COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Graveline, [2006] 1 R.C.S. 609, 2006 CSC 16
Date : 20060427
Dossier : 31020
Entre :
Rita Graveline
Appelante
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle: Motifs du juge Fish
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 20)
Motifs dissidents :
(par. 21 à 31)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Abella et Charron)
Le juge LeBel
______________________________
R. c. Graveline, [2006] 1 R.C.S. 609, 2006 CSC 16
Rita Graveline Appelante
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Graveline
Référence neutre : 2006 CSC 16.
No du greffe : 31020.
2006 : 14 mars; 2006 : 27 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Baudouin, Rousseau‑Houle et Nuss), [2005] R.J.Q. 1662, 200 C.C.C. (3d) 247, [2005] A.Q. no 7186 (QL), 2005 QCCA 574, qui a infirmé un verdict d’acquittement et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli, le juge LeBel est dissident.
Isabelle Doray, pour l’appelante.
Denis Pilon et Martin Côté, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Fish, Abella et Charron rendu par
1 Le juge Fish — L’appelante a été accusée de meurtre au second degré pour avoir causé la mort de son mari le 10 août 1999. Un jury l’a acquittée de cette accusation (ainsi que relativement à l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable). Le ministère public a interjeté appel et la Cour d’appel du Québec à la majorité a annulé le verdict d’acquittement de l’appelante rendu par le jury et a ordonné la tenue d’un nouveau procès ([2005] R.J.Q. 1662, 2005 QCCA 574). Il s’agit d’un appel de plein droit fondé sur la dissidence de la juge Rousseau‑Houle de la Cour d’appel.
2 Au procès, l’appelante a invoqué en défense l’automatisme sans troubles mentaux. À cet égard, deux experts ont été cités à témoigner pour la défense et un autre, en contre‑preuve, pour le ministère public. Les trois experts ont affirmé que l’appelante n’avait aucun souvenir du coup de feu. Selon les experts de la défense, elle a agi dans un état d’automatisme causé, peu de temps avant le coup de feu, par la relation traumatisante qu’elle vivait avec son mari et par les circonstances qui l’entouraient. L’expert cité par le ministère public a admis que l’amnésie de l’appelante était bien réelle mais a affirmé qu’à son avis, cette amnésie a suivi et non précédé le coup de feu.
3 Au tout début du procès, avant même qu’un élément de preuve soit présenté, l’avocat de la défense a déclaré au jury qu’il présenterait une preuve établissant que l’appelante avait été pendant 30 ans victime d’une terrible violence mentale et physique. Cette affirmation est amplement étayée par la preuve et n’est pas contestée. L’avocat de la défense a aussi déclaré que, en raison de cette violence, l’appelante souffrait, au moment du coup de feu, du « syndrome de la femme battue ». Ce fait n’est pas contesté.
4 Le juge du procès a tout de suite indiqué clairement aux avocats et au jury que le « syndrome de la femme battue » n’est pas en soi un moyen de défense à une accusation criminelle en droit canadien. Dans ce contexte, il a demandé si l’avocat de la défense entendait invoquer la légitime défense. Ce dernier a répondu par l’affirmative.
5 Malgré cette réponse initiale de l’avocat de la défense, il est admis que l’automatisme sans troubles mentaux est le seul moyen de défense invoqué par l’accusée tout au long du procès. En fait, les avocats des deux parties nous ont informé que dans leurs exposés finaux au jury, ils n’ont nullement fait état de la légitime défense.
6 Gardant à l’esprit le dossier du procès, l’avocate du ministère public a à juste titre admis devant la Cour d’appel que la défense s’était acquittée de son fardeau de présentation en ce qui a trait à l’automatisme sans troubles mentaux et que les éléments de preuve justifiaient que le juge soumette cette défense à l’appréciation du jury. Il a réitéré cette concession devant notre Cour, où ne sont plus désormais en litige les directives données par le juge du procès concernant le seul moyen de défense invoqué par l’appelante au procès — l’automatisme sans troubles mentaux.
7 Cela toutefois ne met pas fin au pourvoi. Malgré l’objection formulée par le ministère public à l’occasion de ce qui semble avoir été une discussion en chambre, le juge du procès a, de sa propre initiative, amené le jury à examiner la possibilité d’acquitter l’appelante au motif qu’elle avait tué son mari en légitime défense. Devant notre Cour, l’avocate de l’appelante (qui n’a pas participé au procès) a concédé que la preuve relative à la légitime défense était faible et que l’appelante ne l’avait aucunement invoquée au procès. On comprend pourquoi l’appelante affirme cependant que le juge du procès disposait d’éléments de preuve suffisants pour amener le jury à examiner la thèse de la légitime défense.
8 Au soutien de son appel devant la Cour d’appel, le ministère public a invoqué principalement deux motifs : premièrement, qu’aucune preuve ne permettait au jury, ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement, d’acquitter l’appelante parce qu’elle avait agi en légitime défense; deuxièmement, que le juge du procès avait en tout état de cause donné au jury des directives erronées concernant ce moyen de défense.
9 Il s’agit d’une affaire inhabituelle et difficile à plusieurs égards. Il y a d’abord les concessions respectives des avocats. D’une part, le ministère public a concédé que le juge du procès a soumis correctement à l’appréciation du jury le seul moyen de défense invoqué par l’appelante au procès. D’autre part, l’appelante a concédé que la preuve à l’appui de la défense additionnelle exposée au jury par le juge du procès était effectivement faible.
10 Dans ce contexte, la décision de l’avocat de la défense de ne pas plaider la légitime défense nous apparaît non seulement appropriée, mais également judicieuse au plan stratégique : d’abord parce qu’il existe un risque inhérent à invoquer un moyen de défense faible susceptible de porter atteinte à une défense solide amplement étayée par la preuve; ensuite parce que les moyens de défense particuliers en l’espèce — l’automatisme et la légitime défense — sont, comme l’a dit le ministère public à l’audition du présent pourvoi, incompatibles en théorie, même si ce n’est peut‑être pas toujours le cas en pratique. Cela s’explique par le fait que la légitime défense suppose une conduite délibérée qui va à l’encontre de la prémisse fondamentale de l’automatisme, soit un état de dissociation et une conduite involontaire.
11 Le second aspect de l’affaire qui lui confère un caractère inhabituel est étroitement lié au premier. Conscient de son obligation de soumettre à l’appréciation du jury toute défense qui permettrait au jury de conclure raisonnablement en faveur de l’accusée, le juge du procès s’est senti tenu d’introduire même un moyen de défense faible, incompatible au plan conceptuel avec la thèse de l’avocat de la défense. En définitive, la décision de soumettre à l’appréciation du jury la légitime défense pour le bénéfice de l’accusée aurait bien pu avoir, plutôt, une incidence défavorable sur le moyen de défense manifestement plus solide de l’automatisme que l’accusée avait choisi d’invoquer.
12 Le pourvoi est inhabituel à un troisième et crucial égard.
13 Dans bon nombre de ressorts, comme le juge Cory l’a fait remarquer dans R. c. Evans, [1993] 2 R.C.S. 629, p. 645, l’État ne peut interjeter appel du verdict d’acquittement d’un accusé au procès. Au Canada, ce n’est pas le cas. L’alinéa 676(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, prévoit que le procureur général peut introduire un recours devant la Cour d’appel « contre un jugement ou verdict d’acquittement [. . .] pour tout motif d’appel qui comporte une question de droit seulement ».
14 Il est cependant établi depuis longtemps qu’un appel interjeté par le procureur général ne saurait être accueilli sur une possibilité abstraite ou purement hypothétique selon laquelle l’accusé aurait été déclaré coupable n’eût été l’erreur de droit. Il faut des moyens plus concrets. Pour obtenir un nouveau procès, le ministère public doit convaincre la cour d’appel qu’il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur (ou les erreurs) du premier juge ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement. Le procureur général n’est toutefois pas tenu de nous persuader que le verdict aurait nécessairement été différent.
15 Ce fardeau qui incombe au ministère public et qui demeure inchangé depuis plus d’un demi‑siècle (voir Cullen c. The King, [1949] R.C.S. 658) a été expliqué comme suit par le juge Sopinka au nom de la majorité dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345 :
Je reconnais volontiers que cette charge est lourde et que la poursuite doit convaincre la cour avec un degré raisonnable de certitude. Un accusé qui a déjà été acquitté une fois ne devrait pas être renvoyé à un nouveau procès s’il n’est pas évident que l’erreur qui entache le premier procès était telle qu’il y a un degré raisonnable de certitude qu’elle a bien pu influer sur le résultat. Tout critère plus strict exigerait qu’une cour d’appel prédise avec certitude ce qui s’est passé dans la salle de délibérations, ce qu’elle ne peut faire. [p. 374]
16 S’exprimant plus récemment dans un jugement unanime, la Juge en chef a dit ce qui suit dans R. c. Sutton, [2000] 2 R.C.S. 595, 2000 CSC 50 :
Les parties s’entendent pour dire que les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère. Selon le critère énoncé dans Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277, le ministère public doit convaincre la cour que le verdict n’aurait pas été nécessairement le même s’il n’y avait pas eu d’erreurs. Dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, notre Cour souligne le fait que « cette charge est lourde et que la poursuite doit convaincre la cour avec un degré raisonnable de certitude » (p. 374). [par. 2]
17 Les erreurs alléguées par le ministère public lorsqu’il interjette appel d’un verdict d’acquittement concernent habituellement le ou les moyens de défense invoqués par l’accusé au procès. Pour cette raison, l’incidence de ces erreurs sur le verdict, si une erreur est démontrée, ne se limitera pas à de simples conjectures. D’où le troisième aspect inhabituel du présent pourvoi : comme je l’ai déjà mentionné, personne n’allègue en l’espèce que les erreurs imputées au juge du procès ont eu une incidence, directe ou indirecte, sur la légalité d’un acquittement reposant sur le moyen de défense avancé par l’accusée — l’automatisme sans troubles mentaux.
18 Le ministère public soutient plutôt que le jury aurait pu par contre fonder l’acquittement sur la légitime défense. L’erreur alléguée à cet égard, nous l’avons vu, a trait à un autre moyen de défense soumis à l’appréciation du jury par le juge du procès de sa propre initiative. En principe, cela seul n’empêche pas un appel du ministère public. De la façon dont le ministère public envisage la présente affaire cependant, la preuve n’offre aucun fondement raisonnable à l’égard de ce moyen de défense. De fait, le ministère public cherche à obtenir une conclusion que le jury a rendu un verdict d’acquittement sur un fondement que le ministère public qualifie lui‑même de déraisonnable plutôt que sur le fondement raisonnable dont il reconnaît l’existence.
19 Après avoir revu en profondeur le dossier et pris en compte les arguments exhaustifs et éloquents des avocats, nous arrivons à la conclusion que le ministère public ne s’est pas acquitté de sa « très lourde » charge à cet égard.
20 Le pourvoi est donc accueilli et le verdict du jury est rétabli.
Les motifs suivants ont été rendus par
21 Le juge LeBel (dissident) — J’ai pris connaissance de l’opinion de mon collègue le juge Fish. Avec égards, je suis en désaccord avec son analyse et avec la conclusion qu’il propose. À mon avis, en effet, dans cette affaire difficile et douloureuse, la Cour d’appel du Québec a adopté la solution appropriée en annulant l’acquittement de l’appelante et en ordonnant un nouveau procès ([2005] R.J.Q. 1662, 2005 QCCA 574). En dépit des inconvénients qu’elle impose aux parties ainsi qu’aux témoins et de l’attitude de réserve que doivent adopter les tribunaux d’appel dans l’examen des verdicts d’acquittement, il est des cas où l’intervention des cours d’appel s’impose. La présente affaire en est un.
22 Dans son ensemble, le procès qu’examine maintenant notre Cour a été gravement vicié en raison de la façon dont les moyens de défense ont été présentés et des erreurs contenues dans les directives données au sujet de l’un d’entre eux, le plaidoyer de légitime défense. Dans ce contexte, le ministère public avait des raisons suffisantes pour attaquer la validité du verdict et réclamer un nouveau procès. Comme l’a conclu la Cour d’appel, il a satisfait au fardeau que lui impose la jurisprudence de notre Cour pour obtenir l’annulation d’un acquittement prononcé par un jury d’assises.
23 En l’espèce, nous nous trouvons devant un cas où deux défenses différentes et peu compatibles ont été placées devant le jury, l’une d’automatisme, l’autre de légitime défense prévue au par. 34(2) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46. La première a été proposée par l’avocat qui représentait alors l’intimée au procès, la seconde par le juge, de sa propre initiative.
24 L’association de défenses fondamentalement contradictoires comme l’automatisme et le plaidoyer de légitime défense comporte de forts risques pour la bonne conduite du procès, l’appréciation des faits et l’évaluation de la situation juridique des parties par le jury. Ces difficultés demeurent même s’il peut survenir des circonstances où des éléments de fait découlant d’une même preuve pourraient servir à justifier à tour de rôle l’une et l’autre de ces deux défenses et où la prudence et le souci de justice commanderaient au juge d’en laisser l’appréciation au jury. Je ne sous-estime pas non plus les difficultés que causent au juge les tensions entre les règles d’un procès conduit par les parties dans un système contradictoire et les principes jurisprudentiels qui l’obligent à soumettre au jury tous les moyens de défense auxquels la preuve confère une « apparence de réalité ». Ces contraintes accentuent des risques d’erreur qui se sont malheureusement réalisés dans le dossier sous étude et dont il faut maintenant évaluer les conséquences.
25 Dans la présente cause, l’avocat de la prévenue a présenté une défense d’automatisme avec ses forces et ses faiblesses devant la cour d’assises. L’avocat avait aussi annoncé à l’ouverture du procès un moyen de légitime défense, qu’il n’a pas repris. Néanmoins, de lui-même, le premier juge a renvoyé ce moyen devant les jurés. Cette décision a été prise alors que, comme l’a conclu le juge Nuss, la preuve disponible ne conférait même pas d’« apparence de réalité » à certains des éléments principaux de cette défense particulière. Par surcroît, il est incontestable que le juge a donné des directives erronées aux jurés sur ce moyen de défense. Il s’est borné, en substance, à expliquer au jury qu’il devait acquitter la prévenue s’il la croyait. Il n’a fait aucun commentaire sur les aspects subjectifs et objectifs de cette défense. Ce moyen de défense a alors été soumis aux jurés, en l’absence de la base factuelle nécessaire et à la suite de directives insuffisantes, en même temps que la défense d’automatisme.
26 Cela fait, comme la Cour d’appel du Québec, notre Cour ignore nécessairement sur quelle base les jurés ont acquitté l’appelante. Si l’exigence de motivation recherche la transparence des fondements de la décision du juge siégeant seul, la volonté de protéger l’indépendance et la liberté de décision des jurés rend leurs délibérations secrètes et leur interdit de motiver leur verdict. Dans ces conditions, les tribunaux d’appel ne sont ni autorisés à sonder les reins et les cœurs des jurés ni en mesure de le faire. Le verdict n’énonce qu’une conclusion. Les jurés ont retenu une défense ou l’autre. Sauf, parfois, le hasard d’une question au juge qui laisse percevoir les soucis ou les orientations d’un jury, les tribunaux d’appel ignorent quelle défense a été retenue ou quelle importance les jurés ont attribuée à un moyen par rapport à un autre.
27 Toutefois, en dépit du respect traditionnellement attaché aux verdicts d’acquittement par le système canadien de droit pénal, le Code criminel, par la volonté clairement exprimée du Parlement, autorise le ministère public à exercer des droits d’appel limités. Il demeure ainsi que des droits d’appel existent et que les acquittements ne sont pas nécessairement intangibles. Les tribunaux d’appel doivent alors tenter d’évaluer raisonnablement l’impact des erreurs invoquées par la poursuite.
28 La jurisprudence a, pour ces fins, cherché à définir le cadre et les limites des pouvoirs d’intervention des cours d’appel. Sans vouloir stériliser cette forme d’appel, elle a néanmoins imposé au poursuivant un fardeau généralement qualifié de lourd. Dans des commentaires qui résument fort bien l’orientation de la jurisprudence de notre Cour en la matière, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) décrivait ce fardeau dans les termes suivants :
Il reste à déterminer s’il y a lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès, malgré l’acquittement prononcé en première instance. Le juge Sopinka a formulé le critère qu’il faut appliquer pour annuler un acquittement et ordonner la tenue d’un nouveau procès dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, à la p. 374 :
Un accusé qui a déjà été acquitté une fois ne devrait pas être renvoyé à un nouveau procès s’il n’est pas évident que l’erreur qui entache le premier procès était telle qu’il y a un degré raisonnable de certitude qu’elle a bien pu influer sur le résultat.
En l’espèce, nous n’avons aucun moyen de savoir si le jury a rendu un verdict d’acquittement parce qu’il avait un doute raisonnable quant au consentement de Valerie ou parce qu’il s’est fondé sur une défense qui n’aurait pas dû lui être soumise. L’effet cumulatif des nombreuses erreurs commises en l’espèce est tel qu’il a été satisfait au critère formulé dans Morin. N’eussent été les erreurs importantes commises au procès, un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées aurait bien pu arriver à un verdict différent. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’acquittement et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
(R. c. Livermore, [1995] 4 R.C.S. 123, par. 23-24)
29 Dans ce type d’analyse, faute de pouvoir connaître réellement la teneur des délibérations des jurés, tout demeure en grande partie spéculation ou hypothèse. Il s’agit de peser la gravité des erreurs et de porter un jugement prudent quant à leur effet sur les délibérations du jury pour déterminer si le verdict n’aurait pas nécessairement été le même. On ne peut établir qu’il aurait nécessairement été différent. Ce n’est d’ailleurs pas le fardeau qu’une jurisprudence constante impose à la Couronne (voir White c. The King, [1947] R.C.S. 268; Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; Livermore).
30 Dans la situation examinée ici, les deux défenses ont été liées et rattachées aux mêmes faits, puis renvoyées ensemble aux jurés par le juge, maître du droit à l’égard du jury, après des directives erronées et en l’absence d’un fondement factuel adéquat quant à l’une d’elles. Je ne crois pas qu’une cour d’appel aurait alors excédé ses pouvoirs et commis une erreur d’application de la jurisprudence de notre Cour en concluant à la nécessité d’une intervention en raison de l’impact appréhendé de cette erreur sur l’étude d’une preuve commune aux deux défenses et sur le verdict qui en a résulté.
31 À moins de supprimer le droit d’appel du ministère public en tel cas, il est des fonctions que des cours d’appel ne peuvent abdiquer en dépit des problèmes que pose le mode de décision du jury. Il faut retenir aussi que la fonction d’appel est un élément important d’un système juridique destiné à assurer l’application régulière et juste des règles de procédure et de preuve criminelle. L’accusé a droit à un procès juste selon les règles de fond et de forme du droit pénal et les principes constitutionnels. Le ministère public, représentant l’État et l’intérêt public à l’application correcte du droit pénal, y a aussi droit. C’est ce droit que sanctionne l’existence d’une fonction d’appel qui doit être exercée prudemment mais fermement lorsque la nécessité s’impose. Tel était le cas ici, telle était la tâche que la Cour d’appel a accomplie en prononçant le jugement entrepris. J’aurais donc rejeté le pourvoi.
Pourvoi accueilli, le juge LeBel est dissident.
Procureurs de l’appelante : Soulière Lapointe Doray Michaud Lamoureux, Montréal.
Procureur de l’intimée : Sous‑procureur général du Québec, Gatineau, Québec.