COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17
Date : 20120418
Dossier : 33692, 33606
Entre :
Club Resorts Ltd.
Appelante
et
Morgan Van Breda, Viktor Berg, Joan Van Breda, Tony Van Breda, Adam Van Breda et Tonnille Van Breda
Intimés
- et -
Tourism Industry Association of Ontario, Amnistie internationale, Centre canadien pour la justice internationale, Juristes canadiens pour les droits de la personne dans le monde et Ontario Trial Lawyers Association
Intervenants
Et entre :
Club Resorts Ltd.
Appelante
et
Anna Charron, fiduciaire de la succession de Claude Charron, décédé, la dite Anna Charron, personnellement, Jennifer Candace Charron, Stephanie Michelle Charron, Christopher Michael Charron, Bel Air Travel Group Ltd. et Hola Sun Holidays Limited
Intimés
- et -
Tourism Industry Association of Ontario, Amnistie internationale, Centre canadien pour la justice internationale, Juristes canadiens pour les droits de la personne dans le monde et Ontario Trial Lawyers Association
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie*, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron*, Rothstein et Cromwell
(* Les juges Binnie et Charron n’ont pas participé au jugement.)
Motifs de jugement :
(par. 1 à 125):
Le juge LeBel (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish, Abella, Rothstein et Cromwell)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
club resorts ltd. c. van breda
Club Resorts Ltd. Appelante
c.
Morgan Van Breda,
Viktor Berg, Joan Van Breda, Tony Van Breda,
Adam Van Breda et Tonnille Van Breda Intimés
et
Tourism Industry Association of Ontario,
Amnistie internationale,
Centre canadien pour la justice internationale,
Juristes canadiens pour les droits de la personne dans le monde et
Ontario Trial Lawyers Association Intervenants
‑ et ‑
Club Resorts Ltd. Appelante
c.
Anna Charron, fiduciaire de la succession de Claude Charron, décédé, la dite Anna Charron, personnellement,
Jennifer Candace Charron, Stephanie Michelle Charron,
Christopher Michael Charron,
Bel Air Travel Group Ltd. et
Hola Sun Holidays Limited Intimés
et
Tourism Industry Association of Ontario,
Amnistie internationale,
Centre canadien pour la justice internationale,
Juristes canadiens pour les droits de la personne dans le monde et
Ontario Trial Lawyers Association Intervenants
Répertorié : Club Resorts Ltd. c. Van Breda
No du greffe : 33692, 33606.
2011 : 21 mars; 2012 : 18 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie[1], LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron*, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef adjoint O’Connor et les juges Weiler, MacPherson, Sharpe et Rouleau), 2010 ONCA 84, 98 O.R. (3d) 721, 264 O.A.C. 1, 316 D.L.R. (4th) 201, 71 C.C.L.T. (3d) 161, 77 R.F.L. (6th) 1, 81 C.P.C. (6th) 219, [2010] O.J. No. 402 (QL), 2010 CarswellOnt 549, qui a confirmé une décision du juge Pattillo, 60 C.P.C. (6th) 186, 2008 CanLII 32309, [2008] O.J. No. 2624 (QL), 2008 CarswellOnt 3867, et qui a confirmé une décision du juge Mulligan, 92 O.R. (3d) 608, 2008 CanLII 53834, [2008] O.J. No. 4078 (QL), 2008 CarswellOnt 6165 (sub nom. Charron Estate c. Village Resorts Ltd.). Pourvois rejetés.
John A. Olah, pour l’appelante (33692).
Chris G. Paliare, Robert A. Centa et Tina H. Lie, pour les intimés Morgan Van Breda et autres (33692).
Peter J. Pliszka et Robin P. Roddey, pour l’appelante (33606).
Jerome R. Morse, Lori Stoltz et John J. Adair, pour les intimés Anna Charron et autres (33606).
Howard B. Borlack, Lisa La Horey et Sabine Kharabian, pour l’intimée Bel Air Travel Group Ltd. (33606).
Catherine M. Buie, pour l’intimée Hola Sun Holidays Limited (33606).
John Terry et Jana Stettner, pour l’intervenante Tourism Industry Association of Ontario (33606 et 33692).
François Larocque, Michael Sobkin, Mark C. Power et Lauren J. Wihak, pour les intervenants Amnistie internationale, Centre canadien pour la justice internationale et Juristes canadiens pour les droits de la personne dans le monde (33606 et 33692).
Allan Rouben, pour l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association (33606 et 33692).
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
[1] Le tourisme est devenu l’une des formes les plus personnelles de la mondialisation des temps modernes. Les Canadiens se tournent vers d’autres horizons en quête de chaleur, de nouveaux paysages ou d’expériences enrichissantes. Les attentes sont élevées au moment de préparer et d’entreprendre le voyage, mais des incidents tragiques peuvent survenir. Le bonheur cède alors la place au chagrin, comme l’illustrent les appels en l’espèce. Une jeune femme, Morgan Van Breda, a été très grièvement blessée sur une plage de Cuba. À Cuba également, un médecin et père de famille, le Dr Claude Charron, est mort au cours d’une plongée autonome. Des poursuites ont été intentées en Ontario contre plusieurs défendeurs, notamment l’appelante Club Resorts Ltd. (« Club Resorts »), une société constituée aux îles Caïmans qui gérait les deux hôtels où sont survenus les accidents. Club Resorts a cherché à mettre un terme à ces poursuites, en invoquant d’abord le défaut de compétence des tribunaux ontariens, puis en affirmant à titre subsidiaire qu’il serait plus approprié, suivant la doctrine du forum non conveniens, que ces litiges soient instruits à Cuba. Notre Cour est maintenant saisie des mêmes questions. Je vais d’abord résumer les faits à l’origine des litiges, le déroulement de ceux‑ci et les décisions des juridictions inférieures. J’examinerai ensuite les principes qui devraient régir la déclaration de compétence et la doctrine du forum non conveniens sous le régime des règles de la common law applicables en droit international privé au Canada. En application de ces principes, je déterminerai finalement si les tribunaux ontariens ont compétence et, dans l’affirmative, s’ils doivent décliner cette compétence.
II. Contexte et faits
A. L’affaire Van Breda
[2] En juin 2003, l’intimé Viktor Berg et sa conjointe, Mme Van Breda, ont fait un voyage à Cuba, s’installant au centre de villégiature Breezes Jibacoa, un établissement de SuperClubs géré par Club Resorts. M. Berg, un joueur professionnel de squash, avait réservé un séjour d’une semaine pour deux personnes à cet hôtel par l’entremise de René Denis, un agent de voyage d’Ottawa exploitant une entreprise sous le nom de Sport au Soleil.
[3] Dans le cadre de son entreprise, M. Denis se chargeait de trouver des instructeurs de sports de raquette, notamment pour Club Resorts, en échange d’une rémunération non divulguée. M. Denis touchait aussi des honoraires de chaque instructeur. Une fois les arrangements pris pour obtenir les services de M. Berg, M. Denis lui a envoyé une lettre sur du papier à en‑tête « SuperClubs Cuba — Tennis », confirmant les détails de l’entente conclue avec Club Resorts. Ainsi, M. Berg devait donner deux heures de leçons de tennis par jour moyennant l’hébergement, la nourriture et d’autres services pour deux personnes à l’hôtel.
[4] L’accident s’est produit le premier jour de leur séjour. Mme Van Breda essayait de faire quelques exercices à la plage sur une structure métallique qui s’est effondrée. Elle s’est blessée très grièvement et est restée paraplégique. Après quelques jours passés dans un hôpital de Cuba, elle est rentrée au Canada et s’est rendue à Calgary, où habitait sa famille. Elle vit maintenant en Colombie‑Britannique avec M. Berg. Ils ne sont jamais retournés en Ontario, où ils comptaient revenir à la fin de leurs vacances.
[5] En mai 2006, Mme Van Breda, les membres de sa famille et M. Berg ont intenté en Cour supérieure de justice de l’Ontario une poursuite contre plusieurs défendeurs, y compris M. Denis, Club Resorts et quelques sociétés associées à Club Resorts au sein du groupe SuperClubs. Ils ont exercé leur recours en responsabilité contractuelle et en responsabilité délictuelle. Se fondant sur la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, ils ont réclamé des dommages‑intérêts pour lésions corporelles, perte de soutien, de soins, de conseils et de compagnie, ainsi que des dommages‑intérêts punitifs.
[6] Certaines des parties, notamment celles ayant reçu signification en dehors de l’Ontario en application de l’art. 17.02 des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, ont demandé le rejet de l’action pour défaut de compétence. Elles ont demandé subsidiairement à la Cour supérieure de justice de décliner compétence selon la doctrine du forum non conveniens.
B. L’affaire Charron
[7] Le Dr Charron et son épouse ont réservé un forfait vacances en janvier 2002 auprès d’une agence de voyage, Bel Air Travel Group Ltd. (« Bel Air »). Ce forfait était fourni par Hola Sun Holidays Ltd. (« Hola Sun »), qui vendait des forfaits dont certains étaient offerts par SuperClubs. Il s’agissait d’un forfait tout compris axé sur la plongée autonome à l’hôtel Breezes Costa Verde de Cuba. Cet hôtel appartenait à Gaviota SA (Ltd.) (« Gaviota »), une société cubaine, mais il était géré par l’appelante, Club Resorts. Le Dr Charron et son épouse sont arrivés à l’hôtel Breezes Costa Verde le 8 février 2002. Le Dr Charron s’est noyé quatre jours plus tard durant sa deuxième plongée autonome.
[8] Mme Charron et ses enfants ont intenté une action pour rupture de contrat et négligence. La succession du Dr Charron a réclamé des dommages‑intérêts pour perte de revenus futurs. Les demandeurs ont également sollicité des dommages‑intérêts pour perte d’amour, de soins, de conseils et de compagnie en se fondant sur la Loi sur le droit de la famille. La déclaration a été signifiée aux défenderesses ontariennes, Bel Air et Hola Sun. Elle a également été signifiée en dehors de l’Ontario à plusieurs défendeurs étrangers, notamment Club Resorts, en application de l’art. 17.02 des Règles de procédure civile. Parmi les parties ayant reçu signification en dehors de l’Ontario, mentionnons l’instructeur de plongée et le capitaine du bateau. Club Resorts et une société associée, Village Resorts International Ltd., la propriétaire de la marque de commerce SuperClubs, ont demandé le rejet de l’action pour défaut de compétence des tribunaux ontariens ou, subsidiairement, la suspension de l’instance au motif que l’Ontario n’est pas le ressort le plus approprié.
C. Historique judiciaire
(1) L’affaire Van Breda — Cour supérieure de justice de l’Ontario, (2008), 60 C.P.C. (6th) 186
[9] Dans l’affaire Van Breda, le juge Pattillo a affirmé que, pour trancher la motion de Club Resorts, il fallait déterminer s’il existait un lien réel et substantiel conformément au critère établi par la Cour d’appel de l’Ontario dans Muscutt c. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20. Il a conclu à l’existence d’un lien entre l’Ontario et Club Resorts en raison des activités exercées par cette société en Ontario par l’entremise de M. Denis. Il a aussi conclu qu’à première vue, M. Berg et Club Resorts avaient en fait conclu l’entente en Ontario. Après avoir examiné les autres facteurs de l’arrêt Muscutt, y compris l’injustice causée aux défendeurs si le tribunal se déclare compétent, l’injustice causée aux demandeurs s’il ne se déclare pas compétent et la participation d’autres parties à l’instance, le juge Pattillo a conclu à l’existence d’un lien suffisant entre l’Ontario et l’objet du litige. Il a ensuite analysé la question du forum non conveniens. Le juge Pattillo a reconnu que Cuba avait aussi compétence, mais selon lui, on n’avait pas établi que le recours à un tribunal de Cuba serait nettement plus approprié. Pour ces motifs, il a conclu que la Cour supérieure de justice de l’Ontario devait instruire l’action intentée contre Club Resorts.
(2) L’affaire Charron — Cour supérieure de justice de l’Ontario, (2008), 92 O.R. (3d) 608
[10] Dans l’affaire Charron, le juge Mulligan a rendu une décision défavorable à Club Resorts. À son avis, le Dr Charron et Bel Air avaient conclu un contrat. L’agence de voyage avait réservé un forfait tout compris à l’hôtel de Cuba auprès d’Hola Sun, qui était liée par entente avec Club Resorts. Ces faits militaient en faveur de la déclaration de compétence du tribunal ontarien. Le juge Mulligan a aussi conclu à l’existence d’un lien entre l’Ontario et les défendeurs. À son avis, le centre de villégiature comptait énormément sur les voyageurs étrangers pour assurer sa rentabilité. Club Resorts faisait la promotion du centre de villégiature en Ontario aux termes d’une entente intervenue avec Hola Sun. Selon ce qu’indiquait le dossier, Club Resorts ou l’une des sociétés associées à cette dernière avait ouvert un bureau à Richmond Hill, en Ontario. Après examen des autres facteurs énumérés dans Muscutt, le juge Mulligan a décidé que les tribunaux ontariens avaient compétence à l’égard de Club Resorts. Ensuite, le juge Mulligan a évalué plusieurs facteurs dans l’analyse du forum non conveniens. Il a tenu compte de la présence d’un plus grand nombre de parties et de témoins en Ontario qu’à Cuba, de ce que le préjudice avait été subi en Ontario et que les défendeurs étrangers pouvaient bénéficier d’une police d’assurance de responsabilité en Ontario. De plus, l’instruction de la poursuite à Cuba priverait Mme Charron et ses enfants de la possibilité d’exercer les recours en droit de la famille prévus par la loi. Pour ces motifs, le juge Mulligan a conclu qu’il était nettement plus approprié que le litige soit instruit en Ontario qu’à Cuba.
(3) Cour d’appel de l’Ontario, 2010 ONCA 84, 98 O.R. (3d) 721
[11] Les deux affaires ont été entendues ensemble en Cour d’appel de l’Ontario. Après avoir ordonné une nouvelle audition, la Cour d’appel de l’Ontario, dans les motifs rédigés par le juge Sharpe, a profité de l’occasion pour réexaminer et reformuler le critère de l’arrêt Muscutt. Je vais analyser ce nouveau cadre ci‑dessous lorsque j’aborderai l’évolution de la common law en ce qui a trait aux conflits de compétence et au droit international privé.
[12] Il suffit de dire ici qu’après avoir reformulé le critère établi dans Muscutt, la cour d’appel a conclu à l’unanimité à la reconnaissance de la compétence des tribunaux ontariens à l’égard des demandes et des parties dans les deux affaires. Elle a ensuite statué que les tribunaux ontariens ne devaient pas décliner compétence en application de la doctrine du forum non conveniens parce qu’un tribunal cubain ne serait pas nettement un ressort plus approprié.
[13] Dans notre Cour, les pourvois formés dans les affaires Van Breda et Charron ont également été entendus ensemble. Au cours de la même session, la Cour a entendu deux autres affaires dans lesquelles des poursuites en dommages‑intérêts pour diffamation posaient des problèmes de compétence et de forum non conveniens (Breeden c. Black, 2012 CSC 19, et Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18).
III. Analyse
Les questions en litige
(1) Nature et portée du droit international privé
[14] Les présents pourvois soulèvent des questions importantes au sujet des principes fondamentaux applicables au conflit de lois tel qu’il est connu depuis longtemps en common law ou en « droit international privé », l’appellation que l’on donne souvent de nos jours à ce domaine du droit (A. Briggs, The Conflict of Laws (2e éd. 2008), p. 2‑3; Commission de réforme du droit du Manitoba, Private International Law, Report no 119, (2009) p. 2; J.‑G. Castel, « The Uncertainty Factor in Canadian Private International Law » (2007) 52 R. D. McGill 555).
[15] Bien que les deux pourvois soulèvent des questions relatives à la reconnaissance de compétence (le critère de la simple reconnaissance de compétence) et aux principes régissant la décision par un tribunal de décliner compétence (la doctrine du forum non conveniens), ces questions peuvent influer sur l’évolution d’autres éléments du droit international privé. Ce domaine du droit relève essentiellement du droit interne et a pour objet la résolution des conflits entre des ressorts différents, entre des systèmes ou règles juridiques de ressorts différents et entre des décisions de tribunaux de ressorts différents. Il est formé de principes juridiques applicables dans des situations où plus d’un tribunal peut se déclarer compétent, ou lorsque les lois de plus d’un territoire peuvent s’appliquer, ou quand un tribunal doit décider s’il reconnaîtra et exécutera un jugement étranger ou, au Canada, un jugement d’une autre province (S. G .A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2010), p. 1).
[16] Dans ce domaine du droit, trois catégories de questions — la compétence, le forum non conveniens et la reconnaissance des jugements étrangers — sont étroitement liées. Le cadre établi afin de déterminer si un tribunal a compétence peut donc influer sur le choix de la loi applicable et la reconnaissance des jugements, et vice versa. D’ailleurs, la jurisprudence en matière de choix de la loi applicable et de reconnaissance des jugements a joué un rôle primordial dans l’évolution des règles relatives à la compétence. Il s’avère impossible d’analyser et d’appliquer sans risque un des éléments du droit international privé en faisant abstraction des autres éléments. Cela dit, les présents pourvois portent essentiellement sur la reconnaissance de compétence et la détermination du tribunal approprié pour l’instruction d’un litige.
(2) Questions liées à la compétence : déclaration et exercice de la compétence
[17] Deux questions se posent en l’espèce. Premièrement, les tribunaux ontariens ont‑ils eu raison de se déclarer compétents à l’égard des actions intentées par les intimés Van Breda et Charron ainsi qu’à l’égard de l’appelante Club Resorts? Deuxièmement, ont‑ils eu raison d’exercer cette compétence et de rejeter la demande de suspension d’instance fondée sur le forum non conveniens?
[18] Pour résoudre ces questions, je dois d’abord analyser l’évolution des règles applicables à la simple reconnaissance de compétence en droit international privé au Canada. Je dois étudier la manière dont la Cour d’appel de l’Ontario a examiné les questions relatives à la déclaration de compétence et au forum non conveniens dans les jugements rendus en l’espèce, et, en particulier, là où elle a revu les principes qu’elle avait établis dans l’arrêt Muscutt.
[19] Je proposerai alors un cadre d’analyse et des principes juridiques applicables à la déclaration de compétence (la simple reconnaissance de compétence) ainsi qu’aux décisions sur l’opportunité de décliner compétence (le forum non conveniens). Me fondant sur ce cadre d’analyse, j’examinerai les faits de ces affaires afin de déterminer si, en décidant de se déclarer compétents dans ces instances, les tribunaux ontariens ont commis des erreurs donnant lieu à révision.
[20] Mais avant d’aborder ces questions, il importe d’analyser le fondement constitutionnel du droit international privé au Canada. Cette partie de l’analyse s’impose afin d’expliquer l’origine du « critère du lien réel et substantiel », ainsi qu’on l’appelle maintenant, sa nature et son incidence sur l’élaboration des principes du droit international privé.
(3) Fondement constitutionnel du droit international privé
[21] Les règles du droit international privé doivent être conformes au régime constitutionnel canadien. Compte tenu de la nature du droit international privé, son application soulève inévitablement des questions constitutionnelles. Cette branche du droit traite de la compétence des tribunaux provinciaux canadiens, de l’opportunité d’exercer cette compétence, de la loi applicable dans un litige donné et des conditions de la reconnaissance et de l’exécution d’un jugement rendu par un tribunal d’une autre province ou d’un tribunal étranger. Ses règles se trouvent dans la common law et dans les lois des provinces de common law et, au Québec, dans le Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, qui contient un ensemble complet de règles et de principes en la matière (voir le Code civil du Québec, Livre dixième, art. 3076 à 3168). L’interaction de la compétence provinciale et des situations juridiques survenues à l’extérieur de la province se situe à l’intérieur d’un cadre constitutionnel qui limite la portée extraterritoriale des lois provinciales et des tribunaux provinciaux. En effet, la Constitution attribue des pouvoirs aux provinces, mais elle n’en autorise l’exercice que sur leur territoire (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. 2007), p. 364‑365 et 376‑377; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (5e éd.2008), p. 569; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 26 à 28, le juge Major) et dans le respect des restrictions territoriales prévues par la Constitution (voir Castillo c. Castillo, 2005 CSC 83, [2005] 3 R.C.S. 870, par. 5, le juge Major; Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, par. 51, le juge Binnie).
(4) Origine du critère du lien réel et substantiel
[22] Le critère du lien réel et substantiel provient d’arrêts dans lesquels notre Cour a tenté d’établir des principes larges et souples régissant l’exercice des pouvoirs des provinces et l’intervention des tribunaux provinciaux. À cette occasion, la Cour a mis l’accent sur deux difficultés : (1) le risque d’exercice d’une compétence trop étendue par les provinces, et (2) la reconnaissance des décisions d’autres ressorts rendues au sein de la fédération canadienne et à l’étranger. Ainsi, dans l’élaboration du critère du lien réel et substantiel, la Cour a créé un principe constitutionnel plutôt qu’une simple règle de droit international privé (voir G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, vol. 1 (1998), p. 47). Cependant, le critère constituait au départ un principe directeur général de droit international privé. Sa dimension constitutionnelle est apparue seulement plus tard. D’ailleurs, les tribunaux utilisent, souvent dans le même jugement, l’expression « lien réel et substantiel » pour décrire les deux aspects du critère, ce qui entraîne la confusion quant à la nature du critère et au statut constitutionnel des principes et des règles de droit international privé. Il faut donc préciser la distinction entre le droit international privé et la dimension constitutionnelle du critère.
[23] D’un point de vue constitutionnel, la Cour tente, par l’élaboration de critères comme le critère du lien réel et substantiel, de limiter la portée des règles provinciales de droit international privé ou les déclarations de compétence des tribunaux provinciaux. Cependant, ce critère ne dicte pas le contenu de ces règles, qui peut varier d’une province à l’autre. Le critère ne transforme pas non plus l’ensemble du droit international privé en droit constitutionnel. Par son caractère constitutionnel, il établit des limites à la portée de la compétence des cours provinciales et à l’application des lois provinciales aux situations interprovinciales ou internationales. De plus, ce critère exige que toutes les cours au Canada reconnaissent et exécutent les décisions rendues par les cours des autres provinces lorsqu’elles se sont déclarées à bon droit compétentes dans une affaire donnée. Il ne permet toutefois pas de déterminer le contenu réel des règles et des principes de droit international privé et n’exige pas que ces règles et principes soient uniformes.
[24] C’est dans les motifs rédigés par le juge Dickson dans Moran c. Pyle National (Canada) Ltd., [1975] 1 R.C.S. 393, que le « critère du rapport réel et substantiel » apparaît pour la première fois dans la jurisprudence moderne de la Cour. Il était question dans cette affaire d’une action en responsabilité délictuelle intentée contre un fabricant. La Cour devait principalement établir si les tribunaux de la Saskatchewan avaient compétence sur l’action et déterminer, dans l’affirmative, le droit substantiel applicable au litige. Selon le juge Dickson, les tribunaux anglais semblaient tendre vers une forme quelconque de « critère du rapport réel et substantiel » (p. 407 et 408) pour trancher les questions liées aux déclarations de compétence par les tribunaux provinciaux et celles relatives à la détermination du droit applicable à un délit. Le critère a formellement été adopté dans Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077. Tout comme dans l’arrêt Moran, la Cour, dans Morguard, voulait établir un principe directeur de droit international privé canadien, comportant toutefois des connotations constitutionnelles. La Cour a confirmé, quelques années plus tard dans Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, la place qu’occupe ce critère dans la fédération canadienne sur le plan constitutionnel. Le critère qui, à l’instar de Janus, se présente sous deux aspects — l’un de droit international privé et l’autre de nature constitutionnelle — a été confirmé dans l’arrêt Hunt, et toutes les décisions qui ont suivi l’ont conservé.
[25] Rétrospectivement, on peut constater que dans l’arrêt Morguard, la Cour a modifié considérablement le cadre du droit international privé au Canada en reconnaissant la validité du critère du lien réel et substantiel en tant que principe régissant l’application des règles du droit international privé. Un examen plus approfondi de cette affaire s’impose en raison de son importance. L’arrêt Morguard portait sur une demande d’exécution, en Colombie‑Britannique, d’un jugement rendu en Alberta contre une personne résidant en Colombie‑Britannique. La réclamation visait une dette garantie par une hypothèque consentie sur un bien‑fonds en Alberta. Les parties résidaient en Alberta au moment où le prêt avait été consenti. S’exprimant au nom d’une Cour unanime, le juge La Forest a préconisé une réévaluation des rapports qu’entretiennent entre eux les tribunaux provinciaux au sein de la fédération canadienne. La création de la fédération canadienne avait permis d’aménager un espace où les échanges devaient se faire plus librement qu’entre États indépendants. Les principes de courtoisie, d’équité et d’ordre applicables dans un espace fédéral exigeaient alors en conséquence une modification des règles du droit international privé (Morguard, p. 1095 et 1096).
[26] Dans Morguard, la Cour a conclu que les tribunaux d’une province doivent reconnaître et exécuter un jugement rendu par le tribunal d’une autre province lorsqu’un lien réel et substantiel rattache ce tribunal à l’objet du litige. Le critère visait aussi à prévenir les déclarations de compétence inopportunes par les cours provinciales. D’une part, ce critère visait donc à empêcher que des poursuites soient engagées dans un ressort n’ayant que peu ou pas de lien avec les opérations ou les parties. D’autre part, il exigeait la reconnaissance et l’exécution des jugements rendus par des tribunaux s’étant à bon droit déclarés compétents dans une affaire donnée. Le juge La Forest n’a pas cherché à déterminer la nature exacte de ce critère du lien réel et substantiel (Morguard, p. 1108), et il n’a pas non plus fourni de précisions sur la force de ce lien. Il a plutôt conclu que le lien entre les affaires ou les parties et la cour devait revêtir une certaine importance pour favoriser l’ordre et l’équité. Ce lien ne devait pas être « ténu » (p. 1110). Toujours selon le juge La Forest, la présence obligatoire d’un lien réel et substantiel respectait l’impératif constitutionnel selon lequel le pouvoir provincial doit être exercé « dans la province » (p. 1109). Comme le pourvoi n’avait pas été débattu sur la base de considérations constitutionnelles, le juge La Forest s’est toutefois abstenu de décider s’il fallait qualifier de constitutionnel le critère du lien réel et substantiel.
[27] Dans l’arrêt Hunt, rendu par la suite, notre Cour a confirmé la nature constitutionnelle du critère en question. Cette affaire portait sur l’application d’une loi « prohibitive » de la province de Québec interdisant, même dans le cas d’un litige devant les tribunaux, le transport dans d’autres ressorts de certains documents conservés par des sociétés québécoises. La Cour a jugé que la loi ne s’appliquait pas à une poursuite instruite en Colombie‑Britannique. Selon elle, la déclaration de compétence d’une province et de ses tribunaux devait avoir pour assises les principes d’ordre et d’équité applicables dans le système judiciaire. Le critère du lien réel et substantiel adopté dans l’arrêt Morguard démontrait la nécessité d’établir des limites aux déclarations de compétence des tribunaux provinciaux (Hunt, p. 325). L’exigence du « lien réel et substantiel » ferait obstacle à toute déclaration de compétence inopportune (p. 328; voir C. Emanuelli, Droit international privé québécois, (3e éd. 2011), p. 38).
[28] Depuis l’arrêt Hunt, on reconnaît le critère du lien réel et substantiel comme un impératif constitutionnel dans l’application des règles du droit international privé. Ce critère indique les limites auxquelles sont assujettis les pouvoirs législatif et judiciaire des provinces. Il est donc devenu plus qu’une règle de droit international privé. De plus, dans l’arrêt Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416, la Cour a étendu son application à la reconnaissance et à l’exécution des jugements étrangers.
[29] Mais en common law, la nature des règles du droit international privé qui seraient compatibles avec l’impératif constitutionnel reste en bonne partie inexplorée dans la jurisprudence de notre Cour. Bien que le critère du lien réel et substantiel ait été constamment appliqué comme critère constitutionnel et principe de droit international privé, depuis l’arrêt Hunt, la Cour a généralement refusé de préciser le contenu et le cadre d’application des règles de droit international privé qui répondraient aux exigences d’ordre constitutionnel qu’impose le critère. La Cour a continué de souligner la pertinence et l’importance du critère, et a même étendu son application aux jugements étrangers, mais sans tenter de préciser les règles applicables (voir Beals, par. 23 et 28, le juge Major).
[30] Ainsi, le critère existe. Mais en quoi peut‑il consister? Quelles règles répondraient à l’impératif constitutionnel qu’il constitue? Deux approches peuvent être retenues. On pourrait considérer le critère non seulement comme un principe constitutionnel, mais aussi comme une règle de droit international privé en soi. Si le critère était considéré comme une règle de droit international privé, il appartiendrait aux juges d’établir au cas par cas son contenu et de tenter, dans leurs décisions, de mettre en œuvre les objectifs d’ordre et d’équité au sein du système juridique. L’autre approche consisterait à reconnaître que le critère impose des limites constitutionnelles aux pouvoirs des provinces, tout en cherchant à développer un ensemble de facteurs de rattachement et de principes susceptibles d’accroître la prévisibilité du règlement des problèmes de droit international privé et de réduire par le fait même l’étendue du pouvoir discrétionnaire exercé par les juges dans chaque cas. Selon certains auteurs, l’adoption de la deuxième approche est essentielle au maintien de l’ordre, de l’efficacité et de la prévisibilité dans ce domaine du droit. En fait, on a critiqué le critère du lien réel et substantiel, parce qu’il serait beaucoup trop vague et imprévisible pour favoriser la résolution ordonnée des problèmes de droit international privé (voir J.‑G. Castel; J. Bloom et E. Edinger, « The Chimera of the Real and Substantial Connection Test » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 373).
[31] Dans la présente analyse, il nous faut donc garder à l’esprit la distinction entre le critère du lien réel et substantiel en tant que principe constitutionnel et ce même critère en tant que principe directeur du droit international privé. En ce qui concerne le principe constitutionnel, les limites territoriales de la compétence législative provinciale et de l’autorité des tribunaux provinciaux découlent du texte de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Essentiellement, ces limites visent à assurer l’exercice légitime du pouvoir — législatif ou juridictionnel — de l’État. L’exercice légitime de ce pouvoir repose notamment sur l’existence d’un rapport ou d’un lien approprié entre l’État et les personnes sur lesquelles il peut exercer son autorité. Les limites territoriales qu’impose la Constitution garantissent l’existence du rapport ou du lien requis pour conférer la légitimité nécessaire à l’exercice de ce pouvoir.
[32] Comme l’illustre la jurisprudence, en droit constitutionnel canadien, le critère du lien réel et substantiel a affirmé les limites territoriales imposées par la Constitution qui sous‑tendent la légitimité nécessaire à l’exercice du pouvoir juridictionnel de l’État. Ce critère suppose que le lien entre un État et un litige ne peut être ténu ni hypothétique. Un lien de cette nature jetterait un doute sur la légitimité de l’exercice, par l’État, de son pouvoir sur les personnes que touche le litige.
[33] Les limites territoriales à la compétence juridictionnelle qu’impose la Constitution sont reliées au critère du lien réel et substantiel exprimé dans les règles du droit international privé, mais ces limites demeurent distinctes de ce critère. En effet, les règles de droit international privé comprennent les règles choisies pour permettre aux tribunaux de déterminer dans quelles circonstances ils peuvent se déclarer compétents à l’égard d’un litige donné, quelles lois ils doivent appliquer à un litige ou de quelle façon ils doivent reconnaître et exécuter une décision rendue dans un autre ressort. Par contre, les limites territoriales prévues par la Constitution déterminent le territoire à l’intérieur duquel peuvent être élaborées et appliquées diverses règles de droit international privé appropriées. Le principe constitutionnel vise à assurer que les règles particulières de droit international privé respectent les limites de ce territoire et, par conséquent, qu’elles n’autorisent la déclaration de compétence que dans des circonstances représentant un exercice légitime du pouvoir juridictionnel de l’État.
[34] En l’espèce, il s’agit d’élaborer le critère du « lien réel et substantiel » en tant que règle de droit international privé qu’un tribunal peut appliquer en common law pour déterminer s’il peut se déclarer compétent. Le contenu du critère constitutionnel de la compétence juridictionnelle pourra être élaboré dans une affaire dans laquelle une règle de droit international privé serait contestée parce qu’elle ne respecterait pas les limites territoriales imposées par la Constitution. Précisons toutefois que l’existence d’un critère constitutionnel visant le maintien des limites constitutionnelles des pouvoirs des législatures et des cours provinciales ne signifie pas que les règles de droit international privé doivent être uniformes partout au Canada. Les législatures et les tribunaux provinciaux peuvent adopter diverses solutions pour satisfaire aux exigences constitutionnelles et aux objectifs d’efficacité et d’équité sur lesquels repose notre système de droit international privé. L’existence d’un tel critère ne signifie pas non plus que les liens avec la province doivent être les plus déterminants possible ou qu’ils doivent tous tendre à la même conclusion.
[35] Dans la recherche de règles de droit international privé adéquates, la tendance prédominante consiste à maintenir ou à développer un ensemble de facteurs de rattachement inspirés des principes qui en régissent l’application, plutôt qu’à compter sur le pouvoir presque purement discrétionnaire des juges d’instaurer l’ordre et l’équité. Cette tendance ressort des lois que certaines provinces ont adoptées et d’un certain nombre de décisions judiciaires, notamment du courant jurisprudentiel important qui s’est établi en Cour d’appel de l’Ontario depuis l’arrêt Muscutt, et que nous devons examiner en l’espèce. Le critère du lien réel et substantiel devrait être examiné non pas hors contexte, mais bien en tenant compte de ses origines, des développements législatifs récents, de la doctrine et des initiatives destinées à développer et à moderniser les règles du droit international privé au Canada. En effet, on n’a pas créé ce critère ex nihilo sans tenir compte de l’évolution des méthodes et techniques dans le domaine du droit international privé. À cet égard, la common law et le droit civil se fondent dans une large mesure sur la sélection et l’utilisation d’un certain nombre de liens factuels objectifs et précis.
[36] Dans l’arrêt Hunt, le juge La Forest a indiqué qu’il faut se garder d’écarter tous les liens traditionnels. Dans son opinion, il a fait quelques observations sur les difficultés que présente la formulation d’un critère approprié de déclaration raisonnable de compétence et au sujet de l’élaboration du critère du lien réel et substantiel :
[l]es limites de ce qui constitue une déclaration raisonnable de compétence n’ont pas été déterminées et j’ajoute qu’aucun critère ne pourra peut‑être jamais être appliqué rigidement; aucun tribunal n’a jamais pu prévoir tous ces cas. Toutefois, même s’il peut bien être nécessaire d’en réexaminer certains à la lumière de l’arrêt Morguard, les liens invoqués aux termes des règles traditionnelles constituent un bon point de départ. [p. 325]
[37] Peu après le prononcé de l’arrêt Hunt, la Cour a rendu l’arrêt Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, où elle devait essentiellement établir le droit applicable à un délit. Encore une fois, la Cour tenait à assurer une certaine prévisibilité dans l’application des règles de droit international privé aux actions en responsabilité délictuelle. La Cour a créé dans cet arrêt une nouvelle règle de droit international privé applicable aux délits. La Cour a alors abandonné la règle établie dans McLean c. Pettigrew, [1945] S.C.R. 62, qui favorisait la loi du for, et a conclu que le droit applicable au délit devait être en principe celui du lieu du délit (la lex loci delicti). La détermination du lieu du délit permettrait également aux cours provinciales de se déclarer compétentes. La Cour n’a pas tenté à l’époque de s’appuyer uniquement sur le critère du lien réel et substantiel en tant que règle de droit international privé. Dans un sens, elle a conclu que dans ce contexte, les objectifs d’équité et d’efficacité seraient mieux servis si les tribunaux s’appuyaient sur des liens factuels avec le lieu du délit.
[38] De l’avis du juge La Forest, l’arrêt Morguard a empêché les tribunaux d’abuser de leur pouvoir en intervenant dans des affaires où ils n’avaient que peu ou pas d’intérêt (Tolofson, p. 1049). Mais le juge La Forest a aussi souligné qu’il faut s’abstenir d’établir un régime de droit international privé fondé uniquement sur les attentes des parties et le souci d’équité dans une affaire donnée, car un tel régime pourrait difficilement être perçu comme rationnel. Il importe d’assurer une certaine prévisibilité ou fiabilité :
[e]n vérité, un système de droit fondé sur la conception qu’un tribunal particulier a des attentes des parties ou de l’équité, sans chercher davantage à découvrir ce qu’il entend par là, n’a pas les caractéristiques distinctives d’un système juridique rationnel. En fait, il masque complètement la nature du problème dans le présent contexte. Lorsque nous examinons des questions juridiques ayant une incidence dans plus d’un ressort, nous ne procédons pas vraiment à ce genre de pondération d’intérêts. Nous avons affaire à un problème structurel.
(Tolofson, p. 1046 et 1047).
Selon le juge La Forest dans Tolofson, il fallait établir de l’ordre dans le système de droit international privé. Il considérait même l’établissement de cet ordre comme une condition préalable de la justice (p. 1058). La certitude constituait l’un des principaux objectifs que visait la formulation d’une règle de droit international privé (p. 1061). Dans cette perspective, la Cour a formulé ce qui, espérait‑elle, deviendrait une règle claire de droit international privé applicable aux délits qui apporterait une certaine certitude à ce volet du droit des délits et du droit international privé (p. 1062 à 1064). Cette règle devrait, sous réserve de l’exigence constitutionnelle énoncée dans Morguard, permettre de relever certains facteurs de rattachement liant le tribunal ou le droit à l’affaire et aux parties. La présence de ces facteurs ne serait pas nécessairement une panacée. Certains délits particuliers pouvaient poser des difficultés particulières qui justifieraient la reconnaissance d’exceptions définies soigneusement (p. 1050). De telles difficultés se posent en effet dans les affaires connexes Breeden et Éditions Écosociété Inc. Toutefois, une règle de droit international privé fondée sur des liens précis apporterait vraisemblablement une certitude accrue dans l’interprétation et l’application des principes de droit international privé au Canada.
[39] Les interventions du législateur depuis les arrêts Morguard et Hunt s’orientent dans cette direction. Sans entrer dans les détails des règles du système de droit international privé complexe et généralement souple et nuancé que l’on a intégré au Code civil du Québec en 1994, il convient de signaler que le Code civil énonce plusieurs règles précises en la matière qui reconnaissent des facteurs de rattachement applicables à diverses situations aux plans international ou interprovincial. La Cour a analysé le régime du Code civil à quelques reprises. Plus particulièrement, dans l’arrêt Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, elle a étudié le régime applicable aux déclarations de compétence par les tribunaux québécois dans les cas de responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle dans un contexte international ou interprovincial.
[40] Partout au Canada, diverses mesures ont été prises pour étoffer le critère du lien réel et substantiel. Par exemple, la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada a proposé une loi uniforme visant les problèmes relatifs à la compétence et à la règle du forum non conveniens (voir la Loi uniforme sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances (la « LUCTRI ») (en ligne).
[41] La LUCTRI a surtout mis l’accent sur les problèmes relatifs à la déclaration de compétence. Selon l’al. 3e), un tribunal peut se déclarer compétent s’« il y a un lien réel et substantiel entre [la province ou le territoire qui adopte la Loi] et les faits sur lesquels l’instance est fondée » (texte entre crochets dans l’original). L’article 10 énonce diverses situations dans lesquelles l’existence d’un tel lien serait présumée. À titre d’exemple, il dresse une liste de facteurs susceptibles de s’appliquer si l’instance se rapporte à la détermination de droits de propriété ou de droits découlant d’un contrat. Dans les cas d’actions en responsabilité délictuelle, l’al. 10g) prévoit que les tribunaux d’une province peuvent se déclarer compétents à l’égard d’un délit commis dans cette province. L’article 10 prévoit aussi que la liste des facteurs de rattachement ne serait pas limitative et qu’il serait possible d’établir que d’autres circonstances démontrent l’existence d’un lien réel et substantiel. La LUCTRI contient également des dispositions précises relatives au for de nécessité (l’art. 6) et au forum non conveniens (l’art. 11). Plusieurs lois provinciales subséquentes s’inspirent clairement de la LUCTRI (voir par exemple la Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.B.C. 2003, ch. 28; la Loi sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances, L.S. 1997, ch. C‑41.1; la Court Jurisdiction and Proceedings Transfert Act, S.N.S. 2003, ch. 2; la Loi sur la compétence des tribunaux et le renvoi des instances, L.Y. 2000, ch. 7).
[42] Malgré un certain nombre de différences dans leur formulation, ces lois adoptent le régime proposé dans la LUCTRI, car elles comportent des listes non limitatives de facteurs de rattachement normatifs réputés établir un lien réel et substantiel. Contrairement au Livre dixième du Code civil du Québec, ces lois ne visaient pas à codifier tout le domaine du droit international privé mais accordaient une importance particulière aux problèmes que suscitent la déclaration et l’exercice de la compétence.
[43] Contrairement à ces autres provinces, l’Ontario n’a pas adopté une loi inspirée de la LUCTRI. Toutefois, pour les besoins de la signification en dehors de la province, l’Ontario a établi sa propre liste de facteurs de rattachement dans ses Règles de procédure civile. Ces facteurs, qui figurent à l’art. 17.02, ressemblent en partie à ceux énoncés dans la LUCTRI et les lois qu’elle a inspirées. On a fait remarquer toutefois que l’art. 17.02 est de nature purement procédurale et ne confère pas en soi compétence (P. M. Perell et J. W. Morden, The Law of Civil Procedure in Ontario (2010, p. 121).
(5) Critère du lien réel et substantiel — L’arrêt Muscutt de la Cour d’appel de l’Ontario
[44] En raison de l’absence de règles d’origine législative, la Cour d’appel de l’Ontario s’est appliquée à établir un cadre jurisprudentiel d’application du critère du lien réel et substantiel dans son important jugement dans l’affaire Muscutt, portant sur une action en responsabilité délictuelle. Un résidant de l’Ontario avait été blessé lors d’un accident d’automobile survenu en Alberta. Les quatre défendeurs vivaient en Alberta à l’époque, mais l’un d’eux a déménagé en Ontario par la suite. Le demandeur est revenu en Ontario et y a poursuivi en justice tous les défendeurs. Deux défendeurs albertains ont demandé la suspension de l’instance pour défaut de compétence et, subsidiairement, pour cause de forum non conveniens. Ils ont soutenu que la cour n’avait pas compétence et devait ordonner la suspension de l’instance. Ils ont aussi attaqué la constitutionnalité des règles ontariennes sur la signification en dehors de la province. Selon eux, du fait de leur portée extraterritoriale, ces dispositions outrepassaient les pouvoirs de la province de l’Ontario. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté la contestation constitutionnelle et s’est déclarée compétente. L’affaire a ensuite été portée en appel devant la Cour d’appel de l’Ontario, qui a profité de l’occasion pour examiner les questions d’ordre constitutionnel. La cour d’appel s’est toutefois surtout attardée dans sa décision au contenu et à l’application du critère du lien réel et substantiel.
[45] La cour d’appel a rapidement tranché l’argument selon lequel l’al. 17.02h) était inconstitutionnel. Elle a reconnu que le critère du lien réel et substantiel imposait des limites d’ordre constitutionnel au pouvoir des tribunaux provinciaux de se déclarer compétents. Mais, à son avis, l’al. 17.02h) des Règles était purement procédural et ne permettait pas en soi de trancher la question de la compétence des tribunaux ontariens. Cet alinéa s’appliquait dans les limites du critère du lien réel et substantiel et ne permettait pas de résoudre la question de la déclaration de compétence (Muscutt, par. 50‑52).
[46] La cour d’appel s’est ensuite penchée sur la question fondamentale dans cette affaire, à savoir si la Cour supérieure de justice de l’Ontario pouvait se déclarer compétente. Le juge Sharpe a tout d’abord tenté d’établir une nette distinction entre la déclaration de compétence elle‑même et le forum non conveniens, qui touche le pouvoir discrétionnaire du tribunal saisi de décliner compétence. Il a souligné qu’il fallait éviter de confondre ce qu’il considérait comme des étapes distinctes de l’analyse dans un cas de déclaration de compétence. Le tribunal doit décider s’il a compétence selon les principes applicables en la matière. S’il a effectivement compétence, il devra peut‑être décliner compétence en faveur d’un tribunal plus approprié (Muscutt, par. 40 à 42). L’étape cruciale de ce processus consiste à déterminer quand le tribunal peut à juste titre se déclarer compétent compte tenu des limites constitutionnelles imposées par le critère du lien réel et substantiel.
[47] Le juge Sharpe a souligné l’importance des décisions rendues par notre Cour — depuis l’arrêt Morguard jusqu’à l’arrêt Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897 — quant à la reformulation des méthodes traditionnelles de règlement des conflits en droit international privé. Avec l’adoption du critère du lien réel et substantiel, il fallait aborder avec souplesse la déclaration de compétence, en considérant les principes sous‑jacents d’ordre et d’équité. Suivant cette approche, une analyse concrète d’un certain nombre de facteurs devait permettre au tribunal de déterminer s’il existe un lien suffisant entre le tribunal et l’objet du litige plutôt que les parties. Le tribunal doit rechercher non pas le lien le plus étroit qui soit avec le ressort, mais un lien minimal suffisant pour satisfaire à l’exigence constitutionnelle du rapport entre l’objet du litige et le ressort (par. 44). Selon la cour d’appel, le tribunal doit examiner divers facteurs afin de décider s’il a compétence. Le juge Sharpe a recommandé une approche libérale à l’égard de la compétence. Ainsi, les rapports entre le défendeur et le ressort peuvent constituer un facteur de rattachement [traduction] « important », mais non un facteur [traduction] « nécessaire » (par. 74 (italiques omis)).
[48] La cour d’appel a reconnu l’importance de la souplesse dans l’établissement d’un régime de droit international privé, mais elle a souligné que la clarté et la certitude constituent également des caractéristiques essentielles de ce système. Elle a donc élaboré une liste de huit facteurs qu’il faut prendre en considération au moment de décider si une déclaration de compétence est justifiée :
1) le lien entre le tribunal et la demande;
2) le lien entre le tribunal et le défendeur;
3) le caractère inéquitable, pour le défendeur, de la déclaration de compétence;
4) le caractère inéquitable, pour le demandeur, du refus du tribunal de se déclarer compétent;
5) la participation d’autres parties à l’instance;
6) la volonté du tribunal de reconnaître et d’exécuter un jugement extraprovincial rendu sur le même fondement juridictionnel;
7) le caractère interprovincial ou international de l’instance;
8) la courtoisie et les normes de compétence, de reconnaissance et d’exécution retenues ailleurs.
[49] De l’avis de la cour d’appel, aucun facteur en particulier n’est déterminant. Pour reprendre les propos du juge Sharpe, [traduction] « il faut étudier et évaluer globalement tous les éléments pertinents » (Muscutt, par. 76). La cour d’appel a conclu que la Cour supérieure de justice pouvait se déclarer compétente en l’espèce. Elle a examiné brièvement la question du forum non conveniens, mais a conclu qu’un tribunal de l’Alberta n’était pas un ressort plus approprié (para. 115).
[50] Lorsqu’elle a rendu l’arrêt Muscutt, la cour d’appel a appliqué ce nouveau cadre d’analyse dans quatre autres affaires où se posaient des problèmes de déclaration de compétence et de forum non conveniens. Elle a conclu dans ces affaires que les tribunaux ontariens ne devaient pas se déclarer compétents, car les liens avec l’Ontario étaient trop ténus pour satisfaire au critère du lien réel et substantiel. Dans ces quatre affaires, des résidants de l’Ontario blessés au cours d’accidents survenus à l’étranger avaient intenté des poursuites devant les tribunaux ontariens (Lemmex c. Bernard (2002), 60 O.R. (3rd) 54; Gajraj c. DeBernardo (2002), 60 O.R. (3rd) 68; Sinclair c. Cracker Barrel Old Country Store, Inc. (2002), 60 O.R. (3rd) 76; Leufkens c. Alba Tours International Inc. (2002), 60 O.R. (3rd) 84). Toutes les actions intentées contre les défendeurs étrangers ont été rejetées. Selon la cour d’appel, le fait que les demandeurs habitent en Ontario et qu’ils y aient subi un préjudice n’avait pas entraîné la création d’un lien réel et substantiel entre le litige et les tribunaux ontariens. La cour d’appel n’avait pas à analyser les arguments relatifs au forum non conveniens en raison du défaut de compétence.
(6) Réexamen de l’arrêt Muscutt par la Cour d’appel de l’Ontario
[51] Quelques années après avoir rendu l’arrêt Muscutt, la cour d’appel a estimé qu’il était devenu nécessaire, dans les affaires dont nous sommes actuellement saisis, de revoir le cadre des déclarations de compétence par des tribunaux ontariens ainsi que les questions liées au forum non conveniens. Depuis l’arrêt Muscutt, les tribunaux ontariens avaient appliqué invariablement le cadre établi dans cet arrêt. À l’extérieur de l’Ontario, on avait reconnu l’importance de l’arrêt Muscutt et le cadre qu’il propose avait souvent été retenu comme un cadre approprié pour régler les problèmes de déclaration de compétence. Mais, comme je l’ai déjà mentionné, plusieurs provinces de common law ont préféré adopter le cadre proposé dans la LUCTRI. De plus, à l’extérieur de l’Ontario, des tribunaux ont parfois exprimé des réserves au sujet de certains aspects du cadre analytique de l’arrêt Muscutt (Coutu c. Gauthier Estate, 2006 NBCA 16, 296 N.B.R. (2d) 34, par. 67‑68; Fewer c. Ellis, 2011 NLCA 17, 305 Nfld. & P.E.I.R. 39). Ainsi, on a affirmé que le critère établi dans Muscutt laissait trop de latitude aux juges dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire au cas par cas et qu’il était donc incompatible avec les objectifs d’ordre et de prévisibilité dans la déclaration de compétence. Les vastes paramètres de ce large pouvoir pouvaient également amener un tribunal à confondre l’analyse de la compétence et l’application de la doctrine du forum non conveniens, à l’occasion d’une recherche d’un meilleur tribunal ou du tribunal le plus approprié dans un cas donné. Les analyses effectuées suivant le cadre retenu dans Muscutt pourraient aussi favoriser un parti pris instinctif en faveur du tribunal choisi par le demandeur.
(7) Nouvelle approche de la Cour d’appel de l’Ontario dans les affaires Van Breda ‑ Charron
[52] Comme elle l’a mentionné, la cour d’appel a entendu diverses opinions et reçu des propositions contradictoires relativement au besoin et à la manière de reformuler le critère établi dans Muscutt. Certains plaideurs souhaitaient que ce critère reste inchangé tandis que d’autres conseillaient de retenir un critère reposant sur une liste de facteurs de rattachement créant une présomption semblable à celle prévue dans la LUCTRI (Van Breda — Charron, par. 56‑57). La cour d’appel a refusé d’élaborer une règle de common law qui reproduirait essentiellement la LUCTRI. Selon le juge Sharpe, on avait exagéré le caractère imprévisible du critère établi dans Muscutt de même que la certitude et la prévisibilité qui découleraient de l’adoption du régime prévu dans la LUCTRI (par. 68). Il a proposé ce qu’il considérait comme une voie mitoyenne : la cour d’appel maintiendrait le critère de l’arrêt Muscutt tout en le simplifiant et en le rapprochant du modèle de la LUCTRI. À ce propos, le juge Sharpe a affirmé ce qui suit : [traduction] « [e]n précisant le critère établi dans Muscutt, nous pouvons voir dans la LUCTRI une tentative valable de reformuler et d’actualiser le droit canadien de la compétence [. . .] et ainsi rendre le droit ontarien conforme au consensus qui se dégage au Canada au sujet de normes applicables en matière de compétence » (par. 69).
[53] C’est dans cet esprit que la cour d’appel a reformulé en partie le critère de l’arrêt Muscutt. Comme le juge Sharpe l’a affirmé, le premier changement a rapproché de la LUCTRI le cadre déjà établi. Il s’agit de la création d’une présomption de compétence fondée sur des catégories, qui s’inspire de l’art. 10 de la LUCTRI. En l’absence de facteurs de rattachement prévus par la loi, la Cour a décidé de s’appuyer sur les facteurs énoncés à l’art. 17.02 des Règles de procédure civile de l’Ontario qui régissent les significations en dehors de la province (par. 71). Le juge Sharpe a affirmé que la plupart des facteurs de rattachement prévus à l’art. 17.02 — tels la conclusion d’un contrat en Ontario (al. 17.02f)) ou la perpétration d’un délit dans la province (al. 17.02g)) — seraient présumés établir la compétence du tribunal ontarien (par. 72). Autrement dit, lorsqu’un de ces facteurs est établi dans un cas donné, on présumerait l’existence d’un lien réel est substantiel justifiant la déclaration de compétence du tribunal ontarien.
[54] Toujours selon le juge Sharpe, cette présomption, lorsqu’elle s’applique, resterait réfutable. Une partie pourrait soutenir qu’il n’a pas été satisfait au critère du lien réel et substantiel malgré l’existence d’un lien créant une présomption (par. 72). Le juge Sharpe a affirmé que ces modifications s’accorderaient avec l’évolution progressive des règles de common law. En outre, presque toutes les affaires postérieures à l’arrêt Muscutt qu’il a examinées semblaient avoir été résolues au moyen de l’un ou de l’autre des facteurs énumérés à l’article 17.02 (par. 74-75).
[55] Selon ce point de vue, ces facteurs servent généralement en common law d’indicateurs fiables de la compétence. Le recours aux indicateurs en question atténuerait la complexité et l’imprévisibilité du critère établi dans Muscutt. Le juge Sharpe a ajouté que la jurisprudence relative aux significations ex juris appuie le recours à ces facteurs en tant qu’indicateurs d’un lien réel et substantiel. Par exemple, le juge La Forest avait fait remarquer dans Hunt que, même s’il faut peut‑être modifier certaines des règles traditionnelles de compétence à la lumière de l’arrêt Morguard, les facteurs établis peuvent néanmoins être perçus comme « un bon point de départ » (p. 325; voir aussi Spar Aerospace, aux par. 55 et 56, au sujet des dispositions du Code civil du Québec applicables à la déclaration de compétence des tribunaux québécois en matière de responsabilité délictuelle et quasi délictuelle). Le juge Sharpe a néanmoins refusé d’attribuer une valeur de présomption aux facteurs énoncés aux alinéas 17.02h) (préjudice subi en Ontario) et 17.02o) (partie essentielle ou appropriée). Aucun de ces facteurs ne figure dans la LUCTRI. Ils n’ont pas non plus été largement acceptés en tant qu’indicateurs fiables de la compétence. En fait, la cour d’appel a conclu dans l’arrêt Muscutt et dans les appels connexes que le facteur du « préjudice subi en Ontario » n’était, dans bien des cas, pas suffisamment fiable et important pour permettre à un tribunal ontarien de se déclarer compétent.
[56] Le juge Sharpe a confirmé la nécessité d’établir une nette distinction entre la déclaration de compétence et la décision relative à l’opportunité de ne pas exercer la compétence selon la doctrine du forum non conveniens. Il a souligné qu’il faut se garder de confondre ces deux étapes distinctes de la résolution d’une question litigieuse en droit international privé, et il a rappelé que les facteurs qui justifieraient une suspension d’instance au terme de l’analyse relative au forum non conveniens ne doivent pas être intégrés à l’analyse de la simple reconnaissance de compétence (par. 81‑82 et 101). La tendance à confondre les deux analyses est peut‑être imputable à une interprétation trop large des considérations d’équité qui entrent en ligne de compte dans l’analyse fondée sur l’arrêt Muscutt (par. 81).
[57] Partant de ce premier principe qui reconnaît une liste de facteurs de rattachement créant une présomption, le juge Sharpe a reformulé le critère de l’arrêt Muscutt. Il a conservé une partie de l’analyse fondée sur cet arrêt, a fusionné certains de ses facteurs et a réexaminé les rôles joués par d’autres principes applicables à la déclaration de compétence. Le lien entre les défendeurs et le tribunal saisi de l’action est resté une considération valable et importante. Toutefois, celui entre le recours des demandeurs et le tribunal est demeuré un élément principal du critère du lien réel et substantiel (par. 87-88). Un critère fondé uniquement sur les liens du défendeur avec le tribunal serait [traduction] « indûment restrictif » (par. 86).
[58] La cour d’appel a fusionné en un seul les deux facteurs relatifs au caractère équitable pour les parties de la décision, par le tribunal, de se déclarer compétent ou de décliner compétence. Parallèlement, elle a recommandé aux juges de ne pas considérer l’examen de l’équité comme une analyse distincte du cœur du critère, car l’équité ne saurait compenser des liens trop ténus. Le juge Sharpe a toutefois estimé nécessaire de conserver l’équité envers le demandeur et le défendeur comme outil servant à analyser la pertinence, la qualité et la solidité des liens avec le tribunal lorsqu’il s’agit d’établir si la déclaration de compétence respecterait les principes d’ordre et d’équité (par. 93, 95‑96 et 98).
[59] Le juge Sharpe a ensuite fait remarquer que les considérations d’équité étaieraient aussi la reconnaissance de la doctrine du for de nécessité comme fondement, à titre exceptionnel, de la déclaration de compétence (par. 100). Je tiens à ajouter que la Cour n’est point saisie en l’espèce de la question du for de nécessité et je n’ai pas à l’aborder dans les présents motifs.
[60] Selon le juge Sharpe, la participation de tierces parties demeurerait pertinente, quoique d’importance moindre. Il ne conviendrait pas de la prendre régulièrement en considération; elle ne deviendrait pertinente que dans les cas où une partie l’a invoquée comme facteur de rattachement (par. 102).
[61] Le juge Sharpe a reconnu que des actes ou une conduite dans le ressort n’équivalant pas à la résidence permettront souvent de conclure à l’existence d’un lien réel et substantiel (par. 92).
[62] Selon lui, l’ouverture des tribunaux à reconnaître et à exécuter un jugement étranger ne devrait pas être traitée comme un facteur distinct à évaluer par rapport aux autres facteurs de rattachement dans la reconnaissance de compétence. Il s’agit plutôt d’un principe général et prépondérant servant à restreindre la déclaration de compétence à l’encontre de défendeurs extraprovinciaux. Les tribunaux devront éviter de se déclarer compétents lorsqu’ils ne sont pas disposés à reconnaître et à exécuter un jugement étranger reposant sur le même fondement juridictionnel (par. 103). Le caractère international ou interprovincial d’une affaire a également été supprimé de la liste des facteurs. Ce sujet serait considéré comme une question de droit susceptible d’examen dans l’analyse du lien réel et substantiel (par. 106). La cour d’appel a retenu la même approche relativement à la courtoisie et aux normes relatives à la compétence, ainsi qu’à la reconnaissance et à l’exécution des jugements applicables ailleurs. Ces considérations restent pertinentes relativement à l’analyse du lien réel et substantiel, mais elles ne constitueraient plus des facteurs précis (par. 107 et 108).
[63] Finalement, la cour d’appel a jugé que les considérations relatives au droit étranger demeurent un facteur pertinent quant à la déclaration de compétence. Selon le juge Sharpe, des éléments de preuve exposant la façon dont les tribunaux étrangers traitent les affaires de cette nature pourraient être utiles (par. 107). Je signale toutefois au passage qu’une insistance indue sur le désavantage au plan juridique en tant que facteur dans l’analyse relative à la compétence ne paraît guère compatible avec le principe de courtoisie qui doit régir les rapports juridiques qu’entretiennent des États démocratiques modernes, selon la conclusion de notre Cour dans l’arrêt Beals. Plus particulièrement, il semble difficile de concilier une telle approche avec le principe de courtoisie qui doit inspirer les rapports entre les tribunaux de différentes provinces au sein du même État fédéral, comme l’a affirmé notre Cour dans les arrêts Morguard et Hunt.
[64] En résumé, l’approche retenue dans Van Breda — Charron offre un critère simplifié, où la cour d’appel a modifié le rôle que jouent plusieurs facteurs énoncés dans Muscutt. En bref, lorsque s’applique un des facteurs de rattachement créant une présomption, la cour se déclarera compétente à moins que le défendeur puisse démontrer l’absence d’un lien réel et substantiel. Par contre, s’il est établi qu’aucun de ces facteurs de rattachement ne s’applique au recours, il incombe alors au demandeur d’établir des rapports suffisants entre le litige et le tribunal. Outre les facteurs créant ou non une présomption qui sont énumérés, les parties peuvent invoquer d’autres facteurs de rattachement fondés sur les principes régissant l’analyse.
[65] J’aborde maintenant la question de savoir si la cour d’appel a eu raison de décider que les tribunaux ontariens pouvaient se déclarer compétents dans les deux affaires qui nous occupent. Si je conclus qu’ils pouvaient le faire, j’examinerai ensuite s’ils auraient dû décliner compétence selon les principes du forum non conveniens.
(8) Un cadre applicable à la déclaration de compétence
[66] Les parties et les intervenants ont exprimé, devant notre Cour et la Cour d’appel de l’Ontario, des avis diamétralement opposés sur l’opportunité et la façon de modifier le droit international privé relatif à la déclaration de compétence. Comme on pouvait s’y attendre, les désaccords portent aussi sur l’incidence que d’éventuelles modifications peuvent avoir sur l’issue de ces pourvois. Les approches contradictoires exposées dans notre Cour traduisent la tension entre la quête de souplesse — intimement liée au souci d’équité envers les parties à un litige — et la volonté d’accroître la prévisibilité et la cohérence du processus institutionnel de résolution des problèmes de droit international privé que posent la déclaration de compétence et l’exercice de la compétence. En fait, l’établissement d’un juste équilibre entre la souplesse et la prévisibilité, ou entre l’équité et l’ordre, constitue un thème qui revient constamment dans la jurisprudence et la doctrine canadiennes depuis les arrêts de notre Cour dans Morguard, Hunt, Amchem et Tolofson.
[67] Le critère du lien réel et substantiel est maintenant bien établi. Toutefois, il est clair que l’insatisfaction suscitée par ce critère et l’incertitude entourant sa signification et les modalités de son application s’accroissent, et que des directives complémentaires sur la façon de l’appliquer apparaissent maintenant nécessaires. J’ai déjà fait ressortir la nécessité de distinguer le critère constitutionnel et les règles du droit international privé — deux aspects du droit international privé ayant parfois été confondus dans la jurisprudence. Il importe maintenant de préciser les règles de droit international privé applicables dans le respect des limites constitutionnelles des pouvoirs des cours provinciales, sans transformer toutefois chaque problême de droit international privé en question constitutionnelle.
[68] Plusieurs législatures ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario dans Muscutt et Van Breda — Charron, ont réagi à la situation en tentant de fournir des précisions sur l’application du critère du lien réel et substantiel. Nous pouvons nous inspirer de ces mesures législatives et de cette jurisprudence. D’ailleurs, le juge Sharpe a fait allusion dans Van Breda — Charron à ce qu’il a qualifié, peut‑être avec un certain optimisme, d’émergence en droit canadien d’un consensus sur la façon de résoudre ces questions. Compte tenu de ce consensus sans doute fragile, de ces mesures et de cette jurisprudence, la Cour doit préciser davantage les règles et les principes applicables aux déclarations de compétence des tribunaux provinciaux en matière de responsabilité délictuelle dans les cas où les demandeurs poursuivent en Ontario et où une partie au moins des faits ayant donné naissance à l’action sont survenus à l’étranger ou à l’extérieur de la province. J’examinerai aussi la façon de décliner compétence ou de l’exercer selon la doctrine du forum non conveniens. Je garde toutefois à l’esprit que notre Cour n’est évidemment pas chargée de codifier exhaustivement le droit international privé. Des principes se dégageront à mesure que les problèmes surgiront devant les tribunaux. De plus, toutes mes observations à propos de l’évolution des principes de la common law en matière de droit international privé n’écartent pas ce que prévoient les lois et règles de procédure civile applicables.
[69] Un tribunal saisi de questions de compétence doit d’abord axer son analyse sur les questions relatives à la déclaration de compétence elle‑même. Cette analyse doit reposer sur une compréhension adéquate du critère du lien réel et substantiel. Dans son évolution, celui‑ci est devenu un critère ou un principe constitutionnel important qui limite la portée des lois provinciales et la compétence des tribunaux provinciaux. Ce critère constitutionnel reflète, je le répète, la portée territoriale limitée de la compétence accordée aux provinces par la Loi constitutionnelle de 1867. Parallèlement, la Constitution reconnaît que des situations survenues à l’étranger ou dans d’autres provinces peuvent avoir des répercussions dans la province. Les provinces peuvent examiner ces répercussions afin de régler les questions de rapport avec leur propre système juridique interne sans, pour autant, outrepasser les limites de leur compétence constitutionnelle (voir Castillo).
[70] Le critère du lien réel et substantiel ne signifie pas que les tribunaux doivent, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, déterminer au cas par cas, suivant les faits de chaque cause, s’il existe un lien suffisant avec le ressort pour régler les problèmes de déclaration de compétence ou d’autres questions, comme le choix du droit applicable dans une situation donnée ou la reconnaissance de jugements extraprovinciaux. Les tribunaux ont toujours bien exercé leur pouvoir discrétionnaire et le bon fonctionnement de notre système juridique dépend souvent de l’exercice prudent de ce pouvoir. Toutefois, une solution qui s’en remettrait complètement à l’exercice de ce pouvoir et le transformerait lui-même en une règle de droit international privé ne respecterait pas certains objectifs fondamentaux d’un système de droit international privé.
[71] L’élaboration d’un cadre approprié applicable aux déclarations de compétence exige une compréhension claire des objectifs généraux du droit international privé. L’existence de ces objectifs ne signifie toutefois pas que le cadre nécessaire à leur réalisation doive être uniforme partout au Canada. La compétence constitutionnelle dont sont investies les provinces sur ces matières leur permet d’élaborer différentes solutions et approches, pour autant que les limites territoriales dans lesquelles le législateur et les tribunaux exercent leurs pouvoirs soient respectées.
[72] En quoi consisterait un cadre adéquat? Comment devrait‑on l’élaborer pour les questions de déclaration et d’exercice de la compétence? Le fait que les décisions judiciaires sur les questions de déclaration et d’exercice de la compétence soient généralement des décisions interlocutoires rendues aux stades préliminaires de l’instance représente un défi particulier à cet égard. En effet, ces questions sont normalement soulevées avant le début du procès lui-même. En conséquence, bien que ces décisions puissent souvent avoir une importance capitale pour les parties et la poursuite du litige, elles doivent reposer sur les actes de procédure, les affidavits des parties et les documents qui constituent le dossier soumis au juge, y compris, s’il en est, les rapports d’experts ou les opinions sur l’état du droit étranger et sur l’organisation et la procédure des tribunaux étrangers. Les questions de fait pertinentes quant à la compétence doivent être tranchées dans ce contexte, souvent à l’issue d’une analyse sommaire. Ces contraintes font ressortir le rôle délicat du juge saisi de ces questions.
[73] La nature des rapports régis par le droit international privé interdit de réduire le cadre applicable à la déclaration de compétence à un régime précaire et ponctuel élaboré sur le coup au cas par cas, aussi louable que soit l’objectif d’équité individuelle. Comme le soulignent les propos du juge La Forest dans Morguard, le régime doit être ordonné et doit permettre l’élaboration d’une méthode juste et équitable de règlement des conflits. La justice et l’équité constituent sans aucun doute des objectifs essentiels d’un bon système de droit international privé, mais elles ne peuvent se réaliser en l’absence d’un ensemble de principes et de règles assurant la sûreté et la prévisibilité du droit applicable à la déclaration de compétence d’un tribunal. Les parties doivent pouvoir prédire avec une certitude raisonnable si un tribunal saisi d’une situation qui présente un aspect international ou interprovincial se déclarera ou non compétent. Toutefois, le besoin de certitude et de prévisibilité peut entrer en conflit avec l’objectif d’équité. On peut difficilement considérer qu’un ensemble de règles inéquitable puisse constituer un régime juridique efficace et juste. La difficulté réside dans la conciliation de l’objectif d’équité avec le besoin de sûreté, de stabilité et d’efficacité dans la conception et la mise en œuvre d’un système de droit international privé.
[74] Le système moderne de droit international privé vise à faciliter les échanges et les communications entre les personnes de différents ressorts et régimes juridiques. Il repose en ce sens sur le principe de la courtoisie. La courtoisie elle‑même est cependant une notion très souple. Il faut la considérer non pas comme un ensemble de règles bien définies, mais comme une attitude de respect et de déférence envers d’autres États et, au Canada, envers d’autres provinces et leurs tribunaux (Morguard, p. 1095; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 47). La courtoisie ne peut subsister en droit international privé sans l’ordre, qui exige une certaine stabilité et prévisibilité dans l’élaboration et l’application des règles qui régissent les relations internationales ou interprovinciales. L’équité et la justice constituent des éléments essentiels d’un système juridique, mais elles ne peuvent être dissociées des impératifs de prévisibilité et de stabilité qui assurent l’ordre du système de droit international privé. Pour reprendre les propos du juge La Forest dans Morguard, « ce sont les principes d’ordre et d’équité, des principes qui assurent à la fois la justice et la sûreté des opérations qui doivent servir de fondement à un système moderne de droit international privé » (p. 1097; voir aussi H. E. Yntema, « The Objectives of Private International Law » (1957), 35 R. du B. can. 721, p. 741).
[75] L’élaboration et l’évolution des méthodes d’analyse de la déclaration de compétence examinées ci‑dessus supposent que la stabilité et la prévisibilité de ce volet du droit international privé devraient dépendre principalement de l’établissement de facteurs objectifs susceptibles de relier une situation juridique ou l’objet du litige au tribunal qui en est saisi. En même temps, la sélection de ces facteurs de rattachement créant une présomption doit tenir compte des besoins d’équité et de justice envers toutes les parties au litige. Ces dernières années, au Canada, les tribunaux ont toutefois préféré, à un régime où chaque juge exercerait un pouvoir purement discrétionnaire, une approche leur permettant de se fonder sur un ensemble de facteurs précis auxquels ils confèrent l’effet d’une présomption.
[76] Par exemple, les lois inspirées de la LUCTRI et le Livre dixième du Code civil du Québec s’appuient sur des faits précis établissant un lien entre l’objet du litige et le ressort. Ces facteurs sont pris en compte pour déterminer s’il existe un lien réel et substantiel pour l’application des règles du droit international privé.
[77] Dans le cas d’actions en responsabilité délictuelle, l’al. 10g) de la LUCTRI prévoit explicitement que le lieu où a été commis un délit constitue un facteur reliant l’acte au ressort. La détermination du lieu d’un délit pourrait fort bien soulever d’autres questions auxquelles la LUCTRI n’offre pas de réponses immédiates, par exemple : où ont été accomplis les actes ayant causé le préjudice? Ont‑ils été accomplis à plus d’un endroit? Où le préjudice a‑t‑il été subi ou est‑il devenu apparent? D’autres facteurs de rapprochement peuvent aussi devenir pertinents, par exemple l’existence d’obligations contractuelles (al. 10e)) ou une entreprise exploitée dans la province (al. 10h)). La compétence peut également reposer sur la présence dans un lieu, lorsque le défendeur réside dans la province (al. 3d)). De même, le Code civil du Québec énumère une série de facteurs qu’il faut prendre en considération pour établir si une autorité québécoise a compétence sur une action en responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle (art. 3148).
[78] Certains auteurs estiment que le véritable cœur du nouveau critère de l’arrêt Van Breda ‑ Charron se compose d’un ensemble de liens factuels objectifs. De même, la cour d’appel a affirmé dans l’arrêt Van Breda — Charron que la question en litige portait essentiellement sur les liens : [traduction] « [l]e lien entre le recours du demandeur et le tribunal et le lien entre le défendeur et le tribunal constituent respectivement le cœur du critère du lien réel et substantiel » (par. 84; T. Monestier, « A ‘Real and Substantial’ Improvement? Van Breda Reformulates the Law of Jurisdiction in Ontario », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation, 2010, (2010) 185, p. 204‑207). À mon sens, l’établissement d’un ensemble de facteurs de rattachement pertinents créant une présomption et la détermination de leur nature et de leur effet juridiques rendra l’analyse des problèmes de déclaration de compétence plus claire et plus prévisible, tout en assurant leur conformité avec les objectifs d’équité et d’efficacité sur lesquels repose cette branche du droit.
[79] Dans cette optique, il faut conserver une nette distinction entre, d’une part, les facteurs ou les situations de fait qui relient l’objet du litige et le défendeur au tribunal et, d’autre part, les principes et les outils d’analyse, comme les valeurs que sont l’équité et l’efficacité ou le principe de la courtoisie. Ces principes et outils d’analyse éclaireront l’examen des facteurs en vue de décider s’il est satisfait au critère du lien réel et substantiel. Toutefois, la compétence peut également reposer sur des fondements traditionnels, comme la présence du défendeur à l’intérieur du ressort ou son consentement à se soumettre à la compétence du tribunal, si ces fondements sont établis. Le critère du lien réel et substantiel n’écarte pas les fondements traditionnels de la compétence judiciaire en droit international privé.
[80] Cependant, avant de passer à l’examen d’une liste de facteurs de rattachement créant une présomption applicables dans les actions fondées sur un délit, je dois préciser la nature juridique de cette liste. Celle‑ci ne sera pas exhaustive. Il s’agira plutôt d’illustrer avant tout les situations de fait permettant généralement à un tribunal de se déclarer compétent à l’égard d’une matière. Comme la cour d’appel l’a affirmé dans Van Breda ‑ Charron (par. 109), il est justifié de conférer à ces facteurs l’effet d’une présomption. Le demandeur doit établir l’existence de l’un ou de plusieurs des facteurs énumérés. S’il y parvient, la cour peut présumer, en l’absence d’indications contraires, qu’elle est à bon droit saisie de l’action en vertu des règles de droit international privé et qu’elle agit dans les limites de sa compétence constitutionnelle (J. Walker, « Réforme du droit régissant les litiges transfrontaliers : Compétence judiciaire », document de consultation présenté à la Commission du droit de l’Ontario (mars 2009), p. 19‑20). Bien que l’on considère que les facteurs énumérés créent une présomption, cela ce signifie pas que la liste des facteurs reconnus est définitive. Au contraire, elle pourra être revue au fil du temps et mise à jour par l’ajout de nouveaux facteurs de rattachement créant une présomption.
[81] La présomption que crée un facteur ne sera toutefois pas irréfragable. Le défendeur pourra plaider qu’un lien donné est inapproprié dans les circonstances de l’affaire. Dans un tel cas, il incombera au défendeur de réfuter la présomption créée par le facteur — énuméré ou nouveau — et de convaincre la cour qu’une déclaration de compétence serait inopportune. Si aucun facteur de rattachement — énuméré ou nouveau — créant une présomption ne s’applique dans les circonstances de l’affaire, ou si la présomption de compétence que fait naître ce facteur est valablement réfutée, la cour n’aura pas compétence en vertu du critère du lien réel et substantiel de la common law. J’expose chacune de ces questions ci-après.
(a) Liste de facteurs de rattachement créant une présomption
[82] Sans égard à la question du for de nécessité, que je n’aborde pas en l’espèce, il faut établir la compétence principalement sur la base de facteurs objectifs reliant la situation juridique ou l’objet du litige au tribunal. C’est la voie qu’a empruntée la cour d’appel dans les affaires qui nous occupent. Ainsi, les tribunaux doivent se fonder sur une liste de base énumérant les facteurs déjà reconnus dans le système de droit international privé et ceux qui s’ajoutent en fonction des besoins évolutifs de celui‑ci. Des considérations abstraites d’ordre, d’efficacité ou d’équité du système ne sauraient se substituer aux facteurs de rattachement qui donnent lieu à un « lien réel et substantiel » pour l’application du droit international privé.
[83] À cette étape, j’examine brièvement certains liens pouvant servir aux tribunaux de facteurs de rattachement créant une présomption. À l’instar de la cour d’appel, j’étudie en premier lieu un certain nombre de facteurs tirés de l’art. 17.02 des Règles de procédure civile de l’Ontario. Ces facteurs se rapportent à des situations où les tribunaux permettent la signification ex juris et ils n’ont pas été édictés en tant que règles de droit international privé. Ils expriment toutefois la sagesse et l’expérience de la vie juridique. Plusieurs d’entre eux reposent sur des faits objectifs susceptibles d’indiquer également si les tribunaux peuvent à bon droit se déclarer compétents. Ces facteurs sont généralement compatibles avec l’approche retenue dans la LUCTRI et avec les recommandations de la Commission du droit de l’Ontario, bien que certains soient plus détaillés. Ainsi, ils peuvent nous guider dans l’élaboration de cette partie du droit international privé.
[84] Il ne faudrait pas inclure à cette liste de facteurs de rattachement créant une présomption des principes généraux ou des objectifs du système de droit international privé comme l’équité, l’efficacité ou la courtoisie. Ces valeurs du système peuvent influer sur la sélection des facteurs ou l’application de la méthode de règlement des conflits. Les considérations relatives aux objectifs du système de droit international privé pourraient écarter toute possibilité que l’on retienne comme facteurs de rattachement certains faits en particulier. Cependant, il faut se garder de confondre ces valeurs avec les liens factuels qui régiront la déclaration de compétence.
[85] La liste des facteurs de rattachement créant une présomption proposés ici se rapporte à des actions en responsabilité délictuelle et aux questions s’y rattachant. Elle ne se veut pas une liste complète des facteurs de rattachement concernant les conditions permettant aux tribunaux de se déclarer compétents à l’égard de tous les recours connus en droit.
[86] La présence du demandeur dans le ressort n’est pas en soi un facteur de rattachement suffisant. (Je n’examinerai pas la pertinence ou l’importance de ce facteur dans le contexte de la doctrine du for de nécessité, car cette question n’a pas été soulevée dans les pourvois qui nous occupent.) À elle seule, la présence du demandeur n’établira pas entre le tribunal et l’objet du litige ou le défendeur un lien créant une présomption. Par contre, un défendeur peut toujours être poursuivi devant un tribunal du ressort dans lequel se trouve son domicile ou sa résidence (dans le cas d’une personne morale, le lieu de son siège social).
[87] On peut également considérer l’exploitation d’une entreprise dans la province comme un lien factuel adéquat. Cela peut toutefois soulever des questions plus complexes. Il faut faire preuve d’une certaine prudence au moment de résoudre ces questions, et ce, afin d’éviter de créer ce qu’on pourrait assimiler à des formes de compétence universelle applicable aux actions en matière de responsabilité délictuelle découlant de certaines catégories d’entreprises ou d’activités commerciales. Une publicité active dans le ressort ou, par exemple, l’accès que l’on y offre à un site Web, ne suffiraient pas à établir que le défendeur y exploite une entreprise. La notion d’exploitation d’une entreprise exige une forme de présence effective — et non seulement virtuelle — dans le ressort en question, par exemple le fait d’y tenir un bureau ou d’y effectuer régulièrement des visites. Cependant, la Cour n’est pas appelée à décider si, et, le cas échéant, à quel moment, le commerce électronique dans un ressort pourrait équivaloir à une présence dans celui‑ci. Compte tenu de ces réserves, l’« exploit[ation] [d’]une entreprise » au sens de l’al. 17.02p) des Règles peut constituer un facteur de rattachement approprié.
[88] Tel qu’il appert de l’al. 17.02g), ainsi que de la LUCTRI, du Code civil du Québec et de la jurisprudence de notre Cour depuis l’arrêt Tolofson, le lieu du délit constitue clairement un facteur de rattachement approprié. La difficulté consiste souvent à situer ce lieu, et non à reconnaître la validité de ce facteur une fois que le lieu a été établi. Les recours liés à des contrats conclus en Ontario pourraient également être à bon droit intentés en Ontario (sous‑al. 17.02f)(i) des Règles).
[89] Le recours au préjudice en tant que facteur de rattachement peut soulever des problèmes difficiles. Dans le cas des délits comme la diffamation, la perpétration du délit est complète lorsqu’il cause un préjudice, et l’on tend souvent à situer le délit dans le ressort où le préjudice se manifeste. Dans d’autres cas, la situation est moins claire. Si l’on admet sans réserve que la manifestation du préjudice à un endroit fera présumer que le recours relève de la compétence des tribunaux de cet endroit, on risque d’assujettir à la compétence de ces tribunaux des recours n’ayant qu’un faible lien avec eux. Une personne peut être blessée dans un lieu, mais la douleur et les inconvénients en résultant peuvent bien se faire sentir dans un autre pays et, plus tard, dans un troisième pays. Par conséquent, on ne saurait attribuer l’effet d’une présomption à ce facteur de rattachement.
[90] Pour récapituler, dans une instance relative à un délit, les facteurs suivants constituent des facteurs de rattachement créant une présomption qui, à première vue, autorisent une cour à se déclarer compétente à l’égard du litige :
(a) le défendeur a son domicile dans la province ou y réside;
(b) le défendeur exploite une entreprise dans la province;
(c) le délit a été commis dans la province;
(d) un contrat lié au litige a été conclu dans la province.
(b) Reconnaître de nouveaux facteurs de rattachement créant une présomption
[91] Comme je l’ai indiqué, la liste des facteurs de rattachement créant une présomption n’est pas exhaustive. Au fil du temps, les tribunaux pourront reconnaître de nouveaux facteurs créant eux aussi une présomption de compétence des tribunaux. Ce faisant, les tribunaux devraient envisager des liens qui révèlent avec le tribunal un rapport de nature semblable à ceux qui découlent des facteurs qui figurent sur la liste. Les considérations suivantes pourraient s’avérer pertinentes :
(a) la similitude du facteur de rattachement avec les facteurs de rattachement reconnus créant une présomption;
(b) le traitement du facteur de rattachement dans la jurisprudence;
(c) le traitement du facteur de rattachement dans la législation;
(d) le traitement du facteur de rattachement dans le droit international privé d’autres systèmes juridiques qui ont en commun avec le Canada les valeurs d’ordre, d’équité et de courtoisie.
[92] Le tribunal qui envisage la possibilité de conférer à un nouveau facteur de rattachement l’effet d’une présomption peut mettre à profit les outils utiles que constituent les valeurs d’ordre, d’équité et de courtoisie dans l’analyse de la solidité du rapport avec le tribunal révélé par ce facteur. Tous les facteurs de rattachement créant une présomption, qu’ils soient énumérés ou nouveaux, reposent sur ces valeurs. Ils révèlent généralement, entre l’objet du litige et le tribunal, un rapport tel qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que le défendeur soit appelé à se défendre dans une action devant ce tribunal. En règle générale, en présence d’un tel rapport, on s’attendrait à ce que les tribunaux canadiens reconnaissent et exécutent les jugements étrangers en se fondant sur ce facteur de rattachement créant une présomption, et à ce que les tribunaux étrangers fassent de même à l’égard des décisions canadiennes. La déclaration de compétence semblerait ainsi conforme aux principes de courtoisie, d’ordre et d’équité.
[93] Toutefois, si aucun facteur de rattachement créant une présomption — énuméré ou nouveau — ne s’applique, le critère de common law du lien réel et substantiel devrait empêcher le tribunal de se déclarer compétent. Tout particulièrement, le tribunal devrait refuser de se déclarer compétent en se fondant sur l’effet combiné de plusieurs facteurs de rattachement ne créant pas de présomption. Il évitera ainsi d’ouvrir la voie à des déclarations de compétence reposant en grande partie sur l’exercice au cas par cas du pouvoir discrétionnaire, ce qui contredirait les objectifs d’ordre, de certitude et de prévisibilité qui se situent au coeur d’un système de droit international privé équitable et fondé sur des principes.
[94] Par contre, si un facteur de rattachement reconnu créant une présomption s’applique, la cour doit supposer qu’elle est saisie à juste titre de l’objet du litige et que le défendeur a valablement été interpelé devant cette cour. Dans de telles circonstances, la cour n’a pas à exercer son pouvoir discrétionnaire pour se déclarer compétente. Elle aura compétence à moins que la partie qui s’oppose à la déclaration de compétence réfute la présomption découlant du facteur de rattachement. C’est cette question que j’aborde maintenant.
(c) Réfutation de la présomption de compétence
[95] La présomption de compétence créée lorsqu’un facteur de rattachement reconnu — énuméré ou nouveau — s’applique n’est pas irréfutable. Le fardeau de la réfuter incombe bien entendu à la partie qui s’oppose à la déclaration de compétence. Cette dernière doit établir les faits démontrant que le facteur de rattachement créant une présomption ne révèle aucun rapport réel — ou ne révèle qu’un rapport ténu — entre l’objet du litige et le tribunal.
[96] Des exemples tirés de la liste des facteurs de rattachement créant une présomption applicables en matière délictuelle permettent d’illustrer la façon de réfuter cette présomption. Ainsi, lorsque le facteur de rattachement créant une présomption prend la forme d’un contrat conclu dans la province, une partie peut réfuter cette présomption en démontrant que le contrat a peu ou rien à voir avec l’objet du litige. Et si le fait que le défendeur exploite une entreprise dans la province constitue le facteur de rattachement créant une présomption, celle‑ci peut être réfutée par la preuve que l’objet du litige est sans rapport avec les activités commerciales du défendeur dans la province. Par ailleurs, quand la perpétration d’un délit dans la province constitue le facteur de rattachement créant une présomption, il pourrait sembler difficile de réfuter la présomption, mais elle pourrait néanmoins l’être si, dans une affaire relative à un délit commis dans des ressorts multiples, seul un élément relativement mineur du délit s’est produit dans la province.
[97] Dans chacun de ces exemples, il est possible de soutenir que le facteur de rattachement créant une présomption révèle un rapport ténu entre le tribunal et l’objet du litige et qu’il serait donc déraisonnable de s’attendre à ce que le défendeur soit appelé à se défendre dans une action devant ce tribunal. Dans ces circonstances, il ne serait pas satisfait au critère du lien réel et substantiel, et le tribunal ne serait pas compétent pour connaître du litige.
[98] Toutefois, si la partie qui s’oppose à l’exercice de la compétence ne réussit pas à réfuter la présomption découlant d’un facteur de rattachement — énuméré ou nouveau — créant une présomption, le tribunal doit reconnaître sa compétence et le fait qu’il a été valablement saisi de l’action. À ce stade, il exerce son pouvoir discrétionnaire non pas pour décider s’il a compétence, mais uniquement pour décider s’il doit refuser de l’exercer si l’une des parties soulève la question du forum non conveniens.
[99] Il convient de préciser qu’un recours pourrait être fondé à la fois sur un contrat et un délit, ou sur plus d’un délit. Le tribunal devrait‑il alors se limiter à n’entendre que la partie du recours pouvant se rattacher directement au ressort? Une telle règle porterait atteinte aux principes d’équité et d’efficacité qui sous-tendent la déclaration de compétence. Les règles de droit international privé visent à établir s’il existe un lien réel et substantiel entre le tribunal, l’objet du litige et le défendeur. Si l’existence d’un lien à l’égard d’une situation factuelle et juridique a été établie, le tribunal doit se déclarer compétent relativement à tous les aspects du recours. Le demandeur ne devrait pas être tenu d’intenter une action en responsabilité délictuelle au Manitoba et une demande connexe de restitution en Nouvelle‑Écosse. La création d’une telle situation ne respecterait aucun principe d’équité et d’efficacité.
[100] Pour récapituler, afin de satisfaire au critère du lien réel et substantiel de la common law, la partie qui plaide que le tribunal doit se déclarer compétent doit indiquer le facteur de rattachement créant une présomption qui lie l’objet du litige au tribunal. Dans les présents motifs, j’ai énuméré quelques facteurs de rattachement créant une présomption applicables aux actions en responsabilité délictuelle. Toutefois, la liste n’est pas exhaustive et les tribunaux pourront, au fil des ans, en recenser d’autres. De plus, la présomption de compétence découlant de l’existence d’un facteur de rattachement reconnu — énuméré ou nouveau — n’est pas irréfutable. Le fardeau de la réfuter incombe à la partie qui s’oppose à la déclaration de compétence. Si la cour conclut qu’elle n’a pas compétence en raison de l’absence de facteurs de rattachement créant une présomption ou parce que la présomption de compétence découlant de l’un de ces facteurs est réfutée, elle doit rejeter l’action ou suspendre l’instance, à moins que ne s’applique la doctrine du for de nécessité, dont il est inutile que je traite dans ces motifs. Si la compétence est établie, l’action peut être entendue, sous réserve du pouvoir discrétionnaire de la cour de suspendre l’instance en se fondant sur la doctrine du forum non conveniens. C’est ce sujet que j’aborde maintenant.
(9) La doctrine du forum non conveniens et l’exercice de la compétence
[101] J’ai déjà fait allusion à la nécessité de conserver une nette distinction entre l’existence et l’exercice de la compétence. Cette distinction constitue la clé à la fois de la résolution des problèmes liés à la compétence du tribunal sur l’action et de la bonne application de la doctrine du forum non conveniens. Cette doctrine entre en jeu une fois la compétence établie. Elle n’intervient aucunement dans l’analyse relative à l’existence de la compétence.
[102] Une fois la compétence établie, l’instance suit son cours devant le tribunal si le défendeur ne soulève pas d’autres objections. Le tribunal ne peut décliner compétence, à moins que le défendeur n’invoque le forum non conveniens. Il appartient aux parties, et non au tribunal saisi du recours, d’invoquer cette doctrine.
[103] Le défendeur qui soulève l’application du forum non conveniens a le fardeau de démontrer pourquoi le tribunal devrait décliner sa compétence et renvoyer le litige dans un ressort autre que celui que le demandeur à choisi. Le défendeur doit désigner un autre tribunal ayant des liens appropriés selon les règles du droit international privé, et indiquer que ce tribunal pourrait trancher le litige. Le défendeur doit démontrer les liens qui existent entre cet autre tribunal et l’objet du litige au moyen de la même méthode d’analyse que celle employée pour établir l’existence d’un lien réel et substantiel avec le tribunal local. Enfin, la partie qui demande une suspension d’instance pour cause de forum non conveniens doit alors démontrer qu’il serait préférable que l’affaire soit soumise au tribunal proposé et qu’il faut considérer que ce dernier est plus approprié.
[104] Notre Cour a examiné et structuré l’application de la doctrine du forum non conveniens dans l’arrêt Amchem. Elle s’est alors inspirée de la jurisprudence de l’époque, plus particulièrement de l’arrêt de la Chambre des lords dans Spiliada Maritime Corp. c. Cansulex Ltd., [1987] 1 A.C. 460. La doctrine vient atténuer les effets d’une application stricte des règles régissant la déclaration de compétence. Puisque ces règles se fondent essentiellement sur l’établissement de l’existence de liens factuels objectifs, leur application par les tribunaux pourrait susciter des inquiétudes quant à leur rigidité éventuelle et au fait qu’ils ne prennent pas en compte la situation véritable des parties. Si elle est invoquée, la doctrine du forum non conveniens oblige le tribunal à passer outre à l’application stricte du critère régissant la reconnaissance et la déclaration de compétence. Cette doctrine reconnaît que les tribunaux de common law conservent le pouvoir résiduel de ne pas exercer leur compétence dans des circonstances appropriées, quoique limitées, afin d’assurer l’équité envers les parties et le règlement efficace du litige. Les tribunaux peuvent, sur la base de cette doctrine, suspendre les procédures engagées devant eux.
[105] Une partie qui sollicite une suspension d’instance pour cause de forum non conveniens peut invoquer des faits, considérations et préoccupations divers. Je doute que l’on puisse un jour en dresser une liste exhaustive malgré les quelques tentatives en ce sens du législateur. La doctrine est axée essentiellement sur le contexte de chaque affaire, et elle vise à assurer l’équité envers les deux parties et l’efficacité de la démarche menant au règlement du litige. Par exemple, le par. 11(1) de la LUCTRI prévoit qu’« [a]près avoir pris en considération l’intérêt des parties à une instance et les fins de la justice », le tribunal peut refuser d’exercer sa compétence si, à son avis, il conviendrait mieux que l’instance soit instruite par un tribunal d’un autre État. Le paragraphe 11(2) prévoit ensuite que le tribunal doit prendre en considération les « circonstances pertinentes à l’instance ». Il dresse une liste non exhaustive de facteurs comme exemples de telles circonstances :
(a) le coût et la commodité pour les parties à l’instance et leurs témoins d’être entendus dans ce ressort ou dans un autre;
(b) la loi à appliquer aux questions en litige;
(c) l’opportunité d’éviter la multiplicité des recours judiciaires;
(d) l’opportunité d’éviter que des décisions contradictoires soient rendues par différents tribunaux;
(e) l’exécution d’un jugement éventuel;
(f) le fonctionnement juste et efficace du système judiciaire canadien dans son ensemble. [par. 11(2)]
[106] La Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act de la Colombie‑Britannique, inspirée de la LUCTRI, prévoit à son art. 11 une disposition quasi identique au sujet du forum non conveniens. Dans Teck Cominco Metals Ltd. c. Lloyd’s Underwriters, 2009 CSC 11, [2009] 1 R.C.S. 321, au par. 22, notre Cour a affirmé que l’art. 11 de la loi de la Colombie‑Britannique visait à « codifier » la doctrine du forum non conveniens. L’article 3135 du Code civil du Québec prévoit aussi que le forum non conveniens fait partie du droit international privé du Québec, mais il n’indique pas les facteurs qui doivent régir l’application de cette doctrine en droit québécois. On laisse aux tribunaux le soin d’élaborer une méthode d’application de la doctrine et de déterminer les considérations pertinentes.
[107] Les tribunaux québécois ont retenu une méthode essentiellement identique à celle employée par les tribunaux de common law, sous réserve du texte de l’art. 3135, selon lequel le forum non conveniens constitue un recours exceptionnel. On trouve un bon exemple d’application du forum non conveniens dans l’arrêt Oppenheim Forfait Gmbh c. Lexus Maritime Inc., 1998 CanLII 13001, où la Cour d’appel du Québec a suspendu, pour cause de forum non conveniens, une action intentée dans cette province en faveur d’un tribunal allemand. Le juge Pidgeon a souligné le caractère large et contextuel de l’analyse relative au forum non conveniens. Le juge peut tenir compte de facteurs tels le domicile des parties, l’endroit où se trouvent les témoins et les éléments de preuve, l’existence d’un recours parallèle, l’avantage juridique, l’intérêt des deux parties et l’intérêt de la justice (p. 7 et 8; voir aussi : Spar Aerospace, par. 71; J. A. Talpis, « If I am from Grand—Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding with the collaboration of S. L. Kath to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec‑United States Crossborder Litigation (2001), p. 44‑45).
[108] Selon la jurisprudence qui traite du fardeau imposé à la partie qui sollicite une suspension d’instance pour cause de forum non conveniens, la partie doit démontrer que l’autre tribunal est nettement plus approprié. L’expression « nettement plus approprié » est bien établie. Elle figure dans Spiliada et Amchem. Par contre, elle n’a pas toujours été employée invariablement et elle n’apparaît pas dans la LUCTRI ni dans les lois inspirées de cette dernière, qui exigent simplement que la partie demandant une suspension d’instance démontre l’existence quelque part d’un « tribunal plus approprié ». L’expression « nettement plus approprié » ne figure pas non plus à l’art. 3135 du Code civil du Québec, qui signale toutefois en ces termes le caractère exceptionnel du pouvoir d’une autorité du Québec de décliner compétence : « une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence ».
[109] Il faut voir dans l’emploi des termes « nettement » et « exceptionnel » une reconnaissance du fait qu’en règle générale, le tribunal doit exercer sa compétence lorsqu’il se déclare à juste titre compétent. Il incombe à la partie qui veut écarter l’application de la règle générale de prouver que, compte tenu des caractéristiques de l’autre tribunal, il serait plus juste et plus efficace de refuser au demandeur les avantages liés à sa décision de choisir un tribunal approprié suivant les règles de droit international privé. Le tribunal ne peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, suspendre l’instance uniquement parce qu’il conclut, après avoir examiné toutes les considérations et tous les facteurs pertinents, à l’existence de tribunaux comparables dans d’autres provinces ou États. Il ne s’agit pas de jouer à pile ou face. Un tribunal saisi d’une demande de suspension d’instance doit conclure qu’il existe un tribunal mieux à même de trancher le litige de façon équitable et efficace. Le tribunal doit cependant garder à l’esprit que sa compétence, établie en application des règles de droit international privé, peut parfois être fonction d’une norme peu rigoureuse. Le recours à la doctrine du forum non conveniens peut jouer un rôle important dans la recherche d’un tribunal nettement plus approprié pour trancher le litige et pour assurer ainsi l’équité envers les parties et leur permettre de résoudre plus efficacement leur conflit.
[110] Je tiens à répéter que les facteurs dont le tribunal peut tenir compte dans sa décision d’appliquer la doctrine du forum non conveniens sont susceptibles de varier selon le contexte. Ils peuvent inclure, par exemple, l’endroit où se trouvent les parties et les témoins, les frais occasionnés par le renvoi de l’affaire à une autre juridiction ou par le refus de suspendre l’instance, les répercussions du changement de juridiction sur le déroulement du litige ou sur des procédures connexes ou parallèles, le risque de décisions contradictoires, les problèmes liés à la reconnaissance et à l’exécution des jugements ou la solidité relative des liens avec les deux parties.
[111] La perte de l’avantage juridique peut poser une difficulté si l’action est suspendue et renvoyée dans une autre province ou un autre pays. La difficulté est exacerbée par la possibilité que l’on confonde deux questions distinctes : l’effet des règles de procédure qui régissent la conduite du procès, et le droit substantiel applicable à la situation juridique, soit, dans les deux pourvois en l’espèce, le droit applicable au délit. Lorsqu’il examine l’avantage juridique, le tribunal peut supposer trop rapidement que le droit applicable découle naturellement de la déclaration de compétence. Toutefois, le droit applicable au délit n’est pas nécessairement le droit interne du tribunal. Il en est peut‑être ainsi dans bien des cas, mais pas toujours. Quoi qu’il en soit, si les parties invoquent le droit étranger, le tribunal peut fort bien être tenu d’étudier la question et de décider s’il doit appliquer le droit étranger une fois celui‑ci établi. Même si l’analyse relative à la compétence permet de conclure que des tribunaux de différents États peuvent être saisis à juste titre d’un recours, il peut arriver que le même droit substantiel s’applique, du moins en principe, quel que soit l’endroit où l’affaire est entendue.
[112] Une autre difficulté, qui ne se pose pas dans ces pourvois, concerne le caractère légitime de l’utilisation de ce facteur de la perte de l’avantage juridique au sein de la fédération canadienne. Il se peut qu’une utilisation trop large de ce facteur dans l’analyse relative au forum non conveniens soit contraire à l’esprit et à l’objet des arrêts Morguard et Hunt, dans lesquels la Cour a voulu instaurer la courtoisie et une attitude de grand respect entre les provinces, les tribunaux et les systèmes juridiques du Canada. Il ne faut pas considérer instinctivement les différences comme des signes de désavantage ou d’infériorité. Ce facteur devient de toute évidence plus pertinent si des pays étrangers sont en cause, mais même dans de tels cas, la courtoisie et le respect envers les tribunaux et les systèmes juridiques d’autres pays, dont bon nombre partagent les mêmes valeurs fondamentales que le Canada, peut toujours être de mise. En définitive, le tribunal doit procéder à une analyse contextuelle tout en évitant de pencher trop instinctivement en faveur de sa propre compétence. La décision relève à ce stade du pouvoir discrétionnaire raisonné du tribunal de première instance. En l’absence d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et grave dans l’établissement des faits pertinents commise, je l’ai déjà signalé, à un stade interlocutoire ou préliminaire, les juridictions supérieures feront preuve de déférence à l’égard de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Je vais maintenant examiner si les tribunaux ontariens se sont déclarés à bon droit compétents dans ces affaires et, dans l’affirmative, s’ils auraient dû refuser d’exercer cette compétence pour cause de forum non conveniens.
(10) Application
[113] Avant d’examiner les décisions à prendre dans ces deux pourvois, je dois signaler que les éléments de preuve présentés dans Van Breda et dans Charron diffèrent, même si ces affaires soulèvent des questions de droit semblables et si leur cadre factuel est le même sous bien des aspects importants. En effet, la Cour d’appel de l’Ontario a fait remarquer à juste titre que la preuve relative aux activités exercées par Club Resorts en Ontario n’était pas identique dans les deux affaires. Plus particulièrement, les demandeurs dans Charron, contrairement à ceux dans Van Breda, ont plaidé que le groupe de sociétés SuperClubs dont faisait partie l’appelante Club Resorts tenait un bureau près de Toronto, et que Club Resorts avait fait appel aux services de ce bureau. Ils ont aussi invoqué que des représentants de Club Resorts s’étaient rendus en Ontario pour promouvoir leur entreprise. En outre, il importe de signaler que dans l’examen des décisions des juridictions inférieures, notre Cour doit faire preuve de déférence envers les conclusions de fait tirées par le juge de la Cour supérieure de justice.
(a) L’affaire Van Breda
[114] Dans l’affaire Van Breda, la preuve de l’existence de liens factuels semble plutôt mince. C’est à Cuba que l’accident s’est produit et que Mme Van Breda a subi ses blessures. Elle et M. Berg vivaient en Ontario au moment de ce voyage. Ils ne sont toutefois pas revenus en Ontario après l’accident. Ils ont d’abord déménagé à Calgary, et plus tard en Colombie‑Britannique, où ils habitaient au moment d’intenter leur action. C’est principalement en Colombie‑Britannique que Mme Van Breda a subi un préjudice et ressenti des souffrances et des douleurs, et c’est là principalement que les soins lui ont été dispensés. De plus, la preuve est essentiellement muette au sujet des activités auxquelles se livrait Club Resorts en Ontario, sauf sur un point que j’aborderai plus loin. Qui plus est, la preuve de la publicité faite en Ontario ne suffit pas, selon moi, pour établir un lien. La publicité prend souvent une dimension internationale. Elle est omniprésente, franchissant facilement les frontières. À elle seule, elle n’établit pas un lien entre l’action et le tribunal. Si la publicité suffisait pour créer un lien avec un tribunal, les organisations commerciales d’une certaine taille pourraient être poursuivies en justice à peu près partout dans le monde. Les tribunaux du lieu de résidence d’une victime possèderaient alors une compétence presque universelle à l’égard de catégories de litiges de consommation vastes et variées.
[115] Le juge saisi de la motion et la cour d’appel ont toutefois conclu que la relation contractuelle qui s’est tissée entre M. Berg et Club Resorts par l’entremise du défendeur M. Denis a créé un lien suffisant entre l’action et la province. Monsieur Denis, qui exploitait une agence de voyage spécialisée sous le nom de Sport au Soleil, avait conclu avec Club Resorts une entente suivant laquelle il a trouvé des instructeurs de tennis et de squash et les a envoyés aux hôtels Club Resorts. Moyennant l’hébergement et la nourriture, chaque instructeur devait donner quelques heures de cours à des clients de l’hôtel durant son séjour. Il semble que M. Denis ait reçu de Club Resorts une quelconque forme de rémunération.
[116] Je ne trouve pas d’erreur susceptible de révision dans la conclusion que M. Denis pouvait représenter Club Resorts et qu’il existait un contrat aux termes duquel M. Berg devait fournir des services à Club Resorts. Mme Van Breda, qui a été blessée au centre de villégiature alors que M. Berg s’acquittait de ses obligations contractuelles, bénéficiait elle aussi, aux termes du contrat, de l’hébergement à ce centre. Il faut faire preuve de déférence envers les conclusions du juge saisi de la motion. Aucune erreur manifeste et dominante n’a été établie. La signature d’un contrat en Ontario a noué des rapports entre M. Berg, Club Resorts et Mme Van Breda, qui était incluse dans ces rapports aux termes du contrat.
[117] L’existence d’un contrat conclu en Ontario et lié au litige constitue un facteur de rattachement créant une présomption qui, à prime abord, autorise les tribunaux ontariens à se déclarer compétents en l’espèce. Les faits à l’origine du recours découlaient des rapports créés par le contrat. Club Resorts n’a pas réfuté la présomption de compétence qu’établit l’application de ce facteur. Pour cette raison, je suis d’avis de confirmer la conclusion de la cour d’appel qu’il existait un lien suffisant entre le tribunal ontarien et l’objet du litige.
[118] Il reste à trancher la question de savoir si la Cour supérieure de justice aurait dû décliner compétence selon la doctrine du forum non conveniens. Club Resorts avait le fardeau de démontrer qu’un tribunal cubain serait nettement un ressort plus approprié. Je reconnais qu’il existe entre Cuba et l’objet du litige des liens suffisants justifiant l’instruction du litige à Cuba. L’accident s’est produit à Cuba, sur la plage d’un hôtel géré par Club Resorts. Madame Van Breda a été blessée à cet endroit. Certains des défendeurs éventuels résident à Cuba. Il faut cependant tenir compte d’autres questions relatives à l’équité envers les parties et au règlement de l’action d’une manière efficace. Un procès à Cuba présenterait de sérieux défis pour les parties. Il pourrait soulever des problèmes en ce qui concerne les témoins ainsi que des craintes au sujet de l’application des procédures locales et des dépenses associées à l’instruction du litige. Tout bien considéré, les intimés auraient manifestement à supporter un fardeau beaucoup plus lourd s’ils devaient intenter leur recours à Cuba. Ils devraient alors engager des dépenses supplémentaires considérables et accuseraient un net désavantage par rapport aux défendeurs. Ils pourraient aussi perdre un avantage juridique, mais la preuve produite à ce sujet est loin d’être claire et satisfaisante. En définitive, l’appelante n’a pas démontré qu’un tribunal cubain serait nettement un tribunal plus approprié. J’estime que le juge saisi de la motion n’a pas commis d’erreur justifiant une révision en décidant de ne pas décliner compétence et je suis d’avis de confirmer le rejet de l’appel de cette décision.
(b) L’affaire Charron
[119] L’existence d’un lien suffisant avec le tribunal ontarien a été vivement débattue dans l’affaire Charron. À l’instar de l’affaire Van Breda, l’accident lui‑même s’est produit à Cuba. Par contre, Mme Charron est revenue en Ontario après la mort de son mari et a continué d’y résider. Le préjudice allégué par les intimés a été subi en grande partie en Ontario. Toutefois, ces faits ne constituent pas des facteurs de rattachement créant une présomption et ne permettent pas au tribunal de se déclarer compétent en vertu du critère du lien réel et substantiel.
[120] Cependant, selon la preuve, l’appelante exploitait une entreprise dans le ressort et il s’agit là d’un facteur de rattachement créant une présomption de compétence. La Cour supérieure de justice s’est déclarée compétente, et la cour d’appel a confirmée sa décision, surtout en raison d’une présence commerciale active en Ontario qui ne se limitait pas à des campagnes de publicité ciblant le marché ontarien. De l’avis des juridictions inférieures, Club Resorts était très présente en Ontario même si son siège social ne se trouvait pas dans cette province. Elle ne se contentait pas d’y faire de la publicité ou de communiquer avec les grossistes en forfaits voyage ou les agents de voyage. Les juridictions inférieures ont conclu que l’appelante s’était livrée à des activités commerciales de grande envergure en Ontario, particulièrement par l’entremise du groupe SuperClubs, avant que la famille Charron ne fasse sa réservation. La réservation résultait, du moins en partie, de l’exercice des activités susmentionnées en Ontario. Après examen de la preuve, le juge Sharpe, au nom de la cour d’appel, a affirmé ce qui suit relativement à ce facteur :
[traduction]
Il ressort du dossier que CRL [Club Resorts Ltd.] participait directement en Ontario aux activités de recherche de clients pour le centre de villégiature. Contrairement aux défendeurs dans les affaires Leufkens, Lemmex et Sinclair, CRL n’exerçait pas ses activités uniquement à Cuba :
• aux termes du contrat conclu avec le propriétaire de l’hôtel cubain, CRL était tenue de promouvoir le centre de villégiature en employant la marque « SuperClubs » au Canada, ce qu’elle a fait;
• CRL voit à ce que la marque SuperClubs reste bien en vue en Ontario, car les résidants canadiens et ontariens représentent une part importante du marché ciblé par CRL;
• CRL était autorisée à utiliser la marque « SuperClubs » et elle a elle‑même créé la marque « SuperClubs Cuba », deux marques dont elle s’est servie pour promouvoir le centre de villégiature en Ontario;
• le témoin de CRL, Abe Moore, a reconnu ce qui suit en contre‑interrogatoire :
• « que CRL se livrait à des activités dans des pays comme le Canada en vue de gagner des clients pour le centre de villégiature »;
• que, pour ce faire, CRL devait « elle-même ou par d’autres personnes, se livrer à la sollicitation, à la promotion et à la publicité » au Canada;
• que CRL a veillé à nouer des rapports avec d’autres personnes à cette fin en Ontario pour remplir son obligation contractuelle de promouvoir le centre de villégiature;
• des représentants de CRL se rendent régulièrement en Ontario afin de poursuivre la promotion faite par CRL;
• CRL a pris des dispositions en vue de la préparation et la diffusion de documents promotionnels en Ontario;
• comme l’indique le paragraphe suivant, CRL disposait, en Ontario, d’un bureau qui fournissait des renseignements et faisait la promotion de la marque SuperClubs.
. . .
À mon avis, on peut déduire à juste titre de cet ensemble d’éléments de preuve que, même si CRL elle‑même ne tenait pas de bureau en Ontario, elle peut avantageusement compter sur la présence, en Ontario, d’un bureau et d’une personne‑ressource que l’on présente au public comme représentant la même marque « SuperClubs » dont se sert CRL pour promouvoir et exploiter le centre de villégiature. [par. 117 et 119]
[121] La Cour supérieure de justice a pris en considération ces éléments de preuve à un stade préliminaire, en se fondant sur les actes de procédure des parties. La nature et la force probante de ces éléments de preuve ont été contestées devant la Cour. Toutefois, les juridictions inférieures ont tiré des conclusions au sujet du contenu de ces éléments de preuve et de ce qu’ils établissent. L’appelante n’a pas démontré que le juge saisi de la motion avait commis des erreurs susceptibles de révision, et il faut faire preuve de déférence à l’égard de ces conclusions de fait.
[122] Bien que la question de savoir si ce facteur s’applique ait été âprement débattue dans les présents pourvois, les constatations de fait du juge saisi de la motion permettent de conclure que Club Resorts exploitait une entreprise en Ontario. Les activités commerciales auxquelles se livrait cette société dans cette province allaient bien au-delà de la promotion d’une marque et de la publicité. Ses représentants se trouvaient régulièrement dans la province et elle tirait avantage de la présence d’un bureau en Ontario. Bien plus, des témoins de Club Resorts ont admis en contre-interrogatoire qu’elle se livrait à des activités au Canada. Considérés ensemble, ces faits permettent de conclure que Club Resorts exploitait une entreprise en Ontario. Par conséquent, les intimés ont établi l’application d’un facteur de rapprochement créant une présomption et le tribunal ontarien peut à première vue se déclarer compétent.
[123] Club Resorts n’a pas réfuté la présomption de compétence à laquelle donne naissance ce facteur de rattachement. Ses activités commerciales en Ontario visaient précisément à gagner des clients dans la province, dont la famille Charron, pour son centre de villégiature à Cuba où l’accident s’est produit. On ne peut prétendre que ce litige n’est pas lié aux activités commerciales de Club Resorts dans la province. Par conséquent, je conclus que le tribunal ontarien est compétent suivant le critère du lien réel et substantiel.
[124] J’estime aussi que le juge saisi de la motion n’a pas refusé à tort de suspendre l’instance pour cause de forum non conveniens. Club Resorts ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer qu’il serait nettement plus approprié que le litige soit instruit à Cuba dans les circonstances. L’équité envers les parties fait pencher lourdement la balance en faveur des intimés. Changer le lieu de l’instruction causerait aux demandeurs personnellement des inconvénients plus importants que ceux que subirait la société défenderesse en Ontario. Quant à l’avantage juridique, je renvoie à mes observations au sujet de l’affaire Van Breda. J’ajoute qu’entendre l’affaire en Ontario permettra probablement d’éviter la séparation des poursuites engagées contre les différents défendereurs.
IV. Conclusion
[125] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter les pourvois formés par Club Resorts, avec dépens en faveur des intimés sauf Bel Air Travel Group Ltd. et Hola Sun Holidays Limited.
Pourvois rejetés avec dépens.
Procureurs de l’appelante (33692) : Beard Winter, Toronto.
Procureurs des intimés Morgan Van Breda et autres (33692) : Paliare, Roland, Rosenberg, Rothstein, Toronto.
Procureurs de l’appelante (33606) : Fasken Martineau DuMoulin, Toronto.
Procureurs des intimés Anna Charron et autres (33606) : Adair Morse, Toronto.
Procureurs de l’intimée Bel Air Travel Group Ltd. (33606) : McCague Peacock Borlack McInnis & Lloyd, Toronto.
Procureurs de l’intimée Hola Sun Holidays Limited (33606) : Buie Cohen, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Tourism Industry Association of Ontario (33606 et 33692) : Torys, Toronto.
Procureurs des intervenants Amnistie internationale, Centre canadien pour la justice internationale et Juristes canadiens pour les droits de la personne dans le monde (33606 et 33692) : Heenan Blaikie, Ottawa.
Procureur de l’intervenante Ontario Trial Lawyers Association (33606 et 33692) : Allan Rouben, Toronto.
[1] Les juges Binnie et Charron n’ont pas participé au jugement.