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02/10/2008 | CANADA | N°2008_CSC_51

Canada | R. c. R.E.M., 2008 CSC 51 (2 octobre 2008)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. R.E.M., [2008] 3 R.C.S. 3, 2008 CSC 51

Date : 20081002

Dossier : 32038

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

R.E.M.

Intimé

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario et

procureur général de l’Alberta

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 69)

La juge en chef McLachlin (avec l’acc

ord des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein)

______________________________

R. c. R.E.M., [2008] 3 R.C.S. 3, 2008 CSC 51

Sa Majesté la Reine Appelante

c...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. R.E.M., [2008] 3 R.C.S. 3, 2008 CSC 51

Date : 20081002

Dossier : 32038

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

R.E.M.

Intimé

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario et

procureur général de l’Alberta

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 69)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein)

______________________________

R. c. R.E.M., [2008] 3 R.C.S. 3, 2008 CSC 51

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

R.E.M. Intimé

et

Procureur général de l’Ontario et

procureur général de l’Alberta Intervenants

Répertorié : R. c. R.E.M.

Référence neutre : 2008 CSC 51.

No du greffe : 32038.

2008 : 16 mai; 2008 : 2 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Rowles, Donald et Saunders) (2007), 238 B.C.A.C. 176, 393 W.A.C. 176, 218 C.C.C. (3d) 446, [2007] B.C.J. No. 518 (QL), 2007 CarswellBC 547, 2007 BCCA 154, qui a infirmé en partie une décision du juge Romilly, [2004] B.C.J. No. 2896 (QL), 2004 CarswellBC 3313, 2004 BCSC 1679. Pourvoi accueilli.

Alexander Budlovsky, c.r., pour l’appelante.

J. M. Brian Coleman, c.r., et Lisa Jean Helps, pour l’intimé.

M. David Lepofsky et Amanda Rubaszek, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

David C. Marriott, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

Version française du jugement de la Cour rendu par

[1] La Juge en chef — Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à déterminer si un juge de première instance a donné des motifs suffisants relativement à la crédibilité des témoins dans un procès criminel. La Cour d’appel a reproché au juge du procès de ne pas avoir expliqué pourquoi les éléments de preuve contradictoires ne soulevaient pas un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé et elle a ordonné la tenue d’un nouveau procès en raison de l’insuffisance de ses motifs. Le ministère public se pourvoit devant notre Cour, faisant valoir que, sous le couvert de reproches au sujet de l’insuffisance des motifs, la Cour d’appel a en fait substitué sa propre appréciation des faits à celle du juge du procès sans avoir établi que celui‑ci avait commis une erreur.

[2] Je conclus qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi. Les motifs du juge du procès n’étaient peut‑être pas parfaits, mais ils étaient suffisants pour expliquer pourquoi il a prononcé les verdicts de culpabilité et pour fournir matière à examen en appel.

I. Faits et historique des procédures judiciaires

[3] L’accusé, R.E.M., a été inculpé de diverses infractions d’ordre sexuel concernant la plaignante, sa belle‑fille, et K.A.P., la fille d’un ami de la famille. Les infractions concernant la plaignante auraient été commises lorsqu’elle avait entre 9 et 17 ans. À 16 ans, la plaignante a donné naissance à un bébé conçu avec l’accusé.

[4] L’accusé a reconnu avoir eu des rapports sexuels avec sa belle‑fille, mais a soutenu que leur relation n’avait pris une tournure sexuelle qu’au moment où elle avait atteint l’âge de 15 ans et qu’il s’agissait de rapports consensuels. (L’âge du consentement était alors fixé à 14 ans.) Il a nié toutes les autres allégations formulées contre lui.

[5] Les accusations concernant K.A.P. ont été rejetées. Le procès a porté principalement sur celles concernant la belle‑fille de l’accusé.

[6] La preuve portait sur 11 incidents ayant trait à 4 chefs d’accusation concernant la plaignante. Au procès, l’accusé a admis avoir commis les éléments essentiels d’une infraction et a nié les trois autres accusations; il a finalement été acquitté de l’une d’elles. Le juge du procès a estimé que la plaignante était un témoin fort crédible, qu’une grande partie de son témoignage n’était pas sérieusement mis en doute et qu’elle n’était pas encline à enjoliver son récit ni à se venger. Le juge du procès n’a guère cru le témoignage de l’accusé, bien qu’il ait conclu que, sur certains points, il n’était pas sérieusement mis en doute. Le juge du procès n’a pas indiqué clairement lesquels des 11 incidents mis en preuve avaient démontré la perpétration de chacune des infractions ([2004] B.C.J. No. 2896 (QL), 2004 BCSC 1679).

[7] La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, sous la plume de la juge Saunders, a accueilli l’appel relativement aux deux infractions non avouées, parce que, à son avis, il ne ressortait pas suffisamment des motifs du jugement que le juge du procès avait appliqué correctement le principe du doute raisonnable ((2007), 238 B.C.A.C. 176, 2007 BCCA 154). La cour a conclu notamment que le juge du procès avait omis de mentionner une partie de la preuve offerte par l’accusé, de faire des commentaires généraux sur le témoignage de l’accusé et de concilier ses conclusions généralement positives sur la crédibilité de la plaignante avec le rejet d’une partie de son témoignage. Elle a estimé que l’omission du juge du procès d’expliquer pourquoi il avait écarté la dénégation plausible des accusations par l’accusé empêchait un véritable examen en appel. Étant d’avis que la déclaration de culpabilité n’était pas inévitable et que l’accusé avait droit au bénéfice du moindre doute raisonnable soulevé par son témoignage, la cour a conclu que les motifs ne répondaient pas à la norme minimale en ce qui a trait à leur suffisance et il a ordonné la tenue d’un nouveau procès.

II. Analyse

A. Dans quelles circonstances une décision doit‑elle être motivée?

[8] La common law ne reconnaissait autrefois aucune obligation légale pour un tribunal de dévoiler les motifs d’une décision ou de préciser quelle preuve il avait crue ou non : voir, p. ex., R. c. Inhabitants of Audly (1699), 2 Salk. 526, 91 E.R. 448; Swinburne c. David Syme & Co., [1909] V.L.R. 550 (C.S.), confirmé pour d’autres motifs, [1910] V.L.R. 539 (H.C. Austr.); Macdonald c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 665. Pour reprendre les termes utilisés par un ancien juge en chef de notre Cour, le juge chef Laskin :

[traduction] La question de savoir si des motifs doivent être fournis revient souvent dans les procès sans jury et en appel. Il n’existe aucune obligation légale de ce genre, et c’est pour ainsi dire inutile dans de très nombreuses affaires tranchées lors d’un procès devant un juge seul, ainsi que dans bon nombre d’affaires où la Cour d’appel confirme la décision du juge du procès.

(B. Laskin, « A Judge and His Constituencies » (1976), 7 Man. L.J. 1, p. 3‑4)

[9] Les motifs exprimés par les tribunaux, le cas échéant, aux 19e et 20e siècles tendaient à être obscurs. On cherchera en vain des décisions anciennes sur l’obligation de fournir des motifs pour la simple raison, croit‑on, que de tels motifs n’étaient pas jugés nécessaires à moins qu’une loi ne le prévoie. Cette absence d’obligation est sans doute reliée au principe de common law, établi de longue date, voulant qu’un appel soit fondé sur le jugement du tribunal, et non sur les motifs que le tribunal donne pour expliquer ou justifier ce jugement : voir, p. ex., Glennie c. McD. & C. Holdings Ltd., [1935] R.C.S. 257, p. 268.

[10] Le droit a cependant évolué. Aucune règle absolue n’exige qu’une décision soit motivée en toutes circonstances. En revanche, dans certains contextes juridictionnels, des motifs sont souhaitables et, dans de rares cas, obligatoires. Comme notre Cour l’a affirmé dans R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, par. 18, citant le par. 43 de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 R.C.S. 817 (dans un contexte de droit administratif), « il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision ». Un procès criminel, où l’innocence de l’accusé est en jeu, figure parmi ces circonstances.

[11] La doctrine et la jurisprudence établissent que les motifs du jugement dans un procès criminel remplissent trois fonctions principales :

1. Les motifs révèlent aux parties touchées par la décision pourquoi cette décision a été rendue. Comme lord Denning l’a fait remarquer au sujet de l’opportunité de fournir des motifs, [traduction] « ce faisant, [le juge] prouve qu’il a entendu et examiné la preuve et les arguments qui lui ont été présentés de chaque côté : et aussi qu’il n’a pas tenu compte de facteurs extrinsèques » : The Road to Justice (1955), p. 29. Les motifs servent ainsi le droit à la dignité de l’accusé, un droit qui est au cœur de la jurisprudence postérieure à la Seconde Guerre mondiale : M. Liston, « “Alert, alive and sensitive” : Baker, the Duty to Give Reasons, and the Ethos of Justification in Canadian Public Law », dans D. Dyzenhaus, dir., The Unity of Public Law (2004), 113, p. 121. Ils ont aussi pour fonction, tout aussi importante, d’expliquer au ministère public et aux victimes d’infractions criminelles pourquoi une déclaration de culpabilité a été ou non prononcée.

2. Les motifs constituent un moyen de rendre compte devant le public de l’exercice du pouvoir judiciaire; non seulement justice est rendue, mais il est manifeste qu’elle est rendue. C’est pourquoi on a affirmé que l’objet principal d’un jugement [traduction] « est non seulement de rendre justice mais de montrer que justice a été rendue » : Lord Macmillan, « The Writing of Judgments » (1948), 26 R. du B. can. 491, p. 491.

3. Les motifs permettent un examen efficace en appel. Un énoncé clair des conclusions de fait facilite la correction des erreurs et permet aux tribunaux d’appel de discerner les inférences tirées, tout en les empêchant de tirer des conclusions de fait [traduction] « fondées sur une terne transcription de la preuve, avec le risque accru d’erreurs de fait que cela comporte » : M. Taggart, « Should Canadian Judges be legally required to give reasoned decisions in civil cases » (1983), 33 U.T.L.J. 1, p. 7. De même, la révision en appel d’une erreur de droit sera grandement facilitée si le juge du procès a exposé son interprétation des principes de droit sur lesquels repose l’issue de la cause. En outre, les parties et leurs avocats se fondent sur les motifs pour décider s’il y a lieu d’interjeter appel et, dans l’affirmative, quels moyens invoquer.

[12] De plus, les motifs favorisent le prononcé de décisions équitables et exactes; la tâche d’énoncer les motifs attire l’attention du juge sur les points saillants et diminue le risque qu’il laisse de côté des questions de fait ou de droit importantes ou ne leur accorde pas l’importance qu’elles méritent. Un juge a déjà dit : [traduction] « Souvent, la forte impression que les faits sont clairs, selon la preuve, s’estompe lorsque vient le temps d’exprimer cette impression sur papier » (United States c. Forness, 125 F.2d 928 (2d Cir. 1942), p. 942). Enfin, les motifs constituent un outil essentiel d’élaboration uniforme du droit en ce qu’ils guident les tribunaux dans leurs décisions futures conformément à la règle du stare decisis. D’où l’observation suivante formulée dans H. Broom, Constitutional Law Viewed in Relation to Common Law, and Exemplified by Cases (2e éd. 1885) : [traduction] « Les parties au litige et la collectivité en général ont droit à un énoncé public des motifs du jugement — lequel est essentiel à l’établissement de règles fixes intelligibles et au développement du droit en tant que science » (p. 147‑148). De toutes ces façons, les motifs constituent une manifestation concrète de la primauté du droit et renforcent la légitimité du processus judiciaire.

[13] Les fonctions essentielles des motifs — révéler aux parties les raisons de la déclaration de culpabilité, rendre compte devant le public et fournir matière à examen en appel — ont été soulignées dans Sheppard. Cet arrêt a, par ailleurs, reconnu la nécessité de tenir compte des délais et du volume des affaires à traiter dans les cours criminelles de première instance et affirmé que les motifs devront être plus ou moins détaillés selon les circonstances et la mesure dans laquelle le dossier est complet.

[14] Bref, le droit a progressé au point qu’il est maintenant possible d’affirmer sans l’ombre d’un doute que le juge qui préside un procès criminel, où l’innocence de l’accusé est en jeu, a l’obligation de motiver sa décision. La question qui demeure irrésolue est plus difficile à trancher : Que doit‑on entendre, dans le contexte d’une affaire donnée, par des motifs suffisants?

B. L’appréciation du caractère suffisant des motifs

[15] Dans Sheppard, et dans des arrêts subséquents, notre Cour a préconisé une approche fonctionnelle et contextuelle pour l’appréciation du caractère suffisant des motifs en matière criminelle. Les motifs doivent être suffisants pour remplir leurs fonctions qui consistent à expliquer pourquoi l’accusé a été déclaré coupable ou acquitté, rendre compte devant le public et permettre un examen efficace en appel.

[16] Par conséquent, lorsqu’un tribunal d’appel examine les motifs pour déterminer s’ils sont suffisants, il doit les considérer globalement, dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du procès, en tenant compte des buts ou des fonctions de l’expression des motifs (voir Sheppard, par. 46 et 50; R. c. Morrissey (1995), 22 O.R. (3d) 514 (C.A.), p. 524).

[17] Ces buts seront atteints si les motifs, considérés dans leur contexte, indiquent pourquoi le juge a rendu sa décision. Il ne s’agit pas d’indiquer comment le juge est parvenu à sa conclusion, ou d’une invitation à « suivre son raisonnement », mais plutôt de révéler pourquoi il a rendu cette décision. La Cour d’appel de l’Ontario a prononcé l’arrêt Morrissey avant que notre Cour confirme l’obligation de fournir des motifs dans Sheppard. L’arrêt Morrissey décrit toutefois bien l’objet des motifs du juge de première instance. Le juge Doherty affirme, à la p. 525 : [traduction] « En motivant sa décision, le juge de première instance essaie de faire comprendre aux parties le résultat et le pourquoi de sa décision » (je souligne). L’essentiel est d’établir un lien logique entre le « résultat » — le verdict — et le « pourquoi » — le fondement du verdict. Il doit être possible de discerner les raisons qui fondent la décision du juge, dans le contexte de la preuve présentée, des observations des avocats et du déroulement du procès.

[18] Le juge peut expliquer le « pourquoi » de sa décision et son lien logique avec son « résultat » sans nécessairement énoncer chacune des constatations ou conclusions qui l’ont amené au verdict. Pour reprendre les propos tenus par le juge Doherty à la p. 525 de l’arrêt Morrissey :

[traduction] Les motifs d’un juge de première instance ne sauraient être considérés ni analysés comme s’il s’agissait d’instructions au jury. Les instructions au jury indiquent à des non‑juristes le chemin à suivre pour parvenir à un verdict. Les motifs d’un jugement sont exprimés une fois le juge de première instance parvenu à la fin de ce cheminement et expliquent pourquoi il est arrivé à telle ou telle conclusion. Ils ne sont pas censés et ne doivent pas être interprétés comme l’énonciation de chacune des étapes du processus que le juge a suivi pour parvenir à un verdict. [Je souligne.]

[19] Le juge n’est pas tenu d’expliquer des points bien établis, non controversés ou compris et acceptés par les parties. Cela vaut à la fois pour les règles de droit et pour les éléments de preuve. En ce qui a trait au droit, le juge Doherty a ajouté ce qui suit, dans Morrissey, p. 524 :

[traduction] Lorsque l’issue d’une affaire tient à l’application de principes de droit bien établis aux faits constatés après l’examen d’éléments de preuve contradictoires, le juge du procès n’est pas obligé d’exposer ces principes de droit pour démontrer aux parties, et encore moins au tribunal d’appel, qu’il les connaissait et qu’il les a appliqués.

[20] De même, le juge de première instance n’est pas tenu de traiter de la preuve non contestée, ni d’expliquer en détail sa conclusion sur chaque élément de preuve ou fait controversé, dans la mesure où il est possible de discerner logiquement les conclusions qui relient la preuve au verdict.

[21] C’est ce à quoi renvoie l’arrêt Sheppard, lorsqu’il y est question du « raisonnement qu’a suivi le juge du procès pour démêler des éléments de preuve embrouillés ou litigieux » (par. 46). Dans Sheppard, il était impossible de déterminer quels faits le juge de première instance avait jugés avérés. Il était donc impossible de savoir pourquoi le juge était arrivé au résultat obtenu — c’est‑à‑dire au verdict.

[22] Dans Sheppard, l’accusé était inculpé du vol de deux fenêtres. La seule preuve reliant l’accusé aux fenêtres émanait d’une ex‑petite amie qui avait juré [traduction] « d’avoir sa peau ». Le juge du procès avait employé une formule toute faite pour le déclarer coupable :

[traduction] Après avoir examiné l’ensemble des témoignages en l’espèce et me rappelant le fardeau qui incombe au ministère public et la crédibilité des témoins, et la façon dont le tout doit être apprécié, je conclus que le défendeur est coupable des actes reprochés.

[23] Les motifs ne parlaient pas des faits. Ils ne disaient rien au sujet de la crédibilité des témoins. Ni au sujet du droit applicable à l’infraction. Ils répétaient des phrases stéréotypées sur ce que le juge du procès est censé faire, mais n’indiquaient pas qu’il l’avait fait. Rien dans les motifs ne disait à l’accusé pourquoi le juge du procès le déclarait coupable. Rien ne révélait au public pourquoi la déclaration de culpabilité avait été prononcée. Et rien ne permettait à la Cour d’appel de savoir si les conclusions et le raisonnement du juge du procès étaient valables. Les motifs étaient clairement insuffisants d’un point de vue fonctionnel.

[24] En l’espèce, la Cour d’appel a interprété les mots le « raisonnement qu’a suivi le juge du procès pour démêler des éléments de preuve embrouillés ou litigieux » comme signifiant que le juge du procès devait décrire en détail le raisonnement précis qui l’avait mené, à partir d’éléments de preuve disparates, à ses conclusions sur la crédibilité et la culpabilité. En d’autres termes, elle a insisté précisément sur [traduction] « l’énonciation de chacune des étapes du processus que le juge a suivi pour parvenir à un verdict » rejetée dans Morrissey (p. 525). L’arrêt Sheppard n’exige pas cela du juge. Certes, le « raisonnement » suivi par le juge doit ressortir clairement des motifs, considérés dans le contexte du procès. Mais il n’est pas nécessaire que le juge décrive chacune des étapes de son raisonnement.

[25] L’approche fonctionnelle préconisée dans Sheppard indique que les motifs doivent être suffisants pour remplir leurs fonctions — informer les parties du fondement du verdict, rendre compte devant le public et permettre un véritable examen en appel. L’approche fonctionnelle n’exige rien de plus que ce qui permet d’accomplir ces objectifs. En fait, les motifs ne seront insuffisants que s’ils n’atteignent pas leurs objectifs; dans le cas contraire, l’insuffisance des motifs ne pourra justifier un appel. Ce principe tiré de Sheppard a été réitéré dans R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27, par. 31 :

Le principe général confirmé dans Sheppard est le suivant : « il faut repousser toute tentative de faire de l’absence de motifs ou de leur insuffisance un moyen d’appel distinct. Une approche plus contextuelle s’impose. L’appelante doit établir non seulement que les motifs comportent des lacunes, mais également que ces lacunes lui ont causé un préjudice dans l’exercice du droit d’appel que lui confère la loi en matière criminelle » (par. 33). En d’autres termes, le critère applicable consiste à savoir si les motifs jouent bien le rôle qui constitue leur raison d’être, soit permettre à la cour d’appel d’apprécier la justesse de la décision de première instance. [En italique dans l’original.]

[26] L’arrêt Braich a été prononcé en même temps que l’arrêt Sheppard. Contrairement à l’affaire Sheppard, il s’agissait d’un cas où le dossier factuel était détaillé. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Binnie a adopté une approche souple, qui tenait compte du fait que des inférences pouvaient être tirées de ce dossier, et il a jugé que les motifs étaient suffisants.

[27] La cour d’appel avait conclu que les motifs du juge du procès étaient insuffisants parce qu’ils n’analysaient pas convenablement les faiblesses de la preuve d’identification. En infirmant cette décision, le juge Binnie a adopté une approche fonctionnelle. Il a conclu que l’accusé était en mesure d’exprimer un désaccord éclairé avec le juge de première instance et de formuler un moyen d’appel défendable à partir des faits de l’espèce (par. 21 et 24). Mettant en garde contre une approche formaliste, il a affirmé : « L’importance accordée à la “démonstration” d’une appréciation compétente des faiblesses élève l’insuffisance alléguée des motifs au rang de moyen d’appel distinct indépendant du critère fonctionnel. Or, cette proposition de portée étendue a été rejetée dans Sheppard » (par. 38). Il a conclu que les motifs du juge du procès répondaient au critère fonctionnel quant à savoir s’ils étaient suffisants.

[28] Dans R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17, notre Cour a accueilli un pourvoi du ministère public contre une décision en appel qui concluait à une erreur de droit pour cause d’insuffisance des motifs. Sous la plume des juges Bastarache et Abella, la majorité a conclu que la cour d’appel avait fait fi de l’avantage dont jouit le juge du procès du fait qu’il observe et entend les témoins. Elle avait plutôt choisi de substituer sa propre appréciation de la crédibilité à celle de la juge du procès et d’écarter ses motifs parce que la juge n’avait pas expliqué en quoi la preuve ne soulevait pas un doute raisonnable. Les juges Bastarache et Abella ont fait observer ceci au par. 20 :

Apprécier la crédibilité ne relève pas de la science exacte. Il est très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits. C’est pourquoi notre Cour a statué — la dernière fois dans l’arrêt H.L. — qu’il fallait respecter les perceptions du juge de première instance, sauf erreur manifeste et dominante.

[29] Dans l’arrêt Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129, 2007 CSC 41, l’appelant a soutenu que les motifs du juge du procès étaient insuffisants. Ce moyen d’appel a été écarté. M’exprimant au nom de la majorité, j’ai statué ceci, au par. 101 :

Pour statuer sur leur caractère suffisant, il faut considérer les motifs à la lumière du dossier présenté à la cour. Lorsque le dossier renferme tous les éléments nécessaires à la révision en appel, les motifs peuvent être brefs. Des motifs succincts peuvent donc être justifiés lorsque la preuve versée au dossier est abondante, comme en l’espèce. Par contre, les motifs revêtent une importance particulière lorsque « le juge doit se prononcer sur des principes de droit qui posent problème et ne sont pas encore bien établis, ou démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé », comme c’était le cas en première instance : Sheppard, par. 55. Pour juger du caractère suffisant des motifs, il faut se rappeler que « [l]a cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé » : Sheppard, par. 26.

[30] Considérés dans le contexte de l’ensemble du dossier, les motifs du juge du procès étaient suffisants pour permettre à l’appelant de savoir pourquoi une décision défavorable avait été rendue contre lui, et pour permettre un véritable examen en appel : Hill, par. 103.

[31] Plus récemment, dans l’arrêt R. c. Dinardo, [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24, rédigé par la juge Charron, la Cour a écarté une approche formaliste. L’issue de la cause reposait sur la crédibilité. Les motifs du juge du procès ne précisaient pas toutes les possibilités à envisager avant de tirer une conclusion sur l’existence d’un doute raisonnable comme l’exige l’arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742. Après avoir affirmé que seule la substance, et non la forme, de l’arrêt W. (D.) doit être respectée par le juge du procès, la juge Charron a ajouté ceci :

Dans une cause dont l’issue repose sur la crédibilité, comme en l’espèce, le juge du procès doit répondre à la question déterminante de savoir si la preuve offerte par l’accusé, appréciée au regard de l’ensemble de la preuve, soulève un doute raisonnable quant à sa culpabilité. [par. 23]

[32] La juge Charron a ensuite affirmé que, lorsque la question de la crédibilité est déterminante, la déférence est de mise et une intervention rarement justifiée (par. 26). S’il est vrai que les motifs doivent expliquer pourquoi la preuve ne soulevait pas un doute raisonnable, « aucune règle générale n’exige que les motifs soient suffisamment détaillés pour permettre à la juridiction d’appel d’instruire toute l’affaire à nouveau. Il n’est pas nécessaire d’établir que le juge du procès avait conscience et a tenu compte de tous les éléments de preuve, ou encore qu’il a répondu à chaque argument soulevé par les avocats » (par. 30).

[33] La Cour a conclu que les motifs du juge du procès ne respectaient même pas cette norme souple. La preuve indiquait que la plaignante était atteinte d’une déficience intellectuelle, qu’elle avait déjà inventé des histoires pour attirer l’attention et qu’elle s’était contredite dans ses réponses sur la principale question en litige, soit celle de savoir si l’accusé avait commis l’agression. L’omission du juge du procès de mentionner ces éléments cruciaux a laissé un doute dans l’esprit de la Cour quant à savoir s’il s’était arrêté à la question fondamentale de la crédibilité.

[34] Dans l’arrêt R. c. Walker, [2008] 2 R.C.S. 245, 2008 CSC 34, la question était de savoir si les motifs du juge du procès décrivaient de façon suffisamment détaillée le raisonnement qui l’avait mené au verdict. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Binnie a statué que, bien que les motifs « soient loin de la perfection », ils n’étaient pas insuffisants au point de porter atteinte au droit d’appel du ministère public (par. 27). Il a affirmé : « Les motifs sont suffisants s’ils répondent aux questions en litige et aux principaux arguments des parties. Leur suffisance doit être mesurée non pas dans l’abstrait, mais d’après la réponse qu’ils apportent aux éléments essentiels du litige » (par. 20).

[35] En résumé, ces arrêts confirment ceci :

(1) Pour déterminer si des motifs sont suffisants, les cours d’appel doivent adopter une approche fonctionnelle, substantielle et considérer les motifs globalement, dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du déroulement du procès, en tenant compte des buts et des fonctions de l’expression des motifs (voir Sheppard, par. 46 et 50; Morrissey, p. 524).

(2) Le fondement du verdict du juge du procès doit être « intelligible », ou pouvoir être discerné. En d’autres termes, il doit être possible de relier logiquement le verdict à son fondement. Il n’est pas nécessaire de décrire en détail le processus suivi par le juge pour arriver au verdict.

(3) Lorsqu’il s’agit de déterminer si le lien logique entre le verdict et son fondement est établi, il faut examiner la preuve, les observations des avocats et le déroulement du procès pour identifier les questions « en litige » telles qu’elles sont ressorties au procès.

Ce résumé n’est pas exhaustif et les tribunaux d’appel voudront peut‑être se reporter au par. 55 de Sheppard pour une liste plus complète des grands principes.

[36] Sur cette toile de fond, j’examinerai maintenant de façon plus approfondie quatre points sur lesquels les thèses de la défense et de la poursuite diffèrent en l’espèce : (1) le rôle du contexte dans l’évaluation du caractère suffisant des motifs; (2) l’obligation d’expliquer en détail les propositions juridiques ou le lien entre des éléments de preuve précis et le verdict; (3) l’ampleur de l’obligation de traiter des conclusions sur la crédibilité; (4) le rôle des tribunaux d’appel.

1. Les motifs considérés dans leur contexte

[37] Comme nous l’avons vu, la jurisprudence confirme que les motifs du juge du procès ne doivent pas être considérés isolément, comme formant un tout autonome. Le caractère suffisant des motifs ne dépend pas seulement de ce que le juge du procès a dit, mais de ce qu’il a dit dans le contexte du dossier, des questions en litige et des observations des avocats au procès. Il s’agit de savoir si, en lisant les motifs dans leur contexte global, il est possible de discerner le fondement des conclusions du juge du procès — le « pourquoi » du verdict. Si oui, les motifs du jugement remplissent bien leurs fonctions. Les parties connaissent le fondement de la décision. Le public sait ce qui a été décidé et pourquoi. Et la cour d’appel peut déterminer si le juge du procès a suivi la mauvaise voie et commis une erreur. La jurisprudence et les auteurs s’entendent sur ce point.

[38] Ce rôle important du dossier a été reconnu dans Macdonald. La majorité de la Cour a expliqué, à la p. 673, sous la plume du juge en chef Laskin, qu’une question de droit n’est soulevée que si le dossier indique qu’« on peut logiquement conclure que le juge s’est trompé dans l’appréciation d’une question pertinente ou d’un élément de preuve de nature à influer sur la justesse de son verdict »; la simple omission de donner des motifs, sans plus, ne soulève pas une question de droit.

[39] Dans Sheppard, le juge Binnie a confirmé la nécessité d’examiner le dossier : « Lorsque la raison pour laquelle un accusé a été déclaré coupable ou acquitté ressort clairement du dossier, et que l’absence de motifs ou leur insuffisance ne constitue pas un obstacle important à l’exercice du droit d’appel, le tribunal d’appel n’interviendra pas » (par. 46). Au point 2 de son résumé (par. 55), il a affirmé : « Il peut être important d’exprimer les motifs du jugement pour clarifier le fondement de la déclaration de culpabilité, mais il se peut que ce fondement ressorte clairement du dossier. » De même, en ce qui concerne la nécessité que les avocats connaissent le fondement du jugement pour évaluer l’opportunité d’un appel, il a reconnu que les motifs peuvent s’avérer essentiels, puis il a ajouté au point 3 : « Par contre, il est possible que les autres éléments du dossier leur apprennent tout ce qu’ils doivent savoir à cette fin. » Tout au long de sa décision dans Sheppard, le juge Binnie met l’accent sur le caractère fonctionnel et relatif de la question de savoir si le juge du procès a suffisamment motivé sa décision.

[40] L’arrêt Hill, qui cite Sheppard, confirme qu’« il faut considérer les motifs à la lumière du dossier présenté à la cour. Lorsque le dossier renferme tous les éléments nécessaires à la révision en appel, les motifs peuvent être brefs » (par. 101).

[41] L’approche contextuelle de la question de savoir si les motifs sont suffisants reconnaît que le processus judiciaire en première instance — y compris les motifs du juge du procès — est un processus dynamique dans lequel la preuve, les avocats et le juge jouent des rôles différents, mais étroitement reliés. La question de savoir si le juge du procès a suffisamment motivé sa décision doit être tranchée au regard du contexte global du déroulement du procès. Il faut se demander si les motifs, à la lumière du dossier et des observations des avocats sur les questions en litige, expliquent pourquoi le juge a rendu cette décision, en faisant ressortir un lien logique entre, d’une part, la preuve et le droit et, d’autre part, le verdict.

2. Le niveau de détails requis

[42] En l’espèce, la Cour d’appel a principalement reproché au juge du procès de ne pas avoir expliqué de façon suffisamment précise pourquoi il avait retenu le témoignage de la plaignante et écarté celui de l’accusé, et de ne pas avoir indiqué précisément quelle preuve il avait retenue ou écartée relativement à chacune des infractions dont l’accusé avait été déclaré coupable. De même, dans Dinardo, le juge du procès a été critiqué pour ne pas avoir exposé en détail le processus d’appréciation du doute raisonnable conformément à l’approche recommandée dans W. (D.). Dans les deux cas, la question était de savoir combien de détails le juge du procès devait fournir — en l’espèce, sur les faits, dans Dinardo, sur le droit.

[43] On trouve la réponse dans les arrêts Dinardo et Walker — ce qui compte, c’est qu’il ressorte des motifs, considérés dans le contexte du dossier et des observations sur les questions en litige, que le juge a compris l’essentiel de l’affaire. Si c’est le cas, une description détaillée des éléments de preuve ou du droit n’est pas nécessaire.

[44] Le niveau de détails requis peut varier selon les circonstances. Des motifs moins détaillés peuvent être suffisants lorsque le fondement de la décision du juge ressort du dossier, même sans être exprimé. Des motifs plus détaillés peuvent être nécessaires lorsque le juge du procès est appelé à « se prononcer sur des principes de droit qui posent problème et ne sont pas encore bien établis, ou démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé » : Sheppard, par. 55, point 6.

[45] Tout comme il est raisonnable d’inférer que le juge du procès a saisi l’importance de la preuve, il est généralement raisonnable d’inférer qu’il comprend les principes fondamentaux du droit criminel en cause dans le procès. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on a statué à plusieurs reprises que « [l]es juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours » : R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, p. 664, où la Cour a refusé l’idée d’imposer au juge du procès l’obligation positive de démontrer qu’il a apprécié chaque aspect de la preuve pertinente. Le juge du procès n’est pas tenu de réciter des pages de « formule standard » ni de revoir en détail la jurisprudence et la doctrine bien établies, et l’omission de le faire ne constitue pas une erreur de droit. Comme le juge Binnie l’a souligné dans Sheppard, par. 55, point 7 :

Il faut tenir compte des délais et du volume des affaires à traiter dans les cours criminelles. Le juge du procès n’est pas tenu à une quelconque norme abstraite de perfection. On ne s’attend pas et il n’est pas nécessaire que les motifs du juge du procès soient aussi précis que les directives adressées à un jury.

[46] De même, dans Dinardo, la Cour a statué, sous la plume de la juge Charron, que le juge du procès n’était pas tenu de réciter la règle énoncée dans l’arrêt W. (D.) s’il ressortait des motifs qu’il avait saisi l’essentiel de la question fondamentale du doute raisonnable dans le contexte de l’appréciation de la crédibilité.

[47] Cela dit, la présomption selon laquelle les juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours n’écarte pas la nécessité qu’il ressorte des motifs que le droit a été appliqué correctement dans l’affaire en particulier (Sheppard, par. 55, point 9), ni que les motifs traitent des « principes de droit qui posent problème et ne sont pas encore bien établis » (Sheppard, par. 55, point 6).

3. Les conclusions relatives à la crédibilité

[48] Le caractère suffisant des motifs concernant les conclusions sur la crédibilité — la question en litige en l’espèce — mérite des précisions. Dans l’arrêt Gagnon, la Cour s’est attaquée à cette question et a annulé la décision d’un tribunal d’appel portant que les motifs du juge du procès sur la crédibilité étaient déficients. Les juges Bastarache et Abella ont fait observer, au par. 20 : « Apprécier la crédibilité ne relève pas de la science exacte. » Ils ont ajouté qu’il peut être difficile pour le juge du procès « de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits », et ils ont mis les tribunaux d’appel en garde contre la tentation de faire fi de l’avantage dont jouit le juge du procès du fait qu’il observe et entend les témoins et de substituer leur propre appréciation de la crédibilité à celle du juge du procès.

[49] Bien qu’il soit utile que le juge tente d’exposer clairement les motifs qui l’ont amené à croire un témoin plutôt qu’un autre, en général ou sur un point en particulier, il demeure que cet exercice n’est pas nécessairement purement intellectuel et peut impliquer des facteurs difficiles à énoncer. De plus, pour expliquer en détail pourquoi un témoignage a été écarté, il se peut que le juge doive tenir des propos peu flatteurs sur le témoin. Or, le juge voudra peut‑être épargner à l’accusé, qui a témoigné pour nier le crime, la honte de subir des commentaires négatifs sur son comportement, en plus de celle de voir son témoignage écarté et d’être déclaré coupable. Bref, l’appréciation de la crédibilité est un exercice difficile et délicat qui ne se prête pas toujours à une énonciation complète et précise.

[50] Ce qu’on entend par des motifs suffisants concernant la crédibilité peut se déduire de l’arrêt Dinardo, dans lequel la juge Charron a statué que les conclusions sur la crédibilité doivent être tirées au regard des autres éléments de preuve (par. 23). Il faut peut‑être pour cela que la preuve contradictoire soit à tout le moins mentionnée. Cependant, comme l’arrêt Dinardo le dit clairement, ce qui compte, c’est qu’il ressorte des motifs que le juge a saisi l’essentiel de la question en litige. « Dans une cause dont l’issue repose sur la crédibilité, [. . .] le juge du procès doit répondre à la question déterminante de savoir si la preuve offerte par l’accusé, appréciée au regard de l’ensemble de la preuve, soulève un doute raisonnable quant à sa culpabilité » (par. 23). La juge Charron a ensuite écarté la proposition voulant que le juge du procès doive s’engager dans un compte rendu détaillé des éléments de preuve contradictoires : Dinardo, par. 30.

[51] Comme nous l’avons vu plus haut, le niveau de détails requis pour expliquer les conclusions relatives à la crédibilité peut aussi varier selon la preuve versée au dossier et la dynamique du procès. Il se peut que les facteurs en faveur ou en défaveur de la crédibilité ressortent clairement du dossier. En pareil cas, les motifs du juge du procès ne peuvent être jugés déficients simplement parce qu’il ne les a pas énumérés.

4. Le rôle des cours d’appel dans l’appréciation de la suffisance des motifs

[52] Dans Sheppard, le juge Binnie a énoncé, au nom de la Cour, la « règle fondamentale » suivante : « [L]orsque la cour d’appel estime que les lacunes des motifs font obstacle à un examen valable en appel de la justesse de la décision, une erreur de droit a été commise [au sens de l’art. 686 du Code criminel] » (par. 28).

[53] Cependant, la Cour y a également affirmé ceci : « La cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé » (par. 26). Comme l’indique clairement la Cour, les motifs ne justifieront une intervention en appel que s’ils ne remplissent pas leurs fonctions. Il faut plus précisément que les motifs, considérés dans le contexte de la preuve versée au dossier et des questions en litige sur lesquelles était axé le procès, ne révèlent pas de fondement intelligible qui sous‑tende le verdict et permette un véritable examen en appel.

[54] La cour d’appel doit entreprendre l’examen du caractère suffisant des motifs avec déférence envers les perceptions de fait du juge du procès. Comme la Cour l’a décidé dans H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25, et affirmé dans Gagnon (par. 20), « il [faut] respecter les perceptions du juge de première instance, sauf erreur manifeste et dominante ». Il est vrai que des motifs déficients peuvent dissimuler une erreur manifeste et dominante nécessitant une intervention, mais la cour d’appel doit adopter dès le départ une attitude empreinte de retenue en accord avec le postulat voulant que le juge du procès soit le mieux placé pour trancher les questions de fait et censé connaître les principes fondamentaux du droit.

[55] La cour d’appel doit se demander, en faisant preuve de retenue, si les motifs considérés avec la preuve versée au dossier, les observations des avocats et les questions en litige au procès font ressortir le fondement du verdict. Elle doit examiner les motifs dans leur contexte global. Elle doit déterminer si, de ce point de vue, le juge du procès semble avoir saisi l’essentiel des questions fondamentales en litige au procès. Si les éléments de preuve sont embrouillés ou contradictoires, la cour d’appel doit se demander si le juge du procès a manifestement relevé et résolu les contradictions. En présence d’une question de droit épineuse ou de droit nouveau, elle doit se demander si le juge du procès a relevé et résolu cette question.

[56] Si les réponses à ces questions sont affirmatives, les motifs ne sont pas déficients, malgré l’absence de détails et malgré le fait qu’ils soient loin d’être parfaits. On ne doit pas conclure que le juge du procès a commis une erreur de droit parce qu’il a omis de décrire chaque facteur qui l’a mené à une conclusion sur la crédibilité, ou à la conclusion de culpabilité ou d’innocence. On ne doit pas non plus conclure à l’erreur de droit parce que le juge du procès a omis de concilier chacune des faiblesses de la preuve ou de faire allusion à chaque principe de droit applicable. Nul n’est besoin d’énoncer les inférences raisonnables. Si, par exemple, dans une cause dont l’issue repose sur la crédibilité, le juge du procès explique avoir écarté la preuve offerte par l’accusé, mais ne précise pas qu’il a un doute raisonnable, il ne s’agit pas d’une erreur de droit. En pareil cas, la déclaration de culpabilité permet en soi d’inférer que la preuve de l’accusé ne soulevait pas un doute raisonnable. Enfin, les cours d’appel doivent se garder de simplement passer le dossier en revue et substituer leur propre analyse de la preuve à celle du juge du procès parce que les motifs ne correspondent pas à l’idée qu’ils se font de motifs parfaits. Comme l’a établi l’arrêt Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2, p. 14, « [u]n tribunal d’appel n’a ni le devoir ni le droit d’apprécier à nouveau les preuves produites au procès afin de décider de la culpabilité ou de l’innocence. [. . .] S’il se dégage du dossier, ainsi que des motifs de jugement, qu’il y a eu omission d’apprécier des éléments de preuve pertinents et, plus particulièrement, qu’on a fait entièrement abstraction de ces éléments, le tribunal chargé de révision doit alors intervenir. »

[57] Les cours d’appel doivent se poser la question cruciale formulée dans l’arrêt Sheppard : les motifs du juge du procès, considérés dans le contexte de la preuve versée au dossier, des questions en litige telles qu’elles sont ressorties au procès et des observations des avocats, privent‑ils l’appelant du droit à un véritable examen en appel? Pour procéder à un véritable examen en appel, la cour doit pouvoir discerner le fondement de la déclaration de culpabilité. Les conclusions essentielles sur la crédibilité doivent avoir été tirées, et les questions de droit fondamentales doivent avoir été résolues. Si la cour d’appel arrive à la conclusion que, compte tenu de l’ensemble du dossier, le juge du procès n’a pas tranché sur le fond les questions essentielles en litige (comme ce fut le cas dans Sheppard et Dinardo), elle peut alors, mais seulement alors, conclure que la déficience des motifs constitue une erreur de droit.

5. Application des principes à la présente affaire

[58] Il s’agissait d’une cause dont l’issue reposait sur la crédibilité. La plaignante a témoigné relativement à 11 incidents, répartis sur de nombreuses années de son enfance, où l’accusé l’aurait agressée sexuellement alors qu’elle avait entre 9 et 17 ans. L’accusé a témoigné. Il a reconnu avoir eu des rapports sexuels avec la plaignante, mais il a soutenu qu’elle avait 15 ans lorsque leur relation a pris une tournure sexuelle et qu’il s’agissait de rapports consensuels.

[59] Le juge du procès a estimé que la plaignante était un témoin crédible et il a retenu la plupart de son témoignage, en rejetant néanmoins certaines parties contredites par d’autres éléments de preuve. Il a exposé de façon assez détaillée les motifs de ces conclusions, faisant observer que la plaignante était encore une enfant au moment de la plupart des incidents, survenus longtemps auparavant. Il était compréhensible, a‑t‑il conclu, que des erreurs se soient glissées dans son témoignage.

[60] Le juge du procès n’a guère cru le témoignage de l’accusé, bien qu’il ait conclu que, sur certains points, il n’était pas mis en doute. Encore une fois, il a exprimé des motifs, bien que moins détaillés que ses motifs concernant le témoignage de la plaignante.

[61] En résumé, il ressort des motifs du jugement que, sur la plupart des points, le juge du procès a retenu le témoignage de la plaignante et rejeté celui de l’accusé. Cela dit, il a écarté certains aspects du témoignage de la plaignante et retenu certains aspects du témoignage de l’accusé. Le juge du procès a finalement déclaré l’accusé coupable de trois infractions : (1) rapports sexuels avec une personne mineure; (2) attentat à la pudeur; et (3) rapports sexuels illicites avec sa belle‑fille. Il l’a acquitté du chef de grossière indécence.

[62] La Cour d’appel a conclu que les motifs du juge du procès étaient déficients pour les raisons suivantes :

(1) le juge du procès n’a pas indiqué clairement lesquels des 11 incidents mis en preuve avaient démontré la perpétration de chacune des infractions;

(2) le juge du procès n’a pas mentionné une partie de la preuve offerte par l’accusé;

(3) le juge du procès n’a pas fait de commentaires généraux sur le témoignage de l’accusé;

(4) le juge du procès n’a pas concilié ses conclusions généralement positives sur le témoignage de la plaignante avec le rejet d’une partie de son témoignage;

(5) le juge du procès n’a pas expliqué pourquoi il a écarté la dénégation plausible des accusations par l’accusé.

[63] L’omission du juge du procès d’indiquer clairement sur quels incidents se fondaient les trois infractions doit être appréciée dans le contexte de l’ensemble du dossier. Les trois infractions dont l’accusé a été déclaré coupable étaient étayées par la preuve relative à plusieurs incidents, d’où l’inférence raisonnable que le juge du procès a retenu cette preuve en totalité ou en partie et s’est appuyé sur elle pour prononcer les déclarations de culpabilité. Bien qu’il eût été souhaitable, que les motifs établissent un lien précis entre chacun des chefs d’accusation dont l’accusé a été déclaré coupable et la preuve que le juge du procès a retenue à l’appui de ce chef, cette omission ne rendait pas les motifs déficients en l’espèce, comme nous le verrons en détail plus loin.

[64] L’omission du juge du procès de mentionner une partie de la preuve offerte par l’accusé ne rendait pas non plus ses motifs de jugement déficients. L’analyse juridique qui précède établit que le juge du procès n’est pas tenu de traiter de tous les éléments de preuve sur un point donné, pourvu qu’il ressorte des motifs qu’il a saisi l’essentiel des questions en litige au procès. Il se dégage clairement des motifs que le juge du procès a examiné soigneusement la preuve de l’accusé, et qu’il l’a d’ailleurs acceptée sur certains points. Dans ces circonstances, l’omission de mentionner certains aspects de cette preuve ne constitue pas une erreur. Il en va de même de la troisième objection, selon laquelle le juge du procès n’a pas fait de commentaires généraux sur la preuve offerte par l’accusé. Aussi utile que cela puisse être dans certains cas, le juge du procès n’a pas à résumer ses conclusions relatives à la crédibilité en faisant une déclaration globale sur la crédibilité « en général ». Il suffit qu’il démontre qu’il comprenait, le cas échéant, que la crédibilité du témoin était une question en litige.

[65] L’omission alléguée du juge du procès de concilier ses conclusions généralement positives sur le témoignage de la plaignante avec le rejet d’une partie de celui‑ci ne rendait pas ses motifs déficients. Comme on l’explique habituellement aux jurés, le juge des faits peut accepter une partie de la déposition d’un témoin tout en en écartant d’autres parties. Le juge du procès a indiqué que le fait que plusieurs incidents dont la plaignante avait témoigné s’étaient produits de nombreuses années auparavant, quand elle n’était qu’une enfant, pouvait expliquer certaines incohérences. En fait, il a bel et bien indiqué pourquoi il a écarté une partie de son témoignage.

[66] Enfin, l’omission du juge du procès d’expliquer pourquoi il a écarté la dénégation plausible des accusations par l’accusé ne permet pas de conclure à la déficience des motifs. Il ressort clairement des motifs du juge du procès que, de façon générale, lorsque les témoignages de la plaignante et de l’accusé se contredisaient, il a retenu celui de la plaignante. Cela explique pourquoi il a écarté la dénégation de l’accusé. Il a exposé les raisons pour lesquelles il a retenu le témoignage de la plaignante, ayant jugé qu’elle était généralement sincère et [traduction] « un témoin fort crédible », et il a conclu que son témoignage sur des événements précis n’était [traduction] « pas sérieusement mis en doute » (par. 68). Il s’ensuit, nécessairement, qu’il a écarté le témoignage de l’accusé lorsqu’il contredisait le témoignage de la plaignante qu’il avait retenu. Aucun autre motif n’était nécessaire pour justifier le rejet du témoignage de l’accusé. Dans ce contexte, les condamnations elles‑mêmes permettent d’inférer raisonnablement que l’accusé n’a pas réussi à soulever un doute raisonnable en niant les accusations.

[67] Il eût peut‑être été souhaitable que le juge du procès explique davantage certains points. Plus particulièrement, il eût été préférable d’établir un lien précis entre les infractions dont l’accusé a été déclaré coupable et la preuve se rapportant à chacun des incidents. Compte tenu des conclusions nuancées sur la crédibilité auxquelles est arrivé le juge du procès, le lien entre les 11 incidents et les déclarations de culpabilité n’était peut‑être pas parfaitement clair. Cependant, selon l’état du droit exposé plus tôt, il s’agit de savoir si les motifs, considérés dans le contexte du dossier et des questions en litige au procès, faisaient ou non ressortir entre la preuve et le verdict un lien logique suffisant pour permettre un véritable appel. La principale question en litige au procès était la crédibilité. Il est manifeste que le juge du procès a retenu la totalité ou une partie suffisante du témoignage étoffé de la plaignante concernant les incidents et que ni l’ensemble de la preuve ni le témoignage contradictoire de l’accusé n’ont laissé subsister de doute raisonnable dans son esprit. Il en a conclu que la culpabilité de l’accusé avait été établie hors de tout doute raisonnable. Lorsqu’on considère le dossier globalement, le fondement du verdict est évident.

[68] Plutôt que de s’efforcer de découvrir ce fondement, la Cour d’appel s’est intéressée principalement aux détails omis et a fait preuve de scepticisme. Après avoir conclu que la dénégation de l’accusé était plausible, elle a examiné l’affaire de ce point de vue, se demandant s’il ressortait des motifs que le juge du procès avait appliqué correctement la règle du doute raisonnable. Elle est alors tombée dans le piège décrit dans l’arrêt Gagnon, en faisant fi de l’avantage dont jouit le juge du procès du fait qu’il observe et entend les témoins, et elle a substitué sa propre appréciation de la crédibilité à celle du juge du procès en critiquant les motifs du jugement parce qu’ils n’expliquaient pas pourquoi aucun doute raisonnable n’avait été soulevé.

III. Conclusion

[69] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les verdicts de culpabilité.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l’appelante : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.

Procureur de l’intimé : J. M. Brian Coleman, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : 2008 CSC 51 ?
Date de la décision : 02/10/2008
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et les verdicts de culpabilité sont rétablis

Analyses

Droit criminel - Procès - Jugements - Motifs - Accusé déclaré coupable de trois infractions d’ordre sexuel - Les motifs du juge sur la crédibilité des témoins dans le procès criminel étaient‑ils suffisants?.

La plaignante a témoigné relativement à 11 incidents répartis sur de nombreuses années, où l’accusé l’aurait agressée sexuellement alors qu’elle avait entre 9 et 17 ans. L’accusé a témoigné. Il a reconnu avoir eu des rapports sexuels avec la plaignante, mais il a soutenu qu’elle avait 15 ans lorsque leur relation a pris une tournure sexuelle et qu’il s’agissait de rapports consensuels. L’âge du consentement était alors fixé à 14 ans.

Le juge du procès a estimé que la plaignante était un témoin crédible et il a retenu la plupart de son témoignage, en rejetant néanmoins certaines parties contredites par d’autres éléments de preuve. Il a exposé de façon assez détaillée les motifs de ces conclusions, faisant observer que la plaignante était encore une enfant au moment de la plupart des incidents, survenus longtemps auparavant. Il était compréhensible, a‑t‑il conclu, que des erreurs se soient glissées dans son témoignage. Le juge du procès n’a guère cru le témoignage de l’accusé, bien qu’il ait conclu, à certains égards, qu’il n’était pas mis en doute. Encore une fois, il a exprimé des motifs, bien que moins détaillés que ses motifs concernant le témoignage de la plaignante. Le juge du procès a finalement déclaré l’accusé coupable de trois chefs d’accusation.

La Cour d’appel a annulé la déclaration de culpabilité à l’égard de deux des trois chefs d’accusation, concluant que les motifs du juge du procès étaient déficients parce que celui-ci (i) n’a pas indiqué clairement lesquels des 11 incidents mis en preuve avaient démontré la perpétration de chacune des infractions; (ii) n’a pas mentionné une partie de la preuve offerte par l’accusé; (iii) n’a pas fait de commentaires généraux sur le témoignage de l’accusé; (iv) n’a pas concilié ses conclusions généralement positives sur le témoignage de la plaignante avec le rejet d’une partie de son témoignage; (v) n’a pas expliqué pourquoi il a écarté la dénégation plausible des accusations par l’accusé.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et les verdicts de culpabilité sont rétablis.

Les motifs du juge du procès remplissent trois fonctions principales : expliquer la décision aux parties, rendre compte devant le public et permettre un véritable examen en appel. La cour d’appel doit, en faisant preuve de retenue, s’assurer que les motifs du juge du procès, considérés dans le contexte de l’ensemble du dossier, démontrent qu’il avait conscience des questions fondamentales en litige et qu’il les a résolues. [11] [55]

Les trois infractions dont l’accusé a été déclaré coupable s’appuyaient sur la preuve relative à plusieurs incidents, d’où l’inférence raisonnable que le juge du procès a retenu cette preuve en totalité ou en partie et s’est appuyé sur elle pour prononcer les déclarations de culpabilité. Bien qu’il eût été souhaitable que les motifs établissent un lien précis entre chacun des chefs d’accusation dont l’accusé a été déclaré coupable et la preuve que le juge du procès a retenue à l’appui de ce chef, cette omission ne rendait pas les motifs déficients. [63]

L’omission du juge du procès de mentionner une partie de la preuve offerte par l’accusé ne rendait pas non plus ses motifs de jugement déficients. Le juge du procès n’est pas tenu de traiter de tous les éléments de preuve sur un point donné, pourvu qu’il ressorte des motifs qu’il a saisi l’essentiel des questions en litige au procès. Il se dégage clairement des motifs que le juge du procès a examiné soigneusement la preuve de l’accusé, et qu’il l’a d’ailleurs acceptée sur certains points. Dans ces circonstances, l’omission de mentionner certains aspects de cette preuve ne constitue pas une erreur. Il en va de même du fait que le juge du procès n’a pas fait de commentaires généraux sur la preuve offerte par l’accusé. Aussi utile que cela puisse être dans certains cas, le juge du procès n’a pas à résumer ses conclusions relatives à la crédibilité en faisant une déclaration globale sur la crédibilité « en général ». Il suffit qu’il démontre qu’il comprenait, le cas échéant, que la crédibilité du témoin était une question en litige. [64]

L’omission alléguée du juge du procès de concilier ses conclusions généralement positives sur le témoignage de la plaignante avec le rejet d’une partie de celui‑ci ne rendait pas ses motifs déficients. Le juge des faits peut accepter une partie de la déposition d’un témoin tout en en écartant d’autres parties. Le juge du procès a indiqué que le fait que plusieurs incidents dont la plaignante avait témoigné s’étaient produits de nombreuses années auparavant, quand elle n’était qu’une enfant, pouvait expliquer certaines incohérences. En fait, il a bel et bien indiqué pourquoi il a écarté une partie de son témoignage. [65]

Enfin, l’omission du juge du procès d’expliquer pourquoi il a écarté la dénégation plausible des accusations par l’accusé ne permet pas de conclure à la déficience des motifs. Il ressort clairement des motifs du juge du procès que, de façon générale, lorsque les témoignages de la plaignante et de l’accusé se contredisaient, il a retenu celui de la plaignante. Cela explique pourquoi il a écarté la dénégation de l’accusé. Il a exposé les raisons pour lesquelles il a retenu le témoignage de la plaignante, ayant jugé qu’elle était généralement sincère et « un témoin fort crédible », et il a conclu que son témoignage sur des événements précis n’était « pas sérieusement mis en doute ». Il s’ensuit, nécessairement, qu’il a écarté le témoignage de l’accusé lorsqu’il contredisait le témoignage de la plaignante qu’il avait retenu. Aucun autre motif n’était nécessaire pour justifier le rejet des explications de l’accusé. Dans ce contexte, les condamnations elles‑mêmes permettent d’inférer raisonnablement que l’accusé n’a pas réussi à soulever un doute raisonnable en niant les accusations. [66]

Il eût peut‑être été souhaitable que le juge du procès explique davantage certains points. Cependant, il s’agit de savoir si les motifs, considérés dans le contexte du dossier et des questions en litige au procès, faisaient ou non ressortir entre la preuve et le verdict un lien logique suffisant pour permettre un véritable appel. La principale question en litige au procès était la crédibilité. Il est manifeste que le juge du procès a retenu la totalité ou une partie suffisante du témoignage étoffé de la plaignante concernant les incidents et que ni l’ensemble de la preuve ni le témoignage contradictoire de l’accusé n’ont laissé subsister de doute raisonnable dans son esprit. Il en a conclu que la culpabilité de l’accusé avait été établie hors de tout doute raisonnable. Lorsqu’on considère le dossier globalement, le fondement du verdict est évident. [67]

Plutôt que de s’efforcer de découvrir ce fondement, la Cour d’appel s’est intéressée principalement aux détails omis et a fait preuve de scepticisme. Après avoir conclu que la dénégation de l’accusé était plausible, elle a examiné l’affaire de ce point de vue, se demandant s’il ressortait des motifs que le juge du procès avait appliqué correctement la norme du doute raisonnable. Ce faisant, elle n’a pas tenu compte de l’avantage dont jouit le juge du procès du fait qu’il observe et entend les témoins, et elle a substitué sa propre appréciation de la crédibilité à celle du juge du procès en critiquant les motifs du jugement parce qu’ils n’expliquaient pas pourquoi aucun doute raisonnable n’avait été soulevé. [68]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : R.E.M.

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés : R. c. Inhabitants of Audly (1699), 2 Salk. 526, 91 E.R. 448
Swinburne c. David Syme & Co., [1909] V.L.R. 550, conf. pour d’autres motifs par [1910] V.L.R. 539
Macdonald c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 665
Glennie c. McD. & C. Holdings Ltd., [1935] R.C.S. 257
R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817
United States c. Forness, 125 F.2d 928 (1942)
R. c. Morrissey (1995), 22 O.R. (3d) 514
R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27
R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17
Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129, 2007 CSC 41
R. c. Dinardo, [2008] 1 R.C.S. 788, 2008 CSC 24
R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
R. c. Walker, [2008] 2 R.C.S. 245, 2008 CSC 34
R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656
H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25
Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2.
Doctrine citée
Broom, Herbert. Constitutional Law Viewed in Relation to Common Law, and Exemplified by Cases, 2nd ed. London : Maxwell, 1885.
Denning, Sir Alfred. The Road to Justice. London : Stevens & Sons, 1955.
Laskin, Bora. « A Judge and His Constituencies » (1976), 7 Man. L.J. 1.
Liston, Mary. « “Alert, alive and sensitive” : Baker, the Duty to Give Reasons, and the Ethos of Justification in Canadian Public Law », in David Dyzenhaus, ed., The Unity of Public Law. Portland, Oregon : Hart, 2004, 113.
Macmillan, Lord. « The Writing of Judgments » (1948), 26 R. du B. can. 491.
Taggart, Michael. « Should Canadian judges be legally required to give reasoned decisions in civil cases » (1983), 33 U.T.L.J. 1.

Proposition de citation de la décision: R. c. R.E.M., 2008 CSC 51 (2 octobre 2008)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2008-10-02;2008.csc.51 ?
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