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15/11/2024 | CANADA | N°2024CSC38

Canada | Canada, Cour suprême, 15 novembre 2024, R. c. T.J.F., 2024 CSC 38


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. T.J.F., 2024 CSC 38
 

 

 
Appel entendu : 27 mars 2024
Jugement rendu : 15 novembre 2024
Dossier : 40749


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
T.J.F.
Intimé
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 120)

La juge O’Bonsawin (avec l’accord du juge en chef Wagner

et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et Moreau)


 

 


Motifs conjoints dissidents :
(par. 121 à 160)

Les juges Côté et Rowe







 
 
Note : Ce document fera l’objet ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. T.J.F., 2024 CSC 38
 

 

 
Appel entendu : 27 mars 2024
Jugement rendu : 15 novembre 2024
Dossier : 40749

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
T.J.F.
Intimé
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 120)

La juge O’Bonsawin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et Moreau)

 

 

Motifs conjoints dissidents :
(par. 121 à 160)

Les juges Côté et Rowe

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
T.J.F.                                                                                                                     Intimé
Répertorié : R. c. T.J.F.
2024 CSC 38
No du greffe : 40749.
2024 : 27 mars; 2024 : 15 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
                    Droit criminel — Traite des personnes — Obtention d’un avantage matériel provenant de la traite des personnes — Exploitation — Accusé inculpé de s’être livré à la traite de la plaignante et d’avoir bénéficié d’un avantage matériel — Allégation par la plaignante d’avoir fourni des services sexuels moyennant rétribution sous la menace de violence de l’accusé, qui est son partenaire intime — Témoignages d’amis et de membres de la famille de la plaignante concernant la relation violente mais pas les services sexuels — Juge du procès concluant que le témoignage de la plaignante n’était pas crédible sauf pour les éléments corroborés par les autres témoins et acquittant l’accusé — Le juge du procès a-t-il commis une erreur en concluant que la preuve de la relation violente ne concernait pas directement les éléments des infractions? — Dans l’affirmative, l’erreur aurait-elle pu avoir une incidence importante sur l’acquittement? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 279.01, 279.02, 279.04.
                    Droit criminel — Preuve — Appréciation — Conduite antérieure indigne — Accusé inculpé de s’être livré à la traite de la plaignante et d’avoir bénéficié d’un avantage matériel — Allégation par la plaignante d’avoir fourni des services sexuels moyennant rétribution sous la menace de violence de l’accusé, qui est son partenaire intime — Témoignages d’amis et de membres de la famille de la plaignante concernant la relation violente mais pas les services sexuels — Juge du procès concluant que le témoignage de la plaignante n’était pas crédible sauf pour les éléments corroborés par les autres témoins et acquittant l’accusé — Le juge du procès a-t-il commis une erreur en qualifiant la preuve de la relation violente de preuve d’une conduite antérieure indigne? — Dans l’affirmative, l’erreur aurait-elle pu avoir une incidence importante sur l’acquittement?
                    De 2004 à 2012, la plaignante et l’accusé vivaient en relation d’union de fait. La relation était empreinte de violence et de difficultés financières. Selon la plaignante, l’accusé a suggéré qu’ils aient des relations sexuelles devant une webcam moyennant rétribution et elle ne voulait pas, mais a accepté de le faire pour éviter de subir la violence de l’accusé. Elle a soutenu que l’accusé l’avait persuadée de danser pour des hommes et d’offrir des services sexuels moyennant rétribution, et qu’elle l’a fait en raison de la violence de l’accusé à son endroit. Elle a aussi soutenu que l’accusé faisait paraître des annonces proposant des services sexuels et gérait tous les gains, et que cela a continué jusqu’à ce qu’elle quitte l’accusé en 2012.
                    L’accusé a été inculpé de s’être livré à la traite de la plaignante et d’avoir bénéficié d’un avantage matériel provenant de la perpétration de cette infraction, contrairement aux par. 279.01(1) et 279.02(1) du Code criminel. Au procès, en plus de la plaignante, cinq autres témoins ont présenté une déposition : le frère, la mère et la fille de la plaignante et deux de ses amis. Ces autres témoins n’ont pas donné de preuve des services sexuels, mais ont donné des preuves de la violence de l’accusé envers la plaignante. Le juge du procès a acquitté l’accusé. Bien qu’il ait reconnu que la plaignante s’est retrouvée prise dans une relation violente avec l’accusé, il était d’avis que son témoignage manquait de crédibilité et avait un doute raisonnable concernant les liens de l’accusé avec toute entreprise de prostitution. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé les acquittements. Ils ont statué que le juge du procès avait apprécié certains éléments de preuve en fonction d’un principe juridique erroné lorsqu’il a conclu que la violence dont usait l’accusé constituait une conduite antérieure indigne, mais que l’erreur n’a eu aucune incidence significative sur les acquittements. Les juges majoritaires ont également conclu que le juge du procès n’avait pas omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve. La juge dissidente aurait ordonné un nouveau procès, concluant que le juge du procès n’avait pas tenu compte de l’ensemble de la preuve, et que considérer la violence de l’accusé comme une preuve de conduite antérieure indigne constituait une interprétation erronée de sa nature et de sa pertinence pour l’actus reus et la mens rea des deux infractions.
                    Arrêt (les juges Côté et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli, les acquittements sont annulés et la tenue d’un nouveau procès est ordonnée.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau : Le juge du procès a apprécié la preuve en se fondant sur un principe juridique erroné lorsqu’il a déterminé que la preuve de la violence et des menaces de violence de l’accusé envers la plaignante était une preuve d’une conduite antérieure indigne. Cette erreur de droit a entravé son appréciation de la preuve et a considérablement diminué les fondements probatoires pertinents pour établir les éléments essentiels de l’infraction de traite des personnes et la définition de l’exploitation énoncée à l’art. 279.04 du Code criminel. L’erreur du juge du procès a pu avoir une incidence significative sur les verdicts d’acquittement.
                    L’objet de l’infraction de traite des personnes prévue au par. 279.01(1) est de répondre à toutes les formes de traite des personnes. Il s’agit donc de criminaliser une vaste gamme de conduites adoptées en vue de l’exploitation. L’expression « un contrôle, une direction ou une influence » au par. 279.01(1) est disjonctive, et l’actus reus peut être satisfait si les mouvements de la victime ont fait l’objet seulement d’un des éléments. Ces éléments représentent un spectre d’emprise que l’accusé peut exercer sur les mouvements de la victime. L’accusé exerce un « contrôle » sur la victime lorsqu’il tient celle‑ci sous son pouvoir ou sa domination de sorte que la victime a peu de choix quant à ses mouvements. L’accusé exerce une « influence » lorsqu’il modifie ou infléchit la volonté de la victime ou influe sur celle‑ci lorsqu’elle décide d’exercer sa liberté. La « direction » porte moins sur le degré de pouvoir que l’accusé exerce sur les mouvements de la victime que sur la manière dont il exerce ce pouvoir; elle s’entend du fait de diriger, guider, orienter ou conseiller une personne et peut parfois renvoyer au fait de lui donner un ordre impératif. Il ne suffit pas que l’accusé ait acquis le pouvoir ou la capacité d’exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la victime; il faut qu’il ait effectivement mis en œuvre ce pouvoir d’une façon ou d’une autre. La Couronne peut établir l’actus reus au moyen de preuves de la violence et des menaces de violence d’un accusé envers une victime et, de façon plus générale, d’une relation violente entre les deux, si cette violence a pour effet que les mouvements de la victime ont fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.
                    La mens rea pour la traite des personnes exige que l’accusé se soit livré à l’actus reus en vue d’exploiter la victime ou de faciliter son exploitation. Ces mots n’exigent pas qu’il y ait effectivement eu exploitation, mais les gens sont habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes et si l’accusé est déclaré avoir sciemment exploité la victime, il peut alors être raisonnable d’inférer que l’accusé a agi dans l’intention de le faire. La Couronne doit néanmoins prouver que l’accusé avait subjectivement l’intention d’exploiter la plaignante. Il y a exploitation, au sens de l’art. 279.04, lorsque l’accusé se livre à des agissements, notamment la violence et les menaces de violence régulières, qui amènent la victime à fournir (ou à offrir de fournir) son travail ou ses services et lorsqu’il est raisonnable de s’attendre à ce que ces agissements aient fait croire à la victime qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité. Le second élément doit être évalué selon un critère objectif, compte de tenu de l’ensemble des circonstances, y compris les vulnérabilités de la victime.
                    La preuve d’une conduite antérieure indigne est la preuve d’une inconduite de l’accusé qui va au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation et elle est généralement irrecevable. Toutefois, si elle est comprise dans l’acte d’accusation, la Couronne peut faire la preuve de la conduite peu importe à quel point cela pourrait ternir la réputation de l’accusé. En l’espèce, le juge du procès a commis une erreur de droit lorsqu’il a statué que la preuve concernant la violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante était une preuve d’une conduite antérieure indigne. Même si le juge du procès a admis la preuve, cette qualification erronée faisait en sorte qu’il ne l’a pas appréciée correctement. Cette preuve aurait pu être pertinente pour établir les éléments essentiels de l’infraction. Elle aurait pu constituer le fondement d’une conclusion selon laquelle l’accusé avait exercé un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la plaignante pendant la période indiquée dans l’acte d’accusation, et une cause ayant contribué à la prestation de services sexuels par la plaignante. L’appréciation erronée par le juge du procès de ces éléments de preuve cruciaux a grandement miné son appréciation de la crédibilité de la plaignante, qu’il a utilisée comme justification de l’acquittement.
                    Les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère. Même lorsqu’une erreur de droit est commise, la Couronne doit démontrer que l’erreur pourrait avoir eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. Les juridictions d’appel ne devraient annuler un verdict d’acquittement que lorsque le verdict n’aurait pas été nécessairement le même s’il n’y avait pas eu d’erreur. En l’espèce, l’erreur de droit du juge du procès mine le fondement des verdicts d’acquittement, et il y a plus qu’une possibilité abstraite ou purement hypothétique que le verdict ait été différent. Les acquittements devraient être annulés et la tenue d’un nouveau procès ordonnée.
                    Pour ce qui est de la question de savoir si le juge du procès a considéré l’ensemble de la preuve, une juridiction d’appel doit présumer qu’un juge du procès connaît le droit et tranche les questions de fait avec compétence, et doit lire les motifs globalement, dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du procès, en tenant compte des buts ou des fonctions de l’expression des motifs. Dans la présente affaire, il ressort des motifs que le juge du procès a considéré la preuve de la plaignante à la lumière des pièces et des témoignages des autres témoins. Aucune erreur ne justifie notre intervention sur cette question.
                    Les juges Côté et Rowe (dissidents) : L’appel devrait être rejeté. Il y a accord avec les juges majoritaires que le juge du procès a commis une erreur de droit en qualifiant certains éléments de preuve de preuves d’une conduite antérieure indigne, car ils étaient utiles pour établir l’actus reus de l’infraction. Il y a désaccord quant à l’effet de cette erreur, qui n’a pas eu une incidence significative sur les acquittements. La charge de preuve de la Couronne est très lourde et tient compte du caractère limité du droit de la Couronne de faire appel et du double péril associé à un nouveau procès.
                    Afin d’obtenir une déclaration de culpabilité pour l’infraction de traite des personnes prévue au par. 279.01(1), la Couronne doit établir la mens rea de l’infraction, soit que l’accusé exerçait un contrôle sur la plaignante en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation. En l’espèce, la seule preuve pertinente concernant la mens rea provenait de la plaignante elle‑même. Le juge du procès n’a pas été convaincu hors de tout doute raisonnable par le témoignage de la plaignante. Même si les cinq témoignages avaient été appréciés comme faisant partie des éléments de l’infraction, ceux‑ci n’établissent pas de lien entre le comportement violent de l’accusé et la prestation de services sexuels par la plaignante. Les témoignages que le juge du procès a estimé crédibles ne portaient pas sur la question de savoir si l’accusé avait exercé un contrôle sur la plaignante en vue de l’exploiter.
                    Le juge du procès a aussi formulé des conclusions détaillées sur la crédibilité qui ont façonné son appréciation de la preuve présentée par les autres témoins. Les conclusions relatives à la crédibilité tirées par les juges de procès commandent la déférence en appel. Bien que le juge du procès ait qualifié erronément la preuve présentée par les autres témoins de preuve d’une conduite antérieure indigne, il l’a en définitive toute admise et a évalué la crédibilité de la plaignante et son témoignage par rapport à celle‑ci. Les conclusions relatives à la crédibilité tirées par le juge du procès constituaient le fondement sur lequel reposait son doute raisonnable et sur lequel l’accusé a été acquitté. Il n’existe aucun fondement juridique valable justifiant le rejet de cette conclusion. Le raisonnement des juges majoritaires s’approche dangereusement d’un motif d’appel en raison d’un acquittement déraisonnable, dont la Couronne ne peut pas se prévaloir, et pourrait encourager les tribunaux à faire tomber la distinction entre l’actus reus et la mens rea de l’infraction.
Jurisprudence
Citée par la juge O’Bonsawin
                    Arrêts mentionnés : R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197; R. c. Morin, 1992 CanLII 40 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 286; R. c. B. (G.), 1990 CanLII 115 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 57; R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595; Vézeau c. La Reine, 1976 CanLII 7 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 277; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Hodgson, 2024 CSC 25; R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; R. c. Gerrard, 2022 CSC 13; R. c. Kruk, 2024 CSC 7; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 97 C.C.C. (3d) 193; R. c. Stanton, 2021 NSCA 57; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346; R. c. Hasselwander, 1993 CanLII 90 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 398; Urizar c. R., 2013 QCCA 46, [2013] R.J.Q. 43; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Gallone, 2019 ONCA 663, 147 O.R. (3d) 225; Perreault c. R., 1996 CanLII 5641 (QC CA), [1997] R.J.Q. 4; R. c. Bazinet (1986), 1986 CanLII 108 (ON CA), 25 C.C.C. (3d) 273; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3; R. c. Robertson, 1987 CanLII 61 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 918; R. c. Arp, 1998 CanLII 769 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 339; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. Schneider, 2022 CSC 34; R. c. Watson (1996), 1996 CanLII 4008 (ON CA), 50 C.R. (4th) 245; R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908; R. c. B. (C.R.), 1990 CanLII 142 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 717; R. c. D. (L.E.), 1989 CanLII 74 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 111; Makin c. Attorney-General for New South Wales, [1894] A.C. 57; R. c. A. (A.), 2015 ONCA 558, 327 C.C.C. (3d) 377; Chahinian c. R., 2022 QCCA 499; R. c. Sinclair, 2020 ONCA 61, 384 C.C.C. (3d) 484; R. c. Buzzanga (1979), 1979 CanLII 1927 (ON CA), 49 C.C.C. (2d) 369; R. c. Chartrand, 1994 CanLII 53 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 864; R. c. Evans, 1993 CanLII 102 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 629.
Citée par les juges Côté et Rowe (dissidents)
                    R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Hodgson, 2024 CSC 25; R. c. Kruk, 2024 CSC 7; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405; R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197; R. c. Stanton, 2021 NSCA 57.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 279.01(1) [aj. 2005, c. 43, art. 3], (3) [aj. 2015, c. 16, art. 1], 279.011(1), 279.02 [aj. 2005, c. 43, art. 3], 279.03 [idem], 279.04 [idem], 676(1)a), 693(1)a).
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 12.
Loi modifiant le Code criminel (peine minimale pour les infractions de traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans), L.C. 2010, c. 3, art. 2.
Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), L.C. 2005, c. 43.
Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), L.C. 2012, c. 15, art. 2.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 118.
Projet de loi C‑49, Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), 1re sess., 38e lég., 2004‑2005.
Projet de loi C‑268, Loi modifiant le Code criminel (peine minimale pour les infractions de traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans), 3e sess., 40e lég., 2010.
Traités et autres instruments internationaux
Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2225 R.T.N.U. 209.
Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, 2237 R.T.N.U. 319, préambule, articles 2a), 3.
Doctrine et autres documents cités
Black’s Law Dictionary, 12e éd., par Bryan A. Garner. St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2024, « control », « direct », « exercise », « influence ».
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 140, no 125, 1re sess., 38e lég., 26 septembre 2005, p. 7988, 7990.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 140, no 135, 1re sess., 38e lég., 17 octobre 2005, p. 8619‑8620, 8631.
Canada. Commission de vérité et réconciliation. Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir : Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Winnipeg, 2015.
Canada. Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Vancouver, 2019.
Canada. Statistique Canada. Centre canadien de la statistique juridique et de la sécurité des collectivités. La victimisation avec violence et les perceptions à l’égard de la sécurité : expériences des femmes des Premières Nations, métisses et inuites au Canada, par Loanna Heidinger, Ottawa, avril 2022.
Canada. Statistique Canada. La violence fondée sur le sexe et les comportements sexuels non désirés au Canada, 2018 : Premiers résultats découlant de l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés, par Adam Cotter et Laura Savage, Ottawa, décembre 2019.
Gluzman, Helena. « Human Trafficking and Prostitution in Canada — Intersections and Challenges » (2018), 66 C.L.Q. 109.
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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (les juges Farrar, Bryson et Van den Eynden), 2023 NSCA 28, 425 C.C.C. (3d) 475, 88 C.R. (7th) 172, [2023] N.S.J. No. 148 (Lexis), 2023 CarswellNS 315 (WL), qui a confirmé une décision du juge Coady, 2021 NSSC 290, [2021] N.S.J. No. 437 (Lexis), 2021 CarswellNS 792 (WL). Pourvoi accueilli, les juges Côté et Rowe sont dissidents.
                    Mark A. Scott, c.r., et Glenn Hubbard, pour l’appelant.
                    David J. Mahoney, c.r., et Michelle James, pour l’intimé.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau rendu par
                  La juge O’Bonsawin —
I.               Aperçu
[1]                             De 2004 à 2012, T.J.F. (l’« accusé ») et J.D. (la « plaignante ») vivaient une relation d’union de fait caractérisée par la violence, les expulsions et les difficultés financières. Le couple a quitté Halifax, en Nouvelle‑Écosse, pour s’établir à Fort Saskatchewan, en Alberta, et ensuite à Edmonton, en Alberta, pour finalement revenir à Halifax. Lorsqu’ils étaient à Fort Saskatchewan, ils ont commencé à se livrer à des services sexuels moyennant rétribution, au départ en ayant des relations sexuelles devant une webcam, et ensuite en offrant les services sexuels de la plaignante.
[2]                             L’accusé a été inculpé de s’être livré à la traite des personnes, entre le 1er novembre 2006 et le 31 décembre 2011, et d’avoir bénéficié d’un avantage matériel provenant de la perpétration de cette infraction, contrairement aux par. 279.01(1) et 279.02(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »).
[3]                             Un procès de six jours a eu lieu en septembre 2021, au cours duquel la Couronne a convoqué la plaignante et sept autres témoins et a déposé six pièces. L’accusé a choisi de ne pas témoigner. Il a été acquitté des deux accusations.
[4]                             Pour les motifs qui suivent, je conclus que le juge du procès a apprécié la preuve en se fondant sur un principe juridique erroné lorsqu’il a déterminé que la preuve de la violence et des menaces de violence de l’accusé envers la plaignante était une preuve d’une conduite antérieure indigne, ce qui a donné lieu à une interprétation erronée de la preuve. Cette erreur de droit a entravé son appréciation globale de la preuve et a considérablement diminué les fondements probatoires pertinents pour établir les éléments essentiels de l’infraction de traite des personnes et la définition de l’exploitation énoncée à l’art. 279.04 C. cr. Je suis convaincue, avec un degré raisonnable de certitude, que les verdicts d’acquittement n’auraient pas été nécessairement les mêmes s’il n’y avait pas eu cette erreur.
[5]                             Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler les verdicts d’acquittement et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
II.            Contexte factuel
[6]                             Les paragraphes suivants résument les éléments clés du témoignage de la plaignante et des témoignages des cinq témoins civils (les « cinq autres témoins » ou les « autres témoins ») et des pièces, tels qu’exposés par le juge du procès dans ses motifs.
A.           Le témoignage de la plaignante
[7]                             Le juge du procès a reconnu que le témoignage de la plaignante [traduction] « dépeint un cas troublant d’exploitation humaine à grande échelle », mais a averti que « [c]e récit ne représente pas des conclusions de fait » (2021 NSSC 290, par. 12).
[8]                             La plaignante et l’accusé se sont rencontrés à Halifax. Ils ont vécu en union de fait de 2004 à 2012, période pendant laquelle ils se sont occupés de deux enfants et ont quitté Halifax pour s’établir à Fort Saskatchewan et ensuite à Edmonton, avant de revenir à Halifax.
[9]                             Lors de son témoignage, la plaignante a affirmé que sa relation avec l’accusé était empreinte de violence, d’expulsions et de difficultés financières. Elle travaillait dans plusieurs bars, alors que l’accusé ne travaillait que rarement. Le couple était [traduction] « à court d’argent » et se faisait souvent expulser. L’accusé était aussi sujet à des accès de colère et de violence envers la plaignante (par. 3).
[10]                        Lorsqu’ils habitaient à Fort Saskatchewan, la plaignante travaillait dans un bar alors que l’accusé avait choisi de ne pas travailler. Leurs difficultés financières étaient constantes et la violence dont usait l’accusé avait atteint un niveau qui était [traduction] « deux fois pire qu’à Halifax » (par. 4). Peu de temps après que la plaignante a accepté un emploi mieux rémunéré dans un bar de danseuses nues à Edmonton, l’accusé a suggéré qu’ils aient des relations sexuelles devant une webcam moyennant rétribution. La plaignante ne voulait pas, mais a accepté de le faire pour éviter de subir la violence de l’accusé.
[11]                        Insatisfait de leurs gains financiers, l’accusé a persuadé la plaignante de danser pour des hommes, et par la suite, d’offrir des services sexuels moyennant rétribution. La plaignante ne voulait pas offrir des relations sexuelles pour de l’argent, mais l’a fait en raison de la violence et des menaces de l’accusé à son endroit.
[12]                        La plaignante a déclaré que les violences physiques qu’elle subissait [traduction] « étaient quotidiennes » (par. 6). Un jour, l’accusé lui a cassé un doigt parce qu’elle a refusé d’avoir une relation sexuelle avec une femme à la demande de celui‑ci. La plaignante a aussi affirmé que l’accusé l’avait persuadée, au moyen de menaces envers elle‑même et ses enfants, de consommer de la cocaïne et d’autres drogues dures.
[13]                        La plaignante a affirmé que l’accusé jouait un rôle important dans les services sexuels. Il faisait paraître des annonces proposant des services sexuels et accompagnait la plaignante chez les clients afin d’observer ou d’écouter celle‑ci en train de se livrer aux actes sexuels demandés par les clients. L’accusé empochait tous les gains, alors que la plaignante [traduction] « ne recevait que de quoi payer quelques factures » (par. 8).
[14]                        Les services sexuels et la violence ont continué jusqu’à ce que la plaignante quitte l’accusé en 2012. Craignant de perdre ses enfants, elle n’en a jamais parlé à quiconque pendant cette période.
B.            Les témoignages des cinq autres témoins
[15]                        La Couronne a cité cinq autres témoins : le frère, la mère et la fille de la plaignante et deux de ses amis, J.K. et K.L.
[16]                        Le frère de la plaignante a affirmé que celle‑ci et l’accusé se disputaient et que l’accusé [traduction] « criait sans cesse après [la plaignante] et cassait toutes sortes de choses autour de lui » (motifs de première instance, par. 18). Il se souvient les avoir vus tous les deux sortir le soir, et que l’accusé avait beaucoup d’argent liquide.
[17]                        La mère de la plaignante n’a pas donné de preuve des services sexuels ou de preuve directe de la violence familiale, même si des parties de son témoignage laissaient supposer qu’il s’agissait d’un foyer où régnait la violence.
[18]                        La fille de la plaignante habitait avec cette dernière et l’accusé. Elle a affirmé que lorsqu’ils habitaient à Halifax, le couple se disputait et l’accusé [traduction] « cassait des choses » (par. 28). Une fois qu’ils furent déménagés en Alberta, les disputes se sont intensifiées au point où l’accusé et la plaignante [traduction] « se disputaient tout le temps » (ibid.). Elle se souvient avoir vu sa mère avec une lèvre [traduction] « fendue » (ibid.) et avoir entendu des menaces de mort et des cris. Elle a affirmé qu’une fois de retour à Halifax, elle a vu l’accusé [traduction] « pousser violemment [la plaignante] dans un mur » (par. 30). Lorsqu’on l’a interrogée au sujet des sorties de fin de soirée de l’accusé et de la plaignante, elle a expliqué qu’elle pensait qu’ils allaient travailler.
[19]                        En plus des témoins qui étaient des membres de la famille, la Couronne a fait témoigner deux amis de la plaignante. Un de ceux‑ci, J.K., a habité avec le couple lorsque ce dernier était de retour à Halifax après avoir habité à Edmonton. Il a décrit la relation entre l’accusé et la plaignante comme n’ayant [traduction] « rien d’extraordinaire » et a témoigné avoir entendu « beaucoup de cris et de temps en temps, de grands bruits de coups » (par. 32). Il supposait que lorsque l’accusé et la plaignante sortaient ensemble, ce qui arrivait quelques fois par semaine, ils allaient faire des courses.
[20]                        L’autre amie de la plaignante, K.L., a déclaré avoir été témoin de nombreuses disputes et blessures subies par la plaignante. Elle a affirmé avoir conduit le couple à des hôtels et des boîtes de nuit et être parfois allée les chercher en fin de soirée. Elle leur prêtait aussi régulièrement son ordinateur. K.L. a ainsi découvert les annonces de services sexuels sur Craigslist et a confronté la plaignante à ce sujet, qui s’est fâchée et s’est mise à pleurer avant de raccrocher le téléphone. Peu de temps après, elle a reçu un appel de l’accusé qui lui a dit que [traduction] « si elle allait voir la police, il la ferait accuser et elle perdrait son emploi » (par. 37).
C.            Les pièces
[21]                        La Couronne a aussi déposé six pièces, dont quatre sont pertinentes pour les besoins du présent pourvoi :
•         Rapports médicaux du Royal Alexandra Hospital d’Edmonton (Alberta), indiquant que la plaignante s’est présentée le 12 août 2009 pour [traduction] « une blessure à l’extrémité supérieure d’un doigt de la main droite » avec « possible dislocation ouverte » (motifs de première instance, par. 13);
•         Rapports médicaux du Fort Saskatchewan Health Centre, indiquant que la plaignante s’est présentée le 16 janvier 2008 pour [traduction] « une coupure à la commissure [droite] des lèvres » (par. 14);
•         Un affidavit faisant état de deux annonces publiées sur Craigslist pour des services sexuels, une datée du 31 mars 2009 et l’autre du 29 mai 2009, les deux comportant un numéro de téléphone; et
•         Un affidavit souscrit par un représentant de Rogers Communications confirmant que les deux numéros de téléphone inscrits dans les deux annonces de Craigslist appartenaient à l’accusé. L’affidavit confirme aussi que le numéro de téléphone de l’usager autorisé inscrit au-dessus de la deuxième annonce appartenait à la plaignante.
III.         Historique judiciaire
A.           Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, 2021 NSSC 290 (le juge Coady)
[22]                        Le juge du procès a acquitté l’accusé. Il a estimé que bien qu’il y eût lieu de croire que l’accusé prenait part à une [traduction] « entreprise de prostitution », il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir l’affirmer hors de tout doute raisonnable (par. 70).
[23]                        Le juge du procès était d’avis que le témoignage de la plaignante manquait de crédibilité. Pour ce qui est des témoignages des cinq autres témoins, il a conclu qu’ils ne concernaient pas directement les éléments essentiels des infractions. La plaignante avait donc le fardeau de fournir une preuve directe de ces éléments.
[24]                        Le juge du procès a constaté que la plaignante [traduction] « avait souvent tendance à exagérer et à employer des hyperboles » pendant son témoignage, et qu’elle adressait parfois ses réponses à l’accusé (par. 58). Il a conclu que le contre‑interrogatoire de la plaignante modifiait son témoignage, mettant en relief plusieurs incohérences et contradictions avec ses déclarations antérieures.
[25]                        Pour ce qui est des autres témoins, le juge du procès a écarté une partie de leurs témoignages. Il a conclu que ceux‑ci [traduction] « se rapportaient à la mauvaise moralité de [l’accusé], ce qui est habituellement présumé inadmissible » (par. 42). Il a tout de même admis les témoignages, puisqu’ils [traduction] « aid[aient] la Cour à comprendre la relation entre les parties et le contexte dans lequel les violences reprochées se sont produites » (par. 44). Le juge du procès a conclu que la preuve de moralité [traduction] « démontr[ait] l’existence chez l’accusé d’un profil de comportement dominant qui permet à des agissements criminels d’exister dans un tel environnement; en l’espèce, l’exploitation de [la plaignante] » (par. 43). La preuve de moralité constituait [traduction] « une toile de fond sur laquelle une telle exploitation pourrait se développer » (par. 57).
[26]                        Bien que le juge du procès ait reconnu que la plaignante [traduction] « s’est retrouvée prise dans une relation violente, malheureuse et sans amour » avec l’accusé qui lui faisait subir « des menaces, de l’intimidation et des blessures », il avait un doute raisonnable concernant les liens de l’accusé avec toute entreprise de prostitution (ibid.). Il a acquitté l’accusé relativement à toutes les accusations.
B.            Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, 2023 NSCA 28, 425 C.C.C. (3d) 475
[27]                        La Couronne a interjeté appel des verdicts d’acquittement au motif que le juge du procès avait commis trois erreurs de droit :
      [traduction]
a) il a apprécié la preuve en se fondant sur un principe juridique erroné;
b) il n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents; et
c) il a commis une erreur en ce qui concerne l’effet juridique de ses conclusions de fait.
      (m.a., par. 2)
(1)         Les juges majoritaires (le juge Bryson, avec l’accord du juge Farrar)
[28]                        Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel et confirmé les acquittements.
[29]                        Premièrement, les juges majoritaires ont statué que le juge du procès avait apprécié certains éléments de preuve en fonction d’un principe juridique erroné lorsqu’il a conclu que les menaces, l’intimidation et la violence dont usait l’accusé constituaient une conduite antérieure indigne. Toutefois, l’erreur n’a eu aucune incidence significative sur les acquittements, puisque le juge avait toujours un doute raisonnable concernant les éléments essentiels des infractions, notamment celui selon lequel l’accusé avait [traduction] « exploité [la plaignante] ou bénéficié d’un avantage de la présumée exploitation de celle‑ci » (ibid.; voir aussi le par. 31). Les juges majoritaires estimaient que la preuve de la violence à elle seule n’établissait pas l’exploitation et, par conséquent, les témoignages des autres témoins, qui ne portaient que sur la violence, ne pouvaient pas établir l’exploitation. De l’avis des juges majoritaires, seule la plaignante avait fourni une preuve de l’exploitation, mais le juge du procès a conclu qu’elle manquait de crédibilité.
[30]                        Deuxièmement, les juges majoritaires ont conclu que le juge du procès n’avait pas omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve. À leur avis, il n’avait pas fragmenté la preuve en considérant que la crédibilité de la plaignante était déterminante quant à l’issue de toute l’affaire. Selon les juges majoritaires, comme les témoignages des autres témoins [traduction] « ont été examinés, mais n’établissaient pas que l’accusé avait effectivement exploité [la plaignante] ou qu’il en avait eu l’intention » (par. 48), ils ne pouvaient que corroborer la description par la plaignante de la violence conjugale subie. Il était donc adéquat que le juge du procès considère que la crédibilité de la plaignante était déterminante pour ce qui est de l’élément de l’exploitation.
[31]                        Les juges majoritaires ont également statué que le juge du procès avait considéré l’ensemble de la preuve même s’il n’avait pas examiné les deux annonces publiées sur Craigslist et les numéros de téléphone qui y étaient associés dans ses motifs. Selon eux, le juge du procès était conscient de cette preuve inculpatoire [traduction] « parce qu’il a mentionné la preuve décrivant ces numéros » (par. 54). Le juge du procès a simplement trouvé la preuve insuffisante pour [traduction] « restaurer la crédibilité de [la plaignante] » (ibid.; voir aussi le par. 57).
[32]                        Enfin, les juges majoritaires ont estimé que le juge du procès n’avait pas négligé l’effet juridique de ses conclusions de fait, puisqu’aucune n’établissait l’existence de l’exploitation. Ils ont également statué que la présomption prévue au par. 279.01(3) C. cr. n’établit pas qu’il y a eu exploitation.
(2)         La dissidence (la juge Van den Eynden)
[33]                        La juge Van den Eynden, dissidente, aurait accueilli l’appel et ordonné un nouveau procès. À son avis, les trois erreurs soulevées par la Couronne auraient toutes pu avoir une incidence significative sur les acquittements.
[34]                        Premièrement, la juge dissidente a convenu avec les juges majoritaires que le juge du procès avait apprécié la preuve relative à la violence de l’accusé en fonction d’un principe juridique erroné lorsqu’il l’a considérée comme une preuve de conduite antérieure indigne (par. 90‑96 et 99).
[35]                        Toutefois, contrairement aux juges majoritaires, la juge dissidente a statué que le juge du procès [traduction] « avait interprété erronément la nature et la pertinence des actes de violence que [l’accusé] avait fait subir à la plaignante » (par. 94), car ils étaient pertinents pour établir l’exploitation et l’actus reus et la mens rea des deux infractions.
[36]                        Deuxièmement, la juge dissidente a statué que le juge du procès n’avait pas tenu compte de l’ensemble de la preuve. À son avis, les témoignages des autres témoins concernant les actes de violence de l’accusé étaient susceptibles de [traduction] « renforcer la crédibilité et la fiabilité du témoignage de la plaignante » (par. 104). Elle a également affirmé que le juge du procès n’avait pas tenu compte de la présence du numéro de téléphone de l’accusé dans les annonces de services sexuels.
[37]                        Enfin, la juge dissidente était d’avis que le juge du procès avait commis une erreur quant à l’effet juridique de ses conclusions de fait. Elle a conclu que si le juge du procès avait appliqué le bon cadre juridique, [traduction] « l’actus reus aurait très bien pu être établi et la présomption [prévue au par. 279.01(3) C. cr.] se serait donc appliquée » (par. 111).
IV.         Questions en litige
[38]                        Le présent pourvoi est formé de plein droit; il se limite donc aux questions de droit sur lesquelles la juge de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse était dissidente (al. 693(1)a) C. cr.).
[39]                        La Couronne a soulevé deux questions dans son avis d’appel : (i) Le juge du procès a‑t‑il omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve? (ii) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en ce qui concerne l’effet juridique de ses conclusions de fait?
[40]                        Peu de temps avant l’audience, la Couronne a renoncé à ses arguments à l’appui de la seconde question concernant l’effet juridique des conclusions de fait du juge du procès, ne laissant que la première question à trancher.
[41]                        Toutefois, une lecture attentive des motifs de la Cour d’appel révèle que la juge dissidente était en désaccord avec les juges majoritaires sur la question de savoir si la qualification erronée d’une partie de la preuve comme étant une preuve de la conduite antérieure indigne constituait une interprétation erronée de la preuve (par. 8, 67, 90‑96 et 99). Bien que les juges majoritaires aient statué que cette erreur [traduction] « ne viciait pas [l’]analyse juridique des éléments de l’infraction » (par. 35) par le juge du procès, la juge dissidente était d’avis que les motifs de celui‑ci démontraient un « manque de compréhension » du concept de conduite antérieure indigne, ce qui l’a mené à « interprét[er] erronément la nature et la pertinence des actes de violence que [l’accusé] avait fait subir à la plaignante » (par. 94). Il s’agit d’une question de droit qui nous oblige à décider si la qualification erronée par le juge du procès des témoignages des autres témoins a vicié son analyse de la preuve (voir R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197, par. 29, citant R. c. Morin, 1992 CanLII 40 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 286, p. 295, et R. c. B. (G.), 1990 CanLII 115 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 57, p. 75).
[42]                        Enfin, dans un système de droit criminel reposant sur la présomption d’innocence, les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère. Même lorsque les juges de procès commettent des erreurs de droit, les juridictions d’appel ne devraient annuler un verdict d’acquittement que lorsque « le verdict n’aurait pas été nécessairement le même s’il n’y avait pas eu d’erreurs » (R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595, par. 2, citant Vézeau c. La Reine, 1976 CanLII 7 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 277, p. 291‑292; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Notre Cour doit donc déterminer si les erreurs de droit alléguées pourraient avoir eu une incidence significative sur les verdicts d’acquittement (R. c. Hodgson, 2024 CSC 25, par. 36).
[43]                        En somme, le présent pourvoi soulève trois questions :
1.   Le juge du procès a‑t‑il omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve?
2.   Le juge du procès a‑t‑il interprété erronément la preuve?
3.   Les erreurs de droit, s’il y en a, pourraient‑elles avoir eu une incidence significative sur les acquittements?
V.           Analyse
[44]                        Mon analyse se divise en trois parties. Premièrement, je démontrerai que le juge du procès a tenu compte de l’ensemble de la preuve. Deuxièmement, j’expliquerai que le juge du procès a apprécié la preuve en se fondant sur un principe de droit erroné, ce qui a donné lieu à une interprétation erronée de la preuve. Enfin, je vais conclure que les verdicts d’acquittement n’auraient pas été nécessairement les mêmes si le juge du procès n’avait pas commis cette erreur de droit.
A.            Le juge du procès a‑t‑il omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve?
[45]                        La Couronne fait valoir que le juge du procès a omis de tenir compte de l’ensemble de la preuve parce qu’il a [traduction] « fragmenté » la preuve en soumettant le témoignage de la plaignante à la norme de preuve applicable en matière criminelle (m.a., par. 127) et qu’il a fait abstraction des annonces sur Craigslist (par. 130).
[46]                        L’accusé rétorque que le juge du procès a dûment tenu compte des témoignages des autres témoins ainsi que de toute la preuve documentaire (m.i., par. 83, voir aussi le par. 91). Je suis d’accord.
[47]                        Lorsqu’une juridiction d’appel examine des motifs pour vérifier s’ils contiennent des erreurs de droit, elle doit être « rigoureuse dans son appréciation » et aborder l’examen de la même façon qu’elle aborderait des allégations relatives à l’insuffisance des motifs (R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801, par. 79). Elle doit présumer qu’un juge du procès « connaî[t] le droit [. . .] et tranch[e] les questions de fait avec compétence » (R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 32 et 55; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 54; G.F., par. 74; R. c. Gerrard, 2022 CSC 13, par. 2; R. c. Kruk, 2024 CSC 7, par. 84). Il ne suffit pas de soupçonner que le juge du procès a commis une erreur de droit; la juridiction d’appel doit être convaincue qu’il a commis une erreur en faisant « une interprétation juste » de ses motifs (J.M.H., par. 20, 23 et 31), c’est‑à‑dire qu’elle les a lus « globalement, dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du procès, en tenant compte des buts ou des fonctions de l’expression des motifs » (R.E.M., par. 16; voir, dans le contexte de l’appel d’un acquittement, R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 18, citant R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), p. 203‑204).
[48]                        Appliquant ces principes à la présente affaire, le juge du procès a consacré cinq paragraphes au cadre au moyen duquel il évaluerait la crédibilité et la fiabilité de la plaignante (par. 52‑56). À l’intérieur de ce cadre, il écrit explicitement que [traduction] « [l]orsque la preuve de la Couronne dépend entièrement du témoignage de la plaignante, il est essentiel que la crédibilité et la fiabilité de ce témoignage soient appréciées à la lumière de tous les autres éléments de preuve » (par. 53, citant R. c. Stanton, 2021 NSCA 57, par. 67). C’est ce qu’il a fait. Il ressort des motifs que le juge du procès a considéré la preuve de la plaignante à la lumière des pièces et des témoignages des autres témoins.
[49]                        Je ne vois pas d’erreur qui justifie notre intervention sur cette question. Le juge du procès a considéré l’ensemble de la preuve. Le fait qu’il n’ait pas discuté plus en détail de l’influence que ces éléments précis ont eu sur son raisonnement n’est pas une erreur de droit. Le juge du procès n’était pas tenu « [d’]énoncer chacune des constatations ou conclusions qui l’ont amené au verdict », et n’avait pas non plus à expliquer en détail sa conclusion sur chaque élément de preuve qui lui a été soumis (R.E.M., par. 18 et 20).
[50]                        Or, il faut absolument signaler que la prise en considération de la preuve ne doit pas être confondue avec l’appréciation de celle‑ci. Comme je vais l’expliquer, même si le juge du procès a considéré l’ensemble de la preuve dans ses motifs, il a apprécié les témoignages des autres témoins en se fondant sur un principe juridique erroné. Cette erreur de droit a entravé son appréciation globale de la preuve.
B.            Le juge du procès a-t-il interprété erronément la preuve?
[51]                        Avant d’aborder l’appréciation de la preuve qu’a faite le juge du procès en se fondant sur un principe juridique erroné, je vais interpréter l’art. 279.01 C. cr. Cette disposition crée l’infraction de traite des personnes.
(1)         Interprétation de l’art. 279.01 C. cr.
[52]                        Le droit criminel ne fait pas exception à la règle fondamentale d’interprétation législative selon laquelle [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; voir aussi R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346, par. 16, citant R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 1; Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 12; R. c. Hasselwander, 1993 CanLII 90 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 398, p. 411‑414).
[53]                        Le projet de loi C‑49, intitulé Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), 1re sess., 38e lég., 2004‑2005, est entré en vigueur le 25 novembre 2005 (Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), L.C. 2005, c. 43). Le projet de loi C‑49 a créé les infractions de traite des personnes (art. 279.01 C. cr.), d’avantage matériel (art. 279.02 C. cr.) et de rétention ou destruction des documents (art. 279.03 C. cr.). Il a aussi donné une définition au mot « exploitation » (art. 279.04 C. cr.). À ce jour, notre Cour n’a jamais eu l’occasion d’interpréter ces dispositions[1].
[54]                        Par souci de commodité, les art. 279.01, 279.02 et 279.04 C. cr. sont reproduits ci‑dessous, tels qu’ils étaient libellés pendant la période précisée dans l’acte d’accusation en cause :
      279.01 (1) Quiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation commet une infraction passible, sur déclaration de culpabilité par voie de mise en accusation :
      a) d’un emprisonnement à perpétuité, s’il enlève la personne, se livre à des voies de fait graves ou une agression sexuelle grave sur elle ou cause sa mort lors de la perpétration de l’infraction;
      b) d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, dans les autres cas.
      (2) Ne constitue pas un consentement valable le consentement aux actes à l’origine de l’accusation.
      279.02 Quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 279.01(1) commet une infraction passible, sur déclaration de culpabilité par voie de mise en accusation, d’un emprisonnement maximal de dix ans.
      279.04 Pour l’application des articles 279.01 à 279.03, une personne en exploite une autre si :
      a) elle l’amène à fournir ou offrir de fournir son travail ou ses services, par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît;
      b) elle l’amène, par la tromperie ou la menace ou l’usage de la force ou de toute autre forme de contrainte, à se faire prélever un organe ou des tissus.
a)              Objet de l’article 279.01 C. cr.
[55]                        Au moment de l’adoption du projet de loi C‑49, la GRC estimait qu’environ 600 femmes et enfants sont emmenés chaque année au Canada à des fins d’exploitation sexuelle seulement, et qu’au moins 800 femmes et enfants sont victimes de traite pour l’ensemble des marchés intérieurs, y compris le commerce de la drogue, le travail domestique et la main‑d’œuvre destinée à l’industrie du vêtement ou à d’autres industries (J. Oxman‑Martinez, M. Lacroix et J. Hanley, Les victimes de la traite des personnes : Points de vue du secteur communautaire canadien (2005), p. 2; voir aussi Débats de la Chambre des communes, vol. 140, no 125, 1re sess., 38e lég., 26 septembre 2005, p. 7990 (Vic Toews); Débats de la Chambre des communes, vol. 140, no 135, 1re sess., 38e lég., 17 octobre 2005, p. 8631 (l’hon. Judy Sgro)).
[56]                        À l’époque, il y avait une interdiction visant la traite des personnes dans le contexte de l’immigration (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (« LIPR »), art. 118). Le projet de loi C‑49 visait à « élargi[r] l’interdiction actuelle de manière à englober toutes les formes de [traite] de personnes, que les actes soient commis entièrement au Canada ou qu’ils aient une dimension transfrontalière ou internationale » (Débats de la Chambre des communes, 17 octobre 2005, p. 8620 (l’hon. Irwin Cotler); Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2225 R.T.N.U. 209; Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, 2237 R.T.N.U. 319, article 3).
[57]                        Le paragraphe 279.01(1) C. cr. a élargi de deux façons l’interdiction qui existait jusqu’alors. Tout d’abord, il criminalise la traite des personnes au‑delà du contexte de l’immigration (art. 118 de la LIPR; Urizar c. R., 2013 QCCA 46, [2013] R.J.Q. 43, par. 68, 73 et 77; voir aussi K. Plouffe‑Malette, « L’interprétation de la criminalisation de la traite des êtres humains en droit pénal canadien à l’aune du Protocole de Palerme : analyse de l’arrêt Urizar de la Cour d’appel du Québec » (2014), 44 R.D.U.S. 1, p. 17; H. Gluzman, « Human Trafficking and Prostitution in Canada — Intersections and Challenges » (2018), 66 C.L.Q. 109, p. 123).
[58]                        Ensuite, le par. 279.01(1) C. cr. englobe un large éventail de conduites au regard de l’actus reus (voir l’article 3a) du Protocole). La vaste portée de l’actus reus est contrebalancée par l’exigence que les actes reprochés aient été accomplis « en vue [d’]exploiter [la victime] ou de faciliter son exploitation ». Cette exigence permet que l’infraction soit définie en fonction des agissements qui touchent à l’essence même de la traite des personnes, tout en gardant la souplesse nécessaire pour qu’elle tienne compte de toutes les formes qu’elle peut prendre.
[59]                        Le souci de protéger les femmes et les enfants, qui sont particulièrement vulnérables à la traite des personnes, sous‑tend la volonté du législateur d’englober, par le projet de loi C‑49, toutes les formes de conduites que peut prendre la traite des personnes (voir Débats de la Chambre des communes, 26 septembre 2005, p. 7988 (l’hon. Paul Harold Macklin); Débats de la Chambre des communes, 17 octobre 2005, p. 8619 (l’hon. Irwin Cotler); voir aussi le préambule et l’article 2a) du Protocole).
[60]                        La jurisprudence de notre Cour, les commissions et enquêtes nationales et la recherche font écho à cette préoccupation et reconnaissent que les femmes et les enfants, notamment les femmes et les filles autochtones, sont « de façon disproportionnée victimes de violence sexuelle » (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 68 et 70; voir aussi R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 198; Statistique Canada, La violence fondée sur le sexe et les comportements sexuels non désirés au Canada, 2018 : Premiers résultats découlant de l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés (décembre 2019); Statistique Canada, La victimisation avec violence et les perceptions à l’égard de la sécurité : expériences des femmes des Premières Nations, métisses et inuites au Canada (avril 2022); Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès — Rapport final (2019), p. 124‑126; Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir : Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015), p. 190-191; Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019); E. Snyder, V. Napoleon et J. Borrows, « Gender and Violence : Drawing on Indigenous Legal Resources » (2015), 48 U.B.C. L. Rev. 593).
[61]                        Cinq ans après l’adoption du projet de loi C‑49, le projet de loi C‑268, intitulé Loi modifiant le Code criminel (peine minimale pour les infractions de traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans), 3e sess., 40e lég., 2010 (adopté en tant que L.C. 2010, c. 3, art. 2), a créé une nouvelle infraction criminalisant la traite de personnes âgées de moins de 18 ans, punissable de peines minimales obligatoires, et a augmenté la peine maximale à l’emprisonnement à perpétuité lorsque l’infraction s’accompagne d’actes particulièrement violents contre la victime mineure (par. 279.011(1) C. cr.).
[62]                        En somme, l’objet du par. 279.01(1) C. cr. est de répondre à toutes les formes de traite des personnes, avec un accent particulier sur les femmes et les enfants, lesquels sont les plus souvent touchés. Il s’agit donc de criminaliser une vaste gamme de conduites adoptées par quiconque en vue d’exploiter une ou plusieurs victimes ou de faciliter leur exploitation. Il ne fait aucun doute que la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, de façon plus générale, une relation violente avec une victime, peuvent être le moyen par lequel de telles conduites sont perpétuées.
b)            Texte et contexte de l’art. 279.01 C. cr.
[63]                        Notre Cour n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter le sens de l’expression « un contrôle, une direction ou une influence ». La Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Urizar, et la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt R. c. Gallone, 2019 ONCA 663, 147 O.R. (3d) 225, se sont toutes deux appuyées sur l’arrêt Perreault c. R., 1996 CanLII 5641 (QC CA), [1997] R.J.Q. 4 (C.A.) pour en dégager le sens. Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec a interprété le sens de l’expression « exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne » dans le contexte de l’infraction de proxénétisme codifiée au par. 286.3(1) C. cr. (l’ancien al. 212(1)h) C. cr.) comme suit :
     L’élément contrôle réfère à un comportement envahissant, à une emprise laissant peu de choix à la personne contrôlée. Ce comportement inclut par conséquent des actes de direction et d’influence. Il y a exercice de direction sur les mouvements d’une personne lorsque des règles ou des comportements sont imposés. L’exercice de direction n’exclut pas que la personne dirigée dispose de latitude ou d’une marge d’initiative. L’exercice d’influence inclut des comportements moins contraignants. Sera considérée comme une influence toute action exercée sur une personne en vue d’aider, encourager ou forcer à s’adonner à la prostitution. [Italique omis; p. 6.]
[64]                        La Cour d’appel de l’Ontario a résumé l’exercice d’un contrôle comme suit : [traduction] « . . . si l’exercice d’un contrôle s’apparente au fait de donner à une personne un ordre auquel elle n’a d’autre choix que d’obéir, et l’exercice d’une direction s’apparente au fait d’imposer à une personne une règle qu’elle devrait suivre, alors l’exercice d’une influence s’apparente à lui proposer une idée et à la convaincre de l’adopter » (Gallone, par. 47).
[65]                        Il ressort de ces interprétations qu’il existe un spectre d’emprise que l’accusé peut exercer sur la liberté de mouvement de la victime et ses mouvements réels. À une extrémité du spectre se trouvent les situations où l’accusé exerce un « contrôle » sur les mouvements de la victime; il tient celle‑ci [traduction] « sous son pouvoir ou sa domination » (Black’s Law Dictionary (12e éd. 2024), p. 418), de sorte que la victime a peu de choix quant à ses mouvements. À l’autre extrémité, l’accusé exerce une « influence » sur les mouvements de la victime lorsqu’au minimum, il [traduction] « incite [la victime] à agir d’une certaine manière ou à changer ses décisions ou ses agissements » concernant ses mouvements (p. 928). Cela signifie que la victime est libre de se déplacer à sa guise, mais que lorsqu’elle décide d’exercer sa liberté, l’accusé parvient à [traduction] « modifier ou à infléchir sa volonté ou à influer sur celle‑ci » (p. 928).
[66]                        À la différence du « contrôle » et de l’« influence », la « direction » porte moins sur le degré de pouvoir que l’accusé exerce sur les mouvements de la victime que sur la manière dont il exerce ce pouvoir. Le mot « direction » s’entend du fait de [traduction] « [d]iriger, guider, orienter ou conseiller » une personne et peut parfois renvoyer au fait de lui donner un « ordre impératif » (The Dictionary of Canadian Law (5e éd. 2020), p. 319, citant R. c. Bazinet (1986), 1986 CanLII 108 (ON CA), 25 C.C.C. (3d) 273 (C.A. Ont.), p. 284). Quant au verbe « diriger », il s’entend du fait [traduction] « [d]e guider », « de régir » et « [d]e donner des instructions (à quelqu’un) avec autorité » (Black’s Law Dictionary, p. 576). Bien que la direction recoupe souvent le contrôle ou l’influence, on peut conclure qu’elle a eu lieu même lorsque les mouvements de la victime n’ont pas fait l’objet d’un contrôle ou d’une influence. Puisque l’énumération « un contrôle, une direction ou une influence » est disjonctive, l’actus reus peut être satisfait si les mouvements des victimes ont fait l’objet seulement d’une direction de l’accusé.
[67]                        Le paragraphe 279.01(1) C. cr. précise qu’un contrôle, une direction ou une influence doit être « exerc[é] ». Selon le Black’s Law Dictionary, le verbe « exercise » (en français, « exercer ») suppose l’accomplissement d’un acte : [traduction] « 1. Utiliser; faire valoir <exercer son droit de vote>. 2. Faire valoir un droit; exécuter <exercer une option d’achat des marchandises> » (p. 716). Il ne suffit alors pas que l’accusé ait acquis le pouvoir ou la capacité d’exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la victime. Il faut qu’il ait effectivement mis en œuvre ce pouvoir d’une façon ou d’une autre, de sorte que les mouvements de la victime fassent l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence de l’accusé.
[68]                        Il s’ensuit que rien dans le texte de la disposition n’empêche la Couronne d’établir l’actus reus au moyen de preuves de la violence et des menaces de violence d’un accusé envers une victime et, de façon plus générale, d’une relation violente entre les deux, si cette violence a pour effet que les mouvements de la victime ont fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.
[69]                        Le contrôle, la direction ou l’influence exercé par l’accusé sur les mouvements de la victime peut perdurer, créant ainsi une situation ou une relation au sein de laquelle les mouvements de la victime font régulièrement l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.
c)              Conclusion
[70]                        Le texte, le contexte et l’objet de l’art. 279.01 C. cr. appuient tous la thèse selon laquelle la Couronne peut présenter des éléments de preuve qui montrent la relation violente d’un accusé avec une victime ou la violence et les menaces de violence régulières envers celle‑ci, en vue d’établir l’actus reus de l’infraction de traite des personnes. De tels agissements peuvent correspondre à l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur les mouvements de la victime au cours d’une période, pourvu que cette violence ait eu pour effet que les mouvements de la victime ont effectivement fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence pendant cette période.
[71]                        Dans cette optique, je vais expliquer comment le juge du procès a évalué la preuve en se fondant sur un principe juridique erroné, ce qui a conduit à une interprétation erronée de celle‑ci.
(2)         Le juge du procès a apprécié la preuve en se fondant sur un principe juridique erroné
[72]                        L’accusé, la Couronne et la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse s’accordent pour dire que le juge du procès a qualifié erronément certains éléments des témoignages des autres témoins comme étant des preuves de la conduite antérieure indigne de l’accusé (m.a., par. 75; m.i., par. 8; motifs de la C.A., par. 8 et 86). Toutefois, ils ne s’entendent pas sur la question de savoir si cette qualification erronée équivalait à une interprétation erronée de la preuve.
[73]                        Lorsqu’elles sont saisies d’appels d’acquittement interjetés par la Couronne, les juridictions d’appel doivent « énoncer avec précision en quoi le juge du procès a commis une erreur de droit » (Hodgson, par. 40). Afin d’énoncer avec précision l’erreur de droit du juge du procès, je vais d’abord définir ce qu’est la preuve d’une conduite antérieure indigne, pour ensuite identifier les agissements que le juge du procès a qualifiés de conduite antérieure indigne et enfin, déterminer si le juge du procès a eu raison de les qualifier ainsi.
a)              La preuve de la conduite antérieure indigne et sa règle d’exclusion
[74]                        Généralement, lorsqu’il s’agit de juger si un accusé est coupable d’une infraction, toute preuve pertinente est admissible à moins d’être interdite par une règle d’exclusion précise (R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 30; R. c. Robertson, 1987 CanLII 61 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 918, p. 941; R. c. Arp, 1998 CanLII 769 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 339, par. 38). Une preuve est pertinente [traduction] « lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle tend d’une façon quelconque » à rendre le fait en cause qu’elle appuie plus vraisemblable qu’il ne le paraîtrait sans elle (R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 36, citant D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (5e éd. 2008), p. 31; voir aussi R. c. Schneider, 2022 CSC 34, par. 39; R. c. Watson, 1996 CanLII 4008 (ON CA), 50 C.R. (4th) 245 (C.A. Ont.), par. 33).
[75]                        La preuve d’une conduite antérieure indigne est la preuve d’une inconduite de l’accusé qui va au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation (R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908, par. 31). On peut la subsumer sous la catégorie générale de la preuve de moralité de l’accusé (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 66; voir aussi M. Vauclair, T. Desjardins et P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2024 (31e éd. 2024), par. 40.50‑40.52).
[76]                        Une preuve de mauvaise moralité est généralement irrecevable (R. c. B. (C.R.), 1990 CanLII 142 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 717, p. 732), car elle risque de mener à des inférences de propension générale, lesquelles ne sont pas permises (p. 744, le juge Sopinka, dissident; Vauclair, Desjardins et Lachance, par. 40.51). Cette règle d’exclusion vise en outre à prévenir une tendance humaine connexe à « punir l’accusé pour son inconduite antérieure en le déclarant coupable de l’infraction qui lui est imputée », et à éviter que l’attention du juge des faits soit détournée « de l’objet premier de ses délibérations, qui est l’acte reproché » (R. c. D. (L.E.), 1989 CanLII 74 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 111, p. 128).
[77]                        Les éléments de preuve relatifs à une conduite indigne ne sont pas tous soumis à la règle d’exclusion. Les éléments de preuve de mauvaise moralité, et surtout les éléments de preuve relatifs à une conduite indigne, doivent aller au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation pour être présumés inadmissibles (Handy, par. 31; voir aussi Makin c. Attorney-General for New South Wales, [1894] A.C. 57 (C.P.), p. 65; M. Gourlay et autres, Modern Criminal Evidence (2022), p. 282). S’ils sont compris dans l’acte d’accusation, la Couronne peut en faire la preuve [traduction] « peu importe à quel point cela pourrait ternir la réputation de l’accusé » (Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 66).
[78]                        À la lumière de ces principes, je vais examiner la qualification par le juge du procès de certains agissements de l’accusé en tant que conduite antérieure indigne.
b)            La qualification par le juge du procès des agissements de l’accusé en tant que conduite antérieure indigne
[79]                        Le juge du procès n’a pas explicitement mentionné quels agissements il qualifiait de conduite antérieure indigne, mais une lecture juste de ses motifs démontre qu’il s’agissait de la violence et des menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante et, plus généralement, de leur relation violente. Les paragraphes 42 et 57 de ses motifs sont révélateurs :
     [traduction] Une grande partie des témoignages des quatre témoins susnommés avait trait à des faits qui, pour la plupart, ne concernaient pas directement les accusations que la Cour est appelée à examiner. Ces témoignages avaient trait à la mauvaise moralité de [l’accusé] ce qui, habituellement, est présumé inadmissible. Une telle preuve peut mener à un raisonnement fondé sur la propension et équivaloir à un témoignage justificatif. Elle doit être examinée sous l’angle de sa valeur probante et de son effet préjudiciable . . .
      . . .
     L’ensemble de la preuve me convainc que [la plaignante] s’est retrouvée prise dans une relation violente, malheureuse et sans amour avec [l’accusé]. Toutefois, les accusations que la Cour est appelée à examiner ne concernent pas directement les menaces, l’intimidation et les blessures que je considère comme faits prouvés. La question dont je suis saisi est de savoir si la Couronne a prouvé ces accusations hors de tout doute raisonnable. Les éléments de preuve de la conduite antérieure indigne créent assurément une toile de fond sur laquelle une telle exploitation pourrait se développer. [Je souligne.]
[80]                        Lorsque le juge du procès écrit « [l]es éléments de preuve de la conduite antérieure indigne », il renvoie aux éléments de preuve qui établissent que la plaignante s’est « retrouvée prise dans une relation violente, malheureuse et sans amour avec [l’accusé] » et qu’elle a fait l’objet de « menaces, [d]’intimidation et [de] blessures ».
[81]                        Le juge du procès a également conclu que ces éléments de preuve « ne concern[ent] pas directement » (par. 42 et 57) ou [traduction] « n’appuie[nt] pas directement » (par. 31) les accusations, et que les éléments de preuve au sujet de la relation entre l’accusé et la plaignante « offraient peu en ce qui concerne les accusations » (par. 41). Je ne suis pas de cet avis.
[82]                        Dans les paragraphes qui suivent, je vais expliquer pourquoi les témoignages des autres témoins à propos de la violence de l’accusé envers la plaignante, bien que certainement indigne pour l’accusé, étaient visés par l’acte d’accusation et ne pouvaient pas, en l’espèce, être qualifiés de preuve de la conduite antérieure indigne.
c)              La violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé étaient comprises dans l’acte d’accusation
[83]                        La Couronne a déposé deux chefs d’accusation. Puisque les deux chefs sont liés, et que le juge du procès a acquitté l’accusé du deuxième chef pour les mêmes raisons qu’il l’a acquitté du premier chef, mes motifs porteront exclusivement sur le chef de traite des personnes :
     [traduction] d’avoir, entre le 1er novembre 2006 et le 31 décembre 2011, à Fort Saskatchewan et à Edmonton (Alberta), et à Halifax (Nouvelle‑Écosse), et dans les environs, illégalement recruté [la plaignante], exercé un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de [celle‑ci], en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation, en violation du paragraphe 279.01(1) du Code criminel.
      (d.a., vol. I, p. 5)
[84]                        La période visée s’étend sur plus de cinq ans, à partir du 1er novembre 2006, lorsque l’accusé et la plaignante se sont établis à Fort Saskatchewan (d.a., vol. III, p. 197‑198 et 202), jusqu’au 31 décembre 2011, peu de temps avant leur séparation. Durant cette période, l’accusé et la plaignante ont déménagé de Fort Saskatchewan à Edmonton, pour ensuite revenir à Halifax, cette période étant visée au complet par l’acte d’accusation (motifs de première instance, par. 4, 7 et 10).
[85]                        Le juge du procès ne pouvait pas ignorer que la violence et les menaces de violence régulières dont il était question dans les témoignages des autres témoins avaient eu lieu pendant la période visée, aux endroits indiqués, et qu’elles étaient dirigées envers la plaignante.
[86]                        Le juge du procès n’a pas conclu que la violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante échappaient aux paramètres factuels de l’acte d’accusation. Il a plutôt statué, en droit, que la violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante n’étaient pas un élément de l’actus reus de l’infraction de traite des personnes, ni de la définition de l’exploitation. C’est pourquoi il « appartenait à » la plaignante de fournir cette preuve.
[87]                        Cette interprétation trouve appui au par. 45 des motifs du juge du procès :
      [traduction] Vu que les [. . .] témoins [. . .] précédents ne pouvaient pas fournir de preuve directe des éléments de ces infractions, il appartenait à [la plaignante] de le faire dans le cadre de son témoignage. Par conséquent, sa crédibilité entre en jeu.
[88]                        Lue isolément, cette phrase révèle une erreur de droit. La preuve peut être directe ou circonstancielle, et les deux types de preuve peuvent convaincre un juge hors de tout doute raisonnable qu’un fait en cause est véridique (D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Evidence (2024), § 1:17‑1:18). Interprétée dans son contexte, cette phrase reflète la préoccupation du juge du procès que les témoignages des autres témoins sur la violence de l’accusé ne « concernaient pas directement » les accusations (par. 42 et 57), ou « n’appuyaient pas directement » celles‑ci (par. 31).
[89]                        Au procès, bien que l’accusé n’ait jamais soutenu que les témoignages des autres témoins constituaient une preuve d’une conduite antérieure indigne, il a plaidé que très peu de preuves avaient trait à l’essence même de l’allégation, et a qualifié la preuve de sa violence de preuve circonstancielle, [traduction] « [laquelle] a ses limites » (d.a., vol. III, p. 405). Plus tard, lors de sa plaidoirie, l’avocate de la défense a fait valoir que la plaignante était [traduction] « la seule qui peut témoigner au sujet de plusieurs des éléments essentiels en ce qui a trait au contrôle et à la contrainte présumée à se livrer au commerce du sexe », et qui peut dire au juge du procès que l’accusé l’a exploitée (p. 431; voir aussi les p. 406 et 432).
[90]                        La conclusion du juge du procès rejette donc la thèse de la Couronne, laquelle cherchait à établir que l’accusé avait exercé un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la plaignante [traduction] « au moyen de la preuve accablante que [la plaignante] était dans une relation marquée par la violence et le contrôle sur les plans physique et psychologique » (d.a., vol. III, p. 393‑394).
d)            La violence et les menaces de violence régulières d’un accusé peuvent être pertinentes et déterminantes pour l’actus reus
[91]                        La violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, plus généralement, leur relation violente, peuvent équivaloir à l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur les mouvements de celle‑ci au cours d’une période donnée, pourvu que cette violence fasse en sorte que les mouvements de la victime aient effectivement fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence au cours de cette période. La violence est aussi pertinente et déterminante pour la définition de l’exploitation, étant donné que les critères de cette définition sont remplis lorsque l’accusé se livre à une conduite, notamment la violence et les menaces de violence régulières, qui amène la victime à fournir (ou offrir de fournir) son travail ou ses services, et dont il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle lui fasse croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité (ou celle d’une personne qu’elle connaît).
[92]                        Comme je l’ai mentionné plus tôt, l’éventail de conduites que vise le par. 279.01(1) C. cr. est large. Cette disposition englobe « [q]uiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation ». L’emploi du mot « ou » indique que l’actus reus est disjonctif. Cet élément de l’infraction est prouvé si la Couronne établit que l’accusé s’est livré à une conduite mentionnée dans la disposition (R. c. A. (A.), 2015 ONCA 558, 327 C.C.C. (3d) 377, par. 80; Gallone, par. 33; Urizar, par. 72).
[93]                        Le paragraphe 279.01(1) C. cr. s’applique à deux catégories de conduites. La première désigne des gestes précis : « . . . recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge . . . » La seconde vise l’accusé qui « exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne ». En l’espèce, la Couronne s’appuie sur cette seconde catégorie de conduites pour démontrer que l’accusé a commis l’actus reus. Elle soutient que la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime, et leur relation violente, peuvent équivaloir à l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur les mouvements de la victime au cours d’une période donnée. Je suis d’accord.
[94]                        Comme je l’ai expliqué plus tôt, le par. 279.01(1) vise à élargir l’interdiction qui existait jusqu’alors et à comprendre toutes les formes de traite des personnes, en mettant l’accent sur la protection des femmes et des enfants qui sont « de façon disproportionnée victimes de violence sexuelle » (Friesen, par. 68 et 70; voir aussi Barton, par. 198). Cette disposition interdit à quiconque de priver une autre personne de sa liberté de mouvement par l’exercice d’un contrôle, d’une influence ou d’une direction. La Couronne peut établir l’actus reus au moyen d’éléments de preuve de la violence et des menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, plus généralement, d’une relation violente entre les deux, qui empêchent les mouvements de la victime parce qu’ils font l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.
[95]                        La question de savoir si la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, plus généralement, leur relation violente, peuvent être pertinentes et déterminantes à la fois pour l’actus reus de l’infraction de traite des personnes et la définition de l’exploitation est une question de droit à laquelle il faut répondre par l’affirmative.
e)              La mens rea peut être inférée d’une conclusion d’exploitation et la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime peuvent être pertinentes et déterminantes pour la définition de l’exploitation
[96]                        La qualification par le juge du procès de la violence et des menaces de violence régulières de l’accusé envers la plaignante en tant que conduite antérieure indigne tend également à démontrer qu’il a conclu que ce type de conduite ne pouvait pas répondre à la définition de l’exploitation énoncée à l’art. 279.04 C. cr. Au procès, la Couronne a fait valoir que la mens rea de l’accusé peut être inférée d’une conclusion d’exploitation (d.a., vol. III, p. 394‑395). La Couronne a en outre soutenu que l’accusé a exploité la plaignante, en partie au moyen d’éléments de preuve montrant [traduction] « la présence de violence physique et de menaces de violence [. . .] attestée par de nombreux témoins » (p. 399).
[97]                        Devant notre Cour, la Couronne affirme également qu’une conclusion selon laquelle l’accusé a exploité la plaignante aux termes de l’art. 279.04 C. cr., même si le par. 279.01(1) C. cr. ne l’exige pas, peut permettre de conclure que l’accusé [traduction] « doit avoir agi dans le but d’exploiter la plaignante » (m.a., par. 108 (en italique dans l’original), citant A. (A.), par. 87). S’appuyant sur cet argument, la Couronne soutient que la violence et les menaces de violence régulières de l’accusé envers la plaignante sont pertinentes pour établir que l’accusé a exploité la plaignante. Je suis aussi de cet avis.
[98]                        Le but de l’accusé d’exploiter une victime ou de faciliter son exploitation, selon le contexte, peut être inféré d’une conclusion portant que l’accusé exploitait la victime en premier lieu. De plus, la preuve de la violence et des menaces de violence régulières de l’accusé envers la victime, lorsqu’elle est jumelée à d’autres éléments de preuve établissant que la victime se livrait à un travail ou offrait son travail alors qu’elle était soumise à la violence régulière de l’accusé, peut être pertinente pour établir l’exploitation. J’explique chaque conclusion dans les paragraphes qui suivent.
[99]                        Pour obtenir une déclaration de culpabilité au titre du par. 279.01(1) C. cr., la Couronne doit démontrer que l’accusé s’est livré à l’actus reus « en vue [d’]exploiter [la personne] ou de faciliter son exploitation ». Ces mots n’exigent pas qu’il y ait effectivement eu exploitation. L’exploitation n’est pas un élément essentiel de l’infraction; seule l’intention d’exploiter ou de faciliter l’exploitation l’est (voir A. (A.), par. 85, citant Urizar, par. 69; voir aussi Chahinian c. R., 2022 QCCA 499, par. 82).
[100]                     Toutefois, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé que la mens rea peut parfois être inférée d’une conclusion qu’il y a eu exploitation (A. (A.), par. 87, cité avec approbation dans Gallone, par. 54, et R. c. Sinclair, 2020 ONCA 61, 384 C.C.C. (3d) 484, par. 12). Je suis d’accord. Une conclusion selon laquelle il y a effectivement eu exploitation pourrait, selon la preuve, être pertinente et déterminante quant à la question clé de savoir si l’accusé a agi en vue d’exploiter la plaignante.
[101]                     Cette inférence est fondée sur le présupposé selon lequel [traduction] « les gens sont habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes » (R. c. Buzzanga (1979), 1979 CanLII 1927 (ON CA), 49 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.), p. 387, cité avec approbation dans R. c. Chartrand, 1994 CanLII 53 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 864, p. 890; Barton, par. 167; voir aussi K. Roach, Criminal Law (8e éd. 2022), p. 214‑215). Si l’accusé est déclaré avoir sciemment exploité la victime, en ce sens qu’il savait que ses agissements donneraient lieu à l’exploitation de celle‑ci, il peut alors être raisonnable, selon les circonstances, d’inférer que l’accusé a agi dans l’intention d’exploiter la victime. Néanmoins, lorsqu’ils considèrent la preuve dans son ensemble, les tribunaux devraient porter une attention particulière aux éléments de preuve qui contrediraient l’inférence, ou même la réfuteraient.
[102]                     La violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime sont aussi visées par la définition de l’exploitation énoncée à l’art. 279.04 C. cr. :
      279.04 Pour l’application des articles 279.01 à 279.03, une personne en exploite une autre si :
      a) elle l’amène à fournir ou offrir de fournir son travail ou ses services, par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît;
[103]                     Nous pouvons dégager de cette définition deux exigences qui doivent être satisfaites pour qu’il y ait exploitation, soit les suivantes : (i) l’accusé a amené la victime à fournir (ou à offrir de fournir) son travail ou ses services par des agissements; (ii) il est raisonnable de s’attendre à ce que ces agissements fassent croire à la victime qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité (ou celle d’une personne qu’elle connaît).
[104]                     La définition ne précise pas le sens du mot « agissements », lesquels peuvent prendre plusieurs formes, notamment la violence et les menaces de violence régulières envers une victime et, plus généralement, une relation violente entre celle‑ci et l’accusé. Cela s’accorde avec l’objet du par. 279.01(1) C. cr. et la Loi modifiant le Code criminel (traite des personnes), L.C. 2012, c. 15, art. 2, qui a ajouté les facteurs suivants à ceux dont le tribunal peut tenir compte pour déterminer si l’accusé exploite une personne :
a) l’accusé a utilisé ou menacé d’utiliser la force ou toute autre forme de contrainte;
b) il a recouru à la tromperie;
c)  il a abusé de son pouvoir ou de la confiance d’une personne.
[105]                     Pour déterminer s’il était raisonnable de s’attendre à ce que les agissements de l’accusé suscitent cette croyance, le juge doit tenir compte de toutes les circonstances, qui comprennent entre autres la situation particulière et les vulnérabilités de la victime, comme sa faible scolarité, les mauvais traitements qu’elle a subis par le passé, sa situation socioéconomique et son isolement social et familial. Dans l’arrêt Sinclair, la Cour d’appel de l’Ontario a énuméré des circonstances qui peuvent être pertinentes pour cette analyse (au par. 15) :
      [traduction]
•         la présence ou l’absence de violence ou de menaces
•         la contrainte, notamment de nature physique, émotionnelle ou psychologique
•         la tromperie
•         l’abus de confiance, de pouvoir ou d’autorité
•         la vulnérabilité en raison de l’âge ou de la situation personnelle, comme un désavantage social ou économique et les mauvais traitements subis aux mains d’autres personnes
•         l’isolement de la plaignante
•         la nature de la relation entre l’accusé et la plaignante
•         le comportement autoritaire
•         l’influence exercée sur la nature et l’emplacement des services fournis
•         le contrôle sur la publicité des services
•         les restrictions relatives aux mouvements de la plaignante
•         le contrôle financier
•         les avantages pécuniaires empochés par l’accusé, et
•         l’utilisation des médias sociaux pour contrôler ou surveiller les communications avec d’autres personnes.
[106]                     En résumé, il y a exploitation lorsque l’accusé se livre à des agissements, notamment la violence et les menaces de violence régulières, qui amènent la victime à fournir (ou à offrir de fournir) son travail ou ses services et lorsqu’il est raisonnable de s’attendre à ce que ces agissements aient fait croire à la victime qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité (ou celle d’une personne qu’elle connaît). Le second élément doit être évalué selon un critère objectif, compte de tenu de l’ensemble des circonstances, y compris les vulnérabilités de la victime.
[107]                     Si l’on sait que la victime a fourni son travail (ou a offert de fournir son travail) durant une période déterminée, le fait qu’elle a été régulièrement soumise à de la violence et à des menaces de violence durant cette période peut être la cause de la décision de la victime de fournir le travail en question. On pourrait également inférer de la violence régulière qu’il est raisonnable de s’attendre, compte tenu de l’ensemble des circonstances, à ce qu’elle fasse croire à la victime qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité.
[108]                     Néanmoins, même lorsque le juge du procès reconnaît que l’exploitation a effectivement eu lieu, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait subjectivement l’intention d’exploiter la plaignante.
(3)         Conclusion et énonciation précise de l’erreur de droit du juge du procès
[109]                     Je conclus que le juge du procès a commis une erreur de droit lorsqu’il a statué que la preuve fournie par les autres témoins concernant la violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante était une preuve d’une conduite antérieure indigne. Au contraire, cette preuve aurait pu être pertinente pour établir les éléments essentiels de l’infraction et aurait pu constituer le fondement d’une conclusion selon laquelle l’accusé avait exercé un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la plaignante pendant la période indiquée dans l’acte d’accusation. On aurait aussi pu conclure qu’il s’agissait d’une cause ayant contribué à la prestation de services sexuels par la plaignante.
(4)         La qualification erronée de la preuve par le juge du procès a entaché son analyse juridique
[110]                     L’accusé et les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse affirment que la qualification erronée de la preuve par le juge du procès n’a pas entaché son analyse juridique (m.i., par. 55 et 73; motifs de la C.A., par. 35). Ils remarquent que malgré son erreur de droit, le juge du procès a admis les témoignages des autres témoins, notamment concernant la violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante et, plus généralement, leur relation violente. Le juge du procès a conclu ce qui suit :
      [traduction] En l’espèce, comme dans l’arrêt R. c. B. (F.F.), [1993 CanLII 167 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 697], une preuve de ce type est admissible, car elle démontre l’existence chez l’accusé d’un profil de comportement dominant qui permet à des agissements criminels d’exister dans un tel environnement; en l’espèce, l’exploitation de [la plaignante]. [Je souligne; par. 43.]
[111]                     S’appuyant sur le paragraphe précité, l’accusé soutient que l’erreur de droit du juge du procès [traduction] « n’a pas eu d’incidence sur son analyse juridique concernant l’actus reus de l’infraction » parce que celui‑ci a reconnu que la preuve de la violence « était admissible [. . .] et était pertinente quant à l’élément du comportement de l’actus reus » (m.i., par. 55 (soulignement omis) et 61; voir aussi le par. 56). Je ne partage pas cet avis.
[112]                     Dès lors que le juge du procès a considéré la violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante comme étant une conduite antérieure indigne, son analyse de la preuve était entachée, aussi bien en ce qui concerne l’actus reus que la mens rea. Cette qualification, en elle‑même, indique que le juge du procès a rejeté la thèse de la Couronne parce qu’elle impliquait un raisonnement inacceptable fondé sur la propension, alors que ce n’était pas le cas. Le fait qu’il ait néanmoins admis la preuve ne saurait corriger cette interprétation erronée.
[113]                     Le juge du procès a conclu que la preuve était admissible « car elle démontre l’existence chez l’accusé d’un profil de comportement dominant qui permet[tait] à des agissements criminels d’exister dans un tel environnement; en l’espèce, l’exploitation de [la plaignante] » (par. 43). Cette preuve de la conduite antérieure indigne « créa[it] [. . . ] une toile de fond sur laquelle une telle exploitation pourrait se développer » (par. 57). Le juge du procès a donc considéré la violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante (c.‑à‑d., le « profil de comportement dominant ») comme étant distincte des agissements criminels et de l’exploitation. Une telle violence ne faisait que « permettre » à cette conduite d’« exister » et de « se développer ». Cette interprétation trouve également appui dans l’utilisation par le juge du procès des mots « environnement » (par. 43), « toile de fond » (par. 57) et « contexte » (par. 44 et 57) pour décrire la violence. Même si le juge du procès a admis cette preuve, sa qualification erronée faisait en sorte qu’il ne pouvait pas l’apprécier en tant que cause ayant contribué à la prestation de services sexuels par la plaignante, et qu’il ne l’a pas fait.
[114]                     Ayant déterminé que le juge du procès a interprété erronément la preuve, je vais expliquer comment cette erreur a pu avoir une incidence significative sur les verdicts d’acquittement.
C.            L’erreur de droit pourrait-elle avoir eu une incidence significative sur les acquittements?
[115]                     Les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère. Au stade de l’analyse portant sur l’incidence significative, les tribunaux sont appelés à « porter un jugement prudent quant à [l’]effet [de l’erreur de droit] » sur le raisonnement du juge du procès étayant son doute raisonnable (Graveline, par. 29, le juge LeBel, dissident). Il s’agit d’une charge très lourde et elle incombe à la Couronne (R. c. Evans, 1993 CanLII 102 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 629, p. 645), qui doit démontrer que « le verdict n’aurait pas été nécessairement le même s’il n’y avait pas eu d’erreurs [de droit] » (Sutton, par. 2, citant Vézeau, p. 292). Cette norme exige davantage qu’une « possibilité abstraite ou purement hypothétique selon laquelle l’accusé aurait été déclaré coupable n’eût été l’erreur de droit », mais elle n’exige pas qu’il soit démontré que « le verdict aurait nécessairement été différent » (Graveline, par. 14; voir aussi George, par. 27; Hodgson, par. 36).
[116]                     Je conclus que la Couronne a établi que les doutes raisonnables du juge du procès auraient pu être dissipés s’il n’y avait pas eu d’erreur de droit. Comme je l’ai expliqué, le juge du procès a apprécié la preuve de la violence et des menaces de violence dont usait régulièrement l’accusé envers la plaignante et, plus généralement, de leur relation violente, en se fondant sur un principe juridique erroné. De ce fait, le juge du procès ne pouvait pas apprécier cette preuve en tant que conduite pertinente de l’accusé pour établir les éléments essentiels de l’infraction et la définition de l’exploitation. Le fait qu’il a néanmoins admis la preuve ne pouvait pas remédier à son erreur et ne l’a pas fait.
[117]                     Par conséquent, je suis d’accord avec la juge dissidente de la Cour d’appel pour dire que [traduction] « l’appréciation erronée par le juge de ces éléments de preuve cruciaux a grandement miné son appréciation de la crédibilité de la plaignante, qu’il a utilisée comme justification de l’acquittement » (par. 99). Autrement dit, son appréciation des témoignages des autres témoins a miné son appréciation de celui de la plaignante car il n’a pas reconnu l’interrelation entre les deux.
[118]                     Contrairement à ce que prétendent mes collègues, je n’affirme pas que la seule conclusion que pouvait tirer le juge du procès est que l’accusé avait l’intention d’exploiter la plaignante (par. 159). Je suis plutôt d’avis que si le juge du procès n’avait pas interprété erronément la preuve, il aurait pu tirer une conclusion différente concernant les éléments essentiels de l’infraction. Je suis convaincue avec un degré raisonnable de certitude que cette possibilité est plus qu’une possibilité abstraite ou purement hypothétique. Bien que je ne sois pas persuadée que le verdict aurait nécessairement été différent, il ne s’agit pas du critère applicable (Graveline, par. 14; voir aussi George, par. 27; Hodgson, par. 36).
[119]                     Pour ces motifs, je suis d’avis que l’erreur de droit du juge du procès mine le fondement des verdicts d’acquittement. Il est raisonnable de penser que cette erreur, compte tenu des faits concrets de l’affaire, a eu une incidence significative sur les acquittements (Graveline, par. 14).
VI.         Dispositif
[120]                     Le juge du procès a commis une erreur de droit dans son appréciation de la preuve, ce qui a donné lieu à une interprétation erronée de la preuve. Je suis convaincue qu’il y a plus qu’une possibilité abstraite ou purement hypothétique que le verdict ait été différent. Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler les verdicts d’acquittement et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
                  Version française des motifs rendus par
                  Les juges Côté et Rowe —
[121]                     Pour réussir en appel, la Couronne doit prouver que le juge du procès a commis une ou plusieurs erreurs de droit à l’égard desquelles « il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, qu[’elles] ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). La « charge de preuve qui [. . .] incombe [à la Couronne] à cet égard est très lourde » et tient compte du « caractère limité du droit de la Couronne de faire appel » et « du double péril associé à un nouveau procès » (R. c. Hodgson, 2024 CSC 25, par. 22, 30 et 36).
[122]                     Nous convenons avec notre collègue que la Couronne a démontré que le juge du procès a commis une erreur de droit en qualifiant la preuve présentée par les cinq témoins au procès de preuve d’une « conduite antérieure indigne ». Cependant, en dépit de la qualification erronée de la preuve par le juge du procès, rien ne justifie une intervention de notre Cour dans le présent pourvoi interjeté par la Couronne en ce qui concerne ses conclusions relatives à la crédibilité. Et puisque nous concluons que la Couronne n’a pas démontré que l’erreur en question avait eu une incidence significative sur l’acquittement, comme l’exige l’arrêt Graveline, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.
I.               Définition de l’erreur de droit dans le présent pourvoi
[123]                     Nous débutons par identifier précisément l’erreur de droit (Hodgson, par. 40). Notre collègue décrit l’erreur dont il est question en l’espèce de la façon suivante, au par. 109 de ses motifs :
     Je conclus que le juge du procès a commis une erreur de droit lorsqu’il a statué que la preuve fournie par les autres témoins concernant la violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’[intimé] envers la plaignante était une preuve d’une conduite antérieure indigne. Au contraire, cette preuve aurait pu être pertinente pour établir les éléments essentiels de l’infraction et aurait pu constituer le fondement d’une conclusion selon laquelle l’[intimé] avait exercé un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la plaignante pendant la période indiquée dans l’acte d’accusation. On aurait aussi pu conclure qu’il s’agissait d’une cause ayant contribué à la prestation de services sexuels par la plaignante.
[124]                     Peu après avoir décrit cette erreur de droit, notre collègue ajoute que « [d]ès lors que le juge du procès a considéré la violence et les menaces de violence dont usait régulièrement l’[intimé] envers la plaignante comme étant une conduite antérieure indigne, son analyse de la preuve était entachée, aussi bien en ce qui concerne l’actus reus que la mens rea » (par. 112).
[125]                     Bien que nous reconnaissions que le juge du procès a erronément qualifié la preuve présentée par les autres témoins de preuve de propension, nous sommes respectueusement en désaccord quant à l’effet de cette erreur; il ne s’ensuit pas que toute son appréciation de la preuve a été « entachée » par une telle erreur de droit. En effet, et surtout, notre Cour a maintes fois souligné que les conclusions relatives à la crédibilité tirées par les juges de procès commandent la déférence en appel (voir, p. ex., R. c. Kruk, 2024 CSC 7, par. 82; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, par. 10). « Il incombe clairement au juge du procès d’apprécier la crédibilité, de sorte que sa décision à cet égard justifie une grande déférence » (F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, par. 72).
[126]                     Les conclusions relatives à la crédibilité ne mettent habituellement pas en jeu des erreurs de droit, puisqu’elles se rapportent essentiellement à la mesure dans laquelle un juge s’est appuyé sur un facteur, ainsi qu’à la mesure dans laquelle ce facteur est étroitement lié à la preuve (Kruk, par. 82). Une cour d’appel ne peut « assimil[er] sa forte opposition aux inférences factuelles du juge du procès [. . .] à de prétendues erreurs de droit » (R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 17). Une autre approche risquerait de donner lieu à « l’élargissement du droit d’appel de la Couronne au‐delà de son véritable cadre d’application » et « aurait une incidence profonde sur les intérêts des personnes accusées, en particulier en raison de l’angoisse considérable créée par la perspective d’un nouveau procès après qu’une personne a été acquittée » (Hodgson, par. 31).
[127]                     D’ailleurs, la contestation des conclusions relatives à la crédibilité tirées par un juge du procès n’est pas un moyen d’appel légitime dont dispose la Couronne au titre de l’al. 676(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, lequel restreint le droit d’appel de la Couronne à une « question de droit seulement », et non aux « question[s] sur la manière d’apprécier la preuve et de vérifier si celle‑ci satisfait à la norme de preuve » (Hodgson, par. 32 et 34, citant R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405, par. 10; voir aussi R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197, par. 24). La Couronne ne peut se pourvoir en appel pour cause d’« acquittement déraisonnable » (voir J.M.H., par. 32‑33; Chung, par. 31, la juge Karakatsanis, dissidente). Nous sommes guidés par la mise en garde récemment formulée par la Cour selon laquelle le droit d’appel de la Couronne à l’encontre d’un acquittement est un [traduction] « recours extraordinaire » qui a été qualifié de mesure « “radicale”, “exceptionnelle”, “spéciale”, “inhabituelle” et “limitée” d’une manière “extrêm[e]” ou “étroite” » (Hodgson, par. 24).
[128]                     Nous examinons maintenant la question de savoir si cette preuve, dûment appréciée, aurait pu avoir une incidence significative sur l’acquittement. À notre avis, si l’on accorde la déférence qui s’impose aux conclusions du juge du procès, la norme établie dans l’arrêt Graveline n’est pas respectée.
II.            L’erreur de droit n’aurait pas d’incidence significative sur l’acquittement
[129]                     Le juge du procès a conclu que la plaignante [traduction] « s’est retrouvée prise dans une relation violente, malheureuse et sans amour » avec l’intimé (2021 NSSC 290, par. 57). Nous sommes d’accord que cette conclusion était utile pour établir l’actus reus de l’infraction prévue au par. 279.01(1) du Code criminel.
[130]                     Toutefois, afin d’obtenir une déclaration de culpabilité pour l’infraction prévue au par. 279.01(1), la Couronne doit également démontrer que l’intimé « exer[çait] un contrôle » sur la plaignante « en vue de l’exploiter » ou de faciliter son exploitation. Il ne suffit pas que la Couronne établisse seulement l’actus reus; la question de savoir si l’accusé « exer[çait] un contrôle » sur les mouvements de la plaignante ne constitue qu’un des éléments de l’infraction. De plus, les mots choisis par le Parlement indiquent qu’il a choisi d’attribuer le [traduction] « plus haut degré de mens rea subjective » à cette infraction (K. Roach, Criminal Law (8e éd. 2022), p. 213).
[131]                     En l’espèce, la mens rea de l’infraction aurait pu être établie par l’une des trois façons suivantes :
a)      Le juge du procès aurait pu trouver convaincant le témoignage de la plaignante.
b)      Le juge du procès aurait pu inférer l’intention de l’intimé à partir des circonstances relatives au contrôle et à l’exploitation, s’il estimait que la preuve les établissait en tant que faits.
c)      Le juge du procès aurait pu s’appuyer sur une combinaison des éléments indiqués aux alinéas a) et b).
[132]                     Le juge du procès n’a rien fait de ce qui précède, et une appréciation adéquate de la preuve présentée par les autres témoins n’aurait eu aucune incidence sur ce résultat.
A.           Le juge du procès n’aurait pas pu trouver convaincant le témoignage de la plaignante
[133]                     La seule preuve pertinente concernant la mens rea, pour déterminer si l’intimé a agi « en vue » d’exploiter la plaignante, provenait de la plaignante elle‑même. Elle a affirmé que l’intimé l’avait maltraitée et avait exercé un contrôle violent sur elle en vue de la forcer à se prostituer.
[134]                     Le juge du procès n’a pas été convaincu hors de tout doute raisonnable par le témoignage de la plaignante, examiné dans le contexte des autres éléments de preuve. Bien qu’il ait accepté en tant que faits [traduction] « les menaces, l’intimidation et les blessures » que l’intimé a fait subir à la plaignante, il a rejeté une grande partie du témoignage de celle‑ci parce qu’il estimait qu’elle avait « tendance à exagérer et à employer des hyperboles » et qu’elle « comblait les lacunes pour rester fidèle à son histoire » (par. 57‑58).
[135]                     Le juge du procès a relevé plusieurs incohérences dans le témoignage de la plaignante qui l’ont mené à cette conclusion. Il a noté qu’elle avait avoué en contre‑interrogatoire avoir eu accès à l’argent tiré du travail du sexe, après avoir initialement affirmé que l’intimé [traduction] « avait le contrôle complet des finances » (par. 62). Il a aussi souligné le fait que la plaignante avait reconnu, en contre‑interrogatoire, qu’elle avait rédigé et affiché des annonces sur Craigslist proposant des services sexuels (notamment une annonce indiquant un numéro qui servait à son usage personnel) même si elle avait [traduction] « toujours affirmé que [l’intimé] avait fait paraître toutes les annonces » (par. 64‑68). Le juge du procès a noté d’autres incohérences dans le témoignage de la plaignante qui soulevaient des doutes, entre autres, quant à savoir si la plaignante avait négocié avec des clients potentiels ou si elle avait [traduction] « fait le trottoir », ou encore quant au moment où elle avait cessé son travail du sexe et au montant d’argent qu’elle avait dépensé pour des drogues (par. 58‑68). Toutes les conclusions du juge du procès à cet égard étaient utiles pour établir la crédibilité de la plaignante de façon générale ainsi que le but allégué des agissements de l’intimé.
[136]                     Le fait que le juge du procès a conclu que la plaignante n’était pas crédible nous empêche d’accepter son récit en tant que faits. D’ailleurs, le juge du procès a explicitement affirmé que le récit de la plaignante [traduction] « ne représente pas des conclusions de fait » (par. 12).
[137]                     Notre collègue affirme que l’appréciation par le juge du procès de la crédibilité de la plaignante aurait pu être différente si la preuve présentée par les autres témoins avait été considérée comme faisant partie de l’actus reus plutôt que comme étant une preuve d’une conduite antérieure indigne. Elle écrit que « [l’]appréciation [par le juge du procès] des témoignages des autres témoins a miné son appréciation de celui de la plaignante car il n’a pas reconnu l’interrelation entre les deux » (par. 117).
[138]                     Nous ne sommes pas de cet avis. Bien que le juge du procès ait qualifié erronément la preuve présentée par les autres témoins de preuve d’une conduite antérieure indigne, il l’a en définitive toute admise (par. 43). Les motifs indiquent que le juge du procès a évalué la crédibilité de la plaignante et son témoignage par rapport à celui des autres témoins. Comme le reconnaît notre collègue dans ses motifs, le juge du procès a consacré cinq paragraphes au cadre d’analyse suivant lequel il allait apprécier la crédibilité et la fiabilité de la plaignante (par. 48). Il importe de noter que le juge du procès a précisé explicitement que [traduction] « [l]orsque la preuve de la Couronne dépend entièrement du témoignage de la plaignante, il est essentiel que la crédibilité et la fiabilité de ce témoignage soient appréciées à la lumière de tous les autres éléments de preuve » (par. 53 (nous soulignons), citant R. c. Stanton, 2021 NSCA 57, par. 67). Au regard de ces paragraphes, il ressort clairement que le juge du procès savait qu’il devait vérifier le témoignage de la plaignante par rapport à la preuve présentée par les autres témoins, peu importe la manière dont ils étaient qualifiés. En effet, comme le reconnaît notre collègue, « [i]l ressort des motifs que le juge du procès a considéré la preuve de la plaignante à la lumière des pièces et des témoignages des autres témoins » (par. 48).
[139]                     En outre, au par. 57 de ses motifs, le juge du procès a écrit :
     [traduction] L’ensemble de la preuve me convainc que [la plaignante] s’est retrouvée prise dans une relation violente, malheureuse et sans amour avec [l’intimé]. Toutefois, les accusations que la Cour est appelée à examiner ne concernent pas directement les menaces, l’intimidation et les blessures que je considère comme faits prouvés. La question dont je suis saisi est de savoir si la Couronne a prouvé ces accusations hors de tout doute raisonnable. Les éléments de preuve de la conduite antérieure indigne créent assurément une toile de fond sur laquelle une telle exploitation pourrait se développer. Cependant, je ne peux simplement supposer à partir de cette preuve contextuelle que les allégations de traite des personnes visant [l’intimé] sont prouvées. Pour lier [l’intimé] à l’entreprise de prostitution, il faut considérer le témoignage de [la plaignante] comme étant crédible et fiable. [Nous soulignons.]
[140]                     Le juge du procès a conclu que la relation entre l’intimé et la plaignante était empreinte de violence en se fondant sur « l’ensemble de la preuve » dont il disposait, et non uniquement sur le témoignage de la plaignante. Cela indique qu’il a effectivement prêté attention à la façon dont les cinq témoignages concernant « les menaces, l’intimidation et les blessures » pouvaient corroborer celui de la plaignante. Pour cette raison, nous sommes fortement en désaccord avec notre collègue lorsqu’elle affirme que la qualification erronée par le juge du procès de la preuve présentée par les autres témoins l’a conduit à ignorer l’effet potentiel que ces témoignages pouvaient avoir sur la crédibilité de la plaignante ou à les exclure entièrement de son appréciation. Notre collègue affirme que « la prise en considération de la preuve ne doit pas être confondue avec l’appréciation de celle‑ci », faisant observer que les témoignages des autres témoins ont peut‑être été pris en considération, mais qu’ils n’ont pas été dûment appréciés (par. 50). Or, les motifs du juge du procès n’appuient pas cette affirmation; le simple fait que la preuve ait été considérée comme une preuve d’une conduite antérieure indigne ne signifie pas qu’elle a été entièrement séparée de l’analyse relative à la crédibilité effectuée par le juge du procès.
B.            Le juge du procès n’aurait pu inférer l’intention à partir des circonstances relatives au contrôle ou à l’exploitation
[141]                     Notre collègue adopte par ailleurs le point de vue selon lequel en raison de l’erreur de droit du juge du procès, celui‑ci n’a pas tenu compte de la possibilité que la violence soit une « cause ayant contribué à la prestation de services sexuels par la plaignante » lorsqu’il a apprécié la preuve (par. 109 et 113). Avec égards, la position de notre collègue est détachée de la réalité des conclusions tirées par le juge du procès. En outre, même si un lien causal avait pu être établi en l’espèce, le juge du procès n’aurait pas été en mesure d’utiliser cette conclusion pour inférer que l’intimé avait l’intention d’exploiter la plaignante.
(1)         Les cinq témoins n’ont pas fourni de preuve permettant de conclure qu’il y a effectivement eu exploitation
[142]                     Premièrement, notre collègue affirme que la preuve présentée par les autres témoins au sujet de la violence et des menaces de violence dont usait régulièrement l’intimé à l’endroit de la plaignante aurait potentiellement pu être utilisée pour conclure qu’il s’agissait d’une « cause ayant contribué à la prestation de services sexuels par la plaignante » (ibid.).
[143]                     À notre avis, même si le juge du procès avait considéré la preuve de la violence comme faisant partie de l’analyse relative à l’actus reus plutôt que comme étant une preuve d’une conduite antérieure indigne, il est difficile de voir comment cela l’aurait amené à conclure que l’intimé exploitait la plaignante.
[144]                     L’« exploitation », au sens de l’art. 279.04 du Code criminel, exige que la Couronne prouve les agissements de l’accusé : (1) qui amènent la victime à fournir, ou à offrir de fournir, son travail ou ses services; et (2) dont il est raisonnable de s’attendre à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité (ou celle d’une personne qu’elle connaît) (motifs majoritaires, par. 103).
[145]                     Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour dire que la préoccupation du juge du procès [traduction] « n’a jamais porté sur les agissements violents de [l’intimé], qu’il a reconnus, mais plutôt sur la question de savoir si [la plaignante] avait été exploitée » (2023 NSCA 28, 425 C.C.C. (3d) 475, par. 31 (nous soulignons)). Point crucial, bien que le juge du procès ait reconnu que la plaignante avait subi « [d]es menaces, [d]e l’intimidation et [d]es blessures » dans sa relation avec l’intimé, il n’était pas convaincu que ce dernier était lié à l’entreprise de travail du sexe (par. 57). Selon le juge du procès, le témoignage de la plaignante n’était pas crédible quant à ce lien nécessaire (ibid.).
[146]                     Même si les cinq témoignages avaient été appréciés comme faisant partie des éléments de l’infraction, l’analyse serait tout de même dépourvue de toute preuve additionnelle indiquant que l’intimé avait effectivement exploité la plaignante. Il en est ainsi parce que, dans le meilleur des cas, la preuve présentée par les témoins ne portait que sur le comportement violent de l’intimé envers la plaignante. Ces témoignages n’établissent pas de lien entre le comportement violent et la prestation de services sexuels par la plaignante. Toutefois, comme nous l’avons expliqué plus tôt, la seule preuve présentée au procès qui était susceptible d’établir un tel lien — soit le témoignage de la plaignante — a soulevé d’importantes questions de crédibilité dans l’esprit du juge du procès.
(2)         Les conclusions défavorables quant à la crédibilité des cinq témoins empêchent d’inférer « l’intention d’exploiter »
[147]                     Notre collègue affirme également qu’une conclusion selon laquelle il y a effectivement eu exploitation « pourrait, selon la preuve, être pertinente et déterminante quant à la question clé de savoir si l’accusé a agi en vue d’exploiter la plaignante » (par. 100), et conclut que la mens rea de la traite des personnes peut parfois être inférée d’une conclusion d’exploitation. Toutefois, après avoir conclu que la preuve présentée par les cinq témoins aurait pu être pertinente pour établir qu’il y a effectivement eu exploitation, notre collègue ne va pas jusqu’à expliquer de quelle façon l’intention de l’intimé d’exploiter la plaignante aurait pu être inférée en l’espèce.
[148]                     À notre avis, l’appréciation par le juge du procès de la preuve présentée par les cinq témoins empêche cette inférence d’être tirée dans les circonstances. Celui‑ci a formulé des conclusions détaillées sur la crédibilité qui ont façonné son appréciation de la preuve présentée par chacun des autres témoins et sa décision quant à la question de savoir si la Couronne s’est acquittée de son fardeau.
[149]                     Fait important, le juge du procès a refusé d’accepter les témoignages de N.R. et de K.L. qui auraient pu prouver l’exploitation de la plaignante à laquelle se serait livré l’intimé. Il a noté que N.R. avait affirmé que les [traduction] « sorties de fin de soirée » de l’intimé et de la plaignante étaient devenues plus fréquentes au fil du temps (par. 22). Toutefois, cet élément de preuve a été introduit pour la première fois en contre‑interrogatoire, n’a pas été mentionné dans la déposition de N.R. ni lors de sa rencontre avec la Couronne et n’a pas été communiqué à la défense (ibid.). Cela aurait pu contribuer à la conclusion du juge du procès selon laquelle N.R. [traduction] « avait eu une attitude quelque peu cavalière relativement à ses obligations en tant que témoin assermenté » (par. 23).
[150]                     En outre, le juge du procès n’a pas accepté l’affirmation de N.R. selon laquelle le fait que l’intimé [traduction] « avait beaucoup d’argent liquide » pouvait établir de façon probante qu’il a effectivement exploité la plaignante (d.a., vol. II, p. 34). Il n’a pas non plus accepté le témoignage de N.R. selon lequel l’intimé avait cet argent parce que [traduction] « selon ce qu’il [a] dit [à N.R.], il était collecteur pour un trafiquant de drogues » (ibid.).
[151]                     Lors de son témoignage, K.L. a affirmé que l’intimé et la plaignante [traduction] « sortaient le soir » et qu’elle « les conduisait à des hôtels et des boîtes de nuit » et allait « les chercher en fin de soirée » (motifs de première instance, par. 35). Elle a aussi affirmé qu’elle avait découvert des documents [traduction] « relatifs à la prostitution » sauvegardés sur un ordinateur dont elle était propriétaire et que la plaignante et l’intimé utilisaient à l’occasion (par. 37). Elle a dit que l’intimé l’avait menacée lorsqu’elle avait confronté la plaignante (ibid.). Le juge du procès a également rejeté une grande partie de ce témoignage. Il a souligné que [traduction] « le témoignage direct [de K.L.] différait de ses déclarations à la police et de son contre‑interrogatoire à plusieurs égards » (par. 38). Lors du contre‑interrogatoire, elle a avoué [traduction] « qu’elle n’était allée qu’une fois chercher » la plaignante et l’intimé après une soirée (ibid.). Elle s’est aussi ravisée concernant son affirmation selon laquelle elle avait découvert des documents relatifs à la prostitution sauvegardés sur son ordinateur (par. 39). Ces mises en doute de la crédibilité ont mené le juge du procès à [traduction] « examin[er] attentivement » le témoignage de K.L. (par. 41). Il a conclu que K.L. avait [traduction] « accepté le récit de [la plaignante] et avait donc entretenu de l’animosité envers » l’intimé (ibid.).
[152]                     En plus d’avoir identifié des questions sérieuses relatives à la crédibilité des témoins dont le témoignage a été invoqué par la Couronne, le juge du procès a également expressément noté les témoignages opposés d’autres témoins qui l’ont amené à conclure que la Couronne n’avait pas fait la preuve des infractions hors de tout doute raisonnable.
[153]                     La fille de la plaignante, [traduction] « un témoin très crédible » selon le juge du procès, a affirmé que les sorties en soirée de l’intimé et de la plaignante étaient liées au « travail dans les bars » (par. 31). Elle a en outre déclaré avoir vu la plaignante [traduction] « monter dans une voiture grise qu’elle ne reconnaissait pas » peu de temps avant que la plaignante et l’intimé se séparent (par. 69). Lorsqu’elle a confronté la plaignante, elle [traduction] « s’est fait dire de n’en parler à personne », ce que la plaignante a nié (ibid.). Un autre ami de la plaignante, J.K., a affirmé lors de son témoignage que cette dernière et l’intimé sortaient [traduction] « quelques fois par semaine », mais que c’était pour faire des courses (par. 33).
[154]                     En résumé, pour conclure que l’intimé avait l’intention d’exploiter la plaignante sur la base de la preuve présentée par les cinq témoins, il faudrait que notre Cour procède à une nouvelle appréciation de la preuve au complet. Cela irait à l’encontre de ce qui a été dit si récemment avec détermination et vigueur dans l’arrêt Hodgson. Le simple fait qu’il y ait une voie par laquelle le juge du procès peut inférer une intention d’exploiter à partir de la tendance à la violence de l’accusé dans certains cas ne signifie pas que notre Cour peut déraciner les conclusions relatives à la crédibilité tirées par le juge du procès de façon à prouver cette inférence en l’espèce.
III.         Conclusion
[155]                     Compte tenu des « faits concrets de l’affaire », l’erreur commise par le juge du procès dans sa qualification des cinq témoignages n’a pas eu « une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (Graveline, par. 14). À notre avis, ce qui est fondamental est que la preuve des cinq témoins a été jugée admissible par le juge du procès, malgré sa qualification erronée. De plus — et ce point est crucial —, les témoignages que le juge du procès a estimé crédibles ne portaient pas sur la question de savoir si l’intimé avait exercé un contrôle sur la plaignante en vue de l’exploiter.
[156]                     Les conclusions relatives à la crédibilité tirées par le juge du procès constituaient le fondement sur lequel reposait son doute raisonnable et sur lequel l’intimé a été acquitté. Il n’existe aucun fondement juridique valable justifiant le rejet de la conclusion du juge du procès à cet égard. Le Code criminel ne prévoit aucun motif d’appel en raison d’un acquittement déraisonnable; or, le raisonnement des juges majoritaires s’en approche dangereusement.
[157]                     On peut comprendre l’analyse de notre collègue d’une autre façon, c’est‑à‑dire que la preuve de la violence donnera nécessairement lieu à l’inférence de l’intention d’exploiter. D’ailleurs, notre collègue reconnaît que « même lorsque le juge du procès reconnaît que l’exploitation a effectivement eu lieu, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’[intimé] avait subjectivement l’intention d’exploiter la plaignante » (par. 108). Cependant, après avoir reconnu cela, elle n’y donne pas effet. Comme nous l’avons indiqué plus tôt, il n’y a aucun élément de preuve qui permettrait de tirer une telle inférence dans la présente affaire. En affirmant le contraire, notre collègue estime en fait que puisqu’il y a une relation violente entre l’intimé et la plaignante, il y a donc une intention d’exploiter.
[158]                     On peut imaginer un scénario où une personne qui fournit des services sexuels se trouve également dans une relation violente et abusive. Les deux situations peuvent exister séparément et indépendamment l’une de l’autre. Bien que le conjoint violent puisse en fait exercer un contrôle, une direction ou une influence sur l’autre conjoint dans leur relation, il n’a peut‑être rien à avoir avec le fait que ce conjoint fournit des services sexuels. L’analyse de notre collègue porte à croire que le conjoint violent pourrait bien être coupable de traite de personnes dans de telles circonstances, même si le lien avec les services sexuels n’a pas été établi. Soyons clairs : le conjoint violent dans ce genre d’affaires peut être déclaré criminellement responsable s’il est accusé, par exemple, d’avoir commis des voies de fait ou de l’intimidation criminelle ou d’avoir proféré des menaces. Toutefois, de telles accusations n’ont pas été portées dans la présente affaire, et elles n’équivalent pas à la traite des personnes.
[159]                     De surplus, nous sommes préoccupés du fait que le raisonnement de notre collègue encourage, en pratique, les tribunaux à faire tomber la distinction entre l’actus reus et la mens rea de l’infraction, de sorte qu’il ne soit plus nécessaire de déterminer si l’intention d’exploiter a été prouvée hors de tout doute raisonnable dans les affaires impliquant des actes de violence. Ce n’est pas ce que voulait le Parlement, car ce raisonnement donne effectivement lieu à une autre présomption que celle établie au par. 279.01(3) du Code criminel.
[160]                     Le pourvoi devrait être rejeté.
                    Pourvoi accueilli, les juges Côté et Rowe sont dissidents.
                    Procureur de l’appelant : Nova Scotia Public Prosecution Service, Halifax.
                    Procureurs de l’intimé : Nova Scotia Legal Aid — Appeals Office, Halifax; Atherton Nicholson, Dartmouth (N.-É.).

[1] Je note que le Parlement a depuis adopté une présomption au par. 279.01(3) C. cr. qui n’était pas en vigueur pendant la période visée par l’acte d’accusation.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC38 ?
Date de la décision : 15/11/2024

Analyses

accusations — Couronne — juge du procès — témoins — exploitation — témoignages — erreurs de droit — services sexuels — infractions — conduite antérieure — acquittements — traite des personnes — victimes — influence — doutes raisonnables — incidence significative


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : T.J.F.
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 15 novembre 2024, R. c. T.J.F., 2024 CSC 38


Origine de la décision
Date de l'import : 16/11/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-11-15;2024csc38 ?

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