COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764
Date : 20090918
Dossier : 32607, 32611
Entre :
Bell Canada
Appelante
c.
Bell Aliant Communications régionales, Société en commandite,
Association des consommateurs du Canada, Organisation nationale anti-pauvreté,
Centre pour la défense de l'intérêt public, MTS Allstream Inc.,
Société en commandite Télébec et TELUS Communications Inc.
Intimés
‑ et ‑
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes
Intervenants
ET ENTRE :
TELUS Communications Inc.
Appelante
c.
Bell Canada, Arch Disability Law Centre, Bell Aliant Communications régionales,
Société en commandite, Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Association des consommateurs du Canada, Organisation nationale anti‑pauvreté, Centre pour la défense de l'intérêt public, MTS Allstream Inc., Saskatchewan Telecommunications et Société en commandite Télébec
Intimés
et entre :
Association des consommateurs du Canada et Organisation nationale anti‑pauvreté
Appelantes
c.
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Bell Aliant Communications régionales, Société en commandite, Bell Canada, Arch Disability Law Centre, MTS Allstream Inc., TELUS Communications Inc. et TELUS Communications (Québec) Inc.
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 78)
La juge Abella (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell)
______________________________
Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764
Bell Canada Appelante
c.
Bell Aliant Communications régionales, Société en commandite,
Association des consommateurs du Canada, Organisation
nationale anti‑pauvreté, Centre pour la défense de l'intérêt
public, MTS Allstream Inc., Société en commandite Télébec
et TELUS Communications Inc. Intimés
et
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications
canadiennes Intervenant
‑ et ‑
TELUS Communications Inc. Appelante
c.
Bell Canada, Arch Disability Law Centre, Bell Aliant
Communications régionales, Société en commandite, Conseil
de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes,
Association des consommateurs du Canada, Organisation
nationale anti‑pauvreté, Centre pour la défense de l'intérêt
public, MTS Allstream Inc., Saskatchewan Telecommunications
et Société en commandite Télébec Intimés
‑ et ‑
Association des consommateurs du Canada et Organisation
nationale anti‑pauvreté Appelantes
c.
Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications
canadiennes, Bell Aliant Communications régionales, Société
en commandite, Bell Canada, Arch Disability Law Centre,
MTS Allstream Inc., TELUS Communications Inc. et TELUS
Communications (Québec) Inc. Intimés
Répertorié : Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales
Référence neutre : 2009 CSC 40.
Nos du greffe : 32607, 32611.
2009 : 26 mars; 2009 : 18 septembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel fédérale
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale (le juge en chef Richard et les juges Noël et Sharlow), 2008 CAF 91, 375 N.R. 124, 80 Admin. L.R. (4th) 159, [2008] A.C.F. no 397 (QL), 2008 CarswellNat 2390, qui a confirmé une décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, 2006 LNCRTCE 9 (QL), 2006 CarswellNat 6318. Pourvois rejetés.
Neil Finkelstein, Catherine Beagan Flood et Rahat Godil, pour l'appelante/intimée Bell Canada.
Michael H. Ryan, John E. Lowe, Stephen R. Schmidt et Sonya A. Morgan, pour l'appelante/intimée TELUS Communications Inc. et l'intimée TELUS Communications (Québec) Inc.
Richard P. Stephenson, Danny Kastner et Michael Janigan, pour les appelantes/intimées l'Association des consommateurs du Canada et l'Organisation nationale anti‑pauvreté et l'intimé le Centre pour la défense de l'intérêt public.
Michael Koch et Dina F. Graser, pour l'intimée MTS Allstream Inc.
John B. Laskin et Afshan Ali, pour l'intimé/intervenant le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes.
Personne n'a comparu pour les intimés la Société en commandite Télébec, Arch Disability Law Centre, Bell Aliant Communications régionales, Société en commandite, et Saskatchewan Telecommunications.
Version française du jugement de la Cour rendu par
[1] La juge Abella — La Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, énonce certains grands objectifs de la politique canadienne de télécommunication. Elle enjoint au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (« CRTC ») de veiller à leur réalisation dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, en conciliant les intérêts des consommateurs, des entreprises et de leurs concurrents dans le contexte de l'industrie canadienne des télécommunications. Les présents pourvois soulèvent la question de savoir si l'organisme a exercé ces pouvoirs d'une manière appropriée.
[2] Bien que chacun des pourvois dont nous sommes saisis soulève des questions distinctes, le problème commun est de savoir si le CRTC, dans l'exercice de son pouvoir de tarification, a ordonné d'une manière appropriée l'affectation de fonds à diverses fins. Dans le pourvoi de Bell Canada et de TELUS Communications Inc., c'est la distribution de fonds aux clients qui est contestée, alors que, dans celui de l'Association des consommateurs du Canada et de l'Organisation nationale anti‑pauvreté, c'est l'affectation de fonds à l'expansion du service à large bande. Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que les affectations décidées par le CRTC étaient raisonnables au regard des objectifs de la politique canadienne de télécommunication que le CRTC doit prendre en considération dans l'exercice de tous ses pouvoirs, y compris l'approbation de tarifs justes et raisonnables.
Contexte
[3] Le CRTC a rendu sa décision‑clé sur le plafonnement des prix[1] en mai 2002 (« Décision sur le plafonnement des prix »). Dans l'exercice de son pouvoir de tarification, le CRTC a élaboré une formule pour réglementer les prix maximums exigés pour certains services offerts par des entreprises de services locaux titulaires (« ESLT »), lesquelles sont principalement des entreprises de télécommunication bien établies.
[4] Dans le cadre de sa décision, le CRTC a ordonné aux entreprises visées de créer dans leurs grands livres des comptes distincts, appelés « comptes de report ». Les fonds de ces comptes de report provenaient des revenus tirés des services téléphoniques résidentiels dans les zones de desserte autres que celles à coût élevé (« les zones autres que les ZDCE »), qui sont principalement urbaines. Selon la formule établie par la Décision sur le plafonnement des prix, toute hausse de prix de ces services pour une année donnée était limitée à un plafond lié à l'inflation, moins une compensation de la productivité visant à refléter le faible degré de concurrence dans ce marché particulier.
[5] Plus précisément, le plafond lié à l'inflation avait pour effet d'empêcher les entreprises d'augmenter leurs prix selon un taux supérieur à l'inflation. La compensation de la productivité, quant à elle, créait une pression à la baisse sur les tarifs exigés. Les forces du marché inciteraient normalement les entreprises à réduire à la fois leurs coûts et leurs prix, mais le faible degré de concurrence dans le marché des zones autres que les ZDCE a amené le CRTC à conclure qu'il était nécessaire d'utiliser un facteur de compensation en remplacement de l'effet de la concurrence.
[6] Étant donné les facteurs compensateurs utilisés dans la formule imposée par la Décision sur le plafonnement des prix, il y avait une possibilité de voir baisser les tarifs des services résidentiels dans ces zones si l'inflation tombait en dessous d'un certain niveau. Le CRTC n'a cependant pas ordonné une telle baisse, estimant que des tarifs plus bas, et donc la perspective de revenus inférieurs, constitueraient un obstacle à l'entrée de nouveaux concurrents sur ce marché des télécommunications en particulier. Par conséquent, il a ordonné que les sommes correspondant à la différence entre les tarifs réellement exigés, sans la baisse imposée par la formule établie dans la Décision sur le plafonnement des prix, et ceux autrement calculés selon la formule, soient perçues auprès des abonnés et comptabilisées dans des comptes de report établis par chaque entreprise. Ces comptes devaient faire l'objet d'un examen annuel par le CRTC. L'intention du CRTC, dans sa Décision sur le plafonnement des prix, était donc que les prix de ces services demeurent à un niveau suffisant pour favoriser l'entrée sur le marché tout en maintenant la pression sur les entreprises titulaires pour qu'elles réduisent leurs coûts.
[7] Voici les principaux objectifs poursuivis par le CRTC lorsqu'il a rendu la Décision sur le plafonnement des prix :
a) rendre des services fiables et abordables, de qualité et accessibles aux clients des zones urbaines et rurales;
b) concilier les intérêts des trois principaux intervenants dans les marchés des télécommunications, c.‑à‑d., les clients, les concurrents et les compagnies de téléphone titulaires;
c) encourager la concurrence fondée sur les installations dans les marchés canadiens des télécommunications;
d) inciter les titulaires à accroître les efficiences et à être plus innovatrices;
e) adopter des approches réglementaires qui imposent le fardeau réglementaire minimum compatible avec l'atteinte des quatre objectifs précédents. [par. 99]
[8] Le CRTC a fait les observations suivantes au sujet de l'utilisation future des fonds du compte de report :
Le Conseil prévoit qu'un rajustement du compte de report serait fait chaque fois qu'il approuverait des réductions tarifaires pour les services locaux de résidence qui sont proposées par les ESLT en raison de pressions concurrentielles. Le Conseil prévoit également que le compte de report serait utilisé pour atténuer les augmentations de tarifs des services de résidence qui pourraient faire suite à l'approbation de facteurs exogènes ou lorsque l'inflation excède la productivité. Cela pourrait aussi se faire par exemple au moyen de rabais aux abonnés ou par le financement d'initiatives à l'avantage des abonnés du service résidentiel d'autres façons. [Je souligne; par. 412.]
À l'époque, il n'a pas précisé de quelle façon les fonds des comptes de report devraient être utilisés, laissant la question en suspens. Certains participants s'opposaient à la création des comptes de report, mais aucun n'a interjeté appel de la Décision sur le plafonnement des prix (Bell Canada c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, 2008 CAF 91, 80 Admin. L.R. (4th) 159 (p. 179), par. 14).
[9] La Décision sur le plafonnement des prix devait s'appliquer aux services offerts par Bell Canada, TELUS et d'autres entreprises pour la période de quatre ans allant du 1er juin 2002 au 31 mai 2006. Dans une décision rendue en 2005, le CRTC a prolongé d'un an l'application de ce régime de réglementation des prix, soit jusqu'au 31 mai 2007[2]. Le CRTC a autorisé quelques réductions des comptes de report après la Décision sur le plafonnement des prix, mais ces réductions ne sont pas en litige dans les présents pourvois.
[10] En mars 2003, dans deux décisions distinctes, le CRTC a approuvé les tarifs de Bell Canada et de TELUS[3]. Dans la décision portant sur Bell Canada, le CRTC a semblé envisager le maintien des comptes de report établis dans la Décision sur le plafonnement des prix. Il a ordonné, par exemple, que certaines économies de taxe soient attribuées aux comptes de report :
Dans la décision 2002‑34, le Conseil a établi un compte de report en même temps qu'il a appliqué à tous les revenus des services de résidence dans les zones autres que les ZDCE une restriction au niveau de l'ensemble égale au taux d'inflation moins une compensation de la productivité. Le Conseil estime que la proposition d'AT&T Canada visant à attribuer au compte de report des prix plafonds les économies provenant de la TRB de l'Ontario et de la taxe TGE du Québec associées à tous les services plafonnés n'est pas conforme à cette conclusion. Le Conseil conclut que la proposition de Bell Canada qui veut inclure dans le compte de report des prix plafonds les économies provenant de la TRB de l'Ontario et de la taxe TGE du Québec associées aux services locaux de résidence dans les zones autres que ZDCE est conforme à cette conclusion. [Je souligne; par. 32.]
[11] Le 2 décembre 2003, Bell Canada a demandé au CRTC la permission d'utiliser le solde de son compte de report pour étendre à des collectivités rurales et éloignées le service Internet haute vitesse à large bande. Le CRTC a répondu le 24 mars 2004 en sollicitant dans un avis public des propositions relatives à l'utilisation des comptes de report[4]. Conformément à cet avis, le CRTC a tenu une instance publique dans le cadre de laquelle il a sollicité des propositions relatives à l'utilisation des comptes de report des entreprises concernées. La question a fait l'objet d'un examen approfondi et des propositions ont été reçues de nombreuses parties.
[12] Cela a mené à la publication de la « Décision sur les comptes de report » le 16 février 2006[5]. Dans cette décision, le CRTC a formulé des directives quant à l'utilisation des fonds des comptes de report. Ces directives constituent le fondement des présents pourvois.
[13] Après avoir examiné les divers objectifs inscrits dans la loi applicable, la Loi sur les télécommunications, ainsi que les objectifs énoncés dans la décision sur le plafonnement des prix, le CRTC a conclu qu'il fallait viser l'utilisation de la totalité des fonds des comptes de report au plus tard à une date déterminée en 2006 :
L'annexe de la présente décision fournit des estimations préliminaires des soldes des comptes de report à la fin de la quatrième année de l'actuelle période de plafonnement des prix, en 2006. Le Conseil fait remarquer que les soldes sont censés être très élevés pour certaines ESLT. Il souligne également la crainte que des pratiques non efficientes et des incertitudes ne soient créées s'il permet aux ESLT de continuer à cumuler des fonds dans ces comptes.
. . .
Le Conseil estime donc qu'il est non seulement indiqué qu'il formule des directives quant à l'utilisation de tous les fonds cumulés dans les comptes de report des ESLT d'ici la fin de la quatrième année de la période de plafonnement des prix, soit en 2006, mais qu'il en fournisse aussi concernant l'utilisation des montants récurrents au‑delà de cette période afin d'éviter que d'autres fonds ne s'accumulent dans les comptes de report. Plus loin dans la présente décision, le Conseil énoncera les directives et les lignes directrices concernant l'utilisation de ces montants. [Je souligne; par. 58 et 60.]
[14] Le CRTC a également décidé que les fonds des comptes de report devaient être utilisés principalement à deux fins. En priorité, au moins 5 pour 100 du solde des comptes devaient servir à faciliter l'accès des personnes handicapées aux services de télécommunication. Les 95 pour 100 restants devaient être utilisés pour étendre le service à large bande aux collectivités rurales et éloignées. Les entreprises ont été invitées à présenter des propositions relatives à l'utilisation des fonds des comptes de report pour l'expansion du service à large bande. Si le coût de la proposition approuvée était inférieur au solde de son compte de report, l'entreprise visée devait remettre la somme excédentaire aux consommateurs.
[15] En résumé, le CRTC a donc décidé que les entreprises visées devaient concentrer leurs efforts sur l'extension du service à large bande et l'amélioration de l'accessibilité. Il a en outre décidé que, dans le cas où elles pourraient atteindre ces objectifs sans utiliser la totalité du solde du compte de report, les fonds restants serviraient au versement de crédits aux abonnés. Il convient de souligner que les clients ne devaient pas recevoir un crédit proportionnel à la somme qu'ils avaient payée, étant donné qu'il se serait sans doute avéré trop complexe sur le plan administratif de repérer ces clients et d'établir leurs quotes‑parts respectives. Les crédits devaient plutôt être versés à certains abonnés actuels. Des réductions tarifaires futures pouvaient aussi servir à éliminer les montants récurrents dans les comptes.
[16] À l'époque, le solde des comptes de report établis conformément à la Décision sur le plafonnement des prix était considérable. Le compte de Bell Canada s'élevait, selon les estimations, à environ 480,5 millions de dollars, alors que celui de TELUS atteignait environ 170 millions de dollars.
[17] Il est utile d'indiquer de quelle façon le CRTC a expliqué sa décision sur l'affectation des fonds des comptes de report. Évoquant le caractère essentiel des télécommunications au Canada, pays au « vaste territoire » et à la « population relativement dispersée », le CRTC a insisté sur le retard pris par le Canada dans l'adoption des services à large bande (par. 73-74). Il a souligné le contraste entre la grande disponibilité de ces services dans les zones urbaines et le réseau moins étendu dans les collectivités rurales et éloignées. Il a ajouté que les objectifs énoncés dans la Décision sur le plafonnement des prix et à l'al. 7b) de la Loi sur les télécommunications comprenaient l'amélioration de la qualité des services de télécommunication dans ces collectivités et que l'expansion du réseau national à large bande favoriserait leur développement social et économique. À son avis, cette initiative apporterait en outre un complément utile aux efforts déployés par les deux paliers de gouvernement en vue d'étendre la couverture des services à large bande. Il a par conséquent conclu que l'expansion de ces services constituait une utilisation appropriée d'une partie des fonds des comptes de report (par. 73-80).
[18] Le CRTC a aussi expliqué que, si l'attribution de crédits aux clients était compatible avec les objectifs énoncés à l'art. 7 de la Loi sur les télécommunications et avec la Décision sur le plafonnement des prix, il ne fallait pas pour autant donner la priorité à ces déboursements, étant donné que l'expansion des services à large bande et les services favorisant l'accessibilité seraient plus profitables à long terme. Néanmoins, les crédits permettaient effectivement de concilier les intérêts des « trois principaux intervenants dans les marchés des télécommunications » (par. 115), à savoir les clients, les concurrents et les entreprises titulaires. Le CRTC a conclu que les crédits n'allaient pas à l'encontre de l'objectif des comptes de report et il a souligné la différence entre les crédits uniques et les réductions tarifaires. À son avis, les crédits, contrairement aux réductions tarifaires, n'avaient pas d'incidence négative continue sur la concurrence au sein de ces marchés, crainte à l'origine de la création des comptes de report (par. 112-116).
[19] Une conseillère dissidente a exprimé son désaccord au sujet de l'utilisation des fonds du compte de report. À son avis, le CRTC n'avait pas le mandat d'ordonner l'expansion des réseaux à large bande dans l'ensemble du pays. D'une manière générale, le CRTC avait eu pour politique de garantir la prestation d'un service de base, et non celle de services comme les services à large bande. La conseillère estimait par conséquent inapproprié pour le CRTC de se fonder sur les objectifs de la Loi sur les télécommunications.
[20] Le 17 janvier 2008, le CRTC a rendu une autre décision portant sur les propositions des entreprises titulaires quant à l'utilisation du solde de leur compte de report pour les fins mentionnées dans la Décision sur les comptes de report[6]. Certains plans ont été approuvés en partie seulement, si bien que seule une partie du solde du compte de report des entreprises en cause se trouvait affectée à ces projets. Le CRTC a donc ordonné à ces entreprises de lui présenter, au plus tard le 25 mars 2008, un plan de distribution du solde sous forme de crédits aux abonnés résidentiels des zones autres que les ZDCE.
[21] Bell Canada, de même que l'Association des consommateurs du Canada et l'Organisation nationale anti‑pauvreté, ont interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale de la Décision sur les comptes de report rendue par le CRTC. Le 25 janvier 2008, le juge en chef Richard de la Cour d'appel fédérale a sursis à l'exécution de cette décision. Un sursis d'exécution a également été ordonné par la juge Sharlow de cette même cour, le 23 avril 2008, à l'égard de la décision exigeant la présentation d'observations complémentaires sur les plans de distribution du solde du compte de report, jusqu'au dépôt d'une demande d'autorisation d'appel devant notre Cour. Le 25 septembre 2008, la Cour a prorogé ces deux ordonnances de sursis, qui ne visent pas les fonds affectés à l'amélioration de l'accès des personnes handicapées aux services de télécommunication.
[22] Dans un jugement soigné rédigé par la juge Sharlow, la Cour d'appel fédérale a unanimement rejeté les appels : 2008 CAF 91, 80 Admin. L.R. (4th) 159 (p. 179). Elle a conclu que le régime institué par la Décision sur le plafonnement des prix a toujours envisagé l'utilisation future des fonds accumulés dans les comptes de report de la manière que prescrirait le CRTC, et que ce dernier a agi dans le cadre du mandat étendu dont il dispose pour la poursuite de ses objectifs de réglementation. Pour les motifs qui suivent, je suis d'accord avec les conclusions de la juge Sharlow.
Analyse
[23] Les parties ont exposé des points de vue diamétralement opposés sur l'affectation du solde des comptes de report.
[24] Pour Bell Canada, le CRTC n'était pas habilité par la loi à ordonner ce qui constituait selon elle des « rabais » rétroactifs aux consommateurs. À son avis, la distribution de fonds ordonnée par le CRTC était essentiellement une modification de tarifs qui avaient été déclarés définitifs. Devant notre Cour, TELUS a plaidé, à l'instar de Bell Canada, que l'ordonnance de « rabais » du CRTC constituait une confiscation injustifiée de biens.
[25] En réponse, le CRTC a fait valoir que le vaste mandat dont il dispose pour la fixation des tarifs en vertu de la Loi sur les télécommunications lui permet d'établir et d'ordonner de quelle façon seront utilisés les fonds des comptes de report. Comme les fonds de ces comptes ont toujours été susceptibles d'être remis aux clients, il n'y avait donc aucune modification d'un tarif définitif ni aucune confiscation illégitime.
[26] L'Association des consommateurs du Canada était la seule partie à contester l'affectation de 5 pour 100 du solde des comptes de report à l'amélioration de l'accessibilité, mais elle a abandonné cet argument pendant l'audience devant la Cour d'appel fédérale. Avec l'Organisation nationale anti‑pauvreté, elle a soutenu devant notre Cour que le reste du solde des comptes devait être entièrement distribué aux clients et que le CRTC n'avait pas le pouvoir d'autoriser l'utilisation des fonds pour l'expansion du service à large bande.
[27] Ces arguments nous amènent directement au régime législatif en cause.
[28] La Loi sur les télécommunications pose le cadre législatif de base de l'industrie des télécommunications au Canada. En plus d'établir plusieurs pouvoirs spécifiques, la loi énonce à l'art. 7 quels sont les grands objectifs visés. Suivant l'al. 47a), le CRTC doit tenir compte de ces objectifs dans l'exercice de tous ses pouvoirs. Ces dispositions sont ainsi libellées :
7. La présente loi affirme le caractère essentiel des télécommunications pour l'identité et la souveraineté canadiennes; la politique canadienne de télécommunication vise à :
a) favoriser le développement ordonné des télécommunications partout au Canada en un système qui contribue à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure sociale et économique du Canada et de ses régions;
b) permettre l'accès aux Canadiens dans toutes les régions — rurales ou urbaines — du Canada à des services de télécommunication sûrs, abordables et de qualité;
c) accroître l'efficacité et la compétitivité, sur les plans national et international, des télécommunications canadiennes;
d) promouvoir l'accession à la propriété des entreprises canadiennes, et à leur contrôle, par des Canadiens;
e) promouvoir l'utilisation d'installations de transmission canadiennes pour les télécommunications à l'intérieur du Canada et à destination ou en provenance de l'étranger;
f) favoriser le libre jeu du marché en ce qui concerne la fourniture de services de télécommunication et assurer l'efficacité de la réglementation, dans le cas où celle‑ci est nécessaire;
g) stimuler la recherche et le développement au Canada dans le domaine des télécommunications ainsi que l'innovation en ce qui touche la fourniture de services dans ce domaine;
h) satisfaire les exigences économiques et sociales des usagers des services de télécommunication;
i) contribuer à la protection de la vie privée des personnes.
. . .
47. Le Conseil doit [. . .] exercer les pouvoirs et fonctions que lui confèrent la présente loi et toute loi spéciale de manière à réaliser les objectifs de la politique canadienne de télécommunication et à assurer la conformité des services et tarifs des entreprises canadiennes avec les dispositions de l'article 27.
Le CRTC s'est fondé sur ces deux dispositions pour faire valoir qu'il devait tenir compte de toute une gamme de considérations dans l'exercice de ses pouvoirs de tarification et que la Décision sur les comptes de report n'était qu'un prolongement de cette approche.
[29] La Loi sur les télécommunications confère au CRTC le pouvoir de fixer et de réglementer, d'une manière générale, les tarifs des services de télécommunication au Canada. Tous les tarifs imposés par les entreprises, y compris les tarifs des services, doivent être soumis pour approbation au CRTC, qui peut statuer sur toute question concernant les tarifs dans l'industrie des services de télécommunication, comme le montrent les dispositions suivantes :
24. L'offre et la fourniture des services de télécommunication par l'entreprise canadienne sont assujetties aux conditions fixées par le Conseil ou contenues dans une tarification approuvée par celui‑ci.
25. (1) L'entreprise canadienne doit fournir les services de télécommunication en conformité avec la tarification déposée auprès du Conseil et approuvée par celui‑ci fixant — notamment sous forme de maximum, de minimum ou des deux — les tarifs à imposer ou à percevoir.
. . .
32. Le Conseil peut, pour l'application de la présente partie :
. . .
g) en l'absence de disposition applicable dans la présente partie, trancher toute question touchant les tarifs et tarifications des entreprises canadiennes ou les services de télécommunication qu'elles fournissent.
[30] Le principe directeur aux fins d'établissement des tarifs en vertu de la Loi sur les télécommunications est que ceux‑ci doivent être « justes et raisonnables ». Il s'agit d'un principe établi depuis longtemps en matière de réglementation. Pour déterminer si les tarifs satisfont à cette norme, le CRTC jouit d'un large pouvoir discrétionnaire, protégé par une clause privative :
27. (1) Tous les tarifs doivent être justes et raisonnables.
. . .
(3) Le Conseil peut déterminer, comme question de fait, si l'entreprise canadienne s'est ou non conformée aux dispositions du présent article ou des articles 25 ou 29 ou à toute décision prise au titre des articles 24, 25, 29, 34 ou 40.
. . .
(5) Pour déterminer si les tarifs de l'entreprise canadienne sont justes et raisonnables, le Conseil peut utiliser la méthode ou la technique qu'il estime appropriée, qu'elle soit ou non fondée sur le taux de rendement par rapport à la base tarifaire de l'entreprise.
. . .
52. (1) Le Conseil connaît, dans l'exercice des pouvoirs et fonctions qui lui sont conférés au titre de la présente loi ou d'une loi spéciale, aussi bien des questions de droit que des questions de fait; ses décisions sur ces dernières sont obligatoires et définitives.
[31] Outre le pouvoir qui lui est conféré par le par. 27(5) d'utiliser « la méthode ou la technique qu'il estime appropriée » pour déterminer si un tarif est juste et raisonnable, le CRTC peut, en vertu du par. 37(1), imposer à une entreprise l'adoption de « méthodes ou systèmes comptables » en vue de la bonne application de la Loi sur les télécommunications. Cette disposition dit ce qui suit :
37. (1) Le Conseil peut [...] imposer à l'entreprise canadienne l'adoption d'un mode de calcul des coûts liés à ses services de télécommunication et de méthodes ou systèmes comptables relativement à l'application de la présente loi . . .
[32] Le CRTC possède d'autres pouvoirs étendus qui, s'ils ne sont pas en cause en l'espèce, confirment néanmoins l'ampleur des pouvoirs réglementaires que le législateur a voulu lui conférer. Il peut ainsi ordonner à une entreprise canadienne de fournir des services dans certaines circonstances (par. 35(1)); ordonner la fourniture ou la construction d'installations de télécommunication (par. 42(1)); établir un fonds pour soutenir l'accès à des services de télécommunication de base (par. 46.5(1)).
[33] Ce survol de la loi nous aide à trancher la question préliminaire de la norme de contrôle applicable. Bien que la Cour d'appel fédérale ait accepté la position des parties selon laquelle la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte, la juge Sharlow a reconnu que la norme de contrôle pourrait faire davantage appel à la déférence à la lumière de la décision rendue par notre Cour dans Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 98-100. Il s'agissait, me semble‑t‑il, d'une invitation à clarifier la question de la norme applicable.
[34] Bell Canada et TELUS admettent que le CRTC avait le pouvoir d'approuver l'utilisation des fonds des comptes de report pour des initiatives visant l'expansion du service à large bande et l'amélioration de l'accès des personnes handicapées aux services de télécommunication, et qu'elles ont effectivement demandé une telle approbation. Mais selon elles, ce pouvoir ne s'étendait pas à la mesure qu'elles ont qualifiée de « rabais » rétroactifs. De même, dans le pourvoi formé par l'Association des consommateurs du Canada, le cur de la plainte concerne la question de savoir si le CRTC pouvait ordonner que les fonds soient utilisés de certaines façons, et non sur celle de savoir s'il avait le pouvoir d'ordonner de quelle manière générale les fonds devaient être employés.
[35] Cela signifie que, dans le pourvoi de Bell Canada et de TELUS, le litige porte sur la question de savoir si les pouvoirs discrétionnaires conférés au CRTC par la Loi sur les télécommunications lui permettaient d'ordonner l'attribution de crédits aux consommateurs au moyen des comptes de report. Dans le pourvoi formé par l'Association des consommateurs du Canada, il porte sur son pouvoir discrétionnaire d'ordonner que les fonds des comptes de report soient utilisés pour l'expansion des services à large bande.
[36] Une responsabilité centrale du CRTC consiste à déterminer et à approuver les tarifs justes et raisonnables des services de télécommunication. En plus de son pouvoir de tarification, le CRTC peut assujettir la fourniture d'un service à toutes conditions, adopter toute méthode qu'il estime appropriée pour déterminer si un tarif est juste et raisonnable et imposer toute méthode comptable de son choix à une entreprise. Il doit exercer tous ses pouvoirs et fonctions de manière à réaliser les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énoncés à l'art. 7.
[37] La lecture conjuguée de l'art. 27 et du par. 37(1) permet de conclure à l'existence du pouvoir du CRTC d'établir les comptes de report. Ce pouvoir s'étend nécessairement à l'utilisation des fonds de ces comptes, utilisation qui constitue la dernière étape du processus mis en branle par la Décision sur le plafonnement des prix. Le CRTC possède de toute évidence une expertise considérable sur ce type de question. En témoignent les pouvoirs étendus qui lui sont conférés à cet égard par le législateur ainsi que la solide clause privative du par. 52(1), selon laquelle ses décisions sur des questions de fait — dont celle de savoir si une entreprise a adopté un tarif juste et raisonnable — ne peuvent faire l'objet d'un appel.
[38] À mon avis, les questions soulevées dans les présents pourvois ressortissent donc à l'essence même de l'expertise spécialisée du CRTC. Le fond du différend concerne en fait la méthode d'établissement des tarifs et l'affectation de certains fonds provenant de ces tarifs, un exercice polycentrique que le législateur a confié au CRTC et pour lequel ce dernier possède une compétence particulière. Ces constatations militent en faveur de l'application d'une norme de contrôle faisant davantage appel à la déférence. La question à laquelle il nous faut répondre est alors celle de savoir si le CRTC a agi raisonnablement lorsqu'il a indiqué de quelle façon devaient être utilisés les fonds des comptes de report. (Voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 54; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 25; et VIA Rail Canada, par. 88-100.)
[39] Cela nous amène à la nature du pouvoir de tarification du CRTC dans le contexte de la présente affaire. Le texte qui régissait auparavant la tarification des télécommunications, soit la Loi sur les chemins de fer, L.R.C. 1985, ch. R‑3, précisait lui aussi que les tarifs devaient être « justes et raisonnables » (par. 340(1)). Auparavant, ces tarifs étaient établis de façon à assurer un tarif équitable pour le consommateur et un rendement équitable sur l'investissement de l'entreprise. (Voir, par exemple, Northwestern Utilities Ltd. c. City of Edmonton, [1929] R.C.S. 186, p. 192‑193, et ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, par. 65.)
[40] Même avant les formulations larges figurant maintenant dans la Loi sur les télécommunications, les organismes de réglementation disposaient d'un vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer les facteurs à prendre en compte et la méthode qu'ils pouvaient adopter pour décider si les tarifs étaient justes et raisonnables. Par exemple, en rejetant une demande d'autorisation dans Re General Increase in Freight Rates (1954), 76 C.R.T.C. 12 (C.S.C.), le juge Taschereau a écrit ce qui suit :
[traduction] [S]i la Commission est tenue d'accorder une demande qui est juste pour le public et qui assure aux chemins de fer un rendement équitable, elle n'est pas tenue d'accepter, pour la détermination des tarifs qui seront exigés, la seule méthode proposée par la demanderesse. L'obligation d'agir est une question de droit, mais le choix de la méthode est une question relevant de l'exercice du pouvoir discrétionnaire et à l'égard de laquelle, selon le texte de loi, aucun tribunal judiciaire ne peut intervenir. [Je souligne; p. 13.]
Pour arriver à cette conclusion, il s'est appuyé sur le jugement rendu par le juge en chef Duff dans Canadian National Railways Co. c. Bell Telephone Co. of Canada, [1939] R.C.S. 308, et sur la proposition suivante faite dans le contexte législatif particulier de cette affaire :
[traduction] La loi ne prescrit ni l'ordonnance qui doit être rendue dans une affaire donnée ni les considérations sur lesquelles doit se guider la Commission pour arriver à la conclusion qu'une ordonnance, ou que telle ordonnance particulière, est nécessairement indiquée dans une affaire donnée. Certes, il incombe à tous les organismes publics et autres organismes investis de pouvoirs conférés par la loi d'agir raisonnablement dans l'exercice de ces pouvoirs; mais selon le texte législatif, la Commission est, dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire administratif qui lui est conféré, l'arbitre ultime quant à l'ordonnance qui doit être rendue, sous réserve de l'appel devant le gouverneur en conseil prévu par l'art. 52. [p. 315]
(Voir aussi Michael H. Ryan, Canadian Telecommunications Law and Regulation (feuilles mobiles), §612.)
[41] Le large pouvoir discrétionnaire dont le CRTC disposait déjà pour déterminer si les tarifs sont justes et raisonnables a été encore élargi par l'insertion du par. 27(5) dans la Loi sur les télécommunications, lequel lui permet d'utiliser « la méthode ou la technique qu'il estime appropriée », une formulation absente de la Loi sur les chemins de fer.
[42] Plus significatif encore, la Loi sur les chemins de fer ne contenait aucune disposition analogue à celle de l'art. 47, qui enjoint au CRTC d'exercer son pouvoir de tarification de manière à réaliser les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énoncés à l'art. 7. Ces ajouts législatifs sont importants. Conjuguées au pouvoir de tarification du CRTC et à sa faculté d'utiliser la méthode de son choix pour arriver à un tarif juste et raisonnable, les dispositions en question contredisent l'interprétation restrictive des pouvoirs de l'organisme proposée par diverses parties dans les présents pourvois.
[43] La juge d'appel Sharlow a mis en relief cet argument dans le passage suivant de ses motifs :
Étant donné l'application conjointe des articles 47 et 7 de la Loi sur les télécommunications [. . .], la compétence de tarification du CRTC ne se limite pas à la prise en compte des facteurs traditionnellement considérés comme pertinents pour assurer un prix équitable aux consommateurs et un rendement équitable aux fournisseurs de services de télécommunication. L'article 47 de la Loi sur les télécommunications prescrit expressément au CRTC de prendre en considération, entre autres, les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énumérés à l'article 7 de la même loi. Il s'ensuit à mon avis que le CRTC a le droit, aux fins des décisions de tarification qu'il rend sous le régime de la Loi sur les télécommunications, de prendre en considération tous les objectifs de ladite politique énoncés à l'article 7. [par. 35]
[44] Il est vrai que le CRTC avait précédemment utilisé une méthode « base tarifaire/taux de rendement », fondée à la fois sur un taux de rendement pour les investisseurs dans les entreprises de télécommunication et une base tarifaire calculée en fonction des actifs des entreprises. Par conséquent, les tarifs exigés pour les services des entreprises, procuraient un rendement équitable sur le capital investi d'une part, et ils étaient justes pour les consommateurs d'autre part.
[45] Toutefois, ces dispositions de portée plus large signifient que l'approche base tarifaire/taux de rendement n'est pas nécessairement la seule façon de fixer un tarif juste et raisonnable. De plus, il ressort des art. 7 et 47 et du par. 27(5) que le CRTC n'est pas tenu de se limiter à la conciliation des intérêts des abonnés et des entreprises à l'égard d'un service donné. Dans la Décision sur le plafonnement des prix, par exemple, le CRTC a choisi de mettre l'accent sur le prix maximum des services plutôt que sur l'approche base tarifaire/taux de rendement. Il l'a fait, en partie, pour favoriser la concurrence au sein de certains marchés, un objectif sans aucun rapport avec la relation entre l'entreprise et l'abonné dans l'approche traditionnelle base tarifaire/taux de rendement. Le CRTC a emprunté une approche similaire fondée sur l'établissement de prix plafonds dans une décision antérieure à la Décision sur le plafonnement des prix[7].
[46] Le CRTC a interprété ces dispositions de manière libérale, considérant qu'elles répondaient au contexte d'une industrie évoluée, dans lequel il s'acquitte de sa mission. Dans sa décision intitulée « Examen du cadre de réglementation »[8], il a écrit ce qui suit :
La Loi prévoit . . . les moyens par lesquels le Conseil peut modifier la méthode de réglementation traditionnelle (c.‑à‑d. mettre fin à la réglementation base tarifaire/taux de rendement).
. . .
Bref, les télécommunications d'aujourd'hui transcendent les frontières traditionnelles et les définitions simples. Elles forment une industrie, un marché et un moyen de faire des affaires qui englobent une gamme toujours grandissante de services et de produits vocaux, données et vidéo. . .
Dans ce contexte, le Conseil fait observer que la Loi prévoit l'évolution du service de base en établissant, à titre d'objectif, la fourniture de services de télécommunications fiables et abordables, et non pas simplement un service téléphonique abordable. [Je souligne; p. 7 et 11.]
[47] Dans Edmonton (Ville) c. 360Networks Canada Ltd., 2007 CAF 106, [2007] 4 R.C.F. 747, autorisation de pourvoi refusée, [2007] 3 R.C.S. vii, la Cour d'appel fédérale a tiré des conclusions semblables, faisant observer que la Loi sur les télécommunications devait être interprétée en fonction des objectifs de la politique et que l'art. 7 justifiait en partie le point de vue selon lequel « il convient d'interpréter la Loi comme établissant un cadre réglementaire complet » (par. 46). L'auteur Michael H. Ryan a lui aussi conclu à l'obligation d'adopter une approche plus globale :
[traduction] Vu l'importance de l'industrie des télécommunications pour l'ensemble du pays, les questions de tarification peuvent parfois prendre une dimension qui leur donne une importance débordant les intérêts immédiats de l'entreprise, de ses actionnaires et de ses clients, et où entrent en jeu les intérêts du public en général. L'organisme de réglementation a aussi l'obligation de prendre en considération ces intérêts de caractère plus général. [§604]
[48] Cela conduit inévitablement, me semble‑t‑il, à la conclusion que le CRTC peut fixer des tarifs justes et raisonnables pour l'application de la Loi sur les télécommunications au moyen de toute une gamme de méthodes, en prenant en considération la diversité des parties prenantes et intérêts mentionnés à l'art. 7, et non seulement ceux qu'il prenait en considération quand il s'acquittait de sa mission en vertu des dispositions plus restrictives de la Loi sur les chemins de fer. Cette observation sera également pertinente plus loin dans les présents motifs, lorsque la question des « tarifs définitifs » sera examinée dans le cadre du pourvoi de Bell Canada.
[49] Je ne vois rien dans cette conclusion qui contredise le raisonnement sur lequel repose Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, 2003 CSC 28, [2003] 1 R.C.S. 476. Dans cet arrêt, la question était de savoir si le CRTC pouvait rendre une ordonnance pour donner à des câblodistributeurs l'accès aux poteaux électriques de certaines entreprises d'électricité. Dans cette décision, le CRTC s'était fondé sur les objectifs de la politique canadienne de télécommunication pour interpréter les dispositions pertinentes. En décidant que les dispositions de la Loi sur les télécommunications ne conféraient pas au CRTC le pouvoir de donner l'accès aux poteaux électriques, le juge Gonthier, qui s'exprimait pour la majorité, a conclu que le CRTC avait mal interprété les objectifs de la politique canadienne de télécommunication énoncés à l'art. 7 en concluant qu'ils conféraient des pouvoirs (par. 42).
[50] Les circonstances de Barrie Public Utilities sont complètement différentes de celles dont nous sommes saisis. Ce qui est en cause, en l'espèce, c'est l'établissement par le CRTC de tarifs qui devaient être justes et raisonnables, dans l'exercice d'un pouvoir qui s'appuie incontestablement sur des dispositions législatives non équivoques. Le CRTC se trouvait ainsi à exercer un large pouvoir, pouvoir qu'il devait exercer, selon l'art. 47, « de manière à réaliser les objectifs de la politique canadienne de télécommunication ». Les considérations de politique générale énoncées à l'art. 7 étaient des facteurs dont le CRTC était obligé de tenir compte — ce qu'il a fait.
[51] L'arrêt ATCO de notre Cour n'empêche pas non plus la réalisation, par la fixation de tarifs, d'objectifs relevant de l'intérêt public. Dans cet arrêt, le juge Bastarache, se prononçant pour la majorité, a considéré de façon restrictive les pouvoirs conférés à l'Alberta Energy and Utilities Board par la loi applicable. Il fallait décider si l'organisme avait le pouvoir d'attribuer aux abonnés le produit de la vente des biens d'une entreprise réglementée qu'il avait approuvée. On avait soutenu que, comme l'organisme possédait le pouvoir de rendre « toute autre ordonnance » et d'assortir une ordonnance de conditions nécessaires « dans l'intérêt public », il était par conséquent habilité à ordonner l'attribution du produit de la vente.
[52] Pour conclure que l'organisme n'avait pas ce pouvoir, le juge Bastarache s'est fondé en partie sur la conclusion suivant laquelle le pouvoir de l'organisme de rendre des ordonnances ou d'imposer des conditions nécessaires dans l'intérêt public n'était pas suffisamment précis pour lui conférer le pouvoir d'attribuer le produit de la vente aux clients (par. 46). Le pouvoir de l'organisme d'approuver une vente de biens ainsi que son pouvoir de rendre les ordonnances jugées nécessaires dans l'intérêt public étaient nécessairement restreints par le contexte des dispositions pertinentes (par. 46-48 et 50). L'organisme était également tenu, selon sa loi habilitante, d'adopter une méthode base tarifaire/taux de rendement pour fixer les tarifs (par. 65-66).
[53] Dans l'affaire dont nous sommes saisis, contrairement à la situation dans ATCO, le pouvoir de tarification du CRTC et son pouvoir d'établir des comptes de report à cette fin sont au cur même de sa compétence. Le CRTC est légalement habilité à utiliser toute méthode qui lui semble appropriée pour fixer des tarifs justes et raisonnables. De plus, il est obligé de tenir compte des objectifs énoncés dans la loi dans l'exercice de ses pouvoirs, alors que dans ATCO l'instruction de tenir compte de l'intérêt public revêtait un caractère facultatif et vague. La Loi sur les télécommunications écarte plusieurs des restrictions traditionnelles en matière de tarification décrites dans ATCO, conférant ainsi au CRTC la capacité de concilier les intérêts des entreprises, des consommateurs et des concurrents dans le contexte plus large de l'industrie canadienne des télécommunications (décision relative à l'examen du cadre de réglementation, p. 7 et 11).
[54] Le fait que le litige porte sur des comptes de report ne change rien à cette analyse. Aucune partie n'a contesté le pouvoir du CRTC d'ordonner l'établissement des comptes de report eux‑mêmes. Ces comptes sont des outils réglementaires dont on reconnaît que le Conseil peut se servir dans l'exercice de son pouvoir de tarification. Comme l'a souligné le CRTC, les comptes de report permettent à « un organisme de réglementation [de] reporter l'examen d'un article de frais ou de revenu particulier qu'on ne peut estimer avec certitude pour l'année‑témoin »[9]. Ils ont traditionnellement permis de parer à certaines éventualités, notamment les écarts entre les coûts et revenus prévus et réels, l'organisme de réglementation pouvant déplacer les coûts et dépenses d'une période réglementaire à l'autre. Bien que le CRTC ait peut‑être fait preuve d'innovation avec la création et l'utilisation des comptes de report pour l'expansion du service à large bande et le versement de crédits aux consommateurs, ces mesures étaient parfaitement compatibles avec les dispositions de la Loi sur les télécommunications.
[55] À mon avis, le vaste pouvoir discrétionnaire conféré au CRTC pour la détermination des tarifs justes et raisonnables exigés par l'art. 27, son pouvoir d'imposer à une entreprise, en vertu de l'art. 37, l'adoption de toute méthode comptable qu'il estime appropriée et l'obligation qui lui est faite par l'art. 47 de veiller à la réalisation des grands objectifs de la politique canadienne de télécommunication énoncés à l'art. 7 indiquent que la Loi sur les télécommunications lui donne une latitude considérable pour établir les comptes de report et approuver l'utilisation qui en sera faite. Ces comptes ont été créés conformément au pouvoir de tarification du CRTC et à l'objectif selon lequel tous les tarifs exigés par les entreprises doivent être justes et raisonnables et le demeurer.
[56] Les comptes de report ne rempliraient pas leur fonction si le CRTC n'avait pas aussi le pouvoir de prescrire la manière dont les fonds de ces comptes doivent être employés. Je suis d'avis que le CRTC pouvait, dans l'exercice de son pouvoir de tarification, ordonner l'utilisation de ces comptes, dans la mesure où il exerçait ce pouvoir de manière raisonnable.
[57] Par conséquent, je souscris aux observations suivantes de la juge d'appel Sharlow :
La décision sur le plafonnement des prix prescrivait à Bell Canada de porter une fraction de ses tarifs définitifs au crédit d'un compte de report, lequel — le CRTC l'a clairement indiqué — serait utilisé en temps voulu de la manière qu'il prescrirait. Il n'est pas contesté que le CRTC ait le droit d'imposer à un fournisseur de services de télécommunication, en lui prescrivant l'ouverture d'un compte de report, l'obligation éventuelle d'effectuer des dépenses qu'il se réserve de lui ordonner ultérieurement. Il s'ensuit par voie de conséquence nécessaire que le CRTC a le droit de rendre une ordonnance actualisant cette obligation et prescrivant des dépenses déterminées, à condition que l'on puisse plausiblement justifier celles‑ci par un ou plusieurs des objectifs de la politique de télécommunication énumérés à l'article 7 de la Loi sur les télécommunications. [Je souligne; par. 52.]
[58] Ce cadre d'analyse général nous amène aux questions plus précises soulevées dans les présents pourvois. Dans le premier pourvoi, se fondant sur la décision du juge Gonthier dans l'arrêt Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722 (« Bell Canada (1989) »), Bell Canada a plaidé que des tarifs « définitifs » ne peuvent pas être modifiés et que les fonds des comptes de report ne pouvaient donc pas être versés à titre de « rabais » aux clients.
[59] Dans Bell Canada (1989), le CRTC avait approuvé une série de tarifs provisoires. Il les avait ensuite réexaminés à la lumière de la nouvelle situation financière de Bell Canada et avait ordonné à l'entreprise de porter au crédit du compte des abonnés actuels ce qu'il considérait comme des revenus excédentaires. Contestant le pouvoir du CRTC de rendre une telle ordonnance, Bell Canada faisait valoir que l'organisme ne pouvait ordonner l'attribution d'un crédit forfaitaire à l'égard de revenus obtenus à partir de tarifs approuvés par le CRTC, que ces tarifs soient fixés dans une ordonnance provisoire ou définitive. Le juge Gonthier a estimé que, si la Loi sur les chemins de fer instituait un système positif d'approbation permettant seulement la tarification prospective, et non rétroactive ou rétrospective, le crédit forfaitaire en question était néanmoins permis puisque les tarifs initiaux étaient provisoires et, partant, susceptibles d'être modifiés.
[60] En l'espèce, Bell Canada a soutenu que les tarifs avaient été rendus définitifs et que l'utilisation des comptes de report pour l'attribution d'un crédit unique était donc impossible. Elle a fait valoir, plus précisément, que l'ordonnance du CRTC concernant l'attribution d'un crédit unique, au moyen des comptes de report, équivalait à une tarification rétroactive, au sens dans lequel cette expression est utilisée dans Bell Canada (1989) à la p. 1749, c'est‑à‑dire qu'elle « vis[ait] à remédier à l'imposition des taux approuvés antérieurement qui ont été jugés excessifs en dernier ressort ».
[61] Comme la présente affaire porte sur des revenus mis en réserve dans des comptes de report (ce que la juge d'appel Sharlow a appelé des obligations ou dettes éventuelles), il n'y est selon moi pas question de modification de tarifs définitifs. Comme l'a souligné la juge Sharlow, Bell Canada (1989) ne s'applique pas, car on savait dès le départ en l'espèce que Bell Canada serait tenue d'utiliser le solde de son compte de report selon les prescriptions ultérieures du CRTC (par. 53).
[62] Ce serait à mon avis simplifier à outrance que de conclure que Bell Canada (1989) s'applique et a pour effet d'empêcher en l'espèce le versement de crédits aux consommateurs. L'arrêt Bell Canada (1989) a été rendu sous le régime de la Loi sur les chemins de fer, un régime législatif qui, il importe de le rappeler, ne comportait aucune des considérations et prescriptions énoncées aux art. 7 et 47 et au par. 27(5) de la Loi sur les télécommunications. Il n'y était pas non plus question de l'utilisation des fonds de comptes de report.
[63] Selon moi, les crédits dont le versement a été ordonné en l'espèce sur les comptes de report ne sont de nature ni rétroactive ni rétrospective. Ils ne modifient pas le tarif initial approuvé, qui comprenait les comptes de report, et ne visent pas non plus à corriger un défaut de l'ordonnance tarifaire définitive au moyen de mesures ultérieures, puisque ces crédits ou réductions avaient été envisagés dès le départ comme utilisation possible du solde des comptes de report. Ces fonds peuvent à juste titre être qualifiés de « revenus mis en réserve », parce que les tarifs définitifs sont toujours restés assujettis au mécanisme des comptes de report établi dans la Décision sur le plafonnement des prix. Le recours à des comptes de report empêche donc de conclure qu'il y a eu rétroactivité ou rétrospectivité. De plus, l'utilisation de comptes de report pour tenir compte de la différence entre les coûts et revenus prévus et réels n'est habituellement pas considérée comme une tarification rétroactive (EPCOR Generation Inc. c. Energy and Utilities Board, 2003 ABCA 374, 346 A.R. 281, par. 12, et Reference Re Section 101 of the Public Utilities Act (1998), 164 Nfld. & P.E.I.R. 60 (C.A.T.-N.), par. 97‑98 et 175).
[64] La Décision sur les comptes de report marquait le point culminant d'un processus amorcé avec la Décision sur le plafonnement des prix. Dans cette dernière, le CRTC avait indiqué que les fonds des comptes de report devaient être utilisés de manière à contribuer à la réalisation des objectifs de l'organisme (par. 409 et 412). Dans la Décision sur les comptes de report, le CRTC a résumé ses conclusions antérieures selon lesquelles les fonds des comptes de report pourraient être utilisés à diverses fins, notamment pour accorder des crédits aux abonnés (par. 6). Lorsque le CRTC a approuvé les tarifs découlant de la Décision sur le plafonnement des prix, la partie des revenus qui avait été versée dans les comptes de report est demeurée en réserve. Les comptes de report, et la réserve à laquelle étaient assujettis les fonds inscrits à ces comptes, étaient donc une partie intégrante de l'opération de tarification et garantissaient que les tarifs approuvés étaient justes et raisonnables. Rien dans la Décision sur les comptes de report n'est par conséquent venu modifier la Décision sur le plafonnement des prix ou quelque décision antérieure du CRTC sur cette question. L'affectation ultérieure par le CRTC du solde des comptes de report à diverses fins, dont l'attribution d'un crédit aux clients, ne constituait donc pas une modification d'une ordonnance tarifaire définitive.
[65] De toute façon, l'attribution de fonds des comptes de report aux consommateurs ne constituait pas à proprement parler un « rabais ». Comme dans Bell Canada (1989), ces affectations étaient plutôt des versements ou des réductions tarifaires uniques dont les entreprises devaient faire bénéficier leurs abonnés actuels en puisant dans les comptes de report. La possibilité d'un crédit unique était présente dès le début de l'opération de tarification. Dès la décision sur le plafonnement des prix, il était entendu que les fonds des comptes de report pourraient notamment être utilisés pour le versement d'un éventuel crédit aux abonnés une fois que le CRTC aurait déterminé l'affectation souhaitable. C'est précisément parce que le mécanisme de tarification approuvé par le CRTC comprenait l'accumulation de fonds dans les comptes de report et l'affectation de ces fonds conformément à des ordonnances ultérieures du CRTC que les tarifs étaient et sont demeurés justes et raisonnables.
[66] Par conséquent, au lieu de voir dans Bell Canada (1989) l'établissement d'une règle stricte selon laquelle il ne serait en aucun cas possible d'ordonner le versement de crédits sur des revenus tirés de tarifs définitifs, il importe de rappeler que le juge Gonthier craignait de voir la stabilité financière des services publics réglementés être minée si les tarifs pouvaient connaître des variations arbitraires (p. 1760). Or, rien dans la Décision sur les comptes de report ne compromettait la stabilité financière des entreprises visées. Les sommes en cause ont toujours fait l'objet d'un traitement comptable différent et les entreprises réglementées savaient que la partie des revenus versée aux comptes de report demeurait en réserve. En fait, la formule établie dans la Décision sur le plafonnement des prix aurait accordé des tarifs inférieurs à ceux finalement fixés, n'eût été la création des comptes de report. Ces tarifs inférieurs auraient sans doute pu être jugés suffisants pour maintenir la stabilité financière des entreprises. S'ils ont été augmentés, c'est uniquement pour encourager l'entrée de nouveaux concurrents sur le marché.
[67] TELUS a plaidé en outre que la Décision sur les comptes de report constituait une confiscation de ses biens. Voilà un argument que j'ai de la difficulté à accepter. Les fonds des comptes de report n'ont jamais appartenu sans équivoque aux entreprises et ont toujours consisté dans des revenus mis en réserve. Si le CRTC avait voulu que ces revenus soient utilisés au gré des entreprises visées, il aurait pu simplement approuver les tarifs en les considérant comme justes et raisonnables et ordonner que le solde des comptes de report soit remis aux entreprises en question. Il a choisi de ne pas le faire.
[68] Il convient également de souligner que, en approuvant les tarifs de Bell Canada, le CRTC a ordonné à l'entreprise d'affecter aux comptes de report une partie des économies provenant de certaines taxes[10]. Ni le CRTC ni Bell Canada ne pouvaient s'attendre à ce que l'entreprise soit en mesure de conserver cette partie de ses revenus tirés des tarifs, qui correspondait à une obligation fiscale antérieure qu'elle n'était en réalité pas tenue d'acquitter ni de reporter.
[69] Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi de Bell Canada et de TELUS.
[70] La prémisse du pourvoi de l'Association des consommateurs du Canada est que l'utilisation d'une partie des fonds des comptes de report pour l'expansion du service à large bande a fait ressortir le fait que les tarifs exigés par les entreprises n'étaient pas, en un certain sens, justes et raisonnables. L'Association peut avoir gain de cause uniquement si elle démontre que la décision du CRTC était déraisonnable.
[71] L'Association des consommateurs du Canada fait valoir essentiellement que la Décision sur les comptes de report a dans les faits obligé les utilisateurs d'un certain service (les abonnés résidentiels de certaines zones) à subventionner les utilisateurs d'un autre service (les futurs utilisateurs de services à large bande) une fois achevée l'expansion de l'infrastructure à large bande. À son avis, cela indiquait que les tarifs exigés des utilisateurs résidentiels n'étaient pas en fait justes et raisonnables et que, par conséquent, le solde des comptes de report — abstraction faite des sommes déboursées pour améliorer l'accessibilité des services — devait être distribué aux clients.
[72] Comme je l'ai déjà signalé, les comptes de report ont été créés et utilisés conformément au pouvoir du CRTC d'approuver des tarifs justes et raisonnables, et ils faisaient partie intégrante de ces tarifs. Loin de rendre ces tarifs inappropriés, les comptes de report garantissaient que les tarifs étaient justes et raisonnables. En outre, les objectifs de la politique de télécommunication énoncés à l'art. 7, dont le CRTC doit toujours tenir compte, montrent qu'il n'a pas à prendre en considération uniquement le service en cause pour déterminer si les tarifs sont justes et raisonnables. La loi envisage un cadre national global en matière de télécommunications. Elle n'oblige pas le CRTC à atomiser les différents services. Il appartient au CRTC de déterminer le niveau tolérable d'interfinancement.
[73] L'approche traditionnelle en matière de télécommunications ne peut pas non plus être invoquée à l'appui de l'argument de l'Association des consommateurs du Canada. Les usagers du service d'interurbain financent depuis longtemps la téléphonie locale (Décision sur le plafonnement des prix, par. 2). Par conséquent, même si les tarifs des différents services couverts par la Loi sur les télécommunications peuvent être évalués selon le critère des tarifs justes et raisonnables, ils ne sont pas nécessairement rendus déraisonnables ou injustes par la seule existence d'un certain interfinancement entre les services. (Voir Ryan, §604, relativement à la proposition suivant laquelle le CRTC peut déterminer le niveau approprié d'interfinancement pour une entreprise de télécommunication donnée.)
[74] J'estime que le CRTC a correctement tenu compte des objectifs énoncés à l'art. 7 quand il a ordonné l'affectation de certaines sommes à l'expansion du service à large bande et au versement de crédits aux consommateurs. Ce faisant, il a considéré les objectifs inscrits dans la loi comme des principes directeurs régissant l'exercice de son pouvoir de tarification. Le fait pour le CRTC de poursuivre les objectifs de la politique dans l'exercice de son pouvoir de tarification constitue précisément ce que l'art. 47 lui demande de faire lorsqu'il fixe des tarifs justes et raisonnables.
[75] En décidant d'utiliser les fonds des comptes de report pour améliorer les services d'accessibilité et pour étendre aux collectivités rurales et éloignées les services à large bande, le CRTC avait à l'esprit les objectifs qui lui sont fixés par le législateur : « favoriser le développement ordonné des télécommunications partout au Canada en un système qui contribue à [...] renforcer la structure sociale et économique du Canada » (al. 7a)); « permettre l'accès aux Canadiens dans toutes les régions — rurales ou urbaines — du Canada à des services de télécommunication sûrs [et] abordables » (al. 7b)); « satisfaire les exigences économiques et sociales des usagers des services de télécommunication » (al. 7h)).
[76] Le CRTC a entendu plusieurs parties, il a exercé ses pouvoirs en prenant en considération les objectifs que le législateur lui a imposés et il a décidé les mesures appropriées. Dans les circonstances, je n'hésite pas à conclure que le CRTC a pris une décision raisonnable lorsqu'il a ordonné l'expansion du service à large bande.
[77] Je conclurais donc que le CRTC a fait exactement ce que la Loi sur les télécommunications lui demandait de faire. Il avait, en vertu de la loi, le pouvoir de fixer des tarifs justes et raisonnables, d'établir des comptes de report et de prescrire de quelle manière devaient être utilisés les fonds de ces comptes. Il était tenu d'exercer ces pouvoirs en conformité avec les objectifs de la politique de télécommunication énoncés dans la loi et, par conséquent, de soupeser et d'examiner toute une gamme d'objectifs et d'intérêts. Il l'a fait d'une manière raisonnable, à la fois lorsqu'il a ordonné l'attribution de crédits aux abonnés et lorsqu'il a approuvé l'utilisation des fonds pour l'expansion du service à large bande.
[78] Je suis d'avis de rejeter les pourvois. À la demande de toutes les parties, aucune ordonnance ne sera rendue quant au dépens.
Pourvois rejetés.
Procureurs de l'appelante/intimée Bell Canada : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs de l'appelante/intimée TELUS Communications Inc. et l'intimée TELUS Communications (Québec) Inc. : Burnet, Duckworth & Palmer, Calgary.
Procureurs des appelantes/intimées l'Association des consommateurs du Canada et l'Organisation nationale anti‑pauvreté et l'intimé le Centre pour la défense de l'intérêt public : Paliare, Roland, Rosenberg, Rothstein, Toronto.
Procureurs de l'intimée MTS Allstream Inc. : Goodmans, Toronto.
Procureurs de l'intimé/intervenant le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes : Torys, Toronto.
[1] Décision de télécom CRTC 2002‑34, 30 mai 2002 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/2002/dt2002-34.htm).
[2] Décision de télécom CRTC 2005‑69, 16 décembre 2005 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/2005/dt2005‑69.htm).
[3] Décision de télécom CRTC 2003‑15, 18 mars 2003 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/2003/dt2003‑15.htm) et Décision de télécom CRTC 2003‑18, 18 mars 2003 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/2003/dt2003‑18.htm).
[4] Avis public de télécom CRTC 2004‑1.
[5] Décision de télécom CRTC 2006‑9 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/2006/dt2006‑9.htm).
[6] Décision de télécom CRTC 2008‑1 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/2008/dt2008‑1.htm).
[7] Décision de télécom CRTC 97‑9, 1er mai 1997 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/1997/dt97‑9.htm).
[8] Décision de télécom CRTC 94‑19, 16 septembre 1994 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/1994/DT94‑19.htm).
[9] Décision de télécom CRTC 93‑9, 23 juillet 1993 (en ligne : www.crtc.gc.ca/fra/archive/1993/dt93‑9.htm).
[10] Décision de télécom CRTC 2003‑15, par. 32.