sont pas nécessaires pour trancher le présent pourvoi, puisque les dommages-intérêts punitifs ne font pas l’objet de celui-ci. En outre, j’ajouterais que je ne suis pas convaincue que l’arrêt de Montigny a effectivement mis fin à toute controverse quant au caractère autonome ou non des dommages-intérêts punitifs.

(2) L’impossibilité de déterminer la cause du préjudice

[118] Selon mon collègue le juge Gascon, en plus des conditions énoncées à la section précédente, il faudrait « qu’il soit impossible de déterminer quelle personne a effectivement causé le préjudice » pour qu’un groupe de personnes puissent être condamnées solidairement sur la base de l’art. 1480 C.c.Q. (par. 19). Même s’il reconnaît que cette exigence ne découle pas des notions de fait collectif fautif ou d’aventure commune, mon collègue est d’avis qu’elle est néanmoins essentielle en raison du libellé de la disposition susmentionnée (par. 56).

[119] La jurisprudence fondée sur le Code civil du Bas-Canada comporte de nombreux exemples de cas où les membres d’un groupe ayant pris part à une aventure commune ont été tenus solidairement responsables, et ce, même si la preuve démontrait de manière prépondérante quelle personne avait effectivement causé le préjudice (D’Allaire; Gagné; Laxton c. Sylvestre, [1972] C.S. 297 (Qc), conf. par [1975] C.A. 648 (Qc); Dumont c. Desjardins, [1994] R.R.A. 459 (C.S. Qc)). En toute logique, cette même conclusion s’impose même dans le cas où il est possible d’identifier un membre du groupe qui a directement causé une fraction du préjudice. Il en est ainsi puisqu’il est admis que c’est la faute collective qui entraîne le préjudice, peu importe l’identité de la personne ayant causé directement ce préjudice. Or, c’est précisément cette jurisprudence que le législateur a codifiée en adoptant les art. 1480 et 1526 C.c.Q.

[120] À mon avis, rien n’indique que le législateur ait souhaité ajouter une exigence supplémentaire au concept jurisprudentiel de fait collectif fautif lorsqu’il a incorporé celui-ci dans le Code civil du Québec. En effet, tout comme la Ville, je considère que les mots « sans qu’il soit possible, dans l’un ou l’autre cas, de déterminer laquelle l’a effectivement causé » ne s’appliquent qu’à la seconde partie de l’art. 1480 C.c.Q. concernant les fautes distinctes. Comme l’a indiqué la Cour d’appel en l’espèce, « [l]a version française, compte tenu de sa syntaxe, peut possiblement être lue de [cette] façon » (2016 QCCA 1022, par. 59 (CanLII)). De plus, contrairement à mon collègue, j’estime que la version anglaise ne contredit pas cette interprétation :

1480. Where several persons have jointly taken part in a wrongful act which has resulted in injury or have committed separate faults each of which may have caused the injury, and where it is impossible to determine, in either case, which of them actually caused it, they are solidarily liable for reparation thereof.

[121] Cette disposition peut être lue comme suit : « Where several persons [. . .] have committed separate faults each of which may have caused the injury, and where it is impossible to determine, in either case, which of them actually caused it . . . » À la première partie de l’article, il suffit donc de conclure que « plusieurs personnes ont participé à un fait collectif fautif qui entraîne un préjudice », ou en anglais que « several persons have jointly taken part in a wrongful act which has resulted in injury », pour condamner solidairement les participants à la réparation du préjudice.

[122] Cette interprétation est conforme à l’économie et l’objet de la loi. En effet, le régime de responsabilité civile est fondé sur le concept de faute. Or, dans le cas d’un fait collectif fautif, les membres d’un groupe sont tenus solidairement responsables, étant donné que c’est leur faute collective qui est considérée comme la cause du préjudice. À cet effet, il est possible de se référer à l’arrêt de la Cour d’appel Massignani c. Veilleux, [1987] R.R.A. 541 (Qc), p. 543-544, dans lequel elle cite avec approbation les propos de l’auteur Albert Mayrand[12] (plus tard juge à la Cour d’appel du Québec) au sujet de la notion d’aventure commune :

À mon avis, même en assumant qu’un seul des deux appelants a tiré le ou les deux coups de feu qui ont blessé les intimés, leur responsabilité solidaire doit être retenue, compte tenu des circonstances de l’espèce.

Les deux appelants se sont engagés dans une aventure commune, illégale, singulièrement imprudente et dangereuse.

. . .

Ici, je fais miennes les considérations de Me Mayrand :

Quand on reproche aux chasseurs une imprudence dans la conduite de la chasse, la faute qui fait la base de l’action n’est pas le coup de feu tiré par chacun d’eux et dont l’un a blessé la victime, mais bien l’imprudence commune des chasseurs qui a créé une situation dangereuse. Les coups de feu ne sont plus ici que la suite prévisible d’une conduite déjà fautive, la phase ultime d’une activité imprudente. Pour qu’il y ait solidarité, on n’exige pas que l’entreprise imprudente ait été exécutée entièrement par tous les membres du groupe; il suffit que tous y aient participé dans une certaine mesure. S’ils ont participé à une battue en forêt sans avoir préalablement arrêté un plan et sans avoir convenu de certaines mesures de sécurité, ils ont commis une imprudence collective.

La poursuite imprudente d’une expédition de chasse n’est pas une faute aussi directe que le coup de feu qui a blessé la victime. Est-ce une cause juridique de l’accident? Ceci nous ramène à la question déjà soulevée de la causalité adéquate. Pour notre part, nous estimons que dans bien des circonstances le coup de feu qui a blessé la victime est une suite normale et prévisible d’une faute d’abstention et du comportement imprudent de tous les chasseurs. Ce comportement fautif serait donc — pour employer un jargon admis — une causa causans, non pas une simple condition sine qua non, du dommage. La poursuite imprudente de la chasse a accru les risques de réalisation du dommage et, dans certaines circonstances, il est raisonnable de penser que, sans cette imprudence collective, les coups de feu n’auraient pas été tirés. [Je souligne; note en bas de page omise.]

[123] Mon collègue le juge Gascon rappelle un passage des commentaires du ministre de la Justice portant sur la réforme du Code civil du Québec pour appuyer sa position :

Comme le mentionne le ministre de la Justice, l’art. 1480 C.c.Q. règle le problème du partage de la responsabilité entre les auteurs des fautes (ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. I, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 906). Le ministre ajoute que la règle de la solidarité s’impose dans les cas d’application de l’art. 1480 C.c.Q. « pour assurer la protection de la victime car celle-ci ne peut, dans les circonstances, établir le lien de causalité entre le préjudice qu’elle a subi et la faute causale » (ibid.). De cette façon, le législateur s’assure que la victime ne subit pas les conséquences de difficultés de preuve imputables à la situation dans laquelle les auteurs des fautes l’ont placée (voir aussi P. Deschamps, « Cas d’exonération et partage de responsabilité en matière extracontractuelle », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile (feuilles mobiles), vol. 1, par P.-C. Lafond, dir., fasc. 22, par. 15; Khoury, par. 32). [par. 31]

[124] En l’espèce, contrairement à ce qu’affirme mon collègue (par. 39), on ne condamne pas les intimés solidairement au seul motif que la victime ne peut retrouver l’auteur du dommage (ou d’une fraction du dommage). Il importe plutôt d’assurer la protection de la victime, car celle-ci ne pourrait, dans les circonstances, établir un lien de causalité entre une faute — autre que le fait collectif fautif — et la perte totale d’une auto-patrouille. D’une part, la preuve ne permet pas dans tous les cas d’établir la séquence exacte des actes commis pendant que plusieurs intimés endommageaient simultanément un même véhicule. D’autre part, il n’est pas non plus possible d’établir à quel moment le véhicule est devenu une perte totale, ou dans quel état il se trouvait lorsqu’il a été incendié. Finalement, plus les actes dommageables s’accumulent, plus il devient difficile d’individualiser les dommages causés par chacun.

[125] Il est évident que même si tous les fautifs pouvaient être identifiés, le tribunal serait tout de même confronté à un important problème de preuve en ce qu’il ne pourrait attribuer chaque part du préjudice scindé à ces individus. Dans de telles circonstances, pourquoi devrait-on favoriser le groupe d’individus ayant participé au fait collectif fautif, plutôt que l’innocente victime? Les art. 1480 et 1526 C.c.Q. nous indiquent précisément le contraire. Comme le souligne mon collègue, « le législateur s’assure que la victime ne subit pas les conséquences de difficultés de preuve imputables à la situation dans laquelle les auteurs des fautes l’ont placée » (par. 31).

[126] Un exemple tiré du présent pourvoi est très révélateur quant à l’injustice flagrante que subirait la victime en l’absence de condamnation solidaire. Dans le dossier 2014 QCCQ 4919, la Ville réclame la somme de 20 707,53 $ pour la destruction totale de l’auto-patrouille 21-15, qui a été saccagée et incendiée lors de l’émeute. Le juge de première instance retient la responsabilité de sept individus à l’égard de cette auto-patrouille :

(1) Le défendeur Favreau Courtemanche admet avoir donné « quelques coups de pieds dans la calandre du véhicule » (par. 83 (CanLII)). Il est condamné à payer 400 $ en dommages-intérêts compensatoires.

(2) Le défendeur Iden « admet avoir lancé une poubelle de métal sur l’aile avant [. . .], être monté sur le capot et avoir ainsi causé un léger enfoncement de celui-ci » (par. 124). Il est condamné à payer 1 000 $ en dommages-intérêts compensatoires.

(3) Le défendeur Bradshaw « admet être monté et avoir sauté sur le capot du véhicule, et avoir ainsi causé un enfoncement de celui-ci » (par. 147). Il est condamné à payer 700 $ en dommages-intérêts compensatoires.

(4) Le défendeur Primeau a donné plusieurs coups de pied sur l’auto-patrouille. Le juge de première instance souligne ce qui suit au sujet de l’attitude du défendeur : « Sur les extraits vidéo, on voit clairement le défendeur encourager la foule à commettre des dommages au véhicule. On entend à quelques reprises le défendeur crier “Come on”, les bras dans les airs en signe d’encouragement. Cette attitude aura sûrement une influence quant à la somme allouée à titre de dommages punitifs » (par. 60). Le défendeur a donc « non seulement particip[é] à cette émeute, il a encouragé son entourage à commettre des méfaits contre le véhicule de police 21-15 » (par. 78). Ces encouragements ont incité la foule présente à endommager le véhicule (par. 79). M. Primeau a d’ailleurs admis qu’il se trouvait toujours sur les lieux et a aperçu l’individu qui a incendié le véhicule. Il est condamné à payer 900 $ en dommages-intérêts compensatoires.

(5) Le défendeur Nega a sauté « à pieds joints, sur le capot du véhicule 21‑15, donnant des coups de pied dans le pare-brise, qu’il brisa. Finalement, il attrape une poubelle en métal et donne de nombreux coups sur la voiture de police 21-15, et ce, sans compter les nombreux coups de pied distribués allègrement sur la carrosserie du véhicule » (par. 110). Le rapport de police signale également qu’« [e]ntre chaque épisode de méfaits, l’accusé agitait la foule en criant et en lançant des bouteilles et des roches » (reproduit au d.a., vol. V, p. 952-954, p. 954). Il est condamné à payer 2 000 $ en dommages-intérêts compensatoires.

(6) Le défendeur Davin « saute sur le capot, sur le toit du véhicule 21-15. Il fracasse les phares, les gyrophares et lance des bouteilles de bière dans les vitres du véhicule. Il s’en prend aussi à un citoyen, qui tente de le raisonner, en lui donnant un coup de bouteille sur la tête » (par. 134). Selon le rapport de police, M. Davin aurait affirmé que ce sont ces amis qui ont incendié le véhicule. Il ajoute même que « si l’occasion lui est donnée, il recommencera et que si l’opportunité lui avait été donnée, il aurait mis le feu au véhicule » (par. 135). Il est condamné à payer 2 000 $ en dommages-intérêts compensatoires.

(7) Le défendeur Chaperon a aidé un autre individu à allumer un morceau de carton qu’il a ensuite lui-même déposé dans le véhicule qui a été incendié. Il est condamné à payer 4 000 $ en dommages-intérêts compensatoires.

[127] Dans cette affaire, la Ville a donc réussi à identifier sept individus ayant participé à la destruction de l’auto-patrouille. Elle est également parvenue à identifier le responsable de l’incendie. Le résultat de ce saccage est que l’auto-patrouille est entièrement détruite et que la Ville a subi une perte de 20 707,53 $. Elle ne reçoit toutefois que 11 000 $ en dommages-intérêts compensatoires. En effet, au lieu de condamner solidairement les membres du groupe ayant participé à ce fait collectif fautif, le juge de première instance a identifié des fautes distinctes à l’intérieur du fait collectif fautif, et il les a reliées à une fraction du dommage causé par le groupe. Pour ce qui est de l’intimé qui a incendié le véhicule, le juge a souligné que l’auto-patrouille était déjà dans un piteux état au moment de l’incendie, puisqu’elle avait été complètement saccagée. Il a donc évalué le dommage à 4 000 $.

[128] En définitive, c’est la victime innocente qui se retrouve avec une perte non compensée de 9 707,53 $. Il s’agit là précisément du type d’injustice que l’art. 1480 C.c.Q. cherche à corriger. À cet égard, rappelons encore une fois que, comme l’a souligné mon collègue, l’intention du législateur est de « s’assure[r] que la victime ne subi[sse] pas les conséquences de difficultés de preuve imputables à la situation dans laquelle les auteurs des fautes l’ont placée » (par. 31).

[129] Avant de conclure sur cette question, je désire ajouter ceci : sous le régime du Code civil du Bas-Canada, un tribunal pouvait conclure à la solidarité, même dans les cas où il était possible d’identifier des fautes distinctes au sein d’une faute collective et de les relier à une fraction du dommage causé par le groupe. C’est toujours le cas aujourd’hui. En l’espèce, le juge de première instance aurait donc dû condamner solidairement les défendeurs même si, dans certains cas, des fautes individuelles pouvaient être liées à une fraction du dommage. Cela n’empêche pas une condamnation solidaire lorsque ces personnes ont participé à un fait collectif fautif ayant entrainé un préjudice. Une fois la solidarité établie, l’art. 1478 C.c.Q. commande d’évaluer la gravité des fautes commises par les défendeurs tenus solidairement responsables afin de partager la responsabilité entre eux[13] :

1478. Lorsque le préjudice est causé par plusieurs personnes, la responsabilité se partage entre elles en proportion de la gravité de leur faute respective[14].

. . .

L’identification de fautes individuelles et la détermination de leur nature et gravité ne sont donc pertinentes que pour partager la responsabilité entre les personnes qui ont participé au fait collectif fautif et n’ont pas d’impact quant à leur responsabilité solidaire vis-à-vis la victime.

[130] Je conclus donc que l’art. 1480 C.c.Q. s’applique en l’espèce. Selon moi, cette interprétation est compatible avec le libellé de l’article, l’intention du législateur de codifier la jurisprudence antérieure ainsi que l’esprit et l’objet de la loi (Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184, par. 26, citant Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, qui cite E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87).

B. L’article 1526 C.c.Q.

[131] À mon avis, le législateur n’avait pas l’intention d’exiger qu’il soit impossible de déterminer l’identité de la personne qui a causé le préjudice pour que l’art. 1480 C.c.Q. s’applique. Toutefois, même si c’était le cas, cette exigence n’aurait aucun impact sur l’issue du présent pourvoi.

[132] Selon mon collègue, dans une telle éventualité, ce serait en invoquant l’art. 1526 C.c.Q. qu’un demandeur obtiendrait la condamnation solidaire des auteurs d’un fait collectif fautif, situation que la jurisprudence antérieure qualifiait d’« aventure commune ». Ainsi, même en acceptant l’interprétation que donne le juge Gascon de l’art. 1480 C.c.Q., j’arriverais tout de même à la conclusion que les intimés doivent, par l’effet de l’art. 1526 C.c.Q., être tenus solidairement responsables de l’entièreté des dommages causés à une même auto-patrouille :

1526. L’obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle.

[133] Suivant cette disposition, lorsque plusieurs personnes fautives ont causé un préjudice unique, ces personnes ont solidairement l’obligation de réparer ce préjudice[15]. En l’espèce, le juge de première instance a conclu que les intimés avaient commis des fautes distinctes et que ces fautes ne pouvaient être rattachées à un préjudice unique. Or, à mon avis, cette conclusion découle directement de l’erreur de droit qu’a commise le juge de première instance en définissant le fait collectif fautif.

[134] Comme le juge de première instance a conclu qu’il n’existait aucun fait collectif fautif, il n’a pu établir de lien de causalité avec le préjudice subi par la Ville, soit la perte totale de l’auto-patrouille concernée. Il a plutôt jugé qu’il y avait eu plusieurs fautes individuelles, chacune ayant causé une fraction du dommage. Contrairement à lui, j’estime que les intimés ont commis une faute commune qui a entraîné la perte totale de chaque véhicule. En effet, suivant l’analyse que j’ai exposée aux sections précédentes, c’est le fait collectif fautif des intimés qui a directement causé la destruction des différents véhicules et il va donc de soi que les intimés sont solidairement responsables sur la base de l’art. 1526 C.c.Q.

[135] Par ailleurs, l’analyse réalisée par le juge de première instance pour l’application de l’art. 1526 C.c.Q. mène à des résultats contradictoires qu’on ne peut ignorer. À titre d’exemple, dans le dossier 2014 QCCQ 4923, lequel n’est pas visé par le présent pourvoi, le juge a condamné solidairement les deux défendeurs Gauchier et Casimir en vertu de l’art. 1526 C.c.Q., en l’occurrence deux cousins qui ont lancé des objets sur les autos-patrouilles 44-3 et 30-5 et fracassé les vitres de ces véhicules. Il a conclu ainsi : « Puisqu’il s’agit de la même faute commise sur deux véhicules par deux auteurs, les défendeurs sont donc solidairement responsables » (par. 61 (CanLII)).

[136] Dans un second dossier tout à fait similaire (2014 QCCQ 4916), lequel est visé par le présent pourvoi, les deux défendeurs en cause sont des colocataires qui se rendaient ensemble au centre-ville. Le juge de première instance conclut que M. Côté Béliveau « jette des pierres sur le véhicule, cassant les vitres avant et arrière » et « tente d’arracher avec l’aide d’autres manifestants la portière avant, côté passager du véhicule » (par. 56 (CanLII) (je souligne)). Ce dernier ne produit aucune défense ni estimation des dommages qu’il aurait causés. Le juge de première instance les arbitre donc à 2 500 $. Au même moment, M. Hunter participait également au saccage du véhicule. Il admet avoir lancé une pierre cassant notamment la vitre arrière du véhicule — pour laquelle M. Côté Béliveau a lui aussi été trouvé responsable. Il admet également avoir « tenté d’arracher la portière avant (côté passager) du véhicule de police » (par. 58) — encore une fois un dommage pour lequel M. Côté Béliveau a aussi été trouvé responsable. Or, le juge de première instance conclut que la valeur de la vitre arrière est de 300 $ mais que M. Hunter n’est responsable qu’à 50 pour cent puisqu’il « n’a pas été le seul à lanc[er] des objets dans les vitres » (par. 61). En ce qui a trait à la portière et aux autres dommages causés, le juge de première instance en arbitre tout simplement le montant sans avoir de preuve quant à la quotité de ces dommages.

[137] Mon collègue affirme que l’on doit distinguer le dossier des défendeurs Côté Béliveau et Hunter de celui des défendeurs Gauchier et Casimir (2014 QCCQ 4923), puisque selon lui, dans le dossier de M. Hunter et M. Côté Béliveau, il est possible d’identifier le dommage précis causé par chacun des défendeurs (par. 75). Or, contrairement à mon collègue, je ne crois pas que le juge de première instance, en concluant que M. Hunter était responsable à hauteur de 50 pour cent de la valeur des fenêtres qu’il a brisées, a identifié le dommage précis causé par les défendeurs. À mon avis, il a plutôt arbitré la responsabilité de M. Hunter en fonction de la gravité de la faute commise, puisqu’il ne pouvait établir précisément le dommage. En effet, on ne peut établir précisément qu’un individu a fracassé 50 pour cent d’une fenêtre. Au final, la victime se retrouve avec une fenêtre fracassée qui doit être remplacée. Il s’agit là d’un préjudice unique auquel plusieurs personnes ont participé et celles-ci doivent donc être condamnées solidairement. Il en va de même de la portière avant (côté passager) de l’auto-patrouille. Ultimement, l’auto-patrouille a été entièrement détruite. Il s’agit, là aussi, d’un préjudice unique pour lequel les défendeurs doivent être tenus solidairement responsables.

[138] Enfin, je note également que, dans le dossier des défendeurs Côté Béliveau et Hunter, on ne saurait affirmer, comme le fait mon collègue, que « [s]auf rares exceptions, que le juge a à juste titre traité différemment, les intimés ne se connaissaient pas, n’ont jamais été en communication et ont agi à des moments différents au cours de l’émeute, sans que les autres intimés en aient connaissance » (par. 68). La preuve démontre sans contredit le contraire. Le juge de première instance n’a pourtant pas traité leur situation différemment.

IV. Conclusion

[139] J’arrive à la conclusion que les intimés qui ont endommagé une même auto-patrouille dans le cours de l’émeute ont participé à un fait collectif fautif et doivent être tenus solidairement responsables de l’ensemble des dommages causés à ce véhicule. Je suis d’avis que leur responsabilité solidaire doit être retenue en vertu de l’art. 1480 C.c.Q. ou subsidiairement, pour les mêmes raisons, en vertu de l’art. 1526 C.c.Q. J’accueillerais donc le pourvoi.

Pourvoi rejeté avec dépens, la juge Côté est dissidente.

Procureurs de lʼappelante : Gagnier Guay Biron, Montréal.

Procureurs des intimés Davide Lonardi, Jonathan Franco et Maxime Favreau Courtemanche : Avocats Laval, Laval.

Procureur de l’intimé Jean‑François Hunter : Aide juridique de Montréal, Montréal.

Procureurs de lʼintimé Jean‑Philippe Forest Munguia : De Minico Petit Guarnieri, Montréal.

Procureurs de lʼintimé Éric Primeau : Louise Desautels, Montréal.

[1] Je note que l’art. 1480 C.c.Q. est également applicable en matière contractuelle (N. Vézina, « Cas d’exonération et partage de responsabilité en matière contractuelle », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Obligations et responsabilité civile (feuilles mobiles), vol. 1, par P.-C. Lafond, dir., fasc. 31, par. 42; voir par exemple Larouche c. Simard, 2009 QCCS 529, [2009] R.J.Q. 768). Certains auteurs suggèrent que l’art. 1480 C.c.Q. pourrait par conséquent s’appliquer en cas de fautes contractuelles et extracontractuelles (J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), nº 1-58; V. Karim, Les obligations (4e éd. 2015), vol. 1, par. 3456 et 3460-3470). Cette question ne se soulève toutefois pas dans le cadre de ce pourvoi.

[2] La version anglaise de l’article a été légèrement modifiée en 2014, 2015 et 2016. Ces modifications sont toutefois sans conséquence pour le présent pourvoi.

[3] Je précise que le Multidictionnaire de la langue française énonce pour sa part que la locution « l’un ou l’autre » signifie « un seul des deux » (M.-É. de Villers (5e éd. 2009), voir tableau « un », p. 1639 (je souligne)). Puisque ce dictionnaire se limite à un exemple qui ne correspond pas à la structure de l’art. 1480 C.c.Q., j’estime que la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française est plus complète sur ce point précis.

[4] On constate d’ailleurs la fluidité de la terminologie à l’époque : les tribunaux utilisaient de façon interchangeable les termes « aventure commune », « commune entreprise », « fait commun » ou « faute collective ».

[5] Je laisse au lecteur le soin d’apprécier si mon propos situe dans son contexte la teneur de l’analyse du premier juge ou si je suggère plutôt d’ignorer certaines de ses conclusions comme le soutient ma collègue (par. 116).

[6] Notre Cour a tranché le conflit jurisprudentiel à ce sujet dans Cinar Corp. c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168, où elle a entériné le raisonnement et le résultat de l’arrêt Solomon (par. 124).

[7] J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), n° 1-680. Voir également Massignani c. Veilleux, [1987] R.R.A. 541 (C.A. Qc).

[8] F. Drouin-Barakett et P.-G. Jobin, « La faute collective dans l’équipe de professionnels » (1978), 56 R. du B. can. 49, p. 66.

[9] Selon l’auteur Frédéric Levesque, c’est précisément la définition proposée par les auteurs Drouin-Barakett et Jobin qui a inspiré le législateur à inclure le fait collectif fautif au Code civil du Québec (L’obligation in solidum en droit privé québécois (2010), p. 219).

[10] p. 66.

[11] Levesque, p. 222 (note en bas de page omise).

[12] A. Mayrand, « L’énigme des fautes simultanées » (1958), 18 R. du B. 1, p. 16.

[13] Baudouin, Deslauriers et Moore, no 1-721.

[14] Il est à noter que l’art. 328 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 prévoit ce qui suit : « Le jugement qui porte condamnation doit être susceptible d’exécution. Ainsi, la condamnation à des dommages-intérêts en contient la liquidation et la condamnation solidaire contre les auteurs d’un préjudice détermine, pour valoir entre eux seulement, la part de chacun dans la condamnation si la preuve permet de l’établir. »

[15] Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 1–720 à 1–722; D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), nº 2578.


Synthèse
Référence neutre : 2018CSC29 ?
Date de la décision : 08/06/2018
Type d'affaire : arrêt

Analyses

Responsabilité civile — Partage de la responsabilité — Dommages-intérêts — Solidarité — Recours civil intenté contre des émeutiers pour des dommages causés à des autos-patrouilles — Les émeutiers sont-ils solidairement responsables de la totalité des dommages causés à une auto-patrouille pendant l’émeute en raison de leur participation à un fait collectif fautif au sens de l’art. 1480 du Code civil du Québec? — Les émeutiers ont-ils commis une faute commune ou des fautes contributoires qui les rendent solidairement responsables au sens de l’art. 1526 du Code civil du Québec? — Les émeutiers sont-ils responsables in solidum?

Le soir du 21 avril 2008, les Canadiens de Montréal affrontent les Bruins de Boston dans le cadre des séries éliminatoires. Quand les Canadiens l’emportent et éliminent leurs grands rivaux, la foule en liesse sort célébrer au centre‑ville. D’abord festif, le rassemblement spontané se transforme en émeute au fil de la soirée. De nombreux méfaits sont commis, et ce, pendant plus de trois heures. Entre autres, 15 autos‑patrouilles du service de police de la Ville de Montréal sont vandalisées. Neuf d’entre elles constituent des pertes totales; six autres nécessitent des réparations importantes. Grâce notamment à des images photo et vidéo, l’enquête policière permet d’identifier et d’arrêter un certain nombre d’émeutiers. Parmi eux, on trouve une vingtaine de personnes qui ont endommagé ou détruit plusieurs des autos‑patrouilles de la Ville. Cette dernière décide alors d’intenter un recours civil pour chaque véhicule, à l’exception d’un recours visant deux véhicules endommagés par deux individus agissant de concert. Dans chaque action, la Ville regroupe tous les émeutiers identifiés qui ont endommagé le ou les véhicules visés. Peu importe la nature ou la gravité du geste fautif de chacun des défendeurs, elle recherche une condamnation solidaire pour l’ensemble des dommages causés à l’auto‑patrouille concernée et à son équipement. Dans les six dossiers qui font l’objet du présent pourvoi, la Cour du Québec a condamné chaque défendeur à réparer le dommage précis causé par ses propres actes. Elle a refusé de condamner solidairement les défendeurs à chaque action, à l’exception de deux d’entre eux qui ont mis ensemble le feu à une auto‑patrouille. Elle a également condamné chacun des défendeurs au paiement de dommages‑intérêts punitifs. Dans un arrêt unanime, la Cour d’appel a confirmé que les faits de l’espèce ne justifient pas l’application des art. 1480 et 1526 du Code civil du Québec qui prévoient la solidarité en matière de fautes extracontractuelles.


Parties
Demandeurs : Ville de Montréal, Appelante
Défendeurs : Davide Lonardi, Simon Côté Béliveau, Jonathan Franco et Jean-François Hunter ; Ali Rasouli ; Mohamed Moudrika, Jean-Philippe Forest Munguia et Jonathan Beaudin Naudi ; Éric Primeau, Steve Chaperon, Illiasse Iden, Johnny Davin, Natna Nega, Nathan Bradshaw et Maxime Favreau Courtemanche ; Natna Nega ; Benjamin Kinal, Jonathan Beaudin Naudi, Simon Légaré et Daniel Daoust, Intimés
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 08 juin 2018, 2018CSC29


Origine de la décision
Date de l'import : 10/06/2018
Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2018-06-08;2018csc29 ?
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