La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

26/04/2024 | CANADA | N°2024CSC15

Canada | Canada, Cour suprême, 26 avril 2024, R. c. Edwards, 2024 CSC 15


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Edwards, 2024 CSC 15

 

 
Appels entendus : 16 octobre 2023
Jugement rendu : 26 avril 2024
Dossiers : 39820, 39822, 40046, 40065, 40103


 
Entre :
 
Matelot de première classe C.D. Edwards, capitaine C.M.C. Crépeau, artilleur K.J.J. Fontaine et capitaine M.J. Iredale
Appelants
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
Et entre :
 
Sergent S.R. Proulx et caporal-chef J.R.S. Cloutier
Appelants
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 

Et entre :
 
Caporale K.L. Christmas
Appelante
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
Et entre :
 
Lieutenant de vaisseau C.A.I. Brown
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
Et ent...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Edwards, 2024 CSC 15

 

 
Appels entendus : 16 octobre 2023
Jugement rendu : 26 avril 2024
Dossiers : 39820, 39822, 40046, 40065, 40103

 
Entre :
 
Matelot de première classe C.D. Edwards, capitaine C.M.C. Crépeau, artilleur K.J.J. Fontaine et capitaine M.J. Iredale
Appelants
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
Et entre :
 
Sergent S.R. Proulx et caporal-chef J.R.S. Cloutier
Appelants
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
Et entre :
 
Caporale K.L. Christmas
Appelante
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
Et entre :
 
Lieutenant de vaisseau C.A.I. Brown
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
Et entre :
 
Sergent A.J.R. Thibault
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
- et -
 
Association canadienne des libertés civiles et British Columbia Civil Liberties Association
Intervenantes
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 149)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Côté, Rowe, Jamal et O’Bonsawin)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 150 à 211)

La juge Karakatsanis

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Matelot de première classe C.D. Edwards, capitaine C.M.C. Crépeau,
artilleur K.J.J. Fontaine et capitaine M.J. Iredale                                    Appelants
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
‑ et ‑
Sergent S.R. Proulx et caporal-chef J.R.S. Cloutier                                   Appelants
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
‑ et ‑
Caporale K.L. Christmas                                                                              Appelante
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
‑ et ‑
Lieutenant de vaisseau C.A.I. Brown                                                            Appelant
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
‑ et ‑
Sergent A.J.R. Thibault                                                                                 Appelant
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
et
Association canadienne des libertés civiles et
British Columbia Civil Liberties Association                                       Intervenantes
Répertorié : R. c. Edwards
2024 CSC 15
Nos du greffe : 39820, 39822, 40046, 40065, 40103.
2023 : 16 octobre; 2024 : 26 avril.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de la cour martiale du canada
                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Tribunal indépendant et impartial — Cours martiales — Juges militaires — Le statut militaire des juges militaires viole‑t‑il la garantie constitutionnelle d’indépendance et d’impartialité judiciaires à laquelle ont droit les personnes jugées devant les cours martiales? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d) — Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5, art. 165.21, 165.24(2).
                    Les neuf accusés sont des membres des Forces armées canadiennes qui ont été accusés d’infractions d’ordre militaire prévues au Code de discipline militaire (« CDM »), lequel constitue la partie III de la Loi sur la défense nationale (« LDN »), et qui ont été traduits devant des cours martiales. En vertu du CDM, les membres des Forces armées canadiennes peuvent être accusés d’infractions d’ordre militaire; ces infractions sont graves et comprennent des infractions propres au personnel militaire ainsi que des infractions au Code criminel ou à une autre loi fédérale. Les infractions d’ordre militaire sont jugées devant une cour martiale, qui est un tribunal militaire ayant les mêmes attributions qu’une cour supérieure de juridiction criminelle. Les cours martiales sont présidées par des juges militaires qui, en vertu de l’art. 165.21 de la LDN, doivent être des avocats inscrits au barreau d’une province depuis au moins 10 ans et être des officiers militaires depuis au moins 10 ans. Le paragraphe 165.24(2) de la LDN prévoit en outre que le juge militaire en chef doit détenir au moins le grade de colonel. Aux termes de la LDN, les juges militaires peuvent seulement faire l’objet d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation du Comité d’enquête sur les juges militaires (« CEJM »). En tant qu’officiers, les juges militaires font partie de la chaîne de commandement, et sont donc également susceptibles de faire l’objet de poursuites pour des manquements d’ordre militaire et des infractions d’ordre militaire prévues au CDM.
                    Les neuf accusés ont contesté l’exigence établie par la loi selon laquelle les juges militaires qui président leur procès en cour martiale doivent être des officiers, faisant valoir qu’elle viole leur droit à un procès devant un tribunal indépendant et impartial en vertu de l’al. 11d) de la Charte. En cour martiale, certains des juges militaires ont conclu qu’ils manquaient d’indépendance judiciaire en raison de leur double statut de juge et d’officier, et qu’il y avait donc eu violation des droits garantis à chacun des accusés par l’al. 11d). La Cour d’appel de la cour martiale (« CACM ») a conclu qu’une personne renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait que les juges militaires satisfont aux normes minimales constitutionnelles d’impartialité et d’indépendance, et que les droits garantis aux accusés par l’al. 11d) n’ont donc pas été violés.
                    Arrêt (la juge Karakatsanis est dissidente) : Les pourvois sont rejetés.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Côté, Rowe, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : Le statut des juges militaires en tant qu’officiers en vertu de la LDN n’est pas incompatible avec leurs fonctions judiciaires pour l’application de l’al. 11d) de la Charte. Les membres des Forces armées canadiennes qui comparaissent comme accusés devant des juges militaires ont droit à la même garantie d’indépendance et d’impartialité judiciaires en vertu de l’al. 11d) que les accusés qui comparaissent devant des tribunaux civils de juridiction criminelle, mais il n’est pas nécessaire que les deux systèmes soient identiques en tous points. Suivant sa configuration actuelle dans la LDN, le système de justice militaire canadien garantit pleinement l’indépendance judiciaire des juges militaires d’une manière qui tient compte du contexte militaire, et plus particulièrement des politiques législatives visant à maintenir la discipline, l’efficacité et le moral au sein des Forces armées ainsi que la confiance du public dans une armée disciplinée. Par conséquent, l’exigence selon laquelle les juges militaires doivent être des officiers suivant l’art. 165.21 et le par. 165.24(2) de la LDN n’est pas contraire à l’al. 11d) de la Charte.
                    Dans l’arrêt R. c. Généreux, 1992 CanLII 117 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 259, la Cour a statué que le statut militaire des juges militaires ne viole pas l’al. 11d). Bien que la Cour puisse s’écarter d’un précédent lorsque le fondement de la décision a été érodé par un changement sociétal ou juridique important, il n’a pas été démontré que le fondement de l’arrêt Généreux a été érodé en raison de tels changements et il n’y a donc aucune raison impérieuse de rompre avec le droit établi. La Cour dans l’arrêt Généreux a reconnu que la place que les juges militaires occupent dans la hiérarchie militaire porte atteinte à l’indépendance judiciaire totale, mais elle a également confirmé que l’al. 11d) n’exige pas une indépendance judiciaire totale ou une espèce de justice militaire vraiment indépendante pouvant uniquement être assurée par des juges civils. L’indépendance « totale » n’est pas la norme constitutionnelle retenue dans la jurisprudence de la Cour.
                    L’arrêt Généreux établit que, quelles que soient les préoccupations susceptibles de découler du choix qu’a fait le Parlement d’exiger que les juges militaires soient des officiers, le modèle choisi n’est pas intrinsèquement inconstitutionnel au regard de l’al. 11d). D’autres modèles, comme celui d’une magistrature militaire composée de juges civils, pourraient également être conformes à la Constitution, mais l’arrêt Généreux n’étaye pas la proposition selon laquelle une magistrature militaire indépendante requiert des juges civils ou qu’une seule option de politique générale serait conforme à la Constitution. Les initiatives visant à réformer le droit dans d’autres pays peuvent aider à élaborer la politique gouvernementale, mais elles n’imposent pas au Parlement de leur emboîter le pas. Les recommandations formulées dans des rapports indépendants qui ont été déposés en l’espèce pourraient être utiles du point de vue de la politique gouvernementale, mais elles ne permettent pas de déterminer ce qu’exige l’al. 11d) de la Charte. L’évaluation de l’opportunité de diverses options de politique générale, dans le respect des limites établies par la Constitution, est une question de choix législatif. Le rôle qui revient à la Cour est de décider si l’art. 165.21 et le par. 165.24(2) de la LDN sont constitutionnels. La question en litige est celle de savoir non pas si le système de justice militaire canadien pourrait en pratique fonctionner avec des juges civils, mais si l’exigence contestée prévue dans la LDN porte atteinte à la garantie énoncée par l’al. 11d).
                    L’arrêt Généreux continue d’être un précédent qui jette un éclairage utile sur les questions suivantes : l’al. 11d) s’applique au système de justice militaire; un système parallèle composé de juges qui ont le statut militaire et sont sensibles aux besoins de la justice militaire ne contrevient pas, en soi, à l’al. 11d); et il se peut bien que différentes modalités garantissent que les juges militaires ont un degré d’indépendance qui satisfait à la norme constitutionnelle minimale. Adaptée au contexte militaire, la justice militaire diffère à certains égards de la justice civile en matière criminelle, mais la garantie d’indépendance n’est pas moins conforme à la Charte en raison de cette différence.
                    Dans l’arrêt Généreux, la Cour a conclu en fin de compte que les juges militaires ne jouissaient pas d’un degré suffisant d’indépendance; toutefois, cette conclusion était fondée sur des dispositions de la LDN qui ont été modifiées depuis. Une nouvelle analyse est donc requise. Pour apprécier l’indépendance d’un tribunal, le tribunal de révision se demande si le tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant. Comme il a été expliqué dans l’arrêt Généreux, la méthode servant à évaluer l’indépendance et l’impartialité au regard de l’al. 11d) est la même : il s’agit de déterminer si une personne raisonnable et bien renseignée percevrait le tribunal comme indépendant et impartial. La personne raisonnable et bien renseignée est au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes et étudie la question de façon réaliste et pratique. Elle est consciente des considérations contextuelles pertinentes, elle est sensée, elle étudie la question en profondeur, et elle se pose elle‑même la question et prend les renseignements nécessaires.
                    Dans l’arrêt Valente c. La Reine, 1985 CanLII 25 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 673, la Cour a énoncé trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative. L’inamovibilité exige que le juge reste en fonction jusqu’à l’âge de la retraite, pour une durée fixe, ou pour une charge ad hoc de manière à être à l’abri de toute intervention de la part de l’exécutif. La sécurité financière requiert que le droit au traitement et à la pension soit prévu par la loi et que la rémunération des juges soit fixée au moyen d’un processus qui comprend une commission indépendante. L’indépendance administrative signifie le contrôle par le tribunal des décisions administratives qui portent directement sur l’exercice des fonctions judiciaires. En outre, même si la personne raisonnable et bien renseignée concluait qu’un tribunal est indépendant parce que les trois conditions essentielles sont remplies, elle pourrait tout de même en venir à la conclusion que celui‑ci n’est pas impartial sur le plan individuel ou sur le plan institutionnel. Les tribunaux indépendants bénéficient certes d’une forte présomption d’impartialité qui n’est pas facilement réfutable, mais, dans l’hypothèse où une personne raisonnable et bien renseignée croirait que, selon toute vraisemblance, le tribunal ne rendra pas une décision juste en raison de préoccupations individuelles ou institutionnelles, l’impartialité du tribunal pourrait être contestée.
                    Les trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire des juges militaires sont remplies par les dispositions de la LDN. Premièrement, en ce qui concerne l’inamovibilité, la LDN prévoit maintenant que les juges militaires sont nommés par le gouverneur en conseil, et qu’à moins qu’ils ne fassent l’objet d’une révocation motivée, ils occupent leur charge jusqu’à ce qu’ils soient volontairement libérés de l’armée ou qu’ils démissionnent de leur poste de juge militaire, ou jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 60 ans. Les juges militaires peuvent seulement faire l’objet d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation de leurs pairs dûment réunis en tant que CEJM. S’il est vrai que les juges militaires, à titre d’officiers, peuvent être déclarés coupables d’infractions au CDM et sont passibles de peines, dont la destitution des Forces armées, une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait les questions de façon pratique, notamment en interprétant la LDN dans son ensemble, ne verrait pas le risque qu’il existe un moyen indirect de révoquer un juge militaire comme une possibilité réaliste. Deuxièmement, l’exigence en matière de sécurité financière est amplement respectée, car les juges militaires ont leur propre régime de rémunération et leur rémunération est fixée au moyen d’un processus reposant sur un comité indépendant. Troisièmement, les juges militaires, y compris le juge militaire en chef, sont responsables des décisions qui doivent être laissées aux juges afin d’assurer une indépendance administrative suffisante, dont la désignation d’un juge militaire pour chaque cour martiale et l’établissement de règles de procédure. Ces questions sont à l’abri de toute ingérence non judiciaire par la chaîne de commandement.
                    La place qu’occupent les juges militaires au sein du pouvoir exécutif et le fait qu’ils s’exposent à des poursuites en cas d’infractions au CDM ne permettent pas de fonder une perception raisonnable de manque d’impartialité. Premièrement, en tant que membres de l’exécutif, les juges militaires ne sont pas irrémédiablement en situation de conflit d’intérêts avec leur rôle judiciaire de telle sorte qu’il y a violation du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. La façon dont leur rôle de juge est circonscrit montre clairement qu’ils n’agissent pas à titre de membres de l’exécutif lorsqu’ils exercent leurs fonctions judiciaires. Seul le juge militaire en chef peut confier des fonctions aux juges militaires et celles‑ci ne doivent pas être incompatibles avec leurs fonctions judiciaires, qui leur sont également confiées par le juge militaire en chef. Les juges militaires ont une procédure de règlement des griefs propre et distincte, et des protections s’appliquent contre l’ingérence de l’exécutif au moyen d’évaluations de rendement. À l’instar des autres juges, les juges militaires font le serment solennel d’agir de manière impartiale. Ils sont investis des mêmes attributions et jouissent de la même immunité de poursuite que les juges des cours supérieures de juridiction criminelle. La personne raisonnable et bien renseignée s’attendrait à ce que les juges militaires respectent leur serment et elle aurait confiance que, compte tenu de leur formation et de leur expérience juridiques, les juges militaires résisteront à toute influence indue ou, s’ils se sentent incapables de le faire, se récuseront.
                    Deuxièmement, la possibilité que les juges militaires fassent l’objet de mesures disciplinaires en vertu du CDM ne crée pas une crainte raisonnable de partialité. Les juges militaires ne sont pas au‑dessus de la loi et ils peuvent être tenus responsables de leur conduite en tant que membres des Forces armées lorsqu’ils agissent en dehors du cadre de leurs fonctions judiciaires. Les juges militaires font partie de la chaîne de commandement en tant qu’officiers et doivent se conformer aux ordres légitimes donnés par leurs officiers supérieurs. S’ils ne s’y conforment pas, ils peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires en vertu du CDM. Cependant, il y a suffisamment de protections pour éviter que s’installe la perception selon laquelle le statut d’officier des juges militaires les expose à l’ingérence de l’exécutif dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Avant qu’un juge militaire puisse faire l’objet d’une poursuite, la personne qui porte les accusations doit recevoir un avis juridique quant au choix des accusations appropriées, et le directeur des poursuites militaires, qui a l’obligation d’agir indépendamment de toute considération partisane, doit décider de porter des accusations. En outre, tout ordre d’un officier supérieur ayant pour objet d’interférer avec les travaux judiciaires d’un juge militaire serait un ordre illégitime, et toute poursuite abusive ou intentée purement en représailles serait une poursuite illégale. Dans l’ensemble, la personne raisonnable et bien renseignée ne craindrait pas que l’indépendance ou l’impartialité des juges militaires puissent être minées en raison de leur statut d’officier qui fait en sorte qu’ils sont assujettis au CDM.
                    Les exigences de l’art. 165.21 et du par. 165.24(2) de la LDN satisfont donc aux normes d’indépendance et d’impartialité judiciaires au regard de l’al. 11d) de la Charte. Une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, ne conclurait pas que le statut d’officier des juges militaires soulève une crainte de partialité ou qu’il correspond à un degré insuffisant d’indépendance de sorte qu’il y a violation de l’al. 11d).
                    La juge Karakatsanis (dissidente) : Les appels devraient être accueillis et le régime législatif créé par la LDN déclaré inopérant, dans la mesure où il assujettit les juges militaires au processus disciplinaire administré par les autorités militaires. Les membres des Forces armées canadiennes inculpés n’ont pas la garantie de subir un procès devant un tribunal indépendant et impartial comme le prévoit l’al. 11d) de la Charte, étant données les pressions exercées sur les juges militaires à titre de maillon de la chaîne de commandement, notamment parce qu’ils doivent répondre à leurs supérieurs en matière disciplinaire par l’entremise d’un régime dont les procédures peuvent être intentées et les poursuites menées par leurs supérieurs hiérarchiques. La responsabilité des juges militaires envers l’exécutif aux termes du CDM, tel qu’il est présentement structuré, mine leur indépendance judiciaire. La violation de l’al. 11d) de la Charte ne peut être justifiée au regard de l’article premier.
                    Il y a entente avec les juges majoritaires quant au fait que l’exigence selon laquelle les juges militaires qui président des cours martiales doivent aussi avoir le statut militaire d’officiers ne contrevient pas nécessairement au droit des membres des Forces armées protégé par l’al. 11d). S’ils sont conçus et protégés de façon adéquate, les rôles au sein des pouvoirs exécutif et judiciaire des juges militaires peuvent coexister. Il y a aussi adhésion à l’opinion selon laquelle, aux termes de la LDN, les juges militaires peuvent, à titre d’officiers, être reconnus coupables d’infractions prévues au CDM. Cependant, le pouvoir de l’exécutif militaire d’infliger des mesures disciplinaires aux juges militaires aurait pour effet qu’une personne raisonnable et bien renseignée qui subit un procès devant une cour martiale craindrait que le juge militaire puisse être indûment influencé par sa loyauté au grade et par la position ou les politiques de la hiérarchie militaire, au détriment des droits individuels du membre accusé. Les mesures protectrices en place sont insuffisantes pour atténuer le risque d’ingérence par la chaîne de commandement militaire. Il n’existe pas suffisamment de séparation institutionnelle — ou d’indépendance — entre le rôle du pouvoir exécutif et celui du pouvoir judiciaire.
                    La séparation des pouvoirs est d’une importance fondamentale pour maintenir l’indépendance judiciaire, en particulier la séparation vis‑à‑vis du pouvoir exécutif. Les juges doivent être libres de rendre des décisions que seules les exigences du droit et de la justice inspirent, selon leur propre conscience, et sans ingérence ou pression extérieure. L’indépendance et l’impartialité judiciaires sont des concepts distincts, mais ils se chevauchent souvent. L’indépendance est une condition sous-jacente qui contribue à la garantie d’un procès dénué de partialité. Les trois caractéristiques de l’indépendance judiciaire — l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative — ne fournissent pas une réponse complète à la question de savoir si les juges jouissent de suffisamment d’indépendance. Le tribunal en cause n’aura toujours pas l’indépendance institutionnelle voulue si, en apparence, il ne peut pas exercer sa fonction juridictionnelle sans ingérence.
                    Bien qu’il puisse y avoir discordance entre, d’une part, la discipline et la responsabilité des juges — deux impératifs importants dans le cadre de la politique sociale plus large — et, d’autre part, l’indépendance judiciaire, les juges civils demeurent redevables de leur conduite par l’entremise de règles d’éthique et de déontologie, devant un comité chargé de la supervision judiciaire. Cet empiétement sur leur indépendance est justifié, puisqu’il est nécessaire de protéger l’intégrité de l’administration de la justice. Toutefois, en matière disciplinaire, la séparation du pouvoir judiciaire des autres branches de l’État est nécessaire pour empêcher l’apparence de toute ingérence fondée sur l’opinion publique et l’opportunisme politique. Au nom de l’indépendance de la magistrature, il importe que la discipline des juges soit confiée exclusivement aux soins d’une entité autonome, apolitique et indépendante.
                    Dans le contexte militaire, l’indépendance judiciaire est analysée au regard de ces mêmes principes. La norme d’indépendance qui s’applique aux juges militaires n’est pas moindre que celle qui s’applique aux juges civils. À l’instar de ces derniers, les juges militaires doivent répondre de leur inconduite devant le système pénal civil et devant un comité chargé de la supervision judiciaire (le CEJM). Toutefois, contrairement aux juges civils, les juges militaires doivent également rendre des comptes, eu égard à leur conduite, à leurs supérieurs dans la chaîne de commandement. Du fait qu’ils détiennent un grade militaire, les juges militaires peuvent être accusés de manquements d’ordre militaire et de nombreuses infractions d’ordre militaire pouvant faire l’objet de poursuite aux termes du CDM au nom des objectifs militaires que sont le bon ordre ainsi que la discipline, l’efficacité et le moral. Ils appartiennent à la même institution qui est responsable du dépôt de mises en accusation tant contre eux que contre les membres qui comparaissent devant eux. S’ils sont déclarés coupables d’infractions d’ordre militaire, les juges militaires sont passibles de destitution des Forces armées, d’un casier judiciaire et d’un emprisonnement à perpétuité. De surcroît, aux termes de la LDN, ils peuvent être poursuivis en application du droit militaire pour des infractions qui sont déjà visées par le Code criminel ou toute autre loi fédérale, mais la décision de procéder par voie de justice militaire peut avoir une incidence considérable sur leurs droits. Par conséquent, les juges militaires font face à un régime disciplinaire unique dont les procédures sont intentées et les poursuites menées par l’exécutif, un régime qui n’a pas d’équivalent dans le monde civil.
                    Lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne raisonnable et bien renseignée s’inquiéterait des pressions exercées sur les juges militaires parce qu’ils doivent répondre à leurs supérieurs en matière disciplinaire, le contexte militaire revêt de l’importance. Des rapports indépendants, qui fournissent un aperçu pertinent des préoccupations d’un membre raisonnable et bien renseigné du public, ont longtemps insisté pour que les juges militaires — qui conservent présentement le grade qu’ils détenaient avant d’être nommés juges — obtiennent un grade distinct qui leur soit propre, ou qu’on procède à leur civilianisation. Il est raisonnable que les membres du personnel militaire qui sont poursuivis en cour martiale craignent, en raison du grade donné qu’occupe un juge, que ce dernier donne priorité à l’allégeance au grade et à la chaîne de commandement plutôt qu’à leurs droits individuels respectifs. La possibilité qu’un examen de la conduite des juges militaires soit mené par l’exécutif, par l’entremise d’audiences sommaires ou de procès en cour martiale, serait perçue par une personne raisonnable et bien renseignée comme constituant une séparation — ou indépendance — insuffisante des rôles des pouvoirs exécutif et judiciaire.
                    Compte tenu de cette crainte raisonnable du manque d’impartialité institutionnelle des juges militaires, il faut également se pencher sur toutes les garanties mises en place qui peuvent réduire ces effets. En l’espèce, les garanties qui sont censées atténuer le risque que les juges militaires se sentent poussés à prioriser leur loyauté envers la chaîne de commandement sont insuffisantes. Premièrement, l’exigence selon laquelle, aux termes de la LDN, les juges militaires doivent prêter serment avant d’entrer en fonctions, bien qu’il s’agisse d’une assise importante pour l’indépendance de chaque juge, ne garantit guère contre la crainte de partialité sur le plan institutionnel. Deuxièmement, l’inamovibilité des juges militaires n’est pas suffisamment garantie du simple fait qu’ils ne peuvent en définitive être destitués comme juges militaires qu’après une révocation motivée au terme d’une procédure menée par le CEJM. En cas de déclaration de culpabilité relative à une infraction de nature disciplinaire, la LDN permet l’imposition de peines telles la rétrogradation ou la destitution des Forces armées, ce qui signifie que les juges militaires perdraient leur statut d’officiers et, du même coup, l’une des qualifications clés aux fins de leur mandat. Quoi qu’il en soit, comme les juges militaires restent passibles d’accusations de nature disciplinaire propres au milieu militaire portées par leurs supérieurs, la raison d’être qui sous‑tend la nécessité de l’inamovibilité — soit la protection contre l’ingérence par l’exécutif — n’est pas garantie. Troisièmement, la présomption selon laquelle le directeur des poursuites militaires exercera ses fonctions indépendamment de toute considération partisane ne saurait garantir l’indépendance judiciaire. La protection de la primauté du droit ne doit pas dépendre de la croyance que nos institutions bénéficient d’une immunité contre l’impropriété et, avant tout, le DPM n’agit pas indépendamment de la chaîne de commandement; il exerce plutôt ses fonctions sous la direction du juge‑avocat général, qui doit être totalement loyal et partisan envers les intérêts des Forces armées. Un observateur raisonnable et bien renseigné craindrait donc l’existence de partialité institutionnelle parce que les juges militaires pourraient faire l’objet de mesures disciplinaires infligées par leurs supérieurs.
Jurisprudence
Citée par le juge Kasirer
                    Arrêts appliqués : R. c. Généreux, 1992 CanLII 117 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 259; Valente c. La Reine, 1985 CanLII 25 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 673; Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 369; arrêts examinés : MacKay c. La Reine, 1980 CanLII 217 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 370; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144; R. c. Pett, 2020 CM 4002; R. c. D’Amico, 2020 CM 2002; arrêts mentionnés : R. c. Lippé, 1990 CanLII 18 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 114; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259; Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24, [2003] 1 R.C.S. 303; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282; Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, [2013] 2 R.C.S. 357; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541; 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), 1996 CanLII 153 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 919; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; R. c. Leblanc, 2011 CACM 2, 7 C.A.C.M. 559; Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249; Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3; Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330, [2020] 3 R.C.F. 411; Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, 2020 CSC 21, [2020] 2 R.C.S. 556; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267; President of the Republic of South Africa c. South African Rugby Football Union, [1999] ZACC 9, 1999 (7) B.C.L.R. 725; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Billard, 2008 CACM 4, 7 C.A.C.M. 238; R. c. Finta, 1994 CanLII 129 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 701; R. c. Lalande, 2011 CM 2005; R. c. Liwyj, 2010 CACM 6, 7 C.A.C.M. 481; R. c. Edmunds, 2018 CACM 2, 8 C.A.C.M. 260; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773.
Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)
                    R. c. Généreux, 1992 CanLII 117 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 259; Valente c. La Reine, 1985 CanLII 25 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 673; R. c. Pett, 2020 CM 4002; R. c. D’Amico, 2020 CM 2002; R. c. Bourque, 2020 CM 2008; R. c. MacPherson and Chauhan and J.L., 2020 CM 2012; R. c. Cogswell, 2020 CM 2014; R. c. Jacques, 2020 CM 3010; R. c. Pépin, 2021 CM 3005; Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781; Beauregard c. Canada, 1986 CanLII 24 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 56; 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), 1996 CanLII 153 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 919; SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., 1990 CanLII 132 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 282; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; MacKeigan c. Hickman, 1989 CanLII 40 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 796; R. c. Lippé, 1990 CanLII 18 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 114; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249; Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3; R. c. Golzari, 2017 CACM 3, 8 C.A.C.M. 106; MacKay c. La Reine, 1980 CanLII 217 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 370; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144; Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330, [2020] 3 R.C.F. 411; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; R. c. Bain, 1992 CanLII 111 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d), 24(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 271, 279(2).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois, L.C. 2019, c. 15, art. 25.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19, art. 5(1), (2).
Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5, art. 2 « infraction d’ordre militaire », 9.2, 9.3(3), 12, 17, 18, 19, 29(2.1), 49, partie III, « Code de discipline militaire », 55, 60, 83, 85, 90, 92, 93, 97, 129, 130, 139, 140.1, 140.2, 141(1.1), 161.1(1), 162.4, 162.5, 162.7, 162.94, 163, 163.6 à 163.91, 164(1.1) [abr. 2019, c. 15, art. 25], (1.3) [idem], section 6, 165, 165.11, 165.15, 165.17, 165.21, 165.23, 165.231, 165.24, 165.25, 165.3, 165.31, 165.32, 165.33 à 165.37, 179, 203.1(2)b), 249.27, 273.601, ann.
Loi sur les juges, L.R.C. 1985, c. J‑1, art. 98(1), 102, 117(1).
Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (dernières modifications le 20 juin 2022), art. 1.13, 3.20, 4.081(1), ch. 15, art. 19.75(1), 20.04, 26.10, 26.12, 102.02, 102.04, 102.07(2)b), ch. 120, 204.
Traités et autres instruments internationaux
Nations Unies. Conseil économique et social. Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, Doc. N.U. E/RES/2006/23, 27 juillet 2006, préambule.
Doctrine et autres documents cités
Brun, Henri, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.
Canada. Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie. Un héritage déshonoré : Les leçons de l’affaire somalienne — Rapport de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie — Sommaire, Ottawa, 1997.
Canada. Directeur des poursuites militaires. Directive du DPM no 002/00, Vérification préalable à l’accusation, mise à jour 1er septembre 2018 (en ligne : https://www.canada.ca/content/dam/dnd-mdn/documents/legal-juridique/policies-directives/dmp-dpm-policy-directive-002-00-pre-charge-screening-verification-prealable-accusation.pdf; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC15_1_eng_fra.pdf).
Canada. Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire. Rapport du Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire, Ottawa, 1997.
Canada. Ministère de la Défense nationale. Le premier examen indépendant par le très honorable Antonio Lamer C.P., C.C., C.D., des dispositions et de l’application du projet de loi C‑25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, conformément à l’article 96 des Lois du Canada (1998), ch. 35, par Antonio Lamer, Ottawa, 2003.
Canada. Ministère de la Défense nationale. Rapport de l’autorité du troisième examen indépendant au ministre de la Défense nationale, par Morris J. Fish, Ottawa, 2021.
Canada. Ministère de la Défense nationale. Rapport de l’examen externe indépendant et complet du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes, par Louise Arbour, Ottawa, 2022.
Canada. Ministère de la Défense nationale. Rapport final de l’autorité indépendante chargée du deuxième examen à L’honorable Peter G. MacKay Ministre de la Défense nationale, par Patrick J. LeSage, Toronto, 2011.
Cloutier, Jean‑Bruno. « L’utilisation de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale dans le système de justice militaire canadien » (2004), 35 R.D.U.S. 1.
Conseil canadien de la magistrature. Principes de déontologie judiciaire, Ottawa, 2021.
Drapeau, Michel W., et Gilles Létourneau, en collaboration avec Joshua Juneau et Stéfanie Bédard. Le système de justice militaire du Canada est en voie de s’effondrer : Est‑ce que le gouvernement va agir?, Ottawa, Cabinet juridique Michel Drapeau, 2021.
Fidell, Eugene R. Military Justice : A Very Short Introduction, New York, Oxford University Press, 2016.
Friedland, Martin L. Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, Ottawa, Conseil canadien de la magistrature, 1995.
Gibson, Michael. « Military justice in operational settings, peacekeeping missions and situations of transitional justice », in Alison Duxbury and Matthew Groves, eds., Military Justice in the Modern Age, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 381.
Huppé, Luc. Histoire des institutions judiciaires du Canada, Montréal, Wilson & Lafleur, 2007.
Huppé, Luc. La déontologie de la magistrature : Droit canadien : perspective internationale, Montréal, Wilson & Lafleur, 2018.
Huppé, Luc. « Les fondements de la déontologie judiciaire » (2004), 45 C. de D. 93.
Létourneau, Gilles. Combattre l’injustice et réformer, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015.
Létourneau, Gilles. Initiation à la justice militaire : un tour d’horizon du système de justice pénale militaire et de son évolution au Canada, Montréal, Wilson & Lafleur, 2012.
Létourneau, Gilles, and Michel W. Drapeau. Military Justice in Action : Annotated National Defence Legislation, 2nd ed., Toronto, Carswell, 2015.
Madden, Mike. « Keeping up with the Common Law O’Sullivans? The Limits of Comparative Law in the Context of Military Justice Law Reforms » (2013), 51 Alta. L. Rev. 125.
McNairn, David. « A Military Justice Primer, Part I » (2000), 43 Crim. L.Q. 243.
Office des Nations Unies contre la drogue et le crime. Commentaire des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, New York, 2013.
Sharpe, Robert J. Good Judgment : Making Judicial Decisions, Toronto, University of Toronto Press, 2018.
Smith, Lionel. The Law of Loyalty, New York, Oxford University Press, 2023.
Sossin, Lorne. « Judicial Appointment, Democratic Aspirations, and the Culture of Accountability » (2008), 58 R.D. U.N.‑B. 11.
Walker, Janet. « Military Justice : from Oxymoron to Aspiration » (1994), 32 Osgoode Hall L.J. 1.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Rennie et Pardu), 2021 CACM 2, [2021] A.C.A.C. no 2 (Lexis), 2021 CarswellNat 2037 (WL), qui a infirmé des décisions du juge militaire en chef adjoint d’Auteuil, 2020 CM 3006, 2020 CarswellNat 3203 (WL); 2020 CM 3007, 2020 CarswellNat 3502 (WL); et 2020 CM 3008, 2020 CarswellNat 3831 (WL), ainsi qu’une décision du juge militaire Pelletier, 2020 CM 4011, 2020 CarswellNat 4042 (WL). Pourvoi rejeté, la juge Karakatsanis est dissidente.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Rennie et Pardu), 2021 CACM 3, [2021] A.C.A.C. no 3 (Lexis), 2021 CarswellNat 2097 (WL), qui a infirmé des décisions du juge militaire Pelletier, 2020 CM 4012, 2020 CarswellNat 5129 (WL); et 2020 CM 4013, 2020 CarswellNat 5544 (WL). Pourvoi rejeté, la juge Karakatsanis est dissidente.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Phelan et Green), 2022 CACM 1, [2022] A.C.A.C. no 1 (Lexis), 2021 CarswellNat 6626 (WL), qui a infirmé une décision du juge militaire en chef adjoint d’Auteuil, 2020 CM 3009, 2020 CarswellNat 5069 (WL). Pourvoi rejeté, la juge Karakatsanis est dissidente.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Heneghan et Scanlan), 2022 CACM 2, [2022] A.C.A.C. no 2 (Lexis), 2022 CarswellNat 774 (WL), qui a infirmé une décision du juge militaire Pelletier, 2021 CM 4003, 2021 CarswellNat 1303 (WL). Pourvoi rejeté, la juge Karakatsanis est dissidente.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Rennie et Pardu), 2022 CACM 3, [2022] A.C.A.C. no 3 (Lexis), 2022 CarswellNat 1087 (WL), qui a confirmé une décision du juge militaire Deschênes, 2020 CM 5005, 2020 CarswellNat 5068 (WL). Pourvoi rejeté, la juge Karakatsanis est dissidente.
                    Mark Létourneau, Patrice Desbiens et Francesca Ferguson, pour les appelants.
                    Dylan Kerr et Karl Lacharité, pour l’intimé.
                    Zain Naqi et David Ionis, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    David McEwan, Greg Allen et Chloe Trudel, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Côté, Rowe, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
                  Le juge Kasirer —
I.               Aperçu
[1]                              Les personnes de tous les horizons qui font l’objet de poursuites criminelles en vertu du droit canadien peuvent être rassurées du fait qu’elles ont le droit constitutionnel à un procès public et équitable devant un tribunal indépendant et impartial. La jurisprudence de notre Cour a reconnu de manière constante que la garantie d’indépendance judiciaire prévue à l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés s’applique aux membres des Forces armées canadiennes qui subissent leur procès devant les cours martiales militaires. Adaptée au contexte militaire, la garantie s’applique avec la même vigueur aux poursuites menées devant une cour martiale qu’à celles menées devant un tribunal civil de juridiction criminelle.
[2]                              Cependant, une source d’inquiétude de longue date — inquiétude évoquée par la Cour avant l’avènement de la Charte dans l’arrêt MacKay c. La Reine, 1980 CanLII 217 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 370 — est le statut militaire des juges militaires et leur place, en tant qu’officiers, au sein de la chaîne de commandement des Forces canadiennes.
[3]                              Comme pour les autres juges nommés par le gouvernement fédéral, seuls les avocats inscrits au barreau d’une province depuis au moins 10 ans peuvent être nommés juges militaires. Mais une qualification additionnelle est requise pour être nommé juge militaire habilité à présider une cour martiale. L’article 165.21 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5 (« LDN »), dispose que le gouverneur en conseil peut seulement nommer des juristes dûment qualifiés qui sont également officiers militaires depuis au moins 10 ans. Le paragraphe 165.24(2) prévoit en outre que le juge militaire en chef, nommé par le gouverneur en conseil, doit détenir au moins le grade de colonel.
[4]                              Accusés d’infractions d’ordre militaire en application du droit militaire, les appelants soutiennent que l’exigence établie par la loi selon laquelle les juges qui président leur procès en cour martiale doivent être des officiers viole l’al. 11d). Le fait que la loyauté des juges militaires soit partagée entre leurs statuts de juge et d’officier aurait pour effet de les détourner de l’exercice adéquat de leurs fonctions judiciaires et de les exposer aux pressions de la chaîne de commandement. Les appelants affirment qu’aucune raison pratique ne justifie d’exiger que les juges militaires soient des officiers. Ils font valoir que la loi actuelle est inconstitutionnelle en ce qu’elle prive les accusés de leur droit d’être jugés par un juge vraiment indépendant et impartial. Dans la mesure où l’art. 165.21 et le par. 165.24(2) de la LDN exigent que les juges militaires soient des officiers militaires, les appelants exhortent la Cour à les déclarer inopérants en application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[5]                              Dans l’arrêt R. c. Généreux, 1992 CanLII 117 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 259, le juge en chef Lamer a bien compris que l’association des juges militaire à la hiérarchie militaire pouvait porter atteinte « à l’indépendance et à l’impartialité totales de ces tribunaux » (p. 294). En même temps, il a compris que la formation militaire et le grade d’officier des juges militaires constituent un moyen de s’assurer que ces derniers sont « sensibles à la nécessité de la discipline, de l’obéissance et du sens du devoir » ainsi qu’à l’« efficacité » militaire (p. 295). En définitive, la Cour a conclu que le statut militaire des juges militaires n’était pas suffisant en soi pour entraîner une violation de l’al. 11d) de la Charte.
[6]                              Les appelants contestent maintenant cette conclusion, faisant valoir que l’arrêt Généreux ne devrait pas être suivi à la lettre en raison des changements sociaux affectant la justice militaire qui sont intervenus depuis le prononcé de ce jugement en 1992. Bien qu’ils reconnaissent la constitutionnalité d’un système parallèle de justice militaire, les appelants affirment qu’exiger que les juges soient des officiers n’est pas compatible avec l’indépendance judiciaire. À leur avis, [traduction] « aucune garantie législative n’empêche la chaîne de commandement d’exercer des pressions disciplinaires sur les juges militaires » (m.a., par. 97). Les appelants ajoutent que leur contestation constitutionnelle s’inscrit dans le cadre d’une [traduction] « crise de confiance du public » à l’égard de la justice militaire, laquelle est caractérisée par une « culture militaire insulaire » qui est elle‑même exacerbée par l’exigence que les juges soient officiers (par. 13, 22‑25 et 129). Les appelants affirment que, suivant une application correcte de la norme constitutionnelle, seuls des juges militaires civils seraient vraiment indépendants, un modèle de justice militaire qui a fait ses preuves au Royaume‑Uni et en Nouvelle‑Zélande.
[7]                              En première instance, certains des juges militaires ont conclu à la violation de l’al. 11d) au motif qu’ils manquaient d’indépendance judiciaire en raison de leur double statut de juge et d’officier. À titre de réparation pour cette violation de la Charte, des arrêts des procédures ont été prononcés à l’égard de certains appelants accusés d’infractions d’ordre militaire prévues au Code de discipline militaire (« CDM »), qui figure à la partie III de la LDN. En appel, la Cour d’appel de la cour martiale a annulé les arrêts des procédures en question. Citant les arrêts MacKay et Généreux, elle a conclu que les garanties prévues par la LDN protégeaient adéquatement l’indépendance et l’impartialité judiciaires compte tenu des objectifs de la justice militaire au Canada.
[8]                              Il est vrai, comme l’affirment les appelants, que la justice militaire a changé par rapport au modèle centré sur le commandement qui était encore partiellement en vigueur à l’époque de l’arrêt Généreux. Je suis néanmoins d’avis que la confirmation par notre Cour de la constitutionnalité d’un système de justice militaire parallèle, composé de juges militaires choisis parmi les rangs d’officiers, continue de reposer sur de bonnes assises constitutionnelles. En dépit des changements évoqués par les appelants, le double statut des juges militaires ne contrevient pas à l’al. 11d).
[9]                              Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144, les « lacunes » des régimes législatifs applicables en matière d’indépendance et à d’impartialité judiciaires ont fait en sorte qu’à différents moments de l’histoire de la justice militaire canadienne, cet impératif constitutionnel n’a pas toujours été respecté (par. 45). Les appelants se sont saisis de cette irrégularité historique pour soutenir que les garanties actuelles ne permettent pas de veiller à ce que les juges militaires soient « vraiment indépendants » et sans parti pris réel ou raisonnablement appréhendé. Ils affirment que le statut militaire des juges militaires fait en sorte que ces derniers sont incapables de satisfaire aux normes minimales d’indépendance et d’impartialité garanties par la Charte. Les juges militaires appartiennent à la même institution des Forces armées canadiennes qui porte les accusations contre les accusés qui comparaissent devant eux. Les appelants soutiennent qu’en tant que membres de l’exécutif, les juges militaires ne peuvent pas exercer des fonctions qui se trouvent au cœur du rôle judiciaire de façon indépendante. Ils sont exposés aux pressions disciplinaires de leurs officiers supérieurs dans la chaîne de commandement, ce qui pourrait raisonnablement être perçu comme un facteur affaiblissant leur capacité à rendre justice de façon impartiale. En somme, les appelants affirment que les personnes accusées qui subissent leur procès devant les cours martiales sont privées de leur droit constitutionnel d’être jugées par un juge indépendant et impartial, ce qu’aucune raison, militaire ou autre, ne justifie. Une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique conclurait inévitablement que l’exigence législative prévoyant que les juges militaires doivent être des officiers militaires comme condition de nomination soulève une crainte raisonnable de partialité.
[10]                          Je ne suis pas d’accord. En clair, les appelants ont très certainement raison d’affirmer que, sur le plan du droit constitutionnel, les membres des Forces armées canadiennes qui comparaissent comme accusés devant des juges militaires ont droit à la même garantie d’indépendance et d’impartialité judiciaires en vertu de l’al. 11d) que les accusés qui comparaissent devant des tribunaux civils de juridiction criminelle. Cependant, comme l’ont écrit les juges Moldaver et Brown dans l’arrêt Stillman, « il [n’est] pas nécessaire que les deux systèmes soient identiques en tous points » (par. 44, citant Généreux). Suivant sa configuration actuelle dans la LDN, le système de justice militaire canadien garantit pleinement l’indépendance judiciaire des juges militaires d’une manière qui tient compte du contexte militaire, et plus particulièrement des politiques législatives visant à maintenir « la discipline, l’efficacité et le moral » au sein des Forces ainsi que « la confiance du public dans [. . .] [une] force armée disciplinée » (art. 55 et al. 203.1(2)b)). Bien compris, le contexte militaire ne diminue pas l’indépendance judiciaire.
[11]                          Afin de protéger l’impératif constitutionnel d’indépendance judiciaire, les juges militaires ne sont pas des officiers militaires ordinaires. Comme il se doit, ils sont à l’abri, de par la loi, de la chaîne de commandement dans leur travail en tant que juges, de sorte que les personnes accusées d’infractions d’ordre militaire qui comparaissent devant eux bénéficient de la garantie constitutionnelle d’indépendance judiciaire. Il est vrai que, comme tous les juges au Canada, les juges militaires sont assujettis au droit criminel et qu’en tant qu’officiers militaires, ils sont assujettis au droit militaire. Les juges militaires, en tant qu’officiers, sont membres de l’exécutif et sont eux‑mêmes assujettis au CDM. Cependant, la loi les protège contre l’ingérence de leurs supérieurs de la chaîne de commandement dans leurs travaux judiciaires. Bien qu’ils continuent de détenir leur grade et de faire partie de la hiérarchie militaire, [traduction] « ils sont d’abord et avant tout des juges » (plan d’argumentation dans le recueil condensé de l’intimé, onglet 1).
[12]                          Les juges militaires ne peuvent pas faire l’objet de mesures disciplinaires pour leur travail de juges. La LDN prévoit une myriade de garanties qui les protègent en tant que juges indépendants, malgré leur statut militaire. À titre d’exemple, seul le juge militaire en chef peut leur confier des fonctions et celles‑ci ne doivent pas être incompatibles avec leurs fonctions judiciaires (par. 165.23(2) et art. 165.25). À l’instar des autres juges, les juges militaires font le serment solennel d’agir de manière impartiale. Ils sont investis des mêmes attributions et jouissent de la même immunité de poursuite que les juges des cours supérieures de juridiction criminelle (art. 165.231 et 179). En tant que juges, les juges militaires jouissent d’une inamovibilité significative qui les met à l’abri de ce que l’on pourrait craindre comme une vulnérabilité à l’égard des mauvais traitements par les officiers supérieurs. Ils ont un régime distinct de griefs (par. 29(2.1)) et sont protégés contre le retrait des fonctions militaires (Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (« ORFC »), al. 19.75(1)). Les juges militaires ont un régime de paye distinct de celui des autres officiers, lequel est établi non pas par leurs supérieurs, mais par un comité indépendant d’examen de la rémunération des juges militaires (LDN, art. 165.33). Ils peuvent seulement faire l’objet d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation du Comité d’enquête sur les juges militaires (« CEJM »), formé de trois juges de la CACM nommés par le juge en chef de cette cour (par. 165.21(3) et art. 165.31). Fait important, la loi les protège contre toute poursuite injustifiée intentée en vertu du CDM. Avant qu’un juge militaire puisse faire l’objet d’une poursuite, la personne qui porte les accusations doit recevoir un avis juridique quant au choix des accusations appropriées (ORFC, sous‑al. 102.07(2)b)) et le directeur des poursuites militaires, qui a l’obligation d’agir indépendamment de toute considération partisane, doit décider de porter des accusations (LDN, par. 161.1(1) et art. 165). En outre, tout ordre d’un officier supérieur ayant pour objet d’interférer avec leurs travaux judiciaires serait un ordre illégitime, et toute poursuite abusive ou intentée purement en représailles serait une poursuite illégale.
[13]                          Les caractéristiques distinctives de l’indépendance des juges militaires sont manifestement présentes malgré leur statut d’officier : le système de justice militaire garantit leur inamovibilité, leur sécurité financière et leur indépendance administrative (voir Valente c. La Reine, 1985 CanLII 25 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 673). Le statut militaire de ces juges n’amènerait pas une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique à conclure qu’il existe une crainte de partialité ou une indépendance insuffisante (voir Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394). Le système de justice militaire canadien assure la réalisation de son objectif de maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral au sein des Forces armées canadiennes tout en respectant la garantie d’indépendance judiciaire. Les garanties relatives à l’indépendance judiciaire prévues dans la LDN aident à maintenir la confiance du public dans la justice militaire en tant que régime juridique qui, comme l’a affirmé un auteur, constitue non pas un simple « instrument de discipline », mais bien un « outil de justice » (J.‑B. Cloutier, « L’utilisation de l’article 129 de la Loi sur la défense nationale dans le système de justice militaire canadien » (2004), 35 R.D.U.S. 1, p. 97).
[14]                          Dans le respect des limites établies par la Constitution, le Parlement peut certes adopter un autre système de justice militaire, mais un tel choix de politique générale n’appartient pas aux tribunaux. Il peut en effet exister des modèles différents ou même meilleurs pour juger les infractions commises dans l’armée que celui que prévoit actuellement la LDN, modèles qui, eux aussi, reposent sur un fondement disciplinaire approprié et respectent les contraintes de l’al. 11d). Ce n’est pas la question en litige et il est juste de dire que notre Cour n’est pas institutionnellement conçue pour y répondre. Remplacer le système de justice militaire canadien par un modèle utilisé dans d’autres pays comme le proposent les appelants exigerait une étude approfondie afin de déterminer dans quelle mesure les approches étrangères pourraient servir de modèle pour le Canada. Les tribunaux ne sont pas outillés pour accomplir ce travail et il ne s’agit pas non plus du rôle qui leur incombe sur le plan constitutionnel. La Cour est plutôt appelée à décider si le régime qui existait à l’époque pertinente est constitutionnel. Je conclus qu’il l’est.
[15]                          En somme, l’al. 11d) de la Charte ne dicte pas un modèle particulier de justice militaire et n’exige pas non plus que seuls des juges civils président les procès portant sur des infractions d’ordre militaire telles que les infractions en cause dans les présents pourvois. La Constitution laisse au Parlement une certaine latitude dans la manière de mettre en œuvre l’administration la justice devant les cours martiales et n’exige pas que la justice militaire soit exactement identique à son pendant civil. À mon humble avis, l’exigence selon laquelle les juges militaires doivent être des officiers suivant l’art. 165.21 et le par. 165.24(2) de la LDN n’est pas contraire à l’al. 11d). Je propose de rejeter les pourvois.
II.            Contexte
[16]                          Les neuf appelants sont des membres des Forces armées canadiennes qui ont été accusés d’infractions d’ordre militaire et traduits devant des cours martiales pour subir leur procès. Le personnel militaire et certaines autres personnes sont justiciables du CDM, qui constitue la partie III de la LDN.
[17]                          Les infractions d’ordre militaire sont les violations les plus graves du CDM. Elles comprennent les infractions propres au personnel militaire — telle la désobéissance aux ordres légitimes d’un supérieur — ainsi que les infractions au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 (« C. cr. »), ou à une autre loi fédérale qui sont « commise[s] par un justiciable du code de discipline militaire » (LDN, art. 2 « infraction d’ordre militaire »). Elles sont jugées devant une cour martiale, qui est un tribunal militaire ayant les mêmes attributions qu’une cour supérieure de juridiction criminelle (LDN, art. 179). Les cours martiales sont présidées par des juges militaires, qui sont des officiers.
[18]                          Le matelot de première classe C.D. Edwards a été accusé de s’être conduit de façon préjudiciable au bon ordre et à la discipline contrairement à l’art. 129 de la LDN pour avoir fait usage de cocaïne en violation de l’art. 20.04 des ORFC.
[19]                          La capitaine C.M.C. Crépeau a été accusée d’avoir désobéi aux ordres légitimes d’un supérieur contrairement à l’art. 83 de la LDN, de s’être conduite de façon méprisante à l’endroit d’un supérieur en contravention de l’art. 85, et de s’être conduite de façon préjudiciable au bon ordre et à la discipline en violation de l’art. 129.
[20]                          L’artilleur K.J.J. Fontaine a été accusé d’infractions punissables en vertu de l’art. 130 de la LDN, soit de trafic de cocaïne et de possession de cocaïne et de méthamphétamine en vue d’en faire le trafic, infractions prévues aux par. 5(1) et (2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19.
[21]                          Le capitaine M.J. Iredale a été accusé de trois chefs d’agression sexuelle, infraction visée à l’art. 271 du C. cr. et punissable en vertu l’art. 130 de la LDN, et de trois chefs de conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline, infraction prévue à l’art. 129.
[22]                          La caporale K.L. Christmas a été accusée d’agression sexuelle, infraction prévue à l’art. 271 du C. cr. et punisssable en vertu de l’art. 130 de la LDN, de conduite déshonorante pour avoir touché les organes génitaux d’une autre personne sans son consentement, infraction décrite à l’art. 93, et d’ivresse, infraction visée à l’art. 97.
[23]                          Le sergent S.R. Proulx a été accusé d’avoir désobéi aux ordres légitimes d’un supérieur, de s’être conduit de façon méprisante à l’endroit d’un supérieur et de s’être conduit de façon préjudiciable au bon ordre et à la discipline, infractions prévues respectivement aux art. 83, 85 et 129 de la LDN.
[24]                          Le caporal‑chef J.R.S. Cloutier a été accusé de l’infraction de conduite déshonorante décrite à l’art. 93 de la LDN, de celle d’ivresse visée à l’art. 97 et de celle de conduite préjudiciable au bon ordre et la discipline que prévoit l’art. 129.
[25]                          Le lieutenant de vaisseau C.A.I. Brown a été accusé d’agression sexuelle (C. cr., art. 271) et de séquestration (C. cr., par. 279(2)), infractions punissables en vertu de l’art. 130 de la LDN.
[26]                          Le sergent A.J.R. Thibault a été accusé d’agression sexuelle, infraction prévue à l’art. 271 du C. cr. et punissable en vertu de l’art. 130 de la LDN.
[27]                          À l’exception du Sgt Thibault, les accusés ont tous contesté l’indépendance et l’impartialité des juges militaires devant lesquels ils ont été traduits. Le sergent Thibault a soulevé la même question en appel de sa déclaration de culpabilité.
[28]                          Les décisions R. c. Pett, 2020 CM 4002, et R. c. D’Amico, 2020 CM 2002, qui ne sont pas elles‑mêmes en cause devant notre Cour, sont essentielles pour comprendre les contestations constitutionnelles soulevées dans les présents pourvois.
[29]                          Dans Pett, la cour martiale a conclu qu’un ordre du chef d’état‑major de la défense, daté du 2 octobre 2019, violait le droit du caporal‑chef Pett d’être jugé devant un tribunal indépendant et impartial, ce que lui garantit l’al. 11d). Cet ordre désignait un seul officier pour « exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire qui figure à l’effectif du Cabinet du juge militaire en chef » (par. 9 (CanLII); d.i., onglet 1). Selon la cour martiale dans Pett, les juges militaires en exercice sont à l’abri du processus disciplinaire applicable aux officiers parce que leur discipline relève exclusivement du CEJM. L’ordre était donc illégitime en ce qu’il visait à conférer à un commandant le pouvoir d’accuser un juge militaire, en tant qu’officier, d’une infraction. En compromettant cette protection essentielle de l’indépendance des juges militaires prévue dans la LDN, l’ordre violait l’al. 11d). La cour martiale a déclaré inopérante la partie contestée de l’ordre. Une autre cour martiale est arrivée à la même conclusion dans l’affaire D’Amico.
[30]                          À l’exception du Sgt Thibault, tous les appelants ont fait valoir en cour martiale que, comme dans Pett et D’Amico, le fait que leur procès respectif était présidé par un juge militaire qui était également un officier violait leur droit garanti par l’al. 11d) de la Charte d’être jugés par un tribunal indépendant et impartial.
III.         Historique judiciaire
A.           Cours martiales
(1)         R. c. Edwards, 2020 CM 3006; R. c. Crépeau, 2020 CM 3007; R. c. Fontaine, 2020 CM 3008; et R. c. Iredale, 2020 CM 4011
[31]                          Dans Edwards, la cour martiale a souscrit aux décisions Pett et D’Amico selon lesquelles la LDN protège l’indépendance des juges militaires en les mettant à l’abri de toute responsabilité pour ce qui est des infractions d’ordre militaire prévues au CDM. Les juges militaires devaient plutôt répondre de questions disciplinaires devant le CEJM. La cour martiale a conclu que l’ordre contesté du 2 octobre 2019 violait cette garantie de la loi en désignant à tort un commandant afin qu’il applique le régime du CDM, y compris les infractions d’ordre militaire, aux juges militaires. L’ordre portait donc atteinte au droit du Mat 1 Edwards d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial que lui garantit l’al. 11d) de la Charte, et l’atteinte n’était pas justifiée au regard de l’article premier. La cour a prononcé l’arrêt des procédures engagées contre le Mat 1 Edwards à titre de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte.
[32]                          Dans Crépeau, le juge militaire a suivi le raisonnement de la décision Edwards. Le juge a rejeté une contestation directe de la constitutionnalité de certaines dispositions de la LDN, mais a prononcé l’arrêt des procédures au motif que l’ordre contesté violait l’al. 11d) en minant l’indépendance judiciaire. Dans Fontaine et Iredale, des arrêts des procédures ont été prononcés à l’égard des accusés sur la base d’un raisonnement comparable. Faisant référence aux conclusions qu’il avait tirées dans Pett, le juge militaire présidant l’audience dans Iredale a écrit : [traduction] « Mon avis, suivant lequel un juge militaire ne saurait comparaître devant une cour martiale tant que dure son mandat, demeure » (par. 37 (CanLII)).
(2)         R. c. Christmas, 2020 CM 3009; et R. c. Proulx, 2020 CM 4012
[33]                          Après que le chef d’état-major de la défense eut suspendu l’ordre du 2 octobre 2019, l’Ordonnance d’organisation des Forces canadiennes 3763, qui comprend une section portant sur le régime disciplinaire applicable aux juges militaires, est demeurée en vigueur. Dans Christmas et Proulx, les juges militaires ayant présidé les audiences ont conclu que les lacunes entraînaient toujours une violation de l’al. 11d), et ont donc prononcé l’arrêt des procédures.
(3)         R. c. Cloutier, 2020 CM 4013; et R. c. Brown, 2021 CM 4003
[34]                          Dans Cloutier et Brown, les juges militaires ont statué que, malgré les changements apportés aux ordres concernant la discipline des juges militaires, les exigences de l’al. 11d) n’étaient toujours pas respectées. Tout en concluant à la violation du droit que garantit l’al. 11d) au caporal‑chef Cloutier, le juge militaire a ordonné, à titre de réparation fondée sur le par. 24(1), qu’il soit mis fin à l’instance sans adjudication. Dans le dossier du Lt Brown, le juge militaire a suivi le raisonnement de la décision Cloutier et a prononcé un arrêt des procédures.
(4)         R. c. Thibault, 2020 CM 5005
[35]                          Le sergent Thibault n’a pas initialement allégué la violation de son droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial. Il a été déclaré coupable d’agression sexuelle.
B.            Cour d’appel de la cour martiale du Canada
(1)         R. c. Edwards; R. c. Crépeau; R. c. Fontaine; R. c. Iredale, 2021 CACM 2 (« Edwards et autres »)
[36]                          La Couronne a interjeté appel des arrêts des procédures prononcés dans les décisions Edwards, Crépeau, Fontaine et Iredale. Dans un jugement unanime, la Cour d’appel de la Cour martiale a accueilli les appels, annulé les arrêts des procédures et ordonné que les affaires soient instruites. Elle a convenu avec la Couronne que l’ordre contesté ne soulevait pas une crainte raisonnable de partialité au point de compromettre l’indépendance de la cour martiale. La capitaine Crépeau avait aussi déposé un appel incident pour contester, sur le fondement de l’al. 11d), la constitutionnalité de certaines dispositions de la LDN, lesquelles prévoient que les juges militaires, en tant qu’officiers, sont assujettis au CDM, de sorte qu’ils sont exposés aux pressions de la hiérarchie militaire d’une manière incompatible avec l’indépendance judiciaire. L’appel incident a été rejeté.
[37]                          Dans Edwards et autres, la CACM a statué que les juges militaires ont commis deux erreurs de droit. Premièrement, elle a jugé que « [l]a thèse qui fonde les décisions en litige — selon laquelle l’on ne saurait être à la fois juge militaire et officier — ne cadre tout simplement pas avec les précédents faisant autorité. En outre, si elle était correcte, elle irait à l’encontre de l’objet même du système de justice militaire » (par. 7 (CanLII)). Deuxièmement, elle a déclaré que les juges militaires n’ont pas appliqué le test de l’indépendance judiciaire qui a été établi par notre Cour. Puisque « [l]es juges militaires n’ont pas tenu compte du contexte ou de l’objet du système de justice militaire », ils n’ont pas « examiné la question “de façon réaliste et pratique”, comme l’exige la Cour suprême, et ont fait fi des considérations contextuelles qui protègent l’indépendance et l’impartialité des juges militaires » (par. 9).
[38]                          Contrairement à la position que la plupart des cours martiales avaient adoptée en s’appuyant sur la décision Pett, la CACM a rejeté le point de vue selon lequel seul le CEJM peut entendre les plaintes en matière disciplinaire déposées contre des juges militaires. La CACM a plutôt souligné que, pour ce qui est de la révocation des juges militaires, que le CEJM « joue un rôle semblable [au comité d’enquête] qui est formé sous l’égide du Conseil canadien de la magistrature » (par. 80). Ainsi, « le [CEJM] n’inflige pas de sanctions, ne se prononce pas sur la responsabilité civile [et] ne rend pas de conclusion sur la culpabilité pénale » (par. 82). Il n’est « pas habilité à infliger des sanctions disciplinaires [. . .], outre une recommandation de révocation » (par. 83).
[39]                          La CACM a expliqué que, comme les autres membres des Forces canadiennes, les juges militaires peuvent être poursuivis pour des infractions prévues au CDM. La véritable question soumise au tribunal était donc celle de savoir si le statut militaire des juges militaires viole la protection constitutionnelle de l’indépendance judiciaire.
[40]                          En s’appuyant principalement sur l’arrêt Généreux, la CACM a expliqué le but d’un système de justice militaire distinct. Elle a écrit :
     La justice militaire, sous toutes ses formes, favorise la discipline, l’efficacité et le moral au sein des Forces canadiennes dans le but d’assurer une force opérationnelle et efficace peu importe où elle est déployée dans le monde. Cette conception de la mission et déclaration d’objet est étrangère au système civil de justice criminelle. [par. 45]
[41]                          La CACM a noté que, suivant le par. 60(2) de la LDN, le CDM s’applique à l’ensemble du personnel militaire, y compris aux officiers qui sont juges militaires. Elle a fait remarquer que de bonnes raisons justifient cette règle. Le commandant dans un théâtre d’opérations est responsable du succès de la mission et de la sécurité des membres de son unité. Tous les officiers et les militaires du rang sont soumis à l’obligation de service légitime. La cour a rappelé que, « [d]ans le métier des armes, on appelle ce principe la responsabilité illimitée » (par. 63). Dans ce contexte, « [l]a discipline est essentielle aux forces armées » (par. 64). On s’attend à ce que tous les militaires en activité de service exercent des fonctions générales relatives à la défense en plus de remplir leur vocation au sein des Forces armées canadiennes. « Ces exigences s’appliquent à tous », a conclu la cour, « y compris aux officiers qui siègent également à titre de juges militaires » (par. 66).
[42]                          De plus, la cour a fait observer que l’indépendance des juges militaires n’est pas minée par leur statut de membre de l’exécutif. Conclure autrement « ne tien[drait] pas compte de la réalité de notre régime de gouvernement de type Westminster » (par. 68), puisqu’il est fréquent pour les juges, y compris les juges civils, d’assumer des fonctions exécutives, par exemple en participant aux commissions d’enquête.
[43]                          La CACM a conclu que le fait que les juges militaires peuvent être poursuivis en vertu du CDM n’entraîne pas une violation de l’al. 11d). Les juges militaires sont assujettis au CDM à peu près de la même manière que les juges civils sont assujettis au droit criminel. Il n’y a aucune raison de penser que les juges militaires feront l’objet de poursuites abusives, car l’on doit s’attendre à un comportement conforme à « la norme constitutionnelle suivant laquelle les poursuivants et commandants exercent leur pouvoir discrétionnaire de poursuite d’une manière quasi judiciaire et indépendamment de toute influence partisane » (par. 90).
[44]                          La cour a conclu : « Une personne renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ne pourrait à notre avis arriver à une autre conclusion que les juges militaires satisfont aux normes minimales constitutionnelles d’impartialité et d’indépendance . . . » (par. 114).
(2)         R. c. Proulx; R. c. Cloutier, 2021 CACM 3 (« Proulx et autre »)
[45]                          Dans ces appels, la CACM a confirmé son arrêt Edwards et autres. Elle a aussi examiné la question de savoir si l’Ordonnance d’organisation des Forces canadiennes, la position du Cabinet du juge militaire en chef au sein de la hiérarchie militaire ou l’application conjuguée des par. 12(1) et (2) et des art. 17, 18 et 60 de la LDN minait l’indépendance des juges militaires. La CACM a répondu aux trois questions par la négative, « [e]ssentiellement pour les mêmes motifs que ceux énoncés dans les appels Edwards et [autres] » (par. 14 (CanLII)). Elle a accueilli les appels et ordonné que les procès du Sgt Proulx et du caporal‑chef Cloutier soient instruits.
(3)         R. c. Christmas, 2022 CACM 1; R. c. Brown, 2022 CACM 2; et R. c. Thibault, 2022 CACM 3
[46]                          Dans ces appels concernant la Cpl Christmas et le Lt Brown, la CACM a accueilli les appels, levé les sursis et ordonné que les procès soient instruits, essentiellement pour les mêmes motifs que ceux énoncés dans les arrêts Edwards et autres et Proulx et autre. Dans son appel, le Sgt Thibault interjetait appel de sa déclaration de culpabilité pour agression sexuelle et faisait valoir, parmi ses moyens d’appel, que l’art. 165.21 de la LDN qui exige que les juges militaires soient des officiers viole l’al. 11d). La CACM a rejeté cet argument ainsi que l’appel à l’encontre de la déclaration de culpabilité.
IV.         Questions en litige et observations des parties
[47]                          La question primordiale dans les présents pourvois est celle de savoir si le statut militaire des juges militaires, exigé aux termes de la LDN, viole la garantie d’indépendance et d’impartialité judiciaires énoncée à l’al. 11d) de la Charte.
[48]                          Les appelants affirment que le statut d’officier des juges militaires soulève une crainte raisonnable de partialité dans l’esprit d’« une personne bien renseignée qui étudi[e] la question [. . .] de façon réaliste et pratique » (m.a., par. 51 (caractères gras omis), citant Committee for Justice and Liberty, p. 394), de sorte qu’il y a violation de l’al. 11d). Ils affirment que, puisque la Couronne a concédé qu’une violation établie de l’al. 11d) ne peut pas être justifiée au regard de l’article premier, l’art. 165.21 et le par. 165.24(2) de la LDN, qui prévoient que les juges militaires doivent être des officiers, doivent être déclarés inopérants en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Les parties ont formulé d’autres observations concernant l’opportunité de prononcer une déclaration d’invalidité avec effet immédiat ou suspendu au cas où la question se poserait.
[49]                          Les appelants soumettent des observations qui se divisent en deux grandes catégories.
[50]                          Premièrement, ils affirment que la CACM a eu tort de dire que la jurisprudence, en particulier l’arrêt Généreux, permet de trancher les présents pourvois. Le fondement du raisonnement de la Cour dans Généreux ne vaut plus : le statut militaire des juges militaires ne constitue pas une nécessité pratique pour assurer la discipline, le moral et l’efficacité des troupes. S’inspirant des commentaires que le juge en chef Lamer a formulés dans ses motifs majoritaires, les appelants proposent une interprétation de l’arrêt Généreux qui étaye le point de vue que le statut militaire des juges militaires soulève une crainte raisonnable de partialité et que seuls les juges civils peuvent être « vraiment indépendants ». Ils font valoir que les changements sociaux intervenus depuis l’arrêt Généreux indiquent que les juges militaires peuvent maintenant être vraiment indépendants parce que les fins de la justice militaire n’exigent pas qu’ils soient des officiers. Les appelants mentionnent d’autres pays dans lesquels les juges militaires sont des civils, ce qui prouve selon eux que la justice pourrait être assurée de façon réaliste dans un système parallèle s’appliquant aux Forces armées canadiennes sans qu’il soit porté atteinte à la Charte.
[51]                          Deuxièmement, les appelants font référence à une série d’indices dans la LDN qui montrent que l’exigence selon laquelle les juges militaires doivent être des officiers est incompatible avec le droit constitutionnel d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial. Notamment, les juges militaires, en tant qu’officiers, appartiennent à l’institution même qui porte des accusations contre les accusés en cour martiale, ce qui viole l’impératif constitutionnel de séparation des pouvoirs. De plus, comme ils font partie de la chaîne de commandement, les juges militaires peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires en vertu du CDM, ce qui les expose à des pressions réelles et perçues dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Les appelants soutiennent que la LDN ne fournit pas de garanties d’indépendance judiciaire suffisantes et qu’aux yeux d’une personne raisonnable et bien renseignée, le double statut des juges militaires soulèverait une crainte raisonnable de partialité.
[52]                          La Couronne répond que la jurisprudence de notre Cour, en particulier l’arrêt Généreux, confirme que le statut des juges militaires en tant qu’officiers ne viole pas en soi l’al. 11d). Faisant ensuite référence aux caractéristiques de l’indépendance judiciaire établies dans l’arrêt Valente, la Couronne soutient que, dans le cadre de la LDN, les juges militaires possèdent l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative. S’il est vrai qu’en tant qu’officiers, ils sont assujettis au CDM, les juges militaires sont comme tous les juges au Canada en ce qu’ils ne sont pas au‑dessus de la loi. Rien de cela ne contrevient à l’al. 11d).
[53]                          À la suite d’un survol du contexte législatif et constitutionnel dans lequel s’inscrivent les présents pourvois, je propose de traiter des deux principaux arguments invoqués par les appelants pour contester la constitutionnalité de l’art. 165.21 et du par. 165.24(2) de la LDN. Premièrement, je vais me demander si la conclusion de l’arrêt Généreux selon laquelle le statut militaire des juges militaires ne viole pas l’al. 11d) devrait être réexaminée à la lumière de l’évolution de la situation sociale. Deuxièmement, je vais me pencher sur la question de savoir si la protection de l’indépendance et de l’impartialité judiciaires des juges militaires respecte les exigences constitutionnelles de la garantie prévue à l’al. 11d) de la Charte. À l’instar de la CACM, je conclus à l’absence de violation; une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique ne conclurait pas à une crainte de partialité ou à un degré insuffisant d’indépendance. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner l’effet de l’article premier ou la question de savoir si une réparation constitutionnelle de quelque sorte que ce soit, avec effet suspendu ou non, s’impose.
V.           Dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
[54]                          Le contexte législatif et constitutionnel du litige est complexe.
[55]                          Commençons par l’al. 11d) de la Charte, qui prévoit :
                    11 Tout inculpé a le droit :
      . . .
                          d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;
[56]                          Le système de justice militaire est régi principalement par la LDN, les ORFC pris en application de l’art. 12 de la LDN et les ordonnances d’organisation des Forces canadiennes.
[57]                          Dans l’arrêt Stillman, les juges Moldaver et Brown on décrit l’historique législatif du système de justice militaire parallèle du Canada et « son évolution au fil du temps — d’un modèle de discipline centré sur le commandement, il est devenu un partenaire à part entière du système de justice civil dans l’administration de la justice » (par. 20). L’arrêt Stillman ne portait pas sur l’al. 11d) de la Charte et n’a pas exclu la possibilité de contester l’indépendance et l’impartialité des juges militaires (par. 86). Cependant, les juges Moldaver et Brown ont situé les réformes législatives et réglementaires à l’ère de la Charte, ainsi que la jurisprudence pertinente, dans le contexte du développement d’un système de justice militaire parallèle qui visait généralement à accorder une plus grande indépendance aux acteurs de ce système, y compris les juges militaires (par. 42 et suiv.). Plus particulièrement, ils se sont penchés sur l’arrêt Généreux, lequel confirme selon eux « que bien qu’il ne soit pas nécessaire que les deux systèmes soient identiques en tous points, le système de justice militaire, tout comme le système de justice civil, doit respecter la Charte » (par. 44).
[58]                          Le terme « discipline », tel qu’il est employé dans la LDN, reflète sa signification particulière en langage militaire. La discipline dans l’armée [traduction] « a un sens beaucoup plus large que la simple application des lois » (D. McNairn, « A Military Justice Primer, Part I » (2000), 43 Crim. L.Q. 243, p. 249‑250). La discipline est la prérogative des commandants militaires de donner des ordres légitimes auxquels les membres qui leur sont inférieurs dans la chaîne de commandement doivent obéir (voir Stillman, par. 38). La discipline au sens militaire ne doit donc pas être confondue avec le terme tel qu’il est utilisé relativement à la réglementation de la conduite des membres d’un organisme autonome, tel un ordre professionnel, où des questions relatives à l’indépendance et à l’impartialité des décideurs peuvent également être soulevées (voir, p. ex., R. c. Lippé, 1990 CanLII 18 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 114, p. 138, le juge en chef Lamer). Comme l’indique le Rapport du Groupe consultatif spécial sur la justice militaire et sur les services d’enquête de la police militaire (1997), présidé par le très honorable Brian Dickson, « [l]e maintien d’une discipline efficace par la chaîne de commandement existante constitue toujours une condition essentielle de la compétence et de la fiabilité d’une organisation militaire » (p. i). Malgré les impératifs de la discipline militaire, ainsi que l’ont expliqué l’ancien juge en chef Dickson et ses collègues, la primauté du droit et, notamment, la Charte « doi[vent] être pleinement respecté[s] [. . .] au sein du système de justice militaire » (p. ii).
[59]                          Le système de justice militaire distinct du Canada vise à « favoriser la discipline, l’efficacité et le moral des troupes » (Stillman, par. 20; voir aussi M. Gibson, « Military justice in operational settings, peacekeeping missions and situations of transitional justice », dans A. Duxbury et M. Groves, dir., Military Justice in the Modern Age (2016), 381, p. 382). Depuis les modifications apportées à la LDN en 2019, cet objet est codifié à l’art. 55 en tant que principe directeur du CDM.
[60]                          Les membres des Forces qui sont visés par des accusations peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires de deux façons. Les militaires accusés de manquements d’ordre militaire, lesquels sont moins graves que les infractions d’ordre militaire, comparaissent à une audience sommaire présidée par un commandant ou son délégué (LDN, art. 162.4 et 162.94). La constitutionnalité de cette procédure n’est pas directement en cause dans les présents pourvois. L’aspect précis du CDM que mettent en jeu les accusations portées contre les appelants est celui des « infractions d’ordre militaire », lesquelles doivent être instruites par une cour martiale « permanente », présidée par un juge militaire qui siège seul et est appelé à statuer sur leur responsabilité criminelle suivant la norme applicable en droit criminel.
[61]                          Les membres qui sont reconnus coupables d’infractions d’ordre militaire sont passibles d’un éventail de sanctions dont la gravité va de peines mineures à l’emprisonnement à perpétuité (LDN, art. 139). Les sanctions possibles comprennent la destitution ignominieuse et la destitution pure et simple (al. 139(1)c) et e)).
[62]                          La LDN renferme aussi des dispositions qui traitent précisément des juges militaires, qui, comme je l’ai déjà souligné, sont à la fois juges et officiers :
                    165.21 (1) Le gouverneur en conseil peut nommer juge militaire tout officier qui est avocat inscrit au barreau d’une province et qui a été officier et avocat respectivement pendant au moins dix ans.
                    (2) Avant d’entrer en fonctions, le juge militaire prête le serment suivant :
                    Moi, …………. je promets et jure (ou j’affirme solennellement) que j’exercerai fidèlement, sans partialité et de mon mieux les attributions qui me sont dévolues en ma qualité de juge militaire. (Dans le cas du serment, ajouter : Ainsi Dieu me soit en aide.)
                 (3) Le juge militaire est nommé à titre inamovible, sous réserve de révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation du comité d’enquête sur les juges militaires.
                    (4) Il cesse d’occuper sa charge dès qu’il est, à sa demande, libéré des Forces canadiennes ou qu’il atteint l’âge de soixante ans.
                    (5) Il peut démissionner de sa charge en avisant par écrit le ministre, la démission prenant effet à la date de réception de l’avis ou, si elle est postérieure, à la date précisée dans celui‑ci.
                    . . .
                    165.23 (1) Les juges militaires président les cours martiales et exercent les autres fonctions judiciaires qui leur sont conférées sous le régime de la présente loi.
                    (2) Ils exercent en outre toute autre fonction que leur confie le juge militaire en chef et qui n’est pas incompatible avec leurs fonctions judiciaires.
                    (3) Ils peuvent, avec l’agrément du juge militaire en chef, être nommés pour agir à titre de commission d’enquête.
                    165.231 Les juges militaires bénéficient de la même immunité de poursuite que les juges d’une cour supérieure de juridiction criminelle.
                 165.24 (1) Le gouverneur en conseil peut nommer un juge militaire en chef parmi les juges militaires autres que les juges militaires de la force de réserve.
                    (2) Le juge militaire en chef détient au moins le grade de colonel.
                    165.25 Le juge militaire en chef désigne un juge militaire pour chaque cour martiale et lui confie les fonctions judiciaires prévues sous le régime de la présente loi.
[63]                          La LDN établit en outre le CEJM, qui peut être chargé de mener une enquête et de formuler une recommandation au gouverneur en conseil sur la question de savoir si un juge militaire devrait être révoqué :
                 165.31 (1) Est constitué le comité d’enquête sur les juges militaires, formé de trois juges de la Cour d’appel de la cour martiale nommés par le juge en chef de ce tribunal.
                 (2) Le juge en chef nomme un des juges à titre de président.
                 (3) Le comité d’enquête a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, ainsi que pour la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses ordonnances et toute autre question relevant de sa compétence, les mêmes attributions qu’une cour supérieure de juridiction criminelle, notamment le pouvoir de punir l’outrage au tribunal.
                 165.32 (1) Si le ministre lui en fait la demande par écrit, le comité d’enquête sur les juges militaires entreprend une enquête sur la question de savoir si un juge militaire doit être révoqué.
                 (2) Le comité peut enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge militaire qui lui est transmise par écrit et qui porte sur la question de savoir si le juge militaire doit être révoqué.
                 (3) Le président peut charger un des membres du comité d’examiner toute plainte ou accusation transmise au titre du paragraphe (2) et de recommander au comité de procéder ou non à l’enquête.
                 (4) Le juge militaire en cause doit être informé, suffisamment à l’avance, de l’objet de l’enquête, ainsi que des date, heure et lieu de l’audition, et avoir la possibilité de se faire entendre, de contre‑interroger les témoins et de présenter tous [les] éléments de preuve utiles à sa décharge, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat.
                 (5) Sauf ordre contraire du ministre fondé sur l’intérêt du public et des personnes prenant part à l’enquête, celle‑ci peut se tenir à huis clos.
                 (6) Le président peut retenir, à titre temporaire, les services d’avocats pour assister le comité et, en conformité avec les instructions du Conseil du Trésor, définir leurs conditions d’emploi et fixer leur rémunération et leurs indemnités.
                 (7) Le comité peut recommander au gouverneur en conseil de révoquer le juge militaire s’il est d’avis que celui‑ci, selon le cas :
     a) est inapte à remplir ses fonctions judiciaires pour l’un ou l’autre des motifs suivants :
      (i) infirmité,
      (ii) manquement à l’honneur et à la dignité,
      (iii) manquement aux devoirs de la charge de juge militaire,
      (iv) situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge militaire ou à toute autre cause;
     b) ne possède pas les aptitudes physiques et l’état de santé exigés des officiers.
                    (8) Le comité transmet le rapport de ses conclusions et le dossier de l’enquête au ministre et, si l’enquête a été tenue en public, rend le rapport accessible au public.
VI.         Analyse
A.           Implications de l’arrêt Généreux
[64]                          Les appelants contestent l’idée que l’arrêt Généreux ait statué que les juges militaires peuvent être des officiers militaires sans qu’il y ait violation de l’al. 11d) de la Charte. Ils s’attachent à ce qu’ils décrivent comme étant la reconnaissance par le juge en chef Lamer du fait que les juges militaires, qui font partie de la chaîne de commandement, ne peuvent pas être vraiment indépendants. Ils insistent sur le commentaire de ce dernier selon lequel, pour ce qui est du droit qui était en vigueur en 1992, « les liens nécessaires entre la hiérarchie militaire et les tribunaux militaires — le fait que des membres des Forces armées fassent partie de ces tribunaux — portent atteinte à l’indépendance et à l’impartialité totales de ces tribunaux » (p. 294). Les appelants affirment que ce n’est qu’en raison de considérations qu’ils appellent de [traduction] « nécessité pratique » qu’il a été statué dans l’arrêt Généreux que le double statut des juges militaires n’était pas, sur le plan des principes, inconstitutionnel à l’époque. Même si les lacunes qui étaient alors présentes dans la loi ont été corrigées depuis l’arrêt Généreux, ils soutiennent que l’affirmation plus générale du juge en chef Lamer selon laquelle les juges militaires peuvent être des officiers tout en conservant leur indépendance judiciaire n’est plus valable en droit.
[65]                          De l’avis des appelants, de nouveaux faits sociaux non controversés ont « érodé » l’autorité de l’arrêt Généreux, qui, selon eux, ne constitue plus un précédent contraignant (citant R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 221, les juges Côté, Brown et Rowe, motifs concordants). Ils disent que des juges civils, en particulier ceux qui sont d’anciens militaires, auraient aujourd’hui la compréhension de la vie militaire qu’il faut pour présider les cours martiales. L’expérience d’autres pays montre que des civils peuvent, de façon réaliste, agir comme juges militaires au Canada. L’exigence prévue dans la LDN selon laquelle les juges militaires doivent être des officiers, affirment les appelants, viole l’al. 11d) parce qu’une magistrature militaire vraiment indépendante exige des juges civils, contrairement à ce que la Cour a conclu dans l’arrêt Généreux.
[66]                          À mon avis, les appelants ont mal interprété l’arrêt Généreux et, ce faisant, ont échoué à faire état d’une raison impérieuse de rompre avec le droit établi. Bien que notre Cour puisse s’écarter d’un précédent lorsque le « fondement de la décision a été érodé par un changement sociétal ou juridique important » (Kirkpatrick, par. 202; voir aussi le par. 219), les appelants n’ont pas démontré que le fondement de l’arrêt Généreux a été érodé en raison des changements qu’ils prétendent constater.
[67]                          Le juge en chef Lamer a effectivement statué que les tribunaux militaires doivent respecter l’al. 11d) de la Charte et il a conclu que la structure et la constitution de la cour martiale générale, telle qu’elle existait au moment du procès dans l’affaire Généreux, ne satisfaisaient pas aux exigences de l’indépendance judiciaire. Les appelants ont raison d’affirmer que le juge en chef Lamer a reconnu que la place que les juges militaires occupent dans la hiérarchie militaire porte atteinte à l’indépendance judiciaire « total[e] » (p. 294).
[68]                          Le juge en chef Lamer a cependant confirmé que l’al. 11d) n’exige pas une indépendance judiciaire « total[e] » ou une espèce de [traduction] « justice militaire vraiment indépendante » pouvant uniquement être assurée par des juges civils (p. 295). Dans l’arrêt Généreux, il a fait écho à une interprétation de l’al. 11d), adoptée par la Cour dans un contexte non militaire, selon laquelle cette disposition ne garantit pas l’« idéal » en matière d’indépendance judiciaire (Lippé, p. 142, citant Valente, p. 692). Il a reconnu qu’une personne raisonnable et bien renseignée pourrait bien considérer que le statut militaire d’un juge militaire influera sur la façon dont le juge abordera les affaires soumises au tribunal. Toutefois, le juge en chef Lamer a écrit que « [c]ela n’est pas suffisant en soi pour constituer une violation de l’al. 11d) de la Charte » (Généreux, p. 295; voir aussi J. Walker, « Military Justice : from Oxymoron to Aspiration » (1994), 32 Osgoode Hall L.J. 1, p. 31; M. Madden, « Keeping up with the Common Law O’Sullivans? The Limits of Comparative Law in the Context of Military Justice Law Reforms » (2013), 51 Alta. L. Rev. 125, p. 132).
[69]                          Les appelants répètent que des juges civils sont nécessaires pour garantir une magistrature militaire « vraiment indépendante » comme l’exige l’al. 11d) (voir le m.a., par. 60 et suiv.). Or, l’indépendance « véritable », « totale » ou « idéale » n’est pas la norme constitutionnelle retenue dans la jurisprudence de notre Cour.
[70]                          Je ne suis pas d’accord avec les appelants pour dire que le raisonnement du juge en chef Lamer n’est plus pertinent parce que l’expérience d’autres pays et des recommandations d’experts démontrent qu’une magistrature militaire vraiment indépendante, composée de juges civils, est réaliste et pratique. Le juge en chef Lamer a expliqué que le statut des juges militaires en tant qu’officiers « vise à assurer qu’ils sont sensibles à la nécessité de la discipline, de l’obéissance et du sens du devoir de la part des Forces armées, ainsi qu’à l’exigence d’efficacité militaire » (Généreux, p. 295). Il n’a pas affirmé que le statut militaire des juges militaires constituait la seule façon d’atteindre l’objectif de la justice militaire. Son examen a porté sur la question de savoir si la méthode que le Parlement avait choisie pour réaliser son objectif de favoriser la discipline, le moral et l’efficacité des troupes respectait les standards de l’al. 11d). Il a conclu que le choix législatif du Parlement n’était pas inconstitutionnel en soi.
[71]                          En d’autres mots, l’arrêt Généreux établit que, quelles que soient les préoccupations susceptibles de découler du choix qu’a fait le Parlement d’exiger que les juges militaires soient des officiers, le modèle choisi n’est pas intrinsèquement inconstitutionnel au regard de l’al. 11d). D’autres modèles — y compris celui des juges militaires « civilianisés » proposé par les appelants — pourraient également être conformes à la Constitution. Cependant, l’arrêt Généreux ne permet pas d’affirmer, pour reprendre les termes utilisés par les appelants dans leur argumentation écrite, qu’une magistrature militaire indépendante [traduction] « requiert des juges civils » (m.a., par. 63). De plus, en reconnaissant la nécessité d’avoir des juges militaires qui comprennent la discipline militaire, le juge en chef Lamer n’a pas décidé qu’une seule option de politique générale serait conforme à la Constitution.
[72]                          Le Parlement peut choisir d’adopter un régime dans lequel les juges militaires ne sont pas des officiers, mais le fait qu’un tel régime semble être réaliste et pratique ailleurs ne permet pas de trancher la question de savoir si le régime canadien actuel est constitutionnel au regard de l’al. 11d). Les initiatives visant à réformer le droit dans d’autres pays peuvent aider à élaborer la politique gouvernementale, mais elles n’imposent pas au Parlement de leur emboîter le pas et elles décident encore moins pour les tribunaux canadiens que le régime législatif actuel dans lequel le Parlement a choisi d’avoir des officiers militaires au sein de la magistrature est inconstitutionnel. Dans cette optique, et soit dit en tout respect, les appelants ont invité notre Cour à porter son attention sur la mauvaise question. La question en litige n’est pas celle de savoir si le système de justice militaire canadien pourrait en pratique fonctionner avec des juges civils. La question qui se pose est plutôt celle de savoir si l’exigence contestée prévue dans la LDN porte atteinte à la garantie énoncée par l’al. 11d) de la Charte.
[73]                          Pour appuyer leur point de vue selon lequel l’indépendance judiciaire requiert des juges civils ainsi que leur interprétation de l’arrêt Généreux, les appelants font référence aux recommandations formulées dans des rapports indépendants soumis au gouvernement selon lesquelles les perceptions du public à l’égard de l’indépendance judiciaire dans le système de justice militaire seraient améliorées si de telles mesures étaient adoptées ici. Ils citent en particulier le Rapport de l’autorité du troisième examen indépendant au ministre de la Défense nationale (2021), préparé par l’honorable Morris J. Fish (« Rapport Fish »), qui proposait la « civilianisation » des juges militaires à cette fin. La première recommandation du Rapport Fish est que « [l]es juges militaires devraient cesser d’être membres des Forces armées canadiennes » et que des juges « civilianisés » ayant fait l’expérience de la vie militaire devraient plutôt être nommés (par. 77). Cela favoriserait des perceptions d’indépendance et d’impartialité de la magistrature militaire au Canada sans aucune perte de compréhension de la discipline militaire (voir ibid.).
[74]                          Aussi convaincantes qu’elles puissent être sur le plan de la politique générale, ces recommandations, comme l’a lui‑même expliqué clairement le juge Fish, « ne concernent pas les exigences constitutionnelles minimales établies dans Généreux, Moriarity et Stillman » (Rapport Fish, p. iii). Le juge Fish a ajouté ce qui suit :
     Je ne me prononce pas sur la constitutionnalité du statut des juges militaires. Il revient aux tribunaux de trancher cette question. J’ai rappelé les événements qui se sont déroulés depuis 2018 parce qu’ils illustrent pourquoi le statut militaire des juges peut ne pas être souhaitable sur le plan des politiques. [En italique dans l’original; par. 65.]
      (Voir aussi le par. 203.)
[75]                          Je conviens que la constitutionnalité des dispositions contestées est une question qu’il appartient aux tribunaux de trancher et que, dans le respect des limites établies par la Constitution, l’évaluation de l’opportunité de diverses options de politique générale est une question de choix législatif. Comme le juge en chef Bell l’a utilement affirmé au nom de la CACM dans l’arrêt Thibault, « [i]l se peut que les juges civils soient aptes à siéger dans le système de justice militaire en première instance, mais cette décision reste entre les mains du Parlement et non avec la magistrature » (par. 46 (CanLII)). Comme l’a rappelé le juge Rowe récemment, dans ses motifs concordants de l’arrêt R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136, les tribunaux ne peuvent pas déclarer une loi inconstitutionnelle simplement parce qu’ils ne souscrivent pas à la politique législative ou qu’ils pensent qu’il existe peut‑être une meilleure politique; les tribunaux « n[e] [sont] pas fait[s] » pour se livrer aux analyses qu’implique une révision politique appropriée (par. 131, citant Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 392, le juge Le Dain).
[76]                          Quoi qu’il en soit, dans Edwards et autres, la CACM a rejeté la requête des appelants visant à faire admettre le Rapport Fish à titre de nouvel élément de preuve. Ce rapport, eu égard à son orientation politique annoncée, ne pourrait pas avoir une incidence déterminante, à titre d’élément de preuve, sur l’issue de la question constitutionnelle soulevée en l’espèce. Outre le fait que le juge Fish a refusé expressément de répondre à la question constitutionnelle que soulèvent maintenant les appelants dans les présents pourvois, son rapport visait uniquement à fournir au ministre de la Défense nationale des recommandations pour l’élaboration de politiques. Ce rapport possède à cette fin une valeur indéniable sur le plan théorique et le Parlement pourra s’y référer s’il décide de réviser la LDN. Les indications fournies par ce rapport, ainsi que d’autres documents de politique générale cités dans l’argumentation, fournissent une toile de fond utile pour comprendre le contexte militaire, comme l’ont fait d’une manière semblable les rapports cités dans Stillman.
[77]                          Cependant, le Rapport Fish n’a pas été déposé par son auteur afin d’être utilisé en preuve devant une cour de justice, et ses conclusions n’ont pas non plus été vérifiées comme telles dans la présente affaire. En effet, la CACM a rejeté la requête des appelants cherchant à présenter le Rapport Fish à titre de nouvel élément de preuve afin de prouver leurs allégations. Les appelants citent des observations faites par le juge Fish selon lesquelles certains membres des Forces armées canadiennes croient que les juges militaires sont plus cléments à l’endroit des officiers de grades supérieurs, par exemple, et estiment que les plaignants de grades inférieurs sont moins dignes de foi comme des perceptions qui [traduction] « confirment la crainte raisonnable de partialité » (m.a., par. 79‑80). Comme le Rapport Fish n’a pas été admis en preuve, il ne peut servir à tirer des conclusions de fait ou à étayer le constat selon lequel un aspect du système de justice militaire soulève une crainte de partialité dans l’esprit d’une personne raisonnable et bien renseignée. Soit dit en tout respect, lorsque les appelants citent des passages du Rapport Fish qui recommandent au ministre de retenir des juges civils comme étant une conclusion de fait reflétant une [traduction] « norme constitutionnelle minimale » en matière d’indépendance judiciaire, ils déforment l’objet exprès du rapport et semblent désobéir à l’ordonnance rejetant leur demande de production d’un nouvel élément de preuve (voir, p. ex., le m.a., par. 31, 47, 79 et 104).
[78]                          Les appelants affirment également qu’une crise de confiance du public mine le régime actuel de justice militaire, ce qui, selon eux, confirme leur avis selon lequel l’art. 165.21 et le par. 165.24(2) de la LDN devraient être déclarés inconstitutionnels. Ils invoquent le Rapport de l’examen externe indépendant et complet du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes, préparé par l’honorable Louise Arbour en mai 2022, à l’appui de leur position. Dans son rapport, la juge Arbour a mentionné que « le traitement de l’inconduite sexuelle par la justice militaire a érodé la confiance et le moral » dans l’organisation (p. 86). Elle a noté que l’un des facteurs dans cette crise était le lent développement des principes d’indépendance judiciaire concernant les juges militaires et a écrit que, dans le cadre de son examen, elle avait entendu des préoccupations concernant « à la fois l’indépendance et la compétence du système de justice militaire en matière d’infractions sexuelles » (p. 87). Elle a conclu qu’il devrait y avoir une compétence civile exclusive à l’égard de certaines de ces infractions (voir les p. 86‑111).
[79]                          Comme l’indique clairement le rapport de la juge Arbour, la compétence en matière d’agressions sexuelles dans l’armée soulève des questions de politique fondamentales quant à la façon dont la justice militaire devrait être administrée en droit canadien. Le problème qu’elle soulève est un problème grave qui nécessite, comme l’ont reconnu les juges Moldaver et Brown dans l’arrêt Stillman, « [u]n changement culturel en profondeur au sein des forces armées » (par. 52). Il est fort possible que la crise de confiance du public appelle à une reconfiguration du système parallèle de justice militaire pour les agressions sexuelles. Ce travail d’élaboration des politiques ne peut se faire comme il se doit dans le cadre d’un pourvoi devant notre Cour — et il ne devrait pas se faire ainsi non plus. Les présents motifs ne devraient pas être interprétés comme diminuant l’importance de ces conclusions ou des conclusions du Rapport Fish, ou comme les commentant d’une manière ou d’une autre.
[80]                          La question soumise à notre Cour, qui porte sur la validité constitutionnelle de l’art. 165.21 et du par. 165.24(2) de la LDN, diffère des questions importantes de politique gouvernementale examinées dans ces rapports. La Cour n’est pas outillée pour décider quel serait le meilleur choix de politique générale pour l’administration de la justice militaire, et ce n’est pas non plus son rôle de le faire : elle n’a que le devoir solennel de décider si les dispositions contestées du régime législatif sont constitutionnelles (voir Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 496‑497). Je note que la tâche consistant à examiner la politique relative au système de justice militaire est conférée par la loi au ministre de la Défense nationale, qui doit « fai[re] procéder à un examen indépendant » de l’application de certains aspects de la LDN, y compris plus particulièrement le CDM, et en faire rapport au Parlement (voir l’art. 273.601 souligné dans Stillman, par. 53).
[81]                          Enfin, l’arrêt Généreux confirme que les juges militaires jouissent d’une indépendance suffisante si les conditions essentielles établies par notre Cour dans l’arrêt Valente — l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative — sont respectées. Conformément aux dispositions pertinentes de la LDN qui étaient en vigueur au moment où l’arrêt Généreux a été rendu, le juge en chef Lamer a conclu que ces caractéristiques de l’indépendance judiciaire faisaient défaut pour les juges militaires (voir les p. 309‑310). Depuis cet arrêt, la LDN a été modifiée pour renforcer l’indépendance des juges militaires, comme l’ont expliqué les juges Moldaver et Brown dans l’arrêt Stillman (par. 44 et 48).
[82]                          L’arrêt Généreux demeure pertinent pour ce qui est des principes qui sous‑tendent cette évaluation : l’al. 11d) s’applique au système de justice militaire; un système parallèle composé de juges qui ont le statut militaire et sont sensibles aux besoins de la justice militaire ne contrevient pas, en soi, à l’al. 11d); et différentes modalités peuvent garantir que les juges militaires ont un degré d’indépendance qui satisfait à la norme constitutionnelle minimale. Adaptée au contexte militaire, la justice militaire diffère à certains égards de la justice civile en matière criminelle, mais la garantie d’indépendance n’est pas moins conforme à la Charte en raison de cette différence. L’arrêt Généreux continue d’être un précédent qui jette un éclairage utile sur ces questions. Sa valeur à cet égard n’a pas été « érodée » par le fait que certains pays ont recours à des juges civils. Cela ne mine pas la prémisse sur laquelle repose l’arrêt Généreux : le fait que les juges militaires aient le statut militaire ne viole pas en soi l’al. 11d) de la Charte. Cet arrêt n’appuie pas le principe que les juges militaires doivent être des officiers pour que soit respecté l’objectif d’un système de justice militaire qui encourage la discipline, l’efficacité et le moral des troupes; il ne fait qu’indiquer que le choix de ce modèle par le Parlement n’est pas, en soi, inconstitutionnel. Les appelants n’ont pas démontré qu’il y avait une raison de mettre de côté ce principe ou le précédent qui lui donne une assise en droit canadien.
[83]                          Dans l’ensemble, je rejette l’interprétation que font les appelants de l’arrêt Généreux et leur avis qu’en raison de changements sociaux, l’al. 11d) exige que le système de justice militaire retienne des juges civils. Cela dit, vu que la conclusion du juge en chef Lamer dans cet arrêt selon laquelle les juges militaires ne jouissaient pas d’un degré suffisant d’indépendance était fondée sur des dispositions de la LDN qui ont été modifiées depuis, une nouvelle analyse est requise.
B.            Les exigences de l’art. 165.21 et du par. 165.24(2) satisfont‑elles aux normes d’indépendance et d’impartialité judiciaires au regard de l’al. 11d) de la Charte?
(1)         Cadre d’appréciation de l’indépendance des juges militaires
[84]                          Pour apprécier l’indépendance d’un tribunal, le tribunal de révision se demande « si le tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant » (Valente, p. 689; voir aussi Committee for Justice and Liberty, p. 394). Dans l’arrêt Généreux, à la p. 286, le juge en chef Lamer a expliqué que la méthode servant à évaluer l’indépendance et l’impartialité au regard de l’al. 11d) est la même (« Le critère applicable à cette fin est [. . .] identique à celui utilisé pour déterminer si un décideur est partial. Il s’agit de déterminer si une personne raisonnable et bien informée percevrait le tribunal comme indépendant. »). Il y a une forte présomption d’impartialité judiciaire. Comme notre Cour l’a expliqué, « cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge » (Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259, par. 59).
[85]                          Notre Cour a statué que la personne raisonnable et bien renseignée est « au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes » et « étudi[e] la question de façon réaliste et pratique » (Miglin c. Miglin, 2003 CSC 24, [2003] 1 R.C.S. 303, par. 26, cité avec approbation dans Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282, par. 37; voir aussi Valente, p. 684‑685). La personne raisonnable et bien renseignée est « informée » et « t[ient] compte de toutes les circonstances pertinentes » (Cojocaru c. British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, [2013] 2 R.C.S. 357, par. 13, 28 et 36) étant donné qu’elle est « bien informé[e] » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391, par. 70). Comme l’a fait remarquer la CACM dans Edwards et autres, cette personne est consciente des considérations contextuelles pertinentes (par. 9). Elle est « sensée », elle « étudi[e] la question en profondeur », et elle « se pos[e] elle‑même la question et pren[d] les renseignements nécessaires à ce sujet » (Committee for Justice and Liberty, p. 394). En fin de compte, la jurisprudence de notre Cour « [s’]atten[d] à ce qu’un public renseigné fasse preuve d’un jugement mature » (Commission scolaire francophone du Yukon, par. 61).
[86]                          Dans l’arrêt Valente, notre Cour a énoncé trois conditions ou caractéristiques essentielles de l’indépendance judiciaire : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative (p. 694, 704 et 708; voir aussi Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506, par. 31; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116, par. 33). L’inamovibilité exige que le juge reste en fonction « jusqu’à l’âge de la retraite, pour une durée fixe, ou pour une charge ad hoc » de manière à être « à l’abri de toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations » (Valente, p. 698). La sécurité financière requiert que « le droit au traitement et à la pension soit prévu par la loi et ne soit pas sujet aux ingérences arbitraires de l’exécutif, d’une manière qui pourrait affecter l’indépendance judiciaire », ce qui a plus tard été jugé comme exigeant que la rémunération des juges soit fixée au moyen d’un processus qui comprend une commission indépendante (p. 704; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale »); Provincial Court Judges’ Association of British Columbia). L’indépendance administrative peut être « résum[ée] comme étant le contrôle par le tribunal des décisions administratives qui portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires » (Valente, p. 712).
(2)         Les trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire sont remplies par les dispositions de la LDN
[87]                          Les appelants font valoir que le statut militaire des juges militaires soulève une crainte raisonnable de partialité et fait en sorte que les juges militaires jouissent d’un degré insuffisant d’indépendance.
[88]                          Bien qu’ils ne fondent pas systématiquement leurs critiques sur le cadre d’analyse de l’arrêt Valente, et bien que certains de leurs arguments semblent relever à la fois de l’indépendance et de l’impartialité, les appelants axent leur contestation de la constitutionnalité des dispositions visées de la LDN sur deux grands thèmes.
[89]                          Premièrement, disent‑ils, l’obligation pour les juges militaires de faire partie à la fois du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif viole l’impératif constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Plus précisément, l’al. 11d) empêcherait les membres de l’exécutif — dont font partie les officiers militaires — d’exercer des [traduction] « fonctions qui se trouvent au cœur du rôle judiciaire », ce qu’ils font toutefois (m.a., par. 81). Cela donne lieu à une perception selon laquelle les juges militaires sont dans une situation de conflit d’intérêts, ou d’allégeances, entre leurs rôles de juge et d’officier qui pourrait vicier l’exercice indépendant et impartial de leurs fonctions judiciaires. Les appelants ajoutent que la déférence à l’égard de la hiérarchie au sein de la chaîne de commandement contribue également à miner l’indépendance des juges militaires (par. 79). Ces considérations mettent en jeu l’exigence d’indépendance administrative, laquelle doit permettre aux juges militaires d’exercer leurs fonctions sans pressions réelles ou perçues et sans influence indue d’autres membres de la hiérarchie militaire.
[90]                          Le deuxième argument des appelants a trait au fait qu’en tant qu’officiers, les juges militaires sont susceptibles d’être accusés d’infractions d’ordre militaire prévues au CDM. Les appelants affirment que, comme les juges militaires sont eux‑mêmes susceptibles de faire l’objet de poursuites devant une cour martiale, la hiérarchie militaire pourrait exercer des pressions sur eux, ou être perçue comme étant en mesure de le faire, de manière à exercer des menaces ou des mesures de représailles pour des décisions rendues dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Cet argument vise en particulier l’exigence selon laquelle les juges militaires doivent bénéficier de l’inamovibilité pour pouvoir juger les affaires avec la certitude qu’ils ne perdront pas leur poste en raison du mécontentement d’autres personnes qui leur sont supérieures dans la chaîne de commandement. Cela touche aussi l’exigence d’indépendance administrative, car ces pressions peuvent prendre la forme de moyens plus modestes qui interfèrent avec leurs travaux judiciaires.
[91]                          Avant d’examiner le fond de ces arguments, il est utile de dissiper une certaine incertitude quant à la façon dont la Cour a interprété l’al. 11d) dans l’arrêt Généreux. L’un des intervenants se joint aux appelants pour faire valoir que, dans l’application de l’al. 11d) à la magistrature militaire, le juge en chef Lamer n’a pas suivi l’approche habituelle qui consiste à donner une interprétation téléologique aux garanties de la Charte. En ce qui concerne les conditions essentielles de l’indépendance judiciaire établies dans l’arrêt Valente, le juge en chef Lamer a écrit que ces conditions sont « susceptibles d’être appliquées avec souplesse afin de répondre aux besoins de divers tribunaux » (Généreux, p. 286). Il est affirmé qu’entre autres aspects de l’affaire, ce recours à la souplesse suggère que la Cour était disposée, à tort, à considérer que l’al. 11d) est limité par les exigences propres à la discipline militaire, bien que le libellé de la Charte indique qu’il n’y a pas de telle limite et qu’il ressort de son objet que cette garantie devrait être interprétée de manière large.
[92]                          Je ne suis pas d’accord.
[93]                          De toute évidence, dans des circonstances comme celles des présentes poursuites où le péril auquel l’accusé est exposé est comparable à celui auquel il serait exposé dans le cadre d’une poursuite criminelle devant un tribunal civil, l’al. 11d) ne saurait accorder une protection « moindre » à un membre des Forces armées canadiennes. Il serait erroné de considérer que la mention par le juge en chef Lamer d’une application « avec souplesse » de la garantie énoncée à l’al. 11d) dans le cas de tribunaux militaires justifie une forme moindre de protection. Pris dans leur ensemble, les motifs du juge en chef Lamer montrent qu’il considérait les poursuites pour des infractions militaires devant une cour martiale comme étant généralement comparables, quoique non identiques, aux poursuites criminelles ordinaires. Ses motifs reposent sur la prémisse selon laquelle, comme c’est le cas devant un tribunal civil de juridiction criminelle, un procès devant une cour martiale applique la norme de responsabilité du droit criminel, cela conformément aux règles habituellement associées aux procès criminels. Cela exige que la norme de l’al. 11d) soit la même pour le juge militaire qui préside un procès en cour martiale.
[94]                          Fait important, pour appuyer sa conclusion selon laquelle l’al. 11d) s’appliquait dans le contexte militaire, le juge en chef Lamer s’est fondé sur l’arrêt R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541, dans lequel la juge Wilson avait déclaré que l’art. 11 doit s’appliquer lorsque de véritables conséquences pénales sont en jeu (voir Généreux, p. 280‑282). Dans l’arrêt Wigglesworth, la juge Wilson a affirmé que le risque de privation de liberté qui accompagne les poursuites criminelles fait en sorte que l’accusé « doit avoir droit à la meilleure protection qu’offre notre droit en matière de procédure » (p. 562). L’analyse fondée sur l’al. 11d) dans l’arrêt Généreux part du principe que, pour les mêmes raisons, l’accusé qui est membre des Forces armées canadiennes devrait se voir accorder la meilleure protection sur le plan de l’indépendance judiciaire. Nulle part dans ses motifs le juge en chef Lamer n’approuve‑t‑il une norme d’indépendance moindre à l’égard des cours martiales comme cela pourrait être le cas, par exemple, en ce qui concerne les tribunaux administratifs (voir 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), 1996 CanLII 153 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 919, par. 45; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), par. X.129).
[95]                          À mon sens, la « souplesse » mentionnée dans l’arrêt Généreux renvoie non pas à une norme de protection constitutionnelle moindre, mais à l’importance de prendre en considération le contexte militaire lorsqu’il s’agit d’évaluer les moyens à utiliser pour respecter cette norme. Faire preuve de souplesse signifie tenir compte du contexte militaire, mais l’adaptation qui en résulte ne diminue pas la garantie constitutionnelle. L’emploi du mot « souplesse » dans la version française des motifs du juge en chef Lamer comme équivalent du mot « flexibility » utilisé dans la version anglaise confirme mon impression que la souplesse exige que l’al. 11d) plie, sans casser, pour tenir compte du contexte militaire.
[96]                          Les personnes poursuivies pour des infractions d’ordre militaire prévues par le CDM ont effectivement le droit d’être jugées par un juge qui est assujetti à la même norme d’indépendance judiciaire que celle à laquelle sont assujettis les juges civils qui président des tribunaux de juridiction criminelle. Cependant, le contexte militaire peut faire en sorte qu’il peut être satisfait aux exigences de l’al. 11d) par des moyens qui tiennent compte du fait que les cours martiales offrent un système de justice parallèle, mais non identique. L’exemple évident, que la CACM a signalé à juste titre dans Edwards et autres, est qu’un juge militaire doit être prêt à siéger dans un théâtre d’opérations, même à l’extérieur du Canada, dans des circonstances où des ordres militaires non judiciaires émanant de la chaîne de commandement seront pertinents à l’égard de tous les acteurs concernés. Le juge militaire, à l’instar des autres personnes sur le théâtre d’opérations, sera soumis à la chaîne de commandement. Toutefois, il n’est pas nécessaire — et il ne faut pas — que cela diminue la protection de l’indépendance judiciaire requise par la procédure de la cour martiale en raison d’interférences avec l’exercice des fonctions judiciaires. En fin de compte, les normes constitutionnelles d’indépendance et d’impartialité ne sont pas moins rigoureuses pour les juges militaires qu’elles ne le sont pour les juges civils, mais la souplesse de l’al. 11d) permet au Parlement d’adhérer à ces normes d’une manière qui tient compte des particularités du métier des armes.
[97]                          Dans cette optique, la question qui se pose est plutôt celle de savoir si, lorsqu’on les considère dans leur contexte, les mécanismes mis en place par le Parlement respectent la norme constitutionnelle, compte tenu des objectifs de discipline militaire propres à cette forme de justice pénale. Le contexte pertinent est, comme l’a expliqué le juge en chef Lamer, que les juges militaires sont « sensibles à la nécessité de la discipline, de l’obéissance et du sens du devoir de la part des Forces armées » (Généreux, p. 295). Ces raisons militaires ne justifient pas une norme d’indépendance moindre, mais expliquent pourquoi les modalités de la justice militaire ne sont pas identiques à celles du système civil de justice pénale.
[98]                          Pour revenir aux caractéristiques de l’indépendance judiciaire, la LDN prévoit des garanties qui font en sorte que chacune des trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire dont il est question dans l’arrêt Valente sont remplies. La mesure de l’indépendance et de l’impartialité qui a été expliquée dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, et qui a été confirmée par la Cour dans les arrêts Valente et Lippé, est respectée. Le test est bien connu : à quelle conclusion en viendrait la personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? Pour les motifs qui suivent, je conclus que la norme constitutionnelle, adaptée au contexte militaire, est respectée.
a)              Inamovibilité
[99]                          Les règles de la LDN portant sur la révocation motivée des juges militaires sont suffisantes pour dissiper toute inquiétude quant à l’insuffisance de l’inamovibilité. Contrairement à ce que prétendent les appelants, le fait que les juges militaires font partie de la chaîne de commandement et sont assujettis au CDM ne mine pas cet aspect de leur indépendance en tant que juges.
[100]                     Dans l’arrêt Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857, notre Cour a confirmé que « [l]’inamovibilité vise essentiellement à empêcher que les membres d’un tribunal fassent l’objet d’une destitution arbitraire ou discrétionnaire » (par. 32). Pour déterminer si cette exigence est respectée, « [d]ans chaque cas, il faut se demander, en définitive, si en examinant les dispositions législatives pertinentes dans leur contexte historique complet, une personne raisonnable et renseignée conclurait que le tribunal judiciaire ou administratif en question est indépendant » (ibid.; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 90; Conférence des juges de paix magistrats du Québec, par. 33). Lors de l’examen de la question de savoir si les juges militaires jouissent d’un degré suffisant d’inamovibilité, les dispositions pertinentes de la LDN qui prévoient qu’ils peuvent uniquement faire l’objet d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil à la suite d’une recommandation du CEJM jouent un rôle essentiel.
(i)            Les préoccupations exprimées dans l’arrêt Généreux ont été traitées
[101]                     Des modifications législatives ont répondu aux préoccupations exprimées dans l’arrêt Généreux en 1992 concernant l’inamovibilité des juges militaires. La LDN prévoit maintenant que les juges militaires sont nommés par le gouverneur en conseil, et non par leurs supérieurs dans la chaîne de commandement (par. 165.21(1)), et qu’à moins qu’ils ne fassent l’objet d’une révocation motivée, les juges militaires occupent leur charge jusqu’à ce qu’ils soient volontairement libérés de l’armée ou qu’ils démissionnent de leur poste de juge militaire, ou jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 60 ans (par. 165.21(3) à (5)). Bien que la durée de cette inamovibilité ne soit pas identique à celle conférée aux juges civils de nomination fédérale, « [l]e terme de l’inamovibilité, c’est‑à‑dire l’âge précis de la retraite, peut varier dans une certaine mesure d’une cour à l’autre » (Brun, Tremblay et Brouillet, par. X.160). Fait important, les juges militaires ne sont pas nommés pour des mandats fixes et renouvelables, un modèle qui a été jugé contraire à l’al. 11d) dans l’arrêt R. c. Leblanc, 2011 CACM 2, 7 C.A.C.M. 559.
[102]                     Ensemble, les par. 165.21(1), (4) et (5) de la LDN corrigent les lacunes constitutionnelles relevées dans l’arrêt Généreux. Le juge en chef Lamer avait décidé que les juges militaires jouiraient d’une inamovibilité suffisante s’ils étaient nommés pour une durée fixe par une autorité autre que le juge‑avocat général. Selon le régime législatif actuel, les juges militaires sont nommés pour des mandats qui ne prennent fin que lorsqu’ils démissionnent, font l’objet d’une révocation motivée ou atteignent l’âge de 60 ans. Je partage le point de vue selon lequel le fait de conférer aux juges militaires une inamovibilité jusqu’à l’âge de 60 ans [traduction] « a vraiment corrigé la situation » (E. R. Fidell, Military Justice : A Very Short Introduction (2016), p. 71; voir aussi G. Létourneau, Initiation à la justice militaire : un tour d’horizon du système de justice pénale militaire et de son évolution au Canada (2012), p. 49).
(ii)         Garantie contre une révocation, sauf lorsque celle‑ci est motivée
[103]                     À l’instar des juges civils, les juges militaires peuvent seulement faire l’objet d’une révocation motivée (LDN, par. 165.21(3)). Notre Cour a souligné que, bien que les juges puissent faire l’objet d’une révocation motivée, une telle révocation ne peut avoir lieu qu’à la suite d’un processus mené par un comité de discipline judiciaire, lequel « doi[t] être compos[é] principalement de juges » (Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, par. 47; voir aussi L. Huppé, Histoire des institutions judiciaires du Canada (2007), p. 741, citant Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3 : « . . . la discipline judiciaire doit relever au premier chef des pairs . . . »).
[104]                     La LDN établit un tel processus dans un paragraphe de la partie III, section 6 (« Code de discipline militaire — Procès devant une cour martiale — Juges militaires — Mandat et révocation »). Au paragraphe 165.21(3), le Parlement a expressément établi une seule avenue permettant la révocation d’un juge militaire. La révocation peut uniquement être prononcée par le gouverneur en conseil sur recommandation du CEJM. Soit dit en tout respect, les appelants ont tort d’affirmer que, malgré ce libellé clair qui reflète un engagement constitutionnel envers l’indépendance judiciaire, la révocation peut être obtenue de façon détournée par suite d’une sanction imposant une peine de destitution des Forces armées canadiennes. Les juges militaires sont nommés à titre inamovible et non pas à titre amovible; ils peuvent seulement faire l’objet d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil sur recommandation de leurs pairs dûment réunis en tant que CEJM (voir, de façon générale, les par. 165.32(2) à (7)). Comme l’a fait remarquer la CACM dans Edwards et autres, « [l]e comité d’enquête établi sous le régime de la Loi joue un rôle semblable à celui qui est formé sous l’égide du Conseil canadien de la magistrature » (par. 80). Le CEJM est formé de trois juges de la CACM nommés par le juge en chef de ce tribunal (par. 165.31(1)). Une recommandation de révocation ne peut être faite que pour des motifs précis (par. 165.32(7)) à la suite d’une enquête (par. 165.32(1)) au cours de laquelle le juge militaire a la possibilité de se faire entendre, de contre‑interroger les témoins et de présenter des éléments de preuve (par. 165.32(4)).
[105]                     Je suis d’accord avec la CACM dans Edwards et autres pour dire qu’il s’agit de la seule avenue permettant la révocation d’un juge militaire, ainsi que l’a fait également remarquer notre Cour dans l’arrêt Stillman (par. 48). J’ajoute que les juges militaires ne peuvent être retirés de leurs fonctions militaires (ORFC, al. 19.75(1)) ni faire l’objet d’évaluations de rendement réalisées par des membres de l’exécutif (art. 26.10 et 26.12). Je partage également son point de vue selon lequel le CEJM ne rend pas de jugement définitif sur la responsabilité au titre du CDM et n’inflige aucune sanction pénale ou quasi pénale. Contrairement à une cour martiale à laquelle il ne peut se substituer, le CEJM ne fait que formuler des recommandations concernant la révocation des juges militaires.
[106]                     Je me permets toutefois de m’écarter de l’interprétation que donne la CACM de l’expression « manquement à l’honneur et à la dignité » au sous‑al. 165.32(7)a)(ii) de la LDN, qu’elle considère comme un motif de recommandation d’une révocation motivée. La CACM a écrit dans Edwards et autres que, suivant son sens ordinaire et une interprétation contextuelle, cette disposition « renvoi[e] à une déclaration de culpabilité » sous le régime du CDM, du Code criminel ou d’une autre loi (par. 78). Selon moi, la version française du sous‑al. 165.32(7)a)(ii) — « manquement à l’honneur et à la dignité » — indique moins clairement que la version anglaise — « having been guilty of misconduct » — qu’une déclaration de culpabilité est requise. Étant donné que nous n’avons reçu aucune observation sur ce point, je préfère reporter à une autre occasion l’examen de cette question précise. Cela ne change toutefois rien à mon sentiment que la CACM a eu raison de décider que l’exigence d’une révocation par le gouverneur en conseil, sur recommandation du CEJM, constitue, en tant que seule avenue permettant la révocation d’un juge, une garantie d’inamovibilité suffisante pour la magistrature militaire.
[107]                     Il est vrai que, contrairement aux juges civils, les juges militaires, en tant qu’officiers, sont soumis au CDM. S’il est déclaré coupable d’une infraction au CDM, le juge militaire est passible d’un éventail de sanctions, dont la destitution des Forces armées canadiennes (LDN, al. 139(1)c) et e)). Cela peut être interprété comme créant un moyen « détourné » de révoquer un juge militaire (voir Pett, par. 114). Le juge militaire qui est déclaré coupable d’une infraction et condamné à la destitution du service de Sa Majesté perd son statut d’officier militaire, et — théoriquement — ne remplit plus l’une des conditions requises pour pouvoir occuper la charge de juge en vertu de l’art. 165.21 de la LDN. En ce sens, il pourrait sembler qu’une déclaration de culpabilité fondée sur le CDM soit susceptible de créer un risque de révocation d’un juge militaire sans qu’il n’y ait recommandation de révocation du CEJM ni intervention du gouverneur en conseil.
[108]                     À mon humble avis, il s’agit là d’une interprétation indéfendable des motifs de révocation d’un juge militaire prévus au par. 165.21(3) de la LDN, qui prévoit que les juges militaires peuvent uniquement faire l’objet d’une révocation motivée par le gouverneur en conseil à la suite d’une recommandation du CEJM. Une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait les questions de façon pratique, notamment en interprétant la LDN dans son ensemble, ne verrait pas le risque qu’il existe un moyen indirect de révoquer un juge militaire comme une possibilité réaliste.
[109]                     Comme la Couronne l’a expliqué à l’audience, si un officier qui est également un juge militaire est condamné à la destitution par une cour martiale, l’intervention du pouvoir exécutif est nécessaire pour que l’officier soit libéré des Forces armées canadiennes (transcription, p. 69). J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que les règles en matière de détermination de la peine énoncées dans la LDN et les règlements des ORFC applicables à la libération des Forces armées canadiennes par le gouverneur général prévoient un régime quant au moment à laquelle prend effet la destitution d’un officier du service de Sa Majesté (voir LDN, par. 141(1.1); ORFC, ch. 15; voir aussi Pett, par. 114). Cependant, ce qui importe en fin de compte pour les besoins des présents pourvois, c’est que le par. 165.21(3) de la LDN prévoit qu’un juge militaire peut uniquement être révoqué par le gouverneur en conseil à la suite d’une recommandation du CEJM. Un juge militaire ne peut pas être révoqué par le juge chargé de déterminer la peine, que ce soit pour cause de destitution ou pour toute autre raison. Cela reflète l’exigence, façonnée par l’al. 11d) lui‑même, selon laquelle un juge peut seulement être révoqué par le gouverneur en conseil à la suite d’un processus mené par un comité qui « doi[t] être compos[é] principalement de juges » (Moreau‑Bérubé, par. 47).
[110]                     Je note qu’en tant qu’officier, un juge militaire pourrait se voir condamner à d’autres sanctions qu’une destitution sous le régime du CDM (LDN, art. 139). Ces sanctions n’entraîneraient toutefois pas par elles‑mêmes la révocation d’un juge militaire. Par exemple, lorsqu’un officier est condamné à une rétrogradation, il ne peut être révoqué comme officier; il peut tout au plus faire l’objet d’une rétrogradation « jusqu’au grade le plus bas d’officier » (al. 140.2a)). Bien que les juges militaires doivent être des officiers, rien ne les oblige à détenir un grade particulier (art. 165.21), à l’exception du juge militaire en chef, qui « détient au moins le grade de colonel » (par. 165.24(2)). La rétrogradation du juge militaire en chef pourrait entraîner sa révocation à titre de juge militaire en chef, mais elle ne se solderait pas par sa révocation en tant que juge militaire.
[111]                     La règle suivant laquelle un juge militaire bénéficie de la même immunité de poursuite qu’un juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle renforce l’inamovibilité prévue par la LDN (art. 165.231; voir les motifs de la CACM dans Edwards et autres, par. 13). De façon plus générale, la CACM a rappelé à juste titre que l’art. 179 de la LDN « confie aux juges militaires, en partie, “les mêmes attributions qu’une cour supérieure de juridiction criminelle [pour les] autres questions relevant de sa compétence” » (par. 14 (texte entre crochets dans l’original)).
[112]                     Rien n’exige qu’un juge militaire perde son statut si des accusations sont portées contre lui pour des infractions d’ordre militaire. Les appelants soulignent que, dans un cas, un juge militaire n’a pas présidé de cours martiales après avoir été accusé d’infractions d’ordre militaire en 2018 (m.a., par. 36; voir Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330, [2020] 3 R.C.F. 411). Cependant, il convient de souligner que, dans cette affaire, le juge militaire n’a pas été révoqué, directement ou de façon détournée, et la décision de ne pas le charger de présider des cours martiales a été prise par un de ses pairs (Directeur des poursuites militaires, par. 71‑72).
b)            Sécurité financière
[113]                     Bien que les appelants ne prétendent pas que les juges militaires jouissent d’un degré insuffisant de sécurité financière, je constate que cette exigence en matière d’indépendance judiciaire est amplement respectée. Le fait que la sécurité financière des juges militaires ne soit pas contestée renforce l’argument de la Couronne selon lequel, dans l’ensemble, la garantie d’indépendance judiciaire des juges militaires repose sur de solides assises.
[114]                     Les juges militaires ont leur propre régime de rémunération (LDN, art. 165.33; ORFC, ch. 204) et leur rémunération, y compris leur traitement et autres avantages, est déterminée sur recommandation faite tous les quatre ans par le Comité d’examen de la rémunération des juges militaires (motifs de la CACM dans Edwards et autres, par. 13). Les juges militaires sont rémunérés pour leur travail en tant que juges, ce qui répond à l’une des préoccupations formulées par notre Cour dans l’arrêt Généreux au sujet de leur indépendance. Tout comme pour les juges civils, leurs émoluments sont fixés au moyen d’un processus reposant sur un comité indépendant (voir LDN, art. 165.33 à 165.37). Ce processus reflète les exigences énoncées dans la jurisprudence de la Cour (voir Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale; Provincial Court Judges’ Association of British Columbia; Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Judges of the Provincial Court and Family Court of Nova Scotia, 2020 CSC 21, [2020] 2 R.C.S. 556; Conférence des juges de paix magistrats du Québec). De plus, comme l’a utilement fait remarquer la CACM dans Edwards et autres, « [a]ucun rapport ou appréciation personnel ne doit être rempli à l’égard d’un juge militaire s’il sert en tout ou en partie à décider si l’officier a les qualifications pour être promu ou à prévoir la formation, l’affectation ou le taux de solde (chapitres 26.10 et 26.12 des ORRFC) » (par. 13).
c)              Indépendance administrative
[115]                     Les appelants soutiennent que les juges militaires n’ont pas l’indépendance administrative requise compte tenu de leur statut de militaire, ce qui crée un conflit d’allégeances.
[116]                     L’indépendance administrative exige le « contrôle par le tribunal des décisions administratives qui portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires » (Valente, p. 712; 2747‑3174 Québec Inc., par. 70). Dans l’arrêt Valente, l’indépendance administrative a été « défini[e] de manière limitative » (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 117) comme comprenant des fonctions administratives telles que « l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la cour, ainsi que les domaines connexes de l’allocation de salles d’audience et de la direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions » (Valente, p. 709). Le juge Le Dain a fait observer que, s’il « peut se révéler hautement souhaitable », un degré plus élevé d’indépendance administrative n’est pas « considér[é] comme essentie[l] pour les fins de l’al. 11d) de la Charte » (p. 711‑712).
[117]                     Contrairement à ce qu’il en était dans le système en vigueur au moment où l’arrêt Généreux a été rendu, dans le régime actuel, les juges militaires, y compris le juge militaire en chef, sont responsables des décisions qui doivent être laissées aux juges afin d’assurer une indépendance administrative suffisante, dont la désignation d’un juge militaire pour chaque cour martiale (art. 165.25) et l’établissement de règles de procédure (art. 165.3). Ces questions sont à l’abri de toute ingérence non judiciaire par la chaîne de commandement. Ainsi, les exigences de l’indépendance administrative sont respectées.
(3)         Arguments invoqués par les appelants mettant en doute l’impartialité institutionnelle des juges militaires
[118]                     Les appelants ne sont pas convaincus par l’argument de la Couronne selon lequel les garanties d’indépendance et d’impartialité judiciaires prévues par la LDN assurent une protection adéquate contre une violation de l’al. 11d). Ils affirment que les garanties légales que constituent l’inamovibilité, la sécurité financière et les limites à l’attribution de fonctions sont [traduction] « vides de sens » (m.a., par. 91). Ils reprennent leurs deux arguments généraux pour dire que la place qu’occupent les juges militaires au sein du pouvoir exécutif et le fait qu’ils s’exposent à des poursuites en cas d’infractions au CDM permettent de fonder une perception raisonnable qu’ils ne sont pas impartiaux.
[119]                     Comme il a été mentionné précédemment, les appelants ont présenté des arguments qui relèvent à la fois de l’indépendance et de l’impartialité judiciaires. L’indépendance et l’impartialité judiciaires sont des concepts étroitement liés, mais distincts. L’indépendance judiciaire est, comme l’a expliqué le juge Le Dain, « un statut ou une relation reposant sur des conditions ou des garanties objectives, autant qu’un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires » (Valente, p. 689). Lorsqu’elles sont respectées de sorte qu’un tribunal, aux yeux d’une personne raisonnable et bien renseignée, peut être perçu comme indépendant et l’est effectivement, ces garanties objectives permettent d’« assurer qu’au vu de l’ensemble de leurs caractéristiques, les structures des organismes judiciaires et quasi judiciaires ne soulèvent aucune crainte raisonnable de partialité » (2747‑3174 Québec Inc., par. 45).
[120]                     Même si la personne raisonnable et bien renseignée concluait qu’un tribunal est indépendant, elle pourrait en venir à la conclusion que celui‑ci n’est pas impartial sur le plan individuel ou sur le plan institutionnel (voir R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 49). Les tribunaux indépendants bénéficient d’« une forte présomption d’impartialité judiciaire qui n’est pas facilement réfutable » (Commission scolaire francophone du Yukon, par. 25). Cela dit, dans l’hypothèse où une personne raisonnable et bien renseignée « [c]roirai[t] que, selon toute vraisemblance, [le tribunal], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste » (Committee for Justice and Liberty, p. 394) en raison de préoccupations individuelles ou institutionnelles, l’impartialité du tribunal pourrait être contestée (Lippé, p. 144‑145).
[121]                     Les arguments des appelants qui ne relèvent pas clairement des trois caractéristiques de l’indépendance judiciaire énoncées dans l’arrêt Valente sont essentiellement des contestations de l’impartialité institutionnelle des juges militaires. Les appelants soutiennent qu’en raison des préoccupations institutionnelles qu’ils ont exprimées, les juges militaires ne peuvent être perçus comme étant impartiaux. À mon avis, les appelants n’ont pas réussi à démontrer qu’une personne raisonnable et bien renseignée éprouverait une crainte raisonnable de partialité du fait que les juges militaires sont à la fois juges et officiers.
[122]                     Premièrement, je ne suis pas d’accord avec les appelants pour dire qu’en tant que membres de l’exécutif, les juges militaires sont irrémédiablement en situation de conflit d’intérêts avec leur rôle judiciaire, et que cela viole le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs.
[123]                     Je rejette la proposition des appelants selon laquelle l’exigence prévue à l’art. 165.21 de la LDN viole le principe de la séparation des pouvoirs en ce qu’elle oblige des membres de l’exécutif à exercer des fonctions qui se trouvent au cœur du rôle judiciaire. Bien que les juges militaires doivent être des officiers, la façon dont leur rôle de juge est circonscrit montre clairement qu’ils n’agissent pas en tant que membres de l’exécutif lorsqu’ils exercent leurs fonctions judiciaires (par. 165.23(1)). Ces fonctions judiciaires, qui s’étendent au‑delà du fait de présider les cours martiales de manière à inclure toutes les fonctions qui sont liées à leur rôle décisionnel et à l’administration du système de justice militaire, leur sont confiées par le juge militaire en chef (art. 165.25). Lorsqu’ils agissent comme juges, les juges militaires peuvent en outre se voir confier par le juge militaire en chef toute autre fonction « qui n’est pas incompatible avec leurs fonctions judiciaires » (par. 165.23(2)). Les juges militaires ont le statut d’officier — ils peuvent bien, comme il a été dit à l’audience, jouer un double rôle —, mais ce n’est pas à titre de membres de l’exécutif qu’ils agissent lorsqu’ils exercent leurs fonctions judiciaires.
[124]                     Dans l’arrêt Généreux, le juge en chef Lamer s’est dit préoccupé par le fait que le pouvoir exécutif participait directement à l’administration de la cour martiale dans des domaines tels que « l’assignation des juges aux causes, les séances et le rôle de la cour » (p. 286). Il a reconnu que, bien que des relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire soient nécessaires sur le plan institutionnel, « ces relations ne doivent pas empiéter sur la liberté des juges de statuer sur une affaire donnée et de faire respecter la Constitution et les valeurs qu’elle consacre » (ibid.; voir aussi la p. 308). Cependant, les juges militaires sont protégés contre l’ingérence de l’exécutif dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Comme l’a souligné la CACM dans Edwards et autres, les juges militaires ont une procédure de règlement des griefs propre et distincte (LDN, par. 29(2.1)), et des protections s’appliquent à l’évaluation de leur travail (ORFC, art. 26.10).
[125]                     Bien que je ne doute pas que la culture militaire repose sur le respect de l’autorité hiérarchique, les appelants n’ont déposé aucune preuve substantielle indiquant que, sur le plan du droit constitutionnel, cette culture mine l’indépendance ou l’impartialité des juges militaires. Au soutien de leur thèse, ils citent des extraits du Rapport Fish dans lesquels des membres des Forces armées canadiennes ont exprimé le sentiment que les juges militaires favorisaient les officiers d’un grade supérieur (m.a., par. 79). Ces témoignages, qui ne font pas partie du dossier de la preuve, ne satisfont pas à la norme de preuve requise pour déclarer inconstitutionnelles des dispositions de la LDN.
[126]                     Les appelants font valoir que les juges militaires peuvent raisonnablement être perçus comme étant en situation de conflit. À proprement parler, le problème soulevé par les appelants ne concerne pas tant un conflit d’intérêts où un juge doit résister à un intérêt personnel qui menace, ou pourrait être perçu comme menaçant, l’impartialité avec laquelle il doit faire son travail. Il concerne plutôt ce qu’un auteur appelle un [traduction] « conflit entre deux devoirs » qui se présente « dans le contexte l’exercice du jugement » (L. Smith, The Law of Loyalty (2023), p. 160). Les appelants disent qu’en tant qu’officiers, les juges militaires doivent se conformer aux ordres de la hiérarchie militaire. En tant que juges, ils doivent protéger les droits des accusés. Ce conflit entre deux devoirs ferait en sorte que les juges militaires sont tiraillés dans divers sens, ce qui, selon les appelants, mène à une perception que les juges militaires sont susceptibles de privilégier leur devoir envers la hiérarchie militaire à leur devoir envers les personnes traduites devant eux en cour martiale.
[127]                     En tout respect, je ne puis souscrire à ce point de vue. Il est vrai que les juges militaires ont une double allégeance, mais la LDN sépare leurs fonctions judiciaires et leurs fonctions non judiciaires. Dans la mesure où les juges militaires exercent des fonctions non judiciaires, celles‑ci leur sont confiées par le juge militaire en chef et ne sont « pas incompatible[s] avec leurs fonctions judiciaires » (par. 165.23(2)). De plus, tous les juges ont de multiples loyautés et devoirs qui peuvent rivaliser dans leur esprit. Dans l’affaire MacKay, notre Cour a été saisie d’un argument semblable présenté en vertu de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44, et y a répondu en des termes qui demeurent convaincants encore aujourd’hui. On faisait valoir qu’en raison de leur sentiment d’appartenance à l’armée, les officiers étaient inaptes à exercer une fonction judiciaire. Dans ses motifs concordants, le juge McIntyre a reconnu en toute franchise qu’« [o]n ne peut nier qu’un officier est jusqu’à un certain point le représentant de la classe militaire dont il est issu; il ne serait pas humain si ce n’était le cas » (p. 403). Cependant, il a rejeté l’argument suivant lequel ce conflit de devoirs rendait les officiers inhabiles à occuper la charge de juge :
      Mais le même argument, en toute justice, vaut tout autant à l’égard des personnes nommées à des fonctions judiciaires dans la société civile. Nous sommes tous les produits de nos milieux respectifs et nous devons tous, dans l’exercice de la fonction judiciaire, veiller à ce que cette réalité n’entraîne aucune injustice. Je ne puis dire que les officiers, formés aux méthodes de la vie militaire et soucieux de préserver les normes requises d’efficacité et de discipline — ce qui inclut le bien‑être de leurs hommes — sont moins aptes que d’autres à adapter leurs attitudes de façon à remplir l’obligation d’impartialité qui leur incombe dans cette tâche. [p. 403‑404]
[128]                     Je suis d’accord avec le juge McIntyre pour dire que les juges militaires peuvent faire abstraction de leurs devoirs et allégeances en tant qu’officiers lorsqu’ils exercent leurs fonctions judiciaires. C’est le sens du serment, prévu au par. 165.21(2) de la LDN, que tous les juges militaires doivent prêter : promettre solennellement qu’ils exerceront « fidèlement, sans partialité et de [leur] mieux les attributions qui [leur] sont dévolues en [leur] qualité de juge militaire ». Le serment exprime ainsi leur engagement de s’efforcer de se tenir à distance de toute influence indue, y compris celles relatives à leur statut d’officier. S’ils estiment ne pas pouvoir le faire ou être raisonnablement perçus comme tels, les juges militaires doivent se récuser. Ils doivent, lorsqu’ils exercent leurs fonctions judiciaires, mettre de côté la culture de la hiérarchie qui existe dans l’armée afin de respecter leur serment d’agir de façon impartiale. La personne raisonnable et bien renseignée s’attendrait à ce que, pour respecter leur serment, les juges militaires agissent, avec les adaptations qui s’imposent au regard du contexte militaire, conformément aux Principes de déontologie judiciaire (2021) publiés par le Conseil canadien de la magistrature, et ce, même si ces principes n’ont pas été conçus spécifiquement pour les juges militaires. L’introduction relative à ces principes prévoit que « [l]es juges doivent être libres et paraître libres de juger avec intégrité et impartialité sur le seul fondement du droit et de la preuve présentée, sans pressions ni influences extérieures et sans crainte d’ingérence de la part de qui que ce soit » (p. 7). Le serment et les principes de déontologie pertinents guident la façon d’exercer la fonction judiciaire au sein de la magistrature, tant dans la conscience individuelle d’un juge que sur le plan institutionnel. La personne raisonnable et bien renseignée peut à juste titre se rassurer du fait que ces éléments soutiennent l’indépendance judiciaire des juges militaires.
[129]                     Le serment ne garantit pas l’impartialité réelle, pas plus qu’il ne constitue une protection sans faille contre une perception de partialité. Cependant, prêter le serment judiciaire est un acte sérieux. Dans un ouvrage de doctrine, Robert J. Sharpe a fait observer que, [traduction] « [l]orsqu’ils prêtent leur serment, les juges s’engagent solennellement à trancher les affaires en conformité avec le droit », ce qui représente « la contrainte la plus fondamentale et la plus évidente qu’ils doivent accepter » (Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018), p. 126). Le serment judiciaire est un engagement solennel et public d’agir de façon impartiale. Par conséquent, « le serment judiciaire donne aux justiciables la garantie que des juges consciencieux acceptent personnellement les contraintes d’une justice fondée sur le droit » (L. Huppé, « Les fondements de la déontologie judiciaire » (2004), 45 C. de D. 93, p. 121). Compte tenu de l’importance d’un tel engagement, il existe une forte présomption selon laquelle le juge « exerce[ra] ses fonctions avec intégrité et conformément à son serment professionnel » (R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267, par. 28). Lorsque l’impartialité d’un juge est contestée devant une cour de justice, [traduction] « [u]n poids important est accordé au serment ainsi qu’à l’intégrité, à la fierté et à la formation professionnelles » (Sharpe, p. 254, renvoyant à la décision de la Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud President of the Republic of South Africa c. South African Rugby Football Union, [1999] ZACC 9, 1999 (7) B.C.L.R. 725). La personne raisonnable et bien renseignée s’attendrait à ce que les juges militaires respectent leur serment. Elle aurait confiance que, compte tenu de leur formation et de leur expérience juridiques, les juges militaires résisteront à toute influence indue ou, s’ils se sentent incapables de le faire, se récuseront.
[130]                     La seconde objection générale soulevée par les appelants concerne la possibilité que les juges militaires fassent l’objet de mesures disciplinaires en vertu du CDM. Ils pourraient être perçus comme risquant d’être menacés de poursuites s’ils venaient à trancher les litiges d’une manière contraire aux intérêts des forces armées. Les appelants affirment que cela crée, à tout le moins, une « apparence de partialité » chez les juges militaires (m.a., par. 96 (caractères gras omis), citant Directeur des poursuites militaires, par. 72).
[131]                     La CACM a eu raison de rejeter cet argument dans Edwards et autres. Une personne raisonnable et bien renseignée reconnaîtrait que les juges militaires ne sont pas [traduction] « au‑dessus de la loi », pour reprendre les termes utilisés par la Couronne (m.i., par. 4, 29 et 49), et que, lorsqu’ils agissent en dehors du cadre de leurs fonctions judiciaires, les juges militaires peuvent être tenus responsables de leur conduite comme tout autre membre des Forces armées canadiennes. Je suis d’accord pour dire qu’il y a suffisamment de protections pour éviter que s’installe la perception selon laquelle le statut d’officier des juges militaires les expose à l’ingérence de l’exécutif dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires.
[132]                     Premièrement, une poursuite intentée purement en représailles contre un juge militaire serait une poursuite illégale. De même, un ordre donné à l’encontre d’un juge militaire sur la base d’une menace de poursuite serait vraisemblablement un ordre illégitime.
[133]                     Certes, les juges militaires font partie de la chaîne de commandement en tant qu’officiers et doivent se conformer aux ordres légitimes donnés par leurs officiers supérieurs. Un juge militaire qui ne se conforme pas à un ordre légitime peut faire l’objet de mesures disciplinaires en vertu du CDM (LDN, art. 83). Le Parlement a déterminé que, dans le métier des armes, il est essentiel que tout le personnel, y compris les juges militaires, soient soumis à des ordres légitimes. Comme l’a souligné à juste titre la CACM dans Edwards et autres, « [l]’obéissance à un ordre, notamment un ordre permanent, qui concerne la réponse à une attaque peut être une question de vie ou de mort » (par. 62). Les juges militaires doivent se conformer aux ordres légitimes qui sont nécessaires pour « assurer le maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des troupes » (R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 46). Il faut « obéir aveuglément » à tous les ordres légitimes (R. c. Billard, 2008 CACM 4, 7 C.A.C.M. 238, par. 8), « à moins que ceux‑ci ne soient manifestement illégaux », ce qui signifie qu’ils « offense[nt] la conscience de toute personne raisonnable et sensée » parce qu’ils sont « clairement et manifestement répréhensible[s] » (R. c. Finta, 1994 CanLII 129 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 701, p. 834).
[134]                     À la différence des juges civils, les juges militaires sont soumis aux ordres des officiers supérieurs qui sont nécessaires pour promouvoir des fins militaires légitimes. Il s’agit d’une particularité de la vie des juges militaires puisque, contrairement à ce qu’il en est pour les juges civils, il y a la [traduction] « nécessité de mobilité et de souplesse [. . .] [surtout] lors d’opérations de déploiement, en particulier lors de déploiements extraterritoriaux à l’extérieur du territoire national de l’État d’origine » (Gibson, p. 386). Comme l’a fait observer à juste titre la CACM dans Edwards et autres, la population canadienne s’attend à « des cours martiales opérationnelles et itinérantes » (par. 8). La discipline est essentielle dans l’armée pour protéger ceux et celles que les ordres placent en danger et assurer une utilisation responsable des capacités militaires canadiennes. En tant qu’officiers régulièrement présents dans des contextes militaires et pouvant être déployés sur des théâtres d’opérations à tout moment, les juges militaires doivent, en dehors de leurs travaux judiciaires, se conformer aux ordres légitimes des officiers supérieurs et se comporter d’une façon qui sied à un officier investi de la responsabilité de défendre le Canada. L’observateur raisonnable et bien renseigné comprendrait cette caractéristique propre à la justice militaire et ne s’attendrait d’ailleurs à rien de moins. Cependant, cette caractéristique ne saurait interférer avec l’exercice des fonctions judiciaires des juges militaires. Applicable en dehors de leurs travaux judiciaires, cela ne diminue pas la protection que confère l’al. 11d) de la Charte en matière de justice militaire.
[135]                     Les appelants affirment qu’il est possible d’envisager des scénarios dans lesquels un officier supérieur donnerait à un juge militaire un ordre susceptible d’influencer ses travaux judiciaires d’une manière qui minerait son indépendance ou son impartialité. Cependant, la personne raisonnable et bien renseignée comprendrait qu’un tel ordre compromettant l’indépendance judiciaire serait donné illégitimement.
[136]                     Bien que les membres de la chaîne de commandement jouissent du vaste pouvoir discrétionnaire de donner des ordres légitimes, ce pouvoir discrétionnaire ne va pas jusqu’à leur permettre de donner des ordres qui visent à entraver les travaux des juges militaires sans raison militaire valide (voir, de façon générale, R. c. Lalande, 2011 CM 2005, par. 35 (CanLII)). Comme l’a écrit le juge de Montigny (maintenant juge en chef de la Cour d’appel fédérale), « [l]’ordre qui ne se rapporte pas à des fonctions militaires ne satisfait évidemment pas au critère de la légitimité. Autrement dit, l’ordre qui est sans objet militaire évident sera considéré comme un ordre manifestement illégitime » (R. c. Liwyj, 2010 CACM 6, 7 C.A.C.M. 481, par. 24). Les officiers supérieurs de la chaîne de commandement ne peuvent pas abuser de leur pouvoir discrétionnaire afin de donner des ordres qui s’immiscent dans les travaux des juges militaires sans raison militaire valide.
[137]                     La personne raisonnable et bien renseignée ne craindrait pas que le statut des juges militaires en tant qu’officiers les expose à des ordres arbitraires ou illégitimes d’officiers supérieurs qui mineraient leur indépendance ou impartialité en tant que juges.
[138]                     La personne raisonnable et bien renseignée serait au courant des nombreuses garanties mises en place pour empêcher qu’un juge militaire ne soit poursuivi pour avoir contrevenu à un ordre illégitime.
[139]                     La personne qui porte une accusation en vertu du CDM doit préalablement recevoir un avis juridique qui porte sur la suffisance des éléments de preuve et le caractère approprié de l’accusation dans les circonstances (ORFC, sous‑al. 102.07(2)b)). Cette personne doit avoir des motifs raisonnables de croire qu’une infraction d’ordre militaire a été commise (voir R. c. Edmunds, 2018 CACM 2, 8 C.A.C.M. 260).
[140]                     Une autre garantie‑clé permettant d’empêcher les poursuites injustifiées est l’indépendance du directeur des poursuites militaires (« DPM »). Bien que de nombreux officiers soient de grade supérieur à celui des juges militaires dans la chaîne de commandement, suivant l’ordre donné le 2 octobre 2019 par le chef d’état‑major de la défense, un seul commandant — le vice‑chef d’état‑major adjoint de la défense — était, avant la suspension de l’ordre, désigné pour « exercer les pouvoirs et compétences d’un commandant en ce qui concerne toute affaire disciplinaire à l’égard d’un juge militaire » (d.i., onglet 1; voir aussi Pett, par. 9). Si le vice‑chef d’état‑major adjoint de la défense décide de soulever une question disciplinaire contre un juge militaire, des accusations ne peuvent se rendre en cour martiale sans l’autorisation du DPM (LDN, par. 161.1(1) et art. 165, 165.11 et 165.15). En pratique, cela signifie que le DPM filtre les accusations portées contre les membres des Forces armées canadiennes. En exerçant son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, lequel est de nature quasi judiciaire, le DPM doit agir indépendamment de toute considération partisane, ce qui signifie qu’il doit prendre des décisions indépendamment de la chaîne de commandement (voir R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 31). Suivant la Directive du DPM no 002/00, Vérification préalable à l’accusation, mise à jour le 1er septembre 2018 (en ligne), qui trouve application, le DPM doit « se méfier d’une perception ou d’une idée de la cause adoptée simplement à partir des vues ou de l’enthousiasme des autres [. . .] [et] maintenir l’indépendance et l’intégrité requises pour réexaminer équitablement la cause selon son évolution » (par. 33). Ultimement, lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire, les procureurs militaires « ont [. . .] le même rôle que les procureurs de la Couronne dans le système de justice civil » et « ne sont pas les avocats de la chaîne de commandement » (Rapport Fish, par. 122, citant Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16, p. 23‑24).
[141]                     Il est vrai que le DPM exerce certaines fonctions sous la direction du juge‑avocat général (« JAG ») et que ce dernier peut établir des lignes directrices générales ou donner des instructions générales sur les poursuites (LDN, art. 165.17). Cependant, si le JAG établit des lignes directrices ou donne des instructions relativement à une poursuite en particulier, elles doivent généralement être communiquées au public (par. 165.17(4) et (5)) et le rapport annuel du JAG sur l’administration de la justice militaire doit être déposé au Parlement (par. 9.3(3)). Il s’agit là d’autres mesures de transparence et de reddition de compte en ce qui a trait aux poursuites.
[142]                     Le DPM est présumé exercer indépendamment son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et agir de bonne foi (voir Cawthorne, par. 31‑32). Si un membre des Forces armées canadiennes — y compris un juge militaire — soutient que le DPM a agi de façon irrégulière, « les réparations en cas de poursuite abusive ou d’abus de procédure sont suffisantes pour remédier à cette [improbable] possibilité », ainsi que l’a fait remarquer la CACM dans Edwards et autres (par. 92). En somme, la personne raisonnable et bien renseignée saurait que le DPM doit exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites indépendamment de la chaîne de commandement et que, s’il manque à son devoir d’agir de manière indépendante et quasi judiciaire, un recours pour poursuite abusive ou abus de procédure s’ouvre.
[143]                     Il est vrai que notre Cour a rejeté l’idée que « des dispositions qui sont par ailleurs inconstitutionnelles » puissent être protégées par l’exercice du « pouvoir discrétionnaire qui permet au poursuivant de choisir dans quelles circonstances et à quelles personnes les appliquer », puisqu’« une loi inconstitutionnelle est inopérante » (R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 91). Toutefois, dans la mesure où l’on reconnaît que la chaîne de commandement peut donner des ordres légitimes et engager des poursuites légales, les préoccupations concernant l’abus de ce pouvoir visent l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et non la LDN elle‑même. La possibilité qu’un juge militaire soit poursuivi pour avoir enfreint un ordre illégitime de la chaîne de commandement soulève des préoccupations relatives à des poursuites injustifiées; cela n’indique pas qu’une disposition de la LDN est inconstitutionnelle.
[144]                     Les appelants soutiennent que les pressions exercées par l’exécutif sur les juges militaires ont empiré à la suite des modifications apportées à la LDN en 2019. Suivant le régime révisé, certains officiers ont le pouvoir de tenir une « audience sommaire » lorsque la personne à qui l’on reproche d’avoir commis un manquement d’ordre militaire est un officier dont le grade est d’au moins un grade inférieur à celui de commandant supérieur, de commandant ou d’officier délégué, ou est un militaire du rang. L’ancienne règle (LDN, par. 164(1.3)) qui exemptait les juges militaires du régime des audiences sommaires prévu au par. 164(1.1) a été abrogée (Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois, L.C. 2019, c. 15, art. 25). Un juge militaire peut maintenant être accusé d’avoir commis un manquement d’ordre militaire et être passible de sanctions, dont la plus sévère est la rétrogradation.
[145]                     Bien qu’ils reconnaissent que le fond des présents pourvois concerne les cours martiales et les infractions d’ordre militaire, les appelants affirment que le fait que les juges militaires s’exposent maintenant à des poursuites pour des manquements d’ordre militaire contribue à un manque d’indépendance réel ou perçu. Les audiences sommaires visent uniquement les manquements d’ordre militaire, elles sont centrées sur le commandement et elles sont assujetties à la norme de la prépondérance des probabilités. Les manquements d’ordre militaire sont créés par règlement pris par le gouverneur en conseil et englobent un large éventail d’inconduites, y compris les manquements relatifs aux biens, aux renseignements, à la vie militaire et aux drogues et à l’alcool (voir ORFC, ch. 120). Le régime permet l’imposition de sanctions significatives (LDN, art. 162.7). Les appelants affirment que l’exposition à de telles poursuites pourrait avoir une influence indue sur l’exercice des fonctions judiciaires des juges militaires.
[146]                     Il est vrai que les manquements d’ordre militaire découlant d’une conduite qui aurait eu lieu en dehors du cadre des fonctions judiciaires d’un juge militaire pourraient théoriquement être utilisés de façon inappropriée par un officier supérieur pour faire des menaces ou prendre des mesures de représailles. Cependant, une personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique n’estimerait pas que cela permet de fonder une crainte de partialité.
[147]                     Les modifications de 2019 ont reconfiguré les manquements d’ordre militaire afin d’en supprimer la nature criminelle. Les manquements d’ordre militaire « ne constitue[nt] pas [des] infraction[s] » visées par la LDN (art. 162.5; ORFC, art. 120.01). Fait important, un manquement d’ordre militaire n’est pas de nature criminelle ou quasi criminelle et n’est pas poursuivi devant une cour martiale selon les règles et les normes habituelles du droit criminel comme le serait une infraction d’ordre militaire. Bien qu’il existe des sanctions en cas de violation, il ne s’agit pas de « véritables conséquences pénales » au sens des arrêts Wigglesworth et Généreux. Les audiences sommaires visent à assurer la discipline, au sens militaire, sur des questions de moindre importance afin de favoriser le moral et l’efficacité. Les juges militaires sont soumis à cette discipline, qui, lorsqu’elle n’interfère pas avec l’exercice de leurs fonctions judiciaires, représente une caractéristique ordinaire de la vie militaire qui ne préoccuperait pas la personne raisonnable et bien renseignée. De plus, tout recours arbitraire à une audience sommaire contre un juge militaire serait clairement illégal, ce qu’une personne raisonnable et bien renseignée comprendrait. En somme, je ne suis pas d’accord avec les appelants pour dire que les manquements d’ordre militaire permettent à des officiers de [traduction] « punir des juges militaires » d’une manière qui, selon une norme raisonnable, pourrait être perçue comme interférant avec l’indépendance judiciaire (m.a., par. 50 et 99).
[148]                     Je reconnais que, dans les cas qui nous occupent, les juges militaires ont eux‑mêmes exprimé avoir le sentiment de manquer d’indépendance. Cependant, je partage le point de vue exprimé par la CACM dans Edwards et autres, selon lequel, lorsque le critère de la personne raisonnable et bien renseignée est correctement appliqué — lorsque la question est examinée « de façon réaliste et pratique » —, les garanties d’indépendance et d’impartialité des juges militaires sont suffisantes (par. 9). Dans l’ensemble, les appelants n’ont pas réussi à démontrer qu’une personne raisonnable et bien renseignée craindrait que l’indépendance ou l’impartialité des juges militaires puissent être minées en raison de leur statut d’officier qui fait en sorte qu’ils sont assujettis au CDM. Aucune violation de l’al. 11d) de la Charte n’a été démontrée.
VII.      Conclusion
[149]                     Vu ma conclusion que le statut des juges militaires en tant qu’officiers en vertu de la LDN n’est pas incompatible avec leurs fonctions judiciaires pour l’application de l’al. 11d) de la Charte, je suis d’avis de décliner l’invitation des appelants à déclarer l’art. 165.21 et le par. 165.24(2) de la LDN inopérants en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter tous les pourvois.
                  Version française des motifs rendus par
                    La juge Karakatsanis —
I.               Introduction
[150]                     Je conviens avec le juge Kasirer que l’exigence selon laquelle les juges militaires qui président des cours martiales doivent aussi avoir le statut militaire d’officiers ne contrevient pas nécessairement au droit d’un membre des Forces armées canadiennes, protégé par l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial. S’ils sont conçus et protégés de façon adéquate, ces doubles rôles peuvent, en principe, coexister. Cependant, l’arrêt R. c. Généreux, 1992 CanLII 117 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 259, a également reconnu que le statut des juges militaires en tant qu’officiers au sein de la hiérarchie de l’exécutif militaire soulève des difficultés concernant l’indépendance judiciaire, qui ne se posent pas au sujet des juges civils et qui doivent être expressément résolues au moyen du régime législatif.
[151]                     Bon nombre des préoccupations soulevées il y a plus de 30 ans dans l’arrêt Généreux ont depuis été dissipées. Les juges militaires jouissent désormais d’inamovibilité, de sécurité financière et d’indépendance administrative — soit trois caractéristiques de l’indépendance judiciaire recensées dans l’arrêt Valente c. La Reine, 1985 CanLII 25 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 673. Toutefois, ces juges restent passibles de mesures disciplinaires portées contre eux par l’exécutif militaire, dorénavant pour un éventail plus large d’inconduites, y compris des infractions prévues au Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Ces mesures disciplinaires peuvent entraîner des conséquences pénales, notamment l’emprisonnement, le licenciement militaire, la disqualification en tant qu’officier, et ultimement, en tant que juge militaire.
[152]                     En conséquence, la question demeure : un membre du personnel militaire « inculpé » subit‑il un procès devant « un tribunal indépendant et impartial » comme le lui garantit l’al. 11d) de la Charte? Autrement dit, une personne raisonnable et bien renseignée serait‑elle préoccupée par les pressions exercées sur les juges militaires en tant que membres de l’exécutif, surtout eu égard au fait qu’ils doivent répondre à leurs supérieurs hiérarchiques en matière disciplinaire?
[153]                     À mon avis, la réponse est oui. Les mesures protectrices en place sont insuffisantes pour atténuer le risque d’ingérence par la chaîne de commandement militaire. Puisqu’ils doivent être des officiers, les juges militaires font partie de la chaîne de commandement et ils sont passibles de mesures disciplinaires que peuvent leur infliger leurs supérieurs. Comme l’exécutif peut déposer des accusations de nature disciplinaire contre un juge militaire, une personne raisonnable et bien renseignée qui subit un procès devant une cour martiale craindrait que le juge militaire puisse être indûment influencé par sa loyauté au grade et par la position ou les politiques de la hiérarchie militaire, au détriment de ses droits individuels. Il n’existe pas suffisamment de séparation institutionnelle — ou d’indépendance — entre le rôle du pouvoir exécutif et celui du pouvoir judiciaire. Concluant ainsi, je ne puis, avec égards, souscrire à l’opinion des juges majoritaires.
[154]                     L’indépendance judiciaire est un impératif constitutionnel. Ce principe constitue le fondement de la primauté du droit, de la séparation des pouvoirs et de notre démocratie constitutionnelle. Il ne peut être sacrifié dans la poursuite d’objectifs militaires, tels le « bon ordre et la discipline » ou « la discipline, l’efficacité et le moral ». À l’instar des juges civils, les juges militaires doivent répondre de leur inconduite devant le système pénal civil et devant un comité chargé de la supervision judiciaire, le Comité d’enquête sur les juges militaires (CEJM). Toutefois, la responsabilité supplémentaire qui leur incombe vis‑à‑vis des accusations militaires en application d’un régime disciplinaire dont les procédures peuvent être intentées et les poursuites menées par l’exécutif contrevient à l’al. 11d) de la Charte. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir les pourvois et de déclarer inopérant le régime législatif créé par la LDN, dans la mesure où il assujettit les juges militaires au processus disciplinaire administré par les autorités militaires.
II.            Contexte
[155]                     Dans les causes qui nous occupent, les juges militaires de la cour martiale ont interprété la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5 (LDN)[1], et ont conclu que l’adoption, par la chaîne de commandement, de diverses ordonnances administratives ciblant expressément les juges militaires — et envisageant l’infliction de mesures disciplinaires en vertu du Code de discipline militaire (CDM) pendant la durée de leur mandat — signifiait que ces derniers n’étaient pas immunisés contre de l’ingérence de la part de l’exécutif. Ayant conclu à la violation du droit garanti par la Charte à la personne accusée d’être jugée par un tribunal impartial et indépendant, la cour martiale a ordonné l’arrêt des procédures ou la cessation des poursuites engagées contre huit des neuf appelants (R. c. Edwards, 2020 CM 3006; R. c. Crépeau, 2020 CM 3007; R. c. Fontaine, 2020 CM 3008; R. c. Iredale, 2020 CM 4011; R. c. Christmas, 2020 CM 3009; R. c. Proulx, 2020 CM 4012; R. c. Cloutier, 2020 CM 4013; R. c. Brown, 2021 CM 4003). L’exception était l’appelant Sgt Thibault (R. c. Thibault, 2020 CM 5005), puisque ce n’est qu’en appel de sa déclaration de culpabilité qu’il a soulevé la question relative à l’al. 11d).
[156]                     Ces pourvois découlent d’une série de décisions, dans le cadre de 15 causes ayant fait l’objet de publications et touchant 17 membres des Forces armées, dans lesquelles les cours martiales ont, invariablement, estimé que si des mesures disciplinaires à l’égard des juges militaires étaient infligées par la hiérarchie militaire, la personne raisonnable percevrait que ceux‑ci ne sont pas indépendants du gouvernement sur le plan institutionnel. (Les affaires dont nous n’avons pas été saisis sont les suivantes : R. c. Pett, 2020 CM 4002; R. c. D’Amico, 2020 CM 2002; R. c. Bourque, 2020 CM 2008; R. c. MacPherson and Chauhan and J.L., 2020 CM 2012; R. c. Cogswell, 2020 CM 2014; R. c. Jacques, 2020 CM 3010; R. c. Pépin, 2021 CM 3005.)
[157]                     Dans toutes ces décisions, les juges militaires ont procédé en tenant pour acquis que, selon la LDN, ils étaient exemptés des mesures disciplinaires ou administratives prises en application du CDM, à moins qu’elles soient d’abord administrées par des pairs par l’entremise du CEJM (voir, p. ex., Pett, par. 58‑62 et 104‑116 (CanLII)).
[158]                     Cette interprétation du régime du CEJM a été rejetée tant par la Cour d’appel de la cour martiale (CACM) que par les juges majoritaires de la Cour. Même durant leur mandat, les juges militaires qui instruisent des affaires ne sont pas soustraits à leur responsabilité pour des infractions au CDM, et ils peuvent être poursuivis par les autorités militaires (R. c. Edwards, 2021 CACM 2, par. 78 et 86 (CanLII); voir, p. ex., les motifs majoritaires, par. 107).
[159]                     Dans quatre décisions distinctes, la CACM a accueilli les appels de la Couronne, annulé les arrêts de procédure et ordonné la continuation des procès pour huit des neuf appelants devant la présente Cour. Dans une cinquième décision, la CACM a rejeté l’appel du Sgt Thibault et a confirmé sa déclaration de culpabilité (Edwards; R. c. Proulx, 2021 CACM 3; R. c. Christmas, 2022 CACM 1; R. c. Brown, 2022 CACM 2; R. c. Thibault, 2022 CACM 3).
III.         Analyse
[160]                     Devant la Cour, les appelants soutiennent que le régime législatif établi par la LDN les prive du droit que leur garantit l’al. 11d) de la Charte d’être jugés par un juge indépendant et impartial. À cet égard, ils axent leur analyse surtout sur le statut des juges militaires en tant qu’officiers des Forces armées. Toutefois, ils remettent également en cause la vulnérabilité des juges militaires face aux mesures disciplinaires exercées par la chaîne de commandement. Les décisions des cours martiales faisant l’objet des pourvois traitaient principalement de cette question.
[161]                     Je souscris à la conclusion des juges majoritaires portant que le double statut de juge militaire et d’officier, s’il est conçu et protégé de façon adéquate, n’est pas forcément incompatible avec la Charte. Les rôles exécutif et judiciaire peuvent coexister. Je conviens aussi que, aux termes de la LDN, les juges militaires peuvent, à titre d’officiers, être reconnus coupables d’infractions prévues au CDM. La question principale sur laquelle nous divergeons d’opinion est celle de savoir si le pouvoir de l’exécutif — c’est‑à‑dire des commandants — d’infliger des mesures disciplinaires aux juges militaires soulève une crainte raisonnable que l’exécutif puisse exercer une influence ou autrement s’ingérer dans le rôle qu’assument les juges militaires.
A.           Principes de droit
[162]                     Notre jurisprudence a souligné l’importance fondamentale de la séparation des pouvoirs pour maintenir l’indépendance judiciaire, en particulier vis‑à‑vis du pouvoir exécutif (Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781, par. 23‑24; Beauregard c. Canada, 1986 CanLII 24 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 56, p. 69; 2747‑3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), 1996 CanLII 153 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 919, par. 61). Les juges doivent être libres de décider selon leur propre conscience, et aucune ingérence extérieure ne saurait contraindre un décideur ou exercer une pression sur lui (SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., 1990 CanLII 132 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 282, p. 332‑333).
[163]                     Non seulement l’indépendance institutionnelle est‑elle « inextricablement liée à la séparation des pouvoirs », mais l’exécutif ne peut même pas « être perç[u] » comme pouvant « exercer de[s] pressions » sur le pouvoir judiciaire (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 138 et 140 (je souligne); voir aussi Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175, par. 285, la juge Côté, dissidente, mais pas sur ce point).
[164]                     Dans l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, la Cour a affirmé que les juges doivent « demeurer autant que possible à l’abri des pressions et ingérences de toute origine », et que le rôle du juge « exige qu’il soit complètement indépendant de toute autre entité dans l’exercice de ses fonctions judiciaires » (par. 35‑36). La nature de la relation entre un tribunal et les autres entités « doit être caractérisée par une forme de séparation intellectuelle qui permet au juge de rendre des décisions que seules les exigences du droit et de la justice inspirent » (par. 37).
[165]                     Comme le soulignent les juges majoritaires, l’indépendance et l’impartialité sont des concepts distincts. Toutefois, ils se chevauchent souvent. Plus particulièrement, l’indépendance est une condition sous‑jacente fondamentale qui contribue à la garantie d’un procès dénué de partialité (MacKeigan c. Hickman, 1989 CanLII 40 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 796, p. 826; R. c. Lippé, 1990 CanLII 18 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 114, p. 139).
[166]                     Dans le contexte militaire, l’indépendance judiciaire est analysée au regard de ces mêmes principes. Comme l’affirment les juges majoritaires, la norme d’indépendance qui s’applique aux juges militaires n’est pas moindre que celle qui s’applique aux juges civils (par. 93‑96). Le juge en chef Lamer a souligné dans l’arrêt Généreux qu’« [i]l importe que les tribunaux militaires soient le plus possible à l’abri de l’ingérence des membres de la hiérarchie militaire, c’est‑à‑dire des personnes qui sont chargées du maintien de la discipline, de l’efficacité et du moral des Forces armées » (p. 308). Le juge en chef Lamer a reconnu que « les liens nécessaires entre la hiérarchie militaire et les tribunaux militaires — le fait que des membres des Forces armées fassent partie de ces tribunaux — portent atteinte à l’indépendance et à l’impartialité totales de ces tribunaux » (p. 294).
[167]                     L’intimée, la Couronne, nous demande d’appliquer l’arrêt Valente et de conclure que les juges militaires jouissent de suffisamment d’indépendance. Or, l’arrêt Valente ne fournit pas de réponse complète. Même dans le cas où les caractéristiques de l’inamovibilité, de la sécurité financière et de l’indépendance administrative sont présentes, l’indépendance institutionnelle du tribunal en cause n’est toujours pas assurée si, en apparence, ce dernier ne peut pas exercer sa fonction juridictionnelle sans ingérence (Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 47; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 82‑92).
[168]                     En l’espèce, les appelants se plaignent surtout du fait que la menace de mesures disciplinaires exercées par la chaîne de commandement pourrait influencer les juges militaires dans leur rôle judiciaire, ce qui porte atteinte au droit que leur garantit l’al. 11d). Ils soutiennent que, dans ce contexte, même s’il est satisfait aux caractéristiques minimales prescrites par l’arrêt Valente, il demeure un risque que les juges militaires puissent être indûment influencés par la politique, les priorités et la position de l’exécutif.
[169]                     De toute évidence, dans le cadre de la politique sociale plus large, la discipline et la responsabilité des juges sont des impératifs importants. La Cour a reconnu que bien qu’il puisse y avoir discordance entre responsabilité et indépendance judiciaires, les juges demeurent redevables de leur conduite par l’entremise de règles d’éthique et de déontologie. Cet empiétement sur leur indépendance est justifié puisqu’il est nécessaire de protéger l’intégrité de l’administration de la justice (Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, par. 58‑59).
[170]                     Toutefois, par principe, le pouvoir judiciaire n’a à rendre de comptes ni au pouvoir exécutif ni aux représentants élus du gouvernement (L. Huppé, La déontologie de la magistrature : Droit canadien : perspective internationale (2018), par. 26). En matières disciplinaires, la séparation du pouvoir judiciaire des autres branches de l’État est nécessaire pour empêcher l’apparence de toute ingérence fondée sur l’opinion publique et l’opportunisme politique. Ce principe a également été reconnu à l’échelle internationale (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Commentaire des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire (2013), par. 16; voir aussi le préambule des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, Doc. N.U. E/RES/2006/23, 27 juillet 2006, qui énonce que la responsabilité concernant les normes élevées de déontologie judiciaire « incombe à l’appareil judiciaire de chaque pays »).
[171]                     En dehors du contexte militaire, la surveillance de l’inconduite des juges nommés par le gouvernement fédéral relève du Conseil canadien de la magistrature (CCM). Ce dernier existe principalement pour permettre la responsabilisation des juges, tout en assurant l’indépendance judiciaire (voir M. L. Friedland, Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada (1995), p. 98‑102). Les plaintes pour inconduite sont, pour la plupart, examinées par des juges, mais elles le sont aussi par des non‑juristes et par des membres du barreau (Loi sur les juges, L.R.C. 1985, c. J‑1, par. 98(1) et 117(1)). L’article 102 de la Loi sur les juges prévoit d’autres sanctions que la révocation. Pour protéger l’irrévocabilité, les juges ne peuvent être révoqués que sur recommandation du CCM et avec l’approbation des deux chambres du Parlement. Des régimes semblables s’appliquent aux juges nommés par les gouvernements provinciaux.
[172]                     L’importance fondamentale de garder la discipline judiciaire à l’abri de toute influence directe du gouvernement trouve écho dans la jurisprudence de la Cour. Dans l’arrêt Lippé, celle‑ci a affirmé que même dans le cas hypothétique où une mesure législative assujettissait les juges municipaux à la discipline du Barreau du Québec, de telles dispositions soulèveraient des problèmes relatifs à l’indépendance judiciaire (p. 138). Dans l’arrêt Therrien (Re), 2001 CSC 35, [2001] 2 R.C.S. 3, par. 57, et plus tard dans l’arrêt Moreau‑Bérubé, par. 47, notre Cour a souligné qu’« au nom de l’indépendance de la magistrature, il importe que la discipline relève au premier chef des pairs », et a cité les remarques suivantes formulées par le professeur H. P. Glenn dans son article intitulé « Indépendance et déontologie judiciaires » (1995), 55 R. du B. 295, p. 308 :
           Si l’on part du principe de l’indépendance judiciaire — et j’insiste sur la nécessité de ce point de départ dans notre contexte historique, culturel et institutionnel — je crois qu’il faut conclure que la première responsabilité pour l’exercice du pouvoir disciplinaire repose sur les juges d’un même ordre. Situer le véritable pouvoir disciplinaire à l’extérieur de cet ordre serait mettre en question l’indépendance judiciaire.
[173]                     En l’espèce, nous n’avons pas à déterminer les limites de la responsabilité judiciaire. Les juges militaires, à l’instar des juges civils, sont responsables de toute inconduite judiciaire et doivent en répondre devant un comité de surveillance. En principe, compte tenu de leur statut d’officiers, ils peuvent aussi être tenus responsables d’infractions militaires. Toutefois, l’objet du régime disciplinaire doit respecter l’indépendance judiciaire et la séparation des pouvoirs. De plus, la jurisprudence de la Cour indique que le régime disciplinaire doit être, autant que possible, à l’abri du pouvoir exécutif. C’est dans ce contexte que le régime législatif de la LDN doit être apprécié afin de déterminer s’il est compatible ou non avec le principe de l’indépendance judiciaire.
B.            Le cadre disciplinaire applicable aux juges militaires
[174]                     À l’instar de leurs homologues civils, les juges militaires sont assujettis au système de justice pénale civile; ils doivent en outre répondre, devant un comité judiciaire, de toute inconduite incompatible avec leur rôle de juge. Toutefois, contrairement aux juges civils, les juges militaires doivent également rendre des comptes, eu égard à leur conduite, à leurs supérieurs dans la chaîne de commandement.
[175]                     La « chaîne de commandement » des Forces armées renvoie à une chaîne d’autorité et de responsabilité, qui va du chef de l’État, en passant par le chef d’état‑major de la défense, à tous les membres des Forces armées (G. Létourneau et M. W. Drapeau, Military Justice in Action : Annotated National Defence Legislation (2e éd. 2015), p. 137). La tradition du service et les dispositions législatives applicables obligent les officiers supérieurs à prendre des mesures correctives lorsqu’ils croient qu’un subordonné a agi contrairement au bon ordre et à la discipline (LDN, art. 19 et 49; Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC), art. 1.13 et 3.20).
[176]                     Du fait qu’ils détiennent un grade militaire, les juges militaires sont assujettis au Code de discipline militaire énoncé à la partie III de la LDN, tel qu’il est administré et appliqué par la chaîne de commandement. Ils appartiennent à la même institution qui est responsable du dépôt de mises en accusation tant contre eux que contre les membres qui comparaissent devant eux. Les juges militaires sont passibles de mesures disciplinaires infligées par des membres de grade supérieur dans la hiérarchie militaire. Fait à noter, les officiers supérieurs sont habilités à ordonner la tenue d’une enquête et à décider quand porter des accusations (ORFC, art. 102.02 et 102.04). Quatre grades sont plus élevés que ceux des juges militaires actifs (LDN, ann.).
[177]                     Certes, un des aspects de la discipline dans l’armée est l’obligation de suivre des ordres. Cependant, la « désobéi[ssance] à un ordre légitime » (LDN, art. 83) ne constitue qu’une des nombreuses infractions d’ordre militaire pouvant donner lieu à une poursuite sous le régime du CDM.
[178]                     Ne voici que quelques exemples d’infractions d’ordre militaire (prévues par la LDN) :
•      L’article 85 cible les « [a]cte[s] d’insubordination », soit, toute conduite qui pourrait compromettre le respect et l’obéissance qui sont attendus « à [l’]endroit » d’« un supérieur ».
•      L’article 90 crée l’infraction d’ordre militaire d’absence sans permission.
•      Les articles 92 et 93 ciblent toute conduite déshonorante ou scandaleuse, notamment tout comportement considéré comme étant « indigne d’un officier ».
•      L’article 97 crée l’infraction d’ordre militaire d’« [i]vresse ».
•      L’article 129 vise « [t]out acte, comportement ou négligence » considéré comme étant « préjudiciable au bon ordre et à la discipline ». Outre l’absence sans permission (LDN, par. 90(1)), c’est de loin l’infraction disciplinaire la plus invoquée (M. J. Fish, Rapport de l’autorité du troisième examen indépendant au ministre de la Défense nationale (2021) (Rapport Fish), par. 280).
[179]                     Les juges militaires peuvent être accusés de ces infractions disciplinaires qu’ils agissent sur un théâtre d’opérations ou non. Ils sont susceptibles d’en être accusés même lorsqu’ils agissent en qualité de juges (Pett, par. 45).
[180]                     Certaines de ces infractions sont vagues et imprécises, puisqu’elles visent à infliger des sanctions pour un large éventail de conduites (G. Létourneau, Combattre l’injustice et réformer (2015), p. 162‑163; Rapport Fish, par. 277‑280; L. Arbour, Rapport de l’examen externe indépendant et complet du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes (2022) (Rapport Arbour), p. 99‑100). Elles donnent beaucoup de latitude aux autorités chargées des poursuites, tout en leur permettant de faire une interprétation subjective. L’article 129, par exemple, s’applique si la conduite « tend à » ou « est susceptible » d’être préjudiciable au bon ordre et à la discipline (R. c. Golzari, 2017 CACM 3, 8 C.A.C.M. 106, par. 74‑81). Beaucoup de ces infractions visent le genre d’inconduite habituellement réservée à l’examen d’un comité chargé de la supervision judiciaire, comité qui, selon les mises en garde données par la jurisprudence de la Cour, ne devrait pas être régi par l’exécutif si l’on veut assurer le respect de l’indépendance judiciaire (Lippé, p. 138; Moreau‑Bérubé, par. 47; Therrien (Re), par. 57).
[181]                     La Couronne soutient que les juges militaires se trouvent dans la même position que les juges civils, qui, eux aussi, peuvent être poursuivis par l’État pour les comportements criminels qui leur sont reprochés. La discipline militaire s’apparente au droit pénal : exempter les juges du droit criminel, pénal et réglementaire aurait des conséquences dévastatrices sur la confiance du public dans l’administration de la justice (m.i., par. 49).
[182]                     Je conviens qu’aucun juge n’est au‑dessus de la loi. Cependant, la comparaison qui est faite avec les juges civils au sein du système de justice pénale ne fait que mettre en évidence le régime de mesures disciplinaires supplémentaires auquel sont assujettis les juges militaires. Les membres des Forces armées, y compris les juges militaires, qui sont déclarés coupables de conduite « indigne d’un officier » ou de conduite « préjudiciable au bon ordre et à la discipline », ou de toute autre accusation disciplinaire semblable qui est propre au milieu militaire, sont passibles de destitution des Forces armées, d’un casier judiciaire, et d’un emprisonnement à perpétuité (LDN, al. 139(1)a) et e) et art. 249.27).
[183]                     De surcroît, aux termes du par. 130(1) de la LDN, les juges militaires peuvent être poursuivis en application du droit militaire pour des infractions qui sont déjà visées par le Code criminel ou toute autre loi fédérale. Or, la décision de procéder par voie de justice militaire peut avoir une incidence considérable sur les droits du personnel militaire, y compris les juges militaires. Par exemple, un membre du personnel militaire qui fait l’objet d’accusations devant une cour martiale perd le droit à un procès devant jury, à une enquête préliminaire, aux avantages d’une infraction mixte, à un éventail plus large de peines applicables et au droit d’appel avec autorisation visant certaines questions de fait (M. W. Drapeau et G. Létourneau, en collaboration avec J. Juneau et S. Bédard, Le système de justice militaire du Canada est en voie de s’effondrer : Est‑ce que le gouvernement va agir? (2021), p. 14‑19). Notre système parallèle de justice militaire comprend désormais des infractions prévues au Code criminel et dans d’autres lois du Parlement. Bien qu’il ait été jugé constitutionnel, vu la portée des infractions d’ordre militaire prévues sous le régime du CDM et l’incidence que peut avoir ce système sur les droits, la norme visant l’indépendance du tribunal doit, à tout le moins, être la même que dans un procès criminel.
[184]                     En somme, contrairement aux juges civils, les juges militaires risquent non seulement d’être traduits devant les tribunaux civils, mais aussi de se voir infliger des mesures disciplinaires par la chaîne de commandement. Le rôle de la discipline militaire n’a pas d’équivalent dans le monde civil. Les poursuites pour infractions pénales et criminelles devant les tribunaux civils visent à assurer le respect de la primauté du droit et la protection du public, tandis que l’objet de la justice militaire distincte se rattache plutôt à la « discipline, à l’efficacité et au moral des troupes » (Généreux, p. 293; Létourneau, p. 150). Par conséquent, les juges militaires font face à un régime disciplinaire unique — et ce, pour une gamme beaucoup plus vaste d’infractions — dont les procédures sont intentées et les poursuites menées par l’exécutif.
C.            Une crainte de partialité serait suscitée chez la personne raisonnable et bien renseignée
[185]                     Les préoccupations relatives à l’indépendance judiciaire dans notre système de justice militaire ne sont pas nouvelles. Elles ont été soulevées avant l’adoption de la Charte (MacKay c. La Reine, 1980 CanLII 217 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 370), et persistent malgré les changements apportés en réponse à l’arrêt Généreux. Au cours des deux dernières décennies, de nombreux examens indépendants ont fait état de problèmes additionnels et résiduels concernant l’indépendance des tribunaux militaires (A. Lamer, Le premier examen indépendant par le très honorable Antonio Lamer C.P., C.C., C.D., des dispositions et de l’application du projet de loi C‑25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, conformément à l’article 96 des Lois sur Canada (1998), ch. 35 (2003); Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie, Un héritage déshonoré : Les leçons de l’affaire somalienne — Rapport de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie — Sommaire (1997), p. 87‑88; P. J. LeSage, Rapport final de l’autorité indépendante chargée du deuxième examen à L’honorable Peter G. MacKay Ministre de la Défense nationale (2011) (Rapport LeSage); Rapport Fish; Rapport Arbour, p. 86‑95).
[186]                     Les préoccupations relatives à l’indépendance judiciaire dans l’armée découlent de la décision de faire présider les cours martiales par des officiers gradés et de la relation que ces derniers entretiennent avec la chaîne de commandement. Le statut militaire de ces officiers n’est pas nécessairement inconstitutionnel. Cependant, dans les arrêts MacKay et Généreux, la Cour a reconnu qu’il existe des risques inhérents à ce double statut. Historiquement, il a souvent été satisfait au désir primordial de faire respecter la discipline dans l’armée au détriment de la justice (R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144, par. 39). Comme le font valoir les appelants (m.a., par. 77), la victoire est l’objectif principal d’une organisation militaire, et non la justice. Or, un système de justice qui repose sur l’importance vitale de « la discipline, [de] l’efficacité et [du] moral » engendre une attitude de déférence envers la hiérarchie, qui peut entrer en conflit avec l’obligation du juge d’être indépendant et impartial.
[187]                     Lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne raisonnable et bien renseignée s’inquiéterait des pressions exercées sur les juges militaires parce qu’ils doivent répondre à leurs supérieurs en matière disciplinaire, le contexte militaire revêt de l’importance. Ce contexte a fait l’objet d’examens dans le cadre de nombreux rapports indépendants très médiatisés. Bien que je convienne avec les juges majoritaires que ces rapports traitent de questions de politique générale, de sorte qu’ils ne portent pas sur la question constitutionnelle qui nous occupe en l’espèce (par. 73‑80), ils fournissent tout de même un aperçu pertinent des perceptions et des préoccupations d’un membre raisonnable et bien renseigné du public.
[188]                     Les juges militaires conservent le grade qu’ils détenaient avant d’être nommés juges. Les observateurs indépendants ont longtemps insisté pour que les juges militaires obtiennent un grade distinct qui leur soit propre, ou qu’on procède à leur civilianisation, afin d’apaiser la crainte qu’ils puissent être influencés par la position qu’ils occupent dans la hiérarchie (Rapport LeSage, p. 47‑49; Rapport Fish, par. 52‑80; Létourneau, p. 154).
[189]                     Il est raisonnable que les membres du personnel militaire craignent, en raison du grade donné qu’occupe un juge, que ce dernier donne priorité à l’allégeance au grade et à la chaîne de commandement plutôt qu’à leurs droits individuels respectifs. Dans le cadre d’un examen indépendant mené auprès des Forces armées, le Rapport Fish a relevé les inquiétudes suivantes (aux par. 56 et 57) :
     . . . bon nombre de membres des FAC qui ont assisté à mes assemblées virtuelles, des militaires du rang de grade subalterne pour la plupart, se sont dits d’avis que les juges militaires sont généralement plus cléments à l’égard des accusés ayant des grades plus élevés.
     Il a également été soulevé, à titre de préoccupation, que les juges militaires pourraient être réticents à conclure que des témoins disposant de grades élevés manquent de crédibilité. Ou, à l’inverse, que des plaignants de grade subalterne pourraient être jugés moins dignes de confiance, ou encore que les membres d’un comité ayant un grade supérieur à celui du juge militaire pourraient manquer de déférence envers les instructions du juge militaire.
[190]                     Une personne bien renseignée aurait connaissance de la culture hiérarchique insulaire des Forces armées. Par suite d’un autre examen indépendant, le Rapport Arbour a signalé ce qui suit, à la p. 9 :
      En tant qu’organisation autoréglementée, autodirigée et entièrement dépendante du respect de la hiérarchie, les [Forces armées] n’ont pas réussi à s’adapter à la société progressive en constante évolution dans laquelle nous vivons.
[191]                     Comme il a été mentionné précédemment, la jurisprudence de la Cour exige de la magistrature qu’elle soit à l’abri même d’une simple apparence d’ingérence de la part de l’exécutif. À cette fin, elle a souligné le besoin de confier la responsabilité en matière de discipline exclusivement aux soins d’une entité autonome, apolitique et indépendante (Lippé, p. 138; Moreau‑Bérubé, par. 47; Therrien (Re), par. 57).
[192]                     Toutefois, loin d’offrir cette garantie, il est maintenant évident que la LDN et les ORFC autorisent l’ingérence. De plus, des modifications récentes ont abrogé l’exemption dont jouissait un juge militaire quant aux audiences sommaires — qui traitent des manquements d’ordre militaire, qui sont moins graves que les infractions d’ordre militaire —, et sur lesquelles statuent les commandants plutôt que les cours martiales (Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois, L.C. 2019, c. 15, art. 25; voir LDN, art. 163). Les membres du personnel militaire trouvés coupables d’un manquement d’ordre militaire n’ont aucun droit d’appel légal autre qu’une révision par les autorités militaires, et il n’est pas nécessaire que les commandants qui y président aient de l’expérience ou des connaissances en matière juridique, autre qu’une formation procédurale de base (LDN, art. 163.6 à 163.91; Létourneau, p. 159‑161).
[193]                     Le risque d’ingérence par la chaîne de commandement est évident. La possibilité que les juges puissent être indûment influencés par la position de l’exécutif dans ce contexte serait perçue par une personne raisonnable et bien renseignée comme constituant une séparation — ou indépendance — insuffisante des rôles des pouvoirs exécutif et judiciaire. Lorsqu’une personne accusée est passible de sanctions pénales, le « moindre détail pouvant mettre en doute [. . .] alarmera » (2747‑3174 Québec Inc., par. 45).
D.           Les garanties actuelles sont insuffisantes
[194]                     Dans l’arrêt Lippé, la Cour a conclu qu’une fois que la situation donne lieu à une crainte de manque d’impartialité institutionnelle d’un tribunal — en dépit de la présomption prima facie de l’impartialité judiciaire —, il faut également se pencher sur les garanties mises en place qui peuvent réduire ces effets préjudiciables et rassurer une personne raisonnable et bien renseignée que le tribunal est impartial, tant en fait qu’en apparence (p. 144‑145). Les garanties dont il est question ici protègent contre la possibilité de manipulation du pouvoir judiciaire par d’autres branches du gouvernement, et non seulement contre une véritable manipulation de ce pouvoir (L. Sossin, « Judicial Appointment, Democratic Aspirations, and the Culture of Accountability » (2008), 58 R.D. U.N.‑B. 11, p. 37). J’examinerai, ci‑après, chacune des garanties qui sont censées atténuer le risque de coercition ou celui que les juges militaires se sentiraient poussés à prioriser leur loyauté envers la chaîne de commandement.
(1)         Le serment d’entrée en fonction
[195]                     Aux termes du par. 165.21(2) de la LDN, tous les juges militaires doivent prêter serment avant d’entrer en fonctions, en affirmant qu’ils exerceront « fidèlement, sans partialité » leurs attributions judiciaires.
[196]                     Bien que le serment jette une assise importante pour l’indépendance de chaque juge, ce n’est pas l’intégrité des juges militaires à titre individuel qui est remise en question. Le serment ne garantit guère contre la crainte de partialité sur le plan institutionnel.
[197]                     L’alinéa 11d) de la Charte offre une protection contre toute apparence d’ingérence et aussi contre de l’ingérence indirecte qui peut être fortement enracinée dans le système. Tous les juges doivent prêter serment. Si cette protection s’avérait suffisante, jamais une demande fondée sur l’ingérence institutionnelle présentée en application de l’al. 11d) ne pourrait être accueillie.
[198]                     La récusation d’un juge au cas par cas ne constituerait pas non plus une garantie suffisante eu égard au système de justice militaire. Quoi qu’il en soit, la récusation est une garantie illusoire, car la LDN ne prévoit pas la nomination de juges militaires ad hoc (Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Cabinet du juge militaire en chef), 2020 CF 330, [2020] 3 R.C.F. 411, par. 180‑183). S’en remettre à la décision des juges militaires eux‑mêmes de se récuser au cas par cas pourrait mener à la perception qu’aucune justice n’est rendue, plutôt que de rassurer une personne raisonnable et bien renseignée quant à l’indépendance du tribunal. Il n’y a actuellement que trois juges militaires. De surcroît, ils font partie d’une seule unité militaire. Si un juge a des préoccupations quant à l’impartialité, il est donc probable que les autres en auront aussi, surtout si ce qui sous‑tend ces préoccupations se rapporte aux politiques ou aux priorités de l’exécutif.
(2)         Le processus de révocation par l’entremise du CEJM
[199]                     Aux termes du par. 165.21(3) et des art. 165.31 et 165.32 de la LDN, la révocation motivée d’un juge militaire ne peut être prononcée qu’au terme d’une enquête et sur recommandation du CEJM. Les juges majoritaires en concluent que les juges militaires jouissent d’une inamovibilité suffisante (par. 103‑112).
[200]                     Avec égards, cela m’apparaît moins convaincant qu’à leurs yeux. La LDN permet l’imposition de peines telles la rétrogradation ou la destitution des Forces armées en cas de déclaration de culpabilité pour une infraction d’ordre essentiellement disciplinaire (al. 139(1)e) et g) et art. 140.1 et 140.2). En perdant leur statut d’officiers au sein des Forces armées, les juges militaires perdent du même coup l’une des qualifications clés aux fins de leur mandat.
[201]                     Qui plus est, le fait de porter des accusations contre un juge militaire a pour effet, sur le plan pratique, de l’empêcher d’entendre des affaires; et ce, même avant qu’il soit déclaré coupable. Par exemple, l’ancien juge militaire en chef a été poursuivi pour conduite préjudiciable au « bon ordre et à la discipline », parce qu’il aurait censément entretenu une relation personnelle avec une sténographe judiciaire qui était sous son autorité. Même si l’affaire ne s’est jamais rendue au procès — aucun juge disponible n’était suffisamment impartial pour trancher l’affaire —, il n’a pas présidé d’affaires pendant 2 ans avant de prendre sa retraite obligatoire à l’âge de 60 ans (m.a., par. 40). La chaîne de commandement peut exercer, de fait, un pouvoir de révocation simplement en procédant au dépôt d’accusations (Directeur des poursuites militaires, par. 45; m.a., par. 33‑41).
[202]                     Quoi qu’il en soit, les juges militaires restent passibles d’accusations de nature disciplinaire propres au milieu militaire portées par leurs supérieurs et qui peuvent donner lieu à un casier judiciaire et à une peine d’emprisonnement. Ainsi, la raison d’être qui sous‑tend la nécessité de l’inamovibilité — soit, la protection contre l’ingérence par l’exécutif (Valente, p. 698) — n’est pas garantie.
(3)         La présomption de l’indépendance du poursuivant
[203]                     En réponse aux allégations de pressions exercées par la chaîne de commandement sur les juges militaires, la Couronne invoque la [traduction] « forte » présomption que le poursuivant (en l’espèce, le directeur des poursuites militaires (DPM)) exercera ses fonctions indépendamment de toute considération partisane (m.i., par. 51‑54). Avant que des accusations puissent être déposées, il faut obtenir un avis juridique (ORFC, sous‑al. 102.07(2)b)), et le DPM ne peut aller de l’avant que dans le cas où il a des motifs raisonnables de croire que l’accusation portée pourrait être retenue par le tribunal. La Couronne ajoute que si un officier exerçant la fonction de DPM devait agir de mauvaise foi ou illégalement, il serait passible de sanctions professionnelles et pénales.
[204]                     Certes, le poursuivant, à titre de « défenseur de l’intérêt public », a une obligation constitutionnelle en application de l’art. 7 de la Charte d’agir indépendamment de toute considération partisane (R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 28). Or, la Cour a souvent averti de ne pas s’en remettre au pouvoir discrétionnaire de la poursuite pour assurer une protection contre des dispositions législatives qui, autrement, enfreignent la Charte. Comme le soutient une des intervenantes, l’Association canadienne des libertés civiles, [traduction] « [l]a protection de la primauté du droit ne doit pas dépendre de la croyance — aussi bien intentionnée soit‑elle — que nos institutions bénéficient [. . .] d’une immunité contre l’impropriété » (m. interv., par. 22).
[205]                     Comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 95, « nul ne peut être assuré que ce pouvoir sera toujours exercé de manière à éviter un résultat inconstitutionnel. La constitutionnalité d’une disposition législative ne saurait non plus dépendre de la confiance qu’on peut avoir que le ministère public agira convenablement » (voir aussi R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 17; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, par. 74). Dans l’arrêt R. c. Bain, 1992 CanLII 111 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 91, p. 103‑104 (cité dans Nur, par. 95), le juge Cory a affirmé ce qui suit :
     Malheureusement, il semblerait que, chaque fois que le ministère public se voit accorder par la loi un pouvoir qui peut être utilisé de façon abusive, il le sera en effet à l’occasion. La protection des droits fondamentaux ne devrait pas être fondée sur la confiance à l’égard du comportement exemplaire permanent du ministère public, chose qu’il n’est pas possible de surveiller ni de maîtriser. Il serait préférable que la disposition législative incriminée soit abolie.
[206]                     En ce qui concerne l’indépendance judiciaire, la présomption énoncée dans l’arrêt Cawthorne n’est donc pas une solution miracle. Dans le contexte militaire, cette présomption ne saurait garantir l’indépendance judiciaire. D’abord, le DPM ne joue pas le rôle de protecteur de l’intérêt public; il veille plutôt à assurer la discipline, l’efficacité et le moral au sein de l’armée. Mais, avant tout, le DPM n’agit pas indépendamment de la chaîne de commandement. La LDN exige expressément le contraire.
[207]                     Aux termes de la LDN, le DPM exerce ses fonctions sous la direction, et suivant les instructions et les lignes directrices du juge‑avocat général (JAG) (LDN, art. 9.2 et 165.17; ORFC, al. 4.081(1)). Contrairement à ce que son titre peut donner à penser, le JAG n’est pas un juge. Il agit plutôt principalement comme conseiller juridique auprès du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes. À l’heure actuelle, le JAG détient le grade de brigadier‑général, un grade qui est plus élevé que celui de tous les juges militaires. Le JAG doit être « totalement loyal et partisan envers les intérêts des forces armées en tant qu’institution, ainsi qu’à l’égard de la chaîne de commandement militaire » (Drapeau et Létourneau, p. 38). Essentiellement, le JAG « n’est pas indépendant de l’exécutif, mais en fait plutôt partie » (Généreux, p. 302; voir aussi la p. 309).
IV.         Conclusion
[208]                     Par conséquent, à mon sens, aucune des garanties ne peut atténuer les préoccupations que soulève la possibilité que les juges militaires puissent faire l’objet de mesures disciplinaires infligées par leurs supérieurs. Je conclus qu’un observateur raisonnable et bien renseigné craindrait l’existence de partialité institutionnelle. Comme l’a fait remarquer le Rapport Fish (par. 58) :
     . . . le fait que les juges militaires soient des justiciables du CDM les place en position de subordination, ce qui est incohérent avec l’exercice de fonctions judiciaires. Cette dynamique pourrait faire craindre que les juges militaires tiennent compte, de façon inappropriée, des conséquences disciplinaires auxquelles ils pourraient s’exposer en jugeant des affaires d’une façon donnée. Certains membres des FAC ont dit craindre que les juges militaires puissent être tentés de « suivre la ligne de parti » dans les cas sensibles où la décision bien fondée en droit pourrait aller à l’encontre de la solution privilégiée par la hiérarchie militaire.
[209]                     Je suis d’accord avec les décisions des juges militaires rendues en cour martiale en l’espèce et je conclus que leur responsabilité envers l’exécutif aux termes du CDM, tel qu’il est présentement structuré, mine leur indépendance judiciaire. En somme, à l’instar des juges civils, les juges militaires doivent rendent des comptes devant le système de justice pénale civile et devant un comité d’examen de la conduite de la magistrature. Toutefois, à titre d’officiers, ils sont justiciables d’une gamme beaucoup plus vaste d’infractions que ne le sont les juges civils, au nom des objectifs des Forces armées que sont le « bon ordre » ainsi que « la discipline, l’efficacité et le moral ». Même si j’accepte que l’indépendance judiciaire pût être protégée si la discipline était régie par des juges au moyen du CEJM, la décision d’intenter les procédures et de mener les poursuites sous le régime disciplinaire de la LDN appartient à l’exécutif. La possibilité d’un examen de la conduite des juges militaires, par l’entremise d’audiences sommaires ou de procès en cour martiale, a un effet irrémédiable sur la confiance du public dans l’institution. Une personne raisonnable et bien renseignée craindrait que les juges militaires puissent être influencés par leur loyauté au grade et par les intérêts des officiers supérieurs dans la chaîne de commandement, et ce, au détriment des droits des membres qui comparaissent devant eux. Je conclus que le droit des appelants d’être jugés par un tribunal indépendant et impartial, tel que le leur garantit l’al. 11d), a été enfreint.
[210]                     La Couronne reconnaît que si la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’al. 11d) de la Charte, celle‑ci ne peut être justifiée au regard de l’article premier (m.i., par. 32). Dans Edwards, la CACM justifie ce régime disciplinaire pour les juges militaires sur le fait qu’il est nécessaire pour assurer leur sécurité et le succès des missions militaires en temps de guerre, et nécessaire pour maintenir des Forces armées opérationnelles prêtes à intervenir en temps de paix (par. 8 et 62). À mon avis, il serait plus approprié d’examiner une telle justification au regard de l’article premier de la Charte, conformément au test de l’arrêt Oakes (voir Généreux, p. 313‑314, citant R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103).
[211]                     Je suis d’avis d’accueillir les pourvois, d’annuler les décisions de la CACM, et d’annuler la déclaration de culpabilité du Sgt Thibault. Je déclarerais inopérant le régime législatif créé par la LDN, dans la mesure où il assujettit les juges militaires au processus disciplinaire administré par les autorités militaires.
                    Pourvois rejetés, la juge Karakatsanis est dissidente.
                    Procureur des appelants : Services d’avocats de la défense, Gatineau.
                    Procureur de l’intimé : Service canadien des poursuites militaires, Ottawa.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Lax O’Sullivan Lisus Gottlieb, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Allen/McMillan Litigation Counsel, Vancouver.

[1]  Le 21 mars 2024, le ministre de la Défense nationale a déposé le projet de loi C‑66, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois, 1re sess., 44e lég., à la Chambre des communes, un texte législatif qui propose de modifier certaines dispositions de la LDN dont il est question dans les présents pourvois. Le présent arrêt traite de la loi présentement en vigueur.

-----------------------------------------------------------------------

-----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------


Synthèse
Référence neutre : 2024CSC15 ?
Date de la décision : 26/04/2024

Analyses

juges militaires — officiers — cours martiales — chaîne de commandement — appelants — discipline — garanties — infractions — Charte — renseignée — personne raisonnable — accusations — application — indépendance judiciaire — exigences — constitutionnalité


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Edwards
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 26 avril 2024, R. c. Edwards, 2024 CSC 15


Origine de la décision
Date de l'import : 27/04/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-04-26;2024csc15 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award