R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Colin Sheppard Intimé
Répertorié : R. c. Sheppard
Référence neutre : 2002 CSC 26.
No du greffe : 27439.
2001 : 21 juin; 2002 : 21 mars.
Présents : Les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de terre‑neuve
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre‑Neuve (1999), 138 C.C.C. (3d) 254, 178 Nfld. & P.E.I.R. 1, [1999] N.J. No. 229 (QL), qui a annulé la déclaration de culpabilité de l’accusé et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi rejeté.
Harold J. Porter, pour l’appelante.
Richard S. Rogers, pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — Dans la présente affaire, la Cour d’appel de Terre‑Neuve a annulé la déclaration de culpabilité de l’intimé parce que le juge du procès avait omis de prononcer des motifs dans des circonstances [traduction] « qui commandaient une analyse explicative ». En d’autres termes, le juge du procès a commis une erreur de droit en n’expliquant pas sa décision d’une manière suffisamment intelligible pour en permettre l’examen en appel. Je souscris à cette conclusion et, par conséquent, je rejetterais le pourvoi du ministère public.
2 Colin Sheppard, âgé de 24 ans, est un menuisier sans emploi de Spaniard’s Bay (Terre‑Neuve‑et‑Labrador). Il a été accusé de possession de biens volés, à savoir deux fenêtres à battants d’une valeur de 429 $. Aucune fenêtre volée n’a jamais été trouvée en sa possession. La preuve recueillie contre M. Sheppard reposait entièrement sur une accusation portée par son ex‑petite amie, qui a raconté son histoire à la police deux jours après la fin de sa relation orageuse avec l’intimé en promettant [traduction] « d’avoir sa peau ». L’intimé a témoigné pour sa propre défense. À l’issue d’une poursuite sommaire, un juge de la Cour provinciale l’a déclaré coupable et condamné à une amende de 1 000 $ en plus de lui ordonner de [traduction] « rembourser » le coût de deux fenêtres à un fournisseur de matériaux de construction de l’endroit. L’intimé ne comprend toujours pas le fondement de sa condamnation et nous non plus. Les motifs prononcés par le juge du procès consistent en tout et pour tout en l’énoncé suivant :
[traduction] Après avoir examiné l’ensemble des témoignages en l’espèce et me rappelant le fardeau qui incombe au ministère public et la crédibilité des témoins, et la façon dont le tout doit être apprécié, je conclus que le défendeur est coupable des actes reprochés.
3 L’avocat de la défense affirme qu’il a été en mesure de résumer son argumentation en deux ou trois minutes (46 lignes dans la transcription) et que l’avocat du ministère public a pu le faire un peu plus succinctement (15 lignes dans la transcription). Il se demande pourquoi on devrait s’attendre à moins d’un juge de première instance.
4 Le ministère public appelant soutient [traduction] « qu’il existe un principe établi en droit canadien selon lequel un juge de première instance n’est pas tenu de prononcer des motifs » (mémoire, par. 13 (en caractère gras dans l’original)). Cette affirmation est d’une généralité excessive, ce qui la rend fausse. Certes, dans l’absolu et indépendamment des circonstances d’une affaire donnée, il n’existe aucune obligation générale de prononcer des motifs « lorsque la décision est par ailleurs appuyée par la preuve ou lorsque le fondement de la décision est évident compte tenu des circonstances » (R. c. Barrett, [1995] 1 R.C.S. 752, p. 753). Appel peut être interjeté d’un jugement, et non des motifs d’un jugement. Les motifs jouent néanmoins un rôle important en première instance et, comme on le verra, lorsqu’ils ne jouent pas leur rôle, le jugement même est susceptible d’être infirmé en appel.
5 Au sens le plus large de la responsabilité judiciaire, la motivation des jugements constitue un aspect fondamental de la légitimité des institutions judiciaires aux yeux du public. Les décisions portant sur des cas individuels ne sont pas soumises à l’approbation de l’électorat ni sanctionnées par lui. Les tribunaux s’attirent la critique du public ou obtiennent son appui au moins en partie par la qualité de leurs motifs. Sans motifs, les jugés ne peuvent pas juger les juges. La question qui nous est soumise est de savoir comment ce principe général de fonctionnement se traduit par des règles spécifiques d’examen en appel.
I. Les faits
6 L’intimé a vécu pendant environ un an et demi avec la dénonciatrice, Mme Sandra Noseworthy. Leur relation peut être qualifiée au mieux d’orageuse, du moins à la fin. Par exemple, l’intimé a allégué qu’une fois, elle lui avait lancé un verre de bière, et qu’une autre fois, elle lui avait assené des coups de marteau aux genoux. À une occasion, a‑t‑il dit, il s’est présenté à la GRC [traduction] « le visage en sang » et on lui a conseillé [traduction] « de sortir de cette relation ». La séparation ne s’est pas faite à l’amiable, du moins selon la description qu’en a donnée l’intimé :
[traduction] Alors, mon ami Martin a accepté de venir avec moi et lorsque je suis arrivé là‑bas, elle [Mme Noseworthy] était en train de donner des coups de pied dans [. . .] elle essayait d’enfoncer à coups de pied la porte de ma remise. Et je l’ai déverrouillée et je l’ai laissée prendre sa chaise et ses affaires de Noël et eh, elle m’a encore donné quelques coups de poing au visage et m’a lancé une roche en essayant de briser la fenêtre de ma maison et eh, de briser la vitre arrière de mon camion, et eh, elle a lancé un bâton que j’ai reçu en plein visage. Ça n’en finissait plus.
L’intimé affirme que lorsqu’il a décidé de la quitter, elle l’a menacé en lui disant : [traduction] « Je te souhaite de vivre dans la misère. Si je peux faire quelque chose pour que ça t’arrive, ça va t’arriver ». Lors du procès, elle a témoigné : [traduction] « J’ai peut‑être dit ça. Peut‑être ».
7 Pendant l’année et demie au cours de laquelle ils ont vécu ensemble, l’intimé, alors sans emploi, rénovait une maison. Deux jours après leur rupture, Mme Noseworthy s’est rendue au poste de police pour informer les policiers que l’intimé avait avoué, environ un mois auparavant, avoir volé deux fenêtres chez un fournisseur de matériaux de l’endroit. Pour toute description des biens qui auraient été volés, elle a dit qu’il s’agissait de : [traduction] « fenêtres en vinyle, à deux vitres. Elles étaient [. . .] elles s’ouvraient d’un côté ». On a communiqué avec le fournisseur de matériaux. Il n’était pas au courant du vol allégué, malgré le temps écoulé depuis. Après avoir vérifié son inventaire, il a confirmé qu’il manquait deux fenêtres de vinyle de 40 po x 36 po dans un camion utilisé comme entrepôt et stationné de l’autre côté de la rue, en face de son commerce. Au moment de la disparition des fenêtres, à une date inconnue, le camion contenait de 30 à 40 fenêtres en plus d’autres matériaux de construction et il n’était pas verrouillé. Le fournisseur de matériaux a témoigné que les employés et les passants avaient accès à ces lieux et qu’aucune trace d’effraction n’avait été relevée. Madame Noseworthy a témoigné que l’intimé avait volé les fenêtres [traduction] « pour s’en servir dans sa maison », mais dans les faits, aucune preuve n’indiquait qu’une perquisition avait été effectuée chez lui ni que les fenêtres « volées » avaient été incorporées à la structure ou qu’elles se trouvaient sur la propriété de l’intimé, ni où que ce soit.
8 À l’exception du témoignage de Mme Sandra Noseworthy, aucun élément de preuve ne reliait l’intimé aux fenêtres manquantes. Mme Noseworthy a reconnu qu’il n’y avait aucune étiquette identifiant les fenêtres lorsqu’elle les a vues. Elle a dit que l’intimé lui avait avoué avoir enlevé les étiquettes et les avoir brûlées.
9 L’intimé qui, à 24 ans, ne possédait pas de casier judiciaire et n’avait jamais été accusé d’une infraction criminelle, a nié vigoureusement toutes ces allégations.
II. Historique des procédures judiciaires
A) Cour provinciale de Terre‑Neuve
10 Comme on l’a vu plus tôt, le jugement du juge Barnable tenait en entier en ces lignes :
[traduction] Après avoir examiné l’ensemble des témoignages en l’espèce et me rappelant le fardeau qui incombe au ministère public et la crédibilité des témoins, et la façon dont le tout doit être apprécié, je conclus que le défendeur est coupable des actes reprochés.
B) Cour d’appel de Terre‑Neuve (1999), 138 C.C.C. (3d) 254
1. Le juge O’Neill
11 Le juge O’Neill a statué que le juge du procès aurait dû indiquer qu’il avait bel et bien considéré les questions relatives au démenti de l’accusé, à l’absence de preuve corroborante, aux raisons qu’avait la dénonciatrice d’agir par esprit de vengeance et aux menaces qu’elle aurait proférées, au fait que les biens n’avaient pas été retrouvés et qu’il n’existait aucune preuve du moment où les fenêtres avaient été dérobées. Il a conclu qu’en l’absence de motifs suffisants, la Cour d’appel ne pouvait s’acquitter de son rôle en d’appel. Il a annulé le verdict par application du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (« verdict déraisonnable »), et il a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
2. Le juge Green, souscrivant au résultat
12 Le juge Green a statué que [traduction] « le fait de ne pas intervenir dans cette affaire équivaudrait à sanctionner l’emploi d’une formule standard dans les jugements de première instance comme moyen de soustraire ces jugements à l’examen en appel » (p. 268). À son avis, le rejet de l’appel encouragerait les juges de première instance à structurer délibérément leurs jugements de façon à faire obstacle à l’examen en appel ou à masquer une analyse bâclée ou inadéquate. En l’espèce, le tribunal d’appel n’avait rien à examiner. L’argument voulant que les juges très affairés qui président les procès ne devraient pas être tenus de donner des motifs détaillés dans chaque cas ne justifie pas qu’ils ne donnent jamais de motifs, particulièrement dans les affaires où le bon sens voudrait que les aspects controversés soient examinés et analysés. Le juge Green s’est posé la question de savoir si le juge du procès s’était demandé si quelqu’un d’autre avait pu subtiliser les fenêtres et si cette possibilité soulevait un doute raisonnable, ou si la dénonciatrice avait des raisons de mentir, ou s’il subsistait toujours un doute raisonnable même s’il ne croyait pas l’accusé. L’omission d’aborder ces questions démontrait que le juge du procès soit n’avait pas saisi certains points importants, soit avait choisi de ne pas en tenir compte. Le verdict était déraisonnable.
3. Madame le juge Cameron, dissidente
13 Madame le juge Cameron a estimé qu’un examen de la preuve ne permettait pas de conclure que le verdict était déraisonnable ou qu’il ne pouvait pas s’appuyer sur la preuve. L’issue de l’affaire reposait sur la crédibilité. À son avis, si la version des faits de la plaignante était retenue, il existait alors une preuve permettant raisonnablement d’inscrire une déclaration de culpabilité. Selon elle, l’omission de donner des motifs ne constitue pas une erreur de droit. La preuve n’était ni compliquée ni embrouillée, et il n’existait aucune incertitude quant au droit. En l’absence d’une obligation générale de prononcer des motifs, elle n’a décelé, dans cette affaire, aucun élément qui commandait l’énoncé de motifs ou qui laissait croire à une interprétation erronée d’un principe juridique.
III. Les dispositions législatives pertinentes
14 Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46
Pouvoirs de la cour d’appel
686. (1) [Pouvoirs] Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :
a) peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :
(i) que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve,
(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit,
(iii) que, pour un motif quelconque, il y a eu erreur judiciaire;
b) peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants :
. . .
(iii) bien qu’elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l’appel pourrait être décidé en faveur de l’appelant, elle est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit;
. . .
(2) [Ordonnance à rendre] Lorsqu’une cour d’appel admet un appel en vertu de l’alinéa (1)a), elle annule la condamnation et, selon le cas :
a) ordonne l’inscription d’un jugement ou verdict d’acquittement;
b) ordonne un nouveau procès.
IV. Analyse
15 Les motifs de jugement constituent le principal mécanisme par lequel les juges rendent compte aux parties et à la population des décisions qu’ils prononcent. Les tribunaux disent souvent qu’il faut non seulement que justice soit rendue, mais qu’il soit manifeste qu’elle a été rendue, ce à quoi les critiques répondent qu’il est difficile de voir comment il pourrait être manifeste que justice a été rendue si les juges n’exposent pas les motifs de leurs actes. Les tribunaux de première instance, à qui il revient de tirer les conclusions de fait et les inférences essentielles, ne s’acquittent convenablement de leur obligation de rendre compte que si les motifs de leurs décisions sont transparents et accessibles au public et aux tribunaux d’appel.
16 Dans certains ressorts de common law, notamment en Angleterre et en Australie, les tribunaux ont posé comme règle générale, quoique relative, l’obligation tant en matière civile que criminelle de donner des motifs, sauf certaines exceptions importantes : voir de façon générale H. L. Ho, « The judicial duty to give reasons » (2000), 20 Legal Stud. 42; Coleman c. Dunlop Ltd., [1998] P.I.Q.R. 398 (C.A. Angl.), p. 403; et Flannery c. Halifax Estate Agencies Ltd., [2000] 1 All E.R. 373 (C.A.). On ne sait toutefois pas précisément dans quelle mesure un résultat raisonnable fondé sur un solide dossier de preuve pourra néanmoins être infirmé et l’affaire renvoyée pour la tenue d’un nouveau procès parce que les motifs de la décision sont insuffisants, confus ou mal exprimés. Dans la plupart des arrêts publiés, les lacunes des motifs créaient d’importants problèmes de fond pour le tribunal d’appel.
17 En Australie, la cour d’appel d’un État a dit qu’il existe une obligation judiciaire [traduction] « de donner des motifs dans un cas opportun, au même titre qu’il existe une obligation d’agir de façon judiciaire, notamment d’entendre les arguments des avocats ainsi que la preuve et d’accepter le témoignage pertinent d’un témoin » : Pettitt c. Dunkley, [1971] 1 N.S.W.L.R. 376 (C.A.), p. 387‑388. Il ne faut pas seulement définir la notion de « cas opportun », mais établir les circonstances dans lesquelles l’omission de fournir des motifs suffisants constituera un moyen d’obtenir un acquittement ou la tenue d’un nouveau procès.
18 En droit administratif canadien, notre Cour a ainsi statué dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 43 :
. . . il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise.
19 Bien entendu, il existe des différences importantes entre les cours criminelles et les tribunaux administratifs. Chaque cadre juridictionnel possède ses propres exigences. Si le contexte diffère, les mêmes règles ne s’appliqueront pas nécessairement. Les présents motifs visent le contexte de la justice criminelle.
20 Même dans le contexte du droit criminel, le législateur est intervenu pour imposer l’obligation de donner des motifs dans des circonstances particulières. Le paragraphe 276.2(3) du Code criminel oblige les juges du procès à motiver la décision qu’ils rendent sur l’admissibilité de la preuve portant sur le passé sexuel de la plaignante. Ils doivent mentionner tous les facteurs ayant fondé leur décision et préciser en quoi ils jugent la preuve soumise pertinente. De la même façon, le par. 278.8(1) dispose que les juges du procès sont tenus de motiver leurs décisions de rendre ou refuser de rendre l’ordonnance de communiquer certains dossiers contenant des renseignements personnels. L’article 726.2 dispose que lors du prononcé de la peine, le tribunal donne ses motifs. Le seul objet logique de ces dispositions est de faciliter l’examen en appel de la justesse de la déclaration de culpabilité, de l’acquittement ou de la peine. Il serait insolite que les tribunaux soient assujettis à une norme plus rigoureuse lorsqu’ils expliquent leur décision sur une question concernant la preuve ou la peine que lorsqu’ils motivent une déclaration de culpabilité dont le tribunal d’appel est aussi appelé à examiner la justesse.
21 Il ne s’agit pas tant de chanter les vertus des décisions pleinement motivées, dont personne ne doute, que d’identifier les situations où les lacunes des motifs exprimés en première instance justifieront que la cour d’appel intervienne et prononce un acquittement ou ordonne la tenue d’un nouveau procès.
22 De manière générale, on peut dire que c’est en faveur du public plutôt qu’en faveur des parties à l’instance qu’est établie l’obligation de donner des motifs. Grâce aux décisions motivées, le grand public est avisé des règles de conduite applicables à ses activités futures. Le fait de connaître la raison d’être d’une règle aide souvent ceux qui tentent de s’y conformer à en définir la portée. La common law évolue en grande partie par l’application, à des situations nouvelles, d’analogies motivées tirées de la jurisprudence. Toutefois, rares sont ceux qui prétendraient que le défaut de s’acquitter de cette fonction jurisprudentielle donne nécessairement ouverture à une intervention en appel. On ordonne la tenue d’un nouveau procès dans les cas où il peut s’avérer nécessaire de corriger l’issue d’une affaire donnée. De piètres motifs peuvent coïncider avec un résultat juste. Seule une raison sérieuse peut justifier une réparation aussi sérieuse qu’un nouveau procès.
23 De manière plus spécifique, dans le cadre d’une affaire en particulier, il est largement reconnu que l’obligation de motiver sa décision amène le juge à centrer son attention sur les difficultés soulevées (R. c. G. (M.) (1994), 93 C.C.C. (3d) 347 (C.A. Ont.), p. 356; R. c. N. (P.L.F.) (1999), 138 C.C.C. (3d) 49 (C.A. Man.), p. 53‑56 et 61‑63; R. c. Hache (1999), 25 C.R. (5th) 127 (C.A.N.‑É.), p. 135‑139; R. c. Graves (2000), 189 N.S.R. (2d) 281, 2000 NSCA 150, par. 19‑23; R. c. Gostick (1999), 137 C.C.C. (3d) 53 (C.A. Ont.), p. 67‑68). L’absence de motifs ne signifie cependant pas nécessairement qu’il n’a pas centré son attention sur ces difficultés. Nous parlons ici de l’expression des motifs plutôt que du raisonnement lui‑même. La tâche des cours d’appel consiste à s’assurer de l’existence d’un raisonnement malgré l’absence ou l’insuffisance des motifs exprimés.
A) Un critère fonctionnel
24 À mon avis, l’obligation de donner des motifs est liée à leur fin, qui varie selon le contexte. En première instance, les motifs justifient et expliquent le résultat. La partie qui n’a pas gain de cause sait pourquoi elle a perdu. Un examen éclairé des moyens d’appel est alors possible. Les membres du public intéressés peuvent constater que justice a été rendue, ou non, selon le cas.
25 La question qui nous est soumise présuppose que la décision a été portée en appel. Dans ce contexte, la fin visée consiste, selon moi, à préserver et à favoriser un examen valable en appel de la justesse de la décision (qui englobe à la fois les erreurs de droit et les erreurs de fait manifestes et dominantes). Si, dans une affaire donnée, les lacunes des motifs ne font pas obstacle à un examen valable en appel et qu’un examen complet demeure possible, ces lacunes ne justifieront pas l’intervention de la cour d’appel en vertu de l’art. 686 du Code criminel. Cette disposition limite le pouvoir d’intervention de la cour d’appel aux situations où elle estime (i) que le verdict est déraisonnable, (ii) que le jugement est entaché d’une erreur de droit et qu’il est impossible de dire qu’aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit, ou (iii) que, pour un motif quelconque, il y a eu erreur judiciaire.
26 La cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé.
27 Les motifs de la décision peuvent être examinés dans d’autres contextes et à d’autres fins. Par exemple, le Conseil canadien de la magistrature examine régulièrement les motifs des jugements afin de répondre à des plaintes. Ses critères seront adaptés à cette fin et différeront évidemment des critères applicables dans le contexte d’un appel : voir, p. ex., Conseil canadien de la magistrature, Rapport au Conseil canadien de la magistrature déposé par le Comité d’enquête nommé [dans l’affaire Donald Marshall fils] conformément aux dispositions du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges à la suite d’une demande du procureur général de la Nouvelle‑Écosse (août 1990). Rappelons que c’est l’intervention en appel en matière criminelle qui nous intéresse en l’occurrence.
28 Il n’est ni nécessaire ni approprié de limiter les circonstances dans lesquelles une cour d’appel peut s’estimer incapable de procéder à un examen valable en appel. Le mandat de la cour d’appel consiste à vérifier la justesse de la décision rendue en première instance et un critère fonctionnel exige que les motifs donnés par le juge du procès soient suffisants à cette fin. La cour d’appel est la mieux placée pour se prononcer sur cette question. Le seuil est manifestement atteint lorsque, comme en l’espèce, le tribunal d’appel s’estime incapable de déterminer si la décision est entachée d’une erreur. Les facteurs suivants sont pertinents dans le présent pourvoi : (i) des incohérences ou des contradictions importantes dans la preuve ne sont pas résolues dans les motifs du jugement, (ii) la preuve embrouillée et contradictoire porte sur une question clé en appel et (iii) le dossier ne permet pas par ailleurs d’expliquer de manière satisfaisante la décision du juge de première instance. D’autres facteurs seront évidemment en cause dans d’autres instances. En termes simples, la règle fondamentale est la suivante : lorsque la cour d’appel estime que les lacunes des motifs font obstacle à un examen valable en appel de la justesse de la décision, une erreur de droit a été commise.
29 Je crois que la jurisprudence antérieure de notre Cour évoque cette approche plutôt pragmatique, même si elle ne le fait pas toujours explicitement. Le jugement rendu par le juge en chef Laskin dans l’affaire Macdonald c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 665, constitue un point de départ pratique. Dans le cadre d’un pourvoi interjeté contre une décision d’une cour martiale, le juge en chef Laskin s’est dit préoccupé par le fait qu’en imposant aux juges une obligation générale de donner des motifs, particulièrement à ceux des tribunaux criminels qui sont très occupés, on risquerait d’en venir à une « formule rituelle » (p. 672) qui ne serait d’aucune utilité véritable pour les parties ni pour un tribunal d’appel. Néanmoins, il a dit, à la p. 673 :
Cela ne veut pas dire cependant que l’omission par un juge de première instance de donner des motifs, qui ne constitue pas en soi une erreur de droit, ne pourra être contestée si, compte tenu du dossier, on peut logiquement conclure que le juge s’est trompé dans l’appréciation d’une question pertinente ou d’un élément de preuve de nature à influer sur la justesse de son verdict. [Je souligne.]
30 Le juge en chef Laskin n’était pas saisi d’une allégation portant que le silence constituait en soi une erreur. Il a insisté sur la nécessité de pouvoir « logiquement conclure » à une erreur, compte tenu du dossier, pour que l’intervention de la cour d’appel soit justifiée.
31 Ce point a retenu l’attention du juge Estey qui en a traité dans l’arrêt Harper c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 2, une affaire concernant un policier condamné pour avoir agressé une personne lors d’une arrestation. Le pourvoi était fondé sur une prétendue erreur de droit (p. 23). Aux prises avec des motifs squelettiques dans le contexte d’un dossier qui laissait à désirer, notre Cour a conclu que le juge du procès avait « commis l’erreur fatale de faire abstraction » (p. 16) d’éléments de preuve pertinents. Le juge Estey a dit ceci, à la p. 14 :
S’il se dégage du dossier, ainsi que des motifs de jugement, qu’il y a eu omission d’apprécier des éléments de preuve pertinents, et plus particulièrement, qu’on a fait entièrement abstraction de ces éléments, le tribunal chargé de révision doit alors intervenir. [Je souligne.]
Si le juge du procès fournit des motifs qui démontrent qu’il ou elle n’a pas saisi un point important ou n’en a pas tenu compte, alors, pour reprendre le propos du juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, on peut être amené « à conclure que le juge des faits n’a pas rendu un verdict raisonnable » (p. 665).
32 La situation est plus problématique lorsque le juge du procès rend une décision et qu’il ne donne aucun motif ou bien, comme en l’espèce, qu’il donne des motifs « généraux » qui pourraient s’appliquer à pratiquement toutes les affaires criminelles. Le recours ne porte pas sur les lacunes du raisonnement, mais sur le fait que celui‑ci est inconnu ou incertain. À cet égard, Madame le juge McLachlin s’exprimant au nom de la Cour dans l’arrêt Burns, précité, a dit ceci à la p. 664 :
L’omission d’indiquer expressément que tous les facteurs pertinents ont été considérés pour en arriver à un verdict ne constitue pas une raison d’admettre un appel en application de l’al. 686(1)a). Cela est conforme à la règle générale selon laquelle le juge du procès ne commet pas une erreur du seul fait qu’il ne motive pas sa décision sur des questions problématiques [citations omises]. Le juge n’est pas tenu de démontrer qu’il connaît le droit et qu’il a tenu compte de tous les aspects de la preuve. Il n’est pas tenu non plus d’expliquer pourquoi il n’a pas de doute raisonnable sur la culpabilité de l’accusé. L’omission d’accomplir l’une de ces choses ne permet pas en soi à une cour d’appel d’annuler le verdict.
Cette règle est logique. Obliger les juges du procès qui sont appelés à présider de nombreux procès criminels à traiter, dans leurs motifs, de tous les aspects de chaque affaire ralentirait incommensurablement le système de justice. Les juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours. S’ils formulent leurs conclusions avec concision et si ces conclusions s’appuient sur la preuve, il n’y a pas lieu d’infirmer le verdict simplement parce qu’ils n’ont pas analysé des aspects accessoires de l’affaire. [Je souligne.]
33 L’appelante soutient que cet énoncé établit une règle simple selon laquelle les juges du procès n’ont aucune obligation de motiver leurs décisions, mais il me semble, au contraire, que notre Cour s’attendait effectivement à ce que les juges du procès ne se bornent pas à énoncer simplement le résultat. Madame le juge McLachlin prévoyait à tout le moins qu’ils formuleraient « leurs conclusions » sur les questions principales (quoique peut‑être pas sur les questions « accessoires ») à tout le moins « avec concision ». En outre, comme l’a souligné le juge O’Neill de la Cour d’appel, les observations faites dans l’arrêt Burns étaient nettement nuancées par l’utilisation des mots : « tous », « générale », « seul », « tous les aspects », « en soi », « avec concision » et « aspects accessoires ». Voici, selon moi, la véritable portée de l’arrêt Burns : il faut repousser toute tentative de faire de l’absence de motifs ou de leur insuffisance un moyen d’appel distinct. Une approche plus contextuelle s’impose. L’appelante doit établir non seulement que les motifs comportent des lacunes, mais également que ces lacunes lui ont causé un préjudice dans l’exercice du droit d’appel que lui confère la loi en matière criminelle.
(i) Jurisprudence concernant les allégations de « verdict déraisonnable »
34 Il importe de souligner que l’arrêt Burns portait sur une affaire dans laquelle l’accusé plaidait que le verdict était déraisonnable au sens du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel. Il n’a pas été exclu que l’absence de motifs puisse, dans un cas opportun, être considérée comme une erreur de droit au sens du sous‑al. 686(1)a)(ii), ou comme une erreur judiciaire au sens du sous‑al. 686(1)a)(iii). Lors d’un appel interjeté en vertu du sous‑al. 686(1)a)(i), la cour procède à un examen des faits : R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909, p. 915. Le critère applicable pour déterminer si un « verdict est déraisonnable » consiste à décider « si le verdict est l’un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre » : Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275, p. 282; R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, p. 185; et R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15, par. 36. Ce critère s’applique tout autant à un juge siégeant sans jury : Biniaris, par. 37. En pareil cas, la cour « doit réexaminer l’effet de la preuve et aussi dans une certaine mesure la réévaluer » (Yebes, p. 186), mais c’est le verdict lui‑même qui constitue l’erreur invoquée. Le recours ne vise pas à corriger l’absence de motifs ou leur insuffisance, même si celles‑ci peuvent éventuellement étayer une conclusion de verdict déraisonnable.
35 L’arrêt Barrett, précité, a confirmé la justesse de l’opinion selon laquelle les remarques incidentes de l’arrêt Burns ne constituaient pas une invitation lancée aux juges de première instance à soustraire leurs décisions à l’examen en appel en révélant le moins possible les motifs de leur jugement. Cette affaire portait sur des allégations de brutalité policière ayant mené à un voir‑dire de quatre jours sur l’admissibilité des déclarations faites par l’accusé après son arrestation. L’accusé avait subi des blessures pendant sa détention et il n’existait aucune preuve d’une bagarre avec d’autres détenus. Le juge du procès a jugé les déclarations admissibles sans donner de motifs sauf pour indiquer, par l’entremise de son cabinet, que sa décision était fondée sur une question de crédibilité. Madame le juge Arbour, maintenant juge de notre Cour, a conclu :
[traduction] Il faut motiver les conclusions de fait tirées d’une preuve litigieuse et contradictoire, et dont l’issue de l’affaire dépend largement.
(R. c. Barrett (1993), 82 C.C.C. (3d) 266 (C.A. Ont.), p. 287)
36 Dans de brefs motifs exprimés oralement, notre Cour a infirmé cette décision, disant ceci à la p. 753 :
Certes, il est nettement préférable que des motifs soient donnés et, dans certains cas, il peut être nécessaire de le faire, mais, l’absence de motifs de la part d’un juge du procès ne peut, en soi, justifier une révision en appel lorsque la décision est par ailleurs appuyée par la preuve ou lorsque le fondement de la décision est évident compte tenu des circonstances. [Je souligne.]
37 Cet énoncé n’a pas sanctionné l’absence de motifs. Il a seulement précisé que, en pareils cas, la décision litigieuse ne pourra être révisée en appel lorsqu’elle est par ailleurs appuyée par la preuve (c.‑à‑d. que le verdict n’est pas déraisonnable) ou lorsque le fondement de la décision est évident compte tenu des circonstances. Après avoir examiné les faits dans l’affaire Barrett, la Cour a conclu que ces conditions étaient remplies. Par conséquent, la Cour ne partageait pas l’opinion de la Cour d’appel de l’Ontario.
38 Il y a lieu d’ajouter que, même en présence d’une allégation de verdict déraisonnable, l’absence de motifs suffisants peut, dans certaines circonstances, jouer un rôle dans la décision de la cour d’appel d’intervenir. On en trouve un exemple dans l’arrêt R. c. Burke, [1996] 1 R.C.S. 474, qui portait sur la déclaration de culpabilité d’un ancien frère des Écoles chrétiennes de l’orphelinat de Mount Cashel à St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador), relativement à plusieurs chefs d’accusation d’attentat à la pudeur et de voies de fait causant des lésions corporelles. Relativement à un chef d’accusation, le ministère public s’est fondé sur le témoignage du témoin L., qui a identifié l’accusé à partir d’une photographie, mais à qui on n’a pas demandé de l’identifier au procès. Le ministère public n’a offert aucune explication relativement à cette omission. Le juge Sopinka a analysé la faiblesse de la preuve d’identification et a conclu, au par. 53 :
Le juge du procès n’a fait aucun commentaire sur la faiblesse de la preuve d’identification, si ce n’est sa déclaration générale qu’elle jugeait crédible le témoignage de L. et l’acceptait. Elle n’a pas mentionné le fait que l’appelant n’a pas été identifié en cour et qu’on n’a pas expliqué la raison pour laquelle L. n’avait pas été requis de le faire. Il n’y a aucune mention de l’identification erronée que T. a faite à l’aide de la photographie de l’appelant. Étant donné la nature insatisfaisante du témoignage de L. en général, le fait qu’on s’en soit remis aveuglément à cette preuve d’identification hétérodoxe rend la déclaration de culpabilité déraisonnable. Conformément au sous‑al. 686(1)a)(i), je suis d’avis d’annuler la déclaration de culpabilité.
L’absence d’une explication par le juge de première instance a incité la Cour à conclure qu’il s’agissait « d’un de ces cas peu communs où l’appréciation de la crédibilité par la cour de première instance ne peut pas s’appuyer sur quelque interprétation raisonnable que ce soit de la preuve » (par. 7). Le juge Sopinka a dit que le pouvoir de rejeter les « verdicts déraisonnables » visait à créer « une garantie additionnelle et salutaire contre les déclarations de culpabilité de personnes innocentes » (par. 6). On ne saurait permettre que les omissions du juge du procès empêchent la cour d’appel de se prononcer à cet égard. Je souscris entièrement à cette proposition.
(ii) Jurisprudence concernant les allégations d’« erreur de droit »
39 Plus récemment, la Cour a étudié les circonstances où, sans qu’on puisse conclure à un verdict déraisonnable, l’omission par le juge de première instance d’exprimer ses motifs sur une question clé dans des circonstances qui exigeaient une explication pouvait être considérée comme une erreur de droit donnant ouverture à un nouveau procès (plutôt qu’à un acquittement, comme c’est le cas lorsque le verdict est déraisonnable).
40 Dans l’arrêt R. c. McMaster, [1996] 1 R.C.S. 740, par. 25‑27, le juge en chef Lamer, se reportant aux énoncés antérieurs faits dans Burns et Barrett, a dit qu’à son avis, ces arrêts n’établissent pas que les juges de première instance ne sont jamais tenus de rédiger des motifs :
. . . je tiens à examiner brièvement la question de l’obligation du juge du procès de rédiger des motifs dans des affaires criminelles, étant donné qu’il s’est agi en l’espèce d’un procès devant un juge siégeant sans jury. Notre Cour a récemment examiné cette question dans les arrêts [Burns] et [Barrett]. Je ne considère pas que ces arrêts laissent entendre que les juges du procès ne sont pas tenus de rédiger des motifs. En fait, dans l’arrêt MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, j’affirme, à la p. 806 :
Évidemment les tribunaux devraient normalement révéler dans leur jugement le fondement de leurs décisions et, lorsque cela est pertinent, les éléments de preuve sur lesquels ils ont décidé de se fonder. Cependant, si une cour choisit de ne pas le faire, elle peut bien, dans certains cas mais sûrement pas dans tous les cas, avoir commis une faute dans l’exercice de ses fonctions décisionnelles . . . [Je souligne.]
. . .
Je suis d’avis que, dans les affaires où le droit est bien établi et où la décision repose sur l’application du droit aux faits particuliers de l’affaire, il sera difficile pour l’appelant d’alléguer que le défaut d’exposer des motifs nécessite l’intervention d’une cour d’appel . . .
. . .
Toutefois, dans un cas où il appert que le droit est incertain, il serait sage que le juge du procès rédige des motifs exposant les principes juridiques sur lesquels se fonde la déclaration de culpabilité, de manière que toute erreur qui peut s’être glissée puisse être identifiée plus facilement. En l’espèce, il ne fait aucun doute qu’au moment du procès des appelants, en octobre 1993, l’état du droit en matière d’intoxication était très incertain et insatisfaisant [. . .] Si le juge du procès n’avait pas exposé des motifs en l’espèce, nous n’aurions pas été en mesure de savoir s’il avait appliqué l’approche de l’arrêt MacAskill, comme il l’a fait en l’espèce. [Je souligne.]
L’arrêt McMaster a ainsi évoqué la motivation de l’exercice des « fonctions décisionnelles » dans le contexte de la nécessité de préserver un examen valable en appel. Même si le juge en chef Lamer a dit qu’il serait « sage » plutôt qu’impératif de traiter des points de droit « incertains », ce qui importe c’est que si les motifs du juge du procès n’avaient pas traité du point en litige, la cour d’appel « n’[aurait] pas été en mesure », selon lui, d’apprécier la justesse du résultat. Le préjudice découlerait des lacunes des motifs. À mon avis, le juge du procès qui prononce des motifs insuffisants au point de priver une partie de son droit de faire examiner valablement la justesse de la décision de première instance par une cour d’appel, commet une erreur de droit.
41 L’arrêt R. c. R. (D.), [1996] 2 R.C.S. 291, reconnaît plus explicitement le principe voulant que l’omission de donner des motifs dans des circonstances où le verdict n’est pas vraiment déraisonnable puisse constituer une erreur de droit. Dans cette affaire, les appelants devaient répondre à plusieurs chefs d’abus sexuels et physiques commis contre trois enfants. Les agressions alléguées étaient survenues entre 1983 et 1989. Les parents naturels des enfants et l’ami de la mère ont été déclarés coupables de trois chefs d’agression sexuelle et de voies de fait causant des lésions corporelles. Lors du procès, les enfants ont non seulement témoigné au sujet des abus sexuels et physiques, mais ils ont parlé de bébés qui auraient été tués selon un rituel et enterrés dans la cour arrière, de longs séjours à l’hôpital dont on n’a trouvé aucune trace et de consommation de sang, d’urine et de « caca ». Il s’est avéré que certaines de ces allusions correspondaient à un code des enfants, p. ex. l’ « urine » était du jus de pomme et le « caca » des fèves au lard. C’est dans ce contexte que le juge Major, s’exprimant sur ce point au nom de la majorité, a dit au par. 54 :
À mon avis, le juge du procès a commis une erreur de droit en ne traitant pas des éléments de preuve déroutants et en ne distinguant pas la réalité de la fiction. [Je souligne.]
Après un renvoi aux extraits de l’arrêt Burns cités précédemment, le juge Major a poursuivi en ces termes, au par. 55 :
Le passage ci‑dessus ne signifie pas que les juges du procès ne sont jamais tenus d’exposer leurs motifs. Il ne veut pas dire non plus qu’ils sont toujours tenus de le faire. Selon les circonstances d’une affaire donnée, il peut être souhaitable que le juge du procès explique ses conclusions.
42 Selon moi, ce passage étaye clairement l’affirmation qu’aux fins d’examen en appel, l’obligation d’exposer des motifs est dictée par les circonstances de l’affaire plutôt que par des notions abstraites de responsabilité judiciaire. Le juge Major ajoute, au par. 55 :
Les tribunaux d’appel n’interviendront pas lorsque les motifs montrent que le juge du procès a examiné les questions importantes d’une affaire, ou lorsque les motifs du juge du procès ressortent clairement du dossier ou que la preuve est telle qu’il n’est pas nécessaire d’exposer des motifs.
Cet énoncé confirme que les des motifs qui comportent des lacunes ne constituent pas, en soi, un moyen d’appel distinct. Le juge Major conclut, au par. 55 :
De même, dans des cas comme la présente affaire, où il y a des éléments de preuve embrouillés et contradictoires, le juge du procès devrait exposer des motifs expliquant ses conclusions. Le juge du procès ne l’a pas fait en l’espèce. Elle n’a pas traité des éléments de preuve troublants et elle n’a pas indiqué sur quoi elle s’est fondée pour déclarer D.R. et H.R. coupables de voies de fait. Il s’agit là d’une erreur de droit qui commande la tenue d’un nouveau procès. [Je souligne.]
43 Ainsi qu’il l’a dit au par. 58 de ses motifs, le juge Major a considéré que l’arrêt R. (D.) soulevait, sous un angle inhabituel, « la présomption d’innocence et [. . .] l’exigence d’une preuve hors de tout doute raisonnable ». Les lacunes des motifs donnés en première instance empêchaient le tribunal d’appel de vérifier si ces principes fondamentaux avaient été appliqués convenablement. Ce n’est donc pas dans toutes les affaires comportant des « éléments de preuve embrouillés et contradictoires » que les lacunes des motifs deviendront une erreur de droit pour l’application du sous‑al. 686(1)a)(ii). Dans ce contexte, l’erreur de droit survient parce que, de l’avis du tribunal d’appel, les lacunes des motifs font obstacle à un examen valable en appel de la justesse de la décision. Ce seuil ne s’applique pas seulement aux affaires comportant des éléments de preuve « bizarres ».
44 Le juge Sopinka a adopté l’approche de « l’erreur de droit » dans l’affaire R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, par. 30. L’accusé avait été inculpé du meurtre d’un homme âgé. La victime avait été trouvée à son domicile, décédée après avoir été frappée à la tête à cinq reprises avec un objet contondant. Une enquête rapide a mené les policiers à la remorque de l’accusé où ce dernier a été arrêté sans mandat après que les policiers ont remarqué qu’il portait un t‑shirt taché de sang. L’une des questions soumises à notre Cour consistait à savoir si la police avait des motifs raisonnables et probables d’effectuer l’arrestation. Lors du procès, le policier ayant effectué l’arrestation a témoigné qu’au moment d’entrer dans la remorque, il ne croyait pas avoir de motifs raisonnables pour arrêter l’accusé. C’est plutôt après être entré à l’intérieur et avoir remarqué le chandail taché de sang qu’il a acquis cette conviction. Le juge Sopinka a conclu, au nom de la majorité, que le juge du procès avait commis une erreur de droit en n’expliquant pas pourquoi il avait rejeté l’aveu du policier selon lequel il n’avait lui‑même aucune raison d’arrêter l’accusé avant d’entrer dans la remorque (au par. 31) :
Pour conclure que de tels motifs existaient objectivement, il faut conclure qu’il était déraisonnable pour le policier sur les lieux de tirer une autre conclusion. Le juge du procès n’a toutefois pas expliqué pourquoi il avait rejeté le témoignage du policier à cet égard. À mon avis, une telle omission de clarifier les motifs de sa conclusion que l’on satisfaisait au critère objectif constituait une erreur de droit. [Je souligne.]
45 Le silence du juge concernait un point d’une importance cruciale. L’aveu du policier équivalait à admettre que l’arrestation n’avait pas été faite conformément à l’art. 495 du Code. En omettant ainsi d’expliquer pourquoi il avait rejeté le témoignage du policier, le juge du procès est arrivé à une conclusion qui était inintelligible à la lumière du dossier et dont la justesse ne pouvait pas être examinée par le tribunal chargé de l’appel. Pour reprendre les termes de l’arrêt Barrett, précité, par. 1, le fondement de la conclusion n’était pas « évident compte tenu des circonstances ».
46 J’estime que ces affaires montrent clairement que l’obligation de donner des motifs, lorsqu’elle existe, découle des circonstances d’une affaire donnée. Lorsque la raison pour laquelle un accusé a été déclaré coupable ou acquitté ressort clairement du dossier, et que l’absence de motifs ou leur insuffisance ne constitue pas un obstacle important à l’exercice du droit d’appel, le tribunal d’appel n’interviendra pas. Par contre, lorsque le raisonnement qu’a suivi le juge du procès pour démêler des éléments de preuve embrouillés ou litigieux n’est pas du tout évident ou lorsque des questions de droit épineuses requièrent un examen, mais que le juge du procès les a contournées sans explication, ou encore lorsque (comme en l’espèce) on peut donner de la décision du juge du procès des explications contradictoires dont au moins certaines constitueraient manifestement une erreur en justifiant l’annulation, le tribunal d’appel peut, dans certains cas, s’estimer incapable de donner effet au droit d’appel prévu par la loi. Alors, l’une ou l’autre des parties pourra douter de la justesse du résultat, mais l’absence de motifs ou leur insuffisance l’aura à tort privée de la possibilité d’obtenir un examen convenable en appel du verdict prononcé en première instance. En pareil cas, même si le dossier révèle des éléments de preuve qui, d’une certaine manière, pourraient appuyer un verdict raisonnable, les lacunes des motifs peuvent équivaloir à une erreur de droit et fonder l’intervention d’un tribunal d’appel. Il appartiendra à la cour d’appel de décider si, dans un cas donné, les lacunes des motifs l’empêchent de s’acquitter convenablement de ses fonctions en appel.
(iii) L’erreur judiciaire
47 Je n’écarterais certainement pas la possibilité que l’absence de motifs ou leur insuffisance puisse mener à une erreur judiciaire au sens du sous‑al. 686(1)a)(iii) du Code criminel. Des motifs insuffisants en première instance peuvent amener la cour d’appel à conclure que le juge du procès a omis d’apprécier un élément de preuve important, mais il est possible que l’omission ne résulte pas de l’interprétation erronée d’un principe juridique et le tribunal pourrait en conséquence hésiter à la qualifier d’erreur de droit : R. c. Morin, [1992] 3 R.C.S. 286, p. 295. En pareil cas, on peut recourir au sous‑al. 686(1)a)(iii) : R. c. Khan, [2001] 3 R.C.S. 823, 2001 CSC 86, par. 17; Fanjoy c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 233; R. c. Morrissey (1995), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), p. 220‑221; R. c. G. (G.) (1995), 97 C.C.C. (3d) 362 (C.A. Ont.), p. 380. À mon avis, la présente affaire relève davantage de l’erreur de droit prévue au sous‑al. 686(1)a)(ii).
B) L’argument de l’avalanche de poursuites
48 Derrière l’argument du ministère public se profile peut‑être la crainte que les juges de première instance, déjà très occupés, deviennent surchargés, et que les cours d’appel soient submergées par une vague de nouvelles affaires fondées sur l’inexistence ou l’insuffisance alléguées des motifs. Je ne pense pas que cela se produira.
49 Le Canada a l’avantage d’avoir des juges de profession à tous les niveaux et la plupart d’entre eux considèrent comme une marque de professionnalisme d’expliquer leurs décisions, à tout le moins convenablement et habituellement plus que convenablement.
50 Il reviendra aux cours d’appel de décider si les lacunes des motifs donnés en première instance, analysés globalement avec le dossier d’instruction, font obstacle à un examen valable en appel. Si elles arrivent à cette conclusion, elles devraient avoir le pouvoir d’intervenir. Le sous‑al. 686(1)a)(ii), qui peut mener à la tenue d’un nouveau procès, constitue une réponse plus proportionnée qu’un acquittement fondé sur le sous‑alinéa 686(1)a)(i) (« verdict déraisonnable »), qui vise le cas où le verdict lui‑même est erroné. En l’espèce, le verdict lui‑même n’était pas nécessairement erroné, mais la Cour d’appel s’est estimée incapable d’examiner convenablement en appel la justesse de la déclaration de culpabilité parce que les motifs se résumaient à une « formule standard ». Cette conclusion lui permettait d’exercer le pouvoir que lui confère le sous‑al. 686(1)a)(ii) du Code criminel (« erreur de droit »). Compte tenu des normes élevées établies par les juges de première instance au pays, je m’attends à ce qu’il arrive rarement que le verdict ne soit pas déraisonnable, mais que le droit d’appel soit néanmoins compromis par l’insuffisance des motifs ou leur inexistence.
51 En outre, pour ceux qui craignent de surcharger les juges de première instance déjà très occupés, la présomption voulant que les juges connaissent le droit et traitent convenablement les faits présuppose qu’ils ont effectivement pris le temps voulu pour statuer sur les questions en litige. Bien que, comme je l’ai dit précédemment, la formulation des motifs puisse amener le juge à concentrer davantage son attention sur l’affaire et à fournir un effort d’expression supplémentaire, l’obligation de donner des motifs ne vise qu’à garantir que le juge du procès expose le raisonnement qu’il est présumé avoir déjà suivi, en des termes suffisants pour en permettre l’examen en appel.
52 Lorsque le fondement factuel de la décision est intelligible pour fins d’examen de sa justesse par la cour d’appel, l’appelant ne pourra que rarement, sinon jamais, soulever l’argument de « l’intelligibilité pour les parties » comme moyen distinct d’annulation. Sur le plan de la responsabilité judiciaire, il suffira généralement que la cour d’appel, ayant décidé que l’ensemble du dossier (y compris les motifs dont on allègue l’insuffisance) lui permet de comprendre le fondement factuel et juridique de la décision de première instance, explique alors à l’accusé ce qu’elle a compris dans ses propres motifs.
C) Les tenants d’une obligation plus étendue de donner des motifs
53 J’ai insisté sur le lien nécessaire, dans le contexte d’un appel, entre l’omission de fournir des motifs suffisants et l’entrave à l’exercice des droits d’appel. Certains commentateurs judiciaires se sont appuyés sur la jurisprudence récente de notre Cour et d’autres tribunaux pour avancer qu’il existe une obligation plus générale de donner des motifs : voir p. ex. « Do Trial Judges Have a Duty to Give Reasons for Convicting? » (1999), 25 C.R. (5th) 150, par le juge Gerard Mitchell de la Cour d’appel de l’Île‑du Prince‑Édouard, p. 156; le juge Ian MacDonnell de la Cour provinciale de l’Ontario, « Reasons for Judgment and Fundamental Justice », dans J. Cameron, dir., The Charter’s Impact on the Criminal Justice System (1996), 151, p. 158‑159; et R. J. Allen et G. T. G. Seniuk, « Two Puzzles of Juridical Proof » (1997), 76 R. du B. can. 65, p. 69‑80. Voir également : D. Stuart, Charter Justice in Canadian Criminal Law (3e éd. 2001), p. 187; et G. Cournoyer, Annotation to R. v. Biniaris (2000), 32 C.R. (5th) 1, p. 6. Dans la mesure où ces commentateurs disent que le prononcé des motifs fait partie du travail d’un juge de profession et que la responsabilité découlant de l’exercice du pouvoir judiciaire n’exige rien de moins, je suis d’accord avec eux. Dans la mesure où ils vont jusqu’à affirmer que l’insuffisance des motifs crée un droit d’appel distinct et confère en soi le droit à l’intervention d’une cour d’appel, je me dissocie d’eux. L’obligation de donner des motifs, peu importe le contexte dans lequel elle est invoquée, devrait recevoir une interprétation fonctionnelle et fondée sur l’objet.
54 D’autres observateurs critiquent le fondement des présentes règles, notamment la présomption selon laquelle « les juges [. . .] sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours » (Burns, précité, p. 664). Dans « Testing the Presumption That Trial Judges Know the Law : The Case of W. (D.) » (2001), 43 C.R. (5th) 298, D. M. Tanovich fait une recension de certaines décisions publiées. À mon avis, ces critiques ne tiennent pas suffisamment compte des distinctions entre les présomptions de droit (comme en l’espèce) et les présomptions de fait. En l’occurrence, la présomption exprime simplement le fardeau qui incombe à l’appelante de prouver que la décision de première instance comporte des erreurs ou d’établir une entrave à l’examen en appel de la justesse de cette décision. Cette présomption est tout à fait compatible avec le déroulement normal du processus contradictoire en appel. On ne vise rien de plus. L’appelante n’est pas tenue de « réfuter » la présomption de compétence générale. Un juge qui connaît le droit peut néanmoins commettre des erreurs dans une affaire donnée.
D) L’approche proposée
55 Selon mon interprétation de la jurisprudence, l’état actuel du droit en ce qui concerne l’obligation du juge de première instance de donner des motifs, dans le contexte de l’intervention d’une cour d’appel en matière criminelle, peut se résumer par les propositions suivantes, qui se veulent utiles sans être exhaustives :
1. Prononcer des décisions motivées fait partie intégrante du rôle du juge. Cette fonction est une composante de son obligation de rendre compte de la façon dont il s’acquitte de sa charge. Dans son sens le plus général, c’est en faveur du public qu’est établie l’obligation de motiver une décision.
2. Il ne faut pas laisser l’accusé dans le doute quant à la raison pour laquelle il a été déclaré coupable. Il peut être important d’exprimer les motifs du jugement pour clarifier le fondement de la déclaration de culpabilité, mais il se peut que ce fondement ressorte clairement du dossier. Il s’agit de savoir si, eu égard à l’ensemble des circonstances, le besoin fonctionnel d’être informé a été comblé.
3. Il se peut que les motifs s’avèrent essentiels aux avocats des parties pour les aider à évaluer l’opportunité d’interjeter appel et à conseiller leurs clients à cet égard. Par contre, il est possible que les autres éléments du dossier leur apprennent tout ce qu’ils doivent savoir à cette fin.
4. Comme le droit d’appel conféré par la loi s’applique à la déclaration de culpabilité (ou, dans le cas du ministère public, au jugement ou au verdict d’acquittement) plutôt qu’aux motifs, chaque omission ou lacune dans l’exposé des motifs ne constituera pas nécessairement un moyen d’appel.
5. L’exposé des motifs joue un rôle important dans le processus d’appel. Lorsque les besoins fonctionnels ne sont pas comblés, la cour d’appel peut conclure qu’il s’agit d’un cas de verdict déraisonnable, d’une erreur de droit ou d’une erreur judiciaire qui relèvent de l’al. 686(1)a) du Code criminel, suivant les circonstances de l’affaire, et suivant la nature et l’importance de la décision rendue en première instance.
6. Les motifs revêtent une importance particulière lorsque le juge doit se prononcer sur des principes de droit qui posent problème et ne sont pas encore bien établis, ou démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé, à moins que le fondement de la conclusion du juge de première instance ressorte du dossier, même sans être précisé.
7. Il faut tenir compte des délais et du volume des affaires à traiter dans les cours criminelles. Le juge du procès n’est pas tenu à une quelconque norme abstraite de perfection. On ne s’attend pas et il n’est pas nécessaire que les motifs du juge du procès soient aussi précis que les directives adressées à un jury.
8. Le juge de première instance s’acquitte de son obligation lorsque ses motifs sont suffisants pour atteindre l’objectif visé par cette obligation, c’est‑à‑dire lorsque, compte tenu des circonstances de l’espèce, sa décision est raisonnablement intelligible pour les parties et fournit matière à un examen valable en appel de la justesse de la décision de première instance.
9. Les juges sont certes censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours et trancher les questions de fait avec compétence, mais cette présomption a une portée limitée. Même les juges très savants peuvent commettre des erreurs dans une affaire en particulier, et c’est la justesse de la décision rendue dans une affaire en particulier que les parties peuvent faire examiner par un tribunal d’appel.
10. Lorsque la décision du juge de première instance ne suffit pas à expliquer le résultat aux parties, et que la cour d’appel s’estime en mesure de l’expliquer, l’explication que cette dernière donne dans ses propres motifs est suffisante. Un nouveau procès n’est alors pas nécessaire. L’erreur de droit décelée, le cas échéant, est corrigée au sens du sous‑al. 686(1)b)(iii).
E) L’application de ces principes aux faits
56 Les juges majoritaires de la Cour d’appel de Terre‑Neuve ont conclu que la décision de première instance n’était pas intelligible et qu’elle rendait donc impossible un examen judiciaire valable en appel. Je souscris à cette conclusion.
(i) L’intelligibilité pour les parties et les avocats
57 Pour les besoins de la présente analyse, on peut faire une distinction entre l’absence de motifs et leur insuffisance alléguée.
58 En l’espèce, le juge du procès a exposé sa conclusion (de culpabilité) essentiellement sans en donner les motifs. Dans le pourvoi connexe R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 000, 2002 CSC 27, le juge du procès a prononcé oralement des motifs qui couvrent 17 pages, mais les accusés alléguaient que ces motifs n’abordaient pas certaines questions importantes et devaient être considérés insuffisants. Ces deux types de situations soulèvent des problèmes quelque peu différents.
59 En l’espèce, le juge du procès dit [traduction] « s’être rappelé » différentes choses, notamment le fardeau qui incombe au ministère public et la crédibilité des témoins, mais nous n’en savons pas plus sur le raisonnement qu’il a adopté à partir de là. L’intimé a été déclaré coupable de possession de biens volés. Le fait que les fenêtres « volées » devaient être incorporées à la maison de l’intimé se trouvait au coeur du témoignage de Mme Noseworthy, mais aucune preuve n’a été présentée pour établir qu’une perquisition avait été effectuée sur les lieux. Les biens censément volés n’ont jamais été trouvés en la possession de l’intimé et ce dernier a catégoriquement clamé son innocence.
60 Les motifs du juge du procès étaient formulés en termes tellement « généraux » qu’il est possible d’affirmer qu’il n’a tout simplement pas motivé sa décision. Au sujet de la tentative du ministère public de justifier la « formule standard » des motifs en invoquant le nombre d’affaires entendues dans la salle d’audience du juge Barnable de la Cour provinciale, le juge Green de la Cour d’appel a fait le commentaire suivant (aux p. 259‑260) :
[traduction] Les motifs sont également liés à l’équité du procès. En particulier dans un cas épineux où des choix difficiles doivent être faits, ils peuvent offrir la maigre consolation, surtout à la partie perdante, que le procès s’est déroulé équitablement, c’est‑à‑dire que le juge a évalué convenablement les questions pertinentes, qu’il a appliqué les principes appropriés et qu’il a tranché les éléments clés de la preuve et des arguments soumis.
. . .
Pour l’accusé dont les chances de succès étaient réalistes et qui cherche une explication à sa déclaration de culpabilité, c’est une piètre consolation, j’imagine, que de se faire dire qu’il n’a pas droit à une explication parce que les juges sont « trop occupés ».
Je souscris à ce commentaire, à la condition de garder à l’esprit que, dans la grande majorité des affaires criminelles, tant les questions litigieuses que le raisonnement qu’a suivi le juge de première instance pour arriver au résultat seront vraisemblablement clairs pour toutes les parties concernées. La responsabilité judiciaire vise l’équité fondamentale et non la perfection, et elle ne justifie pas qu’on opère un changement indu de perspective en s’attachant davantage à une dissection ésotérique des mots employés pour exprimer le raisonnement qui sous‑tend le résultat qu’à la justesse du résultat.
61 Vu les faiblesses de la preuve du ministère public en l’espèce, même la notion la plus élémentaire de responsabilité judiciaire relativement à la création d’un casier judiciaire engloberait la responsabilité tant envers l’accusé (l’intimé) qu’envers une cour d’appel : R. c. Gun Ying, [1930] 3 D.L.R. 925 (C.S. Ont., div. app.), R. c. McCullough, [1970] 1 C.C.C. 366 (C.A. Ont.).
62 La perplexité alléguée de l’intimé à l’égard du cheminement qu’a emprunté le juge du procès pour arriver à sa conclusion eu égard à la preuve n’est pas feinte. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de Terre‑Neuve étaient eux aussi perplexes, et je le suis tout autant.
63 L’autre question qui se pose est de savoir si ce manque de clarté, de transparence et d’accessibilité du raisonnement juridique a fait obstacle à l’examen en appel de la justesse de la décision.
(ii) L’examen valable en appel
64 Les juges majoritaires de la Cour d’appel de Terre‑Neuve ont conclu que l’absence de motifs les empêchait d’apprécier convenablement la justesse du raisonnement qu’a adopté le juge du procès pour parvenir à sa conclusion, raisonnement qui est demeuré inexprimé.
65 Manifestement, le problème éprouvé par les juges résidait dans leur incapacité à déterminer si les principes énoncés dans R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, p. 757, avaient été appliqués, c’est‑à‑dire si le juge de première instance s’était interrogé, comme il était tenu de le faire, sur la possibilité qu’en dépit du fait qu’il avait rejeté le témoignage de l’intimé, un doute raisonnable pouvait subsister à l’égard de la preuve de la culpabilité, compte tenu des lacunes particulières de la preuve du ministère public en l’espèce. La question ultime n’était pas de savoir s’il croyait Mme Noseworthy ou l’intimé, ni la totalité ou une partie du témoignage de chacun. À l’issue du procès, la question qui se posait n’était pas celle de la crédibilité, mais celle du doute raisonnable.
66 Lorsqu’une partie possède un droit d’appel, la loi présuppose qu’elle peut l’exercer valablement. Cette proposition évidente est largement soutenue par la jurisprudence. Dans l’affaire R. c. Richardson (1992), 74 C.C.C. (3d) 15 (C.A. Ont.), par exemple, l’accusé avait été déclaré coupable de deux chefs d’agression sexuelle. En appel, dans une argumentation qui, dans une certaine mesure, anticipe la présente affaire, l’accusé a soutenu que le juge de première instance s’était intéressé uniquement à la crédibilité de la plaignante et qu’il avait ignoré l’ensemble de la preuve, particulièrement le témoignage de cinq autres témoins qui avaient corroboré la version des faits de l’accusé. En faisant droit à l’appel, le juge Carthy, avec l’appui du juge Finlayson, a dit ce qui suit, à la p. 23 :
[traduction] Il n’est pas nécessaire que les motifs donnés par un juge de première instance soient aussi détaillés qu’un exposé au jury. Les juges étant pressés de trancher une affaire après l’autre, on s’attend à ce que leurs jugements prononcés oralement soient beaucoup plus succincts que le raisonnement complet qui en sous‑tend le résultat. Néanmoins, si un accusé se voit accorder un droit d’appel, celui‑ci ne doit pas être illusoire. L’appelant doit être en mesure d’examiner le dossier et d’y repérer les erreurs de droit ou les erreurs de fait manifestes et dominantes susceptibles d’être invoquées. Si le juge est resté muet sur des questions qui auraient pu par ailleurs conduire à un acquittement, une cour d’appel ne peut tout simplement pas évaluer le dossier et l’appelant ne peut obtenir justice.
67 Voir, dans le même sens, R. c. Dankyi (1993), 86 C.C.C. (3d) 368 (C.A. Qué.); R. c. Anagnostopoulos (1993), 20 C.R. (4th) 98 (C.S.T.‑N., div. app.); R. c. Davis (1995), 98 C.C.C. (3d) 98 (C.A. Alb.); et Hache, précité. Dans chacune de ces affaires, l’insuffisance des motifs a empêché la cour d’appel d’examiner efficacement d’importants moyens d’appel.
V. Conclusion
68 Madame le juge Cameron, dans sa dissidence, a répliqué que [traduction] « si le juge des faits retient la version des faits de Mme Noseworthy, il dispose d’une preuve sur laquelle il peut raisonnablement fonder une déclaration de culpabilité » (par. 85). Je conviens que la présente affaire ne constitue pas un « verdict déraisonnable » au sens du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel. Cette conclusion n’a cependant pas épuisé les pouvoirs de la Cour d’appel. À mon avis, en l’espèce, l’omission du juge du procès de motiver valablement sa décision constituait une erreur de droit au sens du sous‑al. 686(1)a)(ii) du Code criminel. Le ministère public n’a pas cherché à valider la déclaration de culpabilité par application du sous‑al. 686(1)b)(iii), et ce, à bon droit.
VI. Dispositif
69 Le pourvoi est rejeté. La tenue d’un nouveau procès est laissée à la discrétion du procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelante : Le ministère de la Justice, St. John’s, Terre‑Neuve.
Procureurs de l’intimé : Williams, Roebotham, McKay and Marshall, St. John’s, Terre‑Neuve.