LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
CH.B
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 9 septembre 2020
Rejet
Mme BATUT, président
Arrêt n° 527 FS-P+B
Pourvoi n° G 19-19.196
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 9 SEPTEMBRE 2020
Mme W... L..., domiciliée [...] , a formé le pourvoi n° G 19-19.196 contre l'arrêt rendu le 7 mai 2019 par la cour d'appel de Dijon (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme I... R..., domiciliée [...] ,
2°/ à M. O... V..., domicilié [...] , pris en qualité de directeur de la publication du Journal de Saône-et-Loire,
3°/ à la société Est Bourgogne média, société anonyme à conseil d'administration, ont le siège est [...] ,
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Canas, conseiller référendaire, les observations de Me Le Prado, avocat de Mme L..., de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de Mme R..., de M. V..., ès qualités, et de la société Est Bourgogne média, et l'avis de M. Poirret, premier avocat général, après débats en l'audience publique du 30 juin 2020 où étaient présents Mme Batut, président, Mme Canas, conseiller référendaire rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, M. Girardet, Mme Teiller, MM. Avel, Mornet, Chevalier, Mme Kerner-Menay, conseillers, M. Vitse, Mmes Dazzan, Le Gall, Kloda, M. Serrier, Mmes Champ, Comte, Robin-Raschel, conseillers référendaires, M. Poirret, premier avocat général, et Mme Randouin, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Dijon, 7 mai 2019), estimant qu'un article publié le 25 février 2017 dans le Journal de Saône-et-Loire contenait des propos diffamatoires à son égard, Mme L... a, par actes des 18 et 23 mai 2017, assigné en réparation, sur le fondement des articles 29, alinéa 1, et 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881, la société Est Bourgogne média, M. V..., pris en sa qualité de directeur de la publication, et Mme R..., auteur de l'article litigieux. Ces derniers ont soulevé la nullité de l'assignation, invoquant des irrégularités tenant, notamment, à l'absence de notification au ministère public dans le délai imparti.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
2. Mme L... fait grief à l'arrêt d'annuler l'assignation délivrée à M. V..., à la société Est Bourgogne média et à Mme R..., pour défaut de notification au ministère public dans le délai imparti, alors :
« 1°/ qu'en l'absence de précision expresse posée par l'article 53, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881, l'assignation doit être notifiée au ministère public en temps utile, c'est-à-dire à une date laissant suffisamment de temps à ce dernier avant la clôture des débats pour lui permettre de conclure ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a jugé que la notification au ministère public devait intervenir avant l'expiration du délai pour conclure figurant sur le premier avis notifié aux parties, qui correspond à la date de la première évocation de l'affaire, soit en l'espèce le 20 septembre 2017 ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a ajouté à la loi et violé l'article 53, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 ;
2°/ que, subsidiairement, un manquement à l'obligation de notifier l'assignation au ministère public ne pouvant pas être relevé en tout état de cause, cette exigence constitue un vice de forme, qui ne peut être sanctionné que sur justification, par celui qui l'invoque, d'un grief causé par ledit vice ; qu'en l'espèce, Mme L... avait démontré que la date à laquelle l'assignation avait été notifiée, le 25 octobre 2017, n'avait causé aucun grief à quiconque, le ministère public ayant disposé du temps requis pour intervenir efficacement, puisqu'il avait pu participer à la première audience du 6 novembre 2017 et qu'un renvoi au 8 janvier 2018 avait ensuite été ordonné ; qu'en déclarant néanmoins nulle l'assignation, sans constater que les parties qui s'en prévalaient justifiaient d'un grief résultant de la prétendue tardiveté de cette notification, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 114 du code de procédure civile ;
3°/ que, très subsidiairement, s'il était considéré que la tardiveté de la notification de l'assignation au ministère public constituait un vice de fond, il s'en déduirait que celui-ci est régularisé lorsque sa cause a disparu au moment où le juge statue ; qu'en l'espèce, Mme L... faisait valoir que l'assignation avait été signifiée au ministère public avant que le tribunal ne statue, de sorte qu'un éventuel vice à ce titre avait été régularisé ; qu'en ne répondant pas à ce moyen opérant, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
4°/ qu'en tout état de cause, constitue un obstacle excessif à l'accès au juge le fait d'interpréter une loi pour en tirer un délai qu'elle ne formule pas et dont aucune raison n'exigeait qu'il soit opposé à une partie qui ne pouvait pas le connaître ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que l'article 53, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 n'instaurait aucun délai pour notifier l'assignation au ministère public et que la question était affectée par la mise en place des procédures dématérialisées, sans qu'aucun texte, ni aucune jurisprudence ne fixe clairement le terme du délai dans lequel l'assignation devait être notifiée, et a retenu une date ultime de notification, le 20 septembre 2017, très différente de celle fixée par le premier juge, à savoir le 6 juillet 2017 ; qu'en déclarant néanmoins nul l'acte introductif d'instance, au motif qu'il avait été délivré le 25 octobre 2017, la cour d'appel a soumis l'exercice par Mme L... de son droit d'agir en justice à une condition qui n'était pas clairement établie, qu'elle ne connaissait pas auparavant, dont la rigueur n'était pas justifiée puisqu'aucun grief ne résultait du non-respect de cette règle et, partant, à un obstacle illégitime et excessif et a violé l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
3. Conformément à l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui doit recevoir application devant la juridiction civile (Ass. plén., 15 février 2013, pourvoi n° 11-14.637, Bull. 2013, Ass. plén., n° 1), la citation délivrée à la requête du plaignant est notifiée au ministère public, à peine de nullité de la poursuite.
4. Cette notification doit être effectuée, devant la juridiction pénale, avant la date à laquelle le prévenu est appelé à comparaître aux termes de la citation introductive d'instance (Crim., 30 mai 1967, pourvoi n° 66-91.606, Bull. crim. 1967, n° 166 ; Crim., 18 février 1986, pourvoi n° 85-91.178, Bull. crim. 1986, n° 64 ; Crim., 20 mai 2008, pourvoi n° 07-81.113).
5. Le principe de l'unicité du procès de presse, consacré par l'assemblée plénière de la Cour de cassation dans l'arrêt, précité, du 15 février 2013, conduit à juger que, devant la juridiction civile, l'assignation doit être notifiée au ministère public avant la date de la première audience de procédure.
6. Le moyen de nullité tiré du défaut d'accomplissement d'une telle formalité est une exception de procédure qui doit, en application des articles 73 et 74, alinéa 1er, du code de procédure civile, être invoquée avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir (2e Civ., 9 décembre 1999, pourvoi n° 97-21.074, Bull. 1999, n° 187), sans que celui qui l'invoque ait à justifier d'un grief (2e Civ., 6 février 2003, pourvoi n° 00-22.697, Bull. 2003, II, n° 30).
7. Ces règles de procédure, destinées à préserver les droits de la défense de l'auteur des propos incriminés et à garantir le respect de sa liberté d'expression, poursuivent un but légitime au regard du droit d'accès à un tribunal garanti par l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
8. Dès lors, après avoir constaté que l'affaire avait pour la première fois été appelée à l'audience du 20 septembre 2017 et que l'assignation n'avait été notifiée au parquet de Chalon-sur-Saône que le 25 octobre suivant, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de procéder à la recherche visée par la deuxième branche du moyen ni de répondre à des conclusions inopérantes, en a exactement déduit que cette assignation était nulle.
9. Elle n'a pas, ainsi, porté une atteinte disproportionnée au droit d'accès à un tribunal de Mme L..., la règle dont elle a fait application étant, au jour de la délivrance de l'acte en cause, suffisamment prévisible, eu égard à la jurisprudence constante de la chambre criminelle de la Cour de cassation, précitée, et au principe de l'unicité du procès de presse affirmé depuis le 15 février 2013.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne Mme L... aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du neuf septembre deux mille vingt.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par Me Le Prado, avocat aux Conseils, pour Mme L....
IL EST FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué,
D'AVOIR confirmé l'ordonnance entreprise en ce qu'elle avait annulé l'assignation délivrée le 18 mai 2017 par Madame L... à Monsieur O... V..., à la SA Est Bourgogne Média et à Madame R..., pour défaut de notification de l'assignation au ministère public dans le délai imparti ;
AUX MOTIFS QUE, « selon l'article 53 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui doit recevoir application devant la juridiction civile, l'assignation délivrée par le plaignant doit à peine de nullité être notifiée au Ministère public ;
Que la jurisprudence applicable à la procédure devant les juridictions civiles exige que cette notification intervienne avant la première conférence présidentielle qui constitue le premier appel de la cause, en application des articles 758 et 759 du Code de procédure civile en vertu desquels le président fixe les jours et heure auxquels l'affaire sera appelée et s'il y a lieu désigne la chambre à laquelle elle est distribuée, avis en étant donné aux avocats constitués et au jour fixé l'affaire est obligatoirement appelée devant le président de la chambre à laquelle elle a été distribuée ;
Qu'ainsi que l'a relevé le juge de la mise en état, du fait de la mise en oeuvre de la communication par voie électronique, la présente procédure n'a pas été appelée à une conférence présidentielle, cette audience n'ayant plus vocation à être tenue en présence des conseils et du président de chambre ;
Que toutefois, il ne peut être exigé du demandeur à la procédure de notifier l'assignation au ministère public avant même la délivrance du premier avis de conclure au défendeur notifié par voie électronique aux parties, alors que celles-ci n'ont aucune connaissance de la date à laquelle cet avis va être délivré ;
Que dès lors, la notification au ministère public doit intervenir avant l'expiration du délai pour conclure figurant sur le premier avis notifié aux parties, qui correspond à la date de la première évocation de l'affaire, soit en l'espèce le 20 septembre 2017, permettant ainsi au défendeur d'exciper avant toute défense au fond de l'absence d'accomplissement de cette formalité substantielle d'ordre public ;
Que la notification au parquet de Chalon-sur-Saône de l'assignation délivrée le 18 mai 2017 par Madame L... étant intervenue le 25 octobre 2017, l'acte introductif d'instance est nul et l'ordonnance mérite également confirmation en ce qu'elle a annulé cet acte » ;
1°) ALORS QUE, en l'absence de précision expresse posée par l'article 53, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881, l'assignation doit être notifiée au ministère public en temps utile, c'est-à-dire à une date laissant suffisamment de temps à ce dernier avant la clôture des débats pour lui permettre de conclure ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a jugé que la notification au ministère public devait intervenir avant l'expiration du délai pour conclure figurant sur le premier avis notifié aux parties, qui correspond à la date de la première évocation de l'affaire, soit en l'espèce le 20 septembre 2017 ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a ajouté à la loi et violé l'article 53, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 ;
2°) ALORS SUBSIDIAIREMENT QUE, un manquement à l'obligation de notifier l'assignation au ministère public ne pouvant pas être relevé en tout état de cause, cette exigence constitue un vice de forme, qui ne peut être sanctionné que sur justification, par celui qui l'invoque, d'un grief causé par ledit vice ; qu'en l'espèce, Mme L... avait démontré que la date à laquelle l'assignation avait été notifiée, le 25 octobre 2017, n'avait causé aucun grief à quiconque, le ministère public ayant disposé du temps requis pour intervenir efficacement, puisqu'il avait pu participer à la première audience du 6 novembre 2017 et qu'un renvoi au 8 janvier 2018 avait ensuite été ordonné ; qu'en déclarant néanmoins nulle l'assignation, sans constater que les parties qui s'en prévalaient justifiaient d'un grief résultant de la prétendue tardiveté de cette notification, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 114 du Code de procédure civile ;
3°) ALORS TRÈS SUBSIDIAIREMENT QUE, s'il était considéré que la tardiveté de la notification de l'assignation au ministère public constituait un vice de fond, il s'en déduirait que celui-ci est régularisé lorsque sa cause a disparu au moment où le juge statue ; qu'en l'espèce, Mme L... faisait valoir que l'assignation avait été signifiée au ministère public avant que le tribunal ne statue, de sorte qu'un éventuel vice à ce titre avait été régularisé (V. concl., p. 6, §2 à 4) ; qu'en ne répondant pas à ce moyen opérant, la cour d'appel a violé l'article 455 du Code de procédure civile ;
4°) ALORS EN TOUT ÉTAT DE CAUSE QUE constitue un obstacle excessif à l'accès au juge le fait d'interpréter une loi pour en tirer un délai qu'elle ne formule pas et dont aucune raison n'exigeait qu'il soit opposé à une partie qui ne pouvait pas le connaître ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que l'article 53, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 n'instaurait aucun délai pour notifier l'assignation au ministère public et que la question était affectée par la mise en place des procédures dématérialisées, sans qu'aucun texte, ni aucune jurisprudence ne fixe clairement le terme du délai dans lequel l'assignation devait être notifiée, et a retenu une date ultime de notification, le 20 septembre 2017, très différente de celle fixée par le premier juge, à savoir le 6 juillet 2017 ; qu'en déclarant néanmoins nul l'acte introductif d'instance, au motif qu'il avait été délivré le 25 octobre 2017, la cour d'appel a soumis l'exercice par l'exposante de son droit d'agir en justice à une condition qui n'était pas clairement établie, qu'elle ne connaissait pas auparavant, dont la rigueur n'était pas justifiée puisqu'aucun grief ne résultait du non-respect de cette règle et, partant, à un obstacle illégitime et excessif et a violé l'article 6, §1 de la Convention ESDH.