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02/10/2008 | CANADA | N°2008_CSC_53

Canada | F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53 (2 octobre 2008)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : F.H. c. McDougall,

[2008] 3 R.C.S. 41, 2008 CSC 53

Date : 20081002

Dossier : 32085

Entre :

F.H.

Appelant

et

Ian Hugh McDougall

Intimé

Et entre :

F.H.

Appelant

et

The Order of the Oblates of Mary Immaculate

in the Province of British Columbia

Intimé

Et entre :

F.H.

Appelant

et

Sa Majesté la Reine du chef du Canada représentée par

le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Int

imée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 102)

Le juge Rothstein (av...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : F.H. c. McDougall,

[2008] 3 R.C.S. 41, 2008 CSC 53

Date : 20081002

Dossier : 32085

Entre :

F.H.

Appelant

et

Ian Hugh McDougall

Intimé

Et entre :

F.H.

Appelant

et

The Order of the Oblates of Mary Immaculate

in the Province of British Columbia

Intimé

Et entre :

F.H.

Appelant

et

Sa Majesté la Reine du chef du Canada représentée par

le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein

Motifs de jugement :

(par. 1 à 102)

Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)

______________________________

F.H. c. McDougall, [2008] 3 R.C.S. 41, 2008 CSC 53

F.H. Appelant

c.

Ian Hugh McDougall Intimé

- et -

F.H. Appelant

c.

The Order of the Oblates of Mary Immaculate

in the Province of British Columbia Intimé

- et -

F.H. Appelant

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée

par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien Intimée

Répertorié : F.H. c. McDougall

Référence neutre : 2008 CSC 53.

No du greffe : 32085.

2008 : 15 mai; 2008 : 2 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Southin, Rowles et Ryan) (2007), 68 B.C.L.R. (4th) 203 (sub nom. C. (R.) c. McDougall), [2007] 9 W.W.R. 256, 41 C.P.C. (6th) 213, 239 B.C.A.C. 222, 396 W.A.C. 222, [2007] B.C.J. No. 721 (QL), 2007 CarswellBC 723, 2007 BCCA 212, accueillant l’appel contre la décision de la juge Gill quant à l’allégation d’agression sexuelle, mais le rejetant quant à l’allégation d’agression physique, [2005] B.C.J. No. 2358 (QL) (sub nom. R.C. c. McDougall), 2005 CarswellBC 2578, 2005 BCSC 1518. Pourvoi accueilli.

Allan Donovan, Karim Ramji et Niki Sharma, pour l’appelant.

Bronson Toy, pour l’intimé Ian Hugh McDougall.

F. Mark Rowan, pour l’intimé The Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia.

Peter Southey et Christine Mohr, pour l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada.

Version française du jugement de la Cour rendu par

[1] Le juge Rothstein — Dans le cadre d’une poursuite au civil, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que pendant l’année scolaire 1968‑1969, l’intimé Ian Hugh McDougall, surveillant au Pensionnat indien de Sechelt, avait agressé sexuellement l’appelant, F.H., un ancien élève de l’établissement. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont accueilli en partie l’appel de l’intimé et infirmé la décision de la juge du procès. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir le jugement de première instance.

I. Faits

[2] Le Pensionnat indien de Sechelt a vu le jour en Colombie‑Britannique en 1904. Son financement était assuré par l’État canadien, et sa direction, par les Oblats de Marie Immaculée. F.H. y a séjourné de septembre 1966 à mars 1967, ainsi que de septembre 1968 à juin 1974. Frère Oblat jusqu’en 1970, Ian Hugh McDougall y a été surveillant des garçons les plus jeunes et de ceux d’âge intermédiaire de 1965 à 1969.

[3] L’établissement comptait trois étages. Les dortoirs des garçons les plus jeunes et des plus âgés étaient situés à l’étage supérieur. Les toilettes des surveillants se trouvaient également à l’étage supérieur et on pouvait y avoir accès par les toilettes des pensionnaires. Le dortoir des garçons d’âge intermédiaire était situé au deuxième étage, et la chambre de M. McDougall s’y trouvait dans un angle.

[4] F.H. prétend qu’à l’âge d’environ 10 ans, M. McDougall l’a agressé sexuellement dans les toilettes des surveillants. Au procès, il a dit avoir subi quatre agressions. La juge du procès relate son témoignage aux par. 34-38 de ses motifs :

[traduction] La première fois, F.H. se trouvait dans le dortoir avec d’autres garçons. Le défendeur a demandé à quatre d’entre eux de se rendre aux toilettes principales à l’étage supérieur et d’attendre avant d’aller dans les toilettes des surveillants pour un examen. F.H. a été le dernier à s’y présenter. Le défendeur lui a demandé de retirer son pyjama et, alors que F.H. était de face, il l’a examiné des pieds à la tête. Il a caressé son pénis. Le défendeur l’a ensuite retourné, lui a demandé de se pencher et a inséré son doigt dans son anus. Le défendeur a enlevé ses vêtements, a empoigné F.H. par la taille, l’a mis sur ses genoux et l’a violé. Il avait rabattu le couvercle de la toilette, sur lequel il s’était assis. Après avoir éjaculé, il a dit au demandeur de remettre son pyjama et de quitter la pièce.

F.H. était sous le choc. Il n’a ni pleuré ni crié; il est demeuré silencieux. Lorsqu’il s’est rendu aux toilettes communes principales, il a constaté qu’il saignait. Le lendemain matin, il a remarqué la présence de sang dans son pyjama. Il est descendu aux toilettes des garçons et il s’est changé. Il a rincé son pyjama et l’a rangé dans son casier.

La deuxième agression s’est produite environ deux semaines plus tard. F.H. se trouvait dans le dortoir et se préparait à aller au lit lorsque le défendeur lui a dit de se rendre aux toilettes des surveillants pour un examen. Aucun autre garçon n’était présent. Il a demandé à F.H. d’enlever son pyjama, puis il l’a encore une fois violé. F.H. s’est rendu aux toilettes communes pour se laver. Le lendemain matin, il a constaté que son pyjama était taché de sang. Comme c’était jour de lessive, il a déposé son pyjama dans le panier à linge avec les draps.

La troisième agression a eu lieu environ un mois plus tard. Dans son témoignage, F.H. a dit qu’on lui avait une fois de plus demandé d’aller dans les toilettes des surveillants, d’enlever son pyjama et de se retourner. Encore une fois, le défendeur l’avait empoigné par la taille et l’avait violé. Il avait saigné, mais il ne se souvient pas s’il y avait des taches de sang sur son pyjama.

La quatrième agression est survenue environ un mois après la troisième. Alors que F.H. se préparait à aller au lit, le défendeur l’a saisi par les épaules et l’a emmené à l’étage supérieur dans les toilettes des surveillants. Un autre viol a été commis.

([2005] B.C.J. No. 2358 (QL), 2005 BCSC 1518)

[5] F.H. n’a révélé les agressions subies que vers l’année 2000. Il vivait à ce moment des difficultés conjugales après que son épouse eut appris son infidélité. Il a témoigné qu’il avait alors ressenti le besoin de confier ce qu’il avait vécu enfant. Sur les conseils de son épouse, il a consulté une thérapeute.

[6] F.H. a intenté son action contre les intimés le 7 décembre 2000, soit environ 31 ans après les agressions sexuelles alléguées. En Colombie‑Britannique, aucun délai de prescription ne s’applique à la poursuite pour agression sexuelle, et celle‑ci peut être intentée à tout moment (voir la Limitation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 266, al. 3(4)(l)).

II. Les décisions des juridictions inférieures

A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [2005] B.C.J. No. 2358 (QL), 2005 BCSC 1518

[7] L’action de F.H. et celle de R.C., un autre ancien pensionnaire ayant formulé des allégations apparentées contre les mêmes parties, ont été réunies. Les parties ont convenu que l’instruction porterait sur les questions de fait suivantes :

[traduction]

(1) L’un ou l’autre des demandeurs a‑t‑il été agressé physiquement ou sexuellement alors qu’il était pensionnaire?

(2) Dans l’affirmative,

a) qui l’a agressé,

b) à quel moment et

c) dans quelles circonstances?

[8] Après avoir présidé le procès, la juge Gill a d’abord fait remarquer dans ses motifs que la réponse à ces questions dépendait de la crédibilité attribuée aux témoignages. Peu de questions de droit étaient en cause. Elle a cité la décision H.F. c. Canada (Attorney General), [2002] B.C.J. No. 436 (QL), 2002 BCSC 325, établissant que dans un cas d’allégations graves aux conséquences sérieuses, il y avait lieu d’appliquer la norme de preuve civile qui est [traduction] « proportionnée aux circonstances » (par. 4).

[9] La juge du procès a ensuite considéré le témoignage de chacun des demandeurs, celui de M. McDougall et ceux d’autres personnes ayant travaillé au pensionnat ou y ayant séjourné. M. McDougall a nié les allégations d’agression sexuelle et dit ne pas se rappeler avoir même frappé F.H. une seule fois avec une lanière en cuir. Il a aussi nié avoir jamais procédé à des examens corporels et il a déclaré que les garçons n’étaient pas emmenés dans les toilettes des surveillants.

[10] Pour déterminer si F.H. avait été agressé sexuellement, la juge Gill a soupesé la prétention de la défense selon laquelle le témoignage de F.H. n’était ni fiable ni crédible. Elle a rejeté la thèse voulant que le tribunal doive conclure à la non‑fiabilité du témoignage de F.H. en raison de l’incapacité de ce dernier de répondre à certaines questions. Elle a tenu le témoignage de F.H. pour digne de foi tout en reconnaissant que la perpétration des agressions de la manière décrite par F.H. était susceptible de détection. Elle a par ailleurs rejeté la prétention de la défense selon laquelle l’intérêt de F.H. à mentir minait grandement sa crédibilité. Elle a plutôt convenu avec le demandeur que les circonstances de la révélation des agressions ne suggéraient pas la fabrication.

[11] La juge a relevé les éléments de concordance et de divergence entre les témoignages de F.H. et ceux des autres pensionnaires. Elle a aussi noté des contradictions importantes dans le témoignage de F.H. sur la fréquence des agressions. Au procès, F.H. avait fait état de quatre agressions, alors qu’il avait dit auparavant qu’elles avaient eu lieu toutes les deux semaines ou tous les dix jours. La juge a néanmoins conclu à sa crédibilité en tant que témoin et à la constance de son témoignage concernant [traduction] « la nature des agressions ainsi que le lieu et les moments où elles se sont produites » (par. 112). À son avis, il y avait eu agressions sexuelles, M. McDougall ayant sodomisé F.H. à quatre reprises pendant l’année scolaire 1968‑1969.

[12] Pour ce qui est des sévices physiques, la juge du procès s’est seulement demandé si les demandeurs avaient prouvé les coups infligés avec une lanière en cuir pendant leur séjour au pensionnat. Elle a considéré le témoignage de M. McDougall, celui d’un autre frère employé au pensionnat, ainsi que ceux d’autres anciens pensionnaires. Elle a conclu qu’il s’agissait d’un châtiment courant au pensionnat, qu’il n’était pas réservé aux auteurs de manquements graves et que M. McDougall l’avait infligé à F.H. un nombre indéterminé de fois.

[13] En ce qui concerne R.C., la juge du procès a conclu qu’il n’avait pas prouvé les agressions sexuelles alléguées et qu’une autre personne que M. McDougall l’avait frappé avec une lanière en cuir.

B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2007), 68 B.C.L.R. (4th) 203, 2007 BCCA 212

[14] La décision de la Cour d’appel a été rendue par la juge Rowles, avec l’appui de la juge Southin, la juge Ryan inscrivant sa dissidence.

(1) Motifs de la juge Rowles

[15] La juge Rowles a conclu qu’il y avait lieu d’accueillir l’appel interjeté par M. McDougall quant à la conclusion qu’il avait agressé sexuellement F.H., mais non quant à celle qu’il l’avait frappé avec une lanière en cuir.

[16] Selon elle, la juge du procès connaissait manifestement la jurisprudence sur la norme de preuve applicable dans une affaire d’allégations d’actes moralement répréhensibles, à savoir une norme « proportionnée aux circonstances ». Toutefois, à son avis, elle aurait dû prendre en compte les contradictions importantes du témoignage de F.H. pour déterminer si les agressions sexuelles alléguées avaient été prouvées suivant la norme de preuve « proportionnée à l’allégation ». Elle a conclu que la juge du procès n’avait pas examiné la preuve aussi attentivement qu’elle l’aurait dû, d’où l’erreur de droit.

[17] En accueillant l’appel quant aux agressions sexuelles alléguées, la juge Rowles a estimé qu’il n’était pas utile d’ordonner la tenue d’un nouveau procès étant donné la teneur de la preuve offerte à cet égard.

(2) Motifs concordants de la juge Southin

[18] Dans ses motifs concordants, la juge Southin se penche sur l’[traduction] « aspect préoccupant » de l’affaire : « dans une instance civile, comment doit‑on apprécier la preuve constituée de témoignages opposés et quelle relation doit s’établir entre l’appréciation de la preuve et le fardeau de la preuve? » (par. 84).

[19] Selon la juge Southin, il importait au plus haut point que le juge appelé à apprécier la preuve demeure conscient de la gravité des allégations. Il ne suffisait pas de préférer le témoignage du demandeur à celui du défendeur, car [traduction] « préférer [ce] témoignage à [l’]autre [. . .] exige [. . .] qu’un motif convaincant fondé sur un autre élément de preuve que le témoignage du demandeur le justifie » (par. 106). De plus, elle a statué que dans l’arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, la conclusion du juge Cory selon laquelle il n’y avait pas d’obligation de choisir entre la preuve de la poursuite et celle de l’accusé s’appliquait également en matière civile.

[20] Finalement, elle n’a pas relevé dans les motifs de la juge du procès [traduction] « de motif convaincant et valable en droit d’ajouter foi au témoignage du demandeur et d’écarter ceux des défendeurs » (par. 112).

(3) Motifs dissidents de la juge Ryan

[21] Même si elle partage les préoccupations des juges majoritaires concernant [traduction] « le risque d’imputer une responsabilité pour des faits survenus il y a aussi longtemps », la juge Ryan se refuse à conclure que la juge du procès n’a pas appliqué la bonne norme de preuve (par. 115).

[22] Elle signale qu’au début de ses motifs, la juge du procès énonce le critère applicable, celui de la norme de preuve proportionnée aux circonstances : [traduction] « une fois le bon critère établi, il faut supposer qu’elle l’a correctement appliqué, à moins que ses motifs n’indiquent le contraire » (par. 116).

[23] Selon elle, prétendre que la juge du procès a mal appliqué la norme aux faits mis en preuve revient à dire qu’elle a tiré des conclusions de fait erronées. Or, pour infirmer des conclusions de fait, une cour d’appel doit constater qu’une erreur manifeste a été commise, qu’un élément de preuve déterminant ou pertinent n’a pas été pris en compte ou que des conclusions déraisonnables ont été tirées de la preuve.

[24] La juge Ryan estime que la juge du procès n’a pas commis de telles erreurs. Cette dernière a reconnu l’aspect le plus préoccupant du témoignage de F.H. — sa divergence avec les descriptions antérieures des agressions — et elle a conclu que, pour l’essentiel, le témoignage était constant et digne de foi. Elle n’a donc pas fait abstraction des contradictions.

[25] À défaut d’erreur entachant les motifs de la décision contestée, la juge Ryan a conclu que la Cour d’appel aurait dû respecter les conclusions de la juge du procès. Elle était donc d’avis de rejeter l’appel.

III. Analyse

A. La norme de preuve

(1) La jurisprudence canadienne

[26] Les efforts des tribunaux pour résoudre les difficultés que pose l’application de la norme de preuve civile de la prépondérance des probabilités dans une affaire où les faits reprochés au défendeur sont particulièrement graves — comme la fraude, la faute professionnelle ou le comportement criminel, en particulier l’agression sexuelle d’un mineur — ont suscité de nombreux commentaires. Comme l’expliquent L. R. Rothstein, R. A. Centa et E. Adams dans leur article intitulé « Balancing Probabilities : The Overlooked Complexity of the Civil Standard of Proof », dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 2003 : The Law of Evidence (2004), 455, p. 456 :

[traduction] Les allégations de cette nature sont jugées uniques parce qu’elles continuent de frapper l’intéressé d’un opprobre moral même après le dénouement de l’instance.

[27] Les tribunaux de la Colombie‑Britannique se sont généralement rangés à l’avis exprimé par lord Denning dans l’arrêt Bater c. Bater, [1950] 2 All E.R. 458 (C.A.), à savoir que la norme civile de la prépondérance des probabilités [traduction] « peut comporter des degrés de probabilité » (p. 459), selon l’objet du litige. Voici ce qu’il a dit :

[traduction] [Une cour civile] n’adopte pas une norme aussi sévère que le ferait une cour criminelle, même en examinant une accusation de nature criminelle, mais il reste qu’elle exige un degré de probabilité proportionné aux circonstances. [p. 459]

[28] En l’espèce, la juge du procès a cité les propos suivants de la juge Neilson dans la décision H.F. c. Canada (Attorney General), par. 154 :

[traduction] La cour est justifiée d’exiger un degré de probabilité plus élevé qui soit « proportionné aux circonstances » : . . .

[29] Dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, portant sur une question d’ordre constitutionnel, le juge en chef Dickson s’est rallié à l’approche formulée dans l’arrêt Bater. À son avis, un « degré très élevé de probabilité » exigeait que la preuve soit forte et persuasive et qu’elle fasse ressortir nettement les conséquences de la décision quelle qu’elle soit (p. 138) :

Compte tenu du fait que l’article premier est invoqué afin de justifier une violation des droits et libertés constitutionnels que la Charte vise à protéger, un degré très élevé de probabilité sera, pour reprendre l’expression de lord Denning, « proportionné aux circonstances ». Lorsqu’une preuve est nécessaire pour établir les éléments constitutifs d’une analyse en vertu de l’article premier, ce qui est généralement le cas, elle doit être forte et persuasive et faire ressortir nettement à la cour les conséquences d’une décision d’imposer ou de ne pas imposer la restriction.

[30] Une « norme variable » de probabilité n’a toutefois pas fait l’unanimité. Dans l’arrêt Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., [1982] 1 R.C.S. 164, le juge en chef Laskin l’a en effet écartée. À son avis, pour tenir compte de la gravité de l’allégation, le juge du procès devait plutôt examiner la preuve « plus attentivement » (p. 169-171) :

Chaque fois qu’il y a une allégation de conduite moralement blâmable ou qui peut revêtir un aspect criminel ou pénal et que l’allégation se présente dans le cadre d’un litige civil, le fardeau de la preuve qui s’applique est toujours celui de la preuve suivant la prépondérance des probabilités. . .

. . . L’appréciation des éléments de preuve se rapportant au fardeau de la preuve implique nécessairement une question de jugement, et un juge de première instance est fondé à examiner la preuve plus attentivement si la preuve offerte doit établir des allégations sérieuses. . .

Je n’estime pas que ce point de vue [celui de l’arrêt Bater] s’écarte du principe d’une norme de preuve fondée sur la prépondérance des probabilités ni qu’il appuie une norme variable. La question dans toutes les affaires civiles est de savoir quelle preuve il faut apporter et quel poids lui accorder pour que la cour conclue qu’on a fait la preuve suivant la prépondérance des probabilités.

[31] Suivant les décisions ontariennes rendues en matière de discipline professionnelle, la norme de la prépondérance des probabilités exige que la preuve soit [traduction] « claire et persuasive et qu’elle se fonde sur des éléments solides » (voir Heath c. College of Physicians & Surgeons (Ontario) (1997), 6 Admin. L.R. (3d) 304 (C. Ont. (Div. gén.)), par. 53).

(2) La jurisprudence britannique récente

[32] Au Royaume‑Uni, il appert de certaines décisions que, selon la gravité des questions en jeu, la norme de preuve pénale s’applique même dans une affaire civile. Dans l’arrêt R (McCann) c. Crown Court at Manchester, [2003] 1 A.C. 787, [2002] UKHL 39, lord Steyn s’exprime comme suit au par. 37 :

[traduction] . . . je conviens qu’en raison de la gravité des questions en jeu, il serait normalement nécessaire de faire appel, dans une certaine mesure, à la norme de preuve civile plus stricte : In re H (Minors) (Sexual Abuse : Standard of Proof) [1996] AC 563, 586 D‑H, lord Nicholls of Birkenhead. Essentiellement pour des raisons d’ordre pratique, le recorder de Manchester a décidé d’appliquer la norme pénale. La Cour d’appel a indiqué que ce choix est opportun dans la plupart des cas. Lord Bingham of Cornhill a fait remarquer que la norme civile plus stricte est presque identique à la norme appliquée au pénal. Je ne rejette aucun de ces points de vue. Mais à mon avis, le pragmatisme commande de faciliter la tâche des tribunaux en leur enjoignant d’appliquer la norme pénale dans toute affaire relative à l’article premier.

[33] Dans l’arrêt In re H. (Minors) (Sexual Abuse : Standard of Proof), [1996] A.C. 563 (H.L.), lord Nicholls aborde un autre aspect, celui de [traduction] « la probabilité ou [de] l’improbabilité intrinsèque d’un événement » (p. 586) :

[traduction] . . . la probabilité ou l’improbabilité intrinsèque d’un événement est un élément à prendre en compte pour soupeser les probabilités et décider si, tout bien considéré, l’événement a eu lieu. Plus l’événement est improbable, plus la preuve offerte doit être forte pour l’établir suivant la prépondérance des probabilités.

[34] Plus récemment, dans l’arrêt In re B (Children), [2008] 3 W.L.R. 1, [2008] UKHL 35, rendu le 11 juin 2008, la Chambre des lords s’est de nouveau penchée sur la question de la norme de preuve. Après l’audition du présent pourvoi, l’avocat du procureur général du Canada, Me Southey, a porté cet arrêt à l’attention de notre Cour sans que les avocats des autres parties ne s’y opposent.

[35] Lord Hoffmann y fait état de la « confusion » qui règne au sein des tribunaux britanniques sur le sujet (par. 5) :

[traduction] Une certaine confusion a toutefois été créée par des décisions donnant à penser que la norme de preuve peut varier selon la gravité de la faute alléguée, voire celle des conséquences pour l’intéressé. Ces décisions appartiennent à trois catégories. Dans la première, le tribunal qualifie l’affaire de civile à une fin donnée (p. ex., pour l’application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales), mais il estime néanmoins, vu la gravité des conséquences de l’instance, que la norme de preuve pénale ou l’équivalent devrait s’appliquer. Dans la deuxième catégorie, le tribunal opine que lorsqu’un événement est intrinsèquement improbable, de solides éléments de preuve peuvent être nécessaires pour le convaincre qu’il est plus probable que l’événement se soit produit que le contraire. Dans la troisième catégorie, le juge confond simplement la norme de preuve et le rôle de la probabilité intrinsèque pour décider si une partie s’est acquittée ou non du fardeau de la preuve au regard de la norme applicable.

[36] La Chambre des lords a conclu à l’unanimité à l’existence d’une seule norme de preuve en matière civile. Lord Hoffmann dit au par. 13 :

[traduction] Je pense que le temps est venu d’affirmer une fois pour toutes qu’il n’y a en matière civile qu’une seule norme de preuve : il doit être plus probable que le fait allégué s’est produit que le contraire.

Or, lord Hoffmann n’a pas désapprouvé l’application de la norme pénale selon la question en jeu. Après avoir très clairement énoncé qu’une seule norme de preuve s’appliquait en matière civile, il poursuit au par. 13 en tenant des propos plutôt énigmatiques :

[traduction] Je n’entends pas désapprouver l’une ou l’autre des décisions comprises dans la première catégorie, mais je conviens avec lord Steyn dans McCann’s, p. 812 que ce serait beaucoup plus clair si les tribunaux disaient simplement que, même s’il s’agit d’une instance civile, vu la nature de la question en jeu, il est indiqué d’appliquer la norme pénale.

[37] Lord Hoffmann ajoute que la prise en compte de la probabilité intrinsèque ne constitue pas une règle de droit (par. 15) :

[traduction] J’insiste sur les mots que j’ai mis en italiques [« dans la mesure où cela est indiqué dans les circonstances »]. Lord Nicholls [dans In re H] n’a pas énoncé une règle de droit. Il n’existe qu’une seule règle de droit : il faut prouver qu’il est plus probable que le fait a eu lieu que le contraire. Le sens commun — et non le droit — exige, pour trancher à cet égard, qu’on tienne compte, dans la mesure où cela est indiqué, de la probabilité intrinsèque.

[38] L’arrêt In re B a été rendu sous le régime de la Children Act 1989 du Royaume‑Uni. Bien que ses observations sur la norme de preuve applicable ne valent que pour cette loi, la baronne Hale explique que ni la gravité de l’allégation ni celle des conséquences possibles ne devraient modifier la norme de preuve appliquée pour établir les faits. Voici ce qu’elle dit aux par. 70‑72 :

[traduction] Vos seigneuries, pour cette raison, j’irais plus loin et je clamerais haut et fort que la norme de preuve applicable pour établir les faits nécessaires au respect du critère du par. 31(2) ou à l’application des considérations liées au bien‑être de l’article premier de la loi de 1989 est simplement la prépondérance des probabilités, ni plus ni moins. Ni la gravité de l’allégation, ni celle des conséquences ne devraient modifier la norme de preuve appliquée pour établir les faits. La probabilité intrinsèque ne doit être prise en compte, s’il y a lieu, que pour découvrir la vérité.

Pour ce qui est des conséquences, elles sont toujours sérieuses quelle que soit l’issue de l’instance. L’enfant peut voir sa relation avec sa famille sérieusement compromise ou s’exposer encore à un préjudice important. À l’inverse, le père ou la mère peut voir sa relation avec l’enfant sérieusement compromise ou avoir encore la possibilité de maltraiter cet enfant ou un autre.

Pour ce qui est de la gravité de l’allégation, il n’y a pas de lien logique ou nécessaire entre gravité et probabilité. Le comportement gravement préjudiciable — comme le meurtre — est suffisamment rare pour être la plupart du temps intrinsèquement improbable. Malgré cela, lorsque, par exemple, on découvre un corps à la gorge tranchée, mais aucune arme à proximité, le meurtre est loin d’être improbable. D’autres comportements gravement préjudiciables, comme l’alcoolisme ou la toxicomanie, sont malheureusement trop répandus et loin d’être improbables.

(3) Résumé des différentes approches

[39] Voici en résumé quelles sont selon moi les différentes approches possibles dans une affaire civile où un comportement criminel ou moralement répréhensible est allégué :

(1) La norme de preuve pénale s’applique selon la gravité de l’allégation.

(2) Une norme de preuve intermédiaire se situant entre la civile et la pénale, proportionnée aux circonstances, s’applique.

(3) Lorsque l’allégation est grave, la norme de preuve n’est pas plus stricte, mais la preuve doit faire l’objet d’un examen plus attentif.

(4) La norme de preuve n’est pas plus stricte, mais la preuve doit être claire et convaincante.

(5) La norme de preuve n’est pas plus stricte, mais plus l’événement est improbable, plus la preuve doit être solide pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités.

(4) L’approche qui devrait désormais être celle des cours de justice canadiennes

[40] Comme l’a fait la Chambre des lords, notre Cour devrait selon moi affirmer une fois pour toutes qu’il n’existe au Canada, en common law, qu’une seule norme de preuve en matière civile, celle de la prépondérance des probabilités. Le contexte constitue évidemment un élément important et le juge ne doit pas faire abstraction, lorsque les circonstances s’y prêtent, de la probabilité ou de l’improbabilité intrinsèque des faits allégués non plus que de la gravité des allégations ou de leurs conséquences. Toutefois, ces considérations ne modifient en rien la norme de preuve. À mon humble avis, pour les motifs qui suivent, il faut écarter les approches énumérées précédemment.

[41] L’arrêt Hanes c. Wawanesa Mutual Insurance Co., [1963] R.C.S. 154, p. 158‑164, a clairement établi que la norme pénale ne s’applique pas en matière civile au Canada. La preuve hors de tout doute raisonnable exigée en matière criminelle est liée à la présomption d’innocence dont bénéficie l’accusé dans un procès pénal. Le fardeau de la preuve incombe toujours à la poursuite. Comme l’a expliqué le juge Cory dans l’arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, par. 27 :

Premièrement, il faut indiquer clairement au jury que la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable a une importance vitale puisqu’elle est inextricablement liée au principe fondamental de tous les procès pénaux : la présomption d’innocence. Ces deux concepts sont pour toujours intimement liés l’un à l’autre, comme Roméo et Juliette ou Oberon et Titania, et ils doivent être présentés comme formant un tout. Si la présomption d’innocence est le fil d’or de la justice pénale, alors la preuve hors de tout doute raisonnable en est le fil d’argent, et ces deux fils sont pour toujours entrelacés pour former la trame du droit pénal. Il faut rappeler aux jurés que le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a commis le crime incombe à la poursuite tout au long du procès, et qu’il ne se déplace jamais sur les épaules de l’accusé.

[42] À l’opposé, dans une affaire civile, nulle présomption d’innocence ne s’applique. L’explication en est donnée dans J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), p. 154 :

[traduction] Comme il importe peu à la société que le demandeur ou le défendeur ait gain de cause dans une instance civile, il n’y a pas lieu de prévenir un jugement erroné en appliquant une norme de preuve plus stricte que celle de la prépondérance des probabilités.

Il est vrai qu’une conclusion de responsabilité tirée dans une affaire civile peut avoir des conséquences sérieuses qui continuent de se faire sentir après l’instance. Mais il demeure qu’une affaire civile ne fait pas intervenir le pouvoir de l’État de punir une personne ou de la priver de sa liberté.

[43] Le recours à une norme de preuve intermédiaire présente des difficultés d’ordre pratique. Comme le disent Rothstein, Centa et Adams (p. 466-467) :

[traduction] De même, laisser entendre que la norme de preuve applicable est « plus stricte » que la « simple prépondérance des probabilités » soulève nécessairement la question du pourcentage de probabilité à établir? Ce qui n’est d’aucune utilité, car le décideur pourra se représenter une probabilité de « 51 p. 100 » ou une « probabilité plus grande », mais non une probabilité de 60 p. 100 ou de 70 p. 100.

[44] Autrement dit, il semblerait incongru qu’un juge conclue qu’il est probable, mais pas assez probable suivant une norme non précisée, qu’un événement ait eu lieu et, par conséquent, que cet événement ne s’est pas produit. Comme l’explique lord Hoffmann dans l’arrêt In re B, par. 2 :

[traduction] Lorsqu’une règle de droit exige la preuve d’un fait (le « fait en litige »), le juge ou le jury doit déterminer si le fait s’est ou non produit. Il ne saurait conclure qu’il a pu se produire. Le droit est un système binaire, les seules valeurs possibles étant zéro et un. Ou bien le fait s’est produit, ou bien il ne s’est pas produit. Lorsqu’un doute subsiste, la règle selon laquelle le fardeau de la preuve incombe à l’une ou l’autre des parties permet de trancher. Lorsque la partie à laquelle incombe la preuve ne s’acquitte pas de son obligation, la valeur est de zéro et le fait est réputé ne pas avoir eu lieu. Lorsqu’elle s’en acquitte, la valeur est de un, et le fait est réputé s’être produit.

À mon avis, la seule façon possible d’arriver à une conclusion de fait dans une instance civile consiste à déterminer si, selon toute vraisemblance, l’événement a eu lieu.

[45] Laisser entendre que lorsqu’une allégation formulée dans une affaire civile est grave, la preuve offerte doit être examinée plus attentivement suppose que l’examen peut être moins rigoureux dans le cas d’une allégation moins grave. Je crois qu’il est erroné de dire que notre régime juridique admet différents degrés d’examen de la preuve selon la gravité de l’affaire. Il n’existe qu’une seule règle de droit : le juge du procès doit examiner la preuve attentivement.

[46] De même, la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités. Mais, je le répète, aucune norme objective ne permet de déterminer qu’elle l’est suffisamment. Dans le cas d’une allégation grave comme celle considérée en l’espèce, le juge peut être appelé à apprécier la preuve de faits qui se seraient produits de nombreuses années auparavant, une preuve constituée essentiellement des témoignages du demandeur et du défendeur. Aussi difficile que puisse être sa tâche, le juge doit trancher. Lorsqu’un juge consciencieux ajoute foi à la thèse du demandeur, il faut tenir pour acquis que la preuve était à ses yeux suffisamment claire et convaincante pour conclure au respect du critère de la prépondérance des probabilités.

[47] Enfin, il peut arriver que le fait soit intrinsèquement improbable. L’improbabilité intrinsèque dépend toujours des circonstances. Comme le dit la baronne Hale dans l’arrêt In re B, par. 72 :

[traduction] Prenons l’exemple bien connu de l’animal aperçu dans Regent’s Park. S’il est vu à l’extérieur du zoo, dans un lieu où l’on promène habituellement son chien, alors il est plus vraisemblable qu’il s’agisse d’un chien que d’un lion. S’il est vu à l’intérieur du zoo, près de l’enclos des lions, dont la porte est ouverte, il se peut fort bien qu’il soit plus vraisemblable qu’il s’agisse d’un lion que d’un chien.

[48] Un fait allégué peut être très improbable, un autre moins. Il ne saurait y avoir de règle permettant de déterminer dans quelles circonstances et jusqu’à quel point le juge du procès doit tenir compte de l’improbabilité intrinsèque. Dans l’arrêt In re B, lord Hoffmann fait remarquer ce qui suit (par. 15) :

[traduction] Le sens commun — et non le droit — exige, pour trancher à cet égard, qu’on tienne compte, dans la mesure où cela est indiqué, de la probabilité intrinsèque.

Il revient au juge du procès de décider dans quelle mesure, le cas échéant, les circonstances donnent à penser que le fait allégué est intrinsèquement improbable et, s’il l’estime indiqué, il peut en tenir compte pour déterminer si la preuve établit que, selon toute vraisemblance, l’événement s’est produit. Or, aucune règle de droit ne saurait le lui imposer.

(5) Conclusion sur la norme de preuve

[49] En conséquence, je suis d’avis de confirmer que dans une instance civile, une seule norme de preuve s’applique, celle de la prépondérance des probabilités. Dans toute affaire civile, le juge du procès doit examiner la preuve pertinente attentivement pour déterminer si, selon toute vraisemblance, le fait allégué a eu lieu.

[50] Je passe maintenant aux questions particulières que soulève le présent pourvoi.

B. Les préoccupations de la Cour d’appel concernant les contradictions relevées dans le témoignage de F.H.

[51] La rigueur de l’examen qui s’impose dans une affaire d’agression sexuelle est au cœur de l’analyse de la Cour d’appel. Selon la juge Rowles, celle‑ci devait notamment déterminer [traduction] « si la juge du procès, compte tenu de la norme de preuve applicable dans une affaire de cette nature, a omis de prendre en compte les lacunes du témoignage de [F.H.] ou ses aspects préoccupants » (par. 72). Ces « aspects préoccupants » englobaient les déclarations contradictoires de F.H. à l’interrogatoire préalable et au procès concernant la fréquence des agressions sexuelles alléguées, de même que la divergence entre l’allégation initiale de tentative de relation anale et l’affirmation au procès qu’il y avait eu pénétration.

[52] Vu l’absence d’un élément circonstanciel étayant le témoignage de F.H., les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que la juge du procès avait omis de se demander si les faits avaient été prouvés [traduction] « selon la norme proportionnée à l’allégation » et qu’elle n’avait pas « examiné la preuve aussi attentivement qu’elle l’aurait dû, d’où l’erreur de droit » (par. 79).

[53] Je le répète, une seule norme de preuve s’applique en matière civile, celle de la prépondérance des probabilités. Bien que la jurisprudence du moment puisse expliquer sa décision, la Cour d’appel a statué à tort que la juge du procès aurait dû appliquer une norme plus stricte. Cette conclusion suffit pour statuer sur le présent pourvoi, mais j’estime important pour l’avenir de faire quelques observations supplémentaires sur le raisonnement des juges majoritaires de la Cour d’appel.

[54] La juge Rowles a eu raison de conclure que l’omission d’un juge de première instance d’appliquer la bonne norme de preuve constitue une erreur de droit. La question est de savoir dans quelle mesure une telle omission peut ressortir des motifs du juge. Évidemment, dans le cas improbable où le juge du procès formule expressément une norme de preuve incorrecte, il est présumé l’avoir appliquée. Lorsqu’il énonce expressément la bonne norme de preuve, il est présumé l’avoir appliquée. Dans le cas où le juge ne renvoie à aucune norme de preuve particulière, on présume également qu’il a appliqué la bonne :

Les juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours.

(R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, p. 664, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef))

Que la norme applicable ait été précisée ou non, on présume qu’elle a été appliquée, sauf lorsque l’analyse révèle le contraire. Toutefois, lorsqu’elle détermine si la bonne norme a effectivement été appliquée, la cour d’appel doit prendre garde de ne pas substituer son interprétation des faits à celle du juge du procès.

[55] La cour d’appel ne peut infirmer une conclusion de fait que « lorsqu’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ou tiré des conclusions de fait manifestement erronées, déraisonnables ou non étayées par la preuve » (H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25, par. 4 (soulignement omis), le juge Fish). La juge Rowles le reconnaît à juste titre (par. 27). Elle ajoute que lorsque le juge du procès s’appuie sur quelque élément de preuve pour tirer une conclusion, la cour d’appel peut difficilement conclure à l’existence d’une erreur manifeste et dominante. D’ailleurs, toujours au par. 27, elle renvoie à l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, par. 22, et aux propos maintes fois cités depuis qu’y tiennent à ce sujet les juges Iacobucci et Major.

[56] La juge Rowles était convaincue que la juge du procès savait quelle norme de preuve avait été appliquée jusqu’alors aux allégations d’actes moralement répréhensibles. Elle dit au par. 35 :

[traduction] Il appert de ses motifs que la juge était au fait de la jurisprudence sur la norme de preuve applicable à des allégations d’actes moralement répréhensibles.

Cela aurait dû convaincre la Cour d’appel que la juge du procès avait compris et appliqué la norme de preuve qu’elles tenaient pour applicable en l’espèce.

C. Les contradictions du témoignage de F.H.

[57] Au paragraphe 5 de ses motifs, la juge du procès tient compte du jugement de la juge Rowles dans l’affaire R. c. R.W.B. (1993), 24 B.C.A.C. 1, par. 28-29, portant sur la crédibilité d’un témoignage qui est entaché de contradictions et que la preuve n’étaye pas par ailleurs. Même si la juge Rowles se prononçait dans le contexte pénal, à l’instar de la juge du procès, j’estime que ses remarques sont pertinentes dans le cas présent :

[traduction] En l’espèce, il existait un certain nombre de contradictions dans le témoignage de la plaignante de même qu’entre son témoignage et celui d’autres témoins. Bien que de légères contradictions n’entachent pas indûment la crédibilité d’un témoin, une suite de contradictions peut constituer un facteur non négligeable et semer un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à la crédibilité du témoignage. Aucune règle ne permet de déterminer dans quels cas des contradictions susciteront un tel doute, mais le juge des faits doit à tout le moins les examiner dans leur ensemble pour déterminer si le témoignage en question est digne de foi. C’est particulièrement vrai en l’absence de corroboration sur la principale question en litige, comme c’était le cas en l’espèce. [par. 29]

[58] Comme l’a estimé la juge Rowles à l’égard de la norme de preuve pénale, lorsque la norme applicable est la prépondérance des probabilités, il n’y a pas non plus de règle quant aux circonstances dans lesquelles les contradictions relevées dans le témoignage du demandeur amèneront le juge du procès à conclure que le témoignage n’est pas crédible ou digne de foi. En première instance, le juge ne doit pas considérer le témoignage du demandeur en vase clos. Il doit plutôt examiner l’ensemble de la preuve pour déterminer l’incidence des contradictions sur les questions de crédibilité touchant au cœur du litige.

[59] Il appert de ses motifs que la juge du procès a reconnu son obligation de tenir compte des contradictions du témoignage de F.H. et de les confronter avec l’ensemble de la preuve dans la mesure du possible. Bien qu’elle n’ait pas considéré chacune des contradictions, elle a examiné de façon générale les arguments de la défense, ce qu’elle explique au par. 100.

[60] La juge du procès se penche expressément sur certains aspects du témoignage de F.H. tenus pour préoccupants par la Cour d’appel. À titre d’exemple, la juge Rowles dit au par. 77 que le témoignage de F.H. concernant les inspections effectuées dans les toilettes des surveillants contredisait celui d’autres témoins :

[traduction] Nul témoin ayant fréquenté le pensionnat n’a confirmé que d’autres garçons avaient formé des rangs puis avaient été examinés par M. McDougall dans les toilettes des surveillants de manière à étayer la version des faits de l’intimé. En fait, la preuve offerte par la défense établissait le contraire, c’est‑à‑dire que les garçons n’avaient jamais fait la file à l’extérieur des toilettes des surveillants pour quelque raison que ce soit.

[61] Or, la juge Gill traite des inspections dans les toilettes et du fait que les souvenirs des témoins à leur sujet sont contradictoires. Elle tire aussi la conclusion de fait que des inspections avaient lieu périodiquement au pensionnat. Voici ce qu’elle dit au par. 106 :

[traduction] On a soutenu que le témoignage de F.H. ne concordait pas avec celui d’autres témoins. Aucune inspection n’avait lieu dans les toilettes des surveillants ou de la façon indiquée par F.H. Je conviens qu’aucun autre témoin n’a fait état d’inspections effectuées dans les toilettes des surveillants; toutefois, des témoins de la défense ont confirmé l’existence d’inspections. J’ai déjà fait référence au témoignage de M. Paul. Je conclus que des inspections ont été effectuées de la manière qu’il a décrite. Les garçons subissaient parfois un examen le jour de la douche et les surveillants s’assuraient régulièrement que les garçons s’étaient bien lavés. Certes, M. Paul n’a pas affirmé que le défendeur avait effectué de tels examens, mais il a dit que ceux‑ci étaient courants. En fait, le témoignage de M. Paul ne corrobore pas celui du défendeur selon lequel les inspections visaient seulement la détection de poux et relevaient de l’infirmière.

[62] Dans ce passage de ses motifs, la juge du procès relève la divergence entre le témoignage de F.H. et ceux des autres témoins. Elle examine aussi le témoignage de M. McDougall à la lumière de ceux des autres témoins de la défense. Elle conclut du témoignage de M. Paul que des inspections avaient lieu couramment. Elle constate que son témoignage n’est pas compatible avec celui de M. McDougall selon lequel les inspections visaient seulement la détection de poux et relevaient de l’infirmière. Il s’ensuit nécessairement qu’à son avis, le témoignage de M. McDougall n’était pas digne de foi sur ce point.

[63] Les juges majoritaires de la Cour d’appel se disent également préoccupées par le témoignage de F.H. selon lequel chaque fois qu’il avait été agressé sexuellement par M. McDougall, il s’était rendu aux toilettes des surveillants situées à l’étage supérieur de son dortoir. La juge Rowles dit ce qui suit au par. 77 :

[traduction] Or, [F.H.] faisait alors partie des plus jeunes garçons et non de ceux d’âge intermédiaire, de sorte que son dortoir aurait dû se situer à l’étage supérieur. Vu la preuve relative au lieu où dormaient les garçons, [M. McDougall] ne pouvait pas « faire monter » [F.H.].

L’avocat de l’appelant fait observer qu’au procès, F.H. a déclaré qu’il faisait partie des garçons d’âge intermédiaire lors des agressions sexuelles et que, par conséquent, il devait monter pour se rendre aux toilettes des surveillants. Malgré les contradictions, des éléments de preuve permettaient d’ajouter foi au témoignage de F.H.

[64] Il est vrai que la juge Gill ne traite pas de l’incohérence du témoignage de F.H. concernant la fréquence des inspections dans les toilettes des surveillants, contrairement à la juge Rowles qui la relève au par. 75 :

[traduction] L’intimé a aussi dit à Mme Stone que, toutes les deux semaines, les jeunes garçons se plaçaient à l’extérieur des toilettes des surveillants, qu’ils appelaient la « salle d’examen », pour y être examinés. Au procès, il a témoigné que la mise en rang n’avait eu lieu que lors de la première agression sexuelle. Encore une fois, il s’agit d’une modification importante de sa relation des événements.

La juge Gill ne mentionne pas expressément le fait que les allégations de tentative de relation anale et d’attouchement des organes génitaux figurant dans la déclaration initiale différaient du témoignage de F.H. au procès selon lequel il y avait eu pénétration. La juge Rowles dit au par. 76 :

[traduction] Dans sa déclaration initiale, l’intimé alléguait seulement la tentative de relation anale et l’attouchement des organes génitaux, nullement que l’appelant avait inséré son doigt dans son anus ou qu’il l’avait contraint à une relation anale. Au procès, il a affirmé qu’il y avait eu pénétration. Comme l’a dit la juge du procès, l’intimé a reconnu avoir lu la déclaration, y compris les paragraphes détaillant les agressions alléguées, et qu’il était conscient de la différence entre faire quelque chose et tenter de faire quelque chose.

[65] Or, aux paragraphes 46 et 48 de ses motifs, la juge Gill a fait état de ces contradictions soulevées en contre‑interrogatoire. Il s’ensuit donc qu’elle en était consciente.

[66] En ce qui concerne les divergences relatives à la fréquence des agressions sexuelles, la juge Rowles dit ce qui suit au par. 73 :

[traduction] À l’interrogatoire préalable, l’intimé a déclaré que les agressions sexuelles s’étaient produites « chaque semaine », « fréquemment » et « environ tous les dix jours » pendant toute la durée de son séjour au pensionnat. Au procès, il a reconnu avoir déclaré à l’interrogatoire préalable qu’il avait dit à sa thérapeute, Mme Nellie Stone, que les agressions sexuelles perpétrées par l’appelant avaient eu lieu pendant toute la durée de son séjour au pensionnat, de l’âge de huit à quatorze ans. Or, au procès, il a précisé que les agressions sexuelles ne s’étaient produites qu’à quatre occasions sur une période de deux mois et demi. [Je souligne.]

[67] L’avocat de F.H. fait remarquer que son client a témoigné que plus d’une personne l’avaient agressé physiquement et sexuellement pendant son séjour au pensionnat, que la question à laquelle il a répondu portait à la fois sur les agressions sexuelles et les sévices physiques et que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont considéré à tort que sa déclaration ne visait que les agressions perpétrées par M. McDougall. Il fait valoir que les propos de F.H. s’appliquaient à toutes les agressions physiques et sexuelles subies au cours des six années de son séjour au pensionnat, et pas seulement à celles commises par M. McDougall.

[68] La Cour d’appel semble conclure que F.H. a témoigné à l’interrogatoire préalable que M. McDougall l’avait agressé sexuellement pendant toute la période qu’il avait été pensionnaire, alors qu’il a dit au procès qu’il y avait eu quatre agressions sur une période de deux mois et demi. Bien que le témoignage ne soit pas sans soulever de doute, il est possible de l’interpréter de la manière prônée par l’avocat de F.H. et de conclure à l’absence de contradiction entre le témoignage à l’interrogatoire préalable et celui offert au procès.

[69] En ce qui concerne la fréquence des agressions sexuelles qu’aurait perpétrées M. McDougall, la juge du procès tient compte des contradictions dans le témoignage de F.H, mais elle ajoute tout de même foi à celui‑ci (par. 112) :

[traduction] Des contradictions entachent toutefois le témoignage de F.H. Comme l’a aussi fait valoir la défense, son témoignage sur la fréquence des agressions n’a pas été invariable et il y a des différences entre ce qu’il a reconnu avoir dit à Mme Stone, son témoignage en interrogatoire préalable et ce qu’il a affirmé au procès. Pendant le procès, il a déclaré qu’il y avait eu quatre agressions. Auparavant, il avait affirmé que les agressions se produisaient toutes les deux semaines ou tous les dix jours. C’est là une différence importante. Toutefois, son témoignage concernant la nature des agressions, ainsi que le lieu et les moments où elles se sont produites n’a pas varié. Malgré les divergences quant à la fréquence des agressions, je suis d’avis que F.H. était un témoin digne de foi.

[70] La juge du procès n’avait pas à conclure à la non‑crédibilité de F.H. ou à la non‑fiabilité de son témoignage au procès parce que celui‑ci contredisait ses déclarations antérieures. Lorsque le juge du procès est conscient des contradictions, mais qu’il arrive quand même à la conclusion que le témoin était digne de foi, sauf erreur manifeste et dominante, rien ne justifie l’intervention de la cour d’appel.

[71] Il ne s’ensuit pas que les préoccupations de la juge Rowles n’étaient pas fondées. Certains éléments du témoignage de F.H. soulèvent des questions. Or, la juge du procès était consciente des contradictions du témoignage. Les événements sont survenus plus de 30 ans auparavant. Comme la juge du procès renvoie aux contradictions et considère expressément certaines d’entre elles, il faut présumer qu’elle en a tenu compte pour établir la prépondérance des probabilités. Malgré ses réserves, il n’appartenait pas à la Cour d’appel de revenir sur la décision de première instance en l’absence d’une erreur manifeste et dominante.

[72] En toute déférence, je ne peux voir dans les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel qu’un désaccord avec l’appréciation de la crédibilité de F.H. par la juge du procès à la lumière des contradictions et de l’absence d’élément circonstanciel corroborant le témoignage. Il incombe clairement au juge du procès d’apprécier la crédibilité, de sorte que sa décision à cet égard justifie une grande déférence. Comme l’ont expliqué les juges Bastarache et Abella dans l’arrêt R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17, par. 20 :

Apprécier la crédibilité ne relève pas de la science exacte. Il est très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits. C’est pourquoi notre Cour a statué — la dernière fois dans l’arrêt H.L. — qu’il fallait respecter les perceptions du juge de première instance, sauf erreur manifeste et dominante.

[73] Je le répète, une cour d’appel ne peut intervenir que « lorsqu’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ou tiré des conclusions de fait manifestement erronées, déraisonnables ou non étayées par la preuve » (H.L., par. 4 (soulignement omis)). La Cour d’appel n’a pas opiné en ce sens. En toute déférence, en concluant que la juge du procès avait omis d’examiner le témoignage de F.H. aussi attentivement qu’elle l’aurait dû légalement, la Cour d’appel a substitué à tort son appréciation de la crédibilité à celle de la juge du procès.

D. Erreur manifeste et dominante

[74] Bien que la Cour d’appel n’ait pas relevé d’erreur manifeste et dominante, le procureur général du Canada soutient que la juge du procès en a de fait commis une. Sa prétention s’appuie entièrement sur les contradictions du témoignage de F.H. Selon lui, au vu de ces contradictions, la juge du procès aurait clairement eu tort de conclure que F.H. était digne de foi.

[75] Je ne veux pas minimiser les contradictions du témoignage de F.H. Elles sont certainement pertinentes pour l’appréciation de sa crédibilité. Or, malgré ces contradictions, la juge du procès était convaincue de la fiabilité du témoignage de F.H. et de la perpétration des quatre agressions sexuelles par M. McDougall. Il appert de ses motifs que la conclusion sur la crédibilité des témoins a été tirée au regard de l’ensemble de la preuve. La juge a tenu compte de l’aménagement du pensionnat et du fait que la perpétration des agressions de la manière décrite par F.H. était susceptible de détection. Elle s’est également demandé si le témoignage de F.H. concernant les inspections effectuées dans les toilettes des surveillants et l’accès aux draps et aux pyjamas concordait avec celui d’autres témoins. Elle a reconnu que F.H. avait intérêt à mentir pour préserver son mariage, mais elle a statué que les circonstances de la révélation ne suggéraient pas la fabrication. Dans son analyse, la juge du procès a aussi pris en considération l’attitude de F.H., à savoir qu’[traduction] « [il] ne s’agissait pas d’un témoin offrant des réponses détaillées, qu’il répondait souvent par un simple oui ou non, sans devancer les questions » (par. 110) et que « [p]endant son témoignage, il n’a manifesté aucune émotion, mais il était clair qu’il avait peu de bons souvenirs du pensionnat, voire aucun » (par. 113).

[76] En fin de compte, ajouter foi à un témoignage et non à un autre est affaire de jugement. Vu les contradictions du témoignage de F.H. au sujet de la fréquence des agressions sexuelles, on conçoit aisément qu’un autre juge n’aurait peut‑être pas conclu que F.H. était un témoin digne de foi. Cependant, la juge Gill l’a trouvé crédible. Il importe de se rappeler que le témoignage portait sur des événements survenus plus de 30 ans auparavant et qu’à l’époque F.H. avait environ 10 ans. Pour des raisons de principe, le législateur de la Colombie‑Britannique a cessé d’assujettir à un délai de prescription la poursuite pour agression sexuelle. Il lui était loisible de le faire. Néanmoins, il faut reconnaître que la tâche du juge du procès appelé à apprécier la preuve dans une affaire de cette nature est particulièrement ardue. Mais une cour d’appel qui n’a pas entendu les témoignages ni observé les témoins n’a pas pour autant le droit de réévaluer la fiabilité de ceux‑ci.

E. Corroboration

[77] Les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel peuvent être interprétés comme établissant qu’une corroboration indépendante s’impose légalement lorsque, dans une affaire où une agression sexuelle est alléguée, c’est la parole de la victime contre celle du défendeur. La juge Rowles fait observer au par. 77 :

[traduction] Nul témoin ayant fréquenté le pensionnat n’a confirmé que d’autres garçons avaient formé des rangs puis avaient été examinés par M. McDougall dans les toilettes des surveillants de manière à étayer la version des faits de [F.H.].

Elle ajoute (par. 79) :

[traduction] Aucun élément circonstanciel ne corrobore le témoignage de [F.H.].

[78] La juge Southin affirme pour sa part (par. 106, motifs concordants) :

[traduction] Préférer un témoignage à un autre exige, à mon avis, qu’un motif convaincant fondé sur un autre élément de preuve que le témoignage du demandeur le justifie.

[79] Ces extraits peuvent donner à penser qu’il existe en matière civile une exigence juridique de corroboration dès lorsqu’une agression sexuelle est alléguée. Par surcroît de prudence et afin d’offrir des repères pour l’avenir, j’ajoute les remarques suivantes.

[80] Un élément de corroboration est toujours utile et étoffe la preuve offerte. C’est à mon avis ce que voulait dire la juge Rowles. Or, il ne s’agit pas d’une exigence juridique, car il est possible qu’un tel élément n’existe pas, surtout lorsque les faits se sont produits quelques décennies auparavant. Sans compter que les agressions sexuelles ont généralement lieu en privé.

[81] Exiger la corroboration rendrait la norme de preuve en matière civile plus stricte que celle appliquée en matière pénale. Le droit criminel moderne a écarté l’exigence, d’abord établie par la common law puis par la loi, qu’une allégation d’agression sexuelle soit corroborée pour qu’il puisse y avoir déclaration de culpabilité (voir Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, par. 139(1), prévoyant la nécessité d’une corroboration et ses modifications subséquentes supprimant cette exigence (Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 125), ainsi que la version actuelle du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 274, portant que la corroboration n’est pas nécessaire pour déclarer une personne coupable d’agression sexuelle). Dans une affaire d’agression sexuelle, la décision du juge du procès peut dépendre du fait qu’il ajoute foi au témoignage du demandeur ou à celui du défendeur, mais malgré ce dilemme, il doit apprécier la preuve et se prononcer sans exiger de corroboration.

F. L’arrêt W. (D.) s’applique‑t‑il au civil en matière de crédibilité?

[82] La juge Southin dit ce qui suit aux par. 107, 108 et 110 :

[traduction] Le juge ne peut se contenter de dire qu’il trouve le demandeur crédible et, de ce fait, que le défendeur ment nécessairement.

Jusqu’ici mes motifs ne font qu’appliquer l’arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742 (C.S.C.), au contexte civil.

. . .

Je ne vois aucun motif rationnel de ne pas rejeter l’alternative en matière civile, tout comme en matière pénale, lorsque l’acte reproché constitue un acte criminel, même si la norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités, et non celle de l’absence de tout doute raisonnable.

[83] Dans l’arrêt W. (D.), par la voix du juge Cory, notre Cour a établi un exposé à trois volets afin d’aider le jury à évaluer les témoignages contradictoires de la victime et de l’accusé dans le cadre d’une poursuite criminelle pour agression sexuelle (p. 758) :

Premièrement, si vous croyez la déposition de l’accusé, manifestement vous devez prononcer l’acquittement.

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l’accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l’acquittement.

Troisièmement, même si vous n’avez pas de doute à la suite de la déposition de l’accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l’accusé.

[84] Cet exposé au jury n’est pas sacré. Il offre simplement des repères pour l’application du doute raisonnable, comme l’a récemment expliqué le juge Binnie dans l’arrêt R. c. J.H.S., [2008] 2 R.C.S. 152, 2008 CSC 30, par. 9 et 13 :

Essentiellement, l’arrêt W. (D.) explique tout simplement au bénéfice des jurés profanes en quoi consiste un doute raisonnable dans le contexte de l’évaluation de témoignages contradictoires. Il attire l’attention des jurés sur l’erreur consistant à procéder à un « concours de crédibilité ». Il explique que les juges de première instance sont tenus de bien faire comprendre aux jurés que le ministère public n’est jamais dispensé du fardeau de prouver tous les éléments de l’infraction hors de tout doute raisonnable.

. . .

. . . Dans R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745, 2000 CSC 56, le juge Major qui s’exprimait au nom des juges de la majorité a souligné que, dans toutes les causes où la question de la crédibilité revêt de l’importance, « [c]e qu’il importe vraiment de déterminer, c’est essentiellement si les directives du juge du procès ont donné au jury l’impression qu’il devait choisir entre les deux versions des événements » (par. 19). L’essentiel c’est que le manque de crédibilité de l’accusé n’équivaut pas à une preuve de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

[85] La démarche proposée dans l’arrêt W. (D.) a été conçue pour aider le jury aux prises avec des témoignages contradictoires dans une affaire criminelle à déterminer s’il existe un doute raisonnable. La non‑crédibilité de l’accusé ne prouve pas sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.

[86] Toutefois, au civil, lorsque les témoignages sont contradictoires, le juge est appelé à se prononcer sur la véracité du fait allégué selon la prépondérance des probabilités. S’il tient compte de tous les éléments de preuve, sa conclusion que le témoignage d’une partie est crédible peut fort bien être décisive, ce témoignage étant incompatible avec celui de l’autre partie. Aussi, croire une partie suppose explicitement ou non que l’on ne croit pas l’autre sur le point important en litige. C’est particulièrement le cas lorsque, comme en l’espèce, le demandeur formule des allégations que le défendeur nie en bloc. La démarche préconisée dans l’arrêt W. (D.) ne convient pas pour évaluer la preuve au regard de la prépondérance des probabilités dans une instance civile.

G. La juge du procès a‑t‑elle ignoré le témoignage de M. McDougall?

[87] Dans sa plaidoirie relative à l’arrêt W. (D.), le procureur général du Canada indique au par. 44 de son mémoire que [traduction] « [l]e simple fait de croire un témoin, sans apprécier le témoignage de l’autre témoin, a pour effet de marginaliser cet autre témoin » puisqu’il n’a aucun moyen de savoir si le juge ne l’a pas cru ou s’il a simplement ignoré son témoignage.

[88] La thèse du procureur général repose sur un extrait souvent cité de l’arrêt Faryna c. Chorny, [1952] 2 D.L.R. 354 (C.A.C.‑B.), p. 357. La Cour d’appel y conclut :

[traduction] . . . une cour d’appel doit être convaincue que la conclusion sur la crédibilité tirée en première instance repose non pas sur un seul élément de preuve, à l’exclusion de tout autre, mais bien sur l’ensemble des éléments permettant d’apprécier la crédibilité dans le cas considéré.

[89] Le procureur général soutient donc au par. 47 de son mémoire :

[traduction] Dans une instance civile où une agression sexuelle est alléguée, le juge des faits qui ajoute foi au témoignage du demandeur et ignore simplement celui du défendeur ne satisfait pas à l’exigence, établie dans l’arrêt Faryna, que chacun des éléments de la preuve soit examiné.

[90] Je conviens que le juge du procès qui considère le seul témoignage du demandeur, à l’exclusion de celui du défendeur, commet une erreur. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé en l’espèce.

[91] La juge du procès a relaté le témoignage de M. McDougall concernant sa foi et sa vocation, son mariage subséquent, sa fonction au pensionnat, la vie quotidienne dans l’établissement, l’entretien des vêtements et de la literie et sa dénégation des allégations d’agression sexuelle formulées par R.C. et F.H. Elle s’est également penchée sur les prétentions de la défense au sujet de la crédibilité des témoignages de R.C. et de F.H. concernant les agressions sexuelles. Elle a d’ailleurs conclu que R.C. n’avait pas prouvé que M. McDougall l’avait agressé sexuellement.

[92] Pour déterminer si M. McDougall avait jamais frappé R.C. ou F.H. avec une lanière en cuir, elle a résumé son témoignage comme suit (par. 131) :

[traduction] Ainsi, selon le témoignage du défendeur, pendant les années qu’il a passées au pensionnat, il n’aurait frappé avec une lanière en cuir que cinq ou six garçons d’âge intermédiaire. Il l’aurait fait parce qu’ils s’étaient battus ou qu’ils avaient blasphémé. Il visait toujours les mains et la correction était toujours administrée dans le dortoir. Il a rejeté le témoignage de M. Jeffries selon lequel il l’avait fréquemment puni pour les motifs précisés par M. Jeffries. Il a nié être allé chez la grand‑mère de M. Jeffries ou s’être moqué de lui parce qu’il voulait rendre visite à sa grand‑mère. Il a nié les allégations de F.H.

[93] Elle a par ailleurs relevé une contradiction dans le témoignage de M. McDougall (par. 135) :

[traduction] Je suis aussi d’avis que le défendeur a minimisé son recours à la lanière en cuir pour corriger les pensionnaires. Par ailleurs, bien qu’il ait déclaré n’avoir jamais infligé ce châtiment dans sa chambre, lorsqu’il a témoigné sur un incident en particulier, il a dit avoir « fait monté le garçon dans [sa] chambre et l’avoir frappé à la main droite trois fois avec une lanière en cuir ».

M. McDougall avait ensuite rectifié les faits : il avait dit avoir frappé le garçon dans le dortoir, et non dans sa chambre. Or, il était loisible à la juge du procès d’ajouter foi à la première version plutôt qu’à la seconde.

[94] Et, je le rappelle, la juge du procès relève au par. 106 la divergence entre les propos de M. McDougall et ceux d’un témoin de la défense, M. Paul, au sujet des inspections corporelles périodiques des garçons.

[95] Au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, la juge Rowles indique ce qui suit (par. 66) :

[traduction] On peut inférer des motifs qu’elle invoque pour conclure que l’appelant a frappé l’intimé avec une lanière en cuir que la juge du procès n’a pas ajouté foi au témoignage de l’appelant sur ce point. Le fait de ne pas croire un témoin sur un point peut bien ternir son témoignage sur un autre sujet, mais une conclusion sur la crédibilité qui est défavorable à un témoin ne saurait à elle seule établir un fait en litige.

[96] Je suis d’accord avec la juge Rowles. Toutefois, les conclusions défavorables tirées par la juge du procès sur la crédibilité du témoignage de M. McDougall au sujet du recours à la lanière en cuir et le fait qu’elle a ajouté foi au témoignage de M. Paul plutôt qu’à celui de M. McDougall au sujet des inspections corporelles périodiques montrent qu’elle n’a pas ignoré le témoignage de M. McDougall et qu’elle ne l’a pas marginalisé. Elle a simplement cru F.H. plutôt que M. McDougall sur des points importants.

H. Les motifs de la juge du procès étaient‑ils suffisants?

[97] Le procureur général soutient que les motifs de la juge du procès ne sont pas suffisants. La Cour d’appel a rejeté cette prétention (par. 61, la juge Rowles) :

[traduction] De façon générale, lorsque le juge précise le raisonnement à l’issue duquel il a tiré sa conclusion sur la question en litige, ses motifs sont suffisants aux fins d’un examen en appel. Pour qu’ils soient jugés insuffisants, point n’est besoin d’établir qu’un vice entache le raisonnement ayant mené à la conclusion. En l’espèce, les motifs de la juge permettent de comprendre comment elle est arrivée à la conclusion que l’intimé avait été agressé sexuellement.

Dans la mesure où la Cour d’appel dit pouvoir discerner les raisons pour lesquelles la juge du procès a tiré sa conclusion, la partie qui souhaite convaincre notre Cour que les motifs sont néanmoins insuffisants doit surmonter un obstacle de taille.

[98] Dans l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26, notre Cour explique la notion de suffisance des motifs. Dans l’arrêt R. c. Walker, [2008] 2 R.C.S. 245, 2008 CSC 34, le juge Binnie résume comme suit la teneur de l’obligation de motiver une décision :

(1) justifier et expliquer le résultat;

(2) indiquer à la partie qui n’a pas gain de cause pourquoi elle a perdu;

(3) permettre un examen éclairé des moyens d’appel;

(4) convaincre le public que justice a été rendue.

[99] Cependant, une cour d’appel n’est pas admise à intervenir au seul motif que le juge du procès s’est mal exprimé. L’omission de fournir des motifs suffisants ne constitue pas non plus un motif d’appel distinct. Au par. 20 de l’arrêt Walker, le juge Binnie dit ce qui suit :

L’arrêt Sheppard établit toutefois que « [l]a cour d’appel n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé » (par. 26). Les motifs sont suffisants s’ils répondent aux questions en litige et aux principaux arguments des parties. Leur suffisance doit être mesurée non pas dans l’abstrait, mais d’après la réponse qu’ils apportent aux éléments essentiels du litige. [. . .] L’obligation de fournir des motifs « devrait recevoir une interprétation fonctionnelle et fondée sur l’objet » et l’inobservation de cette obligation n’a pas pour effet de créer « un droit d’appel distinct » ou de conférer « en soi le droit à l’intervention d’une cour d’appel » (par. 53).

[100] La partie qui n’a pas gain de cause peut juger insuffisants les motifs du juge du procès, surtout s’il ne l’a pas crue. Il faut reconnaître qu’il peut être très difficile au juge appelé à tirer des conclusions sur la crédibilité des témoins de préciser le raisonnement qui est à l’origine de sa décision (voir l’arrêt Gagnon). Ses motifs ne sont pas insuffisants pour autant. Dans l’arrêt R. c. R.E.M., [2008] 3 R.C.S. 3, 2008 CSC 51, rendu concurremment avec la présente décision, la juge en chef McLachlin explique que les conclusions relatives à la crédibilité peuvent faire intervenir des éléments difficiles à exprimer :

Bien qu’il soit utile que le juge tente d’exposer clairement les motifs qui l’ont amené à croire un témoin plutôt qu’un autre, en général ou sur un point en particulier, il demeure que cet exercice n’est pas nécessairement purement intellectuel et peut impliquer des facteurs difficiles à énoncer. De plus, pour expliquer en détail pourquoi un témoignage a été écarté, il se peut que le juge doive tenir des propos peu flatteurs sur le témoin. Or, le juge voudra peut‑être épargner à l’accusé, qui a témoigné pour nier le crime, la honte de subir des commentaires négatifs sur son comportement, en plus de celle de voir son témoignage écarté et d’être déclaré coupable. Bref, l’appréciation de la crédibilité est un exercice difficile et délicat qui ne se prête pas toujours à une énonciation complète et précise. [par. 49]

De même, les motifs ne sont pas insuffisants parce que, avec le recul, on peut dire qu’ils ne sont pas aussi clairs et exhaustifs qu’ils auraient pu l’être.

[101] La juge Rowles a conclu que les motifs de la juge du procès expliquaient les raisons pour lesquelles elle avait conclu que F.H. avait été agressé sexuellement par

M. McDougall. Je conviens avec elle que les motifs de la juge du procès étaient suffisants.

IV. Conclusion

[102] En toute déférence, je suis d’avis que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu tort d’annuler la décision de la juge du procès. Le pourvoi est accueilli avec dépens. La décision de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique est annulée, et celle de la juge du procès rétablie.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l’appelant : Donovan & Company, Vancouver.

Procureurs de l’intimé Ian Hugh McDougall : Forstrom Jackson, Vancouver.

Procureurs de l’intimé The Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia: Macaulay McColl, Vancouver.

Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine du chef du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2008 CSC 53 ?
Date de la décision : 02/10/2008
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la décision de la juge de première instance est rétablie

Analyses

Preuve - Norme de preuve - Allégations d’agression sexuelle formulées dans une instance civile - Contradictions dans le témoignage du demandeur - La Cour d’appel a‑t‑elle eu tort de conclure que la juge du procès aurait dû appliquer une norme de preuve plus stricte que celle de la prépondérance des probabilités?.

Preuve - Corroboration - Allégations d’agression sexuelle formulées dans une instance civile - Le témoignage de la victime doit‑il faire l’objet d’une corroboration indépendante?.

Appels — Norme de contrôle — Norme de contrôle applicable en appel aux questions de fait et de crédibilité.

De 1966 à 1974, H a été pensionnaire au Pensionnat indien de Sechelt, en Colombie‑Britannique, un établissement dirigé par les Oblats de Marie Immaculée et financé par l’État canadien. Frère oblat au pensionnat, M a été surveillant des garçons les plus jeunes et de ceux d’âge intermédiaire de 1965 à 1969. H a prétendu qu’à l’âge d’environ 10 ans, M l’avait agressé sexuellement dans les toilettes des surveillants. Selon son témoignage, les enfants formaient des rangs et étaient emmenés à tour de rôle dans les toilettes pour que le surveillant s’assure de leur propreté : c’est alors qu’ils étaient agressés sexuellement. H n’a révélé les agressions subies qu’en 2000, se confiant alors à son épouse. Il a ensuite intenté son action contre les intimés. Malgré les contradictions de son témoignage quant à la fréquence et à la gravité des agressions sexuelles, la juge du procès a conclu à sa crédibilité en tant que témoin et déterminé que M l’avait sodomisé quatre fois pendant l’année scolaire 1968‑1969. Elle a par ailleurs conclu que M avait agressé H physiquement en le frappant avec une lanière en cuir à de nombreuses occasions. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont infirmé sa décision quant aux agressions sexuelles au motif qu’elle avait omis de prendre en compte les contradictions importantes du témoignage de H pour déterminer si les agressions sexuelles avaient été prouvées suivant la norme de preuve « proportionnée à l’allégation » et qu’elle n’avait pas examiné la preuve aussi attentivement qu’elle l’aurait dû.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli et la décision de la juge de première instance est rétablie.

Dans une instance civile, une seule norme de preuve s’applique, celle de la prépondérance des probabilités. Bien que la jurisprudence ait donné à penser que la norme pénale ou une norme variable s’applique lorsque, comme en l’espèce, un comportement criminel ou moralement répréhensible est allégué, au Canada, la norme de preuve civile ne comporte pas de degrés de probabilité. Lorsque le juge du procès énonce expressément la bonne norme de preuve ou qu’il ne renvoie à aucune, il est présumé avoir appliqué la bonne, sauf preuve du contraire. Aussi, lorsqu’elle détermine si la bonne norme a été appliquée, la cour d’appel doit veiller à ne pas substituer sa propre interprétation des faits à celle du juge du procès. Dans toute instance civile, le juge doit avoir présentes à l’esprit — et, selon les circonstances, il peut les prendre en compte — la gravité des allégations ou de leurs conséquences, ou encore, l’improbabilité intrinsèque, mais ces considérations ne modifient pas la norme de preuve. Une seule règle de droit vaut dans tous les cas : le juge du procès doit examiner attentivement la preuve pour décider si, selon toute vraisemblance, l’événement allégué a eu lieu. En outre, la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités. Dans le cas d’une allégation grave comme celle considérée en l’espèce, lorsque la preuve consiste essentiellement dans les témoignages du demandeur et du défendeur, et que les faits allégués se sont produits longtemps auparavant, aussi difficile que puisse être sa tâche, le juge doit trancher. Lorsqu’un juge consciencieux ajoute foi à la thèse du demandeur, la cour d’appel doit tenir pour acquis que la preuve était suffisamment claire et convaincante pour qu’il conclue au respect du critère de la prépondérance des probabilités. En l’espèce, la Cour d’appel a statué à tort que la juge du procès aurait dû appliquer une norme plus stricte. Cette conclusion suffit pour statuer sur le présent pourvoi. [30] [40] [44-46] [49] [53-54]

En concluant que la juge du procès avait omis d’examiner le témoignage de H aussi attentivement qu’elle l’aurait dû légalement, à la lumière des contradictions du témoignage et de l’absence d’élément circonstanciel le corroborant, la Cour d’appel a également substitué à tort son appréciation de la crédibilité à celle de la juge du procès. Il incombe clairement au juge du procès d’apprécier la crédibilité d’un témoin, de sorte que sa décision à cet égard justifie une grande déférence. Lorsque la norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités, il n’y a pas de règle quant aux circonstances dans lesquelles les contradictions relevées dans le témoignage du demandeur amèneront le juge du procès à conclure que le témoignage n’est pas crédible ou digne de foi. En première instance, le juge ne doit pas considérer le témoignage du demandeur en vase clos. Il doit plutôt examiner l’ensemble de la preuve et déterminer l’incidence des contradictions sur les questions de crédibilité touchant au cœur du litige. Il appert de ses motifs que la juge du procès a reconnu cette obligation, et bien qu’elle n’ait pas considéré chacune des contradictions, elle a examiné de façon générale les arguments de la défense. Malgré les contradictions importantes du témoignage de H sur la fréquence et la gravité des agressions sexuelles, ainsi que les divergences entre son témoignage au procès et les réponses données précédemment, la juge du procès a estimé que H était un témoin digne de foi. Lorsque le juge du procès est conscient des contradictions, mais qu’il arrive quand même à la conclusion que le témoin était digne de foi, sauf erreur manifeste et dominante, rien ne justifie l’intervention de la cour d’appel. En l’espèce, la Cour d’appel n’a pas relevé pareille erreur. [52] [58-59] [70] [72-73] [75-76]

Par ailleurs, même si la corroboration indépendante est utile et étoffe la preuve offerte, elle ne s’impose pas légalement lorsque, dans une affaire d’agression sexuelle, c’est la parole de la victime contre celle du défendeur. Il est possible qu’il ne puisse y avoir de corroboration, surtout lorsque les faits allégués se sont produits quelques décennies auparavant. Sans compter que les agressions sexuelles ont généralement lieu en privé. Exiger la corroboration rendrait la norme de preuve en matière civile plus stricte que celle appliquée en matière pénale. Dans une affaire d’agression sexuelle, la décision du juge du procès peut dépendre du fait qu’il ajoute foi au témoignage du demandeur ou à celui du défendeur, mais malgré ce dilemme, le juge doit apprécier la preuve et se prononcer sans exiger de corroboration. Au civil, lorsque les témoignages sont contradictoires, le juge est appelé à se prononcer sur la véracité du fait allégué selon la prépondérance des probabilités. S’il tient compte de tous les éléments de preuve, sa conclusion que le témoignage d’une partie est crédible peut fort bien être décisive, ce témoignage étant incompatible avec celui de l’autre partie. Croire une partie suppose alors explicitement ou non que l’on ne croit pas l’autre sur le point important en litige. C’est particulièrement le cas lorsque, comme en l’espèce, le demandeur formule des allégations que le défendeur nie en bloc. La Cour d’appel a eu raison de conclure que la juge du procès n’avait pas ignoré le témoignage de M ni marginalisé ce dernier, mais qu’elle avait simplement cru H plutôt que M sur des points importants. [77] [80-81] [86] [96]

Enfin, la partie qui n’a pas gain de cause peut juger insuffisants les motifs du juge du procès, surtout s’il ne l’a pas crue. Il faut reconnaître qu’il peut être très difficile au juge appelé à tirer des conclusions sur la crédibilité des témoins de préciser le raisonnement qui est à l’origine de sa décision, mais ses motifs ne sont pas insuffisants pour autant. Les motifs ne sont pas non plus insuffisants parce que, avec le recul, on peut dire qu’ils ne sont pas aussi clairs et exhaustifs qu’ils auraient pu l’être. La Cour d’appel a conclu que les motifs de la juge du procès expliquaient les raisons pour lesquelles elle avait conclu que H avait été agressé sexuellement par M. Les motifs de la juge du procès étaient suffisants et ils ne doivent pas être modifiés. [100-101]


Parties
Demandeurs : F.H.
Défendeurs : McDougall

Références :

Jurisprudence
Arrêts appliqués : Hanes c. Wawanesa Mutual Insurance Co., [1963] R.C.S. 154
R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320
H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25
R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17
R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26
R. c. Walker, [2008] 2 R.C.S. 245, 2008 CSC 34
R. c. R.E.M., [2008] 3 R.C.S. 3, 2008 CSC 51
arrêts mentionnés : H.F. c. Canada (Attorney General), [2002] B.C.J. No. 436 (QL), 2002 BCSC 325
R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
Bater c. Bater, [1950] 2 All E.R. 458
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Continental Insurance Co. c. Dalton Cartage Co., [1982] 1 R.C.S. 164
Heath c. College of Physicians & Surgeons (Ontario) (1997), 6 Admin. L.R. (3d) 304
R (McCann) c. Crown Court at Manchester, [2003] 1 A.C. 787, [2002] UKHL 39
In re H. (Minors) (Sexual Abuse : Standard of Proof), [1996] A.C. 563
In re B (Children), [2008] 3 W.L.R. 1, [2008] UKHL 35
R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656
Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33
R. c. R.W.B. (1993), 24 B.C.A.C. 1
R. c. J.H.S., [2008] 2 R.C.S. 152, 2008 CSC 30
Faryna c. Chorny, [1952] 2 D.L.R. 354.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 274.
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 139(1).
Limitation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 266, art. 3(4)(l).
Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980‑81‑82‑83, ch. 125.
Doctrine citée
Rothstein, Linda R., Robert A. Centa and Eric Adams. — Balancing Probabilities : The Overlooked Complexity of the Civil Standard of Proof —, in Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 2003 : The Law of Evidence. Toronto : Irwin Law, 2004, 455.
Sopinka, John, Sidney N. Lederman, and Alan W. Bryant. The Law of Evidence in Canada, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1999.

Proposition de citation de la décision: F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53 (2 octobre 2008)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2008-10-02;2008.csc.53 ?
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