COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Celgene Corp. c. Canada (Procureur général)
2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3
Date : 20110120
Dossier : 33579
Entre :
Celgene Corporation
Appelante
et
Procureur général du Canada
Intimé
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 35)
La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell)
Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3
Celgene Corporation Appelante
c.
Procureur général du Canada Intimé
Répertorié : Celgene Corp. c. Canada (Procureur général)
No du greffe : 33579.
2010 : 10 novembre; 2011 : 20 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Evans, Sharlow et Ryer), 2009 CAF 378, 315 D.L.R. (4th) 270, 398 N.R. 233, 100 Admin. L.R. (4th) 244, 81 C.P.R. (4th) 93, [2009] A.C.F. no 1666 (QL), 2009 CarswellNat 5494, qui a annulé une décision du juge Campbell, 2009 CF 271, 344 F.T.R. 45, 81 C.P.R. (4th) 79, [2009] F.C.J. No. 668 (QL), 2009 CarswellNat 1499. Pourvoi rejeté.
William Vanveen et Henry S. Brown, c.r., pour l’appelante.
Christopher Rupar et Jan Brongers, pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] La juge Abella — Le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (« Conseil ») est habilité par l’al. 80(1)b) et le par. 81(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, à enjoindre le breveté de lui fournir des renseignements pour qu’il puisse faire enquête sur « le prix de vente — antérieur ou actuel — du médicament sur l[e] march[é] canadien ». Si le Conseil estime que le prix pratiqué est excessif, il peut, en vertu du par. 83(1), en ordonner la réduction. Le présent pourvoi soulève une seule question : Le concept de « vente [. . .] sur l[e] march[é] canadien » dans les dispositions pertinentes doit-il être interprété strictement en fonction des principes du droit commercial ou doit-il plutôt être défini d’une manière qui tienne compte du contexte et de l’objet de la législation pertinente?
Contexte
[2] La société Celgene Corporation, qui est établie au New Jersey, est le distributeur d’un médicament vendu sous la marque nominative Thalomid. Ce médicament contient de la thalidomide, qui en est l’ingrédient actif. Le Thalomid s’est révélé efficace pour traiter certaines pathologies telles que la lèpre et le myélome multiple et il a été approuvé pour ces utilisations aux États-Unis.
[3] Dans la plupart des cas, les médicaments vendus au Canada le sont une fois que Santé Canada est persuadé de l’innocuité et de l’efficacité du médicament concerné et a délivré un avis de conformité conformément aux art. C.08.002 et C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870. Quand le fabricant ne présente pas de demande d’avis de conformité, ou que Santé Canada n’a pas encore délivré un tel avis, un médicament peut néanmoins dans certains cas être vendu aux praticiens, par le truchement d’une autre voie — le Programme d’accès spécial (« PAS ») : voir le Règlement sur les aliments et drogues, art. C.08.010 et C.08.011. Le PAS a été décrit comme un mécanisme permettant de donner accès à des médicaments qui, autrement, ne sont pas disponibles sur un marché particulier pour le traitement de « maladies graves ou mortelles, lorsque les traitements classiques se sont révélés inefficaces, ne conviennent pas ou ne sont pas disponibles, sous la forme de produits commercialisés ou dans le cadre d’essais cliniques » : Santé Canada, Ligne directrice à l’intention de l’industrie et des praticiens : Programme d’accès spécial — médicaments (2008), p. 1.
[4] Ni le volume des ventes d’un médicament qui peuvent être effectuées dans le cadre du PAS ni la période pendant laquelle un fabricant peut distribuer le médicament par cette voie ne sont assujettis à quelque limite que ce soit. Si Santé Canada approuve la demande de vente du médicament au titre du PAS, le fabricant est autorisé à vendre son produit pour le traitement d’un patient nommé ou pour l’essai clinique visé dans la demande.
[5] Celgene n’a pas obtenu d’avis de conformité pour le Thalomid. Depuis 1995, ses ventes de ce médicament à des Canadiens ont été effectuées par le PAS. Des quelque 26 000 demandes présentées par des praticiens en vertu de ce programme en 2006, environ 4 500 concernaient le Thalomid, ce qui en faisait le médicament le plus souvent commandé par cette voie.
[6] Quand un médecin canadien commande du Thalomid au moyen du PAS, le médicament est empaqueté dans les bureaux de Celgene aux États-Unis et acheminé, franco à bord, au médecin au Canada. Celgene prépare sa facture au New Jersey, l’envoie par la poste au Canada et ordonne que le paiement soit effectué en dollars américains et envoyé par messagerie ou par la poste à ses bureaux du New Jersey. Aucune taxe canadienne n’est perçue sur ces transactions. Le médicament n’est jamais redistribué au Canada — toutes les doses inutilisées doivent être renvoyées à l’établissement de Celgene en Pennsylvanie.
[7] Celgene a obtenu un brevet canadien à l’égard du Thalomid le 4 avril 2006. Sept jours plus tard, le Conseil a avisé Celgene que vu l’existence de ce brevet, il pouvait maintenant exiger d’elle les renseignements sur le prix à compter de la date de la première vente de Thalomid dans le cadre du PAS, soit en 1995.
[8] Celgene a d’abord fourni quelques renseignements sur le prix sans renoncer à sa position selon laquelle le Conseil n’avait pas compétence pour les exiger. Cependant, elle a fini par refuser de fournir d’autres renseignements au motif que, en vertu des principes du droit commercial, la « vente » du médicament était effectuée au New Jersey et que, par conséquent, le Conseil n’avait pas le pouvoir d’exiger les renseignements visés à l’al. 80(1)b), pouvoir dont la portée est limitée selon elle aux médicaments vendus au Canada.
[9] Une requête a ensuite été adressée au Conseil lui demandant d’ordonner à Celgene de produire les renseignements visés, afin qu’il puisse déterminer si le prix pratiqué à l’égard des acheteurs canadiens était excessif.
[10] Dans sa décision, le Conseil a reconnu que le médicament était vendu par le siège social de Celgene situé au New Jersey et, comme l’ont volontiers admis les parties, que le New Jersey est considéré comme le lieu de vente en droit commercial (CEPMB-07-D1-THALOMID). Toutefois, selon le Conseil, les définitions ordinaires du lieu de vente en droit commercial n’étaient pas pertinentes, et encore moins déterminantes, en ce qui concerne sa compétence. Bien que les principes du droit commercial permettant d’établir le lieu de la vente se révèlent utiles pour faire respecter des clauses contractuelles et pour déterminer l’endroit où les risques associés à la marchandise ainsi que les coûts de transport passent du vendeur à l’acheteur, le Conseil a conclu que le pouvoir qui lui est conféré par la Loi sur les brevets ne porte aucunement sur l’attribution des risques, les coûts de transport ou le choix du droit applicable en cas de litige de nature contractuelle. Comme son mandat consiste notamment à protéger les Canadiens en veillant à ce que les médicaments brevetés ne soient pas vendus à des prix excessifs, il a jugé que l’expression « vente [. . .] sur l[e] march[é] canadien » s’applique aux ventes de médicaments régis par les lois canadiennes, qui sont livrés et utilisés au Canada et dont les coûts sont assumés par des Canadiens. Le PAS constituant une règle de droit canadienne, les ventes effectuées par Celgene sous le régime de celui-ci relèvent du mandat du Conseil.
[11] En outre, une interprétation fondée sur le lieu de la vente au sens du droit commercial aurait pour effet absurde, de l’avis du Conseil, de lui donner compétence à l’égard des ventes commerciales faites au Canada à des acheteurs étrangers. Une telle interprétation serait incompatible avec le mandat que lui confie la loi et qui consiste à protéger les consommateurs canadiens. Le Conseil a donc conclu que les ventes de Thalomid à des Canadiens réalisées par Celgene dans le cadre du PAS relevaient de sa compétence en matière d’enquête sur les prix et de ses pouvoirs de réparation connexes.
[12] Lors du contrôle judiciaire, le juge Campbell a conclu qu’il s’agissait d’une question de compétence et que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte (2009 CF 271 (CanLII)). Selon lui, bien que le Thalomid soit vendu à des Canadiens, il est vendu aux États-Unis, non au Canada, et ne peut être visé par les mots « vente [. . .] sur l[e] march[é] canadien ». Le Conseil n’était donc pas habilité à ordonner la production des renseignements sur le prix du Thalomid ni la réduction du prix.
[13] La Cour d’appel fédérale (2009 CAF 378 (CanLII)) a souscrit à l’interprétation faite par le Conseil de son mandat. Considérant être en présence d’une question de compétence, les parties ont conjointement soutenu que la norme de la décision correcte s’appliquait. Le juge Evans a mis en doute cette caractérisation de la question et de la norme, mais, convaincu que cette dernière n’était pas un élément important pour trancher l’appel, il était disposé à accepter la proposition des parties de contrôler la décision du Conseil selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Alliance de la Fonction publique du Canada c. Assoc. des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, [2010] 3 R.C.F. 219, par. 36-52).
[14] Se livrant à une interprétation textuelle des dispositions pertinentes, le juge Evans a fait remarquer que l’analyse devait porter sur le groupe de mots « sold in any market in Canada » dans la version anglaise (« vente [. . .] sur l[e] march[é] canadien ») de l’al. 80(1)b), et non pas seulement sur les mots « sold in Canada » (« vendu au Canada »), comme l’avait soutenu Celgene. De l’avis du juge, puisque le libellé se prêtait à différentes interprétations, il fallait choisir celle qui réalisait le mieux les objectifs de protection du consommateur des dispositions de la Loi sur les brevets relatives à la réglementation des prix. Si l’interprétation donnée aux dispositions en litige avait pour effet d’exempter les ventes de Thalomid par Celgene dans le cadre du PAS, les Canadiens ne bénéficieraient pas de la protection en matière de prix qui était à l’origine de l’adoption de ces dispositions.
[15] Dans ses motifs dissidents, le juge Ryer n’a pas retenu la thèse selon laquelle ces dispositions visaient à protéger les consommateurs. À son avis, le Conseil a compétence seulement s’il est établi que le médicament en cause a fait l’objet d’une vente au Canada. Or, compte tenu du sens ordinaire de l’expression « vente [. . .] sur l[e] march[é] canadien » en droit commercial, le médicament était vendu aux États-Unis. Ainsi, le Conseil ne pouvait pas obliger Celgene à lui fournir les renseignements sur le prix du Thalomid.
[16] Pour les raisons exposées ci-après, je souscris à l’avis du juge Evans selon lequel la décision du Conseil ne devrait pas être modifiée.
Analyse
[17] Le Conseil est chargé de contrôler et de réglementer les prix des médicaments brevetés. Aux termes du par. 81(1) de la Loi sur les brevets, le Conseil peut, par ordonnance, « enjoindre le breveté [. . .] de lui fournir les renseignements et les documents sur les points visés aux alinéas 80(1)a) à e) ». La disposition en cause dans le présent pourvoi est l’al. 80(1)b), lequel précise que le Conseil a le droit d’exiger des renseignements sur les prix :
80. (1) Le breveté est tenu de fournir au Conseil, conformément aux règlements, les renseignements et documents sur les points suivants :
. . .
b) le prix de vente — antérieur ou actuel — du médicament sur les marchés canadien et étranger;
[18] Le paragraphe 83(1) de la Loi sur les brevets habilite le Conseil, s’il juge excessif le prix auquel le breveté vend le médicament sur un marché canadien, à en ordonner la réduction :
83. (1) Lorsqu’il estime que le breveté vend sur un marché canadien le médicament à un prix qu’il juge être excessif, le Conseil peut, par ordonnance, lui enjoindre de baisser le prix de vente maximal du médicament dans ce marché au niveau précisé dans l’ordonnance et de façon qu’il ne puisse pas être excessif.
[19] La décision du Conseil de rendre une ordonnance réparatrice fondée sur le par. 83(1) dépend des facteurs énumérés à l’art. 85 :
85. (1) Pour décider si le prix d’un médicament vendu sur un marché canadien est excessif, le Conseil tient compte des facteurs suivants, dans la mesure où des renseignements sur ces facteurs lui sont disponibles :
a) le prix de vente du médicament sur un tel marché;
b) le prix de vente de médicaments de la même catégorie thérapeutique sur un tel marché;
c) le prix de vente du médicament et d’autres médicaments de la même catégorie thérapeutique à l’étranger;
d) les variations de l’indice des prix à la consommation;
e) tous les autres facteurs précisés par les règlements d’application du présent paragraphe.
(2) Si, après avoir tenu compte de ces facteurs, il est incapable de décider si le prix d’un médicament vendu sur un marché canadien est excessif, le Conseil peut tenir compte des facteurs suivants :
a) les coûts de réalisation et de mise en marché;
b) tous les autres facteurs précisés par les règlements d’application du présent paragraphe ou qu’il estime pertinents.
(3) Pour l’application de l’article 83, le Conseil ne tient compte, dans les coûts de recherche, que de la part canadienne des coûts mondiaux directement liée à la recherche qui a abouti soit à l’invention du médicament, soit à sa mise au point et à sa mise en marché, calculée proportionnellement au rapport entre les ventes canadiennes du médicament par le breveté et le total des ventes mondiales.
[20] Les mots communs à l’al. 80(1)b), au par. 83(1) et à l’art. 85 sont « vente », « vend » et « vendu » sur un marché canadien. Je reconnais que ces mots peuvent se prêter à différentes interprétations. La question est de savoir si celle qu’a retenue le Conseil est justifiée.
[21] Les parties ont toutes deux invoqué la démarche adoptée dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10, qui a confirmé que l’interprétation des lois consiste à examiner le sens ordinaire des mots et le contexte législatif dans lequel ils s’inscrivent :
Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.
S’il est clair, le libellé prévaut; sinon, il cède le pas à l’interprétation qui convient le mieux à l’objet prédominant de la loi.
[22] Cependant, bien que les parties soient d’accord à l’égard des règles d’interprétation pertinentes, elles ne s’entendent pas sur leur application. Selon le procureur général, les mots « vente [. . .] sur l[e] march[é] canadien » ont une large portée et ne devraient pas recevoir l’interprétation technique restreinte que leur donne Celgene. En revanche, cette dernière affirme que le mot « vente » est si « précis et non équivoque » qu’il doit jouer un rôle déterminant dans le processus d’interprétation (Trustco Canada, par. 10). Renvoyant à l’arrêt Canada (Sous-ministre du Revenu national) c. Mattel Canada Inc., 2001 CSC 36, [2001] 2 R.C.S. 100, Celgene fait valoir que le terme « vente » appartient au vocabulaire juridique et devrait a priori recevoir le sens qui lui est attribué en droit commercial privé. À son avis, le sens ordinaire de « vente [. . .] sur l[e] march[é] canadien » connote l’existence d’un contrat commercial de vente conclu au Canada.
[23] L’arrêt Mattel est peu utile en l’espèce. Il portait sur l’interprétation du sous-al. 48(5)a)(iv) de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.), une disposition prévoyant que les redevances versées dans le cadre d’une opération commerciale intervenue entre deux parties privées peuvent constituer une « condition de la vente des marchandises pour exportation au Canada ». Le juge Major a conclu que, dans le contexte particulier de cette disposition — qui permet de calculer les droits de douane sur les articles importés au Canada — , le mot « condition » utilisé dans l’expression « condition de la vente » possédait, dans le domaine du droit relatif à la vente de marchandises, un sens bien établi qui régissait l’interprétation de cette transaction privée (voir par. 58-59).
[24] Je reconnais que, comme l’illustre l’arrêt Mattel, les mots tels que « vente » peuvent fort bien avoir le sens qui leur est attribué en droit commercial dans certains contextes législatifs, y compris, par exemple, dans d’autres parties de la Loi sur les brevets (voir Dole Refrigerating Products Ltd. c. Canadian Ice Machine Co. (1957), 28(2) C.P.R. 32 (C. de l’É.); Domco Industries Ltd. c. Mannington Mills, Inc. (1990), 29 C.P.R. (3d) 481 (C.A.F.), autorisation d’appel refusée, [1990] 2 R.C.S. vi).
[25] Or, cela ne signifie pas que le Conseil a mal interprété les mots « vente », « vend » et « vendu » à l’al. 80(1)b), au par. 83(1) et à l’art. 85. En rejetant la définition technique de droit commercial, le Conseil était guidé par les objectifs de protection du consommateur de son mandat. Il a conclu que l’interprétation proposée par Celgene était incompatible avec ces objectifs dans la mesure où elle ne lui reconnaissait pas la compétence pour protéger les acheteurs canadiens de Thalomid et d’autres médicaments brevetés vendus à partir de l’étranger dans le cadre du PAS.
[26] L’interprétation choisie par le Conseil est étayée par l’historique législatif. Le Conseil a été constitué par des modifications introduites par le projet de loi C-22, Loi modifiant la Loi sur les brevets et prévoyant certaines dispositions connexes, qui a reçu la sanction royale le 19 novembre 1987 (L.C. 1987, ch. 41). Lors de la présentation du projet de loi en deuxième lecture, l’hon. Harvie Andre a fait les observations pertinentes suivantes relativement aux objectifs du Conseil :
Fondamentalement, les modifications que je propose dans le projet de loi C-22 créeront un climat favorable à de nouveaux investissements dans le domaine de la recherche et du développement, en protégeant pendant une période donnée les entreprises pharmaceutiques qui détiennent des brevets au Canada. Ces modifications permettront également de protéger les consommateurs en créant un conseil d’examen du prix des médicaments chargé de surveiller les prix. . .
. . .
À mon humble avis, si l’on examine objectivement notre proposition, on verra que nous avons mis sur pied un énorme mécanisme de poids et contrepoids pour nous assurer que le prix à la consommation des médicaments demeurera raisonnable. On verra que la mesure proposée aura des résultats en matière de recherche et de développement et aussi de création d’emplois.
. . .
Cette mesure législative entraînera des coûts minimes qui ne se répercuteront pas sur le consommateur. [Je souligne.]
(Débats de la Chambre des communes, vol. I, 2e sess., 33e lég., 20 novembre 1986, p. 1369 et 1373-1374)
[27] Lorsque la Loi sur les brevets a été modifiée de nouveau en 1993 (Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2), le ministre de la Consommation et des Affaires commerciales et ministre d’État (Agriculture) de l’époque, l’hon. Pierre Blais, a réitéré en ces termes le mandat de protection du consommateur conféré au Conseil :
En proposant le projet de loi C-91, nous avons voulu également renforcer la protection qui est offerte aux consommateurs, afin que ceux-ci puissent continuer de se procurer des médicaments brevetés, qui soient à des prix raisonnables. Et je pense que les Canadiens y ont tous droit.
. . .
. . . Le conseil pourra ainsi garantir à l’ensemble des consommateurs canadiens un contrôle encore plus efficace des prix. Ces nouveaux pouvoirs autoriseront le conseil à ordonner une réduction des prix qu’il juge trop élevés. . .
. . . Je suis persuadé que ces nouvelles dispositions assureront aux consommateurs canadiens des prix raisonnables, comme ceux dont ils bénéficient depuis 1987.
(Débats de la Chambre des communes, vol. XII, 3e sess., 34e lég., 10 décembre 1992, p. 14998 et 15001)
[28] L’objectif du Conseil en matière de protection des consommateurs a été confirmé dans ICN Pharmaceuticals, Inc. c. Canada (Personnel du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés), [1996] A.C.F. no 206 (QL) (C.F. 1re inst.), conf. par [1997] 1 C.F. 32 (C.A.), où le juge Cullen a dit ceci :
Les articles 79 à 103 de la Loi sur les brevets, qui prévoient la constitution du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, ont été adoptés en réponse à l’abolition du régime de délivrance de licences obligatoires. Le législateur avait certainement l’intention de pallier le « préjudice » découlant du fait que le monopole accordé au breveté en matière de produits pharmaceutiques durant la période d’exclusivité pouvait entraîner une hausse des prix à des niveaux inacceptables. Par conséquent, les termes employés dans ces dispositions de la Loi sur les brevets doivent recevoir une interprétation fondée sur l’objet visé . . . [Je souligne; par. 24.]
[29] C’est ainsi que le Conseil a exercé son mandat, c’est-à-dire en accordant une importance prépondérante à sa responsabilité qui consiste à veiller à ce que le breveté n’abuse pas financièrement du monopole découlant de la délivrance d’un brevet, au détriment des patients canadiens et de leurs assureurs :
Le Conseil est investi du mandat de protéger les intérêts des acheteurs dans une situation où le titulaire d’un brevet lié à un médicament pourrait exercer un monopole. Le titulaire d’un brevet canadien lié à un médicament vendu au Canada est assujetti à la compétence du Conseil, en vertu de laquelle il doit faire rapport au Conseil de l’information concernant le prix auquel il a vendu son médicament breveté sur un marché au Canada. Le Conseil compare ce prix aux prix des médicaments de comparaison ainsi qu’aux prix auxquels le médicament est vendu dans les pays de comparaison afin de déterminer si le prix du médicament sous examen est ou non excessif. En consultation avec ses intervenants, à savoir l’industrie, les gouvernements et les consommateurs, le Conseil a formulé des lignes directrices que suivent les brevetés et les membres du personnel du Conseil afin que les prix au Canada des médicaments brevetés ne soient pas excessifs . . . [Je souligne; par. 5.]
[30] Le Conseil a donc conclu que pour respecter ce mandat, il fallait, pour l’application des dispositions pertinentes, considérer que les ventes « sur l[e] march[é] canadien » ou « sur un marché canadien » « couvrent les ventes des médicaments régis par le droit public au Canada, qui sont livrés au Canada, qui sont administrés au Canada ainsi que les prix lorsque le coût du médicament est à la charge des Canadiens — qu’il s’agisse de patients ou de contribuables » (par. 34). Les ventes de Thalomid aux Canadiens effectuées par Celgene dans le cadre du PAS remplissent toutes ces conditions.
[31] Le Conseil est également arrivé à la conclusion, à laquelle je souscris, qu’une interprétation stricte, fondée sur le droit commercial, du mot « vente » figurant à l’al. 80(1)b) lui donnerait compétence à l’égard de ventes qui, bien que techniquement réalisées au Canada, sont destinées à d’autres pays. Un tel résultat serait incompatible avec l’objectif de la loi, à savoir la réglementation du prix des médicaments brevetés vendus sur le marché canadien, non pas sur le marché étranger :
. . . la Loi n’a pas conféré au Conseil le mandat de protéger les intérêts des acheteurs européens de médicaments brevetés, sans égard au lieu où la vente a été effectuée au sens qu’en donne le Common Law. Dans le Common Law, le lieu où la vente a été effectuée ne crée pas une compétence pour le Conseil même si le lieu de vente est le Canada et, inversement, il ne prive pas non plus le Conseil de sa compétence lorsque le lieu de vente se trouve à l’extérieur du Canada. [par. 36]
[32] Par conséquent, je suis d’avis que le contexte législatif, ainsi que l’objectif de protection du consommateur de l’al. 80(1)b), du par. 83(1) et de l’art. 85 de la Loi sur les brevets étayent la conclusion du Conseil selon laquelle, d’après le libellé de ces dispositions, il a compétence sur les ventes de Thalomid par Celgene à des Canadiens dans le cadre du PAS.
[33] Enfin, une dernière observation. Devant notre Cour, les parties n’ont présenté aucun argument concernant la norme de contrôle applicable. Toutes deux ont considéré, aux diverses étapes du contrôle judiciaire, que la norme de la décision correcte s’appliquait. Les parties ne devraient certes pas avoir la faculté de se soustraire, d’un commun accord, à l’application de la norme de contrôle appropriée, mais, à l’instar du juge Evans, j’estime que la décision du Conseil serait confirmée, peu importe la norme appliquée.
[34] En outre, comme le juge Evans, je me demande moi aussi si la norme de la décision correcte est bien la norme applicable. Nous sommes en présence d’un tribunal expert qui interprète sa propre loi habilitante. La déférence est habituellement de mise dans de telles circonstances : voir Dunsmuir, par. 54 et 59; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 44; Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678. Ce n’est donc que dans les cas où la décision du Conseil est déraisonnable qu’elle est annulée. Comme l’a dit notre Cour dans Dunsmuir, pour être jugée déraisonnable la décision contestée ne doit pas faire partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (par. 47). En l’espèce, je considère que, loin de se situer à l’extérieur de l’éventail de ces issues, la décision du Conseil est inattaquable, quelle que soit la norme de contrôle appliquée.
[35] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : Gowling Lafleur Henderson, Ottawa.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Ottawa.