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06/11/2009 | CANADA | N°2009_CSC_51

Canada | Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51 (6 novembre 2009)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339

Date : 20091106

Dossier : 32208

Entre :

Matthew Miazga

Appelant

et

Succession Dennis Kvello (représentée par Diane Kvello), Diane Kvello,

S.K.1, S.K.2, Kari Klassen, Richard Klassen, Pamela Sharpe,

Succession Marie Klassen (représentée par Peter Dale Klassen),

John Klassen, Myrna Klassen, Peter Dale Klassen et Anita Janine Klassen

Intimés

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur gÃ

©néral de l'Ontario,

procureur général du Québec, procureur général de la Nouvelle‑Écosse,

procureur général du Nouveau‑Brunswick, procureur gén...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339

Date : 20091106

Dossier : 32208

Entre :

Matthew Miazga

Appelant

et

Succession Dennis Kvello (représentée par Diane Kvello), Diane Kvello,

S.K.1, S.K.2, Kari Klassen, Richard Klassen, Pamela Sharpe,

Succession Marie Klassen (représentée par Peter Dale Klassen),

John Klassen, Myrna Klassen, Peter Dale Klassen et Anita Janine Klassen

Intimés

‑ et ‑

Procureur général du Canada, procureur général de l'Ontario,

procureur général du Québec, procureur général de la Nouvelle‑Écosse,

procureur général du Nouveau‑Brunswick, procureur général du Manitoba,

procureur général de la Colombie‑Britannique, procureur général de la

Saskatchewan, procureur général de l'Alberta, Directeur des poursuites

criminelles et pénales du Québec, Association canadienne des juristes de l'État,

Association in Defence of the Wrongly Convicted, Criminal Lawyers

Association (Ontario) et Association canadienne des libertés civiles

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 102)

La juge Charron (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish et Abella)

______________________________

Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51, [2009] 3 R.C.S. 339

Matthew Miazga Appelant

c.

Succession Dennis Kvello (représentée par

Diane Kvello), Diane Kvello, S.K.1, S.K.2, Kari Klassen,

Richard Klassen, Pamela Sharpe, Succession Marie

Klassen (représentée par Peter Dale Klassen),

John Klassen, Myrna Klassen, Peter Dale Klassen et Anita

Janine Klassen Intimés

et

Procureur général du Canada, procureur général de l'Ontario,

procureur général du Québec, procureur général de la

Nouvelle‑Écosse, procureur général du Nouveau‑Brunswick,

procureur général du Manitoba, procureur général de la

Colombie‑Britannique, procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l'Alberta, Directeur des poursuites

criminelles et pénales du Québec, Association canadienne des

juristes de l'État, Association in Defence of the Wrongly

Convicted, Criminal Lawyers Association (Ontario) et

Association canadienne des libertés civiles Intervenants

Répertorié : Miazga c. Kvello (Succession)

Référence neutre : 2009 CSC 51.

No du greffe : 32208.

2008 : 12 décembre; 2009 : 6 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d'appel de la saskatchewan

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (les juges Vancise, Sherstobitoff et Lane), 2007 SKCA 57, 293 Sask. R. 187, 397 W.A.C. 187, 282 D.L.R. (4th) 1, [2007] 7 W.W.R. 577, 49 C.C.L.T. (3d) 194, [2007] S.J. No. 247 (QL), 2007 CarswellSask 237, qui a confirmé une décision du juge Baynton, 2003 SKQB 559, 244 Sask. R. 1, 234 D.L.R. (4th) 612, [2004] 9 W.W.R. 647, [2003] S.J. No. 830 (QL), 2003 CarswellSask 898. Pourvoi accueilli.

Michael D. Tochor, c.r., et Gregory Fingas, pour l'appelant.

Edward Holgate, pour les intimés Succession Dennis Kvello (représentée par Diane Kvello), Diane Kvello, S.K.1, S.K.2, Pamela Sharpe, Succession Marie Klassen (représentée par Peter Dale Klassen), John Klassen, Myrna Klassen, Peter Dale Klassen et Anita Janine Klassen.

Richard Klassen, pour son propre compte et pour le compte de l'intimée Kari Klassen.

Argumentation écrite seulement par Robert Frater et Christopher Mainella, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

Argumentation écrite seulement par Michele Smith, Michael Fleishman et Jeremy Glick, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

Sophie Cliche, Lizann Demers et Rachel Boivin, pour les intervenants le procureur général du Québec et le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec.

James A. Gumpert, c.r., et Mark Scott, pour l'intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.

John J. Walsh, c.r., pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Eugene B. Szach, pour l'intervenant le procureur général du Manitoba.

Joyce DeWitt‑Van Oosten et Tara Callan, pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Argumentation écrite seulement par Jerome A. Tholl, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Argumentation écrite seulement par Goran Tomljanovic, c.r., pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.

Paul J. J. Cavalluzzo et Stephen J. Moreau, pour l'intervenante l'Association canadienne des juristes de l'État.

Louis Sokolov et Colleen Bauman, pour l'intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted.

Sean Dewart, pour l'intervenante Criminal Lawyers Association (Ontario).

Bradley E. Berg, Allison A. Thornton et Shashu M. Clacken, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.

Version française du jugement de la Cour rendu par

La juge Charron —

1. Vue d'ensemble

[1] Les intimés ont fait l'objet d'environ 70 chefs d'accusation d'agression sexuelle d'enfants dont ils avaient la charge. Le dénouement de l'affaire leur a été favorable, car après la citation à leur procès, mais avant le début de celui‑ci, l'avocat de la Couronne, M. Miazga, appelant en l'espèce, a demandé l'arrêt des procédures. Les enfants plaignants, dont le témoignage constituait le fondement de la poursuite, sont subséquemment revenus sur leurs allégations. Les intimés ont ensuite intenté l'action pour poursuites abusives qui est à l'origine du présent pourvoi.

[2] Nul ne conteste que les intimés ont été victimes d'une erreur judiciaire manifeste qui a assurément eu des conséquences terribles sur leur vie. Il est souvent difficile aux personnes accusées à tort de tels crimes de réintégrer pleinement la société et d'échapper à la stigmatisation et au traumatisme découlant de ces fausses accusations, surtout lorsqu'il n'y a pas eu d'acquittement. Pour autant, même s'il est désormais établi que les enfants ont faussement prétendu avoir été agressés sexuellement, il reste à déterminer si l'action pour poursuites abusives intentée par les intimés peut être accueillie.

[3] Pour obtenir gain de cause dans une telle action, le demandeur doit établir que la poursuite criminelle (1) a été engagée par le défendeur, (2) qu'elle a débouché sur une décision favorable au demandeur, (3) qu'elle ne reposait sur aucun motif raisonnable et probable et (4) qu'elle a été engagée dans une intention malveillante ou essentiellement à une autre fin que celle de l'application de la loi.

[4] Ce critère à quatre volets existe depuis longtemps en common law. Il s'est développé aux 18e et 19e siècles, à une époque où les poursuites criminelles étaient engagées par des personnes privées et où l'État jouissait d'une immunité totale contre la responsabilité civile. Dans l'arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, notre Cour a statué que l'immunité absolue du procureur général et du ministère public contre les actions pour poursuites abusives était chose du passé, et elle a défini la norme applicable à la responsabilité du ministère public en fonction du critère à quatre volets déjà existant. Dans le présent pourvoi, notre Cour est appelée à préciser les exigences que sont l'absence de motifs raisonnables et probables et l'intention malveillante, compte tenu du rôle unique que joue le procureur de la Couronne dans notre régime moderne de poursuites pénales publiques.

[5] Même si le procureur de la Couronne peut engager sa responsabilité en droit privé, dans une action civile pour poursuites abusives, on ne peut faire abstraction des principes de droit public reconnus que sont l'indépendance du ministère public et son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites pénales. La norme stricte établie par notre Cour en matière de responsabilité de la Couronne dans l'arrêt Nelles et confirmée dans l'arrêt Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9, l'indique clairement, et les principes en jeu méritent d'être rappelés.

[6] D'emblée, il appert de ses éléments constitutifs que le délit civil de poursuites abusives vise la décision d'engager ou de continuer une poursuite criminelle. Prise par un procureur de la Couronne, cette décision constitue l'un des éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, de sorte qu'elle « ne relève pas de la compétence légitime du tribunal » suivant le principe de l'indépendance du ministère public consacré par la Constitution : Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, par. 32 et 46. Ce principe fait en sorte que les décisions prises par un procureur de la Couronne dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites échappent généralement au contrôle judiciaire, suivant les principes du droit public, sous la seule réserve de l'application stricte de la règle de l'abus de procédure.

[7] De même qu'en droit public, l'immunité contre le contrôle judiciaire disparaît en cas d'abus de procédure, en droit privé, l'immunité du procureur général et du ministère public contre les actions pour poursuites abusives n'est pas absolue. Lorsqu'un procureur de la Couronne agit avec malveillance au mépris des obligations découlant de sa charge, l'accusé qui en subit un préjudice dispose d'un recours au civil. Cependant, le délit civil de poursuites abusives ne donne pas lieu à un contrôle judiciaire rétrospectif de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Suivant la norme stricte formulée dans l'arrêt Nelles, il n'y a poursuite abusive que lorsque le poursuivant était animé par « un but ou [un] motif illégitime, motif qui constitue un abus ou une perversion du système de justice criminelle à des fins auxquelles il n'est pas destiné » (Nelles, p. 199). Autrement dit, ce n'est que lorsque le procureur de la Couronne sort de son rôle de « représentant de la justice » que l'immunité est levée.

[8] Dans l'arrêt Proulx, notre Cour a confirmé le caractère strict de la norme applicable à la responsabilité du ministère public et souligné que l'élément de la malveillance sous forme de but illégitime est la clé pour prouver le caractère abusif des poursuites. Dans le contexte d'un recours exercé contre un procureur de la Couronne, la malveillance ne s'entend pas de l'insouciance, de la négligence grave ou du manque de discernement. C'est seulement lorsque la conduite du poursuivant équivaut à un « usage illégitime du pouvoir de poursuivre » ou à une « fraude dans le processus de justice criminelle » qu'on peut conclure à la malveillance (par. 44‑45). Dans l'arrêt Proulx, étant donné les motifs en partie irréguliers du poursuivant, notre Cour a conclu qu'il s'agissait d'un des cas « très exceptionnels » où il y avait lieu de lever l'immunité du ministère public et de conclure au caractère abusif des poursuites.

[9] Le juge de première instance a conclu à l'inexistence de motifs objectivement raisonnables ayant pu permettre à M. Miazga de croire que les intimés étaient probablement coupables des infractions alléguées. Il a estimé qu'en raison de l'invraisemblance des allégations des enfants, M. Miazga n'avait pu croire subjectivement à l'existence de motifs raisonnables et probables. Selon lui, l'absence de motifs raisonnables et probables faisait naître une présomption qui, dans les circonstances de l'espèce, suffisait à établir la malveillance. Il a ajouté que s'il était dans l'erreur sur ce point, d'autres [traduction] « indices de malveillance » fondaient la conclusion qu'un but illégitime avait incité M. Miazga à traduire les intimés en justice. Il a donc tenu ce dernier responsable de poursuites abusives (2003 SKQB 559, 244 Sask. R. 1).

[10] La Cour d'appel de la Saskatchewan a conclu à l'unanimité que les [traduction] « indices de malveillance » retenus par le juge de première instance procédaient de postulats erronés ou d'erreurs de droit ou n'étaient pas étayés par la preuve. L'appel a cependant été rejeté, le juge Sherstobitoff, avec l'appui du juge Lane, estimant que la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Miazga n'avait pas subjectivement cru à la culpabilité probable des intimés suffisait à fonder celle qu'il y avait eu malveillance de sa part (2007 SKCA 57, 293 Sask. R. 187).

[11] Le juge Vancise s'est dissocié de la conclusion des juges majoritaires. Selon lui, l'absence de motifs raisonnables et probables ne pouvait à elle seule constituer de la malveillance. Pour qu'une poursuite soit jugée abusive, elle devait être motivée par un but illégitime. Or, l'existence d'un tel but n'avait été alléguée ni dans les actes de procédure ni au procès, et le juge de première instance n'en avait relevé aucun. De l'avis du juge Vancise, la preuve n'établissait pas que M. Miazga s'était délibérément employé à abuser de sa fonction de procureur de la Couronne dans le système de justice pénale ou à la dénaturer. En outre, la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Miazga ne croyait pas à l'existence de motifs raisonnables et probables d'engager ou de continuer la poursuite reposait sur une erreur manifeste et dominante. Il était donc d'avis d'accueillir l'appel et de rejeter l'action.

[12] Je conviens avec le juge Vancise que la conclusion de responsabilité tirée en première instance n'est ni fondée en droit ni étayée par la preuve. Plus particulièrement, la preuve ne permet pas de conclure à l'intention malveillante ou à l'illégitimité de la fin poursuivie. Les intimés n'ayant pas prouvé la malveillance, il n'est pas nécessaire de statuer sur l'existence de motifs raisonnables et probables d'engager les poursuites il y a plus de 18 ans. Puisqu'on sait maintenant que les allégations des enfants étaient fausses, il ne servirait à rien de réexaminer « les faits » tels qu'ils se présentaient alors.

[13] Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi et de rejeter l'action.

2. Les faits

2.1 Les allégations

[14] Au printemps 1991, dans le cadre d'une enquête en cours sur des agressions sexuelles, l'agent de police Brian Dueck a communiqué avec M. Miazga, alors procureur de la Couronne de la Saskatchewan et comptant 12 années d'expérience. Trois enfants d'une même famille, les enfants R., prétendaient avoir été agressés sexuellement par leurs parents nourriciers, Anita et Dale Klassen, ainsi que par des membres de la famille élargie de ces derniers, les intimés en l'espèce. Les enfants R. ont formulé des allégations au même effet à l'égard de leurs parents biologiques, R. et R. (les « parents R. »), et de l'ami de cœur de leur mère, D.W., qui ne sont pas parties au présent pourvoi.

[15] Les enfants R. ont déclaré à la police que leurs supposés agresseurs s'étaient livrés à des actes sexuels sur eux et les avaient obligés à se livrer à divers actes sexuels. Les allégations de chacun des enfants à l'égard de chacun des intimés étaient essentiellement identiques. Les enfants ont également décrit des incidents bizarres, dont la mutilation et le sacrifice rituel d'animaux, le démembrement de bébés et la consommation de sang humain, mais ces allégations ne visaient pas les intimés, seulement leurs parents biologiques et D.W.

[16] L'agent Dueck a demandé l'avis de M. Miazga quant à savoir s'il y avait lieu de porter des accusations. Après avoir pris connaissance des allégations et du dossier d'enquête, l'avocat lui a conseillé de déposer des accusations s'il ajoutait foi aux allégations des enfants R.

[17] Pour situer l'affaire dans son contexte, il importe de signaler qu'elle a pris naissance peu après la suppression, en janvier 1988, dans le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, et dans la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, de l'exigence d'une corroboration pour qu'il puisse y avoir déclaration de culpabilité sur la foi du témoignage d'un enfant non assermenté. De plus, une idée très répandue, désormais réfutée, mais qui avait alors la faveur des psychologues pour enfants, voulait que « les enfants qui se disent victimes d'agressions sexuelles ne mentent pas ». De nombreux cas de sévices antérieurs infligés à des enfants étaient donc mis au jour au Canada, parfois avec grand retentissement.

[18] Le 6 juillet 1991, dans sa dénonciation sous serment, l'agent Dueck a accusé chacun des intimés d'avoir commis une agression sexuelle contre chacun des trois enfants R. Les intimés ont été arrêtés cinq jours plus tard et placés en détention pendant six jours. Lors de leur première comparution le 18 juillet 1991, M. Miazga représentait le ministère public et il a consenti à leur mise en liberté.

[19] Dans une autre dénonciation sous serment également datée du 6 juillet 1991, l'agent Dueck a accusé les parents R. et D.W., lesquels faisaient chacun l'objet de multiples chefs d'accusation d'agression sexuelle des enfants R. ou de grossière indécence à leur égard.

2.2 L'enquête préliminaire

[20] L'enquête préliminaire des parents R. et de D.W. s'est ouverte le 21 novembre 1991. Sur le fondement des témoignages des enfants R., tous trois ont été cités à procès pour toutes les accusations portées contre eux.

[21] Il est devenu évident au fil de l'enquête préliminaire que l'un des enfants R. avait menti à la cour au sujet de la prise de notes sur les sévices allégués. À la fin de l'enquête préliminaire, M. Miazga a signalé à la cour que les faiblesses des témoignages des enfants, particulièrement sous l'angle de la crédibilité, lui faisaient se demander s'il convenait de mener à terme l'enquête préliminaire des intimés.

[22] Monsieur Miazga a consulté ses supérieurs de la Direction des poursuites pénales, qui lui ont dit de maintenir le cap s'il ajoutait foi pour l'essentiel aux allégations des enfants.

[23] L'enquête préliminaire des intimés a commencé le 2 décembre 1991. Monsieur Miazga était l'un des avocats représentant la Couronne. Tous les intimés ont été cités à procès sur le fondement des allégations des enfants R.

2.3 L'arrêt des procédures

[24] Monsieur Miazga était le procureur de la Couronne au procès des parents R. et de D.W. Les enfants R. ont témoigné et, le 18 décembre 1992, les trois accusés ont été déclarés coupables de plusieurs chefs d'agression sexuelle. Dans ses motifs, la juge du procès a instamment recommandé que les enfants n'aient pas à participer à une autre instance criminelle.

[25] Au vu de cette mise en garde de la juge et de ses propres doutes concernant la crédibilité des enfants, M. Miazga a rencontré deux fois ses supérieurs de la Direction des poursuites pénales pour discuter de la possibilité de négocier des plaidoyers. À l'issue de la démarche entreprise en ce sens, l'un des accusés, qui n'est pas intimé en l'espèce, Peter Klassen père (le père de l'intimé Peter Dale Klassen), a reconnu sa culpabilité à l'égard de quatre accusations d'agression sexuelle. L'arrêt des procédures a été ordonné le 10 février 1993 vis‑à‑vis des intimés.

[26] Les juges majoritaires de la Cour d'appel de la Saskatchewan ont confirmé les déclarations de culpabilité des parents R. et de D.W. (R. c. R. (D.) (1995), 98 C.C.C. (3d) 353). Notre Cour a écarté ces déclarations de culpabilité ([1996] 2 R.C.S. 291), mais ses juges majoritaires ont conclu que le témoignage des enfants R. était suffisant pour ordonner la tenue de nouveaux procès dans le cas de deux des défendeurs.

2.4 L'action pour poursuites abusives

[27] Quelques années après l'arrêt des procédures, les trois enfants R. sont revenus sur leurs allégations contre les intimés.

[28] Ces derniers ont poursuivi au civil un certain nombre de personnes ayant joué un rôle dans la procédure criminelle engagée contre eux : l'agent de police Dueck, le procureur de la Couronne, M. Miazga, sa collègue, les ayants droit du supérieur de M. Miazga à la Direction des poursuites pénales et la thérapeute qui s'était occupée des enfants et avait témoigné au pénal contre les intimés. L'action contre la collègue de M. Miazga et les ayants droit du supérieur de ce dernier a été jugée irrecevable au procès. Messieurs Dueck et Miazga et la thérapeute pour enfants ont été tenus responsables.

[29] Monsieur Dueck n'a pas interjeté appel. La Cour d'appel a infirmé le jugement à l'égard de la thérapeute pour enfants, estimant que la conclusion du juge de première instance selon laquelle, sans le concours de l'intéressée, les accusations n'auraient pas été déposées ou, si elles l'avaient été, le ministère public n'y aurait pas donné suite, n'était [traduction] « tout simplement pas étayée par la preuve » et allait même à l'encontre de l'ensemble de la preuve concernant sa participation à l'enquête sur les infractions alléguées (par. 42). Elle a en outre statué que même si elles étaient correctes, les conclusions de fait tirées en première instance n'étaient pas suffisantes en droit pour tenir la thérapeute responsable de la poursuite criminelle. Le rejet de l'action contre la thérapeute par la Cour d'appel n'est pas en cause dans le présent pourvoi, qui ne vise que l'action intentée contre M. Miazga en qualité de procureur de la Couronne.

3. L'action contre M. Miazga : Jugements des tribunaux inférieurs

3.1 Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan

[30] Au procès, M. Miazga n'a pas nié avoir engagé la poursuite contre les intimés, comme l'exige le premier volet du critère jurisprudentiel permettant de conclure au caractère abusif de poursuites. Même si le respect du deuxième volet était discutable parce qu'il y avait eu négociation de plaidoyer avec M. Peter Klassen père (qui n'est pas partie à la présente instance), le juge de première instance a déterminé que la poursuite avait débouché sur une décision favorable aux intimés. Cette conclusion n'est pas contestée dans le présent pourvoi. Le juge de première instance a conclu que les troisième et quatrième éléments constitutifs du délit étaient réunis car, selon lui, M. Miazga n'avait pas eu de motifs raisonnables et probables de traduire les intimés en justice et il avait fait preuve de malveillance en allant de l'avant. Ce sont ses conclusions sur ces deux derniers éléments du délit qui sont contestées devant nous.

[31] Comme le signale la Cour d'appel (au par. 68), le juge de première instance voit clairement dans [traduction] « la crédibilité des enfants R. et de leurs allégations "l'élément décisif de l'affaire" ». Aussi, sa conclusion sur la responsabilité tient de toute évidence à son opinion que les faits allégués par les enfants sont invraisemblables au point d'être manifestement absurdes, de sorte que, sans corroboration, aucune personne raisonnable n'aurait conclu à la culpabilité des intimés. Le juge relève le caractère rituel et satanique des actes allégués, la façon mécanique dont les enfants ont relaté les agressions et le fait que, si on ajoutait foi aux allégations, 12 adultes, dont un grand nombre avaient eux‑mêmes de jeunes enfants, leur auraient infligé régulièrement les mêmes sévices dans différentes maisons en présence d'autres adultes. Vu la nature des actes reprochés et le fait qu'on savait les enfants enclins à mentir, il était pratiquement impossible de croire à la véracité des allégations formulées contre les intimés.

[32] En ce qui concerne le troisième volet du critère applicable aux poursuites abusives, le juge du procès conclut que M. Miazga ne croyait pas subjectivement à la culpabilité probable de chacun des intimés à l'égard des infractions qui leur étaient reprochées. Il signale (au par. 357) que [traduction] « les défendeurs n'ont jamais affirmé avoir sincèrement cru à la culpabilité probable des demandeurs », mais seulement qu'ils [traduction] « croyaient les enfants ». Il ajoute que même si M. Miazga avait témoigné qu'il avait cru à la culpabilité probable de chacun des intimés pour chacune des accusations, il n'aurait pas tenu son témoignage pour véridique, car vu l'invraisemblance des allégations des enfants R., aucun motif objectivement raisonnable n'aurait pu permettre à M. Miazga de conclure que les intimés étaient probablement coupables des crimes allégués.

[33] Pour ce qui est du dernier élément du délit, le juge du procès estime que M. Miazga a fait preuve de malveillance en engageant les poursuites contre les intimés. Il conclut (au par. 381) qu'en raison des circonstances [traduction] « extraordinaires » de l'affaire, la décision d'aller de l'avant malgré l'absence de motifs raisonnables et probables de le faire fait naître une forte présomption de malveillance ou constitue à tout le moins [traduction] « un bon indice de malveillance » (par. 382). Il conclut aussi que la conduite de M. Miazga recelait [traduction] « de nombreux autres bons indices de malveillance » qui s'ajoutaient à l'absence de motifs raisonnables et probables (par. 382). Selon lui, la malveillance de M. Miazga pouvait être inférée de chacun des faits suivants :

A. Conseils à l'agent Dueck avant le dépôt des accusations

· l'omission de M. Miazga de rencontrer les enfants ou de visionner les enregistrements vidéo de leurs entretiens avec les policiers avant de recommander à l'agent Dueck de déposer des accusations s'il ajoutait foi aux allégations des enfants (par. 141);

· le manque d'équité dans l'empressement à accuser et à poursuivre les supposés agresseurs, car d'autres personnes que les parents des enfants R. et les intimés visées par les allégations des enfants n'avaient pas été accusées (par. 390);

· l'omission générale d'analyser convenablement le dossier ou d'apprécier objectivement les faits avant de conseiller l'agent Dueck (par. 141, 287, 294 et 384).

B. Comportement pendant l'instance criminelle

· les circonstances de l'arrestation des intimés, la décision de les placer en détention pendant six jours et les conditions de leur détention (par. 176);

· le recours à des experts à titre de « témoins justificateurs », qui ont déclaré que les enfants R. étaient dysfonctionnels, qu'ils avaient été victimes d'agression sexuelle et qu'il fallait donc s'attendre à ce que leurs allégations et leurs témoignages présentent des contradictions (par. 271‑272);

· les tentatives de « protéger » les enfants tout au long de l'instance en s'opposant à ce que l'avocat de la défense assiste à titre d'observateur à l'enquête préliminaire relative aux accusations portées contre les parents R. et D.W. et à ce que les enfants soient contre‑interrogés sur leurs entretiens enregistrés et sur leurs déclarations antérieures, et la façon d'interroger les témoins experts (par. 412‑416);

· la démarche, le comportement et l'attitude tout au long de l'instance, qui ont amené le juge du procès à conclure que le procureur de la Couronne était déterminé à obtenir des citations à procès ou des déclarations de culpabilité sans égard à la fiabilité des témoins (par. 418).

C. Témoignage de M. Miazga au procès civil

· l'omission de présenter des excuses ou d'exprimer des regrets et l'indifférence à l'égard des répercussions des poursuites sur les intimés ou sur la confiance du public dans le système de justice (par. 404‑406).

3.2 Cour d'appel de la Saskatchewan

[34] La Cour d'appel est partagée sur l'issue de l'appel, mais tous ses juges sont d'avis que le juge de première instance a eu tort de conclure à la malveillance de M. Miazga sur le fondement de ce qu'il considérait comme d'« autres bons indices de malveillance ». Selon elle, les conclusions du juge sur ce point reposaient sur des postulats erronés concernant le rôle du poursuivant et sur des erreurs de droit ou elles n'étaient pas étayées par la preuve. Voici l'essentiel de son raisonnement.

[35] S'agissant des actes de M. Miazga avant le dépôt des accusations, le juge Sherstobitoff, avec l'appui du juge Lane, conclut que le juge de première instance a imputé à la malveillance de M. Miazga l'omission de considérer convenablement l'affaire. Il rappelle la distinction entre le rôle de la police et celui du ministère public (aux par. 104‑114) et signale qu'au bout du compte, la tâche d'enquêter sur une infraction, celle de porter ou non des accusations et celle de décider des chefs d'accusation incombent uniquement aux policiers. Hormis l'omission de rencontrer lui‑même les enfants avant de recommander à l'agent Dueck d'aller de l'avant s'il ajoutait foi à leurs allégations — dont la prise en compte a été tenue pour légitime par les juges majoritaires (par. 115‑116) —, le déroulement de l'enquête avant le dépôt des accusations n'était pas pertinent. Le juge Vancise convient que [traduction] « le juge de première instance n'a pas bien compris les rôles respectifs de la police et du ministère public » (par. 212).

[36] En ce qui concerne le comportement pendant l'instance criminelle, le juge Sherstobitoff estime (au par. 121) que le juge de première instance a conclu à tort que l'envoi en détention des intimés après leur arrestation constituait de la malveillance de la part de M. Miazga, car aucun élément de preuve n'indiquait que ce dernier avait eu quoi que ce soit à voir avec la nature et les circonstances de l'arrestation. De fait, selon la preuve, le premier geste de M. Miazga avait été de consentir à la mise en liberté des intimés à l'audience de justification. Pour ce qui est de sa conduite au procès, y compris l'attitude surprotectrice qu'il aurait eue à l'égard des enfants et son comportement vis‑à‑vis des témoins experts, la Cour d'appel estime que même si l'on convient avec le juge de première instance que M. Miazga était indûment combatif, le juge du procès est demeuré maître de l'instance (le juge Vancise, par. 237). De toute manière, une inconduite de cette nature pouvait tout aussi bien être imputée au manque de discernement du procureur de la Couronne, à sa négligence ou à son insouciance (le juge Sherstobitoff, par. 130).

[37] Enfin, la Cour d'appel statue (aux par. 127 et 242) que le juge de première instance ne pouvait inférer de l'omission de M. Miazga de présenter des excuses que ce dernier n'avait pas de regrets et qu'il avait donc été animé par une intention malveillante, car aucun élément de preuve se rapportant à la présence ou à l'absence de regrets ne figurait au dossier. Jamais au cours du procès M. Miazga n'a été interrogé sur ce qu'il éprouvait à l'égard des poursuites intentées contre les intimés.

[38] En résumé, tous les juges de la Cour d'appel écartent la quasi‑totalité des [traduction] « indices de malveillance » retenus par le juge de première instance. Comme l'indique le juge Sherstobitoff, le juge de première instance n'a pas expliqué en quoi ces actes lui paraissaient empreints de malveillance, puisque la plupart d'entre eux étaient équivoques quant à l'intention de M. Miazga et pouvaient traduire un manque de discernement, de la négligence ou de l'insouciance, lesquels ne confèrent pas de droit d'action.

[39] Toutefois, les juges majoritaires rejettent l'appel. Selon le juge Sherstobitoff, la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Miazga ne croyait pas subjectivement à la culpabilité probable des intimés constitue une conclusion de fait qui [traduction] « fait pencher la balance » contre ce dernier (par. 132). Elle pouvait raisonnablement être tirée (au par. 135) au vu de l'ensemble de la preuve et de [traduction] « la ferme opinion du juge de première instance, qui ressort de tout le jugement », voulant que n'importe qui aurait trouvé les allégations des enfants R. bizarres au point d'être invraisemblables et la crédibilité des enfants insuffisante. Les juges majoritaires concluent que la décision de M. Miazga d'aller de l'avant malgré l'absence de motifs raisonnables et probables suffisait en soi à établir la malveillance conformément à l'arrêt Nelles. Ils expliquent (par. 141) :

[traduction] Une poursuite engagée sans que le procureur de la Couronne n'ajoute foi aux allégations des plaignants ou ne croie à la culpabilité des accusés équivaut à « un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale » au sens de l'arrêt Proulx [. . .] et va au‑delà du manque de discernement, de la négligence ou de l'insouciance pour devenir de la malveillance.

[40] Dissident, le juge Vancise conclut que l'élément fondamental du délit de poursuites abusives est la malveillance, que les arrêts Nelles et Proulx définissent comme une [traduction] « conduite motivée par un "but illégitime" » (par. 246). À son avis, l'absence de motifs raisonnables et probables ne peut à elle seule constituer de la malveillance revêtant la forme d'un but illégitime. Les actes de procédure ne font état d'aucun but illégitime et, surtout, le juge de première instance ne tire aucune conclusion expresse quant à la motivation de M. Miazga par un but illégitime précis (par. 170). Le juge Vancise estime donc qu'aucun élément ne tendait à prouver un effort délibéré de la part de M. Miazga pour abuser de son propre rôle ou le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale (par. 245). Tous les prétendus indices de malveillance relevés en première instance [traduction] « ne démontraient pas l'existence d'un but illégitime, mais indiquaient tout au plus un manque de discernement, de la négligence ou de l'insouciance » (par. 247).

[41] Cette conclusion dispense le juge Vancise d'examiner la question des motifs raisonnables et probables. Il exprime néanmoins l'avis que la conclusion selon laquelle M. Miazga ne croyait pas sincèrement à l'existence de tels motifs reposait sur l'invraisemblance des allégations des enfants R. et qu'elle constituait de ce fait une erreur manifeste et dominante. Selon lui, le fait que l'agent Dueck avait cru les enfants et la crédibilité accordée au témoignage des enfants R. dans le cadre des poursuites criminelles dont les parents R. et D.W. avaient auparavant fait l'objet démentaient le postulat du juge selon lequel les allégations étaient absurdes au point d'être totalement invraisemblables.

4. Analyse

4.1 Évolution historique du délit de poursuites abusives

[42] La création du délit de poursuites abusives — un délit de nature intentionnelle — visait à permettre l'indemnisation du préjudice causé par une poursuite injustifiée. Le critère à quatre volets qui s'y applique a vu le jour et s'est développé en Angleterre aux 18e et 19e siècles, à une époque où les poursuites pénales étaient le fait de particuliers et où la Couronne échappait à toute responsabilité civile. De fait, en Angleterre et au Canada, les premières décisions en matière de poursuites abusives ont toutes été rendues dans des affaires opposant des personnes privées : voir, p. ex., Heath c. Heape (1856), 1 H. & N. 478 (Ex.), 156 E.R. 1289; Hicks c. Faulkner (1878), 8 Q.B.D. 167; Abrath c. North Eastern Railway Co. (1886), 11 App. Cas. 247 (H.L.); Joint c. Thompson (1867), 26 U.C.Q.B. 519; Prentiss c. Anderson Logging Co. (1911), 16 B.C.R. 289 (C.A.); Jewhurst c. United Cigar Stores Ltd. (1919), 49 D.L.R. 649 (C.S. Ont., Div. app.); Gabler c. Cymbaliski (1922), 15 Sask. L.R. 457 (B.R.); Love c. Denny (1929), 64 O.L.R. 290 (C.S., Div. app.).

[43] Dans les ressorts de common law, le principe de l'immunité s'est appliqué jusque dans les années 1950, les divers gouvernements canadiens commençant alors à légiférer sur la responsabilité de l'État : voir, p. ex., la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, art. 3, et la Proceedings against the Crown Act, R.S.S. 1978, ch. P‑27, art. 5. Ces textes législatifs ont donné lieu à un débat jurisprudentiel quant à savoir s'il fallait continuer de reconnaître au ministère public l'immunité absolue contre la responsabilité civile dont il avait joui jusqu'alors. Dans l'arrêt Nelles, notre Cour a statué qu'un procureur de la Couronne pouvait être tenu responsable de poursuites abusives. Toutefois, comme le fait remarquer à juste titre le juge Vancise, les raisons de principe fondant l'immunité dont avait historiquement bénéficié le procureur de la Couronne [traduction] « justifiaient de n'accueillir une action pour poursuites abusives que si elle satisfaisait à un critère extrêmement strict » (par. 184).

[44] Étant donné que le délit de poursuites abusives est antérieur à notre système actuel de poursuites pénales publiques, les tribunaux doivent se garder de simplement appliquer les principes issus d'affaires opposant des personnes privées aux litiges dans lesquels le ministère public est partie défenderesse, sans faire les adaptations nécessaires. Bien que les quatre volets du critère permettant de conclure au caractère abusif de poursuites demeurent les mêmes quelles que soient les parties en présence, la définition du délit dans une action intentée contre le procureur général ou un substitut doit prendre en compte les principes constitutionnels fondamentaux régissant cette charge. Dans l'affaire Nelles, la décision de notre Cour d'appliquer une norme très stricte dans une action pour poursuites abusives intentée contre le ministère public procède de ces principes, et c'est pourquoi je les rappelle ci‑après.

4.2 Indépendance du ministère public et délit de poursuites abusives

[45] La personne qui intente contre un procureur de la Couronne une action pour poursuite abusive conteste après coup le bien‑fondé de sa décision d'engager ou de continuer une poursuite criminelle contre elle. Or, cette décision est au cœur du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, dont notre Cour précise la nature et les éléments dans l'arrêt Krieger (par. 43 et 46‑47) :

L'expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression technique. Elle ne désigne pas simplement la décision discrétionnaire d'un procureur du ministère public, mais vise l'exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l'indépendance protège contre l'influence de considérations politiques inappropriées et d'autres vices.

. . .

Sans vouloir être exhaustifs, nous croyons que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites comprend essentiellement les éléments suivants : a) le pouvoir discrétionnaire d'intenter ou non des poursuites relativement à une accusation portée par la police; b) le pouvoir discrétionnaire d'ordonner un arrêt des procédures dans le cadre de poursuites privées ou publiques, au sens des art. 579 et 579.1 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46; c) le pouvoir discrétionnaire d'accepter un plaidoyer de culpabilité relativement à une accusation moins grave; d) le pouvoir discrétionnaire de se retirer complètement de procédures criminelles : R. c. Osborne (1975), 25 C.C.C. (2d) 405 (C.A.N.‑B.); e) le pouvoir discrétionnaire de prendre en charge des poursuites privées : R. c. Osiowy (1989), 50 C.C.C. (3d) 189 (C.A. Sask.). Même s'il existe d'autres décisions discrétionnaires, celles‑ci constituent l'essentiel du pouvoir souverain délégué qui caractérise la charge de procureur général.

Fait important, le point commun entre les divers éléments du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est le fait qu'ils comportent la prise d'une décision finale quant à savoir s'il y a lieu d'intenter ou de continuer des poursuites ou encore d'y mettre fin, d'une part, et quant à l'objet des poursuites, d'autre part. Autrement dit, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites vise les décisions concernant la nature et l'étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles‑ci. Les décisions qui ne portent pas sur la nature et l'étendue des poursuites, c'est‑à‑dire celles qui ont trait à la stratégie ou à la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal, ne relèvent pas du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Ces décisions relèvent plutôt de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure une fois que le procureur général a choisi de se présenter devant lui. [Je souligne.]

[46] L'indépendance du procureur général est si essentielle à l'intégrité et à l'efficacité du système de justice criminelle qu'elle est consacrée par la Constitution. Le principe de l'indépendance veut que le procureur général agisse indépendamment de toute pression politique du gouvernement et il soustrait à tout contrôle judiciaire l'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, sous réserve uniquement de l'application de la règle de l'abus de procédure. Dans l'arrêt Krieger, notre Cour explique en quoi le principe de l'indépendance revêt la forme d'une valeur constitutionnelle (par. 30‑32) :

Dans notre pays, un principe constitutionnel veut que le procureur général agisse indépendamment de toute considération partisane lorsqu'il supervise les décisions d'un procureur du ministère public. Voir, à l'appui de ce point de vue : Commission de réforme du droit du Canada [Document de travail 62, Poursuites pénales : les pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne (1990)], p. 9‑11. Voir également le juge Binnie (dissident sur un autre point) dans l'arrêt R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 2002 CSC 12, par. 157‑158.

Cet aspect de l'indépendance du procureur général se reflète également dans le principe selon lequel les tribunaux n'interviennent pas dans la façon dont celui‑ci exerce son pouvoir exécutif, comme l'illustre le processus décisionnel en matière de poursuites. . .

. . .

La reconnaissance par la cour que l'exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites ne peut pas faire l'objet d'un contrôle judiciaire repose avant tout sur le principe fondamental de la primauté du droit consacré par notre Constitution. Sous réserve de la règle de l'abus de procédure, il ne relève pas de la compétence légitime du tribunal de superviser le processus décisionnel d'une partie plutôt que la conduite des parties comparaissant devant lui. [. . .] La fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l'objet d'une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l'origine de la décision de poursuivre. Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l'intégrité de notre système de poursuites. Il faut établir des lignes de démarcation constitutionnelles claires dans des domaines où un conflit aussi grave risque de survenir. [Je souligne.]

Voir aussi R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 166, le juge Binnie, dissident sur un autre point.

[47] L'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites relève d'une fonction inhérente à la charge de procureur général qui fait intervenir le principe de l'indépendance. L'importance fondamentale de l'indépendance du ministère public tient à la défense de l'intérêt public, et non à la protection des droits individuels des procureurs de la Couronne, car elle permet à ces derniers de prendre des décisions discrétionnaires dans l'exécution de leurs obligations professionnelles sans craindre d'ingérence judiciaire ou politique et de s'acquitter ainsi de leur rôle quasi judiciaire de [traduction] « représentants de la justice » : Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16, p. 25, le juge Locke. Dans l'arrêt R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, la juge L'Heureux‑Dubé reconnaît qu'il est dans l'intérêt public de limiter le contrôle judiciaire des décisions du ministère public (p. 616) :

[L]e procureur général est un représentant de l'exécutif et, à ce titre, il reflète, de par sa fonction de poursuivant, l'intérêt de la collectivité à faire en sorte que justice soit adéquatement rendue. Le rôle du procureur général à cet égard consiste non seulement à protéger le public, mais également à honorer et à exprimer le sens de justice de la collectivité. Aussi, les tribunaux devraient‑ils être prudents avant de s'adonner à des conjectures rétrospectivement sur les motifs qui poussent le poursuivant à prendre une décision. [Je souligne.]

Il est donc clairement dans l'intérêt public que les procureurs de la Couronne jouissent d'un pouvoir discrétionnaire total leur permettant de s'acquitter dûment de leur fonction.

[48] Ce principe général de non‑immixtion judiciaire n'est cependant pas absolu. Dans le contexte du droit public, notre Cour a unanimement confirmé l'applicabilité de la règle de l'abus de procédure dans une instance pénale (R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128), mais elle n'a reconnu le pouvoir discrétionnaire judiciaire de suspendre l'instance pour abus de procédure que dans les « cas les plus manifestes » (p. 137). Dans l'arrêt Power, la juge L'Heureux‑Dubé, au nom des juges majoritaires, énonce les conditions strictes auxquelles il peut y avoir immixtion d'une cour de justice dans la décision du ministère public de poursuivre un accusé (p. 615‑616) :

Je conclus, par conséquent, que, dans les affaires criminelles, les tribunaux ont un pouvoir discrétionnaire résiduel de remédier à un abus de la procédure de la cour, mais uniquement dans les « cas les plus manifestes », ce qui, à mon avis, signifie un comportement qui choque la conscience de la collectivité et porte préjudice à l'administration régulière de la justice au point qu'il justifie une intervention des tribunaux.

Pour conclure que la situation est « à ce point viciée » et qu'elle constitue l'un des « cas les plus manifestes », tel que l'abus de procédure a été qualifié par la jurisprudence, il doit y avoir une preuve accablante que les procédures examinées sont injustes au point qu'elles sont contraires à l'intérêt de la justice. [. . .] Si la preuve démontre clairement l'existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d'un acte si fautif qu'il viole la conscience de la collectivité à un point tel qu'il serait vraiment injuste et indécent de continuer, alors, et alors seulement, les tribunaux devraient intervenir pour empêcher un abus de procédure susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares. [Je souligne.]

[49] Rappelons que dans l'arrêt Nelles, notre Cour statue que le procureur général et ses substituts ne jouissent pas au civil d'une immunité absolue contre les actions pour poursuites abusives. Elle explique qu'il s'agit en définitive d'une question d'intérêt public, puis conclut que le poursuivant qui agit avec malveillance et dénature ses obligations professionnelles sort de son rôle de « représentant de la justice », de sorte que l'immunité contre la responsabilité civile ne se justifie plus. L'accusé poursuivi à tort au pénal par suite du comportement abusif du procureur de la Couronne dispose d'un recours au civil. Toutefois, comme dans le cas de l'abus de procédure, il doit satisfaire à des conditions strictes de façon que le tribunal ne mette pas simplement en doute rétrospectivement la décision prise à l'issue de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public en matière de poursuites.

[50] Dans l'arrêt Nelles, lorsqu'elle statue que l'immunité absolue contre la responsabilité civile n'est pas justifiée, la Cour précise que les principes sous‑tendant la thèse de l'immunité demeurent applicables et influent sur les conditions strictes auxquelles une action pour poursuites abusives doit satisfaire (p. 199) :

De plus, il importe de souligner qu'il s'agit ici d'une immunité contre des actions pour poursuites abusives; il n'est question ni d'erreurs de jugement, ni d'erreurs dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, ni même de négligence professionnelle. Dans le cas du délit civil de poursuites abusives, par contre, on doit prouver l'existence d'un but ou d'un motif illégitime, motif qui constitue un abus ou une perversion du système de justice criminelle à des fins auxquelles il n'est pas destiné et qui, en tant que tel, comporte un abus des pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne qui agissent en son nom. [Je souligne.]

Dans l'arrêt Proulx, la Cour rappelle le critère strict établi dans l'arrêt Nelles à l'égard de l'action pour poursuites abusives (par. 4) :

Dans notre système de justice pénale, les poursuivants jouissent d'un vaste pouvoir discrétionnaire et d'un grand pouvoir décisionnel dans l'exercice de leurs fonctions. Compte tenu de l'importance de ce rôle pour l'administration de la justice, les tribunaux doivent se montrer vraiment très réticents à mettre en doute rétrospectivement la sagesse des décisions du poursuivant, lorsqu'ils évaluent la responsabilité du ministère public pour la conduite répréhensible du poursuivant. L'arrêt Nelles [. . .] a confirmé sans équivoque qu'il était dans l'intérêt public que le seuil de cette responsabilité soit très élevé, de manière à décourager les demandes, sauf les plus sérieuses, contre les autorités chargées des poursuites et à garantir que seules les circonstances les plus exceptionnelles entraînent la responsabilité du ministère public. [Je souligne.]

[51] La poursuite abusive est donc l'équivalent, en droit privé, de l'abus de procédure en droit public. En effet, les deux offrent une voie de recours lorsque la conduite du procureur de la Couronne est si inacceptable qu'elle ne ressortit plus à son rôle de représentant de la justice, écartant ainsi la règle générale de la non‑immixtion des tribunaux dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Tous deux sont strictement délimités et emportent l'application de critères stricts de sorte que la responsabilité du ministère public ne soit retenue que dans les circonstances les plus exceptionnelles et que soit préservé le pouvoir discrétionnaire de ce dernier.

[52] Les intimés et certains intervenants nous exhortent à modifier le critère applicable en matière de poursuites abusives de façon que, pour les besoins du quatrième volet du critère, la malveillance puisse être inférée de la seule conclusion qu'il n'y avait pas de motifs raisonnables et probables tirée au troisième volet. Ils font valoir que la preuve indépendante de la malveillance du procureur de la Couronne impose un fardeau excessif à l'accusé qui a été victime d'une poursuite abusive. Ces arguments ne sont pas fondés selon moi, et ils ne tiennent pas compte du juste équilibre établi dans les arrêts Nelles et Proulx entre le droit individuel à la protection contre les poursuites criminelles injustifiées et l'intérêt public résidant dans la poursuite effective et sans entrave des criminels : P. H. Osborne, The Law of Torts (3e éd. 2007), p. 245. Comme le dit clairement la Cour dans l'arrêt Nelles, la « difficulté » de prouver la poursuite abusive procède d'un choix délibéré de sa part visant à préserver cet équilibre (p. 199).

4.3 Les éléments constitutifs du délit de poursuites abusives en bref

[53] Le premier volet du critère permettant de conclure au caractère abusif d'une poursuite exige du demandeur qu'il prouve que le défendeur a engagé la poursuite en cause. Le recours doit être exercé contre la bonne personne, car seule celle ayant [traduction] « contribué activement » à la mise en branle du processus judiciaire peut être tenue responsable du préjudice subi : Danby c. Beardsley (1880), 43 L.T. 603 (C.P.), p. 604. Lorsqu'un procureur de la Couronne est partie défenderesse à l'action, cette exigence est remplie s'il a décidé de donner suite aux accusations déposées par la police ou de continuer la poursuite ou s'il a pris le relais dans une poursuite intentée par un collègue : Clerk & Lindsell on Torts (19e éd. 2006), p. 979; J. G. Fleming, The Law of Torts (9e éd. 1998), p. 677.

[54] Le deuxième élément constitutif — l'issue de la poursuite favorable au demandeur — empêche la contestation indirecte d'une déclaration de culpabilité prononcée à bon droit par un tribunal pénal et évite ainsi un conflit entre la justice civile et la justice pénale. Cette condition peut être remplie quelles que soient les modalités d'obtention de la décision, qu'il y ait acquittement, mise en liberté à l'enquête préliminaire, retrait de l'accusation ou arrêt des procédures. Toutefois, lorsqu'il n'y a pas de décision au fond, notamment en cas d'entente ou de négociation de plaidoyer, la question de savoir si l'instance a débouché sur une décision « favorable » au demandeur peut encore se poser : voir, p. ex., Ramsay c. Saskatchewan, 2003 SKQB 163, 234 Sask. R. 172; Hainsworth c. Ontario (Attorney General), [2002] O.J. No. 1390 (QL) (C.S.J.); Hunt c. Ontario, [2004] O.J. No. 5284 (QL) (C.S.J.); Ferri c. Root, 2007 ONCA 79, 279 D.L.R. (4th) 643. Bien qu'elle ait été débattue en première instance, cette question n'est pas soulevée devant nous.

[55] Naturellement, différentes raisons peuvent expliquer qu'une poursuite criminelle débouche sur une issue favorable à l'accusé sans qu'elle n'ait été intentée à tort pour autant. Le troisième élément dont le demandeur doit faire la preuve — l'absence de motifs raisonnables et probables d'intenter ou de continuer la poursuite — vient circonscrire davantage le recours possible. En principe, lorsque des motifs raisonnables et probables existaient au moment où le poursuivant a engagé ou continué l'instance criminelle, celle‑ci doit être tenue pour légitime même si elle débouche finalement sur une décision favorable à l'accusé. J'y reviendrai.

[56] Enfin, le fait qu'une poursuite criminelle a été intentée malgré l'absence de motifs raisonnables et probables n'établit pas à lui seul son caractère abusif, que le défendeur exerce une charge publique ou non. Le délit de poursuites abusives est de nature intentionnelle et exige la preuve que le défendeur était animé par la malveillance lorsqu'il a mis le processus judiciaire criminel en branle. La malveillance constitue l'élément clé de l'équilibre que le délit vise à préserver entre l'administration efficace de la justice criminelle dans l'intérêt public et la nécessité d'indemniser le citoyen qui est poursuivi à tort principalement à une autre fin que celle de l'application de la loi. Je reviens sur cet élément dans mon analyse.

[57] Je passe maintenant à l'examen détaillé des questions en litige dans le présent pourvoi. Je me penche d'abord sur l'élément constitutif de l'absence de motifs raisonnables et probables.

4.4 L'absence de motifs raisonnables et probables

[58] Le troisième élément exige du demandeur qu'il prouve l'absence de motifs raisonnables et probables d'intenter la poursuite. Comme le délit de poursuite abusive est de nature intentionnelle et qu'il vise la décision du ministère public d'engager une instance criminelle, cet élément renvoie généralement à la croyance du poursuivant à l'existence de motifs raisonnables et probables. Il est bien établi que la question de savoir si de tels motifs existent comporte un volet objectif et un volet subjectif, en sorte qu'« [i]l doit y avoir une croyance réelle de la part du poursuivant et cette croyance doit être raisonnable dans les circonstances » (Nelles, p. 193). Certes l'exigence est formulée de manière positive, mais il incombe clairement au demandeur de démontrer l'absence de motifs raisonnables et probables.

[59] Le présent pourvoi soulève deux questions en ce qui concerne le troisième élément constitutif du délit dans une action intentée contre un procureur de la Couronne. Premièrement, des précisions s'imposent sur le degré de croyance qui doit fonder la décision du poursuivant d'intenter ou de continuer une poursuite, car une incertitude paraît subsister à ce sujet. Deuxièmement, étant donné que l'existence de motifs raisonnables et probables ne tient pas à l'opinion personnelle du poursuivant concernant la culpabilité de l'accusé, mais à son appréciation professionnelle du fondement juridique de la poursuite, la question se pose de savoir si le troisième volet du critère doit s'attacher uniquement à l'existence ou à l'inexistence de motifs objectifs, de sorte que l'état d'esprit subjectif du poursuivant ne serait considéré qu'à la quatrième étape de l'analyse, celle relative à l'intention malveillante. J'examine d'abord le degré de croyance requis.

[60] Dans l'arrêt Nelles, à la p. 193, le juge Lamer fait sienne la définition des motifs raisonnables et probables du juge Hawkins dans Hicks c. Faulkner, à la p. 171, conf. par [1881-5] All E.R. Rep. 187 (C.A.), et dit ce qui suit :

Un motif raisonnable et probable a été décrit comme [traduction] « la croyance de bonne foi en la culpabilité de l'accusé, basée sur la certitude, elle‑même fondée sur des motifs raisonnables, de l'existence d'un état de faits qui, en supposant qu'ils soient exacts, porterait raisonnablement tout homme normalement avisé et prudent, à la place de l'accusateur, à croire que la personne inculpée était probablement coupable du crime en question ». . . [Je souligne.]

Il s'agit de ce qu'on appelle communément la norme de la « culpabilité probable ».

[61] Dans l'arrêt Proulx, la Cour apporte les précisions suivantes (par. 31) :

Il est manifestement incorrect d'affirmer que le poursuivant doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé avant de porter des accusations contre lui. C'est la question que le juge des faits, et non le poursuivant, doit trancher en bout de ligne. Nous sommes toutefois d'avis que, pour qu'il existe des motifs raisonnables et probables et que des poursuites criminelles puissent être intentées, le ministère public doit avoir suffisamment d'éléments de preuve pour croire que la culpabilité pourrait être démontrée régulièrement hors de tout doute raisonnable. Un seuil moins élevé permettant l'introduction d'une poursuite serait incompatible avec le rôle du poursuivant en sa qualité de fonctionnaire chargé d'assurer le respect et la recherche de la justice. [Je souligne.]

[62] Par suite de cet arrêt, des auteurs se sont demandé si la norme de la « culpabilité probable » ne rompait pas avec le critère de l'arrêt Nelles au profit d'une norme plus stricte s'apparentant à celle de la « possibilité raisonnable d'une déclaration de culpabilité » dont font état la plupart des guides destinés aux procureurs de la Couronne au Canada : voir, p. ex., T. L. Archibald, « The Widening Net of Liability for Police and Public Officials in the Investigation of Crimes », dans T. L. Archibald et M. Cochrane, dir., Annual Review of Civil Litigation, 2001 (2002), 1, p. 9; voir aussi J. Pearson, « Proulx and Reasonable and Probable Cause to Prosecute » (2002), 46 C.R. (5th) 156.

[63] À mon avis, la différence entre les normes établies dans les arrêts Nelles et Proulx découle de ce que le délit de poursuites abusives est antérieur aux poursuites criminelles publiques. Je le répète, les principes dégagés dans le cadre d'instances opposant des personnes privées ne peuvent pas simplement être appliqués aux instances auxquelles le ministère public est partie sans que les modifications qui s'imposent soient apportées. Dans la décision Wilson c. Toronto (Metropolitan) Police Service, [2001] O.J. No. 2434 (QL) (C.S.J.), antérieure à l'arrêt Proulx, le juge Dambrot signale avec justesse que la définition des motifs raisonnables et probables citée dans l'arrêt Nelles ne rend pas compte du véritable rôle dévolu de nos jours au procureur de la Couronne : [traduction] « lorsque le juge Hawkins a formulé cette définition [dans Hicks c. Faulkner], il ne pensait manifestement pas à l'avocat poursuivant » (par. 31). Selon lui, la croyance personnelle de l'accusateur à la culpabilité probable de l'accusé peut constituer une norme appropriée au civil, mais elle ne saurait correspondre à l'élément subjectif de l'existence de motifs raisonnables et probables dans une action pour poursuites abusives intentée contre un procureur de la Couronne (par. 33). La décision du juge Dambrot n'est pas mentionnée dans l'arrêt Proulx, mais la norme retenue dans ce dernier tient compte du problème qu'elle soulève. Dans l'arrêt Proulx, la Cour dit clairement que l'existence de motifs raisonnables et probables ne tient pas à l'opinion personnelle du poursuivant concernant la culpabilité de l'accusé, mais à son appréciation professionnelle du fondement juridique de la poursuite. Étant donné la norme de preuve applicable dans un procès criminel, pour le poursuivant, croire à la culpabilité « probable » signifie donc croire, au vu des circonstances existantes, que les faits reprochés pourraient être prouvés hors de tout doute raisonnable devant une cour de justice.

[64] Comme j'y ai déjà fait allusion, la norme relative à l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'engager ou de continuer une poursuite criminelle dont font état la plupart des guides destinés aux procureurs de la Couronne au Canada est généralement plus rigoureuse que celle des motifs raisonnables et probables correspondant au troisième volet du critère applicable en matière de poursuites abusives. Ces guides déconseillent généralement d'intenter une poursuite criminelle ou de la continuer lorsqu'il n'existe pas de possibilité raisonnable d'obtenir une déclaration de culpabilité et qu'il n'est pas dans l'intérêt public de poursuivre au pénal. L'établissement de normes appropriées relève du pouvoir discrétionnaire du ministère public et, je le répète, l'action civile ne saurait se prêter au contrôle judiciaire de l'exercice de ce pouvoir dans un cas donné. En conséquence, il n'y a rien de discordant à ce qu'une norme moins rigoureuse s'applique à la responsabilité civile.

[65] Le fait que l'existence de motifs raisonnables et probables tient à l'opinion professionnelle, et non personnelle, du poursuivant quant au bien‑fondé de la poursuite contribue pour beaucoup à la saine administration de la justice. L'ancien juge G. Arthur Martin approfondit la question dans Report of the Attorney General's Advisory Committee on Charge Screening, Disclosure, and Resolution Discussions (1993) (le « Rapport Martin »). Je ne mettrai en relief que quelques‑unes des préoccupations soulevées en l'espèce.

[66] Exiger que la décision d'engager une poursuite repose sur l'opinion personnelle du procureur de la Couronne quant à la culpabilité de l'accusé va à l'encontre de l'impartialité du poursuivant et de la nature quasi judiciaire de sa charge : arrêt Boucher. Le Rapport Martin en donne l'explication à la p. 70 :

[traduction] Si une poursuite n'était intentée que lorsque le procureur de la Couronne croit fermement à la culpabilité de l'accusé, l'idée généralement admise que « l'objectif d'une poursuite criminelle n'est pas l'obtention d'une déclaration de culpabilité » pourrait bien être remise en cause dans les faits par un poursuivant qui, convaincu de la culpabilité de l'accusé, considérerait qu'il est de son devoir d'obtenir une déclaration de culpabilité.

[67] À l'inverse, lorsque des motifs suffisants existent du point de vue strictement juridique, le procureur de la Couronne qui a personnellement des doutes sur la culpabilité de l'accusé ne peut se substituer au juge ou au jury pour décider initialement de poursuivre ou non. Voici la justification apportée dans le Rapport Martin, aux p. 71‑72 :

[traduction] Le procureur de la Couronne n'a pas à substituer son opinion personnelle à celle du juge du procès ou du jury, auxquels il revient de rendre une décision au nom de la collectivité. Et il devrait s'en abstenir. Il ne faut pas oublier que la confiance du public dans l'administration de la justice repose en grande partie sur le processus judiciaire, qui veille non seulement à ce qu'il y ait justice, mais aussi apparence de justice [. . .] Investir le procureur de la Couronne du pouvoir d'engager ou d'abandonner une poursuite selon sa croyance subjective à la culpabilité ou à l'innocence de l'accusé reviendrait, dans certaines circonstances, à remplacer ce processus transparent, impartial et axé sur la collectivité, par la décision non justifiée et non susceptible de contrôle d'un représentant du ministère public qui n'est pas directement comptable de ses actes au public.

[68] Aux fins de l'action civile pour poursuites abusives, l'exigence de motifs raisonnables et probables vise à écarter les cas où l'enclenchement du processus criminel était justifié. Comme le dit le juge Sopinka :

[traduction] La raison d'être de l'action délictuelle en dommages‑intérêts pour poursuites abusives réside dans l'abus du processus judiciaire par le recours injustifié à la loi pour les besoins d'une accusation criminelle. Toutefois, le délit est défini de manière restrictive afin que le poursuivant puisse traduire un criminel en justice sans craindre d'être poursuivi en dommages‑intérêts s'il n'obtient pas de déclaration de culpabilité.

(J. Sopinka, « Malicious Prosecution : Invasion of Charter Interests : Remedies : Nelles v. Ontario : R. v. Jedynack : R. v. Simpson » (1995), 74 R. du B. can. 366, p. 367)

[69] Dès lors, la question est celle de savoir si le degré de croyance subjective du poursuivant relève à juste titre du troisième volet du critère dans une action intentée contre un procureur de la Couronne. Pour les motifs qui suivent, je conclus par la négative. Encore une fois, il faut se garder d'appliquer les principes dégagés à une époque antérieure à la création du système de poursuites pénales publiques sans faire les adaptations nécessaires. La difficulté qui se présente est la suivante.

[70] Je le rappelle, il est bien établi que les motifs raisonnables et probables requis pour intenter une poursuite ont deux composants, l'un subjectif, l'autre objectif. Il s'ensuit donc logiquement que le demandeur, à qui il incombe de prouver l'absence de motifs raisonnables et probables, y parvient en établissant soit l'absence de croyance subjective à l'existence de motifs raisonnables, soit l'absence objective de motifs raisonnables. Bien qu'aucune décision de justice canadienne ne le confirme clairement, la jurisprudence anglaise et celle d'autres ressorts de common law vont dans ce sens. Voir, p. ex., Glinski c. McIver, [1962] 1 All E.R. 696 (H.L.), p. 721‑722; A c. State of New South Wales, [2007] HCA 10, [2007] 3 L.R.C. 693; Marley c. Mitchell (1988), [2006] N.Z.A.R. 181 (C.A.).

[71] La possibilité que le demandeur satisfasse au troisième volet du critère s'il établit l'absence de motifs objectifs, même lorsque le poursuivant croyait à leur existence, est compatible avec la raison d'être du troisième élément constitutif du délit. La croyance purement subjective à la culpabilité qui n'est pas étayée par les faits ne saurait justifier la mise en branle du processus pénal. La possibilité que le demandeur puisse également franchir la troisième étape de l'analyse s'il montre que le poursuivant ne croyait pas à l'existence de motifs raisonnables et probables (même lorsque, objectivement, de tels motifs existaient bel et bien au moment considéré) ne va pas autant de soi. Dans le contexte d'une poursuite pénale publique, une analyse plus approfondie s'impose.

[72] Nous l'avons vu, les affaires de poursuites abusives opposaient à l'origine des personnes privées. Dans ce contexte, on peut soutenir que l'absence de croyance subjective, indépendamment des faits réels, satisfait au troisième volet du critère. Comme le dit fort opportunément un auteur, s'agissant de [traduction] « l'inexistence de motifs raisonnables et probables agissant dans l'esprit du défendeur », « [o]n peut parfois en faire la preuve, quels que soient les faits, en établissant que le défendeur ne croyait pas au bien‑fondé de sa poursuite, car en ce cas, il n'existe pas pour lui de motifs raisonnables et probables » : Clerk & Lindsell on Torts, p. 981 (en italique dans l'original). À défaut de la croyance subjective requise, le poursuivant privé, qui n'est tenu à aucune obligation découlant d'une charge publique, n'est pas justifié d'enclencher le processus pénal contre le demandeur et ne peut donc invoquer aucun moyen de défense à la troisième étape de l'analyse.

[73] Dans le contexte d'une poursuite publique, la seule absence de croyance subjective du poursuivant à l'existence de motifs suffisants, alors que des motifs raisonnables objectifs existent, ne permet pas de conclure de manière aussi définitive au respect du troisième volet du critère applicable. À la différence d'un litige purement privé, la poursuite qu'intente le ministère public engage l'intérêt public et le procureur de la Couronne a le devoir d'agir dans ce seul intérêt lorsqu'il décide d'intenter ou de continuer une poursuite. En conséquence, lorsqu'il existait de fait des motifs raisonnables objectifs au moment considéré, on ne peut dire qu'il y a eu enclenchement abusif du processus criminel. De plus, nous l'avons vu, la décision d'intenter la poursuite ou de la continuer peut ne pas être en parfaite adéquation avec l'opinion personnelle de l'avocat de la Couronne, lequel doit se garder de substituer son avis à celui du juge ou du jury. Dans le cas d'une poursuite publique, la troisième étape de l'analyse s'entend donc forcément d'une appréciation objective de l'existence de motifs suffisants. Nous le verrons, la croyance ou la non‑croyance subjective du poursuivant à l'existence de tels motifs constitue néanmoins un facteur pertinent à la quatrième étape, celle de détermination d'une intention malveillante.

[74] L'analyse de la Cour dans l'arrêt Nelles vient étayer la conclusion que le troisième volet du critère vise l'existence ou l'inexistence objective de motifs raisonnables et probables. Contrairement à celle de la croyance subjective, qui est une question de fait, l'existence ou l'inexistence objective de motifs raisonnables et probables est une question de droit qui ressortit au juge (Nelles, p. 193), de sorte que, comme le signale la Cour dans l'arrêt Nelles (à la p. 197), « une action pour poursuites abusives peut être radiée pour absence de fondement suffisant » ou sur requête pour jugement sommaire. Ces mécanismes sont importants « pour prévenir les actions frivoles » (Nelles, p. 197). Dans certaines provinces, la loi confie au juge des faits le soin de se prononcer sur l'existence de motifs raisonnables et probables d'engager la poursuite : voir, p. ex., la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, par. 108(10), et la Jury Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. J‑5, par. 3(5). Néanmoins, en l'absence d'une disposition expresse contraire, la question de savoir si la preuve est suffisante pour être présentée à un jury demeure une question de droit relevant du juge, conformément aux rôles respectifs du juge et du jury. Par conséquent, dans le cadre d'une requête en radiation ou pour jugement sommaire, l'insuffisance des faits peut encore fonder la radiation d'un acte de procédure avant le procès ou le rejet de l'action, même lorsque la loi prévoit expressément que la décision finale sur ce point appartient au jury. Voir à titre d'exemple la décision Wilson (le juge Dambrot).

[75] Si, compte tenu des faits connus du poursuivant au moment considéré, le tribunal conclut qu'il existait objectivement des motifs raisonnables et probables d'engager ou de continuer une poursuite pénale, le recours au processus criminel était légitime, et l'examen prend fin : voir, p. ex., Al's Steak House & Tavern Inc. c. Deloitte & Touche (1999), 45 C.C.L.T. (2d) 98 (C. Ont. (Div. gén.)), par. 11‑13.

[76] Lors de l'appréciation objective, le tribunal doit considérer rétrospectivement les faits dont a réellement tenu compte le poursuivant au moment de prendre la décision d'engager ou de continuer la poursuite. Il doit se rappeler que bon nombre de facettes d'une affaire ne se révèlent qu'au procès : un témoin peut contredire une déclaration antérieure, un contre‑interrogatoire peut mettre en lumière une faille de la preuve, des données scientifiques mises en preuve peuvent se révéler erronées et un élément de preuve présenté en défense peut faire apparaître sous un jour totalement différent des faits connus au moment d'engager la poursuite.

[77] Le tribunal qui conclut à l'inexistence objective de motifs à l'époque pertinente doit ensuite examiner le quatrième volet du critère applicable aux poursuites abusives, celui de l'intention malveillante.

4.5 Malveillance : Poursuite engagée essentiellement à une autre fin que celle de l'application de la loi

[78]Pour les besoins du critère permettant de conclure au caractère abusif d'une poursuite, le volet de la malveillance s'attache à l'état d'esprit du poursuivant défendeur. La malveillance est une question de fait, et le poursuivant doit avoir été motivé par un « but illégitime ». Dans l'arrêt Nelles, le juge Lamer précise ce qu'est un « but illégitime » dans ce contexte (p. 193‑194) :

Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l'absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d'un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de « représentant de la justice ». À mon avis, ce fardeau incombant au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle. En fait il semble que, dans certains cas, cela équivaille à une conduite criminelle. [Souligné dans l'original.]

[79]Suivant l'arrêt Nelles, pour établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le procureur de la Couronne était mû par un but illégitime incompatible avec sa charge. Rappelons que pour décider d'engager ou de continuer une poursuite, le poursuivant doit soupeser la preuve dont il dispose contre l'accusé. Il ne doit enclencher le processus criminel que s'il croit, au vu des circonstances alors connues, que les faits reprochés pourraient être prouvés hors de tout doute raisonnable devant une cour de justice. Partant, si le tribunal conclut que le poursuivant a engagé la poursuite ou l'a continuée sur la foi de sa croyance professionnelle sincère, mais erronée, à l'existence de motifs raisonnables et probables, la mesure a été prise dans le but légitime de faire appliquer la loi, en sorte que l'action est vouée à l'échec.

[80]L'inverse n'est toutefois pas vrai. L'absence de croyance subjective à l'existence de motifs suffisants, bien qu'elle constitue un facteur pertinent, n'équivaut pas à de la malveillance. Le demandeur n'est pas toujours en mesure de prouver directement l'absence de croyance du poursuivant. Souvent, l'état d'esprit de l'intéressé peut s'inférer d'autres faits. Dans certaines circonstances, notamment lorsque des motifs objectifs font cruellement défaut, on peut fort bien en inférer que le poursuivant ne croyait pas subjectivement à l'existence de motifs suffisants. Toutefois, même si le demandeur réussit à prouver que le poursuivant ne croyait pas subjectivement à l'existence de motifs raisonnables et probables, il ne prouve pas pour autant la malveillance, car l'omission du poursuivant de s'acquitter de ses fonctions peut découler de son inexpérience, de son incompétence, de sa négligence, voire de sa négligence grave, et aucune de ces causes ne confère de recours : Nelles, p. 199; Proulx, par. 35. Pour établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le poursuivant a délibérément abusé des pouvoirs du procureur général ou qu'il a perverti le processus de justice criminelle. Il faut se garder de fondre en un seul les troisième et quatrième volets.

[81]Rappelons que l'existence d'un « but illégitime » démontrable est essentielle au maintien de l'équilibre établi dans l'arrêt Nelles entre deux nécessités : celle que le procureur général et les procureurs de la Couronne puissent bien s'acquitter de leurs fonctions publiques importantes et celle que les personnes poursuivies à tort et abusivement disposent d'un recours. L'exigence d'un but illégitime pour qu'il y ait malveillance écarte la responsabilité civile du poursuivant qui a engagé la poursuite sans motifs raisonnables et probables à cause de son incompétence, de son inexpérience, de son manque de discernement ou de professionnalisme, de sa paresse, de son insouciance, de son erreur de bonne foi, de sa négligence ou même de sa négligence grave. Dans l'arrêt Nelles, le juge Lamer dit (p. 196‑197) :

Notons que ce dont il s'agit ici [dans une action pour poursuites abusives] n'est pas l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par un poursuivant dans sa sphère légitime d'activité, telle que définie par son rôle de « représentant de la justice ». En effet, dans des cas de poursuites abusives il s'agit plutôt d'allégations d'abus du processus criminel et des pouvoirs du procureur de la Couronne. Il ne s'agit pas d'une simple évaluation rétrospective de la sagesse de la décision du procureur de la Couronne d'engager des poursuites; mais plutôt l'exercice délibéré et malveillant de ses pouvoirs pour des fins illégitimes et incompatibles avec le rôle traditionnel du poursuivant. [Je souligne.]

[82]Le critère est repris dans l'arrêt Proulx (par. 35) dans le cas d'une poursuite motivée par un but illégitime suffisant pour conclure au caractère abusif de la poursuite et à la responsabilité civile du poursuivant. Voici un résumé des faits.

[83]En 1986, un procureur de la Couronne avait déterminé qu'il n'existait pas de preuve suffisante pour accuser M. Proulx de meurtre, et il avait clos le dossier. Cinq ans plus tard, les défendeurs à l'action en libelle diffamatoire très médiatisée intentée par M. Proulx contre une station de radio et un policier à la retraite qui avait pris part à l'enquête avaient informé le substitut du procureur général de l'existence d'un nouveau témoin susceptible de fournir une preuve d'identification. Le substitut avait intégré l'ancien policier à l'équipe chargée de la poursuite criminelle même s'il était partie défenderesse à l'action en diffamation, il avait rouvert le dossier et avait décidé d'accuser M. Proulx de meurtre. Il savait que le policier retraité était poursuivi pour diffamation, mais il lui avait permis de recueillir des éléments de preuve contre M. Proulx sans fixer de limites à cet égard. Monsieur Proulx avait été reconnu coupable. La Cour d'appel avait annulé la déclaration de culpabilité et acquitté l'accusé. Elle a également critiqué sévèrement l'absence de preuve crédible. Monsieur Proulx avait alors intenté une action pour poursuites abusives contre le substitut du procureur général.

[84]Au nom des juges majoritaires de notre Cour, les juges Iacobucci et Binnie se sont d'abord reportés à l'arrêt Nelles, où la Cour avait affirmé que la malveillance suppose des « allégations graves ayant trait à l'abus du processus criminel et des pouvoirs du procureur de la Couronne » (par. 35). À leur avis, il ressortait de la preuve que le substitut avait indûment amalgamé une affaire d'intérêt public et une affaire d'intérêt privé, qu'il avait sciemment trafiqué la preuve présentée au jury et que la mise en accusation de M. Proulx s'inscrivait dans « un effort conscient en vue d'obtenir une déclaration de culpabilité à tout prix » (par. 41). Ils ont donc conclu que le substitut avait mis ses pouvoirs au service de la stratégie de la défense dans l'action en libelle diffamatoire, dénaturant ainsi le rôle du ministère public et abusant de son pouvoir en matière de poursuites (par. 43) :

Nous sommes d'avis que cette juxtaposition d'événements démontre l'importance de l'obligation qu'a le poursuivant de ne pas permettre que le processus pénal soit utilisé comme instrument servant à d'autres fins, en l'occurrence les fins que poursuivaient Arthur et Tardif en essayant de se défendre contre l'action en libelle diffamatoire de l'appelant. Le ministère public a pris la décision de poursuivre l'appelant en sachant fort bien que cette poursuite était susceptible d'aider les défendeurs dans le cadre de l'action en libelle diffamatoire. Il s'agissait de bien plus que d'un simple abandon des responsabilités du substitut en faveur de la police ou, dans le cas de Tardif, en faveur d'un ancien policier. En effet, le substitut a mis ses pouvoirs au service de la stratégie de la défense dans l'action en libelle diffamatoire et s'est ainsi trouvé compromis par la façon dont Tardif a manipulé la preuve et par les irrégularités qui se sont produites au cours du processus d'enquête de 1991. [Je souligne.]

[85]Le tribunal doit examiner la preuve pertinente et déterminer, suivant la prépondérance des probabilités, si le poursuivant était en fait motivé par un but illégitime. Comme dans toute affaire, il lui faut alors apprécier « l'ensemble des circonstances » (Proulx, par. 37), ce qui ne signifie pas qu'il doit mettre en doute chacune des décisions du poursuivant prises au cours de l'instance criminelle. Il doit simplement examiner tous les éléments de preuve touchant à l'état d'esprit du poursuivant, dont toute preuve d'absence de croyance à l'existence de motifs raisonnables et probables, pour déterminer si, comme l'allègue le demandeur, la poursuite était en fait motivée par un but illégitime.

[86]La preuve de l'absence de croyance subjective du poursuivant à l'existence de motifs raisonnables et probables peut contribuer à démontrer que la poursuite était motivée par un but illégitime. Toutefois, pour les raisons exposées précédemment, la malveillance ne peut s'inférer de la seule conclusion selon laquelle le poursuivant ne croyait pas à l'existence de motifs raisonnables et probables, puisque celle‑ci peut également être tirée à l'égard d'un comportement qui ne confère aucun droit d'action. Il faut se garder d'appliquer les principes issus d'affaires opposant des personnes privées, où la malveillance inférée de l'absence de motifs ne soulève pas les mêmes difficultés, aux affaires auxquelles le ministère public est partie défenderesse. Je m'explique.

[87]On l'a vu, le délit de poursuites abusives a vu le jour dans le contexte de poursuites opposant des particuliers, et l'élément constitutif de la malveillance a évolué en conséquence. Dans bon nombre d'affaires anciennes de poursuites abusives, un lien existait entre les parties avant les faits en cause et les circonstances se prêtaient à l'inférence d'une intention malveillante à partir de l'absence de motifs de poursuivre : voir, p. ex., Jewhurst (poursuite intentée pour recouvrer une créance préexistante), Gabler (poursuite relative à la prise de possession d'un bureau) et Love (poursuite relative au recouvrement du prix d'une vache ou à la restitution de celle‑ci). Dans ces premières affaires de poursuites abusives, les tribunaux qui concluaient à l'absence de motifs raisonnables et probables de poursuivre étaient donc disposés à en inférer l'intention malveillante. D'ailleurs, dans les circonstances de ces affaires, on pouvait aisément se demander pour quelle autre raison une personne privée aurait été à l'origine d'une poursuite reposant entièrement sur des faits auxquels elle n'ajoutait pas foi ou, pis encore, qu'elle savait faux.

[88]Même si, dans le contexte de ces affaires antérieures opposant des personnes privées, il a pu être justifié d'inférer la malveillance de l'absence de motifs raisonnables et probables dans certaines circonstances, une poursuite publique s'inscrit dans un tout autre contexte. La conclusion qu'il n'existait pas objectivement de motifs raisonnables et probables n'est pas du tout concluante pour ce qui est du but qui animait le procureur de la Couronne, d'autant plus que des procureurs raisonnables peuvent différer d'avis sur la justification d'une poursuite au regard d'un ensemble d'éléments de preuve donné. Aussi, la conclusion que le poursuivant est allé de l'avant même s'il ne croyait pas subjectivement à l'existence de motifs suffisants de le faire peut être tirée à l'égard d'un comportement ne conférant pas de droit d'action tout autant qu'à l'égard d'actes motivés par un but illégitime. Permettre d'inférer la malveillance de la seule absence de motifs raisonnables et probables supprimerait la raison d'être même de l'exigence de l'intention malveillante en matière de poursuites abusives et risquerait d'engager la responsabilité civile du procureur de la Couronne qui commet une erreur dans les limites de son rôle légitime de « représentant de la justice ».

[89]En résumé, le volet malveillance du critère applicable dans une affaire de poursuites abusives est respecté lorsque le tribunal conclut, suivant la prépondérance des probabilités, que le procureur de la Couronne a engagé ou continué la poursuite dans un but incompatible avec son rôle de « représentant de la justice ». Le demandeur doit démontrer, compte tenu de l'ensemble de la preuve, que le poursuivant avait l'intention délibérée d'abuser des pouvoirs du procureur général ou de dénaturer le processus de justice criminelle, outrepassant ainsi les limites de la charge de procureur général. Bien que l'absence de croyance subjective à l'existence de motifs raisonnables et probables puisse jouer pour déterminer s'il y a eu ou non malveillance, elle ne supprime pas l'obligation de prouver le but illégitime.

[90]Je passe maintenant aux faits à l'origine du présent pourvoi.

5. Application à la présente espèce

[91]Rappelons que les juges de la Cour d'appel estiment tous que le juge de première instance a eu tort de conclure, à partir de faits qu'il considérait comme de [traduction] « bons indices de malveillance », que M. Miazga avait eu une intention malveillante. Selon eux, les conclusions du juge sur ce point procédaient de postulats erronés ou d'erreurs de droit ou n'étaient pas étayées par la preuve. Pour les motifs exposés par la Cour d'appel, je conviens que ces « indices de malveillance » n'ont de fondement ni en droit ni au vu du dossier. J'estime également que la démarche du juge de première instance à l'égard des actes accomplis par M. Miazga dans le cadre de la poursuite équivaut bel et bien à mettre en doute rétrospectivement l'exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en la matière contrairement à ce que l'arrêt Nelles visait à empêcher.

[92]Reste donc uniquement la question de savoir si les juges majoritaires de la Cour d'appel étaient néanmoins légalement justifiés de confirmer la décision de première instance tenant M. Miazga responsable de poursuites abusives. Je le rappelle, leur décision repose essentiellement sur la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Miazga ne croyait pas en son for intérieur à l'existence de motifs raisonnables et probables. Il faut donc examiner l'assise de cette conclusion de fait et déterminer si elle peut justifier en droit celle des juges majoritaires de la Cour d'appel.

[93]Le juge de première instance estime qu'il n'existait pas objectivement de motifs raisonnables et probables de poursuivre et que M. Miazga ne croyait pas subjectivement à l'existence de tels motifs lorsqu'il a mis les intimés en accusation. Ces conclusions tiennent toutes deux à son opinion selon laquelle les allégations des enfants R. étaient invraisemblables et que nul procureur de la Couronne ne pouvait y ajouter foi sans corroboration ni considérer les enfants comme des témoins crédibles (par. 362). Les juges majoritaires de la Cour d'appel adhèrent à ce point de vue (au par. 135), qui fonde leur décision de confirmer la conclusion qu'il n'y avait pas de motifs raisonnables et probables de poursuivre.

[94]Dissident, le juge Vancise qualifie d'erreur manifeste et dominante la conclusion du juge de première instance voulant que personne n'aurait pu raisonnablement ajouter foi aux allégations des enfants R. Il fait remarquer que l'agent Dueck croyait manifestement les enfants puisque, sur le conseil de déposer des accusations s'il ajoutait foi à leurs dires, il l'avait fait. Aussi, plusieurs juges de première instance et d'appel avaient conclu à la culpabilité des parents biologiques des enfants R. à partir des mêmes allégations. Enfin, il s'agissait d'une question de crédibilité, de sorte qu'il était particulièrement difficile d'établir l'absence de motifs raisonnables et probables. Il est facile d'affirmer après coup que les témoignages des enfants étaient peu crédibles, mais il demeure [traduction] « qu'un juge d'expérience les a de toute évidence trouvés dignes de foi » (par. 259). Selon le juge Vancise, ce n'était pas recourir à une assise indue au sens de l'arrêt Proulx que d'invoquer ces autres décisions.

[95]Comme je l'indique au début des présents motifs, il ne servirait à rien, à l'issue de cette douloureuse saga, de réexaminer la nature des allégations formulées contre les intimés et de déterminer si elles satisfaisaient à la norme objective des motifs raisonnables et probables. Il faut toutefois se pencher sur la conclusion du juge de première instance selon laquelle M. Miazga ne croyait pas subjectivement à l'existence de tels motifs, car c'est sur elle que se fondent les juges majoritaires de la Cour d'appel pour déterminer que la malveillance a été prouvée.

[96]Je partage l'opinion du juge Vancise que cette conclusion du juge de première instance équivaut à une erreur manifeste et dominante, de sorte qu'elle ne justifie aucune déférence. Monsieur Miazga a témoigné qu'il n'avait pas ajouté foi aux allégations de pratiques rituelles ou d'actes sataniques (qui ne visaient pas les intimés), mais qu'il avait cru les enfants. Le juge de première instance n'a pas écarté ce témoignage, mais il a reproché à M. Miazga de ne pas avoir dit qu'il croyait à la [traduction] « culpabilité probable » des intimés. Toutefois, même si M. Miazga l'avait précisé, son témoignage n'aurait pas été retenu, car le juge estimait que les allégations des enfants ne pouvaient faire naître une croyance raisonnable à la culpabilité probable des intimés. Comme le juge Vancise, et pour les motifs qu'il expose, je suis d'avis que cette conclusion n'est pas étayée par la preuve. J'estime également que dans les circonstances de l'espèce, ce n'est pas recourir à une assise indue que d'invoquer les conclusions de tribunaux tirées dans des affaires connexes antérieures et que ces conclusions démentent simplement l'affirmation du juge de première instance que nul n'aurait pu croire les enfants.

[97]Je me permets une remarque générale sur la question de l'« assise indue ». En règle générale, dans une action pour poursuites abusives, il y a recours à une « assise indue » lorsque le poursuivant fait valoir qu'il avait des motifs raisonnables et probables d'engager la poursuite ou de la continuer étant donné les décisions judiciaires subséquentes rendues à l'enquête préliminaire ou au procès lui‑même. Bien qu'un verdict de culpabilité ne permette pas de conclure à l'existence de motifs raisonnables et probables suivant le troisième volet du critère applicable aux poursuites abusives, il peut néanmoins être légitimement pris en compte pour déterminer si de tels motifs existaient. Le poids accordé aux décisions judiciaires antérieures assure la cohérence des systèmes de justice criminelle et civile. L'intervenant le procureur général du Canada le justifie comme suit au par. 20 de son mémoire :

[traduction] Dans une instance civile, accorder une valeur probante à une preuve prima facie de culpabilité dans une instance criminelle antérieure tient compte de la compétence de la juridiction criminelle et de la similitude des faits en cause. Ni la citation à procès à l'issue de l'enquête préliminaire ni le rejet d'une demande de non‑lieu à la clôture de la preuve du ministère public lors du procès ne sont nécessairement décisifs quant à l'existence de motifs raisonnables et probables, mais ces décisions sont objectivement probantes, du moins lorsque aucun fait nouveau n'est invoqué. Une décision judiciaire rendue au cours du processus criminel peut donc étayer la conclusion d'un tribunal civil qu'il existait des motifs raisonnables et probables.

Dans la mesure où l'instance pénale dont on se réclame n'est pas entachée d'un vice fondamental, il est tout à fait sensé qu'une décision judiciaire antérieure puisse fonder la conclusion du tribunal civil que la poursuite criminelle contestée a été engagée sur la base de motifs raisonnables et probables.

[98]Je passe maintenant à la question de l'intention malveillante.

[99]Les juges majoritaires de la Cour d'appel énoncent correctement le cadre d'analyse applicable à l'allégation de poursuites abusives (aux par. 80‑96), conformément aux arrêts Nelles et Proulx. À mon avis, ils font toutefois fausse route lorsqu'ils affirment ce qui suit (par. 97) :

[traduction] Il est assez justifié de préconiser l'exigence d'une preuve de malveillance en sus de l'absence de motifs raisonnables et probables. Or, comme il appert de notre conclusion en l'espèce, on ne peut ramener le critère applicable en la matière à une formule aussi rigide. Comme l'établit l'arrêt Proulx (par. 37), pour statuer sur la malveillance, « c'est l'ensemble des circonstances qui doit être pris en considération dans des affaires de ce genre ». [Je souligne.]

[100] S'appuyant sur cette obligation de tenir compte de « l'ensemble des circonstances » qui découle de l'arrêt Proulx, les juges majoritaires de la Cour d'appel font abstraction de la nécessité d'une autre preuve que la seule absence de motifs raisonnables et probables pour établir que M. Miazga était en fait mû par un but illégitime. Comme je l'indique au début des présents motifs, la Cour d'appel écarte unanimement presque tous les faits qui, selon le juge de première instance, constituent des indices de la malveillance de M. Miazga. Sans relever de but illégitime, les juges majoritaires concluent ensuite (au par. 132) qu'[traduction] « un aspect de la conclusion du juge de première instance selon laquelle il n'existait pas de motifs raisonnables et probables fait nettement pencher la balance contre M. Miazga » (je souligne), à savoir que ce dernier ne croyait pas sincèrement, en son for intérieur, à la culpabilité des intimés. En statuant que l'absence de croyance subjective à l'existence de tels motifs permettait de conclure à la malveillance, les juges majoritaires, à mon humble avis, commettent à leur tour l'erreur qu'ils reprochent à juste titre au juge de première instance (par. 131) :

[traduction] . . . ce qui paraît manquer dans les motifs c'est une explication de ce qui amène le juge [de première instance] à considérer que les actes en question dénotent de la malveillance au sens de la poursuite d'un but illégitime, et non simplement un manque de discernement, de la négligence ou de l'insouciance. La plupart de ces actes constituent à notre avis des indices ambiguës en ce qui a trait à l'intention du procureur de la Couronne.

[101] Ainsi qu'on l'a vu, en matière de poursuites abusives, la malveillance exige la preuve d'un but illégitime afin de distinguer les actes qui ne confèrent pas de droit d'action de ceux qui en confèrent un parce qu'ils ne relèvent pas du rôle d'un « représentant de la justice ». Comme le signale le juge Vancise avec justesse, ni les demandeurs ni les juridictions inférieures ne relèvent quelque but illégitime qui aurait incité M. Miazga à poursuivre les intimés.

6. Conclusion et dispositif

[102] Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rejeter l'action. Comme l'appelant n'a pas demandé l'adjudication de dépens, aucune ordonnance n'est rendue à ce sujet.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l'appelant : MacPherson Leslie & Tyerman, Regina.

Procureurs des intimés Succession Dennis Kvello (représentée par Diane Kvello), Diane Kvello, S.K.1, S.K.2, Pamela Sharpe, Succession Marie Klassen (représentée par Peter Dale Klassen), John Klassen, Myrna Klassen, Peter Dale Klassen et Anita Janine Klassen : Borden Holgate Law Office, Saskatoon.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: Procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Procureur général de l'Ontario, Toronto.

Procureurs des intervenants le procureur général du Québec et le Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec: Bernard, Roy & Associés, Montréal.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Public Prosecution Service of Nova Scotia, Halifax.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Miramichi.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Alberta : Procureur général de l'Alberta, Calgary.

Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des juristes de l'État : Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre & Cornish, Toronto.

Procureurs de l'intervenante Association in Defence of the Wrongly Convicted : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureurs de l'intervenante Criminal Lawyers Association (Ontario) : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2009 CSC 51 ?
Date de la décision : 06/11/2009
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et l'action est rejetée

Analyses

Responsabilité délictuelle - Poursuites abusives - Procureurs de la Couronne - Exigence de malveillance - Inexistence de motifs raisonnables et probables d'engager une poursuite - Procureur de la Couronne d'une province tenu responsable de poursuites abusives - L'absence de croyance subjective du procureur à l'existence de motifs raisonnables et probables d'engager une poursuite suffit‑elle à établir la malveillance? - L'intention malveillante exige‑t‑elle la preuve d'un but illégitime?.

Trois enfants ont formulé des allégations d'agression sexuelle contre leurs parents biologiques, l'ami de cœur de leur mère et les intimés, qui étaient leurs parents nourriciers ainsi que des membres de la famille élargie de ces derniers. Des accusations ont ensuite été portées. Procureur de la Couronne provinciale, M a poursuivi les parents et l'ami de cœur de la mère, qui tous trois ont été reconnus coupables des faits reprochés. La Cour d'appel a confirmé les déclarations de culpabilité. La Cour suprême du Canada les a infirmées, mais elle a conclu que le témoignage des enfants justifiait que les parents subissent de nouveaux procès. Dans l'intervalle, tenant compte de la recommandation du juge du procès que les enfants n'aient pas à prendre part à une nouvelle instance pénale, M a négocié l'inscription d'un plaidoyer avec l'un des accusés (qui n'est pas partie au présent pourvoi). Les accusations contre les intimés ont été abandonnées. Quelques années plus tard, les trois enfants sont revenus sur leurs allégations, et les intimés ont intenté une action au civil pour poursuites abusives contre un certain nombre de participants à l'instance engagée contre eux, dont M.

La responsabilité de M a été retenue. Le juge de première instance a conclu que nuls motifs objectivement raisonnables n'avaient pu justifier M de croire à la culpabilité probable des intimés pour les infractions alléguées. Il a estimé qu'en raison de l'invraisemblance des allégations formulées par les enfants contre les intimés, M n'avait pu croire en son for intérieur à l'existence de motifs raisonnables et probables. Aussi, l'inexistence de tels motifs faisait naître une présomption de malveillance qui, dans les circonstances de l'espèce, permettait à elle seule de conclure à l'intention malveillante. Il a ajouté que s'il avait tort sur ce point, d'autres « indices de malveillance » appuyaient la conclusion que la poursuite de M contre les intimés avait été motivée par un but illégitime. Les juges de la Cour d'appel ont unanimement écarté presque tous les « indices de malveillance », mais ils ont néanmoins statué à la majorité que la conclusion du juge de première instance selon laquelle M n'avait pas cru subjectivement à la culpabilité probable des intimés suffisait pour étayer celle que la malveillance avait animé le procureur, et ils ont rejeté l'appel.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et l'action est rejetée.

Pour obtenir gain de cause dans une action pour poursuites abusives, le demandeur doit établir que la poursuite criminelle (1) a été engagée par le défendeur, (2) qu'elle a débouché sur une décision favorable au demandeur, (3) qu'elle ne reposait pas sur des motifs raisonnables et probables et (4) qu'elle a été engagée dans une intention malveillante ou essentiellement à une autre fin que celle de l'application de la loi. Seuls les deux derniers éléments sont en litige dans le pourvoi. [3]

Le troisième élément constitutif du délit exige du demandeur qu'il prouve l'absence de motifs raisonnables et probables d'intenter la poursuite. Il est bien établi que la question de savoir si de tels motifs existent comporte un volet objectif et un volet subjectif, en sorte qu'il doit y avoir une croyance réelle de la part du poursuivant et cette croyance doit être raisonnable dans les circonstances. Cependant, les principes dégagés dans le cadre d'instances opposant des personnes privées ne peuvent pas simplement être appliqués aux instances auxquelles le ministère public est partie sans que les modifications qui s'imposent soient apportées. La croyance personnelle de l'accusateur à la culpabilité probable de l'accusé peut constituer une norme valable au civil, mais elle ne saurait correspondre à l'élément subjectif de l'existence de motifs raisonnables et probables dans une action pour poursuites abusives intentée contre un procureur de la Couronne. L'existence de motifs raisonnables et probables ne tient pas à l'opinion personnelle du poursuivant quant à la culpabilité de l'accusé, mais à son appréciation professionnelle du fondement juridique de la poursuite. Étant donné la norme de preuve applicable dans un procès criminel, pour le poursuivant, croire à la culpabilité « probable » signifie donc croire, au vu des circonstances existantes, que les faits reprochés pourraient être prouvés hors de tout doute raisonnable devant une cour de justice. La poursuite qu'intente le ministère public engage l'intérêt public et le procureur de la Couronne a le devoir d'agir dans ce seul intérêt lorsqu'il décide d'intenter ou de continuer une poursuite. Cette décision peut ne pas être en parfaite adéquation avec l'opinion personnelle de l'avocat de la Couronne, lequel doit se garder de substituer son avis à celui du juge ou du jury. Qui plus est, dans une action intentée contre un procureur de la Couronne, le degré de croyance subjective du poursuivant ne devrait pas relever du troisième volet du critère. Dans le cas d'une poursuite publique, la troisième étape de l'analyse s'entend donc forcément d'une appréciation objective de l'existence de motifs suffisants. Si, compte tenu des faits connus du poursuivant au moment considéré, le tribunal conclut qu'il existait objectivement des motifs raisonnables et probables d'engager ou de continuer une poursuite pénale, le recours au processus criminel était légitime, et l'examen prend fin. Le tribunal qui conclut à l'inexistence objective de tels motifs à l'époque pertinente doit ensuite examiner le quatrième volet du critère applicable aux poursuites abusives, celui de l'intention malveillante. [58] [63] [69] [73] [75] [77]

La malveillance est une question de fait exigeant la preuve que le poursuivant était motivé par un « but illégitime ». Le volet malveillance du critère applicable est respecté lorsque le tribunal conclut, suivant la prépondérance des probabilités, que le procureur de la Couronne défendeur a engagé ou continué la poursuite en cause dans un but incompatible avec son rôle de « représentant de la justice ». Le demandeur doit démontrer, au vu de l'ensemble de la preuve, que le poursuivant avait l'intention délibérée d'abuser des pouvoirs du procureur général ou de dénaturer le processus de justice criminelle, outrepassant ainsi les limites de la charge de procureur général. L'obligation du tribunal d'apprécier « l'ensemble des circonstances » ne signifie pas qu'il doit mettre en doute chacune des décisions du poursuivant prises au cours de l'instance criminelle. Il doit simplement examiner tous les éléments de preuve touchant à l'état d'esprit du poursuivant, dont toute preuve d'absence de croyance à l'existence de motifs raisonnables et probables, pour déterminer si la poursuite était en fait motivée par un but illégitime. Bien que l'absence de croyance subjective à l'existence de motifs raisonnables et probables puisse jouer pour déterminer s'il y a eu malveillance, elle ne l'établit pas et elle ne supprime pas l'obligation de prouver le but illégitime. L'exigence d'un but illégitime pour qu'il y ait malveillance écarte la responsabilité civile du poursuivant qui engage une poursuite sans motifs raisonnables et probables à cause de son incompétence, de son inexpérience, d'une erreur de bonne foi, de sa négligence ou même de sa négligence grave. [78] [80‑81] [85] [89]

Dans la présente affaire, la preuve ne permet pas de conclure à l'intention malveillante. Les « indices de malveillance » relevés par le juge de première instance n'ont de fondement ni en droit ni au vu du dossier. En outre, la démarche du juge à l'égard des actes accomplis par M dans le cadre de la poursuite équivaut bel et bien à mettre en doute rétrospectivement l'exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant en la matière, ce dont il faut se garder. La conclusion du juge de première instance selon laquelle M n'avait pas la croyance subjective requise équivaut à une erreur manifeste et dominante, de sorte qu'elle ne justifie aucune déférence. M a témoigné qu'il n'avait pas ajouté foi à certains aspects des allégations, mais qu'il avait cru les enfants. Le juge de première instance n'a pas écarté ce témoignage, mais il a reproché à M de ne pas avoir dit qu'il croyait à la « culpabilité probable » des intimés. Toutefois, même si M l'avait précisé, son témoignage n'aurait pas été retenu, car le juge estimait que les allégations des enfants ne pouvaient faire naître une croyance raisonnable à la culpabilité probable des intimés. Cette conclusion n'est pas étayée par la preuve. Plusieurs juges de première instance et d'appel avaient conclu à la culpabilité des parents biologiques à partir des mêmes allégations des enfants. Dans les circonstances de l'espèce, ce n'est pas recourir à une assise indue que d'invoquer les conclusions de tribunaux tirées dans des instances antérieures; ces conclusions démentent simplement l'affirmation du juge de première instance que nul n'aurait pu croire les enfants. [91] [94] [96]

La Cour d'appel a eu tort de confirmer la décision de première instance tenant M responsable de poursuites abusives. Elle a écarté unanimement presque tous les faits qui, selon le juge de première instance, constituaient des indices de la malveillance de M. S'appuyant sur l'obligation de tenir compte de « l'ensemble des circonstances », les juges majoritaires ont néanmoins fait abstraction de la nécessité d'une autre preuve que la seule absence de motifs raisonnables et probables pour établir que M avait en fait été mû par un but illégitime. Ils ont eu tort de conclure que l'absence de croyance subjective de M à l'existence de motifs raisonnables et probables pouvait établir l'intention malveillante sans qu'il soit nécessaire de relever un but illégitime. Ni les demandeurs ni les juridictions inférieures n'ont relevé quelque but illégitime qui aurait incité M à poursuivre les intimés. [92] [100‑101]


Parties
Demandeurs : Miazga
Défendeurs : Kvello (Succession)

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170
Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9
Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372
R. c. R. (D.) (1995), 98 C.C.C. (3d) 353, inf. par [1996] 2 R.C.S. 291
Heath c. Heape (1856), 1 H. & N. 478, 156 E.R. 1289
Hicks c. Faulkner (1878), 8 Q.B.D. 167, conf. par [1881-5] All E.R. Rep. 187
Abrath c. North Eastern Railway Co. (1886), 11 App. Cas. 247
Joint c. Thompson (1867), 26 U.C.Q.B. 519
Prentiss c. Anderson Logging Co. (1911), 16 B.C.R. 289
Jewhurst c. United Cigar Stores Ltd. (1919), 49 D.L.R. 649
Gabler c. Cymbaliski (1922), 15 Sask. L.R. 457
Love c. Denny (1929), 64 O.L.R. 290
R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297
Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16
R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601
R. c. Jewitt, [1985] 2 R.C.S. 128
Danby c. Beardsley (1880), 43 L.T. 603
Ramsay c. Saskatchewan, 2003 SKQB 163, 234 Sask. R. 172
Hainsworth c. Ontario (Attorney General), [2002] O.J. No. 1390 (QL)
Hunt c. Ontario, [2004] O.J. No. 5284 (QL)
Ferri c. Root, 2007 ONCA 79, 279 D.L.R. (4th) 643
Wilson c. Toronto (Metropolitan) Police Service, [2001] O.J. No. 2434 (QL)
Glinski c. McIver, [1962] 1 All E.R. 696
A c. State of New South Wales, [2007] HCA 10, [2007] 3 L.R.C. 693
Marley c. Mitchell (1988), [2006] N.Z.A.R. 181
Al's Steak House & Tavern Inc. c. Deloitte & Touche (1999), 45 C.C.L.T. (2d) 98.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.
Jury Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. J‑5, art. 3(5).
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5.
Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, art. 3.
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 108(10).
Proceedings against the Crown Act, R.S.S. 1978, ch. P‑27, art. 5.
Doctrine citée
Archibald, Todd L. « The Widening Net of Liability for Police and Public Officials in the Investigation of Crimes », in Todd L. Archibald and Michael Cochrane, eds., Annual Review of Civil Litigation, 2001. Toronto : Carswell, 2002, 1.
Clerk, John Frederic. Clerk & Lindsell on Torts, 19th ed. London : Sweet & Maxwell, 2006.
Fleming, John G. The Law of Torts, 9th ed. Sydney : LBC Information Services, 1998.
Ontario. Report of the Attorney General's Advisory Committee on Charge Screening, Disclosure, and Resolution Discussions. Toronto : The Committee, 1993.
Osborne, Philip H. The Law of Torts, 3rd ed. Toronto : Irwin Law, 2007.
Pearson, John. « Proulx and Reasonable and Probable Cause to Prosecute » (2002), 46 C.R. (5th) 156.
Sopinka, John. « Malicious Prosecution : Invasion of Charter Interests : Remedies : Nelles v. Ontario : R. v. Jedynack : R. v. Simpson » (1995), 74 R. du B. can. 366.

Proposition de citation de la décision: Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51 (6 novembre 2009)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2009-11-06;2009.csc.51 ?
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