COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281
Date : 20101125
Dossier : 33016
Entre :
Jószef Németh et
Jószefne Németh (alias Józsefne Nagy Szidonia)
Appelants
et
Ministre de la Justice du Canada
Intimé
- et -
Barreau du Québec, Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration et Conseil canadien pour les réfugiés
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 124)
Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281
Jószef Németh et
Jószefne Németh (alias Józsefne Nagy Szidonia) Appelants
c.
Ministre de la Justice du Canada Intimé
et
Barreau du Québec,
Association québécoise des avocats et
avocates en droit de l’immigration
et Conseil canadien pour les réfugiés Intervenants
Répertorié : Németh c. Canada (Justice)
No du greffe : 33016.
2010 : 13 janvier; 2010 : 25 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Rochette, Rochon et Doyon), 2009 QCCA 99, [2009] R.J.Q. 253, 83 Imm. L.R. (3d) 16, 2009 CarswellQue 215, [2009] J.Q. no 271 (QL), qui a rejeté la demande de révision judiciaire à l’encontre de la décision du ministre de la Justice du Canada ordonnant la remise des appelants. Pourvoi accueilli.
Marie‑Hélène Giroux et Clément Monterosso, pour les appelants.
Ginette Gobeil et Janet Henchey, pour l’intimé.
Pierre Poupart et Ronald Prégent, pour l’intervenant le Barreau du Québec.
Johanne Doyon, Elaine Doyon et Dan Bohbot, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration.
John Norris et Brydie Bethell, pour l’intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] La Cour doit en l’espèce concilier les obligations concurrentes dont le Canada doit s’acquitter en matière de protection des réfugiés et d’extradition. En application de traités internationaux et de son droit interne, le Canada s’est engagé à ne pas renvoyer les réfugiés vers la persécution qu’ils ont fuie. Ce principe, dit du non‑refoulement, est une pièce maîtresse de la protection des réfugiés. Le Canada est également tenu, par traité et par son droit interne, d’extrader à la demande d’autres États des personnes qui doivent y être jugées ou y purger une peine. Il s’agit là d’obligations importantes mettant en jeu non seulement les engagements du Canada envers d’autres États mais également l’efficacité de l’application de la loi. Les obligations en matière d’extradition et de non‑refoulement peuvent toutefois entrer en conflit lorsque le Canada est saisi de demandes d’extradition qui aboutiraient au renvoi de réfugiés vers un État qu’ils ont fui pour éviter la persécution, comme en témoigne la présente affaire.
[2] Les appelants sont arrivés au Canada, où ils ont obtenu asile en tant que réfugiés après avoir convaincu les autorités qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés dans leur pays d’origine, la Hongrie, du fait de leur origine ethnique rome. Des années plus tard, la Hongrie a demandé leur extradition, et le ministre de la Justice a fait droit à la demande et ordonné leur remise. Sa décision, portée devant la Cour d’appel du Québec pour révision judiciaire, a été maintenue : 2009 QCCA 99, [2009] R.J.Q. 253. Les appelants soutiennent devant notre Cour qu’en raison des obligations de non‑refoulement du Canada, ils ne peuvent être renvoyés en Hongrie tant qu’ils conservent leur qualité de réfugié ici. L’intimé affirme, quant à lui, que la qualité de réfugié des appelants n’empêche pas leur extradition, parce que ceux‑ci sont accusés en Hongrie de crimes graves de droit commun et qu’ils n’ont pas fait la preuve qu’ils courent toujours le risque d’y être persécutés à leur retour.
[3] Le présent pourvoi exige l’interprétation de la Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18 (« LE »), et de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (« LIPR »), d’une façon qui concilie les obligations concurrentes relevant de l’extradition et du non‑refoulement. Je conviens avec l’intimé que, sous réserve de certaines conditions, les appelants peuvent être extradés vers leur pays d’origine même si leur qualité de réfugié en application du droit canadien n’a pas été officiellement perdue ou révoquée. J’estime cependant que le ministre de la Justice (« ministre ») n’a pas appliqué les principes juridiques appropriés pour prendre son arrêté d’extradition. En imposant aux appelants le fardeau de démontrer qu’ils seraient persécutés en cas d’extradition, il n’a accordé de poids suffisant ni à la qualité de réfugié des appelants ni aux obligations de non‑refoulement du Canada. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’affaire au ministre de la Justice pour qu’il la réexamine conformément au droit.
II. Les faits et la procédure
[4] Arrivés au Canada en 2001, les appelants, qui forment un couple, ont demandé le statut de réfugié, pour eux et leurs enfants, à la suite d’actes de violence commis à leur endroit dans leur pays d’origine, la Hongrie. Ils invoquent alors trois événements survenus entre 1997 et 2001 au cours desquels l’appelant, accompagné à une occasion de l’appelante, ont été attaqués à cause de leur origine rome par des citoyens hongrois. Les appelants et leurs enfants obtiennent le statut de réfugié et deviennent résidents permanents.
[5] Environ deux ans plus tard, la Hongrie lance un mandat d’arrestation international portant sur une accusation de fraude que les appelants auraient commise. Les autorités hongroises allèguent qu’au début du mois de novembre 2000, le couple a vendu le droit de location d’un appartement à Budapest pour environ 2 700 $ CAN, alors qu’il ne possédait pas ce droit.
[6] Le ministre a demandé à la Cour supérieure du Québec de rendre une ordonnance d’incarcération fondée sur l’infraction de fraude prévue au par. 380(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, laquelle correspond à la conduite qui leur est reprochée en Hongrie. L’ordonnance a été accordée et n’a pas été portée en appel.
[7] Le Ministre a alors ordonné leur remise. Il a tenu compte de l’obligation de non‑refoulement pour rendre sa décision, mais a conclu que cette obligation ne faisait pas obstacle à la remise des appelants. Signalant d’abord que ce principe souffre une exception dans le cas des personnes accusées de crimes graves de droit commun, lesquels sont définis, dans le contexte de l’immigration, comme des infractions punissables d’une peine d’emprisonnement de 10 ans ou plus, il a indiqué que la fraude entre dans cette catégorie, sans répondre toutefois à l’objection des appelants que, compte tenu du montant en jeu, les infractions qui leur étaient reprochées ne leur vaudraient pas une peine de 10 ans d’emprisonnement au Canada. Passant ensuite à la question du risque de persécution, le ministre a exprimé l’avis que ceux qui contestent leur extradition en invoquant la persécution dans l’État requérant doivent établir deux éléments suivant la prépondérance des probabilités : que la persécution choquerait suffisamment la conscience de la société canadienne ou serait fondamentalement inacceptable pour elle et qu’ils seront effectivement persécutés. Il a précisé que l’appréciation de cette preuve devait se faire en fonction de la date à laquelle elle était examinée et non de la date d’octroi de l’asile, six ans plus tôt en l’occurrence. Dans son évaluation du risque de persécution que courraient les appelants s’ils retournaient en Hongrie, le ministre a obtenu l’opinion du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. Selon ce ministère, depuis l’accession de la Hongrie à l’Union européenne en 2004 il n’existait pas de possibilité sérieuse que les appelants soient persécutés en raison de leur origine rome.
[8] Les appelants ont présenté à la Cour d’appel du Québec une demande de révision judiciaire de cette décision. Le juge Doyon, au nom de la Cour d’appel, a rejeté la demande conjointe de révision judiciaire. Il a estimé que l’intimé avait compétence pour ordonner l’extradition des appelants après avoir consulté le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (« MCI ») à ce sujet. Le juge Doyon a conclu de plus que la décision de l’intimé était raisonnable :
Il pouvait raisonnablement conclure que la situation en Hongrie est telle que l’extradition des demandeurs n’est pas tyrannique ou injuste, ne heurte pas la conscience des Canadiens et n’est pas davantage inacceptable. L’avis du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration l’autorisait à conclure que la situation a changé en Hongrie depuis le départ des demandeurs. Ainsi, l’accession de ce pays à l’Union européenne en mai 2004 démontre que la Hongrie a satisfait certains critères dans le domaine de la stabilité des institutions démocratiques, de la primauté du droit, des droits de la personne de même que du respect et de la protection des minorités; elle a également dû harmoniser ses lois et ses institutions à celles de l’Union européenne. L’analyse détaillée du risque transmise par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration permet d’affirmer que l’intimé pouvait raisonnablement conclure qu’il y a maintenant absence de risque sérieux de persécution pour cause d’origine raciale et que de tels changements permettent d’y voir une situation fort différente de celle qui régnait en Hongrie il y a une dizaine d’années. [par. 38]
III. Les questions en litige et la norme de contrôle
[9] L’affaire soulève principalement deux questions :
1. Le ministre est‑il légalement habilité à prendre un arrêté d’extradition contre une personne dont la qualité de réfugié n’a pas été perdue ou révoquée?
2. Le cas échéant, a‑t‑il exercé ce pouvoir de façon raisonnable en l’espèce?
[10] La norme de contrôle applicable n’est pas contestée. La décision ministérielle d’extradition commande la déférence, et elle est généralement examinée suivant la norme de la raisonnabilité. Pour être raisonnable, toutefois, une décision doit se rapporter à un objet relevant du pouvoir conféré par la loi au ministre et elle doit procéder de l’application des critères juridiques appropriés aux questions qui lui sont soumises. Comme l’a indiqué le juge LeBel au nom de la Cour dans Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, au par. 41 :
[L]e ministre doit se prononcer en appliquant la norme juridique appropriée. Sans l’analyse voulue, la conclusion ministérielle n’est ni rationnelle ni justifiable. Or, lorsque le ministre a choisi le bon critère, sa conclusion devrait être confirmée par la cour à moins qu’elle ne soit déraisonnable. [. . .] L’expertise du ministre en la matière et son obligation de veiller au respect des obligations internationales du Canada le rendent plus apte à déterminer si les facteurs pertinents militent ou non en faveur de l’extradition. [Je souligne.]
IV. Analyse
A. Introduction
[11] Les parties défendent des conceptions opposées concernant la conciliation des obligations du Canada en matière de non‑refoulement et d’extradition. Selon celle des appelants (pour en résumer les grandes lignes), le pouvoir d’extradition prévu par la LE doit être considéré comme subordonné au régime précis établi par la LIPR pour le traitement des réfugiés. En bref, un réfugié ne peut être extradé que si sa qualité de réfugié a été perdue ou révoquée en application de la LIPR. L’intimé soutient quant à lui que c’est principalement la LE qui fournit les réponses aux difficultés posées par l’interaction de l’extradition et du non‑refoulement et, plus particulièrement, les motifs obligatoires ou discrétionnaires pouvant fonder la décision du ministre de refuser une demande d’extradition.
[12] Mon analyse s’articulera autour de ces deux positions opposées. Dans la section qui suit, j’expliquerai d’abord pourquoi l’argument principal des appelants — à savoir que le pouvoir d’extradition est subordonné au régime de protection des réfugiés établi par la LIPR — ne saurait à mon avis être retenu. Dans la section suivante, j’examinerai ensuite la position des intimés, à laquelle j’adhère en grande partie, selon laquelle le principe protecteur du non‑refoulement s’analyse, dans le contexte de l’extradition, en fonction des motifs obligatoires ou discrétionnaires de refus d’extradition énoncés dans la LE. J’expliquerai également pourquoi, à mon avis, le ministre n’a pas appliqué les critères juridiques appropriés en exerçant ses pouvoirs en l’espèce.
B. Les pouvoirs du ministre en matière d’extradition de réfugiés
[13] Les appelants, et les intervenants qui les appuient, soutiennent principalement que, suivant les principes d’interprétation des lois, la qualité de réfugié reconnue en application de la LIPR lie le ministre de la Justice et que celui‑ci ne peut extrader un réfugié à moins que cette qualité ait été perdue ou annulée conformément aux dispositions de la LIPR. Selon eux, trois raisons principales fondent l’inclusion par interprétation de cette restriction dans la LE. Les deux premières, que je qualifierai d’argument du « conflit » et d’argument du « silence », seront examinées dans la présente section de mes motifs, et la troisième, celle de l’« équité procédurale » sera traitée dans la section suivante.
(1) L’argument du conflit
[14] Selon le premier argument, il faut, pour éviter qu’il y ait conflit entre les dispositions de la LE et de la LIPR, que les pouvoirs conférés au ministre par la LE soient tenus pour inapplicables aux réfugiés. Cet argument est fondé sur le principe d’interprétation présumant l’harmonie, la cohérence et l’uniformité entre les lois traitant d’une même matière : R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56, [2001] 2 R.C.S. 867, par. 30 et 52; Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 223‑225.
[15] Le présumé conflit intervient entre la disposition de la LIPR relative au non‑refoulement (art. 115) et le pouvoir d’extradition conféré au ministre par la LE. Suivant l’article 115 de la LIPR, la « personne protégée », qui comprend le réfugié, « [n]e peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution ». Le pouvoir général d’extradition que la LE confère au ministre ne contient aucune restriction ou exception visant les réfugiés. On prétend qu’il y a conflit de lois du fait que la LIPR interdit le renvoi d’un réfugié dans un pays où il risque la persécution tandis que la LE permet au ministre de procéder à un tel renvoi par l’extradition. Selon eux, il faut éviter ce conflit en subordonnant par interprétation l’exercice du pouvoir d’extradition conféré par la LE à l’exigence que la remise d’un réfugié à l’État qu’il a fui ne puisse s’opérer que si la qualité de réfugié a été perdue ou révoquée en application de la LIPR.
[16] La LIPR et la LE ne sont pas en conflit à mon avis, car l’interdiction de renvoi formulée à l’art. 115 de la LIPR ne s’applique pas à l’extradition. Avant d’exposer les raisons fondant cette conclusion, j’estime utile de placer la question dans le contexte plus large de la protection des réfugiés au Canada.
[17] Le Canada a ratifié la Convention relative au Statut des Réfugiés, R.T. Can. 1969 no 6, de 1951 (« Convention relative aux réfugiés ») ainsi que le Protocole relatif au Statut des Réfugiés, R.T. Can. 1969 no 29, de 1967. La Convention relative aux réfugiés définit « réfugié », et elle énonce une série d’obligations des États contractants envers les réfugiés. L’application de cette Convention est limitée à des événements survenus avant le 1er janvier 1951 (par. A(2) de l’article premier) et, au gré de chaque État contractant, à des événements survenus en Europe. Toutefois, les États parties au Protocole de 1967 ont accepté de lever, à quelques exceptions près non pertinentes en l’espèce, cette restriction temporelle et géographique à l’application de la Convention relative aux réfugiés (article premier). Ainsi, aux termes de cette Convention et du Protocole, la définition de réfugié englobe « toute personne [. . .] [q]ui [. . .] craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » (Convention relative aux réfugiés, par. A(2) de l’article premier).
[18] Les dispositions de la Convention relative aux réfugiés traitant de l’expulsion et du refoulement forment le noyau de la protection accordée aux réfugiés. La disposition la plus pertinente en l’occurrence est l’art. 33 portant sur le refoulement des réfugiés vers des endroits où ils risquent la persécution. Cet article donne corps, en droit des réfugiés, au principe du non‑refoulement, considéré comme la pierre angulaire du régime international de protection des réfugiés : Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Note d’orientation sur l’extradition et la protection internationale des réfugiés (avril 2008). L’article 42 de la Convention relative aux réfugiés souligne le caractère essentiel de cette disposition, en énonçant que les États ayant ratifié la Convention ne peuvent formuler de réserves au sujet de la protection contre le refoulement prévue à l’art. 33.
[19] Formulé en termes larges et généraux, le principe de non‑refoulement interdit le renvoi direct ou indirect de réfugiés dans des territoires où ils risquent d’être victimes de violations de droits de la personne. Ce principe vise à prévenir de telles violations et il a une portée prospective : Kees Wouters, International Legal Standards for the Protection from Refoulement : A Legal Analysis of the Prohibitions on Refoulement Contained in the Refugee Convention, the European Convention on Human Rights, the International Covenant on Civil and Political Rights and the Convention Against Torture (2009), p. 25. En droit international moderne des droits de la personne, l’application de ce principe s’est élargie au‑delà de la catégorie des réfugiés mais, pour les besoins du présent pourvoi, c’est sa portée au sens de la Convention relative aux réfugiés qui est pertinente : William A. Schabas, « Non‑Refoulement », Expert Workshop on Human Rights and International Co‑operation in Counter‑Terrorism : Final Report (2007), 20, p. 23.
[20] Voici le texte de l’art. 33 de la Convention relative aux réfugiés :
Article 33
Défense d’Expulsion et de Refoulement
1. Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.
[21] Le principal instrument de mise en œuvre des obligations internationales du Canada à l’endroit des réfugiés est la LIPR. C’est d’ailleurs l’un des objets déclarés de cette loi : al. 3(2)b). La LIPR prévoit que son interprétation et sa mise en œuvre doivent avoir pour effet d’assurer que les décisions prises sous son régime sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés et aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire : al. 3(3)d) et f). La LIPR incorpore expressément certaines dispositions de la Convention relative aux réfugiés. Sous réserve de quelques exceptions, le MCI est chargé de l’application de la Loi : par. 4(1).
[22] Cela m’amène à la disposition de la LIPR qui tient une grande place dans l’argumentation des appelants, l’art. 115. Cet article est la reformulation légale du principe de non‑refoulement, et il porte qu’une personne protégée (qui, suivant le par. 95(2) comprend une personne à qui l’asile est conféré) « [n]e peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques ». Voici le texte complet de cette disposition :
Principe du non‑refoulement
115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.
[23] L’article 115 ayant pour objet de remplir les obligations que la Convention relative aux réfugiés impose au Canada en matière de non‑refoulement, il existe une correspondance étroite entre ses dispositions et celles de la Convention en cette matière. Les motifs interdisant le renvoi au par. 115(1) (c.‑à‑d. le risque de persécution du fait de la race, de la religion, de la nationalité, de l’appartenance à un groupe social ou des opinions politiques ou le risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités) s’apparentent beaucoup à ceux qu’énumère l’art. 33 de la Convention (menace à la vie ou à la liberté en raison de la race, de la religion, de la nationalité, de l’appartenance à un certain groupe social ou des opinions politiques). Les exceptions à l’application du par. 115(1) énoncées au par. 115(2) (grande criminalité, danger pour le public, atteinte aux droits humains ou danger pour la sécurité du Canada) suivent de près les exclusions du statut de réfugié énoncées à la section F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés (crime de guerre, crime contre l’humanité, crime grave de droit commun) et les motifs d’expulsion des réfugiés prévus à l’art. 32 (sécurité nationale ou ordre public).
[24] Je reviens donc à l’argument voulant que l’art. 115 et, plus particulièrement, les mots « [n]e peut être renvoyée » interdisent l’extradition de réfugiés. On affirme que le sens ordinaire de ces mots inclue l’extradition, que cette interprétation est nécessaire à la mise en œuvre des obligations du Canada sous le régime de la Convention relative aux réfugiés et que l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, de notre Cour étaye cette opinion. L’intimé soutient pour sa part que, dans la LIPR, la notion de « renvoi » est d’ordre technique, et qu’elle ne vise que les mesures de renvoi prises en application de cette loi.
[25] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je donne raison à l’intimé.
a) Sens ordinaire
[26] Les appelants mettent l’accent sur le sens ordinaire du mot « renvoyée » au par. 115(1) et soutiennent que l’extradition est une forme de « renvoi ». Il est certain que le sens ordinaire de ces mots est assez large pour englober tout type de renvoi, y compris l’extradition. Toutefois, suivant le « principe moderne » d’interprétation des lois maintes fois répété, les termes de la LIPR doivent s’interpréter dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26. Lorsque l’on procède ainsi, il devient clair, à mon avis, que le mot « renvoyée », dans la LIPR, revêt un sens spécialisé et qu’il n’englobe pas le renvoi par extradition.
[27] Il faut examiner l’art. 115 dans le contexte des autres dispositions de la Loi qui traitent aussi du renvoi. La section 5 de la partie I de la LIPR porte sur la « Perte de statut et [le] renvoi ». Le mot « renvoi » y est employé en rapport avec la « mesure de renvoi », une mesure particulière autorisée par la LIPR dans des circonstances déterminées qui sont définies de façon détaillée : voir, p. ex., le par. 44(2), l’al. 45d) et l’art. 48. Les termes « renvoyée » et « renvoi » sont donc employés en relation avec des procédures particulières établies par la LIPR, ce que confirme le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. L’article 53 de la LIPR énonce que les règlements d’application de la Loi peuvent notamment régir « les cas de prise ou de maintien des mesures de renvoi » : al. 53b). La partie 13 du Règlement traite du renvoi. L’article 223 du Règlement précise que les mesures de renvoi sont de trois types : l’interdiction de séjour, l’exclusion et l’expulsion. L’arrêté d’extradition pris en vertu de la LE n’y est pas mentionné. Le lien établi entre le renvoi et ces trois types de mesure renforce l’opinion que les mots « renvoyée » et « renvoi » concernent des procédures particulières prévues par la LIPR.
[28] L’article 115 lui‑même renforce cette conclusion. Le paragraphe 115(1) énonce que la personne protégée ne peut être « renvoyée » dans un pays où elle risque la persécution, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités. Le paragraphe 115(2) crée cependant des exceptions à cette interdiction à l’égard de personnes interdites de territoire pour certains motifs. Aux termes de l’al. 115(2)a), la protection contre le renvoi visée au par. 115(1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire pour grande criminalité qui, selon le MCI, constitue un danger pour le public. L’interdiction de territoire pour grande criminalité est traitée à l’art. 36 de la LIPR. L’alinéa 115(2)b) prévoit que l’interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour criminalité organisée, ne peut se prévaloir de la protection contre le renvoi si, de l’opinion du MCI, il ne devrait pas être présent au Canada en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada. Les articles 34, 35 et 37 régissent l’interdiction de territoire pour ces motifs. L’article 115 traite donc de l’interdiction de territoire telle qu’elle est définie par la LIPR et nécessite l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ministériel relativement à l’appréciation du danger posé par le maintien de l’intéressé au Canada. Cette disposition est de ce fait ancrée dans le processus d’appréciation applicable en matière d’interdiction de territoire et de renvoi sous le régime de la LIPR. Elle ne concerne pas l’extradition.
[29] Il faut signaler aussi que l’extradition, si elle n’est pas mentionnée à l’art. 115 de la LIPR, l’est ailleurs dans la Loi. Ainsi, comme nous le verrons sous peu, l’art. 105 de la LIPR porte explicitement sur certains aspects de l’interaction entre la procédure d’extradition et les demandes d’asile, et l’al. 112(2)a) de la LIPR interdit aux personnes visées par une mesure de renvoi de demander la protection prévue au par. 112(1) si elles font l’objet d’une procédure d’extradition. On voit donc que, dans certains cas, il y a dans la LIPR une interaction explicite entre l’extradition et le processus de protection des réfugiés ou de renvoi, ce qui permet d’inférer que, lorsqu’il a voulu traiter de cette interaction, le législateur l’a fait expressément. Comme on l’a vu, la LIPR ne renferme aucune disposition traitant expressément de l’extradition de réfugiés.
[30] Dernier point sur cette question, il est improbable, compte tenu des délais applicables aux décisions du ministre en matière d’extradition, que le législateur ait voulu que ces décisions soient subordonnées à des demandes du MCI visant la perte ou la révocation du statut de réfugié en application de la LIPR. Suivant le par. 40(1) et l’al. 40(5)b) de la LE, l’arrêté d’extradition est pris dans les 90 jours suivant l’ordonnance d’incarcération, délai qui peut être prorogé de 60 jours sur présentation d’observations par l’intéressé. Il n’est pas réaliste de penser que, dans des délais aussi courts, le ministre pourrait, préalablement à l’exercice de son pouvoir d’extradition, requérir du MCI qu’il demande à la Section de la protection des réfugiés de révoquer le statut de réfugié ou d’en constater la perte et attendre l’issue du processus.
[31] En conclusion sur cette question, j’estime qu’il ressort indubitablement de l’interprétation contextuelle de l’art. 115 que le mot « renvoyée », au par. 115(1) vise le processus de renvoi sous le régime de la LIPR et non le renvoi pour extradition sous le régime de la LE. Il n’y a donc pas conflit entre les deux lois.
b) Les obligations internationales du Canada
[32] Les appelants soutiennent que, puisque l’art. 115 porte sur le principe de non‑refoulement, il faut lui donner une interprétation compatible avec l’obligation que la Convention relative aux réfugiés impose au Canada. Selon cette obligation énoncée à l’art. 33, aucun des États contractants « n’expulsera ou ne refoulera [. . .] un réfugié », et l’on considère généralement, à présent, qu’elle s’applique au renvoi par extradition. Il s’ensuit, selon les appelants, que les dispositions de la LIPR en matière de « renvoi » doivent être pareillement interprétées de façon large. Seule cette interprétation serait compatible avec l’obligation de non‑refoulement que la Convention relative aux réfugiés impose au Canada. Bien que je souscrive au principe fondant cet argument, je ne crois pas qu’il soit applicable en l’espèce.
[33] Je conviens que la protection contre le refoulement aux termes de la Convention relative aux réfugiés s’applique à l’expulsion par extradition. Certes, cela n’est pas expressément prévu dans cette Convention et, en 1951, un certain nombre d’États ont considéré que la protection ne s’appliquait pas en cas d’extradition. Cette vision restrictive n’est cependant pas compatible avec le texte de cette Convention ni avec la protection des droits humains qui en constitue l’objet évident, et ce n’est plus la vision qui prévaut actuellement. Le libellé de la protection — « [a]ucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié » — est si large qu’il ne peut qu’inclure le refoulement par extradition, et les auteurs s’accordent tous pour dire qu’il est inclus : Guy S. Goodwin‑Gill et Jane McAdam, The Refugee in International Law (3e éd. 2007), p. 257‑262; Wouters, p. 136; Sibylle Kapferer, Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, The Interface between Extradition and Asylum, novembre 2003; Elihu Lauterpacht et Daniel Bethlehem, « Avis sur la portée et le contenu du principe du non‑refoulement », dans Erika Feller, Volker Türk et Frances Nicholson, dir., La protection des réfugiés en droit international (2008), 119, p. 144‑145; Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Problèmes d’extradition concernant les réfugiés, 16 octobre 1980, no 17 (XXXI) — 1980; Cordula Droege, « Transfers of detainees : legal framework, non‑refoulement and contemporary challenges » (2008), 90 R.I.C.R. 669, p. 677.
[34] Je reconnais aussi, bien sûr, que les lois doivent, autant que possible, recevoir une interprétation compatible avec les obligations du Canada issues de traités internationaux et avec les principes du droit international. Comme le juge LeBel l’a indiqué dans l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, au par. 53, le législateur est présumé agir conformément aux obligations du Canada en tant que signataire de traités internationaux et membre de la communauté internationale et respecter les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel : voir aussi, p. ex., Zingre c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 392, p. 409‑410; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, par. 137; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 70, et Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269, par. 50.
[35] La présomption que la loi met en œuvre les obligations internationales du Canada est réfutable. Lorsque les dispositions législatives ne sont pas ambiguës, il faut leur donner effet : voir notamment Schreiber, par. 50. Comme je l’ai expliqué précédemment, l’art. 115 ne vise pas le renvoi par extradition; il faut donc donner effet au sens clair de cette disposition. De plus, je ne saurais considérer que cette interprétation de l’art. 115 fait en sorte que notre droit interne ne respecte pas les obligations du Canada en matière de non‑refoulement découlant de la Convention relative aux réfugiés. Selon moi, si l’on interprète et applique correctement l’art. 44 de la LE, ces obligations dans le contexte de l’extradition seront pleinement respectées, comme je l’expliquerai dans la prochaine section de mes motifs.
[36] En résumé, il n’est ni possible ni nécessaire de considérer que l’art. 115 s’applique par interprétation au renvoi par extradition.
c) Suresh
[37] On invoque l’arrêt Suresh, au par. 7, à l’appui de l’argument selon lequel l’art. 115 interdit l’extradition d’un réfugié. J’estime toutefois que l’arrêt Suresh ne saurait étayer leur position.
[38] Cet arrêt concerne l’expulsion d’un réfugié pour des motifs tenant à la sécurité; il n’a rien à voir avec l’extradition. Contrairement à l’extradition, l’expulsion est une forme de renvoi prévue au RIPR. Au paragraphe 7 de Suresh, qui ouvre la section intitulée « Les faits et les procédures judiciaires », il est brièvement question du par. 53(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2, la disposition qui correspondait à notre art. 115 de la LIPR. La Cour a déclaré : « Cette reconnaissance [du statut de réfugié] a un certain nombre de conséquences juridiques, la plus directement pertinente en l’espèce étant que, suivant le par. 53(1) de la Loi sur l’immigration, l’État ne peut généralement pas renvoyer un réfugié au sens de la Convention “dans un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées” » (par. 7). Bien que, dans la version anglaise de ses motifs, la Cour ait employé le mot « return » plutôt que le mot « remove » utilisé dans la Loi, je ne considère pas que cette brève description du non‑refoulement qui, je le signale, débute par le mot « généralement », constitue un énoncé jurisprudentiel utile pour ce qui est du rapport entre la disposition applicable de la LIPR et l’extradition.
[39] Je conclus donc que l’art. 115 de la LIPR ne vise pas le renvoi par extradition. Cette disposition n’est donc pas en conflit avec les dispositions de la LE habilitant le ministre à remettre un réfugié pour extradition. L’argument relatif au conflit est rejeté.
(2) L’argument du « silence »
[40] La LE mentionne expressément l’extradition des demandeurs d’asile (voir le par. 40(2)), mais non l’extradition de ceux qui l’ont obtenu. C’est ce qui fonde l’argument du silence invoqué par les appelants, selon lequel l’absence, dans la LE, d’une disposition portant expressément sur l’extradition des personnes ayant qualité de réfugié signifie que le ministre n’a pas le pouvoir de les extrader. Cette position est étayée, selon eux, par deux autres considérations. Premièrement, les demandes d’asile sont tranchées par des décideurs spécialisés, à l’issue d’un processus particulier établi par la LIPR. Les pouvoirs que la LE confère au ministre ne doivent donc pas être interprétés de façon à lui permettre d’usurper la compétence afférente à ce processus dont sont investis ces décideurs. Deuxièmement, le sursis que l’introduction d’instances d’extradition opère sur les affaires de protection de réfugiés en vertu de l’art. 105 de la LIPR ne s’applique pas à toutes les infractions pouvant donner lieu à une extradition; il ne s’applique qu’aux instances d’extradition relatives à des infractions punissables d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans. Le législateur a donc l’intention de laisser le processus de protection des réfugiés suivre son cours lorsque des infractions moins graves sont en cause. Selon les appelants, cette intention permet d’affirmer que le sursis constitue une mesure d’exception et que la règle générale veut que le processus de protection continue de s’appliquer aux personnes non visées par l’exception. Les appelants, qui ont déjà obtenu protection en qualité de réfugié, ne sont pas visés par l’exception et ils ne peuvent donc faire l’objet d’un renvoi autrement que sous le régime de la LIPR.
[41] Je répète ici que je considère valides les deux principes fondant ces arguments : la protection contre le refoulement que prévoit la Convention relative aux réfugiés s’applique à l’expulsion par extradition, et notre droit interne est présumé conforme à nos obligations internationales. Je ne saurais toutefois admettre que l’application de ces principes en l’espèce nous amène là où le voudraient les appelants. À mon avis, la LIPR n’a pas été conçue dans le but de mettre en œuvre en contexte d’extradition les obligations internationales de non‑refoulement du Canada, et elle n’a pas cet effet. Cette fonction est, comme on le verra dans la prochaine section de mes motifs, dévolue à l’art. 44 de la LE.
[42] La prémisse de l’argument du « silence » est que la LE ne s’applique qu’aux demandeurs d’asile, non aux personnes ayant qualité de réfugié. Si l’on applique le même raisonnement à la LIPR, toutefois, l’on constate que la LIPR elle‑même ne traite expressément de l’extradition que dans deux contextes, soit les art. 112 et 105, dont aucun ne concerne l’extradition de réfugiés et qui témoignent tous deux de l’intention du législateur de donner préséance à la procédure d’extradition.
[43] La LIPR mentionne l’extradition à l’art. 112, qui concerne les demandes de protection de personnes visées par des mesures de renvoi. Selon l’alinéa 112(2)a), les personnes visées par un arrêté introductif d’instance pris au titre de la LE ne sont pas admises à demander la protection.
[44] L’article 105 de la LIPR forme un autre contexte où l’extradition est mentionnée dans cette loi; il traite de l’extradition des personnes dont la demande d’asile est en instance. Selon cet article, la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés ne peuvent ni entreprendre ni poursuivre l’étude d’une affaire si l’intéressé est visé par un arrêté introductif d’instance pris au titre de l’art. 15 de la LE à l’égard de certaines infractions, à savoir les infractions punissables, aux termes d’une loi fédérale, d’un emprisonnement d’une durée maximale égale ou supérieure à 10 ans. Le sursis opère tant qu’il n’a pas été statué en dernier ressort sur la demande d’extradition. Si l’intéressé est remis en liberté à l’issue de la procédure d’extradition, la demande de protection peut se poursuivre ou être introduite : par. 105(2). Si un arrêté d’extradition est pris pour une infraction punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans, il est assimilé au rejet de la demande d’asile fondé sur l’al. Fb) de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés (crime grave de droit commun) : par. 105(3). Le rejet dans ce cas n’est pas susceptible d’appel et la personne qui n’a pas demandé l’asile avant la date de l’arrêté d’extradition ne peut le demander après cette date : par. 105(4) et (5).
[45] Ces dispositions ne concernent que les personnes qui demandent asile, non celles dont la qualité de réfugié a déjà été reconnue. De plus, les dispositions ne s’appliquent pas dans le cas de toutes les infractions pouvant donner lieu à un arrêté d’extradition. Comme on le verra, un arrêté d’extradition peut être pris si la conduite visée par la demande d’extradition aurait constitué, si elle avait eu lieu au Canada, une infraction punissable d’une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus (ou de la peine prévue par l’accord) : par. 3(1) de la LE (je fais abstraction de la disposition particulière relative aux accords spécifiques énoncée au sous‑al. 3(1)b)(i)). Toutefois, le sursis prévu à l’art. 105 de la LIPR à l’égard des instances devant la Section de la protection des réfugiés ne s’applique que si l’extradition est demandée au sujet d’une conduite punissable, aux termes d’une loi canadienne, d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans : par. 105(1). On peut présumer que cette condition a pour but de restreindre l’application des dispositions relatives au sursis aux personnes qui sont exclues de la définition de réfugié en vertu de l’exception de crime grave énoncée à la section F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés. Ainsi, le Canada a déterminé dans ce cas qu’est un « crime grave » le crime punissable d’une peine d’emprisonnement de 10 ans ou plus, et que le critère des « raisons sérieuses de penser » prévu par cette Convention à l’égard des crimes graves de droit commun est rempli lorsqu’il existe une preuve suffisante justifiant l’incarcération dans le cadre d’une demande d’extradition.
[46] Ces dispositions en matière de sursis sont des modifications corrélatives qui ont été ajoutées à la LIPR lors de l’adoption de la LE en 1999. Les représentants ministériels qui ont témoigné devant les comités parlementaires en ont expliqué l’objet. On peut valablement recourir à de telles explications, lorsqu’elles sont, comme en l’espèce, pertinentes et fiables, à la condition de faire preuve de prudence et de ne pas leur accorder un poids exagéré : Sullivan, p. 609‑614; Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31, [2000] 1 R.C.S. 783, par. 17; Castillo c. Castillo, 2005 CSC 83, [2005] 3 R.C.S. 870, par. 23; Canada 3000 Inc. (Re), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865, par. 57‑59.
[47] Les modifications visaient à harmoniser les processus d’extradition et de reconnaissance de la qualité de réfugié et à confier au ministre de la Justice le pouvoir décisionnel final à l’égard de l’extradition des demandeurs d’asile : voir, notamment, le témoignage de Jacques Lemire, avocat‑conseil, Groupe d’entraide internationale, ministère de la Justice, Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, fasc. no 60, 1re sess., 36e lég., 10 mars 1999, p. 60:6 et suiv.; et celui de Gerry Van Kessel, directeur général, Réfugiés, ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, Procès‑verbal et témoignages du Comité permanent de la justice et des droits de la personne (17 novembre 1998). Comme l’a indiqué M. Van Kessel au cours de son témoignage :
. . . le problème fondamental auquel nous sommes confrontés est celui des personnes qui attendent l’extradition et qui réclament le statut de réfugié. Il s’agit, à l’heure actuelle, de deux procédures distinctes.
. . .
Les amendements au projet de loi C‑40 [devenu la Loi sur l’extradition en 1999] imposeront, pour la première fois, par voie législative les règles d’interaction entre le processus d’extradition et le processus de détermination du statut de réfugié.
. . .
Le projet de loi C‑40 ajoute toutefois que la protection [des réfugiés] reste une question dont le ministère de la Justice devra tenir compte. Ainsi, il prévoit que le ministère de la Justice, avant de décider d’extrader ou non, refuse d’ordonner l’extradition si la définition de réfugié s’applique [. . .] En fait, c’est le décideur qui a changé. [Je souligne; 11:45 et 12:05.]
[48] Ce témoignage concorde avec le texte et avec l’esprit de la LE et de la LIPR : le législateur voulait que le ministre de la Justice soit le ministre responsable lorsque les droits d’un réfugié entrent en ligne de compte dans une décision relative à l’extradition. En outre — et je reviendrai sur ce point — la mention, dans le témoignage susmentionné, de l’obligation du ministre de refuser d’ordonner l’extradition « si la définition de réfugié s’applique » renvoie clairement à l’art. 44 de la LE, non à l’art. 115 de la LIPR.
[49] Les appelants et les intervenants soutiennent, en fait, que la reconnaissance antérieure de la qualité de réfugié sous le régime de la LIPR s’impose au ministre dans l’application de la LE tant que l’asile n’est pas perdu ou révoqué en conformité des dispositions de la LIPR. Je le répète, ni le texte de la LIPR ou de la LE ni l’intention évidente du législateur n’autorisent une telle affirmation. De plus, l’argument de « l’effet obligatoire » ne trouve pas appui dans les principes de droit international.
[50] Le statut de réfugié au sens de la Convention dépend, aux termes de cet instrument, de la situation existant au moment de l’examen, non de conclusions officielles. Comme l’a expliqué un auteur, [traduction] « c’est la situation factuelle relative à la personne, non la reconnaissance officielle de cette situation, qui est la source du statut de réfugié au sens de la Convention » : James C. Hathaway, The Rights of Refugees Under International Law (2005), p. 158 et 278. Il s’ensuit que les droits découlant de la situation de réfugié sont temporels au sens où leur existence est liée à celle du risque et prend fin lorsque le risque disparaît. Ainsi, comme d’autres obligations imposées par la Convention relative aux réfugiés, l’obligation de non‑refoulement est donc [traduction] « entièrement fonction de l’existence d’un risque de persécution [et] elle ne contraint pas un État à permettre à un réfugié de demeurer dans son territoire lorsque le risque a cessé » : Hathaway, p. 302; R. (Yogathas) c. Secretary of State for the Home Department, [2002] UKHL 36, [2003] 1 A.C. 920, Lord Scott of Foscote, par. 106. L’appréciation du risque s’effectue au moment du renvoi envisagé : Hathaway, p. 920; Wouters, p. 99. La nature temporelle de la notion de réfugié au sens de la Convention ne permet pas de faire valoir l’argument que des conclusions officielles antérieures en matière de protection des réfugiés ont un « effet obligatoire ».
[51] En outre, dans la mesure où cet argument d’un « effet obligatoire » fait intervenir la nécessité d’une démarche procédurale particulière, il ne trouve pas appui dans les obligations du Canada sous le régime de la Convention relative aux réfugiés. Celle‑ci ne renferme pas de disposition particulière d’ordre procédural. Même si elle prévoit que les réfugiés ont libre accès aux tribunaux (art. 16) et que les décisions d’expulsion se prennent en conformité du principe de l’application régulière de la loi (art. 32), elle n’impose aux États contractants aucun processus pour la reconnaissance ou le retrait du statut de réfugié. L’engagement international du Canada relatif au non‑refoulement ne l’assujettit donc pas à un régime procédural particulier en matière d’extradition.
[52] Au‑delà des termes de la Convention relative aux réfugiés, je n’ai trouvé aucune norme de droit international suivant laquelle la décision d’extrader est subordonnée à l’annulation officielle de la reconnaissance antérieure de la qualité de réfugié. Autant que je sache, les pratiques des États diffèrent substantiellement sur ce point. Kapferer relève que, dans certains États, la reconnaissance de la qualité de réfugié par les instances compétentes en la matière a force obligatoire pour les instances d’extradition, mais qu’il n’en va pas ainsi dans d’autres États (par. 273‑277) : voir aussi M. Cherif Bassiouni, International Extradition : United States Law and Practice (5e éd. 2007), p. 193; E. P. Aughterson, Extradition : Australian Law and Procedure (1995), p. 35‑36. De la même façon, le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés reconnaît au par. 53 de sa Note d’orientation sur l’extradition et la protection internationale des réfugiés, que dans certains pays, les instances d’extradition ne sont pas liées par la détermination de statut de réfugié faite par les instances d’asile. Cela ne semble pas faire problème du point de vue du droit international, si les instances d’extradition accordent le poids voulu à l’obligation de non‑refoulement en procédant à l’appréciation en bonne et due forme de la persistance du risque de persécution. J’en déduis que les obligations du Canada aux termes de la Convention relative aux réfugiés n’exigent pas que les instances d’extradition soient liées par une reconnaissance antérieure de la qualité de réfugié. (J’ajouterais qu’en l’espèce le Canada est à la fois l’État ayant officiellement accordé l’asile aux appelants et l’État requis dans le cadre du processus d’extradition, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la situation où le Canada est requis d’extrader un réfugié officiellement reconnu tel par un autre État.)
[53] Pour ces motifs, l’argument du silence invoqué par les appelants est écarté.
(3) L’argument de « l’équité procédurale »
[54] Chacun à leur façon, les intervenants Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration et Conseil canadien pour les réfugiés avancent que les pouvoirs conférés au ministre de la Justice en matière d’extradition ne donnent pas adéquatement effet aux obligations du Canada découlant de la Convention relative aux réfugiés. Ils soutiennent, en fait, que les mesures de protection prévues par la LIPR diffèrent de celles qui sont accordées par la LE et qu’elles leur sont supérieures. Ces arguments, toutefois, procèdent d’une analogie fautive. Les dispositions de la LIPR protégeant contre le refoulement ne s’appliquent pas à l’extradition. La question n’est donc pas de savoir si la LE protège les personnes comme le ferait la LIPR si elle était applicable, mais de quelle façon il convient d’interpréter et d’appliquer les pouvoirs de remise exercés par le ministre en vertu de la LE compte tenu de la Charte et des engagements internationaux du Canada. C’est là‑dessus que portera la prochaine section de mon analyse.
(4) Résumé des conclusions
[55] La LIPR ne restreint pas, selon moi, le pouvoir du ministre d’extrader une personne qui a obtenu la qualité de réfugié. J’estime que la LE confère ce pouvoir au ministre. Il s’agit donc de se demander si l’exercice de ce pouvoir par le ministre était raisonnable dans les circonstances.
C. L’exercice du pouvoir d’extrader était‑il raisonnable?
(1) Introduction
[56] Les alinéas 44(1)a) et b) de la LE énoncent des motifs qui obligent le ministre à refuser l’extradition. En résumé, le premier intervient lorsque le ministre est convaincu que l’extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances, le deuxième, lorsque le ministre est convaincu que la demande d’extradition est présentée dans le but de poursuivre ou de punir l’intéressé pour des motifs fondés sur la race, la religion, la nationalité, l’origine ethnique, etc., et le troisième, lorsque le ministre est convaincu qu’il pourrait être porté atteinte à la situation de l’intéressé pour l’un de ces motifs.
[57] En l’espèce, le ministre n’a pris en compte que le premier motif. Il a exigé des appelants qu’ils établissent, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient exposés à la persécution à leur retour en Hongrie, et que cette persécution choquerait la conscience de la société canadienne ou serait fondamentalement inacceptable pour elle.
[58] À mon avis, le ministre s’est fondé sur des principes juridiques erronés et a agi de façon déraisonnable en arrivant à ses conclusions. Dans un contexte où il devait se prononcer sur l’extradition de réfugiés vers le pays qu’ils avaient fui, il n’a pas accordé selon moi suffisamment de poids ou de portée aux obligations de non‑refoulement du Canada, lesquelles devaient entrer en ligne de compte dans l’interprétation et l’application des pouvoirs qu’il exerçait. Bien que les motifs obligatoires de refus énoncés à l’art. 44 doivent être examinés dans leur ensemble, la disposition la plus pertinente en l’espèce est le deuxième élément de l’al. 44(1)b), qui clôt cet alinéa. Cette disposition a été incluse dans la LE dans le but, notamment, de donner effet, dans le contexte de l’extradition, à l’obligation de non‑refoulement du Canada découlant de la Convention relative aux réfugiés. Le Ministre a pris acte de la qualité de réfugié des appelants et a examiné les conditions existant alors en Hongrie mais, concrètement, il n’a accordé aucun poids à cette qualité et il a interprété trop étroitement les obligations de non‑refoulement du Canada. J’estime qu’il a appliqué des principes juridiques erronés en examinant la question du risque de persécution suivant un critère trop exigeant et en faisant reposer sur les appelants le fardeau de preuve à cet égard, en dépit de la reconnaissance antérieure de leur qualité de réfugié. Voici pourquoi je tire ces conclusions.
(2) Les motifs de refus d’extradition
[59] Selon moi, c’est l’interprétation et l’application de l’art. 44 de la LE qui est déterminante en l’espèce. Pour les besoins du présent pourvoi, il faut répondre à trois questions capitales d’interprétation de cette disposition : (1) Lequel des motifs prévus à l’art. 44 est le plus pertinent lorsque le ministre doit, comme en l’espèce, décider de l’extradition d’un réfugié? Cette question en appelle une autre, à savoir si la protection établie à l’al. 44(1)b) s’applique uniquement au risque d’atteinte découlant de poursuites ou de peines visant l’intéressé ou si elle s’applique à l’atteinte découlant de la discrimination en général. (2) La qualité de réfugié au Canada permet‑elle de satisfaire aux conditions d’application de cette protection? (3) Qui a le fardeau de prouver l’existence du risque? En répondant à ces questions, je commencerai par placer l’art. 44 dans le contexte du processus d’extradition et j’expliquerai son interaction avec le processus d’examen des demandes d’asile. J’analyserai ensuite en détail l’objet de cette disposition avant de répondre aux trois questions d’interprétation.
a) L’article 44 dans son contexte
[60] L’extradition est principalement une fonction relevant de l’organe exécutif et qui résulte d’accords internationaux entre États : États‑Unis d’Amérique c. Kwok, 2001 CSC 18, [2001] 1 R.C.S. 532, par. 27. L’objet premier de la LE est de pourvoir aux moyens de donner effet aux obligations du Canada à cet égard. Aux termes de la LE, le ministre de la Justice est chargé de la mise en œuvre des accords d’extradition, du traitement des demandes d’extradition et de l’application générale de la Loi : art. 7.
[61] Récemment, la juge Charron a expliqué le régime établi par la Loi dans Canada (Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46, [2009] 3 R.C.S. 170. Sans reprendre cet exposé en détail, je vais présenter succinctement les trois étapes du processus d’extradition prévu par la LE.
[62] Dans la première étape, le ministre examine la demande d’extradition et, s’il décide d’y donner suite, il prend un arrêté introductif d’instance. Lorsque l’extradition est demandée pour traduire l’intéressé en justice, comme en l’espèce, la LE exige simplement que le ministre soit convaincu que la conduite décrite dans la demande d’extradition est criminelle dans le ressort étranger et que la peine dont elle est punissable satisfait aux exigences établies à l’al. 3(1)a) (peine d’au moins deux ans sous réserve de l’accord applicable). Nulle mention du statut de l’intéressé en matière d’immigration n’est faite en rapport avec le pouvoir discrétionnaire du ministre de prendre l’arrêté introductif d’instance.
[63] Cet arrêté autorise le procureur général, agissant au nom du partenaire, à entamer la procédure d’extradition et à demander à un juge d’une cour supérieure de rendre une ordonnance d’incarcération visant l’intéressé. Ce processus amorce l’étape judiciaire. L’audience d’extradition a pour but de déterminer si le volet interne de la double incrimination est respecté (si la conduite avait eu lieu au Canada, elle aurait constitué une infraction punissable de la peine requise) ainsi que l’exige l’al. 3(1)b) de la LE. Le juge est tenu d’ordonner l’incarcération d’une personne recherchée pour subir un procès s’il existe une preuve admissible en vertu de la Loi d’actes qui justifieraient, s’ils avaient été commis au Canada, un renvoi à procès ici relativement à l’infraction mentionnée dans l’arrêté introductif d’instance et si le juge est convaincu que la personne qui comparaît est bien la personne recherchée par le partenaire : al. 29(1)a). Rien dans la LE n’indique que la qualité de réfugié de l’intéressé influe sur le rôle du juge saisi de la demande d’extradition.
[64] Après l’incarcération, l’affaire est renvoyée au ministre pour la troisième étape du processus. C’est à cette étape qu’il exerce le pouvoir prévu à l’art. 40 de la LE d’ordonner ou de refuser l’extradition de la personne vers le partenaire, et c’est cette étape qui est en cause en l’espèce. Le processus d’extradition est alors de nature essentiellement politique; le ministre doit prendre en compte les exigences de bonne foi et d’honneur du Canada pour répondre aux demandes d’extradition fondées sur des traités en cette matière et il doit évaluer les effets que la décision d’extrader ou de ne pas extrader aura au plan politique et au plan des relations internationales.
[65] En général, le pouvoir d’ordonner l’extradition est discrétionnaire; comme le prévoit le par. 40(1), le ministre « peut [. . .] ordonner l’extradition vers le partenaire ». Toutefois, les autres dispositions de la Loi, le traité applicable et la Charte encadrent ce pouvoir discrétionnaire d’ordonner ou de refuser l’extradition et, parfois, le limitent. La Loi énumère, à l’art. 47, les motifs discrétionnaires pouvant fonder un refus d’extradition par le ministre. Elle prévoit aussi des motifs de refus obligatoires ou partiellement obligatoires aux art. 44 et 46. Encore une fois, c’est l’art. 44 qui est le plus pertinent en l’espèce, et j’y reviendrai sous peu.
[66] Le processus d’examen des demandes d’asile n’est mentionné expressément dans la LE qu’au par. 40(2), suivant lequel le ministre de la Justice doit, « [s]i l’intéressé demande l’asile », consulter le ministre responsable de l’application de la LIPR : par. 40(2). Je signale qu’il est question dans cette disposition des personnes qui demandent l’asile, non de celles qui, comme c’est le cas des appelants, l’ont obtenu. Il s’ensuit que, dans le cas des personnes ayant obtenu l’asile, le par. 40(2) n’oblige pas le ministre à consulter le MCI. Il a toutefois été jugé que cette disposition n’empêche pas le ministre de consulter le MCI : voir Hungary (Republic) c. Horvath, 2007 ONCA 734, 65 Imm. L.R. (3d) 169, par. 16‑18, autorisation d’appel refusée, [2008] 1 R.C.S. ix. D’ailleurs, le ministre a indiqué dans sa plaidoirie que, s’agissant de l’extradition d’un réfugié, l’art. 7 de la Charte exige une telle consultation. J’estime comme lui qu’il faut consulter le MCI lorsque la demande d’extradition vise une personne ayant qualité de réfugié.
[67] Bien que la LE ne renferme aucune autre mention expresse concernant les réfugiés, elle pourvoit à la protection des personnes qui craignent les mauvais traitements, la persécution et la torture dans l’État requérant. La disposition la plus pertinente à cet égard est l’art. 44, qui énumère des motifs obligatoires de refus de l’extradition. J’aborde à présent l’examen en profondeur de cette importante disposition.
b) Article 44 — Généralités
[68] Suivant le par. 44(1) de la LE, le ministre doit refuser l’extradition s’il est « convaincu » a) qu’elle serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances ou b) que la demande d’extradition est présentée dans le but de poursuivre ou de punir l’intéressé pour des motifs fondés sur la race, la nationalité, l’origine ethnique, la langue, la couleur, la religion, les convictions politiques, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, le handicap physique ou mental ou le statut de l’intéressé ou qu’il pourrait être porté atteinte à sa situation pour l’un de ces motifs. Voici le texte de cette disposition :
44. (1) Le ministre refuse l’extradition s’il est convaincu que :
a) soit l’extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances;
b) soit la demande d’extradition est présentée dans le but de poursuivre ou de punir l’intéressé pour des motifs fondés sur la race, la nationalité, l’origine ethnique, la langue, la couleur, la religion, les convictions politiques, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, le handicap physique ou mental ou le statut de l’intéressé, ou il pourrait être porté atteinte à sa situation pour l’un de ces motifs.
[69] Ces motifs obligatoires de refus de l’extradition ont préséance sur les dispositions d’un traité d’extradition. Il en est ainsi pour deux raisons. L’emploi des termes impératifs « refuse l’extradition » ne laisse au ministre aucun pouvoir discrétionnaire de déroger aux termes de la loi pour donner effet à une obligation découlant d’un traité. D’ailleurs, lorsque le législateur a voulu que de telles obligations prennent le pas sur un motif de refus d’extradition prévu par la loi, il l’a indiqué expressément, notamment aux par. 45(1) et (2) : voir Robert J. Currie, International & Transnational Criminal Law (2010), p. 467‑468.
[70] Comme l’exercice du pouvoir du ministre d’ordonner l’extradition met en jeu la liberté et, parfois, la sécurité de l’intéressé, tant la common law que les principes de justice fondamentale énumérés à l’art. 7 de la Charte obligent le ministre à agir équitablement. Bien que le présent pourvoi ne nécessite pas que nous délimitions la portée précise de cette obligation d’équité, signalons que notre Cour a confirmé qu’elle comprend généralement la communication de la preuve retenue contre l’intéressé et la possibilité raisonnable d’y répondre et de présenter sa propre preuve : voir, p. ex., United States of America c. Whitley (1994), 119 D.L.R. (4th) 693 (C.A. Ont.), p. 707, conf. par [1996] 1 R.C.S. 467.
[71] L’article 44 est axé sur la protection des droits de la personne. On ne se surprendra donc pas que ses dispositions recoupent celles de la Charte, comme l’a signalé le juge LeBel au par. 24 de l’arrêt Lake. Bien que l’al. 44(1)a) ne soit pas limité aux comportements enfreignant la Charte, il n’en reste pas moins que l’extradition effectuée en contravention des principes de justice fondamentale sera aussi injuste ou tyrannique au sens de l’al. 44(1)a). Lorsque la demande d’extradition est faite dans un but de poursuivre l’intéressé* pour un motif interdit, au sens de la première partie de l’al. 44(1)b), y accéder sera contraire aux principes de justice fondamentale. Il ne faut pas se surprendre non plus que les motifs de refus prévus aux al. 44(1)a) et b) se recoupent quelque peu. Les motifs énoncés à l’al. 44 (1)b) mettent l’accent sur la conduite de l’État requérant. Ils peuvent être vus comme des exemples précis de situations où l’extradition serait injuste ou tyrannique et, par conséquent, ils encadrent et circonscrivent, dans ces situations, l’examen et l’appréciation globale des objectifs et enjeux concurrents que le ministre doit effectuer pour déterminer si l’extradition serait injuste ou tyrannique.
[72] La Cour a déjà examiné l’al. 44(1)a), le plus récemment dans Fischbacher, aux par. 37‑39. Cette disposition oblige le ministre à « apprécier toutes les circonstances pertinentes, en mettant en balance les facteurs qui militent en faveur de l’extradition avec ceux qui y sont défavorables » (par. 38). Il est généralement reconnu que le ministre doit jouir d’une grande latitude dans l’appréciation de ce qui constitue des circonstances « injustes ou tyranniques » et que la preuve de l’existence de telles circonstances incombe à l’intéressé : voir, notamment, Fischbacher, par. 37; Lake, par. 38‑39; Pacificador c. Canada (Minister of Justice) (2002), 166 C.C.C. (3d) 321 (C.A. Ont.), par. 55.
[73] La conduite de l’État requérant peut s’examiner sous l’angle de l’al. 44(1)a) comme sous celui de l’art. 7 de la Charte. Ce qui est envisagé, dans ces deux dispositions, n’est pas que l’acte même d’extradition mais aussi les conséquences pouvant découler de l’extradition pour l’intéressé : États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, par. 60. Dans ce contexte, l’analyse qu’appelle l’art. 7 vise à déterminer si l’extradition de l’intéressé, compte tenu de ces conséquences, enfreint les principes de justice fondamentale : Burns, par. 59. Ainsi, l’alinéa 44(1)a) a été invoqué lorsque l’intéressé contestait son extradition en faisant valoir qu’il serait persécuté du fait de sa race ou de son orientation sexuelle (United States of America c. Pannell, 2007 ONCA 786, 227 C.C.C. (3d) 336; United States of Mexico c. Hurley (1997), 35 O.R. (3d) 481 (C.A.)), ou lorsque le retard à demander l’extradition, combiné à la peine pouvant être infligée et aux autres circonstances d’ordre humanitaire, rendaient l’extradition injuste ou tyrannique (United States c. Bonamie, 2001 ABCA 267, 96 Alta. L.R. (3d) 252). Il a été jugé, dans ce contexte, que si une personne dont l’extradition est demandée prétend courir un risque de persécution propre à rendre l’extradition contraire aux principes de justice fondamentale et, par suite, injuste ou tyrannique, elle a le fardeau de démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, qu’elle sera victime de persécution et que cela choquera la conscience de la société canadienne : voir, p. ex., Hurley, par. 51‑59. Je ne cherche pas ici à commenter cette position, mais simplement à montrer comment l’évaluation large requise par l’al. 44(1)a) contraste avec les facteurs beaucoup plus précis et particuliers qu’énonce l’al. 44(1)b).
[74] Sous le régime de l’al. 44(1)b), le ministre doit déterminer plus précisément si l’État requérant cherche à poursuivre ou punir l’intéressé dans un but discriminatoire ou si la situation de l’intéressé pourrait subir une atteinte pour une raison discriminatoire. Contrairement à l’al. 44(1)a) qui énonce l’ample motif de l’extradition « injuste ou tyrannique », l’al. 44(1)b) prévoit des motifs précis exigeant le refus de l’extradition.
[75] En jurisprudence, le risque de discrimination de la part de l’État requérant a pratiquement toujours été abordé sous l’angle de l’al. 44(1)a), probablement parce qu’à première vue, l’al. 44(1)b) semble porter uniquement sur la poursuite ou le châtiment dans un but discriminatoire : voir Pannell, par. 29. J’estime qu’il s’agit là d’une conception indûment étroite de l’al. 44(1)b), et je m’en expliquerai ci‑après.
[76] J’entreprends maintenant l’analyse détaillée de l’al. 44(1)b). Je commencerai par en exposer l’objet, puis j’aborderai les trois questions d’interprétation qu’il soulève : (1) si l’atteinte doit avoir un lien avec la poursuite ou le châtiment de l’intéressé, (2) si la qualité de réfugié au Canada permet de satisfaire aux conditions d’application de cette protection et (3) qui a le fardeau de prouver l’existence du risque.
c) L’objet de l’al. 44(1)b) de la Loi sur l’extradition
[77] Il est essentiel de comprendre que l’al. 44(1)b) constitue le principal instrument législatif de mise en œuvre des obligations de non‑refoulement du Canada dans le contexte de demandes d’extradition visant des réfugiés. Cet objet ressort non seulement du texte de la disposition, mais également de ses origines et des débats et témoignages qui ont entouré son adoption.
[78] Les dispositions de non‑refoulement énoncées à l’art. 33 de la Convention relative aux réfugiés ont influé substantiellement sur le droit de l’extradition. Les lois et traités relatifs à l’extradition renferment généralement des dispositions inspirées des garanties contre le refoulement prévues par cette Convention. La formulation retenue par la Convention européenne d’extradition, S.T.E. no 24 (« Convention d’extradition ») a elle aussi exercé une influence. Le paragraphe 3(2) de cette Convention énonce des motifs obligatoires de refus d’extradition fondés sur le principe de non‑refoulement établi au par. 33(1) de la Convention relative aux réfugiés : Wouters, p. 137; Goodwin‑Gill et McAdam, p. 258. Il stipule que l’extradition ne sera pas accordée « si la Partie requise a des raisons sérieuses de croire que la demande d’extradition motivée par une infraction de droit commun a été présentée aux fins de poursuivre ou de punir un individu pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d’opinions politiques ou que la situation de cet individu risque d’être aggravée pour l’une ou l’autre de ces raisons ».
[79] Il appert du texte du par. 3(2) de la Convention d’extradition que cette disposition comporte deux parties. La première, au début de ce paragraphe, concerne la poursuite ou la punition dans un but discriminatoire, et la seconde, une discrimination plus générale pouvant aggraver la situation de l’intéressé. Dans la version anglaise, la formulation de la deuxième partie serait étrange si l’intention était de restreindre le sens du mot anglais « position » (situation) à celui de « situation relativement à la poursuite ou à la peine ». L’énoncé est disjonctif, et le mot « position » ne se rapporte pas explicitement à la poursuite ou à la peine. La version française de cette disposition fournit d’ailleurs un argument encore plus convaincant en faveur de l’opinion que la « situation » de l’intéressé n’est pas limitée à la situation relative à la poursuite ou à la peine. Le texte français de la deuxième partie de la disposition est « ou que la situation de cet individu risque d’être aggravée pour l’une ou l’autre de ces raisons ». La nature disjonctive de l’énoncé est évidente et, les mots « la situation de cet individu » ne renvoient pas clairement à la poursuite ou à la peine.
[80] L’alinéa 3b) du Traité type d’extradition des Nations Unies (1990) reprend en substance le texte du par. 3(2) de la Convention d’extradition : Bert Swart, « Refusal of Extradition and the United Nations Model Treaty on Extradition » (1992), 23 Neth. Y.B. Int’l. Law 175, p. 194. Les documents Revised Manuals on the Model Treaty on Extradition and on the Model Treaty on Mutual Assistance in Criminal Matters de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (2002), signalent, au par. 47, que cette formulation, inspirée du principe de non‑refoulement énoncé dans la Convention relative aux réfugiés, se retrouve, dans une forme parfois modifiée, dans des traités d’extradition conclus dans le monde entier. Comme l’indique le Manuel, cette clause [traduction] « permet à la partie requise de refuser l’extradition si elle estime que la demande poursuit un but discriminatoire ou si l’intéressé peut subir une atteinte en raison d’un des motifs discriminatoires énoncés » (je souligne).
[81] L’alinéa 44(1)b) de la LE est inspiré des dispositions de la Convention d’extradition et du Traité type d’extradition. La similitude de leurs textes l’indique clairement. Le libellé de la dernière partie des trois dispositions est pratiquement identique. Comme on l’a vu, la Convention d’extradition prévoit, au par. 3(2), que l’extradition n’est pas accordée « si la Partie requise a des raisons sérieuses de croire que la demande d’extradition motivée par une infraction de droit commun a été présentée aux fins de poursuivre ou de punir un individu pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d’opinions politiques ou que la situation de cet individu risque d’être aggravée pour l’une ou l’autre de ces raisons ». L’alinéa 3b) du Traité type d’extradition, inspiré de la Convention d’extradition, énonce que l’extradition n’est pas accordée « [s]i l’État requis a de sérieux motifs de croire que la demande d’extradition a été présentée en vue de poursuivre ou de punir une personne en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son origine ethnique, de ses opinions politiques, de son sexe ou de son statut, ou qu’il pourrait être porté atteinte à la situation de cette personne pour l’une de ces raisons ». Suivant le libellé de l’al. 44(1)b) de la LE, le ministre « refuse l’extradition s’il est convaincu que [. . .] la demande d’extradition est présentée dans le but de poursuivre ou de punir l’intéressé pour des motifs fondés sur la race, la nationalité, l’origine ethnique, la langue, la couleur, la religion, les convictions politiques, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, le handicap physique ou mental ou le statut de l’intéressé, ou il pourrait être porté atteinte à sa situation pour l’un de ces motifs ». Cette formulation de l’al. 44(1)b) fait clairement ressortir qu’il vise le même objet que la disposition correspondante de la Convention d’extradition et du Traité type d’extradition : satisfaire aux obligations de non‑refoulement dans le contexte de l’extradition. On peut raisonnablement conclure que cette disposition a été adoptée pour servir les fins poursuivies par les dispositions analogues de la Convention d’extradition et du Traité type d’extradition : la protection contre les atteintes dans l’État requérant, en particulier lorsque l’extradition entraînerait la violation des obligations de l’État requis en matière de non‑refoulement.
[82] Les versions française et anglaise de l’al. 44(1)b) de la LE permettent toutes deux d’affirmer que la disposition comporte deux parties et que la « situation » de l’intéressé ne se limite pas à sa situation relativement à la poursuite ou à la peine. Le texte anglais « or that the person’s position may be prejudiced » est, comme celui de la Convention d’extradition, de nature disjonctive, et il ne lie pas expressément la « situation » de l’intéressé à la poursuite ou à la peine. Le texte français « ou il pourrait être porté atteinte à sa situation » indique plus clairement que « sa situation » ne se limite pas à la poursuite ou à la peine. L’emploi de l’expression générale « il pourrait » ne renvoie manifestement pas à une poursuite ou une peine, et il est peu probable que le législateur aurait employé ces mots s’il avait voulu établir une telle restriction.
[83] Le lien entre l’al. 44(1)b) et le non‑refoulement ressort explicitement des débats et des discussions ayant précédé l’adoption de cette disposition. Il y est fait mention du fait que le Traité type d’extradition (inspiré de la Convention d’extradition) est la source de la disposition et que le projet de loi reprend les motifs de discrimination figurant dans la définition de réfugié énoncée à la Convention relative aux réfugiés : voir, p. ex., M. Peter Adams, secrétaire parlementaire du leader du gouvernement à la Chambre des communes, Débats de la Chambre des communes, vol. 135, no 162, 1re sess., 36e lég., 30 novembre 1998, p. 10591‑10592; M. Réal Ménard, Débats de la Chambre des communes, p. 10595; M. Don Piragoff, avocat général, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice, Procès‑verbal et témoignages du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, 5 novembre 1998, 17:10.
[84] J’ai déjà mentionné le témoignage de Gerry Van Kessel. Ce témoignage indique de façon particulièrement claire que la LE a pour but d’obliger le ministre à refuser l’extradition lorsque l’intéressé est visé par la définition de réfugié. Comme l’a déclaré M. Van Kessel :
Les amendements au projet de loi C‑40 [devenu la Loi sur l’extradition en 1999] imposeront, pour la première fois, par voie législative les règles d’interaction entre le processus d’extradition et le processus de détermination du statut de réfugié.
. . .
Le projet de loi C‑40 ajoute toutefois que la protection reste une question dont le ministère de la Justice devra tenir compte. Ainsi, il prévoit que le ministère de la Justice, avant de décider d’extrader ou non, refuse d’ordonner l’extradition si la définition de réfugié s’applique . . . [Je souligne.]
(Témoignage devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, 17 novembre 1998, 11:45 et 12:05)
[85] Ce commentaire se rapporte à ce qui est maintenant l’al. 44(1)b) de la LE, la seule disposition en matière de refus d’extradition qui énumère les motifs de discrimination donnant ouverture à la protection des réfugiés. (Je note qu’à l’origine, l’avant‑projet de loi n’énumérait que des motifs étroitement apparentés à ceux qu’énonçait la définition de réfugié de la Convention relative aux réfugiés. La liste des motifs interdits s’est allongée, au cours des débats parlementaires, pour inclure les motifs de discrimination prohibés par la Charte et par la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6 : voir Chambre des communes, Seizième rapport du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, 23 novembre 1998, art. 44.)
[86] Le lien évident unissant l’al. 44(1)b) aux obligations internationales du Canada découlant de la Convention relative aux réfugiés influe substantiellement sur son interprétation et son application à des réfugiés. La Convention poursuit des « objets et [d]es buts généraux, nettement en rapport avec les droits de la personne », et le droit interne visant la mise en œuvre de cette Convention — tel l’al. 44(1)b) — doit être interprété en fonction de ces objets et buts axés sur les droits de la personne : Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 57. L’alinéa 44(1)b), lorsqu’il s’applique à une demande d’extradition visant un réfugié, doit être considéré dans le contexte global de la protection des réfugiés.
d) Les trois questions d’interprétation
[87] J’aborde à présent les trois questions d’interprétation au cœur du présent pourvoi.
(i) Atteinte et poursuite
[88] On l’a vu, l’al. 44(1)b) énonce que le ministre doit refuser l’extradition s’il est convaincu que « la demande d’extradition est présentée dans le but de poursuivre ou de punir l’intéressé pour des motifs fondés sur la race, [. . .] ou [qu’]il pourrait être porté atteinte à sa situation pour l’un de ces motifs ». On peut se demander si, aux termes de l’al. 44(1)b), l’atteinte n’est envisagée que dans le contexte d’une poursuite. La première partie de cette disposition semble ainsi limitée puisqu’elle porte sur les poursuites et les peines poursuivant un but discriminatoire. La dernière partie de l’alinéa, toutefois — « ou il pourrait être porté atteinte à sa situation pour l’un de ces motifs » — n’est pas expressément restreinte aux atteintes en contexte de poursuite. J’estime, pour les trois raisons exposées ci‑après, que l’atteinte envisagée par la dernière partie de l’alinéa n’est pas limitée au contexte de la poursuite ou de la peine.
[89] Premièrement, comme je l’ai déjà indiqué, les versions française et anglaise de la Convention d’extradition et de la LE étayent solidement la thèse selon laquelle la deuxième partie de l’al. 44(1)b) ne limite pas la situation de l’intéressé à la poursuite ou la peine dans l’État requérant.
[90] Deuxièmement, comme le montre l’examen des sources de la disposition et de son historique parlementaire, le législateur voulait clairement qu’elle donne effet notamment aux obligations du Canada en matière de non‑refoulement. En restreindre la portée aux atteintes dans le contexte de poursuites ou de peines ne permettrait pas la réalisation de cet objet.
[91] Troisièmement, suivant l’interprétation qui en a été faite, les dispositions de la Convention d’extradition ayant inspiré l’al. 44(1)b) ne protègent pas uniquement contre les atteintes dans le contexte de poursuites ou de peines mais ont également été appliquées aux atteintes découlant de l’extradition exécutée sans égard à la protection contre le refoulement. En bref, le lien direct entre ces dispositions et la protection contre le refoulement prévue à l’art. 33 de la Convention relative aux réfugiés a été pris en considération, et il lui a été donné effet.
[92] Dans la décision Folkerts c. State‑Secretary of Justice (1978), 74 I.L.R. 472, la Section judiciaire du Conseil d’État des Pays‑Bas a brièvement examiné la relation existant entre le par. 3(2) de la Convention d’extradition et le par. 33(1) de la Convention relative aux réfugiés. Le passage de cette décision reproduit ci‑dessous, citant la State‑Secretary, établit deux points importants, très pertinents pour le présent pourvoi. Premièrement, la disposition de protection contre le refoulement, l’art. 33 de la Convention relative aux réfugiés, et la disposition de protection contre la discrimination énoncée au par. 3(2) de la Convention d’extradition font appel aux mêmes critères. Deuxièmement, la protection contre la discrimination prévue au par. 3(2) n’est pas limitée à la discrimination dans le cadre des poursuites criminelles elles‑mêmes; elle est plus générale. On peut lire ce qui suit à la p. 474 du recueil :
[traduction] Comme l’indiquent leur libellé et leur objet évident, il existe un lien étroit entre [le par. 3(2) de la Convention européenne d’extradition] et l’art. 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, au sens où il appert que la question de savoir si une personne est menacée en raison de sa race, sa religion, sa nationalité ou ses opinions politiques s’examine suivant les mêmes critères en application de l’une et l’autre disposition.
La Convention relative aux réfugiés s’applique effectivement aux personnes visées par des formes de persécution autres que des instances criminelles (poursuites), alors qu’une demande d’extradition ne peut être faite qu’à l’égard d’une enquête criminelle ou de l’exécution d’un jugement en matière criminelle, bien que l’examen d’une demande d’extradition en tenant compte du par. 3(2) de la Convention européenne d’extradition permette l’évaluation de la possibilité de persécution autrement qu’au sens de la poursuite criminelle. [Je souligne.]
[93] La Cour fédérale suisse a adopté la même position. Dans une décision résumée par Gottfried Köfner à (1993), 5 Int’l J. Refugee L. 271, la cour aurait affirmé que
[traduction] l’art. 3 de la Convention européenne d’extradition de 1957 prévoit non seulement qu’il ne peut y avoir extradition à l’égard d’infractions politiques, mais qu’il ne peut y en avoir non plus pour des raisons tenant à la situation personnelle de l’individu qui doit être extradé dans son pays d’origine [. . .] Le paragraphe 3(2) de la Convention européenne d’extradition est l’expression concrète, dans le contexte du droit de l’extradition, du principe de non‑refoulement du droit relatif aux réfugiés. Les deux dispositions protègent les personnes qui risquent d’être persécutées ou punies pour des considérations de race, de religion, de nationalité ou d’opinions politiques. [p. 272]
[94] Il est vrai que des décisions anglaises et australiennes ont statué que la protection accordée par les dispositions du droit interne comparables ne va pas au‑delà de la protection contre les atteintes dans les poursuites ou dans les peines : voir, p. ex., Clive Nicholls, Clare Montgomery et Julian B. Knowles, The Law of Extradition and Mutual Assistance (2e éd. 2007), §5.44‑5.53; Hilali c. Central Court of Criminal Proceedings No. 5 of the National Court, Madrid, [2006] EWHC 1239 (Admin.), [2006] 4 All E.R. 435 (C. Div., B.R.); Aughterson, p. 111‑115; Republic of Croatia c. Snedden, [2010] HCA 14, 265 A.L.R. 621. Cette position, toutefois, est le reflet de différences importantes existant entre le libellé de ces dispositions d’une part, et celui de la Convention d’extradition et de l’al. 44(1)b) d’autre part.
[95] Les dispositions du droit anglais sont plus directement axées sur la discrimination dans le contexte du procès et de la peine que ne le sont la Convention d’extradition ou l’al. 44(1)b). L’alinéa 13a) de l’Extradition Act 2003 (R.‑U.), ch. 41, porte sur l’extradition demandée pour des motifs discriminatoires; l’al. 13b) traite des situations où l’intéressé, s’il est extradé, [traduction] « peut subir une atteinte lors de son procès ou être puni, détenu ou voir sa liberté réduite du fait de sa race, sa religion [etc.] ». La disposition australienne, l’al. 7c) de l’Extradition Act 1988, no 4, établit elle aussi un lien explicite entre la discrimination et l’atteinte dans le contexte du procès ou de la peine : [traduction] « [L]’intéressé peut subir un préjudice lors de son procès ou être puni, détenu ou voir sa liberté réduite du fait de sa race, sa religion, [etc.] ».
[96] Compte tenu du texte et de l’objet de l’al. 44(1)b) ainsi que de la façon dont a été interprétée la Convention d’extradition dont il est inspiré, j’estime qu’il faut donner une interprétation large à la dernière partie de l’al. 44(1)b) et considérer que cet alinéa protège le réfugié contre le refoulement qui risque de lui porter atteinte pour un motif énuméré dans l’État requérant, que cette atteinte soit ou non strictement liée à la poursuite ou la punition.
(ii) Qualité de réfugié et application de la protection
[97] Le présent pourvoi n’exige pas que l’on procède à une interprétation détaillée de l’al. 44(1)b). Ce qui importe en l’espèce est le lien existant entre les conditions déterminant la qualité de réfugié et le risque décrit à l’al. 44(1)b). Selon moi, quiconque a qualité de réfugié et peut, en conséquence, se réclamer de la protection contre le refoulement en vertu de la Convention relative aux réfugiés peut invoquer la protection prévue à l’al. 44(1)b). Ce raisonnement concorde avec le texte de cette disposition et permet la réalisation de son objet législatif.
[98] La Convention relative aux réfugiés protège (sous réserve de certaines exclusions, naturellement) les personnes « craignant avec raison » d’être persécutées pour les motifs qu’elle énumère : section A(2) de l’article premier. En droit interne canadien, le demandeur d’asile doit, suivant l’art. 95 de la LIPR, démontrer que la définition de réfugié prévue par la Loi s’applique à lui; dans le cas des réfugiés au sens de la Convention, cette définition suit de très près le libellé de la Convention relative aux réfugiés : art. 96 de la LIPR. La Cour d’appel fédérale a jugé qu’il incombe au demandeur d’asile de démontrer l’existence d’une crainte subjective de persécution reposant sur des fondements objectifs. La deuxième condition exige la preuve d’une « possibilité raisonnable » ou d’une « possibilité sérieuse » de persécution : voir, p. ex., Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680 (C.A.), p. 683; Lorne Waldman, Immigration Law and Practice (2e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, §8.91‑8.98. Sans vouloir arriver ici à une formulation précise du test applicable, je tiens simplement à indiquer qu’en vertu de la Convention relative aux réfugiés et de l’art. 96 de la LIPR le demandeur d’asile doit démontrer l’existence d’un risque de persécution mais n’a pas à prouver suivant la prépondérance des probabilités que sa crainte de la persécution se matérialisera.
[99] La question suivante concerne la façon dont cette conception de la protection des réfugiés se combine avec la protection contre le refoulement prévue par la Convention relative aux réfugiés. À première vue, l’art. 33, la disposition de cette Convention traitant de la protection contre le refoulement, ne semble pas coïncider parfaitement avec la définition de réfugié que donne cet instrument. Alors que la définition énoncée à l’article premier parle d’une personne « craignant avec raison d’être persécutée » pour un motif interdit, l’art. 33 protège le réfugié contre l’expulsion vers un territoire « où sa vie ou sa liberté seraient menacées » pour ces motifs. L’emploi du conditionnel à l’art. 33 peut donner à penser qu’il faut démontrer l’existence d’une probabilité de persécution, tandis que le mot « menacées » indique que cette protection contre le refoulement, comme la définition de réfugié, se rapporte à un risque. On peut se demander, devant la différence dans la terminologie utilisée à l’article premier et à l’art. 33, si toutes les personnes satisfaisant à la définition de réfugié énoncée à l’article premier (qui ne sont pas autrement exclues de la protection des réfugiés) ont droit à la protection contre le refoulement de l’art. 33 ou si une norme distincte ou plus exigeante s’applique à cette protection. On peut solidement faire valoir que les conditions sont les mêmes dans les deux dispositions mais, en tout état de cause, les mots « pourrait être porté atteinte » de l’al. 44(1)b) indiquent que le législateur envisage clairement un risque d’atteinte et non une norme plus certaine.
[100] Les auteurs s’entendent généralement sur le fait que les conditions établies par l’article premier et l’art. 33 de la Convention relative aux réfugiés sont les mêmes — autrement dit, que tous les réfugiés au sens de la Convention peuvent se prévaloir de la protection contre le refoulement de l’art. 33 en dépit de la différence de formulation entre les deux dispositions : voir, p. ex., Goodwin‑Gill et McAdam, p. 234; Wouters, p. 56‑57; Hathaway, p. 304‑305; Jari Pirjola, « Shadows in Paradise — Exploring Non‑Refoulement as an Open Concept » (2007), 19 Int’l J. Refugee L. 639, p. 645. Cette position des auteurs s’appuie sur des décisions judiciaires du Royaume‑Uni, de l’Australie et de la Nouvelle‑Zélande : voir, p. ex., R. c. Secretary of State for the Home Department ex p. Sivakumaran, [1988] 1 A.C. 958, p. 1001; M38/2002 c. Minister for Immigration and Multicultural and Indigenous Affairs, [2003] FCAFC 131, 199 A.L.R. 290, par. 38; Zaoui c. Attorney-General (No. 2), [2005] 1 N.Z.L.R. 690 (C.A.), par. 36.
[101] On trouve toutefois aux États‑Unis des opinions contraires. Dans l’arrêt Immigration and Naturalization Service c. Cardoza‑Fonseca, 480 U.S. 421 (1987), la Cour suprême, qui interprétait les critères applicables en droit interne américain concernant la non‑expulsion et l’octroi d’asile à une réfugiée, a jugé à la majorité que l’art. 33.1 de la Convention relative aux réfugiés n’accorde pas la protection contre le refoulement à toutes les personnes qui correspondent à la définition de réfugié : p. 440. Trois juges, toutefois, ne partageaient pas cette opinion. Étant donné que les droits de la personne forment l’assise de la Convention relative aux réfugiés et que le principe de non‑refoulement occupe une place fondamentale en droit des réfugiés, j’estime plus convaincante l’opinion des auteurs et des tribunaux des autres pays dont j’ai mentionné les décisions.
[102] Les mots « pourrait être porté atteinte » à la fin de l’al. 44(1)b) paraissent se rapporter au risque d’atteinte plutôt qu’à la nécessité de démontrer que, selon toute vraisemblance, ce risque se matérialisera. Il n’est que logique, à mon avis, de penser qu’une personne satisfaisant à la définition de réfugié énoncée à l’art. 96 de la LIPR satisfait également au critère en matière de risque d’atteinte établi à l’al. 44(1)b). Cette interprétation, en outre, est celle qui permet le mieux de donner effet à un but important poursuivi par l’al. 44(1)b), à savoir la mise en œuvre des obligations de non‑refoulement du Canada dans le contexte de l’extradition. Comme l’a déclaré M. Van Kessel dans son témoignage devant le comité parlementaire examinant l’avant‑projet de loi, cette disposition a pour but d’obliger le ministre à refuser l’extradition « si la définition de réfugié s’applique ». Il me semble également qu’il y a atteinte à la situation d’une personne si elle est extradée en contravention des obligations de non‑refoulement qu’assume le Canada sous le régime du droit international. Je conclus qu’une personne ayant le droit de bénéficier du régime de protection des réfugiés au Canada et, donc, de la protection contre le refoulement, a droit à la protection en vertu de l’al. 44(1)b).
(iii) Le fardeau de la preuve
[103] L’examen effectué par le ministre pour statuer sur une demande d’extradition sous le régime de la LE diffère sur un point important de celui auquel procède la Section de la protection des réfugiés (ou la Section d’appel des réfugiés) avant d’accorder le droit d’asile sous le régime de la LIPR : la date pertinente servant à l’examen. La qualité de réfugié au sens de la Convention relative aux réfugiés comporte, je le répète, un aspect temporel; elle dépend de la situation existant au moment où la protection est demandée. Le droit à la protection contre le refoulement s’apprécie lui aussi au moment où le renvoi est demandé. Le même principe s’applique à l’al. 44(1)b). La question du droit à la protection contre le refoulement se pose au moment de l’étude de la demande d’extradition et elle s’examine en fonction des circonstances existant alors. Le ministre avait donc raison de considérer qu’il devait trancher la demande d’extradition des appelants en fonction de la situation actuelle, non les circonstances prévalant en Hongrie au moment où les appelants avaient demandé et obtenu asile en tant que réfugiés, quelque six ans auparavant.
[104] L’argument voulant que le principe du non‑refoulement ait acquis le statut de jus cogens est souvent invoqué, et il l’a été en l’espèce. J’estime toutefois qu’il n’y a pas lieu de statuer sur ce point, qui ne fait pas l’unanimité parmi les théoriciens du droit international : voir, p. ex., la recension des études sur cette question dans Aoife Duffy, « Expulsion to Face Torture? Non‑refoulement in International Law » (2008), 20 Int’l J. Refugee L. 373. Le Canada a adhéré au principe de non‑refoulement expressément formulé dans la Convention relative aux réfugiés. L’interprétation de l’art. 44 que je préconise n’entraîne aucune incompatibilité entre le droit interne du Canada et ses engagements internationaux.
[105] Il faut alors se demander qui a le fardeau de la preuve lorsqu’un réfugié invoque l’al. 44(1)b) pour échapper à l’extradition. La position retenue par le ministre en l’espèce — qui fait reposer le fardeau de prouver suivant la prépondérance des probabilités qu’il y aurait effectivement persécution — n’est pas compatible, selon moi, avec les engagements internationaux pris par le Canada en matière de non‑refoulement ni avec les exigences d’équité fondamentale applicables à l’égard du réfugié. On l’a vu, le non‑refoulement constitue un principe fondamental de la protection des réfugiés aux termes de la Convention relative aux réfugiés, et ce principe ne peut faire l’objet d’aucune réserve de la part des États : voir l’art. 42 de cette Convention. En outre, la LE met en relief l’importance primordiale de cette obligation, à l’al. 44(1)b), en faisant du risque de persécution un motif obligatoire de refus d’extradition ayant préséance sur les obligations découlant de traités d’extradition. Le Canada a établi une procédure quasi‑judiciaire complexe pour la prise de décisions en matière de protection des réfugiés. Tout cela m’amène à conclure que lorsque la qualité de réfugié et, par voie de conséquence, l’existence à première vue à tout le moins d’un droit à la protection contre le refoulement, ont été reconnues à une personne en application du régime établi en droit canadien, le ministre doit accorder le poids voulu à cette reconnaissance dans l’exécution de son obligation de refuser l’extradition en raison d’un risque de persécution.
[106] À mon avis, un réfugié ne devrait pas avoir à convaincre le ministre que les circonstances ayant présidé à la décision de le protéger n’ont pas changé. Cette position est conforme non seulement au droit canadien régissant la perte du droit d’asile découlant de changements de circonstances mais également aux engagements internationaux du Canada en matière de non‑refoulement des réfugiés. Elle est également plus pratique et plus juste, me semble‑t‑il, que l’imposition aux réfugiés du fardeau de faire la preuve de la situation existant actuellement dans un pays d’où ils sont absents depuis longtemps, peut‑être, comme c’est le cas en l’espèce.
[107] Un changement de circonstances dans le pays d’origine du réfugié peut entraîner la perte de la protection à titre de réfugié. Cette situation est prévue aux sections C(1) à C(6) de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés. Brièvement, la protection cesse d’être applicable aux personnes qui, par suite d’un changement de situation, n’en ont plus besoin. Ainsi, aux termes des sections C(5) et C(6) de l’article premier, la protection cesse lorsque les circonstances ayant fondé la reconnaissance de la qualité de réfugié ont disparu. Lorsque ces changements se produisent avant qu’il ne soit statué sur la demande d’asile, ils peuvent justifier le rejet de la demande. S’ils surviennent après que la qualité de réfugié a été reconnue, ils peuvent être invoqués pour justifier la révocation de cette reconnaissance au motif que la personne n’a plus droit au régime de protection des réfugiés.
[108] Outre les dispositions relatives aux changements de circonstances, la Convention relative aux réfugiés renferme également des dispositions d’exclusion (section F de l’article premier) qui peuvent être invoquées après la reconnaissance de la qualité de réfugié, dans le but de démontrer que l’intéressé n’avait pas droit, en fait, à la protection. Comme il en a été fait mention, l’exclusion peut découler, par exemple, de crimes de guerre, de crimes graves de droit commun et d’agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. Comme l’exclusion agit sur le droit d’être reconnu comme réfugié, elle sera également pertinente pour statuer sur le droit à la protection contre le refoulement. La protection contre le refoulement en vertu de la Convention relative aux réfugiés est liée au droit à la protection à titre de réfugié.
[109] Il est largement accepté qu’il incombe à l’État de prouver que la protection à titre de réfugié n’est plus applicable du fait que les circonstances ayant fondé son octroi ont cessé d’exister : Hathaway, p. 920, note 20; Goodwin‑Gill et McAdam, p. 143; Joan Fitzpatrick et Rafael Bonoan, « La cessation de la protection de réfugié » dans Feller, Türk et Nicholson, 551, p. 596 et 603; Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, « Relevé des conclusions : La cessation du statut de réfugié », 3‑4 mai 2001, par. 27, reproduit dans Feller, Türk et Nicholson, 611. Aux termes de la Convention relative aux réfugiés, donc, les personnes qui ont établi qu’elles satisfont à la définition de réfugié ne devraient pas avoir à prouver qu’elles y satisfont toujours.
[110] Cette position est également compatible avec le droit canadien. Les dispositions régissant la cessation d’application de la Convention relative aux réfugiés ont été transposées dans la LIPR. Suivant le par. 108(2) de la LIPR, le MCI peut demander à la Section de la protection des réfugiés de constater la perte de l’asile pour les motifs énoncés au par. 108(1). Ces motifs sont pratiquement identiques à ceux énumérés aux sections C(1) à C(6) de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés et comprennent le cas où « les raisons qui [. . .] ont fait demander l’asile n’existent plus » (al. 108(1)e)). L’article 109 prévoit un autre cas de cessation : sur demande du ministre, la Section de la protection des réfugiés peut annuler la décision ayant accueilli une demande d’asile si elle conclut que cette décision résultait de présentations erronées ou de réticence sur un fait important. Dans la logique de mes commentaires précédents sur le fardeau de preuve, la LIPR indique clairement qu’il appartient au MCI de demander le constat que la protection d’un réfugié n’est plus applicable et d’indiquer les raisons fondant sa demande : par. 108(2) de la LIPR et al. 57(2)f) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002‑228.
[111] Par conséquent, les obligations imposées par la Convention relative aux réfugiés et les dispositions analogues de la LIPR relatives à la perte et à la révocation de la protection indiquent que l’al. 44(1)b) de la LE n’oblige pas le réfugié à prouver, à l’étape de l’arrêté d’extradition, que les conditions ayant présidé à l’octroi de l’asile et, conséquemment, à la protection contre le refoulement, continuent d’exister. Il me semble s’agir là, en outre, d’une approche à la fois pratique et équitable. Elle confère du poids à la reconnaissance antérieure de la qualité de réfugié sans lui conférer de force obligatoire. Elle évite également de faire peser sur l’intéressé un fardeau de preuve dont il peut difficilement s’acquitter. Prenons la situation qui nous occupe. Il ne me paraît ni équitable ni pratique d’exiger que les appelants fassent la preuve de la situation actuelle existant en Hongrie, un pays dont ils sont absents depuis six ans. Le ministre, en consultation avec le MCI, et l’État requérant sont tous deux beaucoup mieux placés qu’un réfugié visé par une demande d’extradition pour présenter la preuve que la situation a changé.
[112] À mon avis, lorsque le ministre détermine, sous le régime de la LE, que la protection à titre de réfugié (et, conséquemment, la protection contre le refoulement sous le régime de la Convention relative aux réfugiés) est exclue ou qu’elle n’est plus nécessaire par suite d’un changement de circonstances dans le pays requérant, il doit être convaincu suivant la prépondérance des probabilités que l’intéressé n’a plus droit à l’asile au Canada.
[113] Rien de ce qui précède n’a d’effet sur le fardeau de preuve d’une personne n’ayant pas obtenu l’asile qui invoque des motifs obligatoires de refus d’extradition sous le régime de l’art. 44.
e) Résumé des conclusions
[114] Voici un résumé de mes conclusions sur l’application de l’al. 44(1)b) lorsque l’intéressé a qualité de réfugié au Canada et que l’État requérant est le pays à l’égard duquel cette protection lui a été accordée.
1. Il y a lieu de procéder à l’examen requis par l’al. 44(1)b) lorsque la décision du ministre en matière d’extradition vise une personne ayant qualité de réfugié au Canada et que l’État requérant est le pays à l’égard duquel cette protection a été accordée au réfugié.
2. Le refus d’extradition est obligatoire si le ministre est convaincu que les conditions ayant donné lieu à la reconnaissance de la qualité de réfugié existent toujours et s’il n’est pas démontré que l’intéressé était ou est devenu inadmissible à revendiquer cette qualité. Bref, l’extradition en contravention des obligations de non‑refoulement imposées au Canada par la Convention relative aux réfugiés peut porter atteinte à la situation de l’intéressé au sens de l’al. 44(1)b).
3. La date pertinente pour l’examen de la question de savoir si l’intéressé continue de pouvoir se réclamer du régime de protection des réfugiés et, conséquemment, de la protection contre le refoulement, et de la question de savoir si les conditions existant dans l’État requérant ont changé, pour l’application de l’al. 44(1)b), est la date de la demande d’extradition.
4. En l’absence de preuve contraire établie suivant la prépondérance des probabilités, la qualité de réfugié de l’intéressé établit qu’il pourrait être porté atteinte à sa situation pour un motif interdit au sens de l’al. 44(1)b) si celui‑ci était extradé. Le réfugié n’a pas à démontrer que les circonstances ayant donné lieu à l’octroi de l’asile existent toujours dans l’État requérant ou qu’il continue de quelque autre manière d’avoir droit à l’asile.
5. Pour déterminer si l’intéressé a cessé d’avoir droit à l’asile par suite de changement de circonstances, le ministre doit consulter le MCI au sujet des conditions existant dans l’État requérant.
6. Dans l’examen requis par l’al. 44(1)b), le ministre est soumis à une obligation d’équité exigeant notamment qu’il communique à l’intéressé la preuve existant contre lui, qu’il lui fournisse une possibilité raisonnable de la contester ainsi que de présenter sa propre preuve.
(3) La décision du ministre
[115] Je reviens à la décision du ministre concernant les appelants. Il appert de l’analyse qui précède que la décision du ministre visant les appelants procède, à mon avis, d’un examen fondamentalement vicié. Le ministre n’a pas examiné l’al. 44(1)b), la disposition la plus importante de la LE en rapport avec l’extradition des appelants, il a imposé à ceux‑ci le fardeau de prouver que le risque de persécution existait toujours et il a appliqué un critère erroné et plus exigeant que celui que prévoit l’al. 44(1)b). Bref, sa décision reposait sur des principes juridiques erronés, et elle était déraisonnable. Il faut cependant indiquer que les appelants n’ont pas fait valoir devant le ministre d’argument relatif au rôle que devait jouer l’al. 44(1)b) dans sa décision, et que cette disposition n’a été que brièvement évoquée devant notre Cour.
[116] L’intimé a fait valoir succinctement que l’exception de la grande criminalité prive les appelants du droit à la protection contre le refoulement. J’estime toutefois que ce facteur a toujours été périphérique et qu’il ne constituait pas le fondement de la décision du ministre.
[117] Posons d’abord les paramètres juridiques de l’exclusion de la protection contre le refoulement pour cause de grande criminalité. Les sections E et F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés décrivent les exclusions de la protection des réfugiés selon que les intéressés n’en ont pas besoin ou sont réputés ne pas la mériter : Martin Jones et Sasha Baglay, Refugee Law (2007), p. 146. Ces exclusions sont simplement incorporées par renvoi à l’art. 98 de la LIPR. La section E de l’article premier exclut les personnes considérées dans le pays où elles ont établi leur résidence comme ayant les droits et obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays. La section F de cet article premier exclut les personnes dont on a des raisons sérieuses de penser a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés ou c) qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies.
[118] En l’espèce, le ministre a mentionné dans sa décision d’extradition l’exclusion b), que j’appellerai l’exclusion pour « crime grave ». Dans sa lettre du 30 janvier 2008 faisant suite aux observations soumises par M. Németh pour faire valoir qu’il ne devait pas être extradé, le ministre a fait état de l’exception au principe de non‑refoulement visant les crimes graves de droit commun en indiquant qu’en matière d’immigration, ces crimes étaient définis comme des infractions punissables d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans. Il a ajouté : « Même s’il n’est pas clair si le droit des réfugiés est applicable dans le contexte de l’extradition, je note que l’infraction de fraude est punissable sous le régime du droit canadien par une peine d’emprisonnement maximale de plus de dix ans » (d.a., vol. 1, p. 8).
[119] Il ressort clairement de ces commentaires que la décision du ministre n’a pas tranché la question de savoir si l’exception pour crime grave s’appliquait aux appelants. Elle a laissé ouvertes trois questions cruciales : comment l’exception pour crime grave se rattache à la procédure d’extradition, ce qui constitue un « crime grave de droit commun » en contexte d’extradition et si les appelants étaient accusés d’un tel crime.
[120] Premièrement, le ministre s’est reporté à la définition de crime grave dans « le contexte de l’immigration ». Il s’agit là, à mon sens, d’une référence à l’art. 105 de la LIPR. Comme je l’ai déjà indiqué, selon cette disposition, si un arrêté d’extradition est pris contre une personne en raison d’une infraction punissable d’une peine de 10 ans d’emprisonnement, cet arrêté est assimilé au rejet de la demande d’asile en application de l’exception pour crime grave de la section Fb) de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés. Il semble donc que, dans la LIPR, le législateur ait tranché deux questions concernant la mise en œuvre de cette Convention au Canada. Il a établi, premièrement, qu’une infraction punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans constitue un « crime grave de droit commun » au sens de la section Fb) de l’article premier. (Je signale que cette approche est également compatible avec les règles régissant l’interdiction de territoire pour grande criminalité édictées à l’art. 36 de la LIPR.) Deuxièmement, le législateur a établi que le critère applicable à l’incarcération pour extradition est suffisant pour satisfaire au critère des « raisons sérieuses de penser » énoncé à la section F de l’article premier de la Convention. Dans sa décision toutefois, le ministre a simplement mentionné, qu’« il n’est pas clair » que cette définition de crime grave de la LIPR s’applique dans le contexte de l’extradition. Je ne considère pas cela comme une indication qu’elle est applicable.
[121] De plus, le ministre a déclaré que l’infraction de fraude était punissable d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans, mais il n’a pas conclu que les appelants étaient accusés d’une infraction punissable d’une telle peine. En droit canadien, la peine pouvant être imposée pour fraude dépend du montant en jeu dans l’infraction; si le montant excède 5 000 $, la peine maximale est de 14 ans, sinon elle est de 2 ans : Code criminel, al. 380(1)a) et b). Par conséquent, même en tenant pour acquis que la façon dont la LIPR envisage l’application de la définition de crime grave de droit commun sous le régime de la Convention relative aux réfugiés, c’est le montant en jeu dans l’infraction qui détermine si le crime reproché aux appelants en Hongrie constitue un tel crime.
[122] Dans sa lettre du 30 janvier, le ministre mentionne que les appelants auraient vendu le droit de location d’un appartement à Budapest pour environ 2 700 $, alors qu’ils n’en avaient pas le droit (d.a., vol. 1, p. 5). Ni le résumé de la preuve ni le résumé supplémentaire fournis au ministre n’indiquent que la fraude alléguée mettait en jeu une somme supérieure à 5 000 $, et ni le dossier ni la lettre en date du 30 janvier du ministre ne renferment de réponse à l’observation que les appelants ont soumise au ministre, selon laquelle le montant de la fraude était inférieur à 5 000 $. Il est vrai que des éléments de preuve au dossier indiquent que la somme touchée par les appelants prenait la forme d’un dépôt relatif à une opération se chiffrant à presque 10 000 $, comme il appert d’une note de bas de page dans le mémoire de l’intimé et comme il en a été succinctement fait mention en plaidoirie. Toutefois, aucun élément de preuve n’établit que le montant réel de la fraude censé avoir été versé aux appelants excédait le chiffre approximatif de 2 700 $ (ou de 2 500 $ mentionné à quelques endroits dans le dossier).
[123] Il se peut que le montant en jeu en l’espèce pose une question juridique intéressante, mais j’estime que le ministre n’a pas fondé sa décision sur l’exception pour crime grave. Je le répète, le ministre n’a tranché aucune des questions qui auraient dû l’être pour que cette exception justifie sa décision. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, je ne pense pas non plus qu’on puisse retenir l’argument du ministre que l’exception s’applique. Comme la Cour l’a indiqué dans Lake, au par. 25, « le ministre [. . .] doit répondre à chacune des observations formulées contre l’extradition et expliquer son désaccord avec celles‑ci ». Il ne l’a pas fait concernant cette question. Les appelants avaient fait valoir qu’ils n’étaient pas visés par l’exception pour crime grave parce que le montant en jeu ne dépassait pas 5 000 $. La décision du ministre n’indique pas qu’il est en désaccord avec cette observation, pas plus qu’elle n’explique pourquoi il l’estimait erronée. Le ministre pourra, lorsqu’il réexaminera la présente affaire, déterminer si les appelants sont exclus du régime de protection des réfugiés et, conséquemment, de la protection contre le refoulement, par application de l’exception pour crime grave de droit commun mais, pour l’heure, il est trop tard pour débouter les appelants sur ce fondement.
V. Conclusion
[124] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’arrêt de la Cour d’appel ainsi que les décisions du ministre en matière d’extradition et de renvoyer l’affaire au ministre pour réexamen conformément au droit. Les appelants n’ayant pas demandé l’adjudication de dépens, aucune ordonnance n’est rendue à cet égard.
Pourvoi accueilli.
Procureurs des appelants : Monterosso Giroux, Montréal.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Montréal.
Procureurs de l’intervenant le Barreau du Québec : Poupart, Dadour et Associés et Shadley, Battista, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration : Doyon et Associés, Montréal.
Procureurs de l’intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés : John Norris et Brydie Bethell, Toronto.
* Voir Erratum [2011] 1 R.C.S. iv.