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20/12/2024 | CANADA | N°2024CSC43

Canada | Canada, Cour suprême, 20 décembre 2024, Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43

 

 
Appel entendu : 19 mars 2024
Jugement rendu : 20 décembre 2024
Dossier : 40602


 
Entre :
 
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Appelante
 
et
 
Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A
Intimée
 
- et -
 
Procureur général du Québec, A, B, X,
Association cana

dienne des libertés civiles et
British Columbia Civil Liberties Association
Intervenants
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, C...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43

 

 
Appel entendu : 19 mars 2024
Jugement rendu : 20 décembre 2024
Dossier : 40602

 
Entre :
 
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
Appelante
 
et
 
Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A
Intimée
 
- et -
 
Procureur général du Québec, A, B, X,
Association canadienne des libertés civiles et
British Columbia Civil Liberties Association
Intervenants
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 122)

Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau)

 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Commission des droits de la personne et
des droits de la jeunesse                                                                                Appelante
c.
Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A                                   Intimée
et
Procureur général du Québec,
A, B, X, Association canadienne des libertés civiles et
British Columbia Civil Liberties Association                                          Intervenants
Répertorié : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A
2024 CSC 43
No du greffe : 40602.
2024 : 19 mars; 2024 : 20 décembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Droit des personnes — Protection de l’enfance — Lésion des droits d’un enfant — Pouvoirs correctifs du tribunal — Déclaration du tribunal portant que les droits d’une adolescente ont été lésés dans le contexte d’une intervention sociale — Mesures correctrices ordonnées par le tribunal — Contestation des mesures par la directrice de la protection de la jeunesse au motif qu’elles ne se rapportent pas directement à la situation de l’adolescente dont le tribunal est saisi — Quelle est l’étendue des pouvoirs correctifs confiés à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec en cas de lésion des droits d’un enfant? — Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P‑34.1, art. 91 al. 4.
                    Dans le contexte d’une intervention sociale, une adolescente et ses parents ont déposé devant la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec (« tribunal ») une demande en déclaration de lésion de droits en vertu de l’art. 91 al. 4 de la Loi sur la protection de la jeunesse (« LPJ »). Cet alinéa édicte que si « le tribunal en vient à la conclusion que les droits d’un enfant en difficulté ont été lésés par des personnes, des organismes ou des établissements, il peut ordonner que soit corrigée la situation ». Le tribunal a identifié quatre situations ayant lésé les droits de l’adolescente et a recommandé et ordonné une série de mesures correctrices. Quatre de ces mesures ont été contestées par la directrice de la protection de la jeunesse du Centre intégré de santé et de services sociaux A (« DPJ »), qui estimait que ces mesures outrepassaient les pouvoirs correctifs confiés au tribunal par l’art. 91 al. 4 de la LPJ, parce qu’elles ne se rapportaient pas directement à la situation de l’adolescente. D’abord, en ce qui concerne les deux premières mesures, le tribunal a ordonné que les intervenants, éducateurs et agents d’intervention qui travaillent dans les unités de traitement individualisé puissent recevoir une formation spécifique en santé mentale et que ces unités puissent bénéficier du soutien d’un professionnel de la santé spécialisé en santé mentale. Ensuite, en ce qui concerne les deux autres mesures, le tribunal a ordonné au Centre intégré de santé et de services sociaux A (« CISSS A ») de mettre en place dans un délai raisonnable un protocole pour déterminer la marche à suivre lorsqu’un enfant crache durant une intervention et d’adapter toutes les salles d’isolement pour qu’elles soient plus sécuritaires et que leurs murs soient recouverts d’un matériel empêchant les blessures.
                    La Cour supérieure a accueilli partiellement l’appel de la DPJ, concluant que les quatre ordonnances contestées outrepassaient les pouvoirs confiés au tribunal par le législateur, puisqu’elles visaient d’autres enfants que celui dont le tribunal était saisi de la situation. La Cour supérieure a modifié les ordonnances attaquées afin qu’elles visent spécifiquement la situation de l’adolescente et qu’elles nomment cette dernière expressément. La décision a été subséquemment portée en appel par l’adolescente, par ses parents et par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Cette dernière était intervenue pour la première fois devant la Cour supérieure pour plaider que l’art. 91 al. 4 accorde au tribunal de vastes pouvoirs correctifs qui lui permettent d’émettre des ordonnances d’application générale ne visant pas spécifiquement à corriger la situation vécue par l’enfant devant lui. À l’instar du juge de la Cour supérieure, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que les quatre ordonnances contestées étaient générales, allaient au-delà de la situation de l’enfant visé par les procédures et devaient donc être restreintes. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont cependant modifié deux des mesures contestées, telles que modifiées par la Cour supérieure, afin qu’elles soient prononcées à l’encontre de la DPJ plutôt qu’à l’encontre du CISSS A.
                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie.
                    Le législateur a voulu confier au tribunal les pouvoirs correctifs nécessaires pour assurer la protection la plus complète de l’intérêt et des droits de l’enfant dont il est saisi de la situation, c’est‑à‑dire une protection qui vise à la fois le présent et le futur, et qui tient compte autant des circonstances à l’origine de la lésion de droits que de ses conséquences sur l’état psychologique et physique de l’enfant. Le tribunal peut ordonner des mesures correctrices qui visent à faire cesser la situation lésionnaire si celle-ci lèse toujours les droits de l’enfant, remédier aux conséquences psychologiques ou physiques que vit l’enfant en raison de la lésion de droits, et éviter que la situation lésionnaire ne se reproduise pour cet enfant. Une mesure correctrice de nature préventive ne peut être ordonnée qu’à condition que l’enfant dont les droits ont été lésés soit à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire, que la mesure correctrice soit à même de contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire et qu’elle soit en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation.
                    La LPJ doit recevoir une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin. Toute disposition de la LPJ doit également être interprétée conformément à la Charte des droits et libertés de la personne, en gardant à l’esprit la Convention relative aux droits de l’enfant (« CRDE »). Le point de départ de toute opération d’interprétation est le texte de la disposition. En l’absence de définitions législatives, il convient de s’attarder au sens ordinaire et grammatical du texte, c’est-à-dire le sens naturel qui se dégage à la simple lecture de la disposition dans son ensemble.
                    En l’espèce, l’étude du sens ordinaire et grammatical du passage « que soit corrigée la situation » à l’art. 91 al. 4 permet de conclure que le législateur a voulu conférer au tribunal des pouvoirs correctifs qui lui permettent de redresser une situation, de rétablir l’ordre ou l’état normal des choses. Cette étude ne permet toutefois pas de dire avec certitude de quelle situation il est question. De plus, l’étude du sens ordinaire et grammatical du passage est peu utile pour déterminer si, en conférant au tribunal les pouvoirs correctifs prévus de l’art. 91 al. 4, le législateur entendait que le tribunal les exerce en se préoccupant exclusivement de la protection des droits et de l’intérêt de l’enfant dont il est saisi de la situation, ou s’il voulait en outre que le tribunal se préoccupe de la protection des droits et de l’intérêt de tous les autres enfants qui, bien qu’ils ne soient pas visés par l’instance, se trouvent ou pourraient se trouver dans la même situation que l’enfant devant le tribunal.
                    L’analyse de l’économie de la LPJ tend à démontrer que le législateur n’a pas voulu que le tribunal puisse ordonner des mesures correctrices visant, en tout ou en partie, à protéger les droits et l’intérêt d’enfants dont il n’est pas saisi des situations, mais qui pourraient se trouver dans la même situation lésionnaire que l’enfant devant lui. Le mandat du tribunal est de rendre justice de manière individualisée et particularisée en fonction de l’intérêt et des droits de l’enfant dont il est saisi de la situation. Dans une perspective de complémentarité fonctionnelle entre l’intervention sociale et l’intervention judiciaire, le tribunal doit prendre des décisions dans l’intérêt de l’enfant et dans le respect de ses droits dans le but ultime d’astreindre toute compromission à sa sécurité et son développement, mais également de prévenir la maltraitance.
                    Le fait que le tribunal est appelé à rendre justice de manière individualisée et particularisée en fonction de la situation d’un seul enfant ressort aussi de l’ensemble des dispositions liées à la saisine du tribunal. Aucune disposition de la LPJ ne révèle une intention de rompre avec cette logique de justice individualisée et particularisée qui imprègne l’entièreté de la LPJ en matière de lésion de droits. Le législateur n’a pas voulu accorder au tribunal des pouvoirs outrepassant ceux nécessaires pour l’accomplissement du mandat qu’il lui a confié. Cette conclusion est également étayée par le fait que d’autres acteurs ont le mandat d’examiner le système dans son ensemble, d’identifier ses failles et de le réformer. Le bon fonctionnement du système de protection de la jeunesse dépend de l’action de divers acteurs politiques, sociaux et juridiques auxquels sont attribués des rôles, responsabilités et pouvoirs à la fois distincts et complémentaires. Rien ne tend à indiquer que le mandat du tribunal a été élargi dans le cadre de la vaste réforme de la LPJ afin qu’il puisse poser un regard critique sur les enjeux systémiques de la protection de l’enfance et ordonner des mesures correctrices pour réformer le système au bénéfice d’enfants dont il n’est pas saisi des situations.
                    L’historique législatif de l’art. 91 al. 4 et d’autres dispositions connexes portant sur la lésion de droits confirme ce que l’économie de la LPJ révèle déjà : le tribunal ne peut se saisir que de la situation d’un enfant à la fois. En outre, rien ne tend à indiquer que le législateur ait voulu habiliter le tribunal à ordonner des mesures correctrices visant des enfants dont il n’est pas saisi des situations, mais qui pourraient se trouver dans la même situation lésionnaire que l’enfant devant lui. La décision du législateur d’omettre les mots « lésant les droits du jeune » après le passage « que soit corrigée la situation », à l’art. 91 al. 4, ne doit pas être interprétée comme un élargissement du pouvoir du tribunal d’ordonner des mesures correctrices visant la protection de l’intérêt et des droits d’enfants dont il n’est pas saisi des situations.
                    La LPJ instaure un régime qui a pour objet d’assurer la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont la sécurité ou le développement est menacé, contribuant à mettre en œuvre dans le droit interne les obligations qui incombent au Canada en vertu de la CRDE. La CRDE milite en faveur d’une interprétation large et libérale de l’art. 91 al. 4 de manière à ce que le tribunal dispose de tous les pouvoirs correctifs nécessaires afin d’assurer la protection la plus complète et efficace qui soit à l’enfant dont les droits ont été lésés. Rien n’indique toutefois que, pour se conformer à la CRDE, les législateurs provinciaux et territoriaux doivent, en cas de lésion de droits, accorder aux tribunaux le mandat et les pouvoirs nécessaires pour se préoccuper de la protection de l’intérêt et des droits de plus d’un enfant à la fois. Les États parties à la CRDE disposent d’une marge de discrétion pour déterminer les mesures appropriées afin d’assurer la promotion de l’intérêt supérieur de l’enfant et la protection de ses droits.
                    En matière d’intervention sociale et judiciaire, le législateur avait en tête d’atteindre cet objectif fondamental de protéger les enfants les plus vulnérables de la société par l’effet cumulé d’interventions individualisées et particularisées visant la protection de l’intérêt et des droits d’un enfant à la fois. Le recours en déclaration de lésion de droits est l’un des leviers juridiques mis en place par le législateur pour l’atteindre. Les pouvoirs correctifs confiés au tribunal par l’art. 91 al. 4 doivent donc être interprétés de manière large et libérale, de façon à assurer l’accomplissement de cet objectif, consacré sans détour dans la Charte des droits et libertés de la personne. Il faut concevoir de façon généreuse les différents types de mesures correctrices qui peuvent être ordonnées afin d’assurer la protection la plus complète possible de l’enfant dont les droits ont été lésés. Au‑delà de la correction de la situation à l’origine de la lésion de droits, il faut que le tribunal puisse aussi ordonner des mesures correctrices préventives qui suivront l’enfant dans le système afin de faire en sorte que celui-ci soit adéquatement protégé à l’avenir.
                    Au moins trois critères de validité encadrent l’exercice du pouvoir du tribunal d’ordonner des mesures correctrices de nature préventive en vertu de l’art. 91 al. 4. Ces critères découlent des limites mêmes de cette disposition habilitante. En premier lieu, pour qu’une mesure correctrice de nature préventive puisse être ordonnée, il importe que l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation soit à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire. Le critère sera généralement respecté lorsque l’enfant demeure couvert par une intervention fondée sur la LPJ. En deuxième lieu, la mesure correctrice préventive ordonnée doit être à même de contribuer efficacement à la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire. Une fois l’origine de la lésion de droits identifiée, le tribunal sera en mesure d’envisager une ou plusieurs mesures correctrices qui pourraient contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire. Ces mesures cibleront logiquement une ou plusieurs des circonstances à l’origine de la lésion qui ont été révélées par la preuve. Le large éventail de mesures correctrices contribuant efficacement à la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire sera toutefois restreint par la prise en compte d’un critère additionnel : toute mesure correctrice de nature préventive doit, en troisième lieu, être en lien avec la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire pour l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. Cette exigence découle de l’intention du législateur, dégagée de l’art. 91 al. 4 LPJ. Ainsi, la mesure correctrice doit viser au premier chef la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. La mesure correctrice doit se rattacher à des événements vécus par l’enfant, dans des milieux qu’il a fréquentés ou qu’il est susceptible de fréquenter, selon la preuve et le contexte. Le tribunal doit se limiter à ordonner une mesure correctrice qui reflète le risque de préjudice auquel est confronté l’enfant, tel que démontré par la preuve. Cela dit, pour être valide, l’ordonnance ne doit pas nécessairement nommer explicitement l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation.
                    Afin de protéger efficacement l’enfant dont les droits ont été lésés, les mesures correctrices préventives devront parfois avoir une large portée. Au moins deux types de mesures sont envisageables. Premièrement, le tribunal peut ordonner une mesure correctrice visant explicitement des personnes, organismes ou établissements qui, à la lumière de la preuve, risquent de contribuer à la récurrence de la lésion des droits de l’enfant. Deuxièmement, le tribunal peut ordonner une mesure qui suit l’enfant dans le système, et ce, soit de manière alternative aux mesures du premier type, soit de manière complémentaire avec celles-ci, le tout en fonction de la preuve au dossier, des circonstances de l’affaire et de l’impératif de protection de l’enfant dans le futur. Des mesures correctrices de large portée auront généralement l’avantage de protéger indirectement et accessoirement l’intérêt et les droits de nombreux autres enfants, ce qui n’est toutefois d’aucune pertinence pour déterminer si elles ont été validement rendues. Une mesure correctrice préventive en lien avec l’intérêt et les droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation peut très bien avoir des conséquences indirectes et accessoires positives sur un grand nombre d’enfants. Rien n’empêche le tribunal d’ordonner une mesure correctrice pour enrayer une pratique systémique ou institutionnelle, à condition que les trois critères de validité soient réunis. Enfin, l’ampleur des incidences budgétaires de la mesure correctrice ne constitue pas en soi un critère de validité de l’ordonnance. Un tel critère de validité est dénué d’assises dans la LPJ et son application engendrerait des difficultés pratiques importantes, ajoutant une barrière additionnelle à l’accès à la justice dans le système de protection de la jeunesse.
                    En cas de lésion de droits, le tribunal dispose d’un pouvoir de recommandation qu’il tire du texte de la LPJ, de son économie et de son objet. Lorsque les circonstances ne se prêtent pas au prononcé d’une conclusion sous forme d’ordonnance, le tribunal peut néanmoins faire une recommandation non contraignante ancrée dans la preuve se rapportant à la lésion des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. Ce pouvoir de recommandation s’exerce avec prudence et permet au tribunal de signaler l’existence d’un problème relié à la survenance d’une lésion des droits de l’enfant, et d’encourager les autorités à s’y attarder. La recommandation doit s’appuyer sur la situation lésionnaire vécue par l’enfant, comme le démontre la preuve.
                    En l’espèce, les quatre mesures correctrices qu’a contestées la DPJ ont été ordonnées afin d’éviter que ne se reproduisent des mesures de contention et d’isolement abusives ou inadéquates alors qu’il était établi que l’adolescente était à risque de subir à nouveau les situations lésionnaires identifiées. En ce qui concerne les deux premières ordonnances, le tribunal a fait erreur en ne limitant pas la portée de ces mesures afin qu’elles soient en lien avec la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire pour l’adolescente. Rien dans la preuve administrée ne permettait de conclure que des ordonnances de portée aussi large s’imposaient pour protéger l’intérêt et les droits de l’adolescente à l’avenir. C’est à bon droit que la Cour supérieure est intervenue pour restreindre la portée de ces ordonnances afin qu’elles soient en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’adolescente. En ce qui concerne la troisième ordonnance, le tribunal a outrepassé ses pouvoirs en ordonnant au CISSS A de mettre en place un protocole pour déterminer la marche à suivre lorsqu’un enfant crache lors d’une intervention. Telle que rédigée, l’ordonnance n’est pas en lien avec la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire pour l’adolescente. À la lumière des constats de faits, l’ordonnance aurait dû viser les centres de réadaptation pour les jeunes en difficulté d’adaptation (« CRJDA ») du CISSS A, de même que tout autre CRJDA qui aurait la charge de l’adolescente. De plus, l’ordonnance aurait dû être prononcée à l’encontre de la DPJ. En ce qui concerne finalement la quatrième ordonnance, soit celle intimant de rendre plus sécuritaires les salles d’isolement, cette mesure correctrice n’était pas ancrée suffisamment dans la preuve et le contexte. L’ordonnance aurait dû être révisée de façon à ordonner à la DPJ, et non au CISSS A, d’avoir en tout temps dans les unités A et B du CISSS A, ainsi que dans les autres unités de CRJDA qui se seraient vu confier la charge de l’adolescente, au moins une salle d’isolement disponible pour l’adolescente et qui soit recouverte d’un matériel empêchant les blessures. D’autres ordonnances alternatives étaient également disponibles et acceptables et auraient donc pu être prononcées. Or, puisque l’adolescente n’est plus visée par une intervention sociale en vertu de la LPJ et ne le sera plus jamais du fait qu’elle est maintenant majeure, aucune ordonnance ne sera rendue. 
Jurisprudence
                    Arrêts mentionnés : Protection de la jeunesse – 123979, 2012 QCCA 1483, [2012] R.J.Q. 1603; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22; R. c. Breault, 2023 CSC 9; MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, [2021] 1 R.C.S. 899; Québec (Procureure générale) c. 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3, [2018] 1 R.C.S. 35; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Michel c. Graydon, 2020 CSC 24, [2020] 2 R.C.S. 763; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, 1993 CanLII 31 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 724; R. c. Audet, 1996 CanLII 198 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 171; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Lamothe c. Ruffo, [1998] R.J.Q. 1815; Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27; A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181; Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22; B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789; Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; Protection de la jeunesse – 174220, 2017 QCCQ 9973; Protection de la jeunesse – 175726, 2017 QCCQ 10171; Protection de la jeunesse – 1610815, 2016 QCCQ 20163; Protection de la jeunesse – 202094, 2020 QCCQ 1912; Protection de la jeunesse – 212922, 2021 QCCQ 5132; Protection de la jeunesse – 2023, 2020 QCCQ 61; Protection de la jeunesse – 137151, 2013 QCCQ 17367; Protection de la jeunesse – 171278, 2017 QCCQ 2752; P. (D.) c. S. (C.), 1993 CanLII 35 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 141; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1114; Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48; Hydro‑Québec c. Matta, 2020 CSC 37, [2020] 3 R.C.S. 595; TELUS Communications Inc. c. Wellman, 2019 CSC 19, [2019] 2 R.C.S. 144; Québec (Protection de la jeunesse) c. C.P., 2000 CanLII 11372; Protection de la jeunesse – 236587, 2023 QCCQ 12263; Protection de la jeunesse – 211624, 2021 QCCQ 2868; Protection de la jeunesse, [1985] AZ-50942189; Protection de la jeunesse – 10174, 2010 QCCA 1912, [2010] R.J.Q. 2291; Protection de la jeunesse – 18935, 2018 QCCQ 10532; Protection de la jeunesse – 211323, 2021 QCCQ 2238.
Lois et règlements cités
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12, art. 39, 53, 80.
Code civil du Québec, art. 32, 186, 199.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 5.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 17, 50.
Décret 1676-91, (1992) 124 G.O. II, 51.
Loi d’interprétation, RLRQ, c. I‑16, art. 40 al. 1, 41.
Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales, RLRQ, c. O‑7.2, ann. I.
Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1984, c. 4, art. 10, 12, 38, 46.
Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives, L.Q. 2022, c. 11.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 45.
Loi sur la protection de la jeunesse, L.Q. 1977, c. 20, art. 23 par. d), e).
Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P-34.1, préambule [aj. 2022, c. 11, art. 1], art. 2, 2.3 al. 1a), 3, chapitre III, 23 à 27, 28 à 30.8 [idem, art. 16], 47.1, 51 à 51.8, 52 et suiv., chapitre V, 73 al. 1, 73.1, 74.1, 74.2, 90 et suiv., 91, 112, 128, 129, 133 [idem, art. 61], 133.1, 156.1 al. 1, 156.2.
Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S‑4.2, art. 118.1.
Traités et autres instruments internationaux
Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, articles 3, 4.
Doctrine et autres documents cités
Bernheim, Emmanuelle, et Marilyn Coupienne. « Faire valoir ses droits à la Chambre de la jeunesse : état des lieux des barrières structurelles à l’accès à la justice des familles » (2019), 32 Rev. can. d. fam. 237.
Boulais, Jean‑François. Loi sur la protection de la jeunesse, texte annoté, 5e éd., Montréal, SOQUIJ, 2003.
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                    Catherine Gauvreau, Christine Campbell et Stéphanie Fournier, pour l’appelante.
                    Audrey Boctor, Julie Langlois, Vanessa Ntaganda et Mélanie Poulin, pour l’intimée.
                    Éric Cantin et Mario Normandin, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
                    Stéphane Pouliot et Gabrielle Gallio, pour les intervenants A et B.
                    Charlotte Vanier Perras, pour l’intervenante X.
                    Karine Joizil et Simon Bouthillier, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Vincent Larochelle, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                  Le jugement de la Cour a été rendu par
                  Le juge en chef —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Aperçu

1

II.   Contexte factuel

5

III.   Historique procédural et judiciaire

6

A.   Cour du Québec, 2019 QCCQ 3916

6

B.   Cour supérieure du Québec, 2021 QCCS 2251

9

C.   Cour d’appel du Québec, 2022 QCCA 1653

11

(1)      Les motifs majoritaires

11

(2)      Les motifs concordants

14

IV.   Questions en litige

17

V.   Analyse

23

A.   L’intervention judiciaire en cas de lésion de droits : l’étendue des pouvoirs correctifs confiés au tribunal en vertu de l’art. 91 al. 4 de la LPJ

23

(1)      Principes devant guider l’opération d’interprétation

23

(2)      Interprétation de l’art. 91 al. 4 de la LPJ

28

a)      Le texte

30

(i)      Le verbe « corriger »

30

(ii)      Les mots « la situation »

33

(iii)     Conclusion

36

b)      L’économie de la LPJ

37

(i)      Le mandat du tribunal est de rendre justice de manière individualisée et particularisée en fonction de l’intérêt et des droits de l’enfant dont il est saisi de la situation

38

(ii)     D’autres acteurs sont chargés de porter un regard sur le système dans son ensemble et de le réformer

43

(iii)   Conclusion sur le rôle du tribunal

50

c)      L’historique législatif

52

d)      La CRDE

61

e)      L’objet de la disposition

64

f)        Conclusion

71

(3)     Critères de validité des mesures correctrices ordonnées à des fins préventives

78

a)      L’enfant doit être à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire

79

b)      Les mesures correctrices doivent être à même de contribuer efficacement à la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire

81

c)      Les mesures correctrices ordonnées doivent être en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation

87

d)      Les incidences budgétaires de la mesure correctrice ne constituent pas un critère de validité de l’ordonnance

93

e)      Conclusion

95

(4)     Révision des ordonnances

98

a)      Les ordonnances visant les unités de traitement individualisé

101

b)      Les ordonnances visant le CISSS A

105

(5)     Le pouvoir de recommandation du tribunal

111

B.   Le droit du CISSS A d’être entendu ou dûment appelé

117

VI.   Dispositif

122

I.               Aperçu
[1]                             L’idée même que les droits d’un enfant soient lésés dans le contexte d’une intervention sociale en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse, RLRQ, c. P‑34.1 (« LPJ »)[1], suscite l’indignation. Cet enfant se trouve alors dans une situation d’extrême vulnérabilité. En effet, il peut avoir été victime d’abus sexuels, physiques ou psychologiques, avoir fait l’objet de négligence ou d’abandon, ou encore souffrir de graves troubles de santé mentale ou de conduite. Comme le note l’autrice Laurence Ricard, le fait que les droits d’un tel enfant soient lésés dans le cadre d’une intervention sociale apparaît dans ce contexte « comme le retournement d’un couteau dans la plaie » : Comment expliquer que l’intervention du système de protection de la jeunesse puisse ajouter aux préjudices déjà subis par un enfant que ce système a pourtant pour mission première de protéger? (« Un regard sur la notion de lésion de droits en matière de protection de la jeunesse » (2021), 62 C. de D. 605, p. 608; voir aussi LPJ, art. 2). La présente affaire illustre toutefois comment il peut être difficile pour les acteurs impliqués auprès d’un enfant dans le cadre d’une intervention en vertu de la LPJ d’éviter que de telles lésions de droits ne surviennent ou ne se reproduisent, puisque les causes de ces lésions sont souvent multiples et complexes.
[2]                             Le présent pourvoi donne à notre Cour l’occasion de se pencher sur les pouvoirs correctifs que le législateur a confiés à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec (« tribunal ») lorsque des personnes, organismes ou établissements ont lésé les droits d’un enfant dans le cadre d’une intervention sociale. Le pouvoir d’intervention du tribunal en la matière tire sa source de l’art. 91 al. 4 de la LPJ. Celui-ci édicte que si « le tribunal en vient à la conclusion que les droits d’un enfant en difficulté ont été lésés par des personnes, des organismes ou des établissements, il peut ordonner que soit corrigée la situation ».
[3]                             Cette disposition laconique confère au tribunal de larges pouvoirs qui ont tantôt été comparés à des pouvoirs de surveillance et de contrôle dans l’intérêt de l’enfant, tantôt été assimilés aux pouvoirs de réparation des tribunaux en cas de violation de droits fondamentaux. Les contours exacts de ces pouvoirs demeurent cependant flous et sont l’objet de débats. La présente affaire est en conséquence l’occasion d’en circonscrire l’étendue.
[4]                             Dans un premier temps, la Cour doit interpréter le passage de l’art. 91 al. 4 qui prévoit que le tribunal peut ordonner « que soit corrigée la situation ». Plus précisément, il faut déterminer si le législateur entendait que le tribunal puisse seulement ordonner des mesures correctrices visant à éviter qu’une situation lésionnaire ne se reproduise pour l’enfant dont les droits ont été lésés, ou s’il entendait que le tribunal puisse également ordonner des mesures correctrices visant à éviter qu’une même situation lésionnaire ne se produise pour tout autre enfant qui pourrait y être confronté. Dans un deuxième temps, la Cour doit examiner une question concernant le respect du droit du Centre intégré de santé et de services sociaux A (« CISSS A ») d’être entendu ou dûment appelé. La Cour est invitée à déterminer si, dans les circonstances, le tribunal pouvait prononcer des ordonnances à l’encontre du CISSS A.
II.            Contexte factuel
[5]                             Le 17 janvier 2018, le tribunal a prononcé une ordonnance portant qu’une adolescente, l’intervenante X, devait être hébergée en centre de réadaptation pour les jeunes en difficulté d’adaptation (« CRJDA »), puisque sa sécurité et son développement étaient compromis au sens de la LPJ (2018 QCCQ 10492). Conformément à cette ordonnance, l’adolescente a été hébergée dans différentes unités de CRJDA et a aussi été hospitalisée durant certaines périodes. Pendant ses séjours dans les unités, l’adolescente a été victime de multiples lésions de droits, ce que ne conteste pas l’intimée, la directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A (« DPJ »). Puisque le jugement du tribunal résumé ci-après expose bien les faits ayant entraîné les lésions de droits et que ceux-ci ne sont pas contestés, je considère qu’il n’est pas nécessaire de les relater à nouveau ici par le menu détail.
III.         Historique procédural et judiciaire
A.           Cour du Québec, 2019 QCCQ 3916
[6]                             Devant le tribunal, la question de la lésion de droits s’est posée dans le cadre d’une demande présentée par la DPJ en révision et en prolongation de l’ordonnance rendue en janvier 2018. À l’occasion de cette demande, les parents et l’adolescente, respectivement, ont déposé une demande en déclaration de lésion de droits en vertu de l’art. 91 al. 4 de la LPJ.
[7]                             Le tribunal a accueilli en partie la demande en révision et en prolongation de l’ordonnance de janvier 2018, après avoir constaté que la sécurité et le développement de l’adolescente étaient toujours compromis. Tranchant les demandes en déclaration de lésion de droits, le tribunal a identifié quatre situations ayant lésé les droits de l’adolescente : la suspension injustifiée et indûment longue d’un suivi psychologique, en violation d’une ordonnance rendue le 17 janvier 2018; le refus injustifié d’une éducatrice de permettre à l’adolescente de trouver refuge au CRJDA auquel elle était confiée alors qu’elle avait quitté la maison familiale et était en fugue, et l’accompagnement inadéquat qui lui a été offert par la suite après qu’elle eut dénoncé avoir été victime d’une agression sexuelle lors de cette fugue; la tenue déficiente du dossier médical de l’adolescente ainsi que l’absence de soins et de suivi pendant plus de deux semaines alors qu’elle souffrait de blessures aux mains; et l’imposition de mesures de contention et d’isolement abusives ou inadéquates.
[8]                              Le tribunal a recommandé et ordonné une série de mesures correctrices. Quatre d’entre elles ont ensuite été contestées par la DPJ. Cette dernière estimait que ces mesures outrepassaient les pouvoirs correctifs confiés au tribunal par l’art. 91 al. 4 de la LPJ, parce qu’elles ne se rapportaient pas directement à la situation de l’adolescente. Les quatre mesures correctrices en cause sont formulées ainsi :
À TITRE DE MESURES CORRECTRICES :
 
[340]               ORDONNE que les intervenants, éducateurs et agents d’intervention qui travaillent dans les unités de traitement individualisé puissent recevoir une formation spécifique en santé mentale et en faire rapport à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse;
 
[341]        ORDONNE que les unités de traitement individualisé puissent bénéficier du soutien d’un professionnel de la santé spécialisé en santé mentale et en faire rapport à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse;
 
. . .
 
[345]        ORDONNE au Centre intégré de santé et de services sociaux A qu’un protocole soit mis en place dans un délai raisonnable pour déterminer la marche à suivre lorsqu’un enfant crache lors d’une intervention et en faire rapport à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse;
 
[346]               ORDONNE au Centre intégré de santé et de services sociaux A d’adapter toutes les salles d’isolement pour qu’elles soient plus sécuritaires et que les murs soient recouverts d’un matériel empêchant les blessures;
B.            Cour supérieure du Québec, 2021 QCCS 2251
[9]                              L’appelante, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« CDPDJ »), est intervenue pour la première fois devant la Cour supérieure pour plaider que l’art. 91 al. 4 de la LPJ accorde au tribunal de vastes pouvoirs correctifs qui lui permettent « d’émettre des ordonnances d’application générale [ne visant] pas spécifiquement à corriger la situation vécue par l’enfant, mais bien par des enfants pouvant vivre la même situation » (par. 19).
[10]                        Le juge de la Cour supérieure a accueilli partiellement l’appel de la DPJ. Au sujet de la norme d’intervention applicable, il a conclu que la question en litige était une question de droit, à l’égard de laquelle la cour peut intervenir sans réserve en cas d’erreur. S’appuyant principalement sur l’arrêt de la Cour d’appel du Québec Protection de la jeunesse – 123979, 2012 QCCA 1483, [2012] R.J.Q. 1603, il a ensuite conclu que les quatre ordonnances contestées outrepassaient les pouvoirs confiés au tribunal par le législateur, puisqu’elles visaient d’autres enfants que celui dont le tribunal était saisi de la situation. Au terme de son analyse, il a décidé de modifier les ordonnances attaquées afin qu’elles visent spécifiquement la situation de l’adolescente et qu’elles nomment cette dernière expressément. La décision du juge de la Cour supérieure a été subséquemment portée en appel par la CDPDJ, par l’adolescente, ainsi que par ses parents, les intervenants A et B.
C.            Cour d’appel du Québec, 2022 QCCA 1653
(1)         Les motifs majoritaires
[11]                        À l’instar du juge de la Cour supérieure, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que les quatre ordonnances contestées étaient « générales » (par. 78), allaient « au-delà de la situation » de l’enfant visé par les procédures (par. 80) et devaient donc être restreintes. Toutefois, ils se sont dits d’avis que les ordonnances énoncées aux par. 345-346 ne pouvaient être prononcées contre le CISSS A, puisque ce dernier n’était pas formellement une partie aux procédures en première instance. Les juges majoritaires ont donc accueilli partiellement l’appel à seule fin de rectifier les ordonnances contenues aux par. 345-346 du jugement du tribunal, déjà modifiées par le juge de la Cour supérieure, pour qu’elles visent la DPJ et non le CISSS A (par. 2 et 82-83).
[12]                        Selon les juges majoritaires, la question en litige consistait à se demander « si l’article 91 in fine permet au tribunal d’ordonner à des établissements ou à des organismes publics de prendre des mesures qui nécessitent qu’ils affectent une partie des fonds dont ils disposent à une fin spécifique » (par. 70). Il s’agissait en conséquence d’une question de droit à laquelle ils ont répondu par la négative. De l’avis des juges majoritaires, seule une règle de droit « claire et explicite » permet aux tribunaux d’ordonner une affectation de fonds publics à des fins spécifiques et l’art. 91 in fine de la LPJ ne satisfait pas à cette définition (par. 67; voir aussi le par. 68). Il s’ensuit que le tribunal n’a pas, en vertu de cet article, « un pouvoir général d’intervention ou de révision des décisions que sont appelés à prendre les établissements ou les organismes quant à leur fonctionnement, leur organisation ou leurs installations » (par. 75).
[13]                        Il découle de ce qui précède qu’une mesure correctrice ne peut être ordonnée que si elle est « limitée à ce qui est nécessaire pour corriger la situation ou éviter qu’elle ne se reproduise quant à [l’]enfant en particulier » (par. 76). En outre, une telle ordonnance ne doit pas « s’immiscer dans la gestion des ressources dont disposent les établissements ou les organismes concernés » (par. 77). Ainsi, de l’avis des juges majoritaires, même si une mesure correctrice s’attaque à la situation ayant lésé les droits de l’enfant et si elle se limite uniquement à ce qui est nécessaire pour éviter que cette situation ne se reproduise, l’ordonnance imposant cette mesure pourrait néanmoins être invalide si ses incidences budgétaires sont trop importantes. Selon les juges majoritaires, l’impact financier des ordonnances détermine « s’il [. . .] est permis de les prononcer » (par. 81).
(2)         Les motifs concordants
[14]                        Pour sa part, le juge qui a rédigé des motifs concordants aurait accueilli en partie les appels et aurait rétabli les ordonnances prononcées aux par. 345-346 du jugement du tribunal, tout en indiquant qu’elles devaient être dirigées contre la DPJ plutôt que contre le CISSS A. Il aurait aussi précisé que seules les salles d’isolement des unités A et B des CRJDA du CISSS A doivent être rendues plus sécuritaires (par. 3 et 56-59).
[15]                        À son avis, s’il est vrai qu’il « doit [. . .] exister un lien entre l’ordonnance prévoyant une mesure correctrice et l’enfant dont les droits ont été lésés », il n’est pas « obligatoire que la mesure réparatrice s’applique uniquement à l’enfant victime de la lésion » (par. 36). Tout est fonction de ce que la preuve révèle. Plus exactement, « lorsque la preuve est faite que la source du problème ayant amené la lésion relève d’un problème institutionnel ou systémique et que la lésion peut avoir été causée par plusieurs individus ou plusieurs établissements, ou par l’état des lieux, les juges de la Cour du Québec peuvent prononcer une ordonnance permettant de réparer la situation lésionnaire à sa source » (par. 38).
[16]                        Il découle de ce qui précède qu’une mesure correctrice de portée générale peut être ordonnée par le tribunal, à condition que la preuve démontre que la lésion subie par l’enfant a été causée en raison « d’une pratique ou d’une situation généralisée » (par. 39). L’impact financier d’une telle mesure pour la DPJ ne devrait pas empêcher le tribunal de prononcer des ordonnances correctrices permises par la LPJ et requises par les circonstances d’un dossier.
IV.         Questions en litige
[17]                        Le pourvoi soulève la question suivante : Quelle est l’étendue des pouvoirs correctifs que le législateur a voulu confier au tribunal à l’art. 91 al. 4 de la LPJ? Plus précisément, le législateur entendait-il que le tribunal puisse seulement ordonner des mesures correctrices visant à éviter qu’une situation lésionnaire ne se reproduise pour l’enfant dont les droits ont été lésés, ou entendait-il que le tribunal puisse également ordonner des mesures correctrices visant à éviter qu’une même situation lésionnaire ne se produise pour tout autre enfant qui pourrait y être confronté?
[18]                        Le pourvoi soulève également une question secondaire, celle-là concernant la possibilité pour le tribunal, dans les circonstances, de prononcer des ordonnances à l’égard du CISSS A au regard du droit de celui-ci d’être « entend[u]» ou « dûment appel[é] » conformément à l’art. 17 al. 1 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (« C.p.c. »).
[19]                        Au terme de mon analyse, je conclus que le législateur a voulu confier au tribunal les pouvoirs correctifs nécessaires pour assurer la protection la plus complète de l’intérêt et des droits de l’enfant devant lui. Concrètement, cela signifie que le tribunal peut ordonner des mesures correctrices qui visent à (1) faire cesser la situation lésionnaire si celle-ci lèse toujours les droits de l’enfant; (2) remédier aux conséquences psychologiques ou physiques que vit l’enfant en raison de la lésion de droits; et (3) éviter que la situation lésionnaire ne se reproduise pour cet enfant.
[20]                        Je suis d’avis que toute mesure correctrice qui est ordonnée doit protéger l’intérêt et les droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. Une mesure correctrice de nature préventive ne peut donc être ordonnée que si l’enfant dont les droits ont été lésés est à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire. Si c’est le cas, le tribunal peut ordonner toute mesure correctrice à même de contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire, pourvu que cette mesure soit en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant. Les incidences budgétaires de la mesure correctrice n’ont pour leur part aucune conséquence sur la validité de celle-ci.
[21]                        Contrairement à ce que laissent entendre la DPJ, le juge de la Cour supérieure et les juges majoritaires de la Cour d’appel, il n’est pas nécessaire que les mesures correctrices mentionnent expressément le nom de l’enfant pour que ces mesures soient en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de cet enfant. De plus, selon les circonstances et la preuve administrée, il est possible qu’une mesure correctrice de large portée — qui corrige par exemple un facteur institutionnel à l’origine de la situation lésionnaire — soit une mesure en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant. De telles mesures correctrices auront généralement l’avantage de protéger indirectement et accessoirement l’intérêt et les droits de nombreux autres enfants.
[22]                        Pour ce qui est de la question du droit du CISSS A d’être entendu ou dûment appelé (art. 17 al. 1 C.p.c.), l’appelante ne me convainc pas qu’il y a matière à intervention pour rétablir les ordonnances afin qu’elles soient prononcées, comme le tribunal l’avait fait, à l’encontre du CISSS A.
V.           Analyse
A.           L’intervention judiciaire en cas de lésion de droits : l’étendue des pouvoirs correctifs confiés au tribunal en vertu de l’art. 91 al. 4 de la LPJ
(1)         Principes devant guider l’opération d’interprétation
[23]                        Il est de jurisprudence constante qu’il [traduction] « faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, cité dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26; La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22, par. 22).
[24]                        En l’espèce, il importe de souligner quelques principes qui guident l’interprétation de l’art. 91 al. 4 de la LPJ. Premièrement, la LPJ doit recevoir une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin (voir Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, art. 41; Protection de la jeunesse – 123979, par. 21). Toutefois, de la même manière que le texte doit être examiné au regard du contexte et de l’objet, l’objet d’une loi et celui d’une disposition doivent être examinés en gardant continuellement un œil attentif sur le texte de la loi, lequel demeure le point d’ancrage de l’opération d’interprétation. Le texte précise notamment les moyens préconisés par le législateur pour réaliser ses objectifs. Ces moyens [traduction] « peuvent révéler des réserves concernant les objectifs principaux, et c’est pourquoi le texte demeure le point central de l’interprétation » (M. Mancini, « The Purpose Error in the Modern Approach to Statutory Interpretation » (2022), 59 Alta. L. Rev. 919, p. 927; voir aussi les p. 930-931). En d’autres mots, ils peuvent [traduction] « indiquer à l’interprète jusqu’où le législateur entendait aller pour réaliser un objectif plus abstrait » (p. 927). Comme l’a récemment souligné notre Cour, l’interprète est appelé « à interpréter le “texte au moyen duquel le législateur entend atteindre [son] objectif”, car “l’exercice d’interprétation recherche une harmonie entre le texte de la loi et l’objectif visé . . .” » (R. c. Breault, 2023 CSC 9, par. 26, citant MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, [2021] 1 R.C.S. 899, par. 39; voir aussi Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426, par. 10).
[25]                        Deuxièmement, toute disposition de la LPJ doit être interprétée conformément à la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 (« Charte québécoise »), qui est une source de droit fondamental. Il importe tout particulièrement de garder à l’esprit l’art. 39 de la Charte québécoise, qui consacre le droit de tout enfant « à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner ». Bien que, dans un arrêt qui ne mettait en jeu ni la LPJ ni la portée normative de l’art. 39, notre Cour ait déjà affirmé en obiter que cette disposition « ne vis[e] directement l’État d’aucune façon » (Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 89), il est clair que cet article trouve application lorsque l’État, par l’entremise d’un directeur de la protection de la jeunesse, exerce des attributs de l’autorité parentale (voir, p. ex., LPJ, art. 91 al. 1n); Code civil du Québec, art. 186 et 199). De même, il ne fait aucun doute que cet article est pertinent pour interpréter les dispositions de la LPJ, y compris les dispositions comme l’art. 91 al. 4 qui peuvent avoir des incidences sur les droits et les obligations de l’État. Depuis 2022, le législateur se réfère d’ailleurs explicitement à l’art. 39 de la Charte québécoise dans le préambule de la LPJ, ce qui ne fait que confirmer la valeur interprétative de cette disposition pour expliquer l’objet et la portée de toute disposition de la LPJ (voir Loi d’interprétation, art. 40 al. 1; Charte québécoise, art. 53; Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3, [2018] 1 R.C.S. 35, par. 32-33, citant Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789, par. 20).
[26]                        Troisièmement, dans l’interprétation de toute disposition de la LPJ, il importe de garder à l’esprit la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3 (« CRDE »), ratifiée par le Canada le 13 décembre 1991 et à laquelle le Québec s’est déclaré lié par décret (voir Décret 1676-91, (1992) 124 G.O. II, 51; LPJ, préambule (aj. 2022, c. 11, art. 1)). Conformément à la présomption de conformité, la LPJ doit être interprétée de manière à respecter les obligations du Canada découlant de la CRDE, dans la mesure où le texte le permet. Bien que cet instrument international ait une valeur interprétative indéniable, je souligne que l’analyse doit demeurer axée sur l’intention du législateur, et non sur le contenu obligationnel du traité. Il est impératif d’interpréter avant toute chose « ce que le législateur (tant au fédéral qu’au provincial) a édicté » plutôt que de subordonner le résultat de cette opération à ce dont l’organe exécutif fédéral a convenu à l’international ou aux traités internationaux auxquels un organe exécutif provincial a déclaré vouloir être lié par voie de décret. Il en va du respect du principe de la séparation des pouvoirs (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, par. 48; voir aussi par. 45-47; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176, par. 60; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 53-54; Michel c. Graydon, 2020 CSC 24, [2020] 2 R.C.S. 763, par. 103, la juge Martin, motifs concordants; P.‐A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), par. 1301-1307).
[27]                        Enfin, dans l’interprétation d’une disposition tel l’art. 91 al. 4, qui habilite un tribunal d’origine législative à exercer certains pouvoirs, je souligne que le principe de la séparation des pouvoirs ne crée d’emblée aucune limite à l’étendue des pouvoirs confiés par le législateur à ce tribunal. Le principe de la séparation des pouvoirs commande plutôt de donner plein effet à l’intention du législateur, telle qu’elle ressort de l’interprétation de cette disposition habilitante suivant la méthode moderne d’interprétation. Il n’existe aucune règle indiquant que le législateur est présumé vouloir limiter les pouvoirs qu’il confère à un tribunal d’origine législative en fonction de l’ampleur des incidences budgétaires découlant de l’exercice de ces pouvoirs (voir Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 15 et 28). Dans la mesure où les motifs de la majorité de la Cour d’appel du Québec suggèrent le contraire, ils sont erronés en droit.
(2)         Interprétation de l’art. 91 al. 4 de la LPJ
[28]                        Le point de départ de toute opération d’interprétation est le texte de la disposition. En l’absence de définitions législatives, il convient de s’attarder au sens ordinaire et grammatical du texte, c’est-à-dire « le sens naturel » qui se dégage à la simple lecture de la disposition dans son ensemble (Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, 1993 CanLII 31 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 724, p. 735, cité dans R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), § 3.02[1]; voir aussi R. c. Audet, 1996 CanLII 198 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 171, par. 34). Par souci de commodité, je reproduis ici le texte de l’art. 91 :
91. Si le tribunal en vient à la conclusion que la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis, il peut, pour la période qu’il détermine, ordonner l’exécution de l’une ou de plusieurs des mesures suivantes :
 
a) que l’enfant soit maintenu dans son milieu familial ou qu’il soit confié à l’un ou à l’autre de ses parents, et que les parents fassent rapport périodiquement au directeur sur les mesures qu’ils appliquent à eux-mêmes ou à leur enfant pour mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant;
 
b) que l’enfant et ses parents participent activement à l’application de l’une ou l’autre des mesures qu’il ordonne;
 
c) que certaines personnes qu’il désigne n’entrent pas en contact avec l’enfant;
 
d) que l’enfant n’entre pas en contact avec certaines personnes qu’il désigne;
 
e) que l’enfant soit confié à d’autres personnes;
 
e.1) que l’enfant soit confié à une famille d’accueil de proximité choisie par l’établissement qui exploite le centre de protection de l’enfance et de la jeunesse;
 
f) qu’une personne qui travaille pour un établissement ou un organisme apporte aide, conseil ou assistance à l’enfant et à sa famille;
 
g) que l’enfant soit confié à un établissement qui exploite un centre hospitalier ou un centre local de services communautaires ou à un organisme afin qu’il y reçoive les soins et l’aide dont il a besoin;
 
h) que l’enfant ou ses parents se présentent à intervalles réguliers chez le directeur pour lui faire part de l’évolution de la situation;
 
i) que l’enfant reçoive certains soins et services de santé;
 
j) que l’enfant soit confié à un établissement qui exploite un centre de réadaptation ou à une famille d’accueil, choisi par l’établissement qui exploite le centre de protection de l’enfance et de la jeunesse;
 
k) que l’enfant fréquente un milieu scolaire ou un autre milieu d’apprentissage ou qu’il participe à un programme visant l’apprentissage et l’autonomie;
 
l) que l’enfant fréquente un milieu de garde;
 
l.1) que certains renseignements ne soient pas divulgués aux parents ou à l’un d’eux ou à toute autre personne qu’il désigne;
 
m) qu’une personne s’assure que l’enfant et ses parents respectent les conditions qui leur sont imposées et fasse rapport périodiquement au directeur;
 
n) que l’exercice de certains attributs de l’autorité parentale soit retiré aux parents et qu’il soit confié au directeur ou à toute autre personne que le tribunal aura désignée;
 
o) qu’une période de retour progressif de l’enfant dans son milieu familial ou social soit fixée.
 
Le tribunal peut faire toute recommandation qu’il estime dans l’intérêt de l’enfant.
 
Le tribunal peut ordonner plusieurs mesures dans une même ordonnance, en autant que ces mesures ne soient pas incompatibles les unes avec les autres et qu’elles soient ordonnées dans l’intérêt de l’enfant. Il peut ainsi, dans son ordonnance, autoriser le maintien des relations personnelles de l’enfant avec ses parents, ses grands-parents ou une autre personne, selon les modalités qu’il détermine; il peut également prévoir plus d’un milieu auquel l’enfant sera confié et indiquer les périodes de temps pendant lesquelles l’enfant doit demeurer confié à chacun de ces milieux.
 
Si le tribunal en vient à la conclusion que les droits d’un enfant en difficulté ont été lésés par des personnes, des organismes ou des établissements, il peut ordonner que soit corrigée la situation.
[29]                        En l’espèce, il convient de porter une attention toute particulière au quatrième alinéa et, plus particulièrement, au passage qui précise que le tribunal peut ordonner que « soit corrigée la situation ».
a)              Le texte
(i)            Le verbe « corriger »
[30]                        Le verbe « corriger » (« correct » dans la version anglaise) n’est pas défini dans la LPJ. Il s’agit d’un terme non limitatif qui se situe à un haut niveau de généralité, et ce, tout particulièrement si on le compare à l’énumération exhaustive et détaillée des pouvoirs dont jouit le tribunal s’il conclut que la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis (art. 91 al. 1). En effet, une lecture comparative des mots utilisés par le législateur pour décrire les pouvoirs dont dispose le tribunal en matière de compromission de la sécurité ou du développement de l’enfant (art. 91 al. 1 à 3) et ceux dont il dispose en matière de lésion de droits (art. 91 al. 4) tend à indiquer que le législateur a délibérément laissé au tribunal de la latitude et de la créativité en cas de lésion de droits pour ce qui est des mesures correctrices pouvant être ordonnées (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 110; Ricard, p. 632).
[31]                        À la lecture de la disposition dans son ensemble, le verbe « corriger » évoque l’idée de « redresser » la situation, de la « rétablir » ou encore d’y « remédier ». Ce sens ordinaire trouve d’ailleurs assise dans certaines des définitions du verbe « corriger » dans le dictionnaire. En effet, Le Grand Robert de la langue française (version électronique) indique que le verbe « corriger » peut vouloir dire « [r]amener à une norme morale ou sociale (ce qui s’en écarte) » ou encore « [r]amener à la mesure (quelque chose d’excessif) par une action contraire. » De même, le Dictionnaire Larousse (en ligne) précise que « corriger » peut vouloir dire « rectifier ce qui est déficient » ou rétablir « ce qui est exact, bon, correct ».
[32]                        Il importe de souligner que le sens ordinaire du verbe « corriger » qui se dégage de la lecture de l’art. 91 s’arrime avec celui qui ressort de la lecture des deux autres dispositions dans lequel il apparaît. D’abord, l’art. 23 par. c) précise que la CDPDJ « prend les moyens légaux qu’elle juge nécessaires pour que soit corrigée la situation où les droits d’un enfant sont lésés ». Ensuite, l’art. 25.2 édicte que la CDPDJ « peut recommander la cessation de l’acte reproché ou l’accomplissement, dans le délai qu’elle fixe, de toute mesure visant à corriger la situation ». Dans ces deux dispositions, le verbe « corriger » est aussi employé en lien avec « la situation », et ce, dans un contexte de lésion de droits. Tout comme dans l’art. 91 al. 4, il évoque l’idée de ramener à l’ordre ou à l’état normal ce qui ne l’est pas.
(ii)         Les mots « la situation »
[33]                        Le mot « situation » (« situation » dans la version anglaise) n’est pas défini dans la LPJ et se situe lui aussi à un haut niveau de généralité. En outre, au terme d’une lecture de la disposition dans son ensemble, son sens ordinaire est ambigu dans le contexte. S’agit-il de « la situation à l’origine de la lésion de droits », de « la situation de l’enfant dont les droits ont été ou sont lésés », ou encore des deux?
[34]                        D’un côté, l’usage du déterminant défini « la » à l’art. 91 al. 4 (« la situation ») plutôt que du déterminant possessif « sa » (« sa situation ») peut porter à croire qu’il s’agit de la situation lésionnaire en cause, c’est-à-dire la situation à l’origine de la lésion de droits. Cette interprétation s’arrimerait alors avec l’un des sens communs du mot « situation », soit l’« [e]nsemble des circonstances » dans lesquelles une personne ou une chose se trouve ou encore l’« ensemble des relations » qui unissent une personne à un environnement social (Le Grand Robert de la langue française; voir aussi le Dictionnaire Larousse). Dans la même veine, le Dictionnaire de l’Académie française (9e éd. (en ligne)) indique que le terme « situation » peut désigner l’« ensemble des conditions dans lesquelles [une personne] se trouve ». Le fait que les mots « la situation » s’entendent de la situation lésionnaire trouve aussi assise dans d’autres dispositions de la LPJ portant sur la lésion de droits, dont l’art. 23 par. c) qui énonce que la CDPDJ « prend les moyens légaux qu’elle juge nécessaires pour que soit corrigée la situation où les droits d’un enfant sont lésés » (voir aussi LPJ, art. 74.1 al. 2).
[35]                        D’un autre côté, ce qui saute aux yeux à la lecture de l’art. 91 dans son ensemble, c’est que tant en matière de compromission que de lésion de droits, le tribunal se voit confier une série de pouvoirs pour veiller à la protection d’un enfant vulnérable dont il est saisi de la situation. Gardant cela à l’esprit, il semble alors tout à fait plausible que le terme « situation » vise ici l’état, tant psychologique que physique, de l’enfant dont les droits ont été lésés. Ce sens, qui se dégage d’une lecture de la disposition dans son ensemble, trouve lui aussi appui dans les dictionnaires. En effet, Le Grand Robert de la langue française indique que le terme « situation » peut désigner la « [d]isposition morale » ou encore l’« état psychologique » d’une personne. Pour sa part, le Dictionnaire de l’Académie française indique que le terme « situation » peut désigner l’« [é]tat d’une personne, d’une chose à un moment donné ». D’ailleurs, l’une des définitions du terme « situation » donnée par le Trésor de la Langue Française informatisé (en ligne) va elle aussi dans le même sens : « Ensemble des conditions matérielles ou morales dans lesquelles se trouve une personne ».
(iii)        Conclusion
[36]                        L’étude du sens ordinaire et grammatical du passage « que soit corrigée la situation » permet de conclure que le législateur a voulu conférer au tribunal des pouvoirs correctifs qui lui permettent de redresser une situation, de rétablir l’ordre ou l’état normal des choses. Cette étude ne permet toutefois pas de dire avec certitude de quelle situation il est question. S’agit-il des circonstances à l’origine de la lésion de droits? S’agit-il de l’état psychologique et physique de l’enfant? Ou encore s’agit-il des deux? En outre, l’étude du sens ordinaire et grammatical du passage est peu utile pour déterminer si, en conférant au tribunal les pouvoirs correctifs prévus de l’art. 91 al. 4, le législateur entendait que le tribunal les exerce en se préoccupant exclusivement de la protection des droits et de l’intérêt de l’enfant dont il est saisi de la situation, ou s’il voulait en outre que le tribunal se préoccupe de la protection des droits et de l’intérêt de tous les autres enfants qui, bien qu’ils ne soient pas visés par l’instance, se trouvent ou pourraient se trouver dans la même situation lésionnaire que l’enfant devant le tribunal.
b)            L’économie de la LPJ
[37]                        L’analyse de l’économie de la LPJ offre un éclairage utile sur la question au cœur du désaccord entre les parties, c’est-à-dire celle de savoir si le législateur a voulu que le tribunal puisse ordonner des mesures correctrices visant, en tout ou en partie, à protéger les droits et l’intérêt d’enfants dont il n’est pas saisi des situations, mais qui pourraient se trouver la même situation lésionnaire que l’enfant devant lui. L’analyse tend à démontrer que ce n’est pas le cas.
(i)            Le mandat du tribunal est de rendre justice de manière individualisée et particularisée en fonction de l’intérêt et des droits de l’enfant dont il est saisi de la situation
[38]                        L’intervention judiciaire en vertu de la LPJ est généralement conçue comme une voie de dernier recours, à moins de circonstances particulières justifiant de prioriser la voie judiciaire avant les mesures volontaires. Dans la mesure du possible, les équipes cliniques représentant les directeurs de la protection de la jeunesse cherchent à intervenir de façon consensuelle dans la vie de l’enfant en difficulté et de sa famille, en conformité avec la logique de déjudiciarisation qui anime le système de protection de la jeunesse. Or, lorsqu’un consensus n’est pas possible, la LPJ prévoit l’intervention du tribunal (voir, p. ex., art. 47.1, 51 à 51.8, 52 et suiv., et chapitre V « Intervention judiciaire »; voir aussi Ricard, p. 612-613; R. Joyal et M. Provost, « La Loi sur la protection de la jeunesse de 1977 : une maturation laborieuse, un texte porteur », dans R. Joyal, dir., L’évolution de la protection de l’enfance au Québec : des origines à nos jours (2000), 179, p. 181).
[39]                        Il ressort de l’économie de la LPJ que le législateur a voulu que l’intervention du tribunal s’inscrive dans une logique de justice individualisée et particularisée, en fonction de l’intérêt et des droits de l’enfant particulier dont il est saisi de la situation. Dans une perspective de complémentarité fonctionnelle entre l’intervention sociale et l’intervention judiciaire, le tribunal doit, tout comme les représentants des directeurs de la protection de la jeunesse, prendre des décisions « dans l’intérêt de l’enfant et dans le respect de ses droits » (art. 3 al. 1) dans le but ultime « d’astreindre toute compromission à sa sécurité et son développement, mais également de prévenir la maltraitance » (E. Bernheim et M. Coupienne, « Faire valoir ses droits à la Chambre de la jeunesse : état des lieux des barrières structurelles à l’accès à la justice des familles » (2019), 32 Rev. can. d. fam. 237, p. 262-263, se référant à L. Mercier, « Contexte d’autorité et judiciarisation : régression ou redéfinition novatrice de la pratique sociale professionnelle? » (1991), 40:2 Service social 43, p. 49; voir aussi LPJ, art. 47.1, 51 à 51.8, et 52 et suiv.; m.i., par. 41 et 59, se référant à Lamothe c. Ruffo, [1998] R.J.Q. 1815 (C.S.), p. 1822; Ricard, p. 612-613 et 636). Chaque enfant étant unique, cette prise en considération s’exerce au cas par cas. Il s’agit d’une analyse intrinsèquement contextuelle, qui doit tenir compte, « outre les besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, [de] son âge, sa santé, son caractère, son milieu familial et [d]es autres aspects de sa situation » (art. 3 al. 2; voir aussi Gordon c. Goertz, 1996 CanLII 191 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 27, par. 38 et 44; A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181, par. 89-90; Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22, par. 97; B.J.T. c. J.D., 2022 CSC 24, par. 53).
[40]                        Le fait que le tribunal est appelé à rendre justice de manière individualisée et particularisée en fonction de la situation d’un seul enfant ressort aussi de l’ensemble des dispositions liées à la saisine du tribunal, incluant celles du chapitre V de la LPJ qui circonscrit la portée de l’intervention judiciaire. À titre d’exemple, l’art. 73 al. 1 prévoit qu’il « entend la cause d’un enfant ». L’article 74.1 al. 1, pour sa part, édicte que le directeur ou la CDPDJ « peut saisir le tribunal du cas d’un enfant dont la sécurité ou le développement est considéré comme compromis ». En outre, en matière de lésion de droits, la LPJ prévoit que la CDPDJ « prend les moyens légaux qu’elle juge nécessaires pour que soit corrigée la situation où les droits d’un enfant sont lésés » (art. 23 par. c)). À cette fin, elle peut « saisir le tribunal de toute situation où elle a raison de croire que les droits de l’enfant ont été lésés par des personnes, des organismes ou des établissements » (art. 74.1 al. 2; voir aussi l’art. 25.3). De même, « [u]n enfant ou ses parents peuvent saisir le tribunal lorsqu’ils ne sont pas d’accord » avec une décision prise dans leur dossier (art. 74.2). Une seule exception à cette règle a été prévue expressément par le législateur. Le tribunal peut, en l’absence de risque de préjudice pour l’un des enfants et après avoir pris en considération l’avis des parties, se saisir de la situation individuelle de plusieurs enfants en même temps, à condition que ceux-ci soient issus d’un même parent. Or, même dans ces circonstances, en harmonie avec la conception individualisée et particularisée de l’intervention judiciaire qui colore l’entièreté de la LPJ, le tribunal doit rendre « des ordonnances distinctes pour chaque enfant conformément à l’article 91 » (art. 73.1).
[41]                        Je souligne qu’aucune disposition de la LPJ ne révèle une intention de rompre avec cette logique de justice individualisée et particularisée qui imprègne l’entièreté de la LPJ en matière de lésion de droits. Afin de donner au tribunal le pouvoir d’ordonner des mesures correctrices préventives pour protéger l’intérêt et les droits d’enfants dont il n’est pas saisi des situations, le législateur aurait pu accorder à la CDPDJ le pouvoir de saisir le tribunal pour qu’il ordonne des mesures correctrices dans l’intérêt public, comme il l’a fait en matière de discrimination avec le Tribunal des droits de la personne (voir Charte québécoise, art. 80; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789, par. 102-105). De même, il aurait pu indiquer que le tribunal doit dans ses décisions se préoccuper de l’« intérêt des enfants » comme il l’a fait en décrivant les attributions du ministre de la Santé et des Services sociaux (voir, p. ex., LPJ, art. 28 (aj. 2022, c. 11, art. 16)). Mais il ne l’a pas fait. Bref, il appert que le législateur n’a pas voulu confier au tribunal le pouvoir d’ordonner des mesures correctrices « qui dépassent le cadre d’un litige particulier » (Bombardier, par. 102).
[42]                        Enfin, même s’il fallait conclure, comme le suggère la CDPDJ (m.a., par. 50; transcription, p. 21-22), que l’effet conjugué des art. 23 par. b), 25.2 et 25.3 est de rompre avec cette logique de justice individualisée et particularisée en permettant au tribunal de rendre des ordonnances de large portée qui visent à protéger l’intérêt et les droits d’enfants dont il n’est pas saisi des situations, mais dont les situations ont fait l’objet d’une enquête par la CDPDJ, cela n’aurait qu’une pertinence limitée en l’espèce. En effet, dans la présente affaire, le tribunal était saisi de la situation d’un seul enfant, qui n’a fait l’objet d’aucune enquête par la CDPDJ. Il s’agit d’un cas de figure bien différent, qu’il importe de distinguer.
(ii)         D’autres acteurs sont chargés de porter un regard sur le système dans son ensemble et de le réformer
[43]                        La conclusion selon laquelle le tribunal doit rendre justice de manière individualisée et particularisée en fonction de l’intérêt et des droits de l’enfant dont il est saisi de la situation est également étayée par le fait que d’autres acteurs ont le mandat d’examiner le système dans son ensemble, d’identifier ses failles et de le réformer, en tenant compte de l’intérêt des enfants assujettis à une intervention en vertu de la LPJ. Dans ce contexte, il est d’autant plus plausible que le législateur ait souhaité limiter le rôle du tribunal.
[44]                        Il ressort de l’étude de l’économie de la LPJ que le législateur québécois conçoit la protection de la jeunesse du Québec comme une responsabilité collective. Il a créé un système de protection de la jeunesse dont le bon fonctionnement dépend de l’action de divers acteurs politiques, sociaux et juridiques auxquels sont attribués des rôles, responsabilités et pouvoirs à la fois distincts et complémentaires.
[45]                        En ce qui concerne les acteurs chargés de porter un regard sur le système dans son ensemble et le réformer, il y a d’abord le ministre de la Santé et des Services sociaux. Celui-ci peut, avec l’approbation préalable du gouvernement, donner des directives contraignantes aux établissements pour assurer l’atteinte des objectifs de l’intervention sociale (art. 133.1). Ces directives peuvent notamment s’inspirer de recommandations communiquées par la CDPDJ (art. 23 par. e)). Il est aussi chargé de déposer à l’Assemblée nationale, tous les cinq ans, une étude mesurant les impacts de la LPJ sur la stabilité et les conditions de vie des enfants et, le cas échéant, recommander des modifications à celle-ci (art. 156.2). Il peut en outre demander à la CDPDJ de mener des études et des recherches sur toute question relative à la compétence de cette dernière, dont la promotion et le respect des droits de l’enfant (art. 23 par. a) et f)).
[46]                        Il y a ensuite la CDPDJ, dont un aspect central du mandat qui lui a été confié par le législateur l’amène à examiner le système de protection de la jeunesse et à collaborer à sa réforme avec les acteurs politiques. Entre autres, elle doit tous les cinq ans « faire au gouvernement un rapport sur la mise en œuvre de la présente loi et, le cas échéant, sur l’opportunité de la modifier » (art. 156.1 al. 1; voir, p. ex., CDPDJ, Rapport sur la mise en œuvre de la Loi sur la protection de la jeunesse (article 156.1 de la LPJ) (2020)). La CDPDJ peut aussi effectuer de sa propre initiative des études et des recherches sur toute question relative à sa compétence en posant un regard global sur le système de protection de la jeunesse et formuler en conséquence des recommandations à différents ministères ayant une influence sur le système (art. 23 par. e) et f); voir Ricard, p. 633-635; L. Lemonde et J. Desrosiers, « Le droit à un recours effectif lors de la violation des droits fondamentaux des mineurs privés de liberté » (2002), 62 R. du B. 205, p. 215-216).
[47]                        Il est utile de noter qu’une récente réforme législative effectuée en réponse notamment aux recommandations de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (Commission Laurent) s’inscrit en tout point dans cette logique de collaboration entre divers acteurs, dont certains ont d’abord et avant tout « le regard braqué sur le système », alors que d’autres ont le regard « braqué sur l’enfant » particulier dont ils sont saisis de la situation (m.i., par. 43; voir Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives, L.Q. 2022, c. 11; Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 46, no 21, 2e sess., 42e lég., 8 décembre 2021, p. 1091-1093 (L. Carmant)).
[48]                        Dans cette réforme, le législateur a notamment précisé et étendu les pouvoirs du ministre de la Santé et des Services sociaux, afin que ce dernier porte un regard critique sur le système et contribue à l’élaboration de politiques publiques pour le réformer. Dans le chapitre III, intitulé « Organisme et personnes chargés de la protection de la jeunesse », une section est maintenant consacrée à son rôle. On y précise que le ministre est « d’office le conseiller du gouvernement sur toute question relative à la protection de la jeunesse ou aux enfants et aux familles en situation de vulnérabilité », et qu’il « doit être consulté lors de toute décision ministérielle mettant en cause l’intérêt des enfants ou le respect de leurs droits en lien avec la protection de la jeunesse » (LPJ, art. 28). En outre, dans « le but d’étudier, d’améliorer ou de définir des normes et obligations applicables aux responsabilités ou à l’intervention sociale du directeur notamment afin de réduire les délais d’intervention », le ministre peut désormais, par règlement, mettre en œuvre un projet pilote relatif à une panoplie de matières (LPJ, art. 133 (aj. 2022, c. 11, art. 61); voir Assemblée nationale, Journal des débats de la Commission de la santé et des services sociaux, vol. 46, no 22, 2e sess., 42e lég., 5 avril 2022, 15 h (L. Carmant)).
[49]                        Pour ce qui est des pouvoirs correctifs du tribunal en matière de lésion de droits, ils sont demeurés inchangés, tout comme la saisine du tribunal. Dans le cadre de cette vaste réforme de la LPJ, le rôle du tribunal se limite à rendre justice de manière individualisée et particularisée. Rien ne tend à indiquer que le mandat du tribunal a été élargi afin qu’il puisse poser « un regard critique sur les enjeux systémiques de la protection de l’enfance » (Ricard, p. 635) et ordonner des mesures correctrices pour réformer le système au bénéfice d’enfants dont il n’est pas saisi des situations. Les acteurs chargés de garder les yeux braqués sur le système sont le ministre de la Santé et des Services sociaux et, dans certains cas, la CDPDJ. En outre, le ministre et la CDPDJ sont désormais appuyés dans cette fonction par de nouveaux acteurs, dont le directeur national de la protection de la jeunesse et la Table des directeurs, présidée par ce dernier (LPJ, art. 23 à 27 et 28 à 30.8 (aj. 2022, c. 11, art. 16); Instaurer une société bienveillante pour nos enfants et nos jeunes : rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (2021), p. 379-381; Journal des débats, 8 décembre 2021, p. 1091-1093 (L. Carmant)).
(iii)        Conclusion sur le rôle du tribunal
[50]                        Compte tenu de l’économie de la LPJ, le tribunal a pour mandat de rendre justice de manière individualisée et particularisée en fonction de l’intérêt et des droits de l’enfant dont il est saisi de la situation. Il n’est pas l’acteur choisi par le législateur pour examiner de manière critique le système de protection de la jeunesse dans son ensemble et le réformer. Ce rôle est plutôt confié à d’autres : le ministre de la Santé et des Services sociaux, la CDPDJ et, notamment, depuis 2022, le directeur national de la protection de la jeunesse.
[51]                        Force est d’admettre que le législateur n’a pas voulu accorder au tribunal des pouvoirs outrepassant ceux nécessaires pour l’accomplissement du mandat qu’il lui a confié. Si, en matière de lésion de droits, le législateur avait voulu se distancier de cette vision de l’intervention judiciaire individualisée et particularisée qui colore l’entièreté de la LPJ et permettre au tribunal de rendre des ordonnances visant des enfants dont il n’est pas saisi des situations, il l’aurait fait en termes explicites. À titre d’exemple, il aurait pu lui conférer clairement le pouvoir de rendre des ordonnances dans l’intérêt public ou encore indiquer expressément qu’il doit prendre ses décisions en tenant compte non seulement de l’intérêt de l’enfant devant lui, mais également de celui des enfants. Or, il ne l’a pas fait.
c)              L’historique législatif
[52]                        L’article 91 al. 4 (anciennement l’art. 91 al. 2) a été inséré dans la LPJ en 1984 dans le cadre d’une réforme législative adoptée suite au rapport de la Commission parlementaire spéciale sur la protection de la jeunesse présidée par M. Jean-Pierre Charbonneau (voir la Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1984, c. 4 (« Loi modifiant la LPJ (1984) »), art. 46). Cette dernière avait le mandat d’étudier le nouveau système de protection de la jeunesse en place depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur la protection de la jeunesse, L.Q. 1977, c. 20. Elle devait recommander des « amendements législatifs et réglementaires » pour remédier aux difficultés d’application de la LPJ de 1977 et, globalement, améliorer le fonctionnement du système de protection de la jeunesse (Rapport de la Commission parlementaire spéciale sur la protection de la jeunesse (1982), p. xiii; voir aussi p. 9; Assemblée nationale, Journal des débats, vol. 27, no 69, 4e sess., 32e lég., 13 mars 1984, p. 5123-5142 (P.-M. Johnson, C. Sirros et J.-P. Charbonneau); Ricard, p. 614-615).
[53]                        L’article 91 al. 4 a été intégré à la LPJ de façon concomitante à l’art. 74.1 al. 2, qui prévoyait que l’organisme qui a précédé la CDPDJ, le Comité de la protection de la jeunesse (« Comité »), peut également saisir le tribunal (anciennement le Tribunal de la jeunesse) « de toute situation où il a raison de croire que les droits de l’enfant ont été lésés par des personnes, des organismes ou des établissements ». Ces deux articles faisaient partie de la réponse législative offerte à la recommandation de la Commission parlementaire spéciale d’accorder au Comité des pouvoirs afin qu’il puisse « saisir le Tribunal sur la base de droits lésés et non seulement lorsque la sécurité ou le développement est compromis » (Rapport de la Commission parlementaire spéciale, p. 544). Dans son rapport, la Commission parlementaire spéciale déplorait le fait que la LPJ de 1977 accordait au Comité un pouvoir d’enquête en matière de lésion de droit (art. 23 par. b) (anciennement l’art. 23 par. d))) ainsi que la responsabilité de prendre « les moyens légaux qu’il juge nécessaires pour que soit corrigée la situation où les droits d’un enfant sont lésés » (art. 23 par. c) (anciennement art. 23 par. e))), sans toutefois l’outiller adéquatement, sur le plan juridique, pour qu’il remplisse son rôle. Bref, elle jugeait déplorable que la LPJ de 1977 ne prévoyait pas la saisine du tribunal en cas de lésion des droits d’un enfant. Par l’adoption de l’art. 91 al. 4 et de l’art. 74.1 al. 2, le législateur cherchait donc à « combler un vide » dans la formulation des pouvoirs du Comité et du tribunal en matière de lésion de droits (Ricard, p. 615).
[54]                        En ce qui concerne spécifiquement l’art. 91 al. 4, la Commission parlementaire spéciale avait recommandé l’ajout de l’alinéa suivant à la fin de l’art. 91 :
Si le Tribunal en vient à la conclusion que les droits d’un jeune en difficulté ont été lésés par les personnes, les organismes ou établissements qui interviennent en vertu de la Loi sur l’aide à l’enfance et à l’adolescence en difficulté, il peut, dans le jugement qui constate que des droits ont été lésés, ordonner que soit corrigée la situation lésant les droits du jeune. [Je souligne.]
 
(Assemblée nationale, Proposition législative : annexe IV au rapport de la Commission parlementaire spéciale sur la protection de la jeunesse (1982), art. 1085)
 
Le législateur a suivi cette recommandation, mais a toutefois décidé d’omettre les mots « lésant les droits du jeune » dans le libellé de l’art. 91 al. 4.
[55]                        En conséquence, les membres de la Commission parlementaire spéciale avaient à l’esprit que le tribunal corrige la situation à l’origine de la lésion de droit. En outre, le libellé de la recommandation suggère que le tribunal doit se préoccuper de l’intérêt et « [d]es droits du jeune » dont il est saisi de la situation, plutôt que de l’intérêt et des droits d’autres enfants qui ne sont pas devant lui. Se pose alors naturellement la question de savoir si la décision du législateur d’omettre les mots « lésant les droits du jeune » dans le libellé de l’art. 91 al. 4 reflète son intention d’élargir les pouvoirs correctifs du tribunal, afin qu’il puisse ordonner des mesures correctrices qui visent la protection de l’intérêt et des droits d’enfants dont il n’est pas saisi des situations.
[56]                        Les débats législatifs entourant l’adoption de la nouvelle mouture de l’art. 91 en 1984 n’offrent aucun éclairage sur la question, puisque l’art. 91 al. 4 n’y a pas été spécifiquement discuté (voir Assemblée nationale, Commission permanente des affaires sociales, « Étude détaillée du projet de loi 60 — Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives (3) », Journal des débats : commissions parlementaires, no 4, 4e sess., 32e lég., 22 mars 1984, p. 109-110). Cela dit, l’étude du contexte entourant l’ajout de l’art. 91 al. 4 démontre que le législateur a probablement jugé inutile de préciser que « la situation » dont le tribunal peut ordonner la correction est « la situation lésant les droits du jeune ». Il était raisonnable pour lui de penser que cela s’inférerait, par implication nécessaire, de l’art. 23 par. c) et de l’art. 74.1 al. 2. Ces dispositions prévoyaient respectivement que le Comité prenait « les moyens légaux qu’il juge nécessaires pour que soit corrigée la situation où les droits d’un enfant sont lésés », et que celui-ci pouvait « saisir le Tribunal de toute situation où il a raison de croire que les droits de l’enfant ont été lésés ». À mon avis, la décision du législateur d’omettre les mots « lésant les droits du jeune » ne doit pas être interprétée comme un élargissement du pouvoir du tribunal d’ordonner des mesures correctrices visant la protection de l’intérêt et des droits d’enfants dont il n’est pas saisi des situations.
[57]                        J’ouvre ici une parenthèse afin d’ajouter à ce dernier point et de répondre à un argument de la CDPDJ. Les articles 91 al. 4 et 74.1 al. 2 ont été insérés dans la LPJ en même temps que les dispositions élargissant le pouvoir d’enquête du Comité en matière de lésion de droits à un groupe d’enfants (art. 23 par. b)), accordant au Comité le pouvoir de formuler une recommandation au terme d’une enquête en lésion de droits (art. 25.2), et précisant que le Comité peut saisir le Tribunal de la jeunesse si la recommandation n’est pas mise en œuvre dans le délai imparti (art. 25.3) (voir la Loi modifiant la LPJ (1984), art. 10, 12, 38 et 46). Ces ajouts répondaient à la recommandation de la Commission parlementaire spéciale de raffermir et de clarifier les pouvoirs d’enquête du Comité, en s’inspirant des pouvoirs d’enquête alors déjà consentis à la Commission des droits et libertés de la personne du Québec (Rapport de la Commission parlementaire spéciale, p. 544 et 547; Proposition législative, art. 113, 129 et 130). Il était souhaité que, dans l’exercice de ses pouvoirs d’enquête et de recommandation, le Comité puisse s’intéresser à des « problématiques collectives » plutôt qu’à des situations strictement individuelles. Bref, le législateur désirait que le rôle d’enquêteur du Comité porte aussi sur les « problème[s] de groupe », tels ceux affectant « un bloc d’enfants dans tel centre d’accueil mis dans telle situation » (voir Assemblée nationale, Commission permanente des affaires sociales, « Étude détaillée du projet de loi 60 — Loi modifiant la Loi sur la protection de la jeunesse et d’autres dispositions législatives (2) », Journal des débats : commissions parlementaires, no 3, 4e sess., 32e lég., 21 mars 1984, p. 45 (P.-M. Johnson)).
[58]                        La CDPDJ plaide que l’effet conjugué des art. 23 par. b), 25.2 et 25.3 est de permettre au tribunal de rendre des ordonnances de large portée qui visent à protéger l’intérêt et les droits d’un groupe d’enfants dont il n’est pas saisi de la situation, mais dont la situation a fait l’objet d’une enquête par la CDPDJ, et qui pourrait se trouver dans la même situation lésionnaire que l’enfant devant le tribunal. L’historique législatif démontre qu’il n’en est rien. L’interprétation que fait la CDPDJ des art. 23 par. b), 25.2 et 25.3 est irréconciliable avec les libellés des art. 23 par. c), 74.1 al. 2 et 91 al. 4 qui limitent clairement à la situation d’un seul enfant la judiciarisation d’un cas de lésion de droits. Il est permis de penser que, si le législateur avait voulu élargir la saisine du tribunal ou encore ses pouvoirs correctifs à la situation d’un groupe d’enfants à l’égard de laquelle la CDPDJ a enquêté, il l’aurait indiqué explicitement dans les dispositions de la LPJ portant sur l’intervention judiciaire (chapitre V). Il l’aurait notamment précisé aux art. 74.1 et 91 al. 4, qui ont été examinés en commission parlementaire puis intégrés dans la LPJ en même temps que les art. 23 par. b), 25.2 et 25.3. Mais il ne l’a pas fait.
[59]                        Dans ce contexte, il faut conclure que les dispositions invoquées par la CDPDJ n’ont pas pour vocation d’habiliter le tribunal à se saisir de la situation d’un groupe d’enfants ou d’ordonner des mesures correctrices visant la protection de l’intérêt et des droits d’un groupe d’enfants dont il n’est pas saisi de la situation, mais dont la situation a fait l’objet d’une enquête par la CDPDJ. Au contraire, ces dispositions décrivent les étapes que doit suivre la CDPDJ avant de saisir le tribunal, après avoir fait une enquête (art. 23 par. b)) et décidé de formuler une recommandation assortie d’un délai (art. 25.2 et 25.3). Quoi qu’il en soit, je réitère que même s’il fallait accepter l’interprétation de la CDPDJ, cela ne serait que d’une utilité fort limitée en l’espèce puisque, dans la présente affaire, le tribunal était saisi de la situation d’un seul enfant, qui n’a fait l’objet d’aucune enquête par la CDPDJ. Il s’agit d’un cas de figure bien différent, qu’il importe de distinguer.
[60]                        Bref, je suis d’avis que l’historique législatif de l’art. 91 al. 4 et d’autres dispositions connexes portant sur la lésion de droits confirme ce que l’économie de la LPJ révèle déjà : le tribunal ne peut se saisir que de la situation d’un enfant à la fois. En outre, rien ne tend à indiquer que le législateur ait voulu habiliter le tribunal à ordonner des mesures correctrices visant des enfants dont il n’est pas saisi des situations, mais qui pourraient se trouver dans la même situation lésionnaire que l’enfant devant lui. Enfin, le tribunal doit corriger la situation à l’origine de la lésion des droits de l’enfant. L’historique législatif n’indique toutefois pas si le tribunal peut également chercher à corriger les conséquences de la lésion sur l’état psychologique ou physique de l’enfant.
d)            La CRDE
[61]                        L’article 3 de la CRDE énonce sans détour que l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale de « toutes les décisions qui concernent les enfants » (article 3(1)). En outre, elle vise à ce que les États parties s’engagent « à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être » (article 3(2)). Pour ce faire, les États doivent veiller à ce que « le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié » (article 3(3)).
[62]                        La CDPDJ a raison d’affirmer que la CRDE milite en faveur d’une interprétation large et libérale de l’art. 91 al. 4 de manière à ce que le tribunal dispose de tous les pouvoirs correctifs nécessaires afin d’assurer la protection la plus complète et efficace qui soit à l’enfant dont les droits ont été lésés (voir Nations Unies, Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 5 (2003) : Mesures d’application générales de la Convention relative aux droits de l’enfant (art. 4, 42 et 44, par. 6), Doc. N.U. CRC/GC/2003/5, 27 novembre 2003, par. 24; Nations Unies, Comité des droits de l’enfant, Note conceptuelle : Observation générale sur le droit de l’enfant d’accéder à la justice et à des voies de recours effectives, 2024 (en ligne), par. 4-7 et 16).
[63]                        Cela dit, il est indéniable que les États parties à la CRDE disposent d’une marge de discrétion pour déterminer les mesures appropriées afin d’assurer la promotion de l’intérêt supérieur de l’enfant et la protection de ses droits (voir CRDE, article 4; J. Tobin, « Article 4. A State’s General Obligation of Implementation », dans J. Tobin, dir., The UN Convention on the Rights of the Child : A Commentary (2019), 108, p. 111-112). Je suis d’accord avec la DPJ lorsqu’elle affirme que rien n’indique que pour se conformer à la CRDE les législateurs provinciaux et territoriaux doivent, en cas de lésion de droits, accorder aux tribunaux le mandat et les pouvoirs nécessaires pour se préoccuper de la protection de l’intérêt et des droits de plus d’un enfant à la fois (voir m.i., par. 39, citant Nations Unies, Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 1), Doc. N.U. CRC/C/GC/14, 29 mai 2013, par. 32).
e)              L’objet de la disposition
[64]                        La LPJ instaure un régime qui a pour objet d’assurer la protection de tout enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être compromis (art. 2 al. 1). Comme l’a souligné la CDPDJ, ce faisant, la LPJ « fait vivre » l’art. 39 de la Charte québécoise (transcription, p. 27). Elle contribue également à mettre en œuvre dans le droit interne les obligations qui incombent au Canada en vertu de la CRDE.
[65]                        Le recours en déclaration de lésion de droits est l’un des leviers juridiques mis en place par le législateur pour atteindre cet objectif fondamental de la LPJ qui est d’assurer la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont la sécurité ou le développement est menacé. En instaurant ce recours et en accordant des pouvoirs correctifs au tribunal, le législateur avait pour objectif « de s’assurer que toute intervention étatique auprès de l’enfant [visé par l’application de la LPJ] se f[asse] dans le respect de ses droits » (Ricard, p. 616-617; voir aussi p. 609; LPJ, art. 3). Le législateur cherchait ainsi à offrir une protection additionnelle à cet enfant vulnérable dont le droit à la protection a déjà été lésé par ses parents ou par les personnes qui en tiennent lieu au moment de l’intervention du directeur de la protection de la jeunesse dans sa vie (Ricard, p. 616 et 619). Par ce mécanisme de surveillance et de contrôle judiciaire, il souhaitait également faire en sorte que le directeur de la protection de la jeunesse et les autres personnes, organismes ou établissements appelés à interagir avec l’enfant dans le cadre d’une intervention sociale puissent être tenus responsables (voir V. P. Costanzo et M. Paré, « Les réponses judiciaires au non-respect des droits de l’enfant dans l’intervention sociale : Utilité ou futilité du recours en lésion de droits? » (2023), 33:2 N.P.S. 135, p. 153 et 156; C. Brodeur, « Chronique — Le non-respect des ordonnances par la direction de la protection de la jeunesse : contexte juridique et survol de la jurisprudence », Repères, juin 2022 (en ligne), p. 7-8).
[66]                        Les pouvoirs correctifs confiés au tribunal par l’art. 91 al. 4 doivent être interprétés de manière large et libérale, de façon à assurer l’accomplissement de cet objectif de protection de l’enfant, qui est consacré sans détour dans la Charte québécoise et dans la CRDE (Charte québécoise, art. 39; CRDE, article 3; voir aussi Code civil du Québec, art. 32; Loi d’interprétation, art. 41; Protection de la jeunesse – 123979, par. 21). Il faut concevoir de façon généreuse les différents types de mesures correctrices qui peuvent être ordonnées afin d’assurer la protection la plus complète possible de l’enfant dont les droits ont été lésés. Par « protection complète », j’entends une protection qui vise à la fois le présent et le futur, et qui tient compte autant des circonstances à l’origine de la lésion des droits de l’enfant que de ses conséquences sur son état psychologique et physique.
[67]                        À ce sujet, je suis d’avis que l’interprétation mise de l’avant par la CDPDJ — dans la mesure où elle met exclusivement l’accent sur la correction des circonstances à l’origine de la lésion de droits — mine la capacité du tribunal à protéger l’intérêt et les droits de l’enfant devant lui dans un cas donné. En effet, une telle interprétation est incompatible avec la possibilité d’ordonner des mesures correctrices pour remédier aux conséquences négatives d’une lésion de droits sur l’état psychologique ou physique de l’enfant. À certains égards, l’interprétation de la CDPDJ semble aussi limiter le type de mesures correctrices préventives qui peuvent être ordonnées. Au-delà de la correction de la situation à l’origine de la lésion de droits, il faut à mon avis que le tribunal puisse aussi ordonner des mesures correctrices préventives qui suivront l’enfant dans le système afin de faire en sorte que celui-ci soit adéquatement protégé à l’avenir.
[68]                        Concernant la question au cœur du désaccord entre les parties — soit celle de savoir si le tribunal peut ordonner des mesures correctrices pour éviter que des enfants dont il n’est pas saisi des situations puissent se retrouver dans la même situation lésionnaire que celle ayant lésé les droits de l’enfant devant lui —, je suis d’avis que la disposition énonçant l’objet de la LPJ permet d’y répondre par la négative. Son premier alinéa précise que la LPJ « a pour objet la protection de l’enfant dont la sécurité ou le développement est ou peut être considéré comme compromis » (art. 2). Depuis 2022, la disposition d’objet édicte en plus — s’appuyant sur le libellé de l’art. 2.3 al. 1a) de la version de la LPJ en vigueur à l’époque des faits en litige — que la LPJ « a aussi pour objet de mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant et d’éviter qu’elle ne se reproduise » (art. 2 al. 1).
[69]                        L’article 3 édicte pour sa part que :
3.  Les décisions prises en vertu de la présente loi doivent l’être dans l’intérêt de l’enfant et dans le respect de ses droits.
 
Sont pris en considération, outre les besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, son âge, sa santé, son caractère, son milieu familial et les autres aspects de sa situation.
[70]                        Certes, la LPJ instaure un système de protection de la jeunesse qui a pour mission fondamentale, comme l’appelante l’indique, de protéger les enfants vulnérables du Québec (m.a., par. 58). Cela dit, le libellé de l’art. 2, soit la disposition énonçant l’objet de la LPJ, et celui de l’art. 3 amènent à conclure que, en matière d’intervention sociale et judiciaire, le législateur avait en tête d’atteindre cet objectif par l’entremise d’interventions visant la protection de l’intérêt et des droits d’un enfant à la fois. C’est par l’effet cumulé d’interventions individualisées et particularisées que le législateur souhaite réaliser l’objectif fondamental du système de protection de la jeunesse du Québec qui est de protéger « les enfants » les plus vulnérables de la société. Ce constat est important considérant, d’une part, que les énoncés d’objet d’une loi constituent la [traduction] « “preuve la plus directe et la plus digne de foi” de l’objet d’une disposition législative » (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 130, citant R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, par. 49), et, d’autre part, qu’il importe lors d’une opération d’interprétation de se pencher sur l’objet général de la disposition et sur celui de la loi tout en gardant à l’esprit les moyens que préconise le législateur pour atteindre ces objectifs généraux (voir Breault, par. 26, citant MédiaQMI inc., par. 39; voir aussi 9147-0732 Québec inc., par. 10; Mancini, p. 927 et 930-931).
f)              Conclusion
[71]                        Une interprétation large et libérale de l’art. 91 al. 4, qui assure l’accomplissement de l’objectif général de protection de l’enfant tout en tenant compte du texte, de l’économie de la loi et du contexte, m’amène à conclure que le législateur a voulu conférer au tribunal les pouvoirs nécessaires pour assurer une protection complète de l’intérêt et des droits de l’enfant dont il est saisi de la situation. J’entends par là une protection qui vise à la fois le présent et le futur, et qui tient compte autant des circonstances à l’origine de la lésion de droits que de ses conséquences sur l’état psychologique et physique de l’enfant. Concrètement, cela signifie à mon avis que le tribunal peut ordonner des mesures correctrices qui visent les objectifs suivants : (1) faire cesser la situation lésionnaire si celle-ci lèse toujours les droits de l’enfant; (2) remédier aux conséquences psychologiques ou physiques que vit l’enfant en raison de la lésion de droits; et (3) éviter que la situation lésionnaire ne se reproduise pour cet enfant. Il s’ensuit que le tribunal peut ordonner une vaste gamme de mesures correctrices afin de rendre justice avec flexibilité et créativité dans chaque cas.
[72]                        Il découle de ce qui précède qu’une mesure correctrice de nature préventive ne peut être ordonnée que si l’enfant dont les droits ont été lésés est à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire. Le fait que d’autres enfants dont le tribunal n’est pas saisi des situations pourraient bénéficier de la mesure correctrice préventive n’est pas suffisant, en soi, pour permettre au tribunal de l’ordonner.
[73]                        Contrairement à ce que plaide la CDPDJ, cette conclusion n’est pas absurde, déraisonnable ou incompatible avec l’objectif général de protection des enfants vulnérables qui imprègne la LPJ (m.a., par. 57-58). Elle reflète plutôt de manière fidèle les moyens préconisés par le législateur pour garantir la protection de l’intérêt et des droits des enfants visés par une intervention sociale en vertu de la LPJ. En ce qui concerne le tribunal, ces moyens s’articulent autour d’une justice individualisée et particularisée. Le fait que la CDPDJ préconiserait d’autres moyens qu’elle juge plus efficaces pour réaliser cet objectif général de protection des enfants vulnérables du Québec — par exemple en accordant au tribunal le pouvoir de rendre des ordonnances dans l’intérêt public ou dans l’intérêt des enfants visés par une intervention en vertu de la LPJ — n’est pas suffisant pour taxer d’absurde ou de déraisonnable l’interprétation qui s’impose au terme de l’étude du texte de la disposition, de l’économie de la loi, du contexte et de l’objet.
[74]                        En outre, comme nous le verrons plus en détail dans la prochaine section, le fait que le tribunal ne puisse ordonner que des mesures correctrices qui visent à protéger l’intérêt et les droits de l’enfant dont il est saisi de la situation ne signifie pas pour autant que, pour être valide, l’ordonnance doit nécessairement nommer explicitement cet enfant. Soutenir le contraire serait une erreur de droit. De plus, cela ne veut pas dire qu’une mesure correctrice ne peut pas avoir pour conséquence indirecte et accessoire de protéger l’intérêt et les droits d’autres enfants qui pourraient se trouver dans la même situation lésionnaire que celle de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. Enfin, cela ne signifie pas non plus que le tribunal ne peut ordonner des mesures correctrices pour enrayer une pratique systémique ou institutionnelle. En effet, rien n’empêche le tribunal d’ordonner une telle mesure correctrice, à condition que l’enfant dont les droits ont été lésés soit à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire, que la mesure correctrice soit à même de contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire et qu’elle soit en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. J’y reviendrai.
[75]                        Je tiens ici à souligner que l’interprétation que je préconise de l’art. 91 al. 4 s’arrime avec les interprétations judiciaires de l’art. 91 al. 4 adoptées jusqu’à ce jour. Il survient déjà des cas où le tribunal ordonne des mesures correctrices pour faire cesser une situation lésionnaire qui est toujours en cours au moment de la déclaration de lésion de droits. C’est le cas, par exemple, lorsque la situation lésionnaire résulte d’une absence de suivi psychologique alors que l’état de l’enfant le requiert et que cette absence de suivi perdure au moment de l’audience. Le tribunal ordonne dans un tel cas les mesures correctrices nécessaires pour mettre fin à l’absence de suivi (voir, p. ex., Protection de la jeunesse – 174220, 2017 QCCQ 9973, par. 41-51 et 68-69).
[76]                        De même, si la lésion de droits a engendré des conséquences négatives pour l’enfant sur le plan physique ou psychologique, le tribunal peut parfois ordonner des mesures aptes à remédier à ces conséquences ou à améliorer son état. À titre d’exemple, il arrive que le tribunal ordonne la fourniture de services sociaux devenus nécessaires en raison des conséquences négatives de la lésion de droits sur l’enfant ou encore qu’il ordonne au directeur de la protection de la jeunesse d’assumer les frais afférents à une démarche thérapeutique devenue nécessaire en raison d’une situation lésionnaire causée par le directeur de la protection de la jeunesse (voir, p. ex., Protection de la jeunesse – 175726, 2017 QCCQ 10171, par. 111, 113 et 135; Protection de la jeunesse – 1610815, 2016 QCCQ 20163, par. 17-18, 67-75 et 105; Protection de la jeunesse – 202094, 2020 QCCQ 1912, par. 109-118, 123-124 et 130-131; M. Provost, Droit de la protection de la jeunesse (3e éd. 2022), p. 287-289). Dans la même optique, il peut être justifié d’ordonner à la personne, à l’organisme ou à l’établissement ayant lésé les droits de l’enfant de formuler des excuses écrites à ce dernier et à sa famille dans le but d’offrir une forme de consolation et de rétablir le lien de confiance avec le système de protection de la jeunesse (voir Protection de la jeunesse – 212922, 2021 QCCQ 5132, par. 701-702).
[77]                        Enfin, il est également fréquent que le tribunal ordonne des mesures correctrices pour éviter que la situation lésionnaire se reproduise pour l’enfant dont les droits ont été lésés. Il est reconnu dans la jurisprudence que, même si la situation lésionnaire a pris fin au moment de l’audience, cela n’empêche pas le tribunal de rendre des ordonnances préventives pour éviter que la situation lésionnaire ne se reproduise pour l’enfant dont il est saisi de la situation (Protection de la jeunesse – 123979, par. 20-26; Ricard, p. 632). À titre d’exemple, le tribunal peut ordonner, comme mesure correctrice, qu’une formation soit dispensée à une intervenante pour lui démontrer l’importance de respecter certains principes fondamentaux régissant les interventions sociales en vertu de la LPJ afin qu’elle soit mieux à même, à l’avenir, d’établir et de maintenir un lien de confiance avec l’enfant et ses parents (Protection de la jeunesse – 123979, par. 21; S. Papillon, « Le jugement en matière de lésion de droits de la Chambre de la jeunesse : où en sommes-nous? » (2015), 56 C. de D. 151, p. 176). Dans la même veine, le tribunal peut ordonner que son jugement soit signifié à des acteurs chargés de porter un regard global sur le système et de collaborer à sa réforme (voir, p. ex., Protection de la jeunesse – 2023, 2020 QCCQ 61, par. 331 et 456; Protection de la jeunesse – 137151, 2013 QCCQ 17367, par. 85-87 et 93) ou encore recommander à la CDPDJ d’enquêter sur une situation problématique afin de formuler les recommandations qui s’imposent au ministre de la Santé et des Services sociaux (voir, p. ex., Protection de la jeunesse – 171278, 2017 QCCQ 2752, par. 73-74 et 80).
(3)         Critères de validité des mesures correctrices ordonnées à des fins préventives
[78]                        Vu le désaccord qui existe sur cette question entre les parties ainsi qu’entre les juges de la Cour d’appel, j’estime essentiel d’énoncer trois critères visant à déterminer la validité de mesures correctrices ordonnées à des fins préventives. Ces critères découlent des limites mêmes de l’art. 91 al. 4 de la LPJ imposées par le législateur. Sans prétendre à leur exhaustivité, ils permettront à l’avenir, d’une part, de guider le tribunal lorsqu’il envisage d’ordonner de telles mesures correctrices et, d’autre part, d’appuyer les juridictions d’appel chargées de contrôler la validité de ces mesures.
a)              L’enfant doit être à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire
[79]                        En premier lieu, pour qu’une mesure correctrice de nature préventive puisse être ordonnée, il importe que l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation soit à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire. Autrement, cela reviendrait à reconnaître que le tribunal a le pouvoir de rendre des ordonnances dans l’intérêt public ou dans l’intérêt des enfants visés par une intervention sociale en vertu de la LPJ. Or, là n’est pas l’intention du législateur.
[80]                        Je note qu’il s’agit d’un critère souple et facile à respecter, vu l’impératif de protection de l’enfant contre tout risque de préjudice qui imprègne la LPJ (voir Bernheim et Coupienne, p. 262, se référant à P. (D.) c. S. (C.), 1993 CanLII 35 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 141, p. 176-178). Si de simples conjectures qui ne trouvent aucun appui dans la preuve sont insuffisantes pour conclure que l’enfant est à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire, le critère sera toutefois généralement respecté lorsque l’enfant demeure couvert par une intervention fondée sur la LPJ. En revanche, si l’enfant n’est plus visé par une intervention au moment où le tribunal se prononce sur la demande en déclaration de lésion de droits et que rien dans la preuve ne porte à croire qu’il pourrait l’être à nouveau d’ici à ce qu’il atteigne l’âge de la majorité, le critère ne sera pas respecté. Aucune mesure correctrice préventive ne pourra alors être ordonnée. Dans tous les cas, la question de savoir si un enfant est à risque de subir à l’avenir la même situation lésionnaire est une détermination d’ordre contextuel, tributaire de l’appréciation de la preuve par le tribunal.
b)            Les mesures correctrices doivent être à même de contribuer efficacement à la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire
[81]                        En deuxième lieu, la ou les mesures correctrices préventives ordonnées doivent être à même de contribuer efficacement à la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire.
[82]                        Pour ce faire, le tribunal doit au départ porter une attention accrue aux circonstances ayant fait naître la lésion de droit, dont le nombre et la nature varieront en fonction de chaque cas. Comme l’a énoncé le juge en chef Dickson dans un autre contexte, il convient que le tribunal tourne d’abord son regard vers le passé afin de pouvoir ensuite rendre des ordonnances préventives qui permettent d’éviter efficacement qu’une situation ne se reproduise dans le futur (voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1987 CanLII 109 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1114 (« CN »), p. 1145; voir aussi Ricard, p. 620). Le tribunal doit à cette étape « tenter de comprendre l’origine de la lésion » (Ricard, p. 620). Là encore, il s’agit d’une détermination éminemment factuelle, qui est tributaire de la preuve administrée.
[83]                        Comprendre l’origine d’une lésion de droits sera aisé dans les cas où seulement une action ou une omission d’un individu a fait naître une lésion. À titre d’exemple, dans la présente affaire, il était aisé pour le tribunal de déterminer l’origine de la lésion du droit de l’adolescente à la sécurité et à la protection survenue le 27 juillet 2018. La lésion a été causée par une éducatrice du CISSS A qui a injustement refusé de lui permettre de trouver refuge au CRJDA auquel elle était confiée alors qu’elle était en fugue.
[84]                        Dans d’autres cas, comprendre l’origine d’une lésion sera plus complexe, surtout lorsque des facteurs institutionnels et individuels seront présents. Ce sera le cas lorsque l’action ou l’omission d’un individu ayant contribué à une lésion de droits est intimement liée à des facteurs institutionnels (Ricard, p. 632). Par « facteur institutionnel », j’entends tout facteur qui se rattache avant tout au fonctionnement d’une personne morale, d’un établissement ou d’un organisme, par exemple une formation, un protocole, une pratique interne, etc. (voir, par analogie, CN, p. 1139 et 1143; R. W. Zinn, The Law of Human Rights in Canada : Practice and Procedure (feuilles mobiles), § 1:6). L’atteinte au droit de l’adolescente de recevoir avec continuité des soins de santé de façon personnalisée en est un bon exemple. Le tribunal a constaté que la lésion de droit tirait son origine à la fois d’une série d’actions ou d’omissions individuelles par le personnel soignant et par des intervenants et de facteurs institutionnels, au premier chef la tenue déficiente de dossiers médicaux par l’établissement.
[85]                        Une fois l’origine de la lésion de droits identifiée, le tribunal sera en mesure d’envisager une ou plusieurs mesures correctrices qui pourraient contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire. Ces mesures cibleront logiquement une ou plusieurs des circonstances à l’origine de la lésion qui ont été révélées par la preuve. À ce sujet, je souligne qu’au stade de l’administration de la preuve testimoniale et documentaire, les parties jouent un rôle important pour appuyer le tribunal dans la détermination de mesures correctrices innovantes et fondées sur les meilleures pratiques.
[86]                        Enfin, je précise qu’il ne s’agit pas ici de déterminer la mesure correctrice qui sera la plus efficace afin de prévenir la récurrence de la situation lésionnaire pour l’enfant. Il s’agit plutôt d’identifier les mesures correctrices qui, il est permis de croire, contribueront efficacement à la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire. Il n’est pas rare qu’un large éventail de mesures correctrices s’offriront alors au tribunal. Cet éventail de mesures sera toutefois restreint par la prise en compte d’un critère additionnel : celui selon lequel les mesures correctrices doivent être en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation.
c)              Les mesures correctrices ordonnées doivent être en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation
[87]                        En troisième lieu, toute mesure correctrice de nature préventive doit être non seulement efficace, mais aussi en lien avec la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire pour l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. Cette exigence découle de l’intention du législateur, dégagée de l’art. 91 al. 4 de la LPJ, selon laquelle le tribunal ne peut ordonner que des mesures correctrices qui visent à protéger l’intérêt et les droits de l’enfant dont il est saisi de la situation. Elle a pour effet de restreindre l’éventail de mesures correctrices préventives jugées efficaces par le tribunal à celles qui tâchent d’abord et avant tout de protéger l’intérêt et les droits de l’enfant devant lui, de manière à apporter une réparation concrète à la lésion de droits dont l’enfant a été victime (voir Protection de la jeunesse – 123979, par. 25). La mesure correctrice doit viser au premier chef la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation (voir les motifs de la C.A., par. 76). Elle doit se rattacher à des événements vécus par l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation, dans des milieux que l’enfant a fréquentés ou qu’il est susceptible de fréquenter, selon la preuve et le contexte.
[88]                        À cette étape, afin d’ordonner une mesure correctrice dont la portée est en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant, le tribunal doit se limiter à ordonner une mesure correctrice qui reflète le risque de préjudice auquel est confronté l’enfant, tel que démontré par la preuve. Comme l’a souligné le juge qui a rédigé des motifs concordants en Cour d’appel, le tribunal doit éviter le piège des raccourcis intellectuels et des généralisations non appuyées par la preuve. À titre d’exemple, si le tribunal souhaite viser explicitement des personnes, organismes ou établissements dans son ordonnance, il doit se limiter à nommer ceux qui, à la lumière de la preuve, risquent de contribuer à la récurrence de la lésion des droits de l’enfant. De plus, si le tribunal est d’avis qu’il y a un risque que d’autres personnes, organismes ou établissements puissent, dans le futur, exposer l’enfant à la même situation lésionnaire, mais que la preuve ne lui permet pas de les identifier, il peut rendre une ordonnance qui suivra l’enfant dans le système. Mais il ne peut pas prononcer une ordonnance visant l’ensemble des personnes, organismes ou établissements du district judiciaire concerné ou encore du Québec.
[89]                        Afin de protéger efficacement l’enfant dont les droits ont été lésés, les mesures correctrices préventives devront parfois avoir une large portée. Ce sera le cas lorsque la preuve révèle qu’une mesure correctrice visant strictement un ou plusieurs individus identifiables ne permettrait pas de protéger efficacement l’enfant à l’avenir.
[90]                        Lorsque des mesures correctrices de large portée sont nécessaires, au moins deux types de mesures sont envisageables. Premièrement, le tribunal peut ordonner une mesure correctrice visant explicitement des personnes, organismes ou établissements qui, à la lumière de la preuve, risquent de contribuer à la récurrence de la lésion des droits de l’enfant. Ce sera le cas notamment des personnes, établissements et organismes dont la preuve a révélé qu’ils étaient à l’origine de la situation lésionnaire vécue par l’enfant et que ce dernier risque de fréquenter dans le futur. Deuxièmement, le tribunal peut ordonner une mesure qui suit l’enfant dans le système. Une telle mesure correctrice peut être ordonnée soit de manière alternative aux mesures du premier type, soit de manière complémentaire avec celles-ci, le tout en fonction de la preuve au dossier, des circonstances de l’affaire et de l’impératif de protection de l’enfant dans le futur. Bien que tout soit question de contexte, il est toutefois permis de penser que, dans bien des cas, une mesure correctrice hybride — combinant les deux types de mesures — sera celle qui garantira à l’avenir la protection la plus complète et efficace de l’enfant.
[91]                        Il découle de ce qui précède que le libellé d’une mesure correctrice ne doit pas nécessairement nommer l’enfant dont les droits ont été lésés pour que cette ordonnance soit suffisamment en lien avec la protection de son intérêt et de ses droits. Soutenir le contraire serait une erreur de droit. Afin de vérifier si une ordonnance est validement rendue en vertu de l’art. 91 al. 4, il faut « examiner [. . .] le contenu de l’ordonnance et non simplement sa formulation » (CN, p. 1145). En conséquence, si le juge qui a rédigé des motifs concordants en Cour d’appel a raison d’affirmer qu’une mesure peut être « en lien avec l’enfant dont les droits ont été lésés même si son nom n’est pas inclus dans la rédaction de l’ordonnance » (par. 46), une telle mesure doit toutefois, pour être valide, se limiter à viser des personnes, organismes ou établissements qui risquent de contribuer à la récurrence de la lésion des droits de l’enfant à la lumière de la preuve.
[92]                        En outre, le fait que, en raison de son libellé, une mesure correctrice préventive bénéficie à un grand nombre d’enfants n’est d’aucune pertinence pour déterminer si elle a été validement rendue. Une mesure correctrice préventive en lien avec l’intérêt et les droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation peut très bien avoir des conséquences indirectes et accessoires positives sur un grand nombre d’enfants (voir Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360, par. 63). J’ajouterais que cela est particulièrement vrai lorsque cette mesure correctrice doit, pour contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire pour l’enfant, avoir une portée étendue.
d)            Les incidences budgétaires de la mesure correctrice ne constituent pas un critère de validité de l’ordonnance
[93]                        Enfin, je suis d’avis que l’ampleur des incidences budgétaires de la mesure correctrice ne constitue pas en soi un critère de validité de l’ordonnance. À l’instar du juge qui a rédigé des motifs concordants en Cour d’appel, je considère que les juges majoritaires ont eu tort d’affirmer qu’une mesure correctrice nécessaire pour éviter qu’un enfant subisse à nouveau une situation lésionnaire serait néanmoins invalide si les incidences budgétaires engendrées par celle-ci sont trop importantes. Les juges majoritaires ont de plus souligné « l’importance pour ceux qui requièrent, ou contestent, des ordonnances [préventives rendues en vertu de l’art. 91 al. 4] d’aborder la question des coûts approximatifs qui en découleront de façon à permettre au tribunal saisi de la demande d’en apprécier l’impact et, partant, de décider s’il lui est permis de les prononcer » (par. 81).
[94]                        Outre le fait qu’un tel critère de validité est dénué d’assises dans la LPJ, son application à l’égard des ordonnances préventives rendues en vertu de l’art. 91 al. 4 engendrerait des difficultés pratiques importantes. En effet, il serait indûment onéreux de demander aux parties de traiter de la question des coûts approximatifs des ordonnances débattues. Cela risquerait de rallonger et de compliquer les procédures, soit en incitant les parties à produire une preuve d’expert sur la question, soit encore en suscitant des débats conjecturaux sur celle-ci. Dans tous les cas, cela ne ferait qu’ajouter une barrière additionnelle à l’accès à la justice dans le système de protection de la jeunesse, situation qui irait à l’encontre de la protection de l’intérêt et des droits d’enfants vulnérables et de leur famille (voir Bernheim et Coupienne, p. 276-278).
e)              Conclusion
[95]                        En résumé, au moins trois critères de validité encadrent l’exercice du pouvoir du tribunal d’ordonner des mesures correctrices de nature préventive en vertu de l’art. 91 al. 4 de la LPJ. Ces critères découlent des limites mêmes de cette disposition habilitante. Pour qu’une mesure correctrice de nature préventive puisse être ordonnée, il importe que l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation soit à risque de subir à nouveau la situation lésionnaire. Si c’est le cas, la mesure correctrice choisie par le tribunal doit faire partie de la gamme restreinte de mesures qui sont, d’une part, à même de contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire et, d’autre part, en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’enfant dont le tribunal est saisi de la situation. L’ampleur des incidences budgétaires de la mesure correctrice ne constitue pas en soi un critère de validité de l’ordonnance.
[96]                        Lorsqu’une mesure préventive de large portée est nécessaire, celle-ci peut prendre diverses formes. Notamment, elle peut soit se limiter aux personnes, établissements et organismes qui, selon ce qu’a révélé la preuve, risquent de contribuer à la récurrence de la lésion des droits de l’enfant; soit suivre l’enfant dans le système; soit encore constituer une combinaison hybride des deux formes de mesures qui précèdent.
[97]                        Il est permis de penser que dans de nombreux cas, le tribunal aura à sa disposition un éventail plus ou moins large de mesures correctrices préventives. Le cas échéant, il lui revient de choisir la ou les mesures correctrices qui lui semblent les plus appropriées pour protéger l’intérêt et les droits de l’enfant dont il est saisi de la situation, en tenant compte de la preuve au dossier et des observations des parties concernées. Une telle décision discrétionnaire commande généralement la déférence. En l’absence d’erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation de la preuve par le tribunal ou de démonstration que ce dernier n’a pas exercé judicieusement le pouvoir discrétionnaire que confère l’art. 91 al. 4, la mesure préventive ordonnée par le tribunal doit être maintenue et une juridiction d’appel ne saurait intervenir (voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10 et 36; Barendregt, par. 100-104; Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48, par. 41; Hydro-Québec c. Matta, 2020 CSC 37, [2020] 3 R.C.S. 595, par. 33). En revanche, si la juridiction d’appel constate une erreur dans l’interprétation de l’art. 91 al. 4 par le tribunal, cette erreur doit être révisée selon la norme de la décision correcte. À titre d’exemple, si le tribunal s’est trompé en cherchant visiblement à rendre des ordonnances qui bénéficieraient à d’autres enfants que celui dont il est saisi de la situation, cela constituera une erreur de droit (voir Housen, par. 8; Vavilov, par. 37; TELUS Communications Inc. c. Wellman, 2019 CSC 19, [2019] 2 R.C.S. 144, par. 30; Carroll‑Byrne, par. 41).
(4)         Révision des ordonnances
[98]                        Les quatre mesures correctrices qu’a contestées la DPJ ont été ordonnées afin d’éviter que ne se reproduisent des mesures de contention et d’isolement abusives ou inadéquates. Selon le tribunal, ces mesures de contention et d’isolement ont violé le droit de l’adolescente d’être soumise à des mesures de contrôle de façon minimale, exceptionnelle et balisée par un protocole (Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S-4.2, art. 118.1).
[99]                        Au chapitre des mesures de contention et d’isolement abusives ou inadéquates, le tribunal a notamment constaté que l’adolescente — aux prises avec des troubles de santé mentale importants — a été l’objet sur une période d’environ cinq mois de plus d’une centaine de mesures de contention en raison de gestes dangereux pour elle-même ou pour autrui, et qu’elle a subi des blessures par suite de ces mesures de contention. Notamment à une occasion, on lui a recouvert complètement la tête avec un chandail afin d’éviter qu’elle ne crache au visage des agents d’intervention, ce qui l’a amenée à hyperventiler. Le tribunal a indiqué que, durant la même période, l’adolescente a également fait l’objet de plus d’une centaine de mesures de retrait pour des durées allant de moins d’une minute à plus de sept heures. Le tribunal a retenu qu’elle a « passé un temps déraisonnable, isolée dans une pièce de béton minuscule, souvent défraîchie » (par. 302), dans laquelle il pouvait lui arriver de se frapper la tête sur les murs. Il s’agit de faits que la DPJ ne conteste pas, cette dernière limitant le débat à la légalité des mesures correctrices ordonnées.
[100]                     À l’époque où le tribunal a tranché les demandes en déclaration de lésion de droits, il était établi que l’adolescente était à risque de subir à nouveau les situations lésionnaires identifiées par le tribunal. En effet, le tribunal avait alors déclaré sa sécurité et son développement toujours compromis (par. 330), avait ordonné le prolongement de l’ordonnance du 17 janvier 2018 selon laquelle l’adolescente devait être hébergée dans un CRJDA (par. 331) et avait confié la situation de l’adolescente à la DPJ (par. 338). Dans le cadre de la révision des quatre ordonnances contestées, je porte donc une attention particulière aux deux autres critères de validité énoncés précédemment.
a)              Les ordonnances visant les unités de traitement individualisé
[101]                     Le tribunal a ordonné que « les intervenants, éducateurs et agents d’intervention qui travaillent dans les unités de traitement individualisé puissent recevoir une formation spécifique en santé mentale » (par. 340) et que ces unités « puissent bénéficier du soutien d’un professionnel de la santé spécialisé en santé mentale » (par. 341). Jugeant ces ordonnances insuffisamment liées à la protection de l’intérêt et des droits de l’adolescente, le juge de la Cour supérieure a modifié le libellé des ordonnances. Il a restreint la portée de la première ordonnance en spécifiant que seuls les intervenants, éducateurs et agents d’intervention « qui auront la charge de X dans les unités de traitement individualisé » pourront recevoir la formation en santé mentale (par. 65 et 76). En ce qui concerne la seconde ordonnance, il l’a restreinte en spécifiant que seules les unités de traitement individualisé « qui auront charge de X » pourront bénéficier du soutien d’un professionnel de la santé spécialisé en santé mentale (par. 76; voir aussi les par. 65-66). Pour leur part, les juges de la Cour d’appel ont unanimement confirmé la décision de la Cour supérieure. Je suis d’accord avec leur décision, sauf pour entériner la suggestion selon laquelle l’ordonnance devait nécessairement nommer expressément l’enfant pour être valide.
[102]                     L’adolescente a séjourné dans une seule unité de traitement individualisé (« UTI »), soit l’UTI B. Il s’agit d’une unité de réadaptation pour les jeunes aux prises avec des troubles de santé mentale et de conduite. Dans celle-ci, un minimum de trois éducateurs sont présents le jour pour s’occuper des adolescentes. Le tribunal a conclu que l’adolescente n’y a pas reçu tout l’encadrement et le soutien nécessaires de la part des intervenants « puisque l’unité [était] alors très “agissante” et que les divers intervenants [étaient] dépassés » (par. 301). Le tribunal a aussi constaté que lorsque des mesures de contention s’avéraient nécessaires, celles-ci étaient exécutées par des agents de sécurité d’une compagnie privée qui n’avaient que très peu d’expérience et qui n’étaient pas formés pour répondre aux besoins spécifiques de jeunes souffrant de troubles de santé mentale. Lorsque les éducateurs quittaient l’unité aux alentours de 23 heures, ce sont des agents de sécurité qui prenaient le relais pour la nuit. Ils avaient le mandat de surveiller et d’assurer la sécurité des jeunes. En outre, le tribunal a constaté que les agents de sécurité se succédaient rapidement, puisque la majorité d’entre eux étaient des étudiants en technique policière qui n’étaient là qu’à court terme. Rien dans le jugement ne permet toutefois de conclure que ces conclusions factuelles relatives à l’UTI B peuvent être généralisées à d’autres UTI identifiables que l’adolescente était susceptible de fréquenter dans le futur.
[103]                     Dans ce contexte, s’il était raisonnable de croire que, en ciblant toutes « les unités de traitement individualisé », les mesures correctrices ordonnées seraient toutes les deux à même de contribuer efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire, le tribunal a toutefois fait erreur en ne limitant pas leur portée afin qu’elles soient en lien avec la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire pour l’adolescente. Rien dans la preuve administrée ne permettait de conclure que des ordonnances de portée aussi large s’imposaient pour protéger l’intérêt et les droits de l’adolescente à l’avenir. En ce sens, ces ordonnances outrepassaient les pouvoirs du tribunal.
[104]                     Tout comme les juges de la Cour d’appel, je suis d’avis que c’est à bon droit que la Cour supérieure est intervenue pour restreindre la portée de ces ordonnances afin qu’elles soient en lien avec la protection de l’intérêt et des droits de l’adolescente. Je tiens toutefois à souligner que rien n’empêchait la Cour supérieure de réaliser aussi cet objectif en modifiant autrement le libellé des deux ordonnances. Voici deux exemples qui illustrent l’éventail de mesures correctrices préventives disponibles. D’une part, le juge de la Cour supérieure aurait pu transformer l’ordonnance de formation en santé mentale en une mesure correctrice hybride visant explicitement à la fois les intervenants, éducateurs et agents d’intervention de l’UTI B, ainsi que tout autre intervenant, éducateur et agent d’intervention de toutes les autres UTI qui auraient éventuellement la charge de l’adolescente. D’autre part, le juge aurait aussi pu ordonner qu’en cas de transfert vers d’autres UTI (autres que l’UTI B), l’adolescente soit prise en charge uniquement par une UTI (1) dont les intervenants, les éducateurs et les agents d’intervention qui seraient chargés de l’adolescente posséderaient une formation en santé mentale, et (2) qui disposerait du soutien d’un professionnel de la santé spécialisé en santé mentale.
b)            Les ordonnances visant le CISSS A
[105]                     Le tribunal a ordonné au CISSS A de mettre en place dans un délai raisonnable un protocole pour déterminer la marche à suivre lorsqu’un enfant crache durant une intervention. Le tribunal a aussi ordonné au CISSS A d’adapter toutes les salles d’isolement pour qu’elles soient plus sécuritaires et que leurs murs soient recouverts d’un matériel empêchant les blessures. Estimant que ces ordonnances étaient elles aussi insuffisamment liées à la protection de l’intérêt et des droits de l’adolescente, le juge de la Cour supérieure les a modifiées afin qu’elles aient un rattachement explicite avec l’adolescente. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé la décision du juge de la Cour supérieure de restreindre explicitement les ordonnances à la situation de l’adolescente. Le juge qui a rédigé des motifs concordants en Cour d’appel a statué que le juge de la Cour supérieure n’aurait pas dû intervenir pour limiter ainsi la portée de l’ordonnance visant la mise en place d’un protocole déterminant la marche à suivre quand un enfant crache. Il a aussi statué, en ce qui concerne l’ordonnance intimant de rendre les salles d’isolement plus sécuritaires, qu’elle aurait dû se limiter aux salles d’isolement des unités A et B. Pour ma part, je ne peux souscrire ni aux motifs des juges majoritaires, ni aux motifs concordants de l’autre juge de la Cour d’appel.
[106]                     En ce qui a trait à l’ordonnance visant la mise en place d’un protocole pour établir la marche à suivre lorsqu’un enfant crache durant une intervention, il s’agit d’une mesure correctrice qui a été ordonnée en lien avec un incident vécu par l’adolescente pendant qu’elle résidait dans une unité d’encadrement intensif (« UEI »), soit l’UEI A. Alors qu’elle était dans un état de désorganisation de la personnalité, l’adolescente a fait l’objet de mesures de contention pour être conduite au bloc retrait. Durant son déplacement, l’adolescente a refusé de collaborer et a craché au visage d’un des agents. L’éducatrice sur place a alors utilisé un vêtement pour couvrir complètement la tête de l’adolescente et ainsi l’empêcher de cracher sur les agents. Le tribunal a noté que, au moment des faits, la cheffe de l’UEI A croyait que les agents étaient « en droit de couvrir la tête d’un jeune lors d’un transport pour éviter les crachats » (par. 215). Le tribunal a constaté que l’ensemble des unités d’intervention des CRJDA du CISSS A — dont les CRJDA que l’adolescente a fréquentés dans le passé et ceux qu’elle était susceptible de fréquenter dans le futur — n’avaient aucun protocole établissant la marche à suivre lorsqu’un enfant crache. En l’espèce, l’adolescente a fréquenté quatre différentes unités de CRJDA sur une période d’environ 14 mois (une UEI, une UTI, une unité de réadaptation régulière et une unité de réadaptation d’encadrement intensif) (par. 2), elle a adopté des comportements autodestructeurs et difficiles dans chacun de ces CRJDA (par. 23, 26, 89, 95 et 110), et il pouvait exister des obstacles à ce qu’elle fréquente certains CRJDA (par. 52 et 99). Il en découlait donc un risque réel que l’adolescente fréquente l’un ou plusieurs de ces CRJDA. Or, des variables minaient la prévisibilité et la constance de ces fréquentations. De plus, le tribunal a constaté que les notes diffusées à l’interne pour interdire de recouvrir la tête d’un enfant n’étaient pas suivies par tous. En outre, des incidents similaires étaient survenus dans d’autres unités de CRJDA du CISSS A que l’adolescente avait fréquentés dans le passé et/ou qu’elle était susceptible de fréquenter dans le futur. La DPJ a témoigné qu’il s’agissait d’une pratique inacceptable qui ne devait pas se reproduire (par. 223). Le tribunal a souligné que, des mois après l’incident, les moyens de rechange visant à assurer la protection des agents de sécurité n’étaient toujours pas en place.
[107]                     Dans ce contexte, le tribunal a outrepassé ses pouvoirs en ordonnant au CISSS A de mettre en place un protocole pour déterminer la marche à suivre lorsqu’un enfant crache lors d’une intervention. Il est certes possible que pareille mesure correctrice contribue efficacement à prévenir la récurrence de la situation lésionnaire. Toutefois, telle que rédigée, l’ordonnance n’est pas en lien avec la prévention de la récurrence de la situation lésionnaire pour l’adolescente. La mesure aurait dû être plus spécifique et circonscrite au regard de la preuve et du contexte. Le tribunal ne s’est pas limité à ordonner une mesure qui reflétait le risque de préjudice auquel était confrontée l’adolescente, car cette mesure s’appliquerait à tous les centres de services du CISSS A, incluant : les centres locaux de services communautaires; les centres hospitaliers; les centres de protection de l’enfance et de la jeunesse; les centres d’hébergement et de soins de longue durée; en plus des centres de réadaptation (voir la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales, RLRQ, c. O-7.2, ann. I). Pourtant, il ressort des conclusions factuelles du tribunal que seuls les CRJDA que l’adolescente avait fréquentés, et qu’elle était susceptible de fréquenter à l’avenir, risquaient de contribuer à la récurrence de la lésion des droits de l’adolescente. En tant que juridiction d’appel, la Cour supérieure devait faire montre de déférence envers ces conclusions factuelles du tribunal (Québec (Protection de la jeunesse) c. C.P., 2000 CanLII 11372 (C.A. Qc)). Il n’était pas exclu que l’adolescente puisse cracher lorsqu’elle recevrait les services d’un centre local de services communautaires ou d’un centre hospitalier. Cependant, rien n’indiquait que l’adolescente était susceptible de subir à nouveau une lésion de droits dans ces autres centres de services. Ainsi, à la lumière de la preuve et du contexte, la portée de l’ordonnance prononcée par le tribunal a outrepassé la protection de l’intérêt et des droits de l’adolescente dont le tribunal était saisi de la situation.
[108]                     En conséquence, il y avait lieu de modifier l’ordonnance prononcée par le tribunal. Comme l’ont écrit les juges de la Cour d’appel, le juge de la Cour supérieure a évidemment eu raison d’intervenir dans le but de restreindre la portée de l’ordonnance. Toutefois, la modification proposée ratait la cible. L’ordonnance prononcée par le juge de la Cour supérieure présentait la même difficulté que celle prononcée par le tribunal : sa portée était trop vaste. Même avec l’ajout de la précision « lorsque X crache », l’ordonnance ne reconnaissait pas que, selon les conclusions factuelles, la situation lésionnaire et sa récurrence étaient liées — et se limitaient — aux CRJDA que l’adolescente avait fréquentés et qu’elle était susceptible de fréquenter à l’avenir. À la lumière des constats de faits, l’ordonnance aurait dû viser les CRJDA du CISSS A, de même que tout autre CRJDA qui aurait la charge de l’adolescente. Il se serait agi d’une ordonnance hybride. En visant « tout autre CRJDA qui aurait la charge de l’adolescente », l’ordonnance aurait suivi l’adolescente dans le système dans l’éventualité où elle aurait fréquenté d’autres CRJDA relevant d’autres CISSS (autres que le CISSS A). Certes, la preuve et le contexte ne permettaient pas d’ordonner d’emblée à tous les CISSS du Québec de mettre en place un protocole. Cependant, un CRJDA aurait dû mettre en place un protocole si deux conditions étaient réunies : (1) l’adolescente était amenée à fréquenter ce CRJDA, et (2) ce dernier n’avait pas déjà un protocole en place. Je mentionne alternativement que, parmi l’éventail de mesures disponibles, il aurait aussi été acceptable que le tribunal ordonne que, en cas de transfert, l’adolescente puisse être transférée seulement dans un CRJDA où un protocole avait déjà été mis en place.
[109]                     Pour ce qui est de l’ordonnance intimant de rendre plus sécuritaires les salles d’isolement, cette mesure correctrice a été ordonnée en réponse aux blessures subies par l’adolescente lors de périodes d’isolement. La juge du tribunal a visité les blocs de retrait de l’UEI A et l’UTI B. À l’issue de cette visite, elle a constaté qu’aux deux unités, les salles étaient « petites », qu’il n’y avait « rien au sol et rien sur les murs », lesquels étaient « en béton » (par. 184). À l’UTI B, elle a constaté que les murs étaient « en piteux état » et que leur peinture était « défraîchie » (par. 184). Elle a souligné que les salles d’isolement étaient si petites que « [l]’enfant qui s’y trouve ne peut que s’assoir ou se coucher sur le sol » (par. 184). En outre, le tribunal a retenu que, durant les nombreuses périodes d’isolement vécues par l’adolescente dans l’UEI A et l’UTI B, celle-ci s’est blessée en se cognant la tête contre les murs en béton ou en frappant avec ses mains sur ceux-ci suffisamment fort pour requérir des soins médicaux. Rien dans le jugement ne permet toutefois de conclure que ces conclusions factuelles peuvent être généralisées à toutes les unités de réadaptation de tous les CRJDA du CISSS A — ce qu’a noté à bon droit le juge qui a rédigé des motifs concordants en Cour d’appel.
[110]                     Dans ce contexte, si la mesure correctrice ordonnant au CISSS A de rendre plus sécuritaires toutes les salles d’isolement aurait sans aucun doute contribué à éviter la récurrence de la situation lésionnaire, elle outrepassait toutefois les pouvoirs du tribunal puisqu’elle n’était pas ancrée suffisamment dans la preuve et le contexte. En ce qui concerne l’ordonnance qui aurait dû être rendue, celle proposée par le juge de la Cour supérieure et confirmée par la majorité de la Cour d’appel ne peut être retenue, car elle est imprécise. L’ordonnance suggérée par le juge qui a rédigé des motifs concordants en Cour d’appel, pour sa part, ne s’ancre pas suffisamment dans les conclusions de fait du tribunal. Si, dans l’absolu, rien n’aurait empêché le tribunal d’ordonner au CISSS A de rendre plus sécuritaires l’ensemble des salles d’isolement des unités A et B, ici les conclusions de fait ne permettent pas de croire que toutes les salles d’isolement de ces unités devaient être rendues plus sécuritaires pour que l’adolescente ait en tout temps accès à une salle d’isolement sécuritaire. En effet, aucune conclusion factuelle n’a été tirée par le tribunal relativement au nombre de salles d’isolement par unité et à leur niveau d’occupation. De même, aucune conclusion de fait ne permet de tirer d’inférences à ce sujet. En conséquence, je suis d’avis que l’ordonnance du tribunal aurait dû être révisée de façon à ordonner au CISSS A d’avoir en tout temps dans les unités A et B, ainsi que dans les autres unités qui obtiendraient la charge de l’adolescente, au moins une salle d’isolement recouverte d’un matériel empêchant les blessures qui soit disponible pour l’adolescente. La DPJ et le CISSS A auraient alors eu à évaluer si, pour se conformer à cette ordonnance, il était nécessaire de rendre sécuritaires plus d’une, voire l’ensemble, des salles d’isolement des unités en cause. Je mentionne alternativement que, parmi l’éventail de mesures disponibles, il aurait aussi été acceptable que le tribunal ordonne qu’en cas de transfert l’adolescente puisse être transférée uniquement dans un CRJDA où au moins une salle d’isolement sécuritaire — dont les murs sont recouverts d’un matériel empêchant les blessures — était disponible.
(5)         Le pouvoir de recommandation du tribunal
[111]                     Si le tribunal en vient à la conclusion que les droits d’un enfant en difficulté ont été lésés par des personnes, organismes ou établissements, il peut intervenir en vue d’éviter que la situation lésionnaire ne se reproduise (voir Protection de la jeunesse – 123979, par. 22). Dans de telles circonstances, il peut être opportun pour le tribunal de formuler une recommandation non contraignante s’il estime justifié de le faire au vu de la preuve. Je m’explique.
[112]                     Il est vrai que la Cour du Québec est un tribunal d’origine législative et que, en matière de lésion de droits, elle ne peut rendre que des décisions ou ordonnances prévues par la loi (voir la LPJ, art. 90 et suiv.). Elle ne peut pas, bien entendu, outrepasser cette compétence. Or, son pouvoir de recommandation est ancré dans la LPJ : il découle du texte, de l’économie et de l’objet de celle-ci. Son existence est expressément prévue à l’art. 91 al. 2 de la LPJ. Bien qu’un tel pouvoir ne soit pas mentionné à l’art. 91 al. 4 qui traite spécifiquement de la lésion de droits, une interprétation large et libérale de la disposition, conformément à l’approche qui sied à une loi de nature réparatrice, m’amène à conclure qu’il trouve néanmoins application dans les circonstances d’une lésion de droits. L’existence de ce pouvoir trouve en outre appui dans une pratique bien établie dans la jurisprudence québécoise en matière de lésion de droits (voir, p. ex., Protection de la jeunesse – 236587, 2023 QCCQ 12263, par. 8 et suiv.; Protection de la jeunesse – 211624, 2021 QCCQ 2868, par. 96; voir aussi Protection de la jeunesse – 123979, par. 26). Dans la présente affaire, le juge de la Cour supérieure a d’ailleurs estimé que « les conclusions de nature générale » rendues par le tribunal « pouvaient être prononcées à titre de recommandations » (par. 8). De plus, bien que notre Cour ne soit pas liée par les admissions d’une partie sur une question de droit, je prends acte de deux admissions. Premièrement, la procureure de l’intimée admet que le tribunal « peut émettre des recommandations » dans un cas de lésion de droits (transcription, p. 94-95). L’intimée avait elle-même demandé, devant la Cour supérieure, que des recommandations soient substituées aux ordonnances contestées, à savoir celles formulées aux par. 340-341 et 345-346 du jugement du tribunal (motifs de la C.S., par. 11). Deuxièmement, l’intervenant le procureur général du Québec admet que le tribunal n’est pas empêché de « formuler des recommandations » dans un cas de lésion de droits (m. interv., par. 60). Ces deux admissions corroborent ce que la jurisprudence nous indique déjà : en cas de lésion de droits, le tribunal dispose d’un pouvoir de recommandation qu’il tire du texte de la LPJ, de son économie et de son objet.
[113]                     Le pouvoir de recommandation du tribunal est particulièrement utile lorsque les circonstances ne se prêtent pas au prononcé d’une conclusion sous forme d’ordonnance en vertu de l’art. 91 al. 4 de la LPJ. Selon l’auteur Mario Provost, « il est permis de s’interroger sur la validité des ordonnances de plus large envergure. [. . .] La Loi n’ayant pas élargi le pouvoir de ce tribunal statutaire, certains soutiennent que les conclusions de nature générale devraient être “recommandées” plutôt “qu’ordonnées” » (p. 289; M. Provost, « La protection de la jeunesse », dans T. Gagné‑Dubé et autres, dir., Droit de la famille québécois (feuilles mobiles), ¶54-310). Ce qui précède est juste. Lorsque les trois critères de validité d’une mesure correctrice ordonnée à des fins préventives ne sont pas tous réunis, le tribunal conserve néanmoins le pouvoir de faire une recommandation ancrée dans la preuve se rapportant à la lésion de droits. Ce pouvoir de recommandation permet ainsi au tribunal de signaler l’existence d’un problème relié à la survenance d’une lésion des droits de l’enfant, et d’encourager les autorités à s’y attarder.
[114]                     Il est évidemment préférable que le tribunal exerce son pouvoir de recommandation avec prudence. Comme le souligne avec raison l’auteur Jean‑François Boulais, « si la recommandation n’est pas suivie, c’est l’autorité morale du juge qui est fragilisée » (Loi sur la protection de la jeunesse, texte annoté (5e éd. 2003), p. 445). En effet, lorsque l’autorité nommée dans la recommandation « passe outre à la recommandation[,] [. . .] la crédibilité du Tribunal s’en trouve altérée » (Protection de la jeunesse, [1985] AZ-50942189 (T.J. Qc), p. 2). Cela dit, le tribunal jouit de toute la discrétion nécessaire pour élaborer une recommandation qui s’appuie sur la situation lésionnaire vécue par l’enfant dont il est saisi de la situation, comme le démontre la preuve. Comme la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec est le tribunal judiciaire qui connaît le plus intimement le système de protection de la jeunesse et qui participe quotidiennement à sa mise en œuvre, elle est particulièrement bien placée pour exercer ce pouvoir de recommandation (voir Costanzo et Paré, p. 151 et 153-154).
[115]                     Il est donc vrai, en l’espèce, que les préoccupations du tribunal telles que reflétées aux par. 340-341 et 345-346 de son jugement auraient pu se traduire par des recommandations. Au moment de rendre son jugement, le tribunal avait effectivement le pouvoir de faire des recommandations non contraignantes fondées sur ces préoccupations, à condition que ces recommandations soient ancrées dans la preuve. Il s’agissait à l’époque d’une option disponible et acceptable.
[116]                     J’ajoute que le tribunal était manifestement préoccupé par la situation qu’a vécue l’adolescente lors de son passage dans différentes unités du CISSS A. Après avoir eu l’occasion d’entendre les parties, différents professionnels des secteurs de la réadaptation, de la sécurité et du service psychosocial, de même que la DPJ, le tribunal a conclu que certaines des lésions de droits dont l’adolescente a été victime découlaient de problèmes de nature institutionnelle ou systémique touchant d’autres enfants au sein du système québécois de protection de la jeunesse. Les autorités concernées — conformément à la mission que leur confie la LPJ de protéger les enfants dont la sécurité ou le développement est ou peut être compromis — seraient bien avisées de prendre acte des conclusions du tribunal et de considérer les actions qu’elles peuvent prendre afin de s’assurer que les lésions de droit subies par l’adolescente ne soient pas subies par d’autres.
B.            Le droit du CISSS A d’être entendu ou dûment appelé
[117]                     Une question secondaire se pose relativement à l’art. 17 C.p.c., qui confère au CISSS A le droit d’être entendu ou dûment appelé. À l’instar de son ancêtre l’art. 5 de l’ancien Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25, l’art. 17 C.p.c. codifie un principe fondamental de justice naturelle : la maxime audi alteram partem. Aux termes du premier alinéa, « [l]e tribunal ne peut se prononcer sur une demande ou, s’il agit d’office, prendre une mesure qui touche les droits d’une partie sans que celle-ci ait été entendue ou dûment appelée. »
[118]                     Après avoir eux-mêmes soulevé la question durant le délibéré et sollicité des observations de la part des parties, les juges de la Cour d’appel se sont tous dits d’avis que les ordonnances ne pouvaient être prononcées contre le CISSS A, puisque ce dernier n’était pas « formellement une partie aux procédures » en première instance (par. 50; voir aussi le par. 82). Selon eux, conclure le contraire contrevient au « principe selon lequel les tribunaux prononcent des ordonnances à l’encontre des parties qui ont été dûment appelées » et constitue une erreur de droit (par. 52; voir aussi le par. 82). La Cour d’appel a en conséquence conclu à la violation du principe directeur de l’art. 17 al. 1 C.p.c. Sur cette base, elle a modifié les deux ordonnances, afin qu’elles soient prononcées à l’encontre de la DPJ plutôt qu’à l’encontre du CISSS A (par. 54 et 83).
[119]                     La CDPDJ n’est pas d’accord. Elle demande à notre Cour de rétablir les ordonnances à l’encontre du CISSS A. Selon elle, même si la Cour devait conclure que le CISSS A aurait dû être joint à l’instance en tant que partie ou mise en cause, l’intervention de la Cour d’appel est tout de même erronée parce que, toujours selon la CDPDJ, cette omission n’a causé au CISSS A aucun préjudice important. Pour sa part, l’intervenante X souscrit à l’argument de la CDPDJ. De leur côté, les intervenants A et B soutiennent eux aussi que l’intervention de la Cour d’appel était erronée, mais pour d’autres raisons : ils estiment que le CISSS A était partie aux procédures par l’entremise de la DPJ et que l’expression « directrice de la protection de la jeunesse » suffisait pour désigner et identifier clairement le CISSS A.
[120]                     Quant à elle, la DPJ n’a présenté aucun argument sur cette question. Cela dit, elle nous demande de rejeter le pourvoi et, donc, de ne pas modifier le dispositif de la Cour d’appel. Signalons toutefois que, devant la Cour d’appel, tout comme la CDPDJ, la DPJ demandait le maintien des ordonnances contre le CISSS A (motifs de la C.A., par. 51 : « Toutes les parties ont demandé le maintien des ordonnances contre le [CISSS A] » (je souligne)).
[121]                     Je ne peux souscrire à la position avancée par la CDPDJ. À supposer même qu’il soit possible de remédier à une entorse au droit d’être entendu ou dûment appelé (et donc à l’art. 17 al. 1 C.p.c.) en démontrant qu’il y a absence de préjudice — question qu’il ne convient pas de trancher en l’espèce —, je ne suis pas en mesure d’inférer que le CISSS A n’a subi aucun préjudice. Le dossier d’appel, tel qu’il est constitué, est plutôt mince sur cette question. D’une part, il ne nous permet pas de nous pencher sur la question de droit consistant à déterminer si l’absence de préjudice peut être une considération pertinente lorsqu’une cour de justice examine s’il y a eu un manquement à la règle audi alteram partem et, dans l’affirmative, quelle réparation elle devrait accorder (le cas échéant). D’autre part, le dossier d’appel ne nous permet pas non plus de nous pencher sur la question de savoir si le CISSS A a subi un quelconque préjudice. La Cour ne bénéficie pas d’observations étoffées sur ces questions, ni même d’un portrait complet des procédures en première instance. Dans les circonstances, il est suffisant d’affirmer que la CDPDJ ne m’a pas convaincu que le CISSS A n’a subi aucun préjudice. Je maintiendrais donc le choix de la Cour d’appel d’intervenir pour que les ordonnances soient prononcées à l’encontre de la DPJ (par. 54 et 83). Cela dit, bien que j’adhère au résultat énoncé par la Cour d’appel, je ne souscris pas entièrement à ses motifs. Selon elle, « [i]l s’agit d’une erreur de droit de prononcer des ordonnances à l’encontre d’une personne qui n’est pas [formellement] une partie au litige » (par. 52; voir aussi les par. 50 et 82). À mon avis, il convenait plutôt de conclure qu’il s’agit d’une erreur de droit de prononcer des ordonnances à l’encontre d’une personne « sans que celle-ci ait été entendue ou dûment appelée » (art. 17 al. 1 C.p.c.). Enfin, comme il s’agit d’une affaire où l’intérêt d’une adolescente était en cause, et comme la décision rendue touche les intérêts du CISSS A, le tribunal aurait pu demander la présence du CISSS A et l’entendre après qu’il eut été convoqué (art. 50 C.p.c.).
VI.         Dispositif
[122]                     Je suis d’avis d’accueillir en partie le pourvoi. N’eut été le fait que l’adolescente a atteint l’âge de la majorité durant les procédures d’appel, j’aurais rétabli l’ordonnance prononcée au par. 345 du jugement du tribunal, à deux exceptions près : premièrement, l’ordonnance aurait ciblé la DPJ au lieu du CISSS A et, deuxièmement, la portée de l’ordonnance se serait limitée aux CRJDA du CISSS A ainsi qu’aux autres CRJDA qui se seraient vu confier la charge de l’adolescente. J’aurais également modifié le libellé de l’ordonnance prononcée au par. 346 de façon à ordonner à la DPJ, et non au CISSS A, d’avoir en tout temps dans les unités A et B du CISSS A, ainsi que dans les autres unités de CRJDA qui se seraient vu confier la charge de l’adolescente, au moins une salle d’isolement disponible pour l’adolescente et qui soit recouverte d’un matériel empêchant les blessures. Telles sont les ordonnances « que le tribunal aurait dû rendre » aux par. 345-346 de son jugement, même si je reconnais que d’autres ordonnances alternatives étaient disponibles et acceptables et auraient donc pu être prononcées (LPJ, art. 112; voir aussi art. 128 et 129; Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S-26, art. 45; Protection de la jeunesse – 123979, par. 27). Or, puisque l’adolescente n’est plus visée par une intervention sociale en vertu de la LPJ, et puisqu’elle ne le sera plus jamais du fait qu’elle est maintenant majeure, aucune ordonnance ne sera rendue (Protection de la jeunesse – 10174, 2010 QCCA 1912, [2010] R.J.Q. 2291, par. 94 in limine; Protection de la jeunesse – 18935, 2018 QCCQ 10532, par. 22-23; Protection de la jeunesse – 211323, 2021 QCCQ 2238, par. 24; Protection de la jeunesse – 211624, par. 79). Aucune recommandation ne sera faite non plus. Considérant les circonstances du présent pourvoi, il n’y a pas lieu d’accorder les dépens.
                    Pourvoi accueilli en partie, sans dépens.
                    Procureurs de l’appelante : Bitzakidis, Clément-Major, Fournier, Montréal.
                    Procureurs de l’intimée : IMK, Montréal; Étude légale du CISSS A.
                    Procureurs de l’intervenant le procureur général du Québec : Bernard, Roy (Justice-Québec), Direction du contentieux, Montréal.
                    Procureurs des intervenants A et B : Pringle & Associés, Laval.
                    Procureur de l’intervenante X : Centre communautaire juridique de la Rive-Sud, Longueuil.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Montréal.
                    Procureur de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Larochelle Law, Whitehorse.

[1] À moins d’indication contraire, toute mention de la loi renvoie à sa version en vigueur au moment où le jugement de la Cour du Québec est rendu, le 2 juillet 2019.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC43 ?
Date de la décision : 20/12/2024

Analyses

protection — enfants — mesures correctrices — jeunesse — lésés — ordonnances — systémiques — récurrence — situation lésionnaire — dispositions — pouvoirs correctifs — portée — situations — saisi — interventions sociales — interprétation


Parties
Demandeurs : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse)
Défendeurs : Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 20 décembre 2024, Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Directrice de la protection de la jeunesse du CISSS A, 2024 CSC 43


Origine de la décision
Date de l'import : 21/12/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-12-20;2024csc43 ?

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