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06/10/2023 | CANADA | N°2023CSC22

Canada | Canada, Cour suprême, 6 octobre 2023, La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22
 

 

 
Appels entendus : 16 et 17 mai 2023
Jugement rendu : 6 octobre 2023
Dossiers : 40175, 40223


 
Entre :
 
La Presse inc.
Appelante
 
et
 
Sa Majesté le Roi et Frédérick Silva
Intimés
 
Et entre :
 
Société Radio-Canada, Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Postmedia Network Inc., CTV News, a division of Bell Media Inc., Glacier Media Inc., CityNews, a division of Rogers Medi

a Inc., Publications Globe and Mail Inc. et Torstar Corporation
Appelantes
 
et
 
Sa Majesté le Roi et Aydin Coban
Intimés
 
- et -
 
British Columbia Civil ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22
 

 

 
Appels entendus : 16 et 17 mai 2023
Jugement rendu : 6 octobre 2023
Dossiers : 40175, 40223

 
Entre :
 
La Presse inc.
Appelante
 
et
 
Sa Majesté le Roi et Frédérick Silva
Intimés
 
Et entre :
 
Société Radio-Canada, Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Postmedia Network Inc., CTV News, a division of Bell Media Inc., Glacier Media Inc., CityNews, a division of Rogers Media Inc., Publications Globe and Mail Inc. et Torstar Corporation
Appelantes
 
et
 
Sa Majesté le Roi et Aydin Coban
Intimés
 
- et -
 
British Columbia Civil Liberties Association
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 81)

Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Karakatsanis, Côté, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)

 

 

 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
La Presse inc.                                                                                                Appelante
c.
Sa Majesté le Roi et
Frédérick Silva                                                                                                   Intimés
‑ et ‑
Société Radio-Canada,
Global News, a division of Corus Television Limited Partnership,
Postmedia Network Inc.,
CTV News, a division of Bell Media Inc.,
Glacier Media Inc.,
CityNews, a division of Rogers Media Inc.,
Publications Globe and Mail Inc. et
Torstar Corporation                                                                                    Appelantes
c.
Sa Majesté le Roi et
Aydin Coban                                                                                                      Intimés
et
British Columbia Civil Liberties Association                                         Intervenante
Répertorié : La Presse inc. c. Québec
2023 CSC 22
Nos du greffe : 40175, 40223.
2023 : 16, 17 mai; 2023 : 6 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour supérieure du québec
en appel de la cour suprême de la colombie‑britannique
                    Droit criminel — Interdictions de publication — Questions décidées en l’absence du jury — L’interdiction automatique de publication de renseignements concernant les phases du procès qui se déroulent en l’absence du jury s’applique‑t‑elle avant la constitution du jury? — Dans l’affirmative, quelles questions sont visées par l’interdiction? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 645(5), 648(1).
                    S et C ont été accusés de plusieurs infractions criminelles dans des affaires distinctes. Dans les deux affaires, de nombreuses questions ont été décidées avant la constitution du jury, notamment une requête de type Garofoli, une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures et une contestation constitutionnelle. Plusieurs organes de presse ont demandé des ordonnances ou des déclarations autorisant la publication de renseignements découlant des audiences tenues sur ces questions. Dans les deux affaires, les juges saisis de ces demandes ont rejeté les requêtes des médias, concluant que l’interdiction de publication automatique prévue au par. 648(1) du Code criminel, laquelle interdit de publier des renseignements concernant les phases d’un procès criminel qui se déroulent en l’absence du jury, s’applique non seulement après la constitution du jury, mais également avant sa constitution.
                    Arrêt : Les pourvois sont rejetés.
                    L’interdiction de publication automatique figurant au par. 648(1) du Code criminel s’applique non seulement après que le jury est constitué, mais également avant sa constitution pour ce qui est des questions décidées en vertu du par. 645(5) du Code criminel, lequel confère au juge du procès le pouvoir de décider certaines questions avant la constitution du jury. Dans le cas de S, la requête de type Garofoli et la requête en arrêt des procédures étaient clairement des questions concernant l’acte d’accusation et elles devaient être décidées par le juge du procès. En conséquence, c’est uniquement en vertu du par. 645(5) que de telles questions pouvaient être décidées avant la constitution du jury, et il s’ensuit qu’elles étaient visées par le par. 648(1). Dans le cas de C, les médias avaient demandé une déclaration portant que le par. 648(1) s’applique uniquement après que le jury a été constitué. Le rejet de cette demande par la juge est conforme à l’interprétation appropriée du par. 648(1).
                    Il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. Le sens ordinaire du texte n’est pas déterminant en soi et doit être examiné au regard des autres indicateurs du sens de la loi — le contexte et l’objet de la disposition ainsi que les normes juridiques pertinentes. Une disposition n’est ambiguë que si ses termes peuvent raisonnablement être interprétés de plus d’une façon après considération adéquate du contexte dans lequel ils figurent et de l’objet de la disposition en question. Les modifications législatives proposées puis abandonnées ne sont d’aucune utilité pour dégager le sens d’un texte de loi.
                    Le contexte et l’objet du par. 648(1) révèlent l’interprétation qu’il faut donner à cette disposition. Relativement au contexte, pour bien comprendre l’application du par. 648(1), il faut l’interpréter à la lumière des nombreuses dispositions pertinentes qui ont suivi son adoption, plus particulièrement le par. 645(5). Dans ce contexte, les juges qui président des procès disposent maintenant de la souplesse nécessaire pour décider, avant la constitution du jury, diverses questions qui sont réputées faire partie du procès. Ces questions sont clairement décidées en l’absence du jury et, en tant que telles, sont automatiquement visées par le par. 648(1).
                    Relativement à l’objet, par l’édiction du par. 648(1) en 1972, le Parlement entendait accroître l’équité des procès en protégeant deux intérêts interreliés, lesquels sont mieux servis lorsque le procès se déroule uniquement sur la base de renseignements auxquels le jury a dûment accès. Premièrement, l’intention du Parlement de protéger l’intérêt fondamental de l’accusé d’être jugé par des jurés qui ne sont pas exposés aux décisions rendues sur des questions décidées en leur absence ni influencés par ces décisions ressort immédiatement du libellé de la disposition — qui interdit la publication de renseignements concernant les phases d’un procès criminel qui se déroulent en l’absence du jury —, et elle peut s’inférer aisément du Hansard. Le Parlement voulait empêcher que le jury ne prenne connaissance de renseignements concernant toute phase du procès se déroulant en son absence, de manière à ce que son verdict soit basé uniquement sur la preuve jugée admissible par le tribunal. Cet objectif est pertinent tant à l’égard des jurys existants que des jurys qui n’ont pas encore été constitués.
                    Deuxièmement, le par. 648(1) favorise également l’équité du procès en protégeant un second intérêt, l’intérêt qu’ont tant l’accusé que la société dans l’efficacité du système canadien de procès par jury. Cela est révélé par le choix du Parlement d’instaurer une interdiction de publication automatique, qui s’applique par le simple effet de la loi et, de ce fait, ne requiert pas l’intervention d’un tribunal. Le Parlement doit avoir eu à l’esprit les délais et les ressources judiciaires lorsqu’il a supprimé le pouvoir discrétionnaire des tribunaux. En prévenant la publication de renseignements, le par. 648(1) accorde aux tribunaux la souplesse et la faculté de tenir en toute confiance des audiences plus tôt dans le processus. Cela devrait permettre de réduire les délais et pourrait également procurer aux parties de la certitude à l’égard de questions contestées, favorisant ainsi une résolution plus rapide des poursuites.
                    Le paragraphe 648(1) s’applique avant la constitution du jury uniquement lorsque le juge exerce un pouvoir rattachable au par. 645(5) pour décider une question qui normalement ou nécessairement ferait l’objet d’une décision en l’absence du jury, une fois celui‑ci constitué. L’analyse établie par la Cour dans R. c. Litchfield, 1993 CanLII 44 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 333, fournit un cadre utile pour déterminer si la question en cause est décidée en vertu du par. 645(5) ou s’il a toujours été possible de la décider avant la constitution du jury, même en l’absence de cette disposition. Ce cadre implique l’examen des considérations suivantes : La question concerne-t-elle l’acte d’accusation? Si ce n’était de la compétence des juges responsables de la gestion de l’instance, la question devrait‑elle être décidée par le juge du procès? Pour éviter l’incertitude relativement à l’identité des questions qui sont visées par l’interdiction de publication prévue au par. 648(1), il serait prudent que les juges qui tiennent une audience en vertu du par. 645(5) annoncent qu’ils exercent la compétence que leur confère cette disposition, et qu’ils soulignent que le par. 648(1) interdit automatiquement la publication de tout renseignement concernant cette phase du procès. Il est également loisible aux tribunaux de combler toute lacune concernant les conférences préparatoires en exerçant leur pouvoir d’établir des règles en vertu des art. 482 et 482.1 du Code criminel, et les juges conservent leur pouvoir inhérent d’imposer des interdictions de publication discrétionnaires conformément aux principes établis dans les arrêts Dagenais, Mentuck et Sherman.
Jurisprudence
                    Arrêt rejeté : R. c. Bebawi, 2019 QCCS 594; arrêts appliqués : Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342; R. c. Litchfield, 1993 CanLII 44 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 333; M. c. H., 1999 CanLII 686 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 3; arrêts examinés : R. c. Garofoli, 1990 CanLII 52 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1421; Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5, [2019] 1 R.C.S. 150; arrêts mentionnés : R. c. Brassington, 2018 CSC 37, [2018] 2 R.C.S. 616; R. c. J.J., 2022 CSC 28; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332; Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175; R. c. Farhan, 2000 CanLII 18876; R. c. Bissonnette, 2021 QCCS 3856, 74 C.R. (7th) 70; R. c. Malik, Bagri and Reyat, 2002 BCSC 80; R. c. Stobbe, 2011 MBQB 293, 277 Man. R. (2d) 65; R. c. Twitchell, 2010 ABQB 692, 509 A.R. 131; R. c. Emms, 2012 CSC 74, [2012] 3 R.C.S. 810; R. c. Ouellette, 1998 CanLII 11656 (QC CS), [1998] R.J.Q. 2842; R. c. Talon, 2006 QCCS 3031; R. c. Cheung, 2000 ABQB 905, [2001] 3 W.W.R. 713; Canadian Broadcasting Corp. c. Millard, 2015 ONSC 6583, 338 C.C.C. (3d) 227; Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25; Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326; R. c. Chouhan, 2021 CSC 26; R. c. Sherratt, 1991 CanLII 86 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 509; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; R. c. Church of Scientology (1997), 1997 CanLII 16226 (ON CA), 33 O.R. (3d) 65; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; R. c. Wright, 2020 ONSC 7049, 472 C.R.R. (2d) 296; R. c. Stanley, 2018 SKQB 27; R. c. Sandham (2008), 2008 CanLII 83941 (ON SC), 248 C.C.C. (3d) 543; R. c. Regan (1997), 1997 CanLII 11496 (NS SC), 159 D.L.R. (4th) 350; R. c. Pickton, 2005 BCSC 836; R. c. Valentine (2009), 251 C.C.C. (3d) 120; R. c. Alex, 2017 CSC 37, [2017] 1 R.C.S. 967; Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; R. c. Curtis (1991), 1991 CanLII 11732 (ON SC), 66 C.C.C. (3d) 156; Duhamel c. La Reine, 1984 CanLII 126 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 555; Morin c. The Queen (1890), 1890 CanLII 38 (SCC), 18 R.C.S. 407; R. c. Cliche, 2010 QCCA 408, [2010] R.J.Q. 775; R. c. Hibbert, 1995 CanLII 110 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 973; R. c. Brown (1997), 1997 CanLII 12360 (ON SC), 72 C.R.R. (2d) 312; R. c. Bernardo, [1995] O.J. No. 247 (QL), 1995 CarswellOnt 7200 (WL); R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; Steiner c. Toronto Star Ltd., 1955 CanLII 100 (ON SC), [1956] O.R. 14; R. c. Evening Standard Co. Ld., [1954] 1 Q.B. 578; St. James’s Evening Post Case (1742), 2 Atk. 469, 26 E.R. 683; R. c. Jansen, 1976 CanLII 1547 (BC SC), [1976] 4 W.W.R. 277; Scott c. Scott, [1913] A.C. 417; R. c. Clement (1821), 4 B. & Ald. 218, 106 E.R. 918; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Haevischer, 2023 CSC 11; R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402; R. c. Breault, 2023 CSC 9; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584; R. c. A.D.H., 2013 CSC 28, [2013] 2 R.C.S. 269; R. c. Sault Ste‑Marie, 1978 CanLII 11 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 1299; R. c. Lalo, 2002 NSSC 21, 207 N.S.R. (2d) 203; R. c. Ross, [1995] O.J. No. 3180 (QL), 1995 CarswellOnt 3173 (WL); R. c. Chabot, 1980 CanLII 54 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 985; Wilson c. La Reine, 1983 CanLII 35 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 594; R. c. Commanda, 2007 QCCA 947; R. c. S. (S.S.) (1999), 1999 CanLII 15049 (ON SC), 136 C.C.C. (3d) 477; R. c. Deol (1979), 1979 CanLII 1119 (AB KB), 20 A.R. 595.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11f).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 482, 482.1, 486.4(3), 517, 539, 542(2), partie XVIII.1, 551.1 à 551.7, 625.1, 645(5), 647, 648.
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 45(3).
Loi de 1972 modifiant le Code criminel, S.C. 1972, c. 13.
Loi de 1985 modifiant le droit pénal, L.R.C. 1985, c. 27 (1er suppl.), art. 133.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40.
Loi sur la protection de la vie privée, S.C. 1973‑1974, c. 50.
Loi sur la tenue de procès criminels équitables et efficaces, L.C. 2011, c. 16, art. 4.
Règles de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique en matière pénale, TR/97‑140, règle 5.
Règles de procédure de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle (2002), TR/2002‑46, règles 39 à 44.
Règles en matière criminelle de la Cour de justice de l’Alberta, règle 4.2(7)a).
Doctrine et autres documents cités
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. I, 1re sess., 33e lég., 20 décembre 1984, p. 1414.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 133, no 143, 1re sess., 35e lég., 13 décembre 1994, p. 9010.
Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la justice et des questions juridiques. Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des questions juridiques, no 7, 4e sess., 28e lég., 11 mai 1972, p. 7:26.
Canada. Sénat. Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations du Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, no 8, 4e sess., 28e lég., 1er juin 1972, p. 8:17.
Côté, Pierre‑André, et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, 2021.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed., Toronto, Butterworths, 1983.
Hasan, Nader R. « Three Theories of “Principles of Fundamental Justice” » (2013), 63 S.C.L.R. (2d) 339.
Macdougall, Don. « Continuity of Judicial Rulings After a Mistrial » (2004), 15 C.R. (6th) 273.
Mewett, Alan W. « Criminal Law Revision in Canada » (1969), 7 Alta L. Rev. 272.
Mewett, Alan W. « The Criminal Law, 1867-1967 » (1967), 45 R. du B. can. 726.
Rossiter, James. Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders, Toronto, Thomson Reuters, 2006 (loose‑leaf updated May 2023, release 1).
Salhany, R. E. Canadian Criminal Procedure, 5th ed., Aurora (Ont.), Canada Law Book, 1989.
Vauclair, Martin, et Tristan Desjardins, avec la collaboration de Pauline Lachance. Traité général de preuve et de procédure pénales 2022, 29e éd., Montréal, Yvon Blais, 2022.
                    POURVOI contre une décision de la Cour supérieure du Québec (le juge David), 2022 QCCS 881, [2022] AZ‑51837472, [2022] J.Q. no 1780 (QL), 2022 CarswellQue 4621 (WL), qui a rejeté une requête de La Presse inc. sollicitant la levée d’ordonnances de non-publication et de non-diffusion visant des jugements rendus au terme de voir dire. Pourvoi rejeté.
                    POURVOI contre une décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (la juge Devlin), 2022 BCSC 880, [2022] B.C.J. No. 1957 (QL), 2022 CarswellBC 2865 (WL), qui a rejeté une requête demandant qu’une interdiction de publication soit clarifiée ou déclarée applicable seulement une fois le jury constitué. Pourvoi rejeté.
                    Marc‑André Nadon et Axel Fournier, pour l’appelante La Presse inc.
                    Daniel W. Burnett, c.r., et Daniel H. Coles, pour les appelantes la Société Radio‑Canada, Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Postmedia Network Inc., CTV News, a division of Bell Media Inc., Glacier Media Inc., CityNews, a division of Rogers Media Inc., Publications Globe and Mail Inc. et Torstar Corporation.
                    Nicolas Abran et Nathalie Kléber, pour l’intimé Sa Majesté le Roi (40175).
                    Lesley A. Ruzicka, c.r., et Louise Kenworthy, c.r., pour l’intimé Sa Majesté le Roi (40223).
                    Alex Savoie, pour l’intimé Frédérick Silva.
                    Trevor B. Martin et Joseph J. Saulnier, pour l’intimé Aydin Coban.
                    Patrick Williams et Victoria Tortora, pour l’intervenante.
Version française du jugement de la Cour rendu par
 
                    Le Juge en chef —
I.               Introduction
[1]                             En 1972, le Parlement a édicté une interdiction de publication automatique prohibant la publication de renseignements concernant les phases d’un procès criminel qui se déroulent en l’absence du jury. Aujourd’hui, cette interdiction figure au par. 648(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 :
      648 (1) Une fois la permission de se séparer donnée aux membres d’un jury en vertu du paragraphe 647(1), aucun renseignement concernant une phase du procès se déroulant en l’absence du jury ne peut être publié ou diffusé de quelque façon que ce soit avant que le jury ne se retire pour délibérer.
[2]                             La question soumise à la Cour consiste à décider si cette interdiction de publication automatique s’applique avant que le jury ne soit constitué et, dans l’affirmative, de quelle façon elle s’applique, compte tenu du pouvoir que le par. 645(5) du Code criminel confère au juge du procès, depuis 1985, de décider certaines questions avant la constitution du jury :
      (5) Dans le cas d’un procès par jury, le juge peut, avant que les candidats‑jurés ne soient appelés en vertu des paragraphes 631(3) ou (3.1) et en l’absence de ceux‑ci, décider des questions qui normalement ou nécessairement feraient l’objet d’une décision en l’absence du jury, une fois celui‑ci constitué.
[3]                             Dans les affaires visées par les présents pourvois, de nombreuses questions ont été décidées avant la constitution du jury. Dans le cas de M. Silva, ces questions comprenaient une requête de type Garofoli ainsi qu’une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures. Dans celui de M. Coban, elles comprenaient une contestation constitutionnelle visant une autre disposition d’interdiction de publication, celle‑là prévue au par. 486.4(3) du Code criminel. Certains organes de presse (les appelantes devant notre Cour) ont demandé des ordonnances ou déclarations autorisant la publication de renseignements découlant des audiences tenues sur ces questions. Dans ces deux affaires, les juges ont rejeté les demandes présentées par les médias, concluant que le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury. Les renseignements découlant des audiences ne pouvaient pas être publiés tant que le jury ne se serait pas retiré pour délibérer ou n’aurait pas été libéré.
[4]                             Notre Cour s’est penchée sur le par. 648(1) dans deux affaires, quoique aucune d’elles n’ait tranché la question d’interprétation que soulèvent les présents pourvois. Dans R. c. Brassington, 2018 CSC 37, [2018] 2 R.C.S. 616, note 1, la juge Abella a fait état des approches divergentes appliquées à l’égard de cette question. Dans R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 283, le juge Brown, dissident en partie, a considéré que le par. 648(1) s’applique avant la sélection du jury aux renseignements qui feraient normalement l’objet de décisions en l’absence du jury, mais son analyse sur ce point était plutôt limitée. Dans les présents pourvois, notre Cour est appelée à trancher cette question d’interprétation à la lumière du texte de la disposition, de son contexte — lequel comprend le principe de la publicité des débats judiciaires et le droit à un procès équitable — et de son objet.
[5]                             Notre Cour a reconnu que le principe de la publicité des débats judiciaires est fondamental durant l’intégralité des procédures criminelles, c’est‑à‑dire tant « avant le procès » ou avant la constitution du jury que durant le procès comme tel (Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, par. 27, citant Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175, p. 183 et 186). J’ouvre ici une parenthèse afin de souligner que les expressions « avant le procès », « préalable au procès » et « antérieur au procès » en français, et « pre‑trial » en anglais, ont dans certains cas été utilisées dans la jurisprudence pour désigner la période qui précède la constitution du jury (voir, p. ex., La Presse inc. c. Silva, 2022 QCCS 881; R. c. Bebawi, 2019 QCCS 594; R. c. Farhan, 2000 CanLII 18876 (C.S. Qc); R. c. Bissonnette, 2021 QCCS 3856, 74 C.R. (7th) 70; R. c. Malik, Bagri and Reyat, 2002 BCSC 80; R. c. Stobbe, 2011 MBQB 293, 277 Man. R. (2d) 65; et R. c. Twitchell, 2010 ABQB 692, 509 A.R. 131). Dans d’autres cas, les juges ont pris soin de qualifier cette période de période « avant la sélection du jury », « préalable à la sélection du jury » ou « avant la constitution du jury » en français, et « pre‑jury‑selection » ou « before the jury is empanelled » en anglais (voir, p. ex., R. c. Emms, 2012 CSC 74, [2012] 3 R.C.S. 810; R. c. Ouellette, 1998 CanLII 11656 (QC CS), [1998] R.J.Q. 2842 (C.S.); R. c. Talon, 2006 QCCS 3031; R. c. Cheung, 2000 ABQB 905, [2001] 3 W.W.R. 713; et Canadian Broadcasting Corp. c. Millard, 2015 ONSC 6583, 338 C.C.C. (3d) 227). Les dernières expressions sont plus précises, mais je vais à l’occasion utiliser les expressions « avant le procès » et « préalable au procès » lorsque je me réfère au raisonnement d’autrui.
[6]                             Les interdictions de publication comme celle imposée par le par. 648(1) constituent des limites à la publicité des débats judiciaires, limites qui peuvent protéger le droit des accusés à un procès équitable, ainsi que l’intérêt de la société à la tenue de tels procès (voir, p. ex., Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835, p. 879). Cependant, notre Cour a reconnu que l’absence d’interdiction de publication peut également favoriser l’équité du procès : par exemple en prévenant le parjure, en « empêch[ant] toute action préjudiciable par l’État ou les tribunaux en assujettissant le processus de justice criminelle à l’examen public », et en encourageant des gens à communiquer de nouveaux renseignements pertinents après qu’ils ont pris connaissance de l’affaire (p. 883).
[7]                             Il n’existe pas de conflit irréconciliable entre le principe de la publicité des débats judiciaires et l’équité du procès. Ces deux principes servent à inspirer confiance au public dans le système de justice. Le public ne peut comprendre le travail des tribunaux, et ainsi avoir confiance dans le processus judiciaire et l’issue des procédures, que s’il est informé de la « teneur d’une décision judiciaire » et des « motifs de cette décision » (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 65 (en italique dans l’original)). Il va sans dire que les médias jouent un rôle crucial à cet égard (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, par. 30, citant Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161, par. 16; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339‑1340). La protection des intérêts liés à la tenue de procès équitables, par exemple le droit à un jury indépendant, impartial et représentatif, est également essentielle à la confiance du public dans l’administration de la justice (R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, par. 12, citant R. c. Sherratt, 1991 CanLII 86 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 509, p. 523‑524; voir aussi R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 55, citant Sherratt, p. 523‑525, et R. c. Church of Scientology (1997), 1997 CanLII 16226 (ON CA), 33 O.R. (3d) 65 (C.A.), p. 118‑120).
[8]                             Dans le cas qui nous occupe, le Parlement a choisi d’imposer une interdiction de publication temporaire afin d’empêcher que les jurés ne prennent connaissance de renseignements qu’ils n’ont jamais été autorisés à considérer, et de favoriser la tenue de procès efficaces.
[9]                             Je conclus que le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury aux questions décidées conformément au par. 645(5). Cette conclusion découle d’une interprétation du texte du par. 648(1) considéré dans son contexte global et à la lumière de l’objectif du Parlement. Cette interprétation n’a pas pour effet d’élargir le champ d’application de l’interdiction de publication : seules les questions qui étaient visées par l’interdiction avant l’édiction du par. 645(5) continuent de l’être aujourd’hui. Cette interprétation n’a pas « évolué » ou « changé » d’une manière qui s’écarte de toute signification antérieure du par. 648(1). Le contexte des procès modernes révèle simplement la pleine portée temporelle du par. 648(1).
II.            Décisions des juridictions inférieures
A.           La Presse inc. c. Silva, 2022 QCCS 881
[10]                        L’accusé, M. Silva, a été inculpé de quatre chefs de meurtre et d’un chef de tentative de meurtre. À l’occasion de procédures tenues avant la constitution du jury, une requête en arrêt des procédures ainsi qu’une requête de type Garofoli ont été présentées relativement aux techniques employées par la police pour localiser et arrêter l’accusé. Le juge David a rejeté les deux requêtes et rendu, conformément au par. 648(1), des ordonnances interdisant la publication et la diffusion de ses décisions. (Le fait que de telles « ordonnances » ont été rendues constitue une anomalie étant donné que, dans les cas où le par. 648(1) s’applique, il s’applique automatiquement, par l’effet de la loi.)
[11]                        La Presse inc. (une des appelantes devant notre Cour) a demandé la levée des interdictions de publication, soutenant, sur la base de l’affaire Bebawi, que le par. 648(1) s’applique uniquement après que le jury a été constitué. Le juge David a rejeté la requête au motif que, suivant son interprétation du par. 648(1), celui‑ci s’applique tant avant qu’après la constitution du jury. Subsidiairement, et indépendamment de la portée temporelle du par. 648(1), le juge David aurait confirmé les interdictions de publication en vertu de l’analyse établie dans les arrêts Dagenais, R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, et Sherman.
[12]                        Le juge David a énoncé quatre raisons au soutien de son interprétation du par. 648(1). Premièrement, l’interprétation suivant laquelle le par. 648(1) s’applique tant avant qu’après la constitution du jury est celle qui concorde le mieux avec l’objet de cette disposition, soit faire en sorte que [traduction] « les procédures tenues avant le procès ne contaminent l’équité du procès à venir » (par. 26 (CanLII), citant Millard, par. 25). Deuxièmement, la pratique actuelle dans les procédures criminelles consiste à décider bon nombre de demandes avant que le jury ne soit constitué. Troisièmement, le par. 648(1) doit être interprété en corrélation avec les autres dispositions du Code criminel prévoyant des interdictions de publication à l’égard de questions décidées avant que le jury ne soit constitué. Quatrièmement, le caractère temporaire des interdictions de publication fondées sur le par. 648(1) établit un juste équilibre entre la protection de la liberté d’information et la protection de l’équité du procès.
[13]                        Après le prononcé du verdict de culpabilité à l’égard du dernier chef d’accusation visant l’accusé, les ordonnances rendues en vertu du par. 648(1) ont été levées.
B.            R. c. Coban, 2022 BCSC 880
[14]                        L’accusé, M. Coban, a été inculpé de plusieurs infractions de pornographie juvénile, d’extorsion, de leurre d’enfant et de harcèlement (voir 2022 BCSC 1810). Les faits en cause ont suscité de l’intérêt à l’échelle nationale et internationale (2022 BCSC 14, 420 C.C.C. (3d) 114; m.a., SRC et autres, par. 8). De nombreuses procédures se sont déroulées avant la constitution du jury, au cours d’une période de 15 mois, y compris une contestation constitutionnelle du par. 486.4(3) du Code criminel (voir 2022 BCSC 14; m.a., SRC et autres, par. 9). La juge a exprimé l’avis que l’interdiction de publication automatique prévue au par. 648(1) s’appliquait aux renseignements relatifs à la contestation constitutionnelle.
[15]                        La Société Radio‑Canada et d’autres organes de presse (des parties appelantes devant notre Cour, que je vais désigner collectivement « SRC ») ont sollicité une déclaration portant que l’interdiction de publication prévue au par. 648(1) s’applique uniquement après que le jury a été constitué, et qu’en conséquence elle ne prohibait pas la publication de renseignements concernant la contestation constitutionnelle. Dans ses motifs, la juge a suivi la décision Malik, dans laquelle la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que le par. 648(1) s’étend aux [traduction] « procédures préalables au procès qui se tiennent en vertu du par. 645(5), avant que le jury n’ait été constitué », et elle a rejeté la demande (2022 BCSC 880, par. 6 (CanLII), mentionnant l’affaire Malik).
III.         Compétence de la Cour et caractère théorique des pourvois
[16]                        Les deux pourvois sont des appels directs de jugements émanant de cours supérieures, qui ont été soumis à notre Cour par voie de demande d’autorisation en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26 (voir Dagenais, p. 861‑862 et 872).
[17]                        Ces deux pourvois présentent également un caractère théorique puisque, à ce stade‑ci, ni l’un ni l’autre ne porte sur un litige actuel. Les procès ont pris fin et le par. 648(1) n’interdit plus la publication de quelque renseignement que ce soit à leur sujet. La Cour était consciente de la possibilité que les pourvois deviennent théoriques lorsqu’elle a accueilli les demandes d’autorisation d’appel.
[18]                        Les considérations énoncées dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342, suggèrent que notre Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin d’entendre et de décider les pourvois même s’ils sont devenus théoriques (voir aussi Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 16‑22). Les parties ont établi un contexte clairement contradictoire, faisant valoir leurs arguments avec compétence et ferveur. L’application du par. 648(1) donne lieu à des interdictions de publication automatiques qui sont souvent de courte durée par comparaison avec la durée typique d’un appel devant notre Cour, et la question de l’interprétation appropriée de cette disposition est une situation qui est « susceptible à la fois de se répéter et de ne jamais être soumise aux tribunaux » (Borowski, p. 364). Compte tenu de la division des tribunaux sur cette question à travers le pays et de l’impossibilité d’obtenir des indications en appel si ce n’est de notre Cour, le souci d’économie judiciaire justifie que nous résolvions la question, particulièrement en raison de l’importance des droits et intérêts en jeu. Enfin, la résolution de cette question requiert une simple opération d’interprétation législative, une tâche qui relève nettement de la compétence institutionnelle de la Cour.
IV.         Les questions en litige dans les présents pourvois
[19]                        Les tribunaux de première instance sont divisés sur l’interprétation à donner au par. 648(1), ainsi que l’a fait remarquer précédemment notre Cour dans Brassington, par. 4, note 1. Certains tribunaux ont conclu que le par. 648(1) s’applique uniquement après que le jury a été constitué (Cheung; Twitchell; Bebawi; R. c. Wright, 2020 ONSC 7049, 472 C.R.R. (2d) 296). D’autres ont conclu qu’il s’applique aussi avant la constitution du jury. Parmi les tribunaux qui ont jugé que le par. 648(1) s’applique aux questions décidées avant la constitution du jury, certains ont statué que cette disposition vise tous les renseignements relatifs à ces questions (R. c. Stanley, 2018 SKQB 27). D’autres ont considéré que le par. 648(1) s’applique uniquement à certains types d’audiences (R. c. Sandham (2008), 2008 CanLII 83941 (ON SC), 248 C.C.C. (3d) 543 (C.S.J. Ont.); Stobbe), ou ont donné une interprétation atténuée aux mots « aucun renseignement », de telle sorte que seuls les renseignements qui seraient préjudiciables à l’accusé sont visés par cette disposition lorsqu’elle s’applique avant la constitution du jury (R. c. Regan (1997), 1997 CanLII 11496 (NS SC), 159 D.L.R. (4th) 350 (C.S. N.‑É.); Malik; R. c. Pickton, 2005 BCSC 836; R. c. Valentine (2009), 251 C.C.C. (3d) 120 (C.S.J. Ont.)).
[20]                        Cette divergence d’opinions entre les tribunaux soulève deux questions litigieuses :
a)      Le paragraphe 648(1) s’applique‑t‑il avant la constitution du jury?
b)      Si le paragraphe 648(1) s’applique avant la constitution du jury, quelles audiences et quels renseignements sont visés par l’interdiction de publication prévue par cette disposition?
[21]                        L’interprétation du par. 648(1) selon la méthode moderne d’interprétation législative révèle que cette disposition s’applique avant la constitution du jury afin d’interdire la publication de tout renseignement découlant des audiences tenues en vertu de la compétence que confère le par. 645(5).
V.           Analyse
A.           Principes d’interprétation législative
[22]                        Il est bien établi que, selon la méthode moderne d’interprétation législative, [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87). Il continue cependant d’exister une certaine confusion sur ce que cela signifie en pratique, et ce, malgré l’apparente simplicité de cet influent énoncé du professeur Driedger. Par souci de clarté, je vais réitérer deux principes qui semblent être au cœur de cette confusion.
[23]                        Premièrement, le sens ordinaire du texte n’est pas déterminant en soi et doit être examiné au regard des autres indicateurs du sens de la loi — le contexte et l’objet de la disposition ainsi que les normes juridiques pertinentes (R. c. Alex, 2017 CSC 37, [2017] 1 R.C.S. 967, par. 31). La clarté apparente de mots considérés isolément ne suffit pas, car ces mots « peuvent, en fait, se révéler ambigus une fois placés dans leur contexte. La possibilité que le contexte révèle une telle ambiguïté latente découle logiquement de la méthode moderne d’interprétation » (Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, par. 10).
[24]                        Deuxièmement, une disposition n’est « ambiguë » au sens visé dans Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, que si ses termes peuvent raisonnablement être interprétés de plus d’une façon après considération adéquate du contexte dans lequel ils figurent et de l’objet de la disposition en question (par. 29‑30). C’est donc dire qu’il existe une ambiguïté « réelle » — nécessitant de recourir à des moyens d’interprétation externes tels que le principe de l’interprétation stricte des lois pénales ou la présomption de conformité à la Charte canadienne des droits et libertés — seulement lorsque des interprétations divergentes d’une même disposition ne peuvent être résolues décisivement au moyen de la méthode contextuelle et téléologique établie par le professeur Driedger (ibid.).
[25]                        Gardant ces principes à l’esprit, je vais maintenant procéder à l’opération d’interprétation.
B.            Le texte
[26]                        Par souci de commodité, je reproduis une fois de plus le texte du par. 648(1) :
      648 (1) Une fois la permission de se séparer donnée aux membres d’un jury en vertu du paragraphe 647(1), aucun renseignement concernant une phase du procès se déroulant en l’absence du jury ne peut être publié ou diffusé de quelque façon que ce soit avant que le jury ne se retire pour délibérer.
[27]                        Selon les appelantes, les mots liminaires du par. 648(1), « [u]ne fois la permission de se séparer donnée aux membres d’un jury », représentent une [traduction] « condition préalable » qui limite la portée de l’interdiction prévue par la disposition. Plus précisément, la SRC soutient que le fait de considérer que le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury reviendrait à [traduction] « supprimer des termes restrictifs figurant dans une disposition législative » (m.a., SRC et autres, par. 77 (je souligne)). La Presse, pour sa part, plaide qu’une telle interprétation nécessiterait l’ajout à la disposition de certains mots (soit « avant ou ») (m.a., La Presse, par. 50).
[28]                        Une telle interprétation peut sembler plausible lorsqu’on lit isolément le passage liminaire du par. 648(1). Mais, lisons maintenant les mots qui le suivent et qui créent l’interdiction : « . . . aucun renseignement concernant une phase du procès se déroulant en l’absence du jury ne peut être publié . . . » Ces mots additionnels incitent déjà le lecteur à prendre du recul par rapport à l’interprétation avancée par les appelantes.
[29]                        À mon sens, la phrase liminaire « [u]ne fois la permission de se séparer donnée aux membres d’un jury » décrit simplement le moment auquel l’interdiction, lorsqu’elle a été édictée en 1972, aurait eu quelque intérêt pratique. En 1972, parce qu’il ne se tenait pas de procédures avant la constitution du jury, le seul moment où les jurés pouvaient obtenir des renseignements relatifs à une phase du procès se déroulant en leur absence était lorsqu’on leur accordait la permission de se séparer.
[30]                        Quoi qu’il en soit, dans la mesure où le libellé de la disposition est clair, une interprétation fondée uniquement sur le sens ordinaire des mots n’est pas déterminante et « ne peut être retenue si elle est contraire à l’objet et au contexte » (Alex, par. 33). En l’espèce, le contexte et l’objet de la disposition révèlent l’autre interprétation possible, qui est la bonne.
C.            Le contexte
[31]                        L’article 648 a été inséré dans le Code criminel en même temps que l’art. 647 par le truchement de la Loi de 1972 modifiant le Code criminel, S.C. 1972, c. 13. L’article 647 a élargi le pouvoir du juge qui préside un procès d’autoriser la séparation du jury. Avant les modifications de 1972, les juges ne pouvaient permettre au jury de se séparer lorsque l’accusé était inculpé d’une infraction punissable par la peine de mort; dans de tels cas, lorsque les jurés étaient exclus de la salle d’audience, ils devaient demeurer isolés sous la supervision d’un fonctionnaire de la cour. Après les modifications de 1972, les juges pouvaient permettre au jury de se séparer, peu importe l’infraction faisant l’objet de l’inculpation. Pour la première fois, les jurés étaient autorisés à se rendre à leur domicile pendant certaines phases des procès portant sur une infraction passible de la peine de mort. Étant donné que de tels procès étaient davantage susceptibles d’attirer une attention accrue de la part des médias, l’art. 648 peut être considéré comme ayant pour effet d’autoriser cette possibilité élargie des jurés de se séparer.
[32]                        Il est généralement admis qu’en 1972 la common law interdisait au juge présidant un procès de rendre des décisions relatives à la preuve avant que le jury n’ait été constitué (R. c. Curtis (1991), 1991 CanLII 11732 (ON SC), 66 C.C.C. (3d) 156 (C.J. Ont. (Div. gén.)), p. 157‑158; Débats de la Chambre des communes, vol. I, 1re sess., 33e lég., 20 décembre 1984, p. 1414 (propos du secrétaire parlementaire du ministre de la Justice lors de la deuxième lecture du projet de loi C‑18); Duhamel c. La Reine, 1984 CanLII 126 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 555, p. 560‑561). Cette interdiction semble être le corollaire de trois prémisses : (1) le principe de common law selon lequel un procès ne commence pas — et le juge n’est pas saisi de l’affaire — avant que le sort de l’accusé ne soit confié au jury (Morin c. The Queen (1890), 1890 CanLII 38 (SCC), 18 R.C.S. 407, p. 413); (2) le principe selon lequel [traduction] « les décisions [relatives à la preuve] rendues par un juge ne lient pas un autre juge appelé à examiner la même question ultérieurement » (Curtis, p. 158 (en italique dans l’original), mentionnant Duhamel; voir aussi D. Macdougall, « Continuity of Judicial Rulings After a Mistrial » (2004), 15 C.R. (6th) 273; R. c. Cliche, 2010 QCCA 408, [2010] R.J.Q. 775); (3) le fait qu’une décision relative à la preuve rendue en dehors du procès puisse être soustraite à tout contrôle en raison de la règle interdisant les attaques indirectes (voir, p. ex., R. c. Litchfield, 1993 CanLII 44 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Garofoli, 1990 CanLII 52 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1421).
[33]                        Les juges ont situé l’origine de l’accroissement de la complexité des procès criminels à l’adoption, en 1974, de dispositions concernant l’admissibilité d’éléments de preuve obtenus par voie d’écoute électronique (voir Curtis, p. 157‑158; Loi sur la protection de la vie privée, S.C. 1973‑1974, c. 50). La quantité et la portée des requêtes « préalables au procès » ont elles aussi pris de l’ampleur avec la proclamation de la Charte (Malik, par. 21 (CanLII)). Les jurés étaient renvoyés à leur domicile pendant des jours ou des semaines durant l’audition des requêtes préalables à la présentation de la preuve au procès. Le paragraphe 645(5) a été édicté en réponse à l’évolution des procès criminels, ainsi qu’à l’accroissement constant des tâches incombant au système de justice (voir Loi de 1985 modifiant le droit pénal, L.R.C. 1985, c. 27 (1er suppl.), art. 133 (ajoutant le par. 645(5) au Code criminel); Malik, par. 21; Cliche, par. 36‑37).
[34]                        Le paragraphe 645(5) a permis aux juges présidant des procès d’entendre et de trancher de telles requêtes avant la constitution du jury. Parmi les préoccupations exprimées lors des débats parlementaires, mentionnons le souci de respecter le temps des jurés et de veiller à leur confort, ainsi que la réduction des coûts et des ressources nécessaires pour maintenir un jury isolé (voir Débats de la Chambre des communes, p. 1391 et 1414).
[35]                        Encore plus de souplesse a été accordée en 2011 par suite de l’adoption de la Loi sur la tenue de procès criminels équitables et efficaces, L.C. 2011, c. 16. Les dispositions de cette loi et leurs modifications subséquentes ont créé le rôle de juge responsable de la gestion de l’instance, juge qui, « avant le stade de la présentation de la preuve sur le fond [. . .] exerce [. . .] les pouvoirs dévolus [au] juge [du procès] avant ce stade » (Code criminel, par. 551.3(1)). Normalement, lorsque le juge responsable de la gestion de l’instance tranche des questions relatives aux matières énoncées à l’al. 551.3(1)g) (éléments de preuve, demandes fondées sur la Charte, témoins experts, séparation des chefs d’accusation ou tenue de procès séparés), ses décisions « lient les parties jusqu’à la fin du procès » (par. 551.3(4)).
[36]                        Il s’ensuit que, dans un procès moderne, la majeure partie des requêtes « préalables au procès » sont décidées par le juge du procès ou le juge responsable de la gestion de l’instance avant que le jury ne soit constitué.
[37]                        Le paragraphe 648(1) s’applique parallèlement à de nombreuses autres dispositions prévoyant des interdictions de publication, notamment les par. 517(1), 539(1) et 542(2), ainsi qu’à la compétence inhérente du juge d’imposer une interdiction discrétionnaire de publication en appliquant le cadre établi dans les arrêts Dagenais, Mentuck et Sherman. L’article 517 autorise le juge à rendre une ordonnance de non‑publication visant « la preuve recueillie, les renseignements fournis ou les observations faites et, le cas échéant, les raisons données ou devant être données » lors d’une audience de libération sous caution, tandis que l’art. 539 lui permet d’interdire la publication de « la preuve recueillie » à l’enquête préliminaire. Les interdictions de publication prévues aux art. 517 et 539 sont obligatoires lorsqu’elles sont demandées par l’accusé, mais discrétionnaires lorsqu’elles le sont par la Couronne. Le paragraphe 542(2) crée pour sa part une interdiction de publication automatique dès « qu’un aveu ou une confession a été présenté en preuve à une enquête préliminaire ». Les interdictions de publication discrétionnaires sont des interdictions qui peuvent être ordonnées à la discrétion du tribunal, alors que les interdictions de publication obligatoires sont des interdictions qui doivent être imposées à la demande d’une partie en particulier, et les interdictions de publication automatiques sont des interdictions qui s’appliquent par l’effet de la loi. Voir, de façon générale, J. Rossiter, Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders (feuilles mobiles), § 1:7 et 4:48‑4:58.
[38]                          Je souligne que, dans l’une des décisions où le par. 648(1) a été interprété comme s’appliquant uniquement après la constitution du jury — Bebawi —, le juge s’est appuyé sur le principe énoncé dans l’arrêt Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5, [2019] 1 R.C.S. 150, suivant lequel « le sens clair d’une disposition [ne saurait être déformé] pour [. . .] rendre le régime plus cohérent » (par. 101). Dans cet arrêt, les juges majoritaires de notre Cour étaient d’avis que le contexte d’une disposition de la législation fédérale sur la faillite confirmait l’interprétation découlant du sens ordinaire du texte de cette disposition. Ils ont rejeté une interprétation différente qui, bien qu’elle eût possiblement amélioré la cohérence du régime, serait allée à l’encontre de son sens ordinaire d’une manière inadmissible. En l’espèce, le contexte du par. 648(1) ne confirme pas l’interprétation que pourrait susciter une impression initiale du texte.
[39]                          Dans Bebawi, le fait que le juge s’est appuyé de manière exagérée sur l’énoncé précité de l’arrêt Orphan Well l’a amené à ne pas considérer suffisamment le contexte du par. 648(1), un aspect nécessaire de l’analyse visant à dégager le sens véritable de cette disposition. Cet énoncé n’oblige pas à prioriser le sens ordinaire du texte au détriment de la cohérence du régime législatif. La cohérence constitue un facteur pertinent, pour autant que l’interprétation qui en découle soit raisonnablement soutenable au regard des termes utilisés. En clair, la démarche interprétative demeure « incomplète » si elle ne tient pas pleinement compte d’un ou de plusieurs des indicateurs du sens de la loi, qu’il s’agisse du texte, du contexte ou de l’objet de la disposition, ou encore des normes juridiques pertinentes (Alex, par. 31). Dans cet examen, « [l]a cohérence et la logique de la loi offrent [. . .] un argument parmi d’autres, dont le poids varie selon les circonstances et, en particulier, selon le caractère de la loi interprétée » (P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), par. 1120). Bien que dans l’affaire Bebawi le juge ait reconnu le rôle que jouent le contexte et l’objet (aux par. 44‑45), j’estime, avec égards, que son interprétation a exagérément privilégié le sens ordinaire du texte. En conséquence, le raisonnement et l’interprétation adoptés dans Bebawi ne doivent pas être suivis.
[40]                        Dans le cas qui nous occupe, pour bien comprendre l’application du par. 648(1), il faut l’interpréter à la lumière des nombreuses dispositions pertinentes qui ont suivi son adoption, plus particulièrement le par. 645(5). Dans ce contexte, les juges qui président des procès disposent maintenant de la souplesse nécessaire pour décider, avant la constitution du jury, diverses questions qui sont réputées faire partie du procès. Ces questions sont clairement décidées en l’absence du jury et, en tant que telles, sont automatiquement visées par le par. 648(1).
[41]                        En situant le par. 648(1) dans ce contexte, je ne suggère toutefois pas qu’il existe une cohérence parfaite entre les diverses modifications qui ont été greffées au Code criminel au fil du temps. Malgré sa forme s’apparentant à une mesure législative [traduction] « codale », le Code criminel « n’est pas un code au sens du droit civil » et il est « moins précis que bien d’autres codes » (A. W. Mewett, « The Criminal Law, 1867‑1967 » (1967), 45 R. du B. can. 726, p. 730‑731). Le Code criminel ne fait pas l’objet de révision systématique, et les modifications qui y sont apportées ont été décrites comme étant [traduction] « désordonnées et incohérentes », et équivalentes à des « retouches isolées » (A. W. Mewett, « Criminal Law Revision in Canada » (1969), 7 Alta L. Rev. 272, p. 277‑278). Notre Cour a pris soin de ne pas insister pour que des mots qui figurent à divers endroits dans le Code criminel soient interprétés uniformément (voir, p. ex., R. c. Hibbert, 1995 CanLII 110 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 973, p. 997).
D.           L’objet
[42]                        Par l’édiction du par. 648(1) en 1972, le Parlement entendait accroître l’équité des procès en protégeant deux intérêts interreliés. Le premier de ces intérêts est l’intérêt fondamental de l’accusé d’être jugé par des jurés qui ne sont pas exposés aux décisions rendues sur des questions décidées en leur absence, ni influencés par ces décisions. J’estime que cet intérêt ressort immédiatement du libellé de la disposition — qui interdit la publication de renseignements concernant les phases d’un procès criminel qui se déroulent en l’absence du jury —, et il peut s’inférer aisément du Hansard. Le paragraphe 648(1) favorise également l’équité du procès en protégeant un second intérêt, l’intérêt qu’ont tant l’accusé que la société dans l’efficacité de notre système de procès par jury. Cela est révélé par le choix du Parlement d’instaurer une interdiction de publication automatique, qui s’applique par le simple effet de la loi et, de ce fait, ne requiert pas l’intervention d’un tribunal.
[43]                        Ces deux intérêts sont mieux servis lorsque le procès se déroule uniquement sur la base de renseignements auxquels le jury a dûment accès. Je vais préciser chacun de ces intérêts à tour de rôle.
(1)         Le droit à un jury impartial
[44]                        Les parties s’accordent pour dire que le par. 648(1) a été conçu pour protéger le droit de l’accusé à un jury impartial, droit qui, en 1972, était prévu par la common law et qui a par la suite été constitutionnalisé à l’al. 11f) de la Charte (voir N. R. Hasan, « Three Theories of “Principles of Fundamental Justice” » (2013), 63 S.C.L.R. (2d) 339, p. 354). Le paragraphe 648(1) protège cet intérêt en constituant une mesure de sauvegarde contre le risque de contamination du jury qu’a entraîné l’introduction de l’art. 647 du Code criminel. Suivant cette dernière disposition, les juges étaient pour la première fois autorisés à permettre la séparation des jurés lors des procès — souvent très médiatisés — portant sur des infractions passibles de la peine de mort.
[45]                        Les parties sont cependant en désaccord sur la question de savoir si le Parlement entendait que le par. 648(1) agisse comme une mesure de sauvegarde contre la contamination du jury en général ou strictement du jury une fois constitué.
[46]                        Les appelantes prétendent que le premier point de vue suppose erronément que le Parlement n’aurait pas estimé que les facteurs qui distinguent les phases précédant et suivant la constitution du jury justifiaient un traitement différent. Au contraire, d’affirmer les appelantes, le Parlement doit avoir souhaité que le par. 648(1) s’applique uniquement pendant la période « cruciale » après que le jury est constitué, compte tenu (1) de l’abondance de mécanismes auxquels il est possible de recourir avant et pendant la sélection du jury — récusations motivées, instructions du juge, assermentation des jurés, etc. — afin de garantir son impartialité; (2) du faible risque de préjudice avant la sélection du jury, puisque les questions décidées à ce stade n’impliquent pas de renseignements préjudiciables à l’accusé; (3) des périodes parfois longues entre le dépôt d’accusations et la constitution du jury. De l’avis des appelantes, ces facteurs ont amené le Parlement à adopter une interdiction générale applicable uniquement durant la phase postérieure à la constitution du jury, de sorte que les interdictions de publication avant la constitution du jury demeurent discrétionnaires.
[47]                        Je ne suis pas d’accord avec les appelantes. Bien que je reconnaisse que les périodes qui précèdent et qui suivent la constitution du jury se distinguent par les caractéristiques susmentionnées, je ne vois rien qui indique que le Parlement s’est attaché à de telles caractéristiques lorsqu’il a adopté le par. 648(1). En réalité, le Parlement n’aurait eu aucune raison de le faire étant donné, comme je l’ai dit plus haut, qu’en 1972 les jurés risquaient d’être exposés à des renseignements concernant des questions décidées en leur absence uniquement lorsqu’ils se séparaient.
[48]                        Je souligne que l’objet du par. 648(1) a été formulé de façon large dans les débats parlementaires, et que des préoccupations ont été exprimées relativement à la publicité des questions décidées en l’absence du jury. Lorsque l’interdiction de publication a été instaurée en 1972, on a mentionné devant le Comité permanent de la justice et des questions juridiques à la Chambre des communes que « le secret de [ces questions] est une garantie de la qualité du travail des jurys » (Procès‑verbaux et témoignages du Comité permanent de la justice et des questions juridiques, no 7, 4e sess., 28e lég., 11 mai 1972, p. 7:26). Puis, devant le Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles au Sénat, on a expliqué que le par. 648(1) visait « à interdire la publication de ce qui se passe lorsque le jury s’est retiré de la salle d’audience » (Délibérations du Comité permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, no 8, 4e sess., 28e lég., 1er juin 1972, p. 8:17). L’implication est que, sans une telle disposition, « les jurés pourraient rentrer chez eux le soir et sauraient exactement ce qui s’est passé dans la salle [d’audience] » (ibid.). L’interdiction de publication n’a fait l’objet d’aucune autre discussion.
[49]                        Un examen attentif du libellé de la disposition, ainsi que des extraits précités du Hansard, m’amène à conclure que l’un des objectifs du Parlement était d’empêcher que le jury ne prenne connaissance de renseignements concernant toute phase du procès se déroulant en son absence, de manière à ce que son verdict soit basé uniquement sur la preuve jugée admissible par le tribunal (voir les formulations similaires relatives à l’objet dans R. c. Brown (1997), 1997 CanLII 12360 (ON SC), 72 C.R.R. (2d) 312 (C.J. Ont. (Div. gén.)), p. 319‑321; Regan; R. c. Bernardo, [1995] O.J. No. 247 (QL), 1995 CarswellOnt 7200 (WL) (C.J. (Div. gén.)), par. 43 (QL); Stobbe, par. 13; Millard, par. 25; Wright, par. 25).
[50]                        Cet objectif est pertinent tant à l’égard des jurys existants que des jurys éventuels, c’est‑à‑dire ceux qui n’ont pas encore été constitués. Cela ne veut pas dire que l’objet du par. 648(1) a « changé » en réponse à de nouvelles pratiques dans les procédures criminelles. Le juge Dickson (plus tard juge en chef) a rejeté en ces termes la théorie de l’objet changeant : « L’objet d’une loi est fonction de l’intention de ceux qui l’ont rédigée et adoptée à l’époque, et non pas d’un facteur variable quelconque » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 335). La raison est simplement que, par suite de l’adoption du par. 645(5), des questions dont « le secret [doit être maintenu] » pour ce qui est du jury sont maintenant décidées avant et après sa constitution.
(2)         L’intérêt dans l’efficacité du système de procès par jury
[51]                        En 1972, le Parlement entendait protéger un autre intérêt relevant du droit à un procès équitable, soit l’intérêt qu’ont tant l’accusé que la société dans l’efficacité de notre système de procès par jury. Le Parlement a assujetti à des interdictions de publication automatiques des renseignements qui autrement auraient été visés par des interdictions de publication discrétionnaires, démontrant par là un souci manifeste pour la tenue de procès rapides et l’utilisation appropriée des ressources judiciaires.
[52]                        Depuis toujours, on attend des médias qu’ils ne causent pas préjudice aux procédures judiciaires, et [traduction] « la publication de renseignements inappropriés avant qu’une affaire ne soit entendue ou la diffusion de tels renseignements au sujet d’une affaire qui doit être entendue ou ne l’a pas encore été entièrement » étaient passibles de condamnation pour outrage au tribunal (voir Steiner c. Toronto Star Ltd., 1955 CanLII 100 (ON SC), [1956] O.R. 14 (H.C.J.), p. 20, citant et approuvant R. c. Evening Standard Co. Ld., [1954] 1 Q.B. 578, p. 584; voir aussi St. James’s Evening Post Case (1742), 2 Atk. 469, 26 E.R. 683). En d’autres mots, la publication de renseignements pouvait être punie, à l’étape de la réparation, même en l’absence d’une interdiction expresse de publication. Par la suite, les tribunaux ont adopté la pratique de prononcer des interdictions de publication dans l’exercice de leur compétence inhérente (voir, p. ex., R. c. Jansen, 1976 CanLII 1547 (BC SC), [1976] 4 W.W.R. 277 (C.S. C.‑B.); Scott c. Scott, [1913] A.C. 417 (H.L.); R. c. Clement (1821), 4 B. & Ald. 218, 106 E.R. 918).
[53]                        Le paragraphe 648(1) a assujetti à des interdictions de publication automatiques un éventail précis de questions dont la publication aurait autrement été prohibée par voie d’interdictions discrétionnaires. Le premier type d’interdictions ne requiert aucune action de la part des parties et du juge; l’interdiction s’applique automatiquement lorsque les conditions prévues sont réunies. Clairement, le Parlement doit avoir eu à l’esprit les délais et les ressources judiciaires lorsqu’il a supprimé le pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’interdire la publication de renseignements concernant des questions décidées en l’absence du jury.
[54]                        Il faut éviter de donner au par. 648(1) une interprétation absurde qui irait à l’encontre de l’objectif d’efficacité mentionné précédemment. Les auteurs Côté et Sullivan font remarquer, respectivement, que des interprétations peuvent être qualifiées d’absurdes si elles sont « incompatible[s] » avec l’objet du texte législatif, ou si elles « vont à l’encontre de la fin » de la loi en question (P.‑A. Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990), p. 430‑432, et R. Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), p. 88, ouvrages cités tous deux dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 27).
[55]                        Bien qu’aucune preuve en ce sens n’ait été fournie, il est raisonnablement permis de penser qu’une interprétation limitant l’application du par. 648(1) à l’étape qui suit la constitution du jury entraînerait une multiplication des demandes d’interdictions de publication discrétionnaires fondées sur les arrêts Dagenais, Mentuck et Sherman. Cette situation entraînerait à son tour des délais additionnels dans le système de justice criminelle et accaparerait les ressources limitées dont disposent l’accusé et le tribunal. Un tel résultat serait antithétique à l’objectif d’efficacité que visait le Parlement par l’édiction du par. 648(1), et tout à fait incompatible avec les enseignements de notre Cour dans R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631.
[56]                        À l’inverse, il est permis de penser qu’une interprétation du par. 648(1) considérant que celui‑ci s’applique avant la constitution du jury favoriserait l’intérêt lié à l’efficacité. De toute évidence, en prévenant la publication de renseignements découlant de plusieurs types d’audiences, le par. 648(1) permet aux tribunaux de tenir ces audiences en toute confiance avant que le jury ne soit constitué. On peut supposer que cette souplesse et cette faculté de tenir de telles audiences plus tôt dans le processus permettent de réduire les délais. Elles pourraient également procurer aux parties de la certitude à l’égard de questions contestées — par exemple l’admissibilité d’éléments de preuve —, et ce, avant le moment où les décisions sur ces questions étaient rendues dans le passé, ce qui favorise une résolution plus rapide des poursuites grâce à des plaidoyers de culpabilité ou aux retraits d’accusations.
(3)         Conclusion
[57]                        Tout ce qui précède m’amène à conclure que le par. 648(1) a été conçu de manière à protéger le droit à un procès équitable en parant à la partialité des jurés et en veillant à l’efficacité de notre système de procès par jury. Cette interprétation concorde avec la façon dont notre Cour conçoit actuellement l’équité du procès, à savoir qu’il s’agit non seulement de parer à la partialité des jurés en interdisant la publicité des débats « avant le procès », mais également de protéger les autres intérêts fondamentaux de l’accusé. Dans l’arrêt Toronto Star, par. 23, la juge Deschamps a défini de la façon suivante les principaux objectifs qu’avait le Parlement en édictant l’interdiction de publication à l’art. 517 du Code criminel : « . . . (1) préserver le droit à un procès équitable; (2) assurer la tenue rapide des enquêtes sur cautionnement ». Le premier, a‑t‑elle écrit, englobe le second (par. 24). Un point de vue similaire a été adopté dans l’arrêt Jordan, où la Cour a jugé que les délais dans le système de justice criminelle ont une incidence sur les intérêts liés à l’équité du procès. C’est le cas parce que « plus un procès est retardé, plus certains inculpés risquent d’être lésés dans la préparation de leur défense à cause des souvenirs qui s’estompent, de l’indisponibilité de témoins ou encore de la perte ou de la détérioration d’éléments de preuve » (par. 20). Plus récemment, dans R. c. Haevischer, 2023 CSC 11, par. 46, s’inspirant du vocabulaire utilisé dans Jordan, la Cour a présenté l’efficacité et l’équité des procès comme des valeurs « interdépendantes ».
E.            Le sens du par. 648(1)
[58]                        Tous les indicateurs du sens de la disposition législative — le texte, le contexte et l’objet — n’admettent qu’une seule interprétation du par. 648(1) : il s’applique non seulement après que le jury est constitué, mais également avant sa constitution pour ce qui est des questions décidées en vertu du par. 645(5). En d’autres mots, dans les cas où un juge aurait eu compétence, dans le passé, pour décider une question avant la constitution du jury sans devoir recourir au par. 645(5), alors cette question ne relève pas du champ d’application du par. 648(1). Comme je n’ai constaté la présence d’aucune ambiguïté après avoir procédé à la totalité de l’opération d’interprétation, il n’est pas nécessaire, contrairement à ce qu’ont prétendu certaines parties, de faire appel à des outils externes tels que le principe d’interprétation stricte des lois pénales ou la présomption de conformité à la Charte (Bell ExpressVu, par. 55).
[59]                        En 1972, il était interdit de publier des renseignements entendus lors d’un procès alors que le jury était absent. Les règles de droit prohibant la publication de tels renseignements n’ont pas changé maintenant que ces audiences ont également lieu avant que le jury ne soit constitué. En l’absence de langage clair à cet effet, « une loi ne devrait pas être interprétée de façon à modifier substantiellement le droit » (R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402, par. 21). L’article 648 n’a subi aucune modification substantielle, et le langage employé au par. 645(5) n’indique aucune intention de soustraire les audiences tenues en vertu de cette disposition au champ d’application de l’interdiction de publication.
[60]                        En terminant, je vais dire quelques mots sur l’utilisation de l’évolution législative subséquente — c’est‑à‑dire le dossier faisant état du processus, des documents et des débats qui ont suivi l’adoption du par. 648(1) — pour interpréter cette disposition.
[61]                        Les appelantes dans les deux pourvois accordent beaucoup d’importance à l’abandon d’une disposition qui aurait modifié le par. 648(1) afin que celui‑ci s’applique expressément à « une question relative au procès sur laquelle le juge a statué avant l’assermentation des jurés ». En 1994, à la Chambre des communes, le ministre de la Justice a expliqué que l’intention initiale du gouvernement était de « corriger une lacune » visant les requêtes relatives à la preuve présentées avant le procès dont la publication « pourrait influencer les futurs jurés » (Débats de la Chambre des communes, vol. 133, no 143, 1re sess., 35e lég., 13 décembre 1994, p. 9010 (je souligne)). Il a ajouté que le langage utilisé dans l’art. 62 « était peut‑être trop vague » et qu’il convenait de supprimer la disposition du projet de loi C‑42 (ibid.).
[62]                        Selon l’argument de La Presse et de la SRC, le fait que le Parlement a envisagé d’élargir expressément le champ d’application du par. 648(1), mais qu’il s’est en définitive abstenu de le faire, indique que cette disposition a toujours été censée — de 1972 à aujourd’hui — s’appliquer uniquement après que le jury a été constitué. Autrement dit, les appelantes demandent à la Cour d’inférer que, parce qu’en 1994 le Parlement a pu estimer nécessaire de modifier le par. 648(1), cela nous renseigne sur son intention en 1972 ou en 1985 relativement à cette disposition et à son interaction avec le par. 645(5).
[63]                        Je refuse d’accorder quelque poids que ce soit à la disposition modificative de 1994 et à son abandon. À mon avis, les modifications proposées puis abandonnées ne sont d’aucune utilité pour dégager le sens du texte de loi qui autrement aurait été modifié. Sur ce point, je fais mien le raisonnement des juges Cory et Iacobucci dans M. c. H., 1999 CanLII 686 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 3, par. 105 :
      Avec égards, je ne puis admettre qu’une modification rejetée puisse fournir des éléments de preuve quant à l’objectif de la loi qui devait être modifiée. L’article 17 de la Loi d’interprétation, L.R.O. 1990, ch. I.11, prévoit : « L’abrogation ou la modification d’une loi n’est pas réputée constituer ou impliquer une déclaration portant sur l’état antérieur du droit. » Si la modification apportée à une loi ne peut pas servir à interpréter le sens de la loi avant la modification, je ne vois pas comment la modification qui a été rejetée pourrait le faire. [Soulignement dans l’original.]
Ce raisonnement s’applique également à la législation fédérale compte tenu du par. 45(3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21 (lequel énonce que « [l]’abrogation ou la modification, en tout ou en partie, d’un texte ne constitue pas ni n’implique une déclaration sur l’état antérieur du droit »), ainsi que des limites logiques de la pertinence.
VI.         Déterminer si une procédure tenue avant la constitution du jury est visée par le par. 645(5)
[64]                        Aux termes du par. 648(2), commet une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque enfreint l’interdiction de publication prévue au par. 648(1) — interdiction qui s’applique automatiquement, par l’effet de la loi, sans besoin d’une ordonnance judiciaire.
[65]                        Je reconnais que le fait de considérer que le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury, mais uniquement à l’égard de certaines questions, pourrait susciter de l’incertitude relativement à l’identité des questions qui sont visées par l’interdiction de publication (voir Millard, par. 65; m. interv., British Columbia Civil Liberties Association, par. 37). De plus, je suis conscient que les tribunaux doivent éviter de créer de l’incertitude, particulièrement en droit criminel, parce que « [l]’une des exigences fondamentales de la primauté du droit veut qu’une personne puisse savoir qu’un acte est criminel avant de l’accomplir » (R. c. Breault, 2023 CSC 9, par. 27, citant R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 14). Bien que ces considérations n’aient pas guidé l’opération d’interprétation effectuée précédemment, je tiens à fournir quelques indications afin d’atténuer toute incertitude.
[66]                        Le paragraphe 648(2) crée un « crime véritable » et il est, de ce fait, assujetti à la présomption que nul ne doit être tenu responsable de ce crime à moins de l’avoir commis intentionnellement ou sans se soucier des conséquences, tout en étant conscient des faits constituant l’infraction (R. c. A.D.H., 2013 CSC 28, [2013] 2 R.C.S. 269, par. 23; R. c. Sault Ste‑Marie, 1978 CanLII 11 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 1299, p. 1303 et 1309‑1310). Afin d’assurer l’efficacité pratique et la clarté de l’interdiction de publication en tant que telle, et de parer à tout obstacle potentiel à l’engagement de poursuites pour violation de l’interdiction, il serait en conséquence prudent que les juges qui tiennent une audience en vertu du par. 645(5) annoncent qu’ils exercent la compétence que leur confère cette disposition, et qu’ils soulignent que le par. 648(1) interdit automatiquement la publication de tout renseignement concernant cette phase du procès.
[67]                        Je m’attends à ce que l’approche ci‑dessus procure suffisamment de certitude. Il ne vaudrait pas la peine de tenter de dresser une liste exhaustive des questions visées ou exclues par le par. 648(1). Je signale, simplement à titre indicatif, que la plupart des différents types d’audiences tenues avant la constitution du jury seront visés par cette interdiction. Par exemple, personne ne conteste que les voir‑dire relatifs à la preuve seraient visés (Duhamel, p. 560; R. c. Lalo, 2002 NSSC 21, 207 N.S.R. (2d) 203, par. 19; R. c. Ross, [1995] O.J. No. 3180 (QL), 1995 CarswellOnt 3173 (WL) (C.J. (Div. gén.)), par. 3, le juge Salhany; R. E. Salhany, Canadian Criminal Procedure (5e éd. 1989), p. 189‑190) : il s’agit de questions à l’égard desquelles le juge s’appuie clairement sur la compétence conférée au par. 645(5) afin de tenir une audience avant la constitution du jury. Il existe toutefois d’autres types d’audiences qu’il n’a jamais été nécessaire de tenir « au procès »; ces audiences ne seraient pas visées par l’interdiction prévue au par. 648(1). Il est possible d’identifier de telles audiences au moyen de l’analyse exposée dans l’arrêt Litchfield.
[68]                        L’analyse établie par notre Cour dans Litchfield fournit un cadre utile pour déterminer si la question en cause est décidée en vertu du par. 645(5) ou s’il a toujours été possible de la décider avant la constitution du jury, même en l’absence de cette disposition. Dans Litchfield, il fallait décider si une requête en division ou séparation de chefs d’accusation devait être présentée « au procès » ou si elle pouvait être décidée avant le procès par un autre juge que le juge du procès. Notre Cour a examiné les considérations énoncées ci‑dessous et a conclu que les requêtes en division et séparation doivent être décidées « au procès », et ne peuvent en conséquence l’être qu’en vertu du par. 645(5) si le jury n’a pas encore été constitué :
a)      Est‑ce que la requête « concern[e] l’acte d’accusation »? L’acte d’accusation doit‑il avoir été « présenté »? Ou, pour reprendre les termes employés dans R. c. Chabot, 1980 CanLII 54 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 985, l’acte d’accusation doit‑il constituer le « document opérant »? Voir Litchfield, p. 350‑352.
b)      Est‑ce que la personne qui décide la question doit être le juge saisi du procès? Cette considération inclut la prise en compte des raisons d’ordre pratique ou de politique d’intérêt général justifiant que la question soit décidée par ce dernier (voir Litchfield, p. 352‑353). Aujourd’hui, la question se poserait dans le contexte de la nouvelle compétence conférée aux juges responsables de la gestion de l’instance par l’art. 551.3 : Si ce n’était de la compétence des juges responsables de la gestion de l’instance, la question devrait‑elle être décidée par le juge du procès?
[69]                        Dans Litchfield, ces considérations ont, ensemble, amené à conclure qu’une requête en division ou en séparation devait être décidée par le juge du procès. D’une part, les juges majoritaires ont conclu que « nul, à l’exception du juge du procès, n’est compétent pour diviser ou séparer les chefs d’accusation puisque l’acte d’accusation n’est présenté qu’à l’ouverture du procès de l’accusé » (p. 352). De plus, la justification d’ordre pratique ou de politique d’intérêt général était que, s’il était loisible à un juge autre que le juge du procès de statuer sur ces requêtes, l’ordonnance en résultant échapperait à tout contrôle en raison de la règle prohibant les attaques indirectes : « . . . “une ordonnance rendue par une cour compétente” ne peut faire l’objet d’une attaque “dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l’infirmation, la modification ou l’annulation de l’ordonnance ou du jugement” » (p. 348, citant Wilson c. La Reine, 1983 CanLII 35 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 594, p. 599).
[70]                        Le juge Iacobucci, qui a rédigé les motifs de la majorité, a poursuivi ainsi :
      . . . il est logique que le juge du procès examine les requêtes en division et en séparation des chefs d’accusation étant donné qu’une ordonnance à cet égard déterminera le déroulement du procès lui‑même. [. . .] Non seulement le juge du procès est‑il mieux placé pour évaluer l’effet de la séparation demandée sur la conduite du procès, mais limiter au juge du procès les ordonnances de séparation des chefs d’accusation permet d’éviter le dédoublement des efforts déployés pour acquérir une connaissance du dossier suffisante pour déterminer si les intérêts de la justice exigent une telle ordonnance. Il semble souhaitable, par conséquent, qu’à l’avenir seuls les juges du procès puissent rendre des ordonnances de division ou de séparation des chefs d’accusation afin d’éviter des injustices comme celles qui ont été causées en l’espèce. [Je souligne; p. 353.]
[71]                        Des préoccupations liées à la possibilité de faire appel de certaines décisions ont également joué un rôle dans Garofoli. Dans cet arrêt, les juges majoritaires ont conclu que c’est au juge du procès qu’il incombe de contrôler l’autorisation d’écoute électronique, et non au tribunal qui l’a accordée, dans les cas où l’accusé affirme qu’il y a eu violation de l’art. 8 de la Charte et demande que la preuve en découlant soit écartée en vertu de l’art. 24 (p. 1448‑1449). Les juges majoritaires ont d’abord fait remarquer qu’« [u]ne opposition à l’utilisation de la preuve constitue très certainement un accessoire nécessaire du procès » (p. 1449), et ont en outre statué que le fait de confier le contrôle au juge du procès « écarterait toute incertitude quant au droit d’appel contre une décision qui a écarté ou admis la preuve » (p. 1450). Le juge Sopinka doutait qu’une telle décision soit contrôlable en appel suivant l’approche antérieure, dans les cas où la preuve en cause était admise ou rejetée par le juge du procès à la suite de l’ordonnance « d’un juge dans le cadre d’une demande de type Wilson » (p. 1450).
[72]                        Le raisonnement exposé dans les arrêts Litchfield et Garofoli illustre le genre de considérations qui ont amené les tribunaux à conclure que certaines questions doivent être décidées par le juge du procès (si ce n’était, encore une fois, de la nouvelle compétence conférée aux juges responsables de la gestion de l’instance).
[73]                        Pour répondre aux arguments des Couronnes intimées en l’espèce relativement au champ d’application du par. 648(1) avant la constitution du jury, je tiens à formuler deux observations additionnelles, l’une concernant les juges responsables de la gestion de l’instance, l’autre concernant les conférences préparatoires.
[74]                        La Couronne du Québec a fait valoir que la liste des sujets mentionnés à l’al. 551.3(1)g) pourrait aider à clarifier le champ d’application du par. 648(1) avant la constitution du jury. Les articles 551.1 à 551.7 ont été adoptés en tant que partie XVIII.1 du Code criminel par le truchement de la Loi sur la tenue de procès criminels équitables et efficaces, art. 4. Ces dispositions et leurs modifications subséquentes habilitent le juge responsable de la gestion de l’instance à « exerce[r] [. . .] les pouvoirs dévolus [au] juge [du procès] » « avant le stade de la présentation de la preuve sur le fond » (par. 551.3(1)). L’alinéa 551.3(1)g) n’élargit pas les pouvoirs du juge responsable de la gestion de l’instance au‑delà de ceux dont dispose le juge du procès. L’alinéa 551.3(1)g) autorise le juge responsable de la gestion de l’instance à « trancher toute question qui peut l’être avant ce stade ». Ainsi, même en vertu de l’al. 551.3(1)g), certains actes accomplis par le juge responsable de la gestion de l’instance sont rattachables à la compétence que possède le juge du procès, uniquement aux termes du par. 645(5), pour décider d’une question qui normalement ou nécessairement ferait l’objet d’une décision en l’absence du jury, une fois celui‑ci constitué (voir M. Vauclair et T. Desjardins, avec la collaboration de P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2022 (29e éd. 2022), p. 587, note 117). Lorsque le juge responsable de la gestion de l’instance exerce une compétence rattachable au par. 645(5), le par. 648(1) s’applique automatiquement.
[75]                        La Couronne de la Colombie‑Britannique a pour sa part soutenu que le par. 648(1) vise même les conférences préparatoires dont la tenue est exigée par le par. 625.1(2) dans le cas des procès par jury. L’article 625.1 a été adopté en même temps que le par. 645(5) en 1985 et il est entré en vigueur en 1988. Ce que le par. 625.1(2) exige, c’est une conférence afin de discuter des questions visées et non une audience sur ces questions. Ces conférences se tiennent conformément aux règles établies par les cours de juridiction criminelle et les cours provinciales et territoriales en vertu des art. 482 et 482.1 du Code criminel. De telles conférences servent généralement à discuter de questions qui seraient de nature à favoriser la tenue d’un procès rapide et équitable, notamment la fixation des dates d’audience, et qui peuvent être résolues avant la constitution du jury (voir, p. ex., Règles de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique en matière pénale, TR/97‑140, règle 5; Règles de procédure de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle (2002), TR/2002‑46, règles 39 à 44). Les discussions lors des conférences préparatoires portent notamment sur « la nature et le détail » des requêtes proposées (Règles de la C.‑B., par. 5(13)), et sur l’exposé des « positions des parties » (Règles du Québec, al. 44b)).
[76]                        Je réitère que le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury uniquement lorsque le juge exerce un pouvoir rattachable au par. 645(5) pour décider une question qui normalement ou nécessairement ferait l’objet d’une décision en l’absence du jury, une fois celui‑ci constitué. En règle générale, cela ne constitue pas une conférence préparatoire. La Cour de justice de l’Alberta a toutefois adopté une règle habilitant le juge qui préside la conférence préparatoire à « rendre toute décision qu’un juge chargé de la gestion de l’instance, agissant en vertu de l’article 551.3 du Code a le pouvoir de rendre, à l’exception d’une décision en vertu des alinéas 551.3(1)e) ou 551.3(1)g) du Code » (Règles en matière criminelle de la Cour de justice de l’Alberta, al. 4.2(7)a)). Sans trancher la question de savoir si les art. 482 et 482.1 permettent d’élargir la compétence du juge qui préside une conférence préparatoire[1], j’insiste à nouveau pour dire que le par. 648(1) ne s’applique à des renseignements découlant d’une conférence préparatoire que dans les cas où le juge qui la préside exerce un pouvoir se rattachant ultimement au par. 645(5). La Cour de justice de l’Alberta semble avoir exclu plusieurs questions de cette nature du pouvoir décisionnel exercé lors d’une conférence préparatoire.
[77]                        La publication de renseignements révélés à l’occasion d’une conférence préparatoire pourrait fort bien être préjudiciable aux intérêts de l’accusé liés à l’équité du procès. La reconnaissance du fait que certaines procédures non visées par l’interdiction de publication automatique prévue au par. 648(1) peuvent être préjudiciables à l’accusé remonte à aussi loin que 1979. Dans R. c. Deol (1979), 1979 CanLII 1119 (AB KB), 20 A.R. 595 (B.R.), au par. 31, le juge a fait remarquer que le par. 648(1) (alors l’art. 576.1) comportait une [traduction] « lacune déplorable » en ce qui concerne les « procédures possiblement préjudiciables tenues entre la fin des audiences préliminaires et le moment où le jury est autorisé à se séparer pour la première fois ». Toutefois, selon l’interprétation donnée plus haut, le par. 648(1) ne va pas jusqu’à s’appliquer automatiquement à tous les aspects d’une conférence préparatoire. Il s’agirait d’une interprétation que le texte ne peut raisonnablement permettre. Il est évidemment loisible aux tribunaux de combler toute lacune concernant les conférences préparatoires en exerçant leur pouvoir d’établir des règles en vertu des art. 482 et 482.1, par exemple, la Cour supérieure du Québec a établi la règle portant que « [la] conférence préparatoire fait l’objet d’une ordonnance de non‑publication » (Règles du Québec, règle 40), et les juges conservent leur pouvoir inhérent d’imposer des interdictions de publication discrétionnaires conformément aux principes établis dans les arrêts Dagenais, Mentuck et Sherman.
VII.      Dispositifs
[78]                        Compte tenu de mon interprétation selon laquelle le par. 648(1) s’applique avant la constitution du jury aux questions décidées en vertu du par. 645(5), je suis d’avis de rejeter les deux pourvois.
[79]                        Dans l’affaire de M. Silva, le juge David a considéré que le par. 648(1) s’applique aux questions décidées avant que le jury ne soit constitué. Cependant, il n’a pas précisé si cette disposition vise les renseignements concernant toutes questions ou seulement celles décidées en vertu du par. 645(5). Quoi qu’il en soit, l’ordonnance qui a rejeté la requête sollicitant la levée des interdictions de publication doit être confirmée. L’une des questions décidées par le juge David concernait la recevabilité d’éléments de preuve (une requête de type Garofoli). L’autre visait une requête en arrêt des procédures pour abus de procédures. Il s’agissait clairement de questions concernant l’acte d’accusation, qui devaient être décidées par le juge du procès (ou le juge responsable de la gestion de l’instance exerçant les pouvoirs de ce dernier) afin d’être contrôlables en cas d’appel de la déclaration de culpabilité. En conséquence, c’est uniquement en vertu du par. 645(5) que de telles questions pouvaient être décidées avant la constitution du jury, et il s’ensuit qu’elles étaient visées par le par. 648(1). Je suis d’avis de rejeter le pourvoi dans cette affaire.
[80]                        Dans l’affaire de M. Coban, le raisonnement était que le par. 648(1) s’applique à [traduction] « toutes les requêtes préalables au procès » (par. 2). Cette conclusion n’est pas conforme à l’interprétation appropriée du par. 648(1). Toutefois, l’ordonnance disait simplement ceci : [traduction] « . . . la requête sollicitant une clarification ou une déclaration portant que l’interdiction de publication prononcée en l’espèce en vertu de l’art. 648 s’applique uniquement aux procédures tenues après que le jury a été constitué est rejetée » (d.a., SRC et autres, p. 7‑8). Les médias avaient demandé une déclaration portant que le par. 648(1) s’applique uniquement après que le jury a été constitué. La juge a rejeté cette demande. L’ordonnance se limitait à cela. Bien que la juge n’ait pas adopté l’interprétation que j’ai exposée, le rejet de la demande est conforme à l’interprétation appropriée du par. 648(1). Je suis en conséquence d’avis de rejeter le pourvoi dans cette affaire également.
[81]                        Je n’adjugerais aucuns dépens puisqu’ils n’ont pas été demandés.
                    Pourvois rejetés.
                    Procureurs de l’appelante La Presse inc. : Prévost Fortin D’Aoust, Boisbriand (Qc).
                    Procureurs des appelantes la Société Radio‑Canada, Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Postmedia Network Inc., CTV News, a division of Bell Media Inc., Glacier Media Inc., CityNews, a division of Rogers Media Inc., Publications Globe and Mail Inc. et Torstar Corporation : Owen Bird Law Corporation, Vancouver.
                    Procureur de l’intimé Sa Majesté le Roi (40175) : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Québec.
                    Procureur de l’intimé Sa Majesté le Roi (40223) : B.C. Prosecution Service — Criminal Appeals and Special Prosecutions, Victoria.
                    Procureur de l’intimé Frédérick Silva : Centre communautaire juridique de Québec — section criminelle, Québec.
                    Procureurs de l’intimé Aydin Coban : Martland & Saulnier, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante : McCarthy Tétrault, Vancouver.

[1]  Cette question a été examinée dans R. c. Commanda, 2007 QCCA 947, par. 47 (CanLII), et dans R. c. S. (S.S.) (1999), 1999 CanLII 15049 (ON SC), 136 C.C.C. (3d) 477 (C.S.J. Ont.), par. 47, le juge Watt. Ces deux décisions ont rejeté la possibilité que des règles établies en vertu de l’art. 482 puissent conférer à un juge une compétence qui ne lui a pas été accordée par une loi.

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Synthèse
Référence neutre : 2023CSC22 ?
Date de la décision : 06/10/2023

Analyses

accusations — dispositions — constitution du jury — Code criminel — vertu — interprétations — demandes — publication de renseignements — application — Parlement — affaires — constitué — rejeté — tribunaux — décisions — ordonnances


Parties
Demandeurs : La Presse inc.
Défendeurs : Québec
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 6 octobre 2023, La Presse inc. c. Québec, 2023 CSC 22


Origine de la décision
Date de l'import : 28/11/2023
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-10-06;2023csc22 ?

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