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13/04/2023 | CANADA | N°2023CSC9

Canada | Canada, Cour suprême, 13 avril 2023, R. c. Breault, 2023 CSC 9


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Breault, 2023 CSC 9

 

 
Appel entendu : 14 septembre 2022
Jugement rendu : 13 avril 2023
Dossier : 39680


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Pascal Breault
Intimé
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, Association québécoise des avocats et avocates de la défense et Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil
Intervenants
 
 
 
Coram : Le juge en chef

Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 69)

La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagne...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Breault, 2023 CSC 9

 

 
Appel entendu : 14 septembre 2022
Jugement rendu : 13 avril 2023
Dossier : 39680

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Pascal Breault
Intimé
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, Association québécoise des avocats et avocates de la défense et Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil
Intervenants
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 69)

La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 
 
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
 
 
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Pascal Breault                                                                                                      Intimé
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense et
Association des avocats de la défense
de Montréal-Laval-Longueuil                                                                  Intervenants
Répertorié : R. c. Breault
2023 CSC 9
No du greffe : 39680.
2022 : 14 septembre; 2023 : 13 avril.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Droit criminel — Conduite avec facultés affaiblies — Contrôle pour vérifier la présence d’alcool ou de drogue — Ordre de fournir immédiatement un échantillon d’haleine — Omission ou refus d’obtempérer à l’ordre — Individu interpellé par des policiers après avoir été observé conduisant un véhicule tout terrain en état d’ébriété — Ordre donné à l’individu par un des policiers de lui fournir immédiatement un échantillon d’haleine même si ceux-ci n’ont pas d’appareil de détection approuvé en leur possession — Refus répété de l’individu de fournir l’échantillon demandé — Individu mis en état d’arrestation pour avoir refusé d’obtempérer à l’ordre du policier — La validité de l’ordre formulé par un policier requiert-elle de ce dernier qu’il ait accès à un appareil de détection approuvé à l’instant même où l’ordre est formulé? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 254(2)b), 254(5).
                    Le 2 avril 2017, deux policiers sont informés par des patrouilleurs de sentiers forestiers qu’un individu conduit un véhicule tout terrain (« VTT ») en état d’ébriété. Vers 13 h 35, les policiers arrivent sur les lieux, remarquent puis interpellent B qui s’apprête à quitter les lieux à pied. Un des policiers constate que B a les yeux injectés de sang et qu’une forte odeur d’alcool émane de son haleine. À 13 h 41, ce policier demande sur les ondes radio qu’on lui apporte un appareil de détection approuvé (« ADA »), puisque les policiers n’en ont pas en leur possession. Une fois la demande d’ADA effectuée, le policier ordonne à B, en vertu de l’al. 254(2)b) du Code criminel, de lui fournir immédiatement un échantillon d’haleine. À compter de 13 h 45, B refuse à trois reprises de fournir l’échantillon demandé au motif qu’il ne conduisait pas le VTT en question. Il est mis en état d’arrestation pour avoir refusé d’obtempérer à l’ordre de fournir l’échantillon demandé en contravention avec le par. 254(5) C. cr.
                    Le juge de la Cour municipale statue que la validité de l’ordre donné par le policier ne dépend pas de la présence d’un ADA sur les lieux de l’interception. Il déclare B coupable de l’infraction d’avoir refusé d’obtempérer à un ordre donné en vertu du par. 254(2) C. cr., contrevenant ainsi aux par. 254(5) et 255(1) C. cr. L’appel de B à la Cour supérieure est rejeté, mais son appel subséquent à la Cour d’appel est accueilli. Selon la Cour d’appel, la validité de l’ordre dépend de la capacité de l’agent de la paix d’ordonner à un conducteur de fournir immédiatement un échantillon d’haleine, ce qui implique que l’agent de la paix doive avoir un accès immédiat à un ADA. La cour estime que l’ordre donné par le policier à B était invalide, vu l’absence d’un ADA. Elle infirme les jugements des tribunaux inférieurs et ordonne l’inscription d’un jugement d’acquittement.
                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
                  Le ministère public n’a démontré l’existence d’aucune circonstance inhabituelle justifiant l’absence d’ADA sur place et, par le fait même, l’application d’une interprétation souple de l’exigence d’immédiateté. Conséquemment, l’ordre formulé par le policier était invalide. Le refus exprimé par B n’a donc pas engagé sa responsabilité criminelle, et l’acquittement inscrit par la Cour d’appel doit être maintenu.
                  Le mot « immédiatement » au par. 254(2)b) C. cr. doit recevoir une interprétation fidèle à son sens ordinaire et ce, au regard du texte, du contexte et de l’objet de cette disposition. Selon le sens ordinaire et grammatical des termes « fournir » et « immédiatement », que l’on retrouve à la disposition sous étude, le conducteur doit « faire avoir » un échantillon d’haleine à l’agent de la paix « à l’instant même, tout de suite ». Le mot « immédiatement » qualifie l’ordre formulé en vertu de l’al. 254(2)b) C. cr. auquel doivent obéir les conducteurs interceptés. Ces derniers n’ont pas le loisir de fournir l’échantillon quand bon leur semble. Certes, le mot « immédiatement » comprend implicitement un délai d’ordre opérationnel, car le policier doit préparer le matériel et indiquer au suspect ce qu’il doit faire; toutefois, ce type de délai se distingue du délai relatif à la livraison d’un appareil sur les lieux.
                    La constitutionnalité de l’al. 254(2)b) C. cr. dépend d’une interprétation du mot « immédiatement » conforme à son sens ordinaire, car la présence de ce mot comprend une restriction implicite au droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés. En effet, comme le conducteur détenu doit fournir immédiatement un échantillon d’haleine, il ne peut consulter un avocat préalablement. Cette restriction est justifiée au regard de l’article premier de la Charte précisément en raison de la très courte durée de la détention. La procédure de détection dans laquelle s’inscrit l’al. 254(2)b) C. cr. a pour objectif de combattre la menace que constitue la conduite en état d’ébriété. Dans la poursuite de cet objectif, le Parlement entendait trouver un compromis entre l’intérêt du public à ce que la conduite avec facultés affaiblies soit éliminée et la nécessité de préserver les droits individuels garantis par la Charte. Ce compromis doit être gardé à l’esprit lors de l’interprétation de l’al. 254(2)b) C. cr.
                    L’existence de circonstances inhabituelles peut justifier une interprétation souple de l’exigence d’immédiateté. Bien qu’il ne soit ni nécessaire ni souhaitable d’identifier dans l’abstrait et exhaustivement les circonstances pouvant être qualifiées d’inhabituelles, sachant qu’il est préférable que celles‑ci soient identifiées au cas par cas, à la lumière des faits propres à chaque affaire, il importe, néanmoins, de tracer des lignes directrices afin de guider les tribunaux d’instance inférieure dans cet examen. Premièrement, le fardeau de démontrer l’existence de circonstances inhabituelles repose sur le ministère public. Deuxièmement, les circonstances inhabituelles doivent être identifiées eu égard au texte de la disposition afin d’en préserver l’intégrité constitutionnelle, en faisant en sorte que les tribunaux n’élargissent pas indûment le sens ordinaire strictement réservé au mot « immédiatement ». L’alinéa 254(2)b) C. cr. prévoit que l’échantillon recueilli doit être nécessaire à la réalisation d’une analyse convenable, ce qui ouvre la porte à des délais causés par des circonstances inhabituelles relatives à l’utilisation de l’appareil ou à la fiabilité du résultat. Des circonstances relatives à l’urgence d’assurer la sécurité du public ou celle des policiers pourraient également être reconnues comme étant inhabituelles. Troisièmement, les circonstances inhabituelles ne peuvent être le résultat de considérations budgétaires ou d’efficacité pratique puisque c’est le lot quotidien de tout gouvernement d’allouer des ressources budgétaires limitées. Quatrièmement, l’absence d’un ADA sur les lieux au moment de la formulation de l’ordre ne constitue pas en soi une circonstance inhabituelle.
                    Un ordre formulé en vertu de l’al. 254(2)b) C. cr. ne peut être présumé valide en l’absence d’un ADA sur les lieux de l’interception. Rien dans cette disposition n’indique que le Parlement avait l’intention de créer une telle présomption de validité. Une personne ne peut engager sa responsabilité criminelle pour avoir refusé d’obéir à un ordre auquel il était concrètement impossible d’obéir en raison de l’absence d’ADA au moment de la formulation de l’ordre. Enfin, la validité de l’ordre ne peut être conditionnelle au délai de livraison de l’ADA à destination, car une telle approche placerait le conducteur devant une incertitude insoutenable. En effet, lorsqu’un conducteur détenu est appelé à répondre à un ordre lui intimant de fournir un échantillon d’haleine, il doit être en mesure de savoir si l’ordre est valide et si son refus engagera sa responsabilité criminelle. Dans un contexte où ce dernier n’a pas le bénéfice de l’assistance d’un avocat, on ne saurait attendre de lui qu’il accepte à l’avance d’obtempérer, puis qu’il sache ensuite déterminer à quel moment le délai de livraison de l’ADA justifie un refus.
Jurisprudence
                    Arrêt rejeté : R. c. Degiorgio, 2011 ONCA 527, 275 C.C.C. (3d) 1; arrêts appliqués : R. c. Woods, 2005 CSC 42, [2005] 2 R.C.S. 205; R. c. Bernshaw, 1995 CanLII 150 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 254; R. c. Thomsen, 1988 CanLII 73 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 640; R. c. Grant, 1991 CanLII 38 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 139; arrêt examiné : R. c. Côté (1992), 1992 CanLII 2778 (ON CA), 6 O.R. (3d) 667; arrêts mentionnés : R. c. Quansah, 2012 ONCA 123, 286 C.C.C. (3d) 307; R. c. Piazza, 2018 QCCA 948, 48 C.R. (7th) 80; Petit c. R., 2005 QCCA 687, [2005] R.J.Q. 2463; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; R. c. J.D., 2022 CSC 15; MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23; Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584; R. c. Kelly, 1992 CanLII 62 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 170; R. c. Levkovic, 2013 CSC 25, [2013] 2 R.C.S. 204; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), 1990 CanLII 105 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1123; États‑Unis d’Amérique c. Dynar, 1997 CanLII 359 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 462; Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725; R. c. Pierman (1994), 1994 CanLII 1139 (ON CA), 19 O.R. (3d) 704, conf. en partie par 1996 CanLII 250 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 68; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678; R. c. Danychuk (2004), 2004 CanLII 12975 (ON CA), 70 O.R. (3d) 215; R. c. Talbourdet (1984), 1984 CanLII 2573 (SK CA), 9 D.L.R. (4th) 406; R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3; Leclerc c. R., 2022 QCCA 365.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 8, 9, 10b).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 249 à 261 [abr. 2018, c. 21, art. 14], 320.11 à 320.4.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 45(3), (4).
Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 2018, c. 21.
Doctrine et autres documents cités
Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, nouvelle éd. par Alain Rey et Josette Rey‑Debove, dir., Paris, Le Robert, 2023, « fournir ».
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Doyon, Vauclair, Hogue, Ruel et Rancourt), 2021 QCCA 505, 485 C.R.R. (2d) 221, 75 M.V.R. (7th) 4, [2021] AZ‑51754605, [2021] J.Q. no 2793 (QL), 2021 CarswellQue 3644 (WL), qui a infirmé une décision du juge Pronovost, 2020 QCCS 1597, [2020] AZ‑51688048, [2020] J.Q. no 3168 (QL), 2020 CarswellQue 4458 (WL), qui avait confirmé la déclaration de culpabilité prononcée par le juge Simard de la Cour municipale, 2019 QCCM 114, [2019] AZ‑51612277, [2019] J.Q. no 6044 (QL). Pourvoi rejeté.
                    Nicolas Abran, Gabriel Bervin et Isabelle Cardinal, pour l’appelant.
                    Félix‑Antoine T. Doyon et Kamy Pelletier‑Khamphinith, pour l’intimé.
                    Sean Gaudet et Julie Laborde, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
                    James V. Palangio et Nicolas de Montigny, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Marie‑Pier Boulet, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.
                    Jean‑Philippe Marcoux et Vincent R. Paquet, pour l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil.
Le jugement de la Cour a été rendu par
 
                  La juge Côté —
I.               Introduction
[1]                              Ce pourvoi concerne l’interprétation de l’exigence d’immédiateté contenue dans ce qui était, au moment des faits, l’al. 254(2)b) (aujourd’hui l’al. 320.27(1)b))[1] du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »). Selon cette disposition, un agent de la paix ayant des motifs raisonnables de soupçonner qu’un conducteur a de l’alcool dans son organisme peut lui ordonner de « fournir immédiatement l’échantillon d’haleine que celui‑ci estime nécessaire à la réalisation d’une analyse convenable » à l’aide d’un appareil de détection approuvé (« ADA »).
[2]                              L’exigence d’immédiateté qui découle de cette disposition possède à la fois une composante implicite et une composante explicite. Elle est « implicite en ce qui concerne l’ordre de la police de fournir un échantillon d’haleine, et explicite quant à l’obéissance obligatoire : le conducteur doit fournir “immédiatement” un échantillon d’haleine » (R. c. Woods, 2005 CSC 42, [2005] 2 R.C.S. 205, par. 14). La présente affaire porte sur cette dernière composante.
[3]                              Aux termes du par. 254(5) C. cr., la personne qui, sans excuse raisonnable, omet ou refuse d’obtempérer à un tel ordre commet une infraction.
[4]                              La question au cœur du litige porte sur le délai à l’intérieur duquel un agent de la paix doit permettre à un conducteur ainsi intercepté de fournir l’échantillon d’haleine requis pour réaliser une analyse convenable au moyen d’un ADA. Plus précisément, notre Cour est appelée à déterminer si la validité de l’ordre formulé par un agent de la paix en vertu de l’al. 254(2)b) C. cr. requiert de cet agent qu’il ait accès à un ADA à l’instant même où il formule cet ordre.
[5]                              Notre Cour a ainsi l’occasion de trancher une controverse jurisprudentielle relative à l’interprétation de l’exigence d’immédiateté. Cette controverse est illustrée par les approches adoptées, d’une part, par la Cour d’appel de l’Ontario dans les arrêts R. c. Degiorgio, 2011 ONCA 527, 275 C.C.C. (3d) 1, et R. c. Quansah, 2012 ONCA 123, 286 C.C.C. (3d) 307, et, d’autre part, par la Cour d’appel du Québec dans le jugement entrepris. Après avoir procédé à l’interprétation de l’al. 254(2)b) C. cr. conformément au texte, au contexte et à l’objet de cette disposition, je conclus que l’approche de la Cour d’appel du Québec est essentiellement bien fondée.
[6]                              Les interceptions visant la fourniture d’un échantillon d’haleine se veulent rapides. Les conducteurs ainsi interceptés sont alors en détention. La jurisprudence de notre Cour tolère que soit restreint, durant cette détention, le droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Cette restriction est justifiée au regard de l’article premier de la Charte, car l’al. 254(2)b) C. cr. est le fruit du compromis auquel est parvenu le Parlement entre la préservation des droits constitutionnels des conducteurs et l’intérêt du public à éradiquer la conduite avec facultés affaiblies (Woods, par. 29). L’interprétation du mot « immédiatement » d’une manière généralement fidèle à son sens courant ou ordinaire est une exigence essentielle de ce compromis.
[7]                              Exceptionnellement, des circonstances inhabituelles peuvent justifier d’adopter une interprétation plus souple du mot « immédiatement » que celle imposée par le sens courant ou ordinaire de ce mot (Woods, par. 43, citant R. c. Bernshaw, 1995 CanLII 150 (CSC), [1995] 1 R.C.S. 254). Toutefois, ces circonstances doivent être précisément cela : inhabituelles. Elles ne peuvent pas résulter de considérations utilitaires ou de commodité administrative. Par ailleurs, l’identification de ce qui constitue des circonstances inhabituelles doit être principalement ancrée dans le texte de l’al. 254(2)b) C. cr.
[8]                              La Cour d’appel du Québec se dirige bien en droit lorsqu’elle affirme que le libellé de la disposition permet une interprétation souple du mot « immédiatement » en présence de circonstances inhabituelles notamment liées à l’utilisation de l’appareil ou à la fiabilité du résultat qui sera généré, puisque le texte de l’alinéa prévoit que l’échantillon recueilli doit permettre la réalisation d’une « analyse convenable ».
[9]                              Il n’est pas nécessaire ni souhaitable de dresser une liste exhaustive des circonstances pouvant être qualifiées d’inhabituelles. Pour les besoins de la présente affaire, qu’il suffise de mentionner que l’absence d’ADA sur les lieux au moment de l’ordre ne constitue pas en soi une telle circonstance inhabituelle. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel.
II.            Contexte factuel
[10]                          Le 2 avril 2017, les agents Dale Atkins et Jean‑Michel Côté‑Lemieux sont informés par des patrouilleurs de sentiers forestiers qu’un individu conduit un véhicule tout terrain (« VTT ») en état d’ébriété à Val‑Bélair. Alors qu’ils sont en route, ils apprennent que l’individu a stationné son véhicule et s’apprête à quitter les lieux à pied.
[11]                          Les agents arrivent sur les lieux vers 13 h 35. Ils remarquent puis interpellent l’intimé. L’agent Atkins constate que ce dernier a les yeux injectés de sang et qu’une forte odeur d’alcool émane de son haleine. L’intimé s’identifie au moyen de son permis de conduire, il s’agit de M. Pascal Breault. Questionné par l’agent Atkins, il admet avoir bu une bière, mais nie avoir conduit le VTT. Quant à lui, l’agent Côté‑Lemieux discute avec les patrouilleurs qui confirment que l’intimé conduisait le véhicule; il communique cette information à son collègue. À ce moment‑là, les agents sont d’avis qu’ils s’adressent bel et bien à l’individu dont parlaient les patrouilleurs.
[12]                          À 13 h 41, les agents n’ayant pas d’ADA en leur possession, l’agent Atkins demande sur les ondes radio qu’on lui en apporte un. L’agent Côté‑Lemieux témoignera qu’il ignore pourquoi l’agent Atkins et lui n’ont pas d’ADA : « . . . je ne peux pas vous dire si on n’en a pas pris cette journée‑là ou il n’y en avait plus de disponible . . . » (d.a., vol. II, p. 81). Un collègue patrouillant dans le secteur de Charlesbourg lui répond qu’il en a un et qu’il est en route. L’agent Atkins estime que Charlesbourg est à environ 10 minutes de l’endroit où il se trouve, bien qu’un délai de 15 minutes ne soit pas impossible.
[13]                          Une fois la demande d’ADA effectuée sur les ondes, l’agent Atkins ordonne à l’intimé, en vertu de l’al. 254(2)b) C. cr., de lui fournir immédiatement un échantillon d’haleine. Ni lui ni l’agent Côté‑Lemieux ne l’informent de l’absence d’ADA sur les lieux. À compter de 13 h 45, l’intimé refuse trois fois plutôt qu’une de fournir l’échantillon demandé. Après un premier refus exprimé par l’intimé, l’agent Atkins l’informe des conséquences auxquelles il s’expose. À deux reprises par la suite, l’intimé réitère son refus. Durant cette interaction, il indique vouloir bénéficier de l’assistance d’un avocat, demande à laquelle l’agent Atkins refuse d’accéder. Chacun des trois refus de l’intimé est ainsi motivé : il ne conduisait pas le VTT en question. L’intimé est donc mis en état d’arrestation pour avoir refusé d’obtempérer à l’ordre de fournir l’échantillon demandé en contravention avec le par. 254(5) C. cr.
[14]                          Vers 14 h, il n’y a toujours pas d’ADA sur les lieux. Vu le refus de l’intimé, les agents annulent la demande qu’ils ont préalablement effectuée sur les ondes radio pour qu’on leur apporte un ADA. Ils saisissent le VTT de l’intimé et libèrent celui‑ci.
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.           Cour municipale de la Ville de Québec, 2019 QCCM 114 (le juge Simard)
[15]                        S’appuyant sur l’arrêt Degiorgio de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge Simard statue que la validité de l’ordre donné par l’agent Atkins ne dépend pas de la présence d’un ADA sur les lieux de l’interception. Le juge note également que l’intimé ignorait tout de l’absence d’un ADA et a immédiatement refusé de souffler à trois reprises pour un motif tout autre. Par ailleurs, de l’avis du juge Simard, les voitures de police n’ont pas toutes à être munies d’ADA. Finalement, le juge conclut que la poursuite a prouvé les éléments essentiels de l’infraction. En effet, l’ordre formulé par l’agent Atkins était clair, l’intimé a été dûment informé des conséquences de son refus et il n’a invoqué aucune excuse raisonnable en vue de justifier ce refus. L’intimé est déclaré coupable de l’infraction d’avoir refusé d’obtempérer à un ordre donné en vertu du par. 254(2) C. cr., contrevenant ainsi aux par. 254(5) et 255(1) C. cr.
B.            Cour supérieure du Québec, 2020 QCCS 1597 (le juge Pronovost)
[16]                          Devant la Cour supérieure, le procureur de l’intimé reconnaît la justesse juridique de l’analyse du juge Simard au regard de la ratio decidendi des arrêts R. c. Piazza, 2018 QCCA 948, 48 C.R. (7th) 80, et Petit c. R., 2005 QCCA 687, [2005] R.J.Q. 2463. Prenant appui sur l’obiter dictum du juge Vauclair dans l’arrêt Piazza, il annonce son intention de s’adresser à la Cour d’appel du Québec afin qu’elle infirme l’arrêt Petit. Le juge Pronovost rejette l’appel.
C.            Cour d’appel du Québec, 2021 QCCA 505, 75 M.V.R. (7th) 4 (les juges Doyon, Vauclair, Hogue, Ruel et Rancourt)
[17]                          Dans des motifs unanimes rédigés par le juge Doyon, la Cour d’appel accueille l’appel. Ce faisant, elle se base grandement sur la revue jurisprudentielle effectuée par le juge Vauclair dans l’arrêt Piazza. De cet examen, elle conclut que la validité de l’ordre dépend de la capacité de l’agent de la paix d’ordonner à un conducteur « de fournir immédiatement un échantillon d’haleine, avant même d’avoir le temps, de manière réaliste, de communiquer avec un avocat », malgré sa détention. Elle conclut également que ceci implique que l’agent de la paix doive avoir un accès immédiat à un ADA (motifs de la C.A., par. 42). Le mot « immédiatement » utilisé à l’al. 254(2)b) C. cr. doit donc recevoir une interprétation conforme à son sens ordinaire. Il est néanmoins justifiable de s’écarter de ce sens lorsque le délai est dû à des circonstances inhabituelles notamment liées à l’utilisation de l’appareil ou à la fiabilité du résultat qui sera généré.
[18]                          La Cour d’appel estime illogique qu’un conducteur puisse engager sa responsabilité criminelle pour avoir refusé d’obtempérer immédiatement à un ordre auquel il était de toute façon concrètement impossible d’obtempérer immédiatement. De même, la cour considère qu’il n’est pas souhaitable que la validité de l’ordre soit évaluée après coup en fonction du délai à l’intérieur duquel l’ADA devient disponible; cela crée de l’incertitude et mène à des résultats incohérents. Le conducteur qui refuse sur‑le‑champ d’obtempérer à un ordre de fournir immédiatement un échantillon d’haleine lorsqu’un ADA n’est pas disponible sur les lieux pourrait être déclaré coupable de l’infraction, alors que ce ne serait pas le cas s’il acceptait puis se rétractait à la suite d’un délai « trop » long.
[19]                        Par conséquent, la cour estime que l’ordre donné par l’agent Atkins en l’espèce était invalide, vu l’absence d’un ADA. Le refus de l’intimé n’a donc pas engagé sa responsabilité criminelle. La cour infirme les jugements des tribunaux inférieurs, ordonne l’inscription d’un jugement d’acquittement et déclare que l’arrêt Petit, qui permettait un délai de 10 minutes pour la livraison d’un ADA, n’a plus valeur de précédent.
IV.         Question en litige
[20]                          La résolution du litige réside dans la réponse à la question suivante : La validité de l’ordre formulé par un agent de la paix en vertu de l’al. 254(2)b) C. cr. requiert‑elle de ce dernier qu’il ait accès à un ADA à l’instant même où il formule cet ordre?
V.           Position des parties
[21]                          Portant en appel le jugement de la Cour d’appel, le ministère public soutient qu’une réponse négative à cette question s’impose. Premièrement, l’appelant prétend que le mot « immédiatement » ne doit pas recevoir une interprétation fidèle à son sens ordinaire, car cela mènerait à des résultats contraires à l’intention qui animait le Parlement lors de la création de l’infraction prévue au par. 254(5) C. cr., soit adopter une mesure dissuasive ayant pour objectif de convaincre les conducteurs interceptés de fournir un échantillon d’haleine. De l’avis du ministère public, afin de combattre le problème de l’alcool au volant et de dissuader les conducteurs avec les facultés affaiblies de conduire, le mot « immédiatement » doit être interprété avec souplesse. Se fondant sur l’arrêt Quansah, l’appelant avance que l’on doit permettre un délai court, raisonnable et nécessaire eu égard à toutes les circonstances, ce qui inclut un délai dû au temps requis pour apporter un ADA à un agent qui en requiert un. L’adoption d’une approche souple éviterait également des problèmes dans la réalisation du travail des policiers, lesquels n’ont pas toujours un tel appareil avec eux ou ne peuvent pas, pour diverses raisons d’ordre pratique, procéder sans délai au prélèvement d’échantillons d’haleine. Deuxièmement, le ministère public argue que la possession d’un ADA lors de la formulation de l’ordre n’est pas un élément essentiel de l’infraction prévue au par. 254(5) C. cr. Le ministère public prétend que, si le Parlement avait voulu faire de la possession d’un ADA une exigence, il l’aurait énoncé clairement, comme il l’a fait à l’actuel par. 320.27(2) C. cr. Néanmoins, le ministère public reconnaît que, dans la mesure où notre Cour conclut que l’absence d’un ADA a rendu invalide l’ordre formulé par l’agent Atkins, l’acquittement de l’intimé inscrit par la Cour d’appel doit être maintenu.
[22]                          L’intimé plaide que, sauf circonstances inhabituelles, le mot « immédiatement » doit être interprété conformément à son sens ordinaire, car, pendant une interception visant la fourniture d’un échantillon d’haleine, le conducteur intercepté est détenu sans avoir droit à l’assistance d’un avocat. De l’avis de l’intimé, la Cour d’appel n’a pas défini exhaustivement les circonstances inhabituelles pouvant justifier une interprétation plus souple du mot « immédiatement », mais elle a correctement conclu que la présence d’un nombre insuffisant d’ADA pour des raisons budgétaires ou administratives ne constitue pas une telle circonstance. Puisque le ministère public n’a pas démontré l’existence de circonstances inhabituelles, l’ordre donné par l’agent Atkins était invalide et l’acquittement inscrit par la Cour d’appel doit être confirmé.
VI.         Analyse
[23]                          Il importe d’abord de reproduire l’al. 254(2)b) et le par. 254(5), tels qu’ils étaient libellés au moment des faits :
254 . . .
 
Contrôle pour vérifier la présence d’alcool ou de drogue
 
(2) L’agent de la paix qui a des motifs raisonnables de soupçonner qu’une personne a dans son organisme de l’alcool ou de la drogue et que, dans les trois heures précédentes, elle a conduit un véhicule — véhicule à moteur, bateau, aéronef ou matériel ferroviaire — ou en a eu la garde ou le contrôle ou que, s’agissant d’un aéronef ou de matériel ferroviaire, elle a aidé à le conduire, le véhicule ayant été en mouvement ou non, peut lui ordonner de se soumettre aux mesures prévues à l’alinéa a), dans le cas où il soupçonne la présence de drogue, ou aux mesures prévues à l’un ou l’autre des alinéas a) et b), ou aux deux, dans le cas où il soupçonne la présence d’alcool, et, au besoin, de le suivre à cette fin :
 
a) subir immédiatement les épreuves de coordination des mouvements prévues par règlement afin que l’agent puisse décider s’il y a lieu de donner l’ordre prévu aux paragraphes (3) ou (3.1);
 
b) fournir immédiatement l’échantillon d’haleine que celui‑ci estime nécessaire à la réalisation d’une analyse convenable à l’aide d’un appareil de détection approuvé.
 
. . .
 
Omission ou refus d’obtempérer
 
(5) Commet une infraction quiconque, sans excuse raisonnable, omet ou refuse d’obtempérer à un ordre donné en vertu du présent article.
[24]                          Au terme d’un exercice d’interprétation statutaire, je suis d’avis que la Cour d’appel s’est bien dirigée en droit en concluant que le mot « immédiatement » doit, règle générale, recevoir une interprétation fidèle à son sens ordinaire. Cette interprétation est conforme au texte, au contexte et à l’objet de l’al. 254(2)b) C. cr. Elle s’accorde aussi avec la jurisprudence de notre Cour qui, depuis l’arrêt R. c. Thomsen, 1988 CanLII 73 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 640, jusqu’à l’arrêt Woods, interprète le mot « immédiatement » conformément à son sens ordinaire, hormis dans des circonstances inhabituelles.
A.           Les principes d’interprétation statutaire applicables
[25]                          Tout exercice d’interprétation statutaire consiste à lire les termes d’une disposition [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26; voir aussi R. c. J.D., 2022 CSC 15, par. 21).
[26]                          Les tribunaux sont donc appelés à interpréter le « texte au moyen duquel le législateur entend atteindre [son] objectif », car « l’exercice d’interprétation recherche une harmonie entre le texte de la loi et l’objectif visé, et non l’atteinte de cet objectif “à n’importe quel prix” » (MédiaQMI inc. c. Kamel, 2021 CSC 23, par. 39, citant Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271, par. 174). En conséquence, aussi louable et importante que soit la lutte contre la conduite avec les facultés affaiblies, on ne peut, dans la poursuite de cet objectif, dénaturer le sens devant être attribué au texte de l’al. 254(2)b) C. cr. dans le cadre de l’exercice d’interprétation statutaire.
[27]                          Enfin, lorsqu’ils interprètent une disposition de droit criminel comme l’al. 254(2)b), les tribunaux doivent être soucieux de ne pas créer d’incertitude, car « [l]’une des exigences fondamentales de la primauté du droit veut qu’une personne puisse savoir qu’un acte est criminel avant de l’accomplir » (R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 14; voir aussi R. c. Kelly, 1992 CanLII 62 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 170, p. 203; R. c. Levkovic, 2013 CSC 25, [2013] 2 R.C.S. 204, par. 1; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), 1990 CanLII 105 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1155).
[28]                          Je me penche à présent sur l’interprétation de l’al. 254(2)b) C. cr.
B.            L’alinéa 254(2)b) C. cr.
(1)         Le texte
[29]                          Il importe de s’attarder au sens de deux mots que l’on retrouve à la disposition sous étude : « fournir » et « immédiatement ». « Fournir » signifie « [f]aire avoir » quelque chose à quelqu’un (Le Petit Robert (nouv. éd. 2023), p. 1088). « Immédiatement » veut dire « [à] l’instant même, tout de suite » (Woods, par. 13, citant Le Nouveau Petit Robert (2003), p. 1312; voir aussi R. c. Grant, 1991 CanLII 38 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 139, p. 150).
[30]                          Selon le sens ordinaire et grammatical de ces termes, le conducteur détenu en vertu de l’al. 254(2)b) C. cr. doit « faire avoir » un échantillon d’haleine à l’agent de la paix « [à] l’instant même, tout de suite ». Par ailleurs, selon le libellé de la disposition, cet échantillon doit être « nécessaire à la réalisation d’une analyse convenable » à l’aide d’un ADA.
[31]                          Partant, et contrairement à ce prétend le ministère public, le mot « immédiatement » qualifie l’ordre auquel doivent obéir les conducteurs. En effet, les conducteurs interceptés « sont tenus par le par. 254(2) d’obtempérer immédiatement » (Woods, par. 45). Ils n’ont pas le loisir de fournir l’échantillon quand bon leur semble.
[32]                          Certes, le mot « immédiatement » comprend implicitement un délai d’ordre opérationnel, car l’agent « doit préparer le matériel et indiquer au suspect ce qu’il doit faire » (Bernshaw, par. 64). Toutefois, ce n’est pas ce type de délai qui est en cause en l’espèce, mais plutôt le délai relatif à la livraison d’un appareil sur les lieux.
(2)         Le contexte
[33]                          Le pouvoir prévu à l’al. 254(2)b) C. cr. est relatif à une procédure d’enquête. Il s’agit de la première étape d’une procédure de détection et d’exécution en deux étapes, la seconde étant l’alcootest dont l’administration se déroule généralement au poste de police et requiert que l’agent de la paix ait des motifs raisonnables de croire que le conducteur présente un taux d’alcoolémie supérieur à la limite permise (Woods, par. 6).
[34]                          La constitutionnalité de l’al. 254(2)b) C. cr. dépend d’une interprétation du mot « immédiatement » conforme à son sens ordinaire :
           Le paragraphe 254(2) autorise le contrôle routier pour vérifier la consommation d’alcool, sous peine de poursuite criminelle, en violation des art. 8, 9 et 10 de la Charte canadienne des droits et libertés. Sans son exigence d’immédiateté, le par. 254(2) ne résisterait pas à l’examen de sa constitutionnalité. Cette exigence ne saurait être élargie au point d’englober la nature et l’étendue du retard survenu en l’espèce.
 
(Woods, par. 15)
[35]                          En effet, bien que le conducteur intercepté soit détenu pendant la réalisation de la première étape de la procédure de détection, il n’a pas droit à l’assistance d’un avocat; il n’y a droit qu’à la seconde étape (Woods, par. 31). C’est le cas, car la présence du mot « immédiatement » comprend une restriction implicite au droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte. Il s’agit d’une condition d’application de l’al. 254(2)b) C. cr.; puisque le conducteur détenu doit fournir immédiatement un échantillon d’haleine, il ne peut consulter un avocat préalablement. Notre Cour a reconnu que cette restriction à l’al. 10b) de la Charte est justifiée au regard de l’article premier (Thomsen, p. 653; Woods, par. 30), précisément en raison de la très courte durée de la détention (Bernshaw, par. 23). Plus le mot « immédiatement » est interprété avec souplesse, moins la justification reconnue à la restriction du droit à l’assistance d’un avocat tient la route.
[36]                          De plus, comme je l’ai mentionné précédemment, le conducteur qui refuse ou omet d’obtempérer à l’ordre formulé s’expose à des sanctions criminelles aux termes du par. 254(5) C. cr. Ne constitue donc pas une infraction l’expression d’une intention de refuser lorsque l’ADA arrivera sur les lieux; c’est le refus de fournir immédiatement l’échantillon qui, sans excuse raisonnable, constitue l’infraction (Woods, par. 14 et 45). Cela suggère qu’il doit exister une possibilité matérielle et réelle d’obtempérer.
[37]                          Enfin, tant dans ses observations écrites que dans ses observations orales, le ministère public a invité notre Cour à interpréter l’al. 254(2)b) C. cr. à la lumière du nouveau régime entré en vigueur en 2018. Je suis d’avis de décliner l’invitation, et voici pourquoi.
a)              Le nouveau régime de détection de l’alcool au volant
[38]                          Le 21 juin 2018, la Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 2018, c. 21, reçoit la sanction royale. Par cette loi, le Parlement abroge les art. 249 à 261 du Code criminel et introduit les art. 320.11 à 320.4, lesquels sont entrés en vigueur le 18 décembre 2018.
[39]                          Pour l’essentiel, le libellé de l’al. 320.27(1)b) C. cr. est analogue à celui de l’al. 254(2)b) C. cr. L’alinéa 320.27(1)b) C. cr. prévoit que l’agent de la paix qui a des motifs raisonnables de soupçonner qu’une personne a de l’alcool dans son organisme et qu’elle a conduit un moyen de transport dans les trois heures précédentes peut lui ordonner de fournir immédiatement les échantillons d’haleine qu’il estime nécessaires à la réalisation d’une analyse convenable à l’aide d’un ADA. Aux termes du par. 320.15(1) C. cr., quiconque, sans excuse raisonnable, omet ou refuse d’obtempérer à un tel ordre, s’expose à des sanctions criminelles.
[40]                          L’une des distinctions entre le nouveau régime et l’ancien est le par. 320.27(2) C. cr., lequel autorise le dépistage aléatoire des conducteurs par l’agent de la paix ayant en sa possession un ADA et agissant dans l’exercice légitime de ses pouvoirs, et ce, même en l’absence de motifs raisonnables de soupçonner la présence d’alcool dans l’organisme du conducteur interpellé.
[41]                          Selon l’argument du ministère public, puisque l’al. 254(2)b) C. cr. ne requiert pas explicitement que les agents de la paix aient en leur possession un ADA lorsqu’ils formulent l’ordre, le mot « immédiatement » ne doit pas être interprété comme ayant, dans les faits, créé une obligation en ce sens. Devant nous, l’appelant a invité notre Cour à voir dans le nouveau régime un « indice » que le législateur fédéral a pris acte de la jurisprudence de certaines cours d’appel du pays qui tolère des délais de plusieurs minutes, et n’a pas voulu la répudier. Je suis d’avis que cet argument doit être rejeté, pour deux raisons.
[42]                          Premièrement, l’évolution législative subséquente, soit les modifications apportées à la version d’une disposition en vigueur au moment des faits, « ne peut jeter aucune lumière sur l’intention du législateur, qu’il soit fédéral ou provincial » quant à cette version antérieure aux modifications (États‑Unis d’Amérique c. Dynar, 1997 CanLII 359 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 462, par. 45; voir aussi Banque de Montréal c. Marcotte, 2014 CSC 55, [2014] 2 R.C.S. 725, par. 78). Comme le précise le par. 45(3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, « [l]’abrogation ou la modification, en tout ou en partie, d’un texte ne constitue pas ni n’implique une déclaration sur l’état antérieur du droit. » Dans le même ordre d’idées, le par. 45(4) de la Loi d’interprétation ajoute que « [l]a nouvelle édiction d’un texte, ou sa révision, refonte, codification ou modification, n’a pas valeur de confirmation de l’interprétation donnée, par décision judiciaire ou autrement, des termes du texte ou de termes analogues. »
[43]                          Même dans l’hypothèse où la conservation du mot « immédiatement » au par. 320.27(1) C. cr. (le mot « forthwith » a été remplacé par « immediately » dans la version anglaise) pourrait être vue comme une confirmation de l’interprétation que lui ont donnée les tribunaux (et qu’est présumé connaître le législateur), ce corpus jurisprudentiel est composé, au premier chef, des arrêts Thomsen, Grant, Bernshaw et Woods de notre Cour qui interprètent ce mot conformément à son sens ordinaire, sauf dans des circonstances inhabituelles (motifs de la C.A., par. 67 in fine). Comme le souligne à juste titre le juge Doyon dans ses motifs, si le Parlement souhaitait s’éloigner de cette interprétation, il lui était loisible d’employer d’autres termes — tels que « dès que raisonnablement possible » ou « dans les meilleurs délais » (par. 68). Pourtant, il ne l’a pas fait.
[44]                          Deuxièmement, et plus important encore, il existe une différence conceptuelle entre l’exigence de possession prévue au par. 320.27(2) C. cr. et l’exigence d’immédiateté, laquelle est relative à la temporalité. D’ailleurs, le mot « immédiatement » figure aussi au par. 320.27(2) C. cr. Il s’ensuit que les enseignements du présent arrêt relatifs à l’interprétation de l’exigence d’immédiateté contenue à l’al. 254(2)b) C. cr. s’appliquent à l’interprétation du mot « immédiatement » figurant à l’al. 320.27(1)b) C. cr.
(3)         L’objet
[45]                          La procédure de détection dans laquelle s’inscrit l’al. 254(2)b) C. cr. poursuit un objectif ayant à la fois un aspect préventif et un aspect curatif, à savoir combattre la menace que constitue la conduite en état d’ébriété. D’abord, pour ce qui est de l’aspect préventif, la procédure augmente dans l’esprit des conducteurs dont les facultés sont affaiblies le risque qu’ils soient découverts, afin de les dissuader de prendre le volant. Ensuite, en ce qui concerne l’aspect curatif, la procédure vise à détecter rapidement puis à écarter des routes les conducteurs dangereux (Woods, par. 6 et 30; Thomsen, p. 655).
[46]                          Dans la poursuite de cet objectif, le Parlement entendait également trouver un compromis « entre l’intérêt du public à ce que la conduite avec facultés affaiblies soit éliminée et la nécessité de préserver les droits individuels garantis par la Charte » (Woods, par. 29). Notre Cour doit garder à l’esprit ce compromis lorsqu’elle interprète l’al. 254(2)b) C. cr.
(4)         Conclusion sur l’interprétation de l’al. 254(2)b) C. cr.
[47]                          Le sens ordinaire du mot « immédiatement » s’accorde avec l’objet de l’al. 254(2)b) C. cr. et le contexte dans lequel s’inscrit cette disposition. D’ailleurs, la jurisprudence de notre Cour a constamment interprété ce mot en lui attribuant ce sens précis sous réserve de circonstances inhabituelles. Par exemple, dans l’arrêt Grant, notre Cour refuse d’interpréter le mot « immédiatement » comme permettant un délai de 30 minutes pour la livraison d’un ADA sur les lieux d’une interception (voir aussi Thomsen, p. 653‑655; Woods, par. 13 et 43‑44).
[48]                          C’est dans l’arrêt Bernshaw que notre Cour ouvre la porte à une interprétation souple de l’exigence d’immédiateté. Cette affaire concerne un conducteur qui est intercepté et chez qui un policier décèle une odeur d’alcool. En réponse à une question du policier, le conducteur admet avoir consommé de l’alcool. Il est alors sommé de se soumettre à un test de détection à l’aide d’un ADA, test qu’il échoue. La fiabilité du résultat est contestée, en raison de la possible présence d’alcool depuis moins de 15 minutes dans la bouche du conducteur au moment du test ce qui peut faussement élever le résultat sur l’ADA. Notre Cour conclut que le mot « immédiatement » tolère une attente de 15 minutes en vue de recueillir un échantillon fiable. Pour conclure ainsi, elle prend appui sur le libellé de la disposition en vigueur à l’époque, qui précisait que l’échantillon obtenu doit être nécessaire pour une analyse au moyen d’un ADA. La disposition comportait donc des exigences relatives à l’utilisation de l’ADA afin d’assurer la réalisation d’une analyse convenable justifiant une interprétation souple de l’exigence d’immédiateté. Malgré tout, un tel délai n’est pas acceptable dans tous les cas, mais bien uniquement lorsque l’agent dispose d’informations lui permettant de croire que l’échantillon prélevé sans attendre ne serait pas fiable (Bernshaw, par. 71‑73, citant R. c. Pierman (1994), 1994 CanLII 1139 (ON CA), 19 O.R. (3d) 704 (C.A.), conf. en partie par 1996 CanLII 250 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 68).
[49]                          Notre Cour s’inspire de l’arrêt Bernshaw dans l’arrêt Woods. Dans cette affaire, deux policiers interpellent un conducteur. Décelant une forte odeur d’alcool dans la voiture de ce dernier, les policiers lui demandent de fournir un échantillon d’haleine en vertu de ce qui était à l’époque le par. 254(2) C. cr. Le conducteur refuse, est arrêté en vertu du par. 254(5) C. cr. et est emmené au poste de police, où il arrive environ une heure après son arrestation. À cet endroit, on ordonne une deuxième fois au conducteur de fournir un échantillon d’haleine. Celui‑ci accepte. Après plusieurs essais, il fournit un échantillon valable, qui génère un résultat positif. Par conséquent, on lui ordonne de se soumettre à un alcootest. Sur la base du résultat de l’alcootest, le conducteur est accusé, puis reconnu coupable d’avoir conduit un véhicule avec un taux d’alcoolémie supérieur à la limite permise.
[50]                          Sous la plume du juge Fish, notre Cour conclut que l’échantillon d’haleine est inadmissible en preuve, puisqu’il a été fourni environ une heure et 20 minutes après la formulation de l’ordre et non pas « immédiatement » comme l’exige le par. 254(2) C. cr. Citant l’arrêt Bernshaw, le juge Fish affirme que, dans des circonstances inhabituelles, le mot « immédiatement » peut « recevoir une interprétation plus souple que celle que son sens ordinaire semble strictement lui réserver » (Woods, par. 43). Par contre, notre Cour rappelle que l’exigence d’immédiateté doit généralement être interprétée conformément au sens courant du mot « immédiatement », notamment en se référant à l’arrêt R. c. Côté (1992), 1992 CanLII 2778 (ON CA), 6 O.R. (3d) 667 (C.A.), dans lequel la juge Arbour, plus tard juge de notre Cour, conclut qu’un délai de 14 minutes dû à l’absence d’un ADA sur les lieux de l’interception ne respectait pas l’exigence d’immédiateté :
           Rédigeant l’arrêt unanime de la Cour d’appel, la juge Arbour (plus tard juge à la Cour suprême du Canada) a cité le passage de l’arrêt Grant que j’ai reproduit et a expliqué :
 
[traduction] Si l’accusé doit être emmené à un détachement, où il est plus facile — que ce ne l’est sur le bord de la route — de donner suite à sa demande de communiquer avec un avocat, une bonne partie de la justification donnée dans Thomsen tombe. Autrement dit, si l’agent de police n’est pas en mesure d’ordonner à l’accusé de fournir un échantillon d’haleine avant que celui‑ci ait, de façon réaliste, la possibilité de consulter un avocat, l’ordre de l’agent n’est pas un ordre fait en vertu du par. 238(2). Il ne s’agit pas strictement de calculer le nombre de minutes comprises dans le mot « immédiatement ». En l’espèce, l’agent était prêt à prélever un échantillon d’haleine en moins de la moitié du temps qu’il a fallu à l’agent dans Grant. Toutefois, vu les circonstances, en particulier l’attente au détachement, je conclus que l’ordre n’a pas été donné au sens du par. 238(2). Comme l’ordre n’est pas conforme au par. 238(2), l’appelant n’était pas tenu d’obtempérer et son refus ne constitue pas une infraction. [Je souligne; p. 285.]
 
           C’est pour ces raisons qu’il nous est constitutionnellement interdit d’élargir le sens de « immédiatement » au par. 254(2) de manière à englober le retard survenu en l’espèce.
 
(Woods, par. 35‑36)
Ainsi, le délai pertinent relatif à l’exigence d’immédiateté explicite est la période écoulée entre la formulation de l’ordre et le moment où l’échantillon d’haleine peut être fourni (motifs de la C.A., par. 42). L’extrait précité de l’arrêt Woods reprend l’idée, d’abord énoncée dans l’arrêt Thomsen, que la restriction du droit à l’assistance d’un avocat découle implicitement du libellé de l’al. 254(2)b) C. cr., plus précisément du mot « immédiatement ». Effectivement, sans l’exigence d’immédiateté, la disposition « ne résisterait pas à l’examen de sa constitutionnalité » (Woods, par. 15). Certes, l’exigence d’immédiateté est d’ordinaire discutée en lien avec le droit à l’assistance d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte. Néanmoins, ce droit n’est pas le seul droit constitutionnel que cette exigence met potentiellement en cause, il peut s’agir aussi de ceux prévus aux art. 8 et 9 de la Charte qui garantissent respectivement la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives ainsi que contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires (Woods, par. 15).
[51]                          Il s’ensuit que l’approche adoptée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Quansah doit être nuancée. Il est vrai que l’exigence d’immédiateté n’est pas respectée si la durée de la détention est telle que le conducteur intercepté aurait pu réalistement consulter un avocat. Il est également vrai que, dans le cas contraire, l’analyse n’est pas pour autant terminée, car il existe des situations où l’exigence d’immédiateté n’est pas observée même si le délai ne permet pas la consultation d’un avocat (Quansah, par. 34‑35). Toutefois, avec égards, la Cour d’appel de l’Ontario élargit indûment l’exigence d’immédiateté en concluant qu’elle doit permettre un délai qui est [traduction] « raisonnablement nécessaire pour permettre à l’agent de s’acquitter de son devoir conformément au par. 254(2) » (Quansah, par. 47). « Immédiatement » n’est pas synonyme de « délai raisonnablement nécessaire »; ce mot doit recevoir une interprétation conforme à son sens ordinaire, sauf dans les circonstances inhabituelles évoquées par le juge Fish au par. 43 de l’arrêt Woods.
[52]                          Ceci étant, il convient de déterminer si l’absence d’un ADA sur les lieux au moment de la formulation d’un ordre en vertu de l’al. 254(2)b) C. cr. constitue une circonstance inhabituelle justifiant une interprétation plus flexible du terme « immédiatement ».
C.            Les circonstances inhabituelles permettant une interprétation souple du mot « immédiatement »
[53]                          La Cour d’appel du Québec se dirige bien en droit lorsqu’elle indique que des circonstances inhabituelles liées à l’utilisation de l’ADA ou à la fiabilité du résultat qui sera généré peuvent justifier une interprétation souple du mot « immédiatement » figurant à l’al. 254(2)b) C. cr.
[54]                          Comme je l’ai mentionné, pour les besoins du présent pourvoi, il n’est ni nécessaire ni souhaitable d’identifier dans l’abstrait et exhaustivement les circonstances pouvant être qualifiées d’inhabituelles et pouvant justifier une interprétation souple de l’exigence d’immédiateté. Il est préférable que celles‑ci soient identifiées au cas par cas, à la lumière des faits propres à chaque affaire. Cependant, afin de guider les tribunaux d’instance inférieure dans cet examen, il importe de tracer des lignes directrices.
[55]                          Premièrement, le fardeau de démontrer l’existence de circonstances inhabituelles repose sur le ministère public.
[56]                          Deuxièmement, comme dans l’arrêt Bernshaw, les circonstances inhabituelles doivent être identifiées eu égard au texte de la disposition (Piazza, par. 82). Ceci permet de préserver l’intégrité constitutionnelle de la disposition en faisant en sorte que les tribunaux n’élargissent pas indûment le sens ordinaire strictement réservé au mot « immédiatement ».
[57]                          Tout comme la disposition en cause dans l’arrêt Bernshaw, l’al. 254(2)b) C. cr. prévoit que l’échantillon recueilli doit être nécessaire à la réalisation d’une « analyse convenable », ce qui ouvre la porte à des délais causés par des circonstances inhabituelles relatives à l’utilisation de l’appareil ou à la fiabilité du résultat.
[58]                          Ceci dit, les tribunaux pourraient reconnaître des circonstances inhabituelles autres que celles directement liées à l’utilisation de l’ADA ou à la fiabilité du résultat qui sera généré. Par exemple, dans l’optique où la procédure de détection d’alcool au volant vise d’abord et avant tout à assurer la sécurité de tous, des circonstances relatives à l’urgence d’assurer la sécurité du public ou celle des agents de la paix pourraient être reconnues.
[59]                          Troisièmement, les circonstances inhabituelles ne peuvent être le résultat de considérations budgétaires ou d’efficacité pratique. Une interprétation souple de l’exigence d’immédiateté ne peut être justifiée par l’importance des fonds publics devant être affectés à l’approvisionnement des forces policières en ADA, ou par le temps requis pour former des agents à leur utilisation. De telles considérations utilitaires n’ont rien d’inhabituel. Le lot quotidien de tout gouvernement consiste à allouer des ressources budgétaires limitées (Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678, par. 153).
[60]                          Quatrièmement, l’absence d’un ADA sur les lieux au moment de la formulation de l’ordre ne constitue pas en soi une circonstance inhabituelle.
D.           Un ordre formulé en l’absence d’un ADA n’est pas présumé valide
[61]                        Durant sa plaidoirie, le procureur du ministère public a argué qu’un ordre formulé en l’absence d’un ADA est présumé valide. Selon lui, le conducteur détenu doit donc accepter de fournir l’échantillon demandé, alors même qu’il lui est impossible de s’exécuter vu l’absence d’un appareil. Ce n’est que si l’appareil arrive trop tardivement (expression qui n’est d’ailleurs pas définie clairement), que ce dernier peut alors refuser de fournir l’échantillon d’haleine et être à l’abri de toute responsabilité criminelle; la validité présumée de l’ordre serait en quelque sorte périmée. Au contraire, toujours selon le ministère public, si le conducteur exprime d’entrée de jeu son intention de refuser de fournir l’échantillon, l’infraction prévue au par. 254(5) C. cr. est alors consommée, malgré l’impossibilité matérielle d’obtempérer à l’ordre formulé.
[62]                        La Cour d’appel de l’Ontario adopte ce raisonnement dans l’arrêt Degiorgio. L’affaire concerne une conductrice qui refuse à trois reprises de fournir un échantillon d’haleine alors même que l’agent n’avait pas d’ADA avec lui. Confirmant le verdict de culpabilité, la Cour d’appel conclut que l’immédiateté ne définit pas la substance de l’infraction. Ainsi, lorsque le refus d’obtempérer est exprimé immédiatement, la poursuite n’a pas à démontrer que, n’eût été ce refus, les policiers auraient pu administrer le test de manière conforme à l’exigence d’immédiateté (Degiorgio, par. 57‑58, citant avec approbation R. c. Danychuk (2004), 2004 CanLII 12975 (ON CA), 70 O.R. (3d) 215 (C.A.)).
[63]                        Avec égards, je ne suis pas d’accord. Comme je l’ai expliqué plus tôt, l’immédiateté qualifie l’ordre de fournir un échantillon d’haleine. C’est le refus d’obéir à cet ordre de fournir immédiatement l’échantillon qui constitue une infraction criminelle, et non pas l’expression anticipée d’un refus d’obtempérer à l’ordre lorsqu’un ADA sera disponible sur les lieux. Au demeurant, et comme le note avec justesse le juge Doyon aux par. 49‑50 et 55 du jugement de la Cour d’appel, comment une personne peut‑elle engager sa responsabilité criminelle pour avoir refusé d’obéir à un ordre, soit celui de fournir un échantillon d’haleine, auquel il était concrètement impossible d’obéir en raison de l’absence d’ADA au moment de la formulation de l’ordre? Poser la question, c’est y répondre.
[64]                        Plus fondamentalement, un même ordre ne peut être à la fois valide et invalide. En d’autres termes, et pour reprendre dans leur essence les propos de la Cour d’appel, la validité de l’ordre ne peut être conditionnelle au délai de livraison de l’ADA à destination (motifs de la C.A., par. 51‑61). Cette situation prévaudrait si l’on adhérait à l’approche du ministère public et de la Cour d’appel de l’Ontario.
[65]                          Une telle approche place le conducteur devant une incertitude insoutenable. En effet, suivant un principe de droit élémentaire, nul n’est censé ignorer la loi. Dès lors, il doit être possible pour les justiciables de connaître à l’avance la nature criminelle de l’acte avant de l’accomplir (Mabior, par. 14). Lorsqu’un conducteur détenu est appelé à répondre à un ordre lui intimant de fournir un échantillon d’haleine, il doit être en mesure de savoir si l’ordre est valide et si son refus engagera sa responsabilité criminelle (motifs de la C.A., par. 51). Dans un contexte où ce dernier n’a pas le bénéfice de l’assistance d’un avocat, on ne saurait légitimement et réalistement attendre de lui qu’il accepte à l’avance d’obtempérer, puis qu’il sache ensuite déterminer à quel moment le délai de livraison de l’ADA justifie un refus. De même, cela démontre pourquoi il faut adopter une approche restrictive dans l’identification de ce qui peut constituer une « circonstance inhabituelle » permettant une interprétation souple du mot « immédiatement ». Plus l’interprétation est flexible, transformant ainsi l’exigence d’immédiateté en une exigence à géométrie variable, plus l’assistance d’un avocat devient nécessaire pour le conducteur (R. c. Talbourdet (1984), 1984 CanLII 2573 (SK CA), 9 D.L.R. (4th) 406 (C.A. Sask.), p. 414‑415, a contrario). C’est, du reste, le souhait qu’a exprimé l’intimé après avoir refusé une première fois de fournir un échantillon d’haleine.
[66]                          Rien dans l’al. 254(2)b) C. cr. n’indique que le Parlement avait l’intention de créer la présomption de validité que propose le ministère public. Cela étant dit, les agents de la paix qui n’ont pas d’ADA avec eux lorsqu’ils interceptent un automobiliste soupçonné d’avoir de l’alcool dans son organisme ne sont pas entièrement dépourvus de moyens. En effet, ils peuvent requérir de l’automobiliste qu’il effectue des tests de coordination comme le permet l’actuel al. 320.27(1)a) C. cr. De même, ces agents disposent des pouvoirs de common law en matière de vérification de sobriété. Lorsque cela est raisonnable et nécessaire, ils peuvent notamment questionner un conducteur légalement intercepté sur sa consommation préalable d’alcool ou lui demander de se soumettre à des épreuves physiques autres que celles prévues dans le Code criminel (R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3, par. 43‑49; Leclerc c. R., 2022 QCCA 365, par. 45‑48 (CanLII)).
[67]                          En dernière analyse, il convient de répondre à l’argument du ministère public voulant que l’intimé ne puisse justifier son refus par l’absence d’ADA sur les lieux, étant donné qu’il ignorait tout de cette absence durant l’interception. Avec égards, je ne suis pas d’accord. Accepter cet argument pourrait avoir l’effet d’encourager les agents de la paix à manquer de transparence, puisque, dans les cas où ils interceptent un conducteur, ces derniers sont normalement les seuls à savoir s’ils sont en possession ou non d’un ADA. Cela signifierait que les agents de la paix pourraient, à leur seule discrétion et d’une façon arbitraire, rendre valide un ordre qui autrement ne l’aurait pas été si le conducteur avait été informé de l’absence d’ADA sur les lieux au moment de l’interception.
E.            Application aux faits de l’espèce
[68]                          Le ministère public n’a démontré l’existence d’aucune circonstance inhabituelle justifiant l’absence d’ADA sur place et, par le fait même, l’application d’une interprétation souple de l’exigence d’immédiateté. En réalité, l’appelant ne peut expliquer la raison pour laquelle les agents Atkins et Côté‑Lemieux n’avaient pas d’ADA en leur possession. Conséquemment, l’ordre formulé par l’agent Atkins était invalide. Le refus exprimé par l’intimé n’a donc pas engagé sa responsabilité criminelle, et l’acquittement inscrit par la Cour d’appel du Québec doit être maintenu.
VII.      Dispositif
[69]                          Pour ces motifs, le pourvoi est rejeté.
                    Pourvoi rejeté.
                    Procureurs de l’appelant : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Québec; Giasson et associés — Ville de Québec, Québec.
                    Procureurs de l’intimé : Labrecque Doyon, Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice Canada, Ottawa.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : BMD Avocats inc., Laval.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil : Marcoux Elayoubi Raymond, Longueuil; Desjardins Côté, Montréal.

*  Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
[1] L’article 254 a été abrogé en 2018 par la Loi modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, L.C. 2018, c. 21. Il a été remplacé par l’art. 320.27, lequel est pratiquement identique.


Synthèse
Référence neutre : 2023CSC9 ?
Date de la décision : 13/04/2023

Analyses

circonstances inhabituelles — ADA — refusé — haleine — avocat — ministère public — disposition — absence — conduite — agents Atkins — intimé — conducteurs — échantillons — alcool — ordre donné — échantillon demandé


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Breault
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 13 avril 2023, R. c. Breault, 2023 CSC 9


Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2023
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-04-13;2023csc9 ?

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