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28/04/2023 | CANADA | N°2023CSC11

Canada | Canada, Cour suprême, 28 avril 2023, R. c. Haevischer, 2023 CSC 11


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Haevischer, 2023 CSC 11

 

 
Appel entendu : 4 octobre 2022
Jugement rendu : 28 avril 2023
Dossier : 39635


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Cody Rae Haevischer et Matthew James Johnston
Intimés
 
- et -
 
Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Independent Criminal Defence Advocacy Society, Criminal Trial Lawyers’ Association, Trial Lawyers Association of Bri

tish Columbia et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Ka...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Haevischer, 2023 CSC 11

 

 
Appel entendu : 4 octobre 2022
Jugement rendu : 28 avril 2023
Dossier : 39635

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Cody Rae Haevischer et Matthew James Johnston
Intimés
 
- et -
 
Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Independent Criminal Defence Advocacy Society, Criminal Trial Lawyers’ Association, Trial Lawyers Association of British Columbia et Association canadienne des libertés civiles
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 123)

La juge Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)

 

 

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 
 
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
 
 
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Cody Rae Haevischer et
Matthew James Johnston                                                                                 Intimés
et
Directrice des poursuites pénales,
procureur général de l’Ontario,
Criminal Lawyers’ Association of Ontario,
Independent Criminal Defence Advocacy Society,
Criminal Trial Lawyers’ Association,
Trial Lawyers Association of British Columbia et
Association canadienne des libertés civiles                                             Intervenants
Répertorié : R. c. Haevischer
2023 CSC 11
No du greffe : 39635.
2022 : 4 octobre; 2023 : 28 avril.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
                    Droit criminel — Procédure — Rejet sommaire d’une requête — Présentation par la Couronne d’une motion sollicitant le rejet sommaire des requêtes des accusés en arrêt des procédures pour abus de procédure — Motion de la Couronne accueillie par la juge du procès et requêtes en arrêt des procédures rejetées sommairement — La juge du procès a-t-elle commis une erreur en accueillant la motion? — Critère préliminaire applicable au rejet sommaire d’une requête dans le contexte du droit criminel.
                    H et J ont été jugés et déclarés coupables de six chefs de meurtre au premier degré et d’un chef de complot en vue de commettre un meurtre. Avant l’inscription des déclarations de culpabilité, H et J ont demandé l’arrêt des procédures pour abus de procédure. Ils ont plaidé que l’inconduite policière généralisée et les conditions inhumaines de détention provisoire qu’ils avaient vécues avaient porté atteinte à leurs droits à un procès équitable et miné l’intégrité du système de justice. Les amici curiae, qui ont été nommés pour représenter les intérêts des accusés et pour situer le tribunal dans un contexte contradictoire, ont aussi ont invoqué un motif supplémentaire d’inconduite policière reposant sur des renseignements confidentiels.
                    Avant que les requêtes en arrêt des procédures présentées par H et J soient instruites lors d’un voir-dire, la Couronne a présenté une motion en rejet sommaire des requêtes au motif qu’aucune des requêtes ne révélait un fondement suffisant pour établir qu’un voir‑dire était nécessaire ou aiderait la cour à juger du bien‑fondé des requêtes. Bien que le dossier écrit relatif à la motion en rejet sommaire fût volumineux, il n’y avait aucune possibilité de présenter des témoignages de vive voix ou de contre‑interroger des témoins‑clés ni au cours de la portion publique ni au cours de la portion à huis clos.
                    La juge de première instance a conclu que même si les requêtes étaient envisagées de la façon la plus favorable, les motifs exposés ne pourraient pas justifier un arrêt des procédures et, par conséquent, une audition de la preuve (c.‑à‑d., un voir‑dire) sur le fond ne serait d’aucune aide pour le tribunal. Elle a rejeté sommairement les requêtes en arrêt des procédures et inscrit les déclarations de culpabilité. Lors de l’appel interjeté par H et J, la Cour d’appel a annulé les déclarations de culpabilité et renvoyé les requêtes en arrêt des procédures au tribunal de première instance en vue de la tenue d’un voir‑dire. Elle a conclu que la juge de première instance avait imposé une norme trop élevée pour permettre que les requêtes fassent l’objet d’une audition de la preuve, et que les requêtes auraient dû être examinées en détail et tranchées lors d’un voir‑dire sur le fond.
                    Arrêt : L’appel est rejeté.
                    Une requête lors d’une instance criminelle, notamment pour un arrêt des procédures en raison d’un abus de procédure, ne devrait être rejetée sommairement que si elle est manifestement frivole. Ce critère préliminaire est celui qui réussit le mieux à préserver l’équité des procès, à protéger le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et à assurer l’efficacité des instances judiciaires. C’est une norme rigoureuse qui permet aux juges du procès d’écarter le genre de requêtes que vise à exclure le pouvoir d’ordonner le rejet sommaire, mais qui permet l’instruction au fond de la plupart des requêtes lors de procédures proportionnées. En l’espèce, les requêtes en arrêt des procédures n’étaient pas manifestement frivoles et n’auraient pas dû être rejetées sommairement.
                    Les juges du procès ont le pouvoir de rejeter sommairement des requêtes faites dans le contexte du droit criminel dans certaines circonstances. La norme sélectionnée concernant le rejet sommaire doit être fondée sur les deux ensembles de valeurs sous‑jacentes en jeu dans de telles procédures : l’efficacité du procès et l’équité de celui‑ci. Ces valeurs coexistent et il faut tendre vers les deux pour que l’une et l’autre se réalisent. Dans le contexte criminel, il est évident que les délais excessifs doivent être réduits pour que les procès soient efficaces. Le rejet des requêtes non fondées contribue à faire en sorte que les procès aient lieu dans un délai raisonnable, ce qui représente une part essentielle de l’engagement du système de justice criminelle de traiter les inculpés présumés innocents de manière à protéger leurs droits à la liberté, à la sécurité de leur personne et à un procès équitable. Pour ce qui est de l’équité du procès, c’est plus qu’un objectif de politique générale : c’est un impératif constitutionnel. Un procès criminel porte sur des allégations faites par l’État contre un accusé dont la liberté est souvent en jeu. Le rejet sommaire de requêtes en droit criminel peut restreindre le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et son droit à un procès équitable, garantis par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte, en empêchant celui‑ci de présenter en détail ses arguments et d’obtenir des éléments de preuve à l’appui de sa requête.
                    Les valeurs sous‑jacentes de l’efficacité du procès et de l’équité de celui‑ci commandent la conclusion qu’un critère préliminaire rigoureux devrait être appliqué aux motions en rejet sommaire lors de procès criminels. Comme son nom l’indique, une procédure sommaire est censée être sommaire : préliminaire, brève et s’apparentant plus à un survol qu’à un examen en profondeur. Le rejet sommaire repose sur des allégations et est étayé par l’artifice consistant à tenir pour avérés les faits allégués. En revanche, une instruction sur le fond suppose une décision définitive sur les faits et sur la question de savoir si, après un examen complet, les faits établis étayent les allégations et justifient la réparation demandée. Une norme rigoureuse est aussi étayée par les caractéristiques particulières des procès criminels, notamment la façon dont les vastes pouvoirs de gestion de l’instance du juge du procès peuvent contribuer à assurer l’utilisation efficace, efficiente et proportionnée des ressources judiciaires, ainsi que le respect des droits de l’accusé à un procès équitable. Les juges ont une fonction de gardien, et l’objectif est que seules les requêtes qui devraient être visées par le pouvoir de rejet sommaire soient dans les faits rejetées sommairement. Les juges du procès devraient pécher par excès de prudence lorsqu’ils se voient demander de rejeter sommairement une requête.
                    Le critère préliminaire qu’il convient d’appliquer relativement au rejet sommaire des requêtes présentées dans le contexte du droit criminel est celui qui consiste à savoir si la requête sous‑jacente est manifestement frivole. Ce critère préliminaire favorise à la fois l’efficacité du procès et l’équité de celui‑ci. La partie « frivole » de la norme permet d’écarter les requêtes qui seront forcément rejetées, et le mot « manifestement » exprime l’idée que le caractère frivole de la requête devrait être évident. Si le caractère frivole de la requête n’est pas manifeste ou évident au vu du dossier, la requête ne devrait pas être rejetée sommairement et devrait plutôt être jugée au fond. Cette norme rigoureuse permettra aux juges d’écarter les requêtes qui ne seraient jamais accueillies et qui, par définition, feraient perdre du temps à la cour. Elle protège aussi les droits à un procès équitable en veillant à ce que les requêtes qui pourraient être accueillies, notamment les demandes inédites, soient jugées au fond. Cette norme ne s’applique pas aux motions en rejet sommaire qui sont autrement assujetties à un critère préliminaire prévu par voie législative ou judiciaire.
                    La partie qui demande le rejet sommaire a le fardeau de convaincre le juge que la requête sous‑jacente est manifestement frivole. Lorsqu’il applique la norme de la « frivolité manifeste », le juge ne devrait même pas se livrer à une évaluation limitée de la preuve pour vérifier si celle‑ci est raisonnablement susceptible d’étayer une inférence, et il ne devrait pas non plus décider quelle inférence il préfère parmi des inférences opposées. Une telle évaluation devrait avoir lieu lors du voir‑dire. Le juge doit tenir pour avérés les faits allégués par le requérant et doit prendre les arguments de celui‑ci à leur sens le plus fort. La requête sous‑jacente du requérant devrait expliquer son fondement factuel et indiquer les éléments de preuve anticipés qui pourraient établir les faits qu’il allègue. Lorsque le requérant ne peut pas indiquer les éléments de preuve anticipés qui pourraient établir un fait nécessaire, le juge peut rejeter l’allégation factuelle pour le motif qu’elle est manifestement frivole. Le juge devrait généralement tenir pour acquis que les inférences formulées par le requérant sont vraies, même si des inférences contradictoires sont présentées. Le juge ne devrait rejeter une inférence que si elle est manifestement frivole, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de raisonnement menant à l’inférence proposée. Une approche semblable est adoptée à l’égard de la requête dans son ensemble. Puisque les faits allégués sont tenus pour avérés, une requête ne sera manifestement frivole que lorsque les vices fondamentaux sont apparents au vu du dossier. Enfin, le pouvoir du juge du procès de rejeter sommairement une requête peut être exercé tout au long de l’instance. Même si le juge permet que la requête fasse l’objet d’un voir‑dire, il conserve le pouvoir de la rejeter sommairement pendant celui-ci s’il apparaît évident qu’elle est manifestement frivole.
                    Le dossier relatif à une motion en rejet sommaire devrait normalement être réduit à l’essentiel et être de nature sommaire car la production d’une preuve très étoffée exige souvent du temps, des efforts et des délais d’une façon qui va à l’encontre de l’objectif même de la motion. Bien que l’on s’attende à ce que les deux parties présentent leurs meilleurs arguments, il n’est pas nécessaire de fixer des règles fermes concernant le type de dossier qui doit être déposé. La partie qui a présenté la requête sous‑jacente a le fardeau minimal de fournir au juge les précisions suivantes, au moyen de plaidoiries ou d’observations écrites : (1) les principes juridiques, les dispositions de la Charte ou de lois qui sont invoqués, et la façon dont ces principes ou dispositions ont été violés; (2) les éléments de preuve anticipés qui seront invoqués et la façon dont ils peuvent être présentés; (3) les arguments proposés; et (4) la réparation demandée. Déterminer s’il faut quelque chose de plus et de quelle façon la motion en rejet sommaire doit procéder relève donc des pouvoirs de gestion de l’instance du juge.
                    En l’espèce, la juge a commis une erreur en ne tenant pas pour avérés les inférences et les faits allégués, en appliquant un critère préliminaire plus axé sur le bien‑fondé relativement au rejet sommaire qui n’était pas suffisamment rigoureux et en mettant l’accent sur le bien‑fondé et sur l’issue finale plutôt que sur la question de savoir si les requêtes étaient manifestement frivoles.
Jurisprudence
                    Distinction d’avec les arrêts : R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659; R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343; arrêt examiné : R. c. Vukelich (1996), 1996 CanLII 1005 (BC CA), 78 B.C.A.C. 113; arrêts mentionnés : R. c. Bacon, 2020 BCCA 140, 386 C.C.C. (3d) 256; R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309; Bacon c. Surrey Pretrial Services Centre, 2010 BCSC 805, 11 Admin. L.R. (5th) 1; R. c. Sadikov, 2014 ONCA 72, 305 C.C.C. (3d) 421; Erven c. La Reine, 1978 CanLII 19 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 926; R. c. Kematch, 2010 MBCA 18, 251 Man. R. (2d) 191; R. c. Garnier, 2017 NSSC 239; R. c. Wilder, 2004 BCSC 304; R. c. Hamill (1984), 1984 CanLII 39 (BC CA), 14 C.C.C. (3d) 338; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. Kutynec (1992), 1992 CanLII 7751 (ON CA), 70 C.C.C. (3d) 289; R. c. Garofoli, 1990 CanLII 52 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1421; R. c. Biring, 2021 BCSC 2678; R. c. Kuntz‑Angel, 2020 BCSC 1777; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; R. c. Glegg, 2021 ONCA 100, 400 C.C.C. (3d) 276; R. c. Samaniego, 2022 CSC 9; R. c. Edwardsen, 2019 BCCA 259; R. c. Orr, 2021 BCCA 42, 399 C.C.C. (3d) 441; R. c. Tse, 2008 BCSC 867; R. c. Ali-Kashani, 2017 BCPC 358; Dersch c. Canada (Procureur général), 1990 CanLII 3820 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1505; R. c. Rose, 1998 CanLII 768 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 262; R. c. McDonald, 2013 BCSC 314; Teal Cedar Products Ltd. c. Rainforest Flying Squad, 2022 BCSC 429; R. c. Frederickson, 2018 BCCA 2; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; Accurso c. R., 2022 QCCA 752; Brûlé c. R., 2021 QCCA 1334; R. c. Armstrong, 2012 BCCA 242, 350 D.L.R. (4th) 457; R. c. Omar, 2007 ONCA 117, 84 O.R. (3d) 493; R. c. Cobb, 2021 QCCQ 546; R. c. Gill, 2018 BCSC 661; R. c. Sandhu, 2021 MBQB 22; Valcourt c. R., 2019 QCCA 903; R. c. RV, 2022 ABCA 218; R. c. Wesaquate, 2022 SKCA 101, 418 C.C.C. (3d) 225; R. c. Giesbrecht, 2019 MBCA 35, [2019] 7 W.W.R. 280; R. c. Greer, 2020 ONCA 795, 397 C.C.C. (3d) 40; R. c. Emery Martin, 2021 NBBR 67; Carver c. R., 2021 PESC 40; R. c. Greenwood, 2022 NSCA 53, 415 C.C.C. (3d) 89; R. c. Lehr, 2018 NLSC 249, 426 C.R.R. (2d) 1; R. c. Smith, 2021 YKTC 60; R. c. Denechezhe, 2021 YKTC 18; R. c. Oland, 2017 CSC 17, [2017] 1 R.C.S. 250; R. c. Passey (1997), 1997 ABCA 343 (CanLII), 56 Alta. L.R. (3d) 317; R. c. Effert, 2006 ABCA 352; R. c. Greer, 2021 BCCA 148; R. c. Mian (1996), 1996 NSCA 114 (CanLII), 148 N.S.R. (2d) 155; R. c. Manasseri, 2013 ONCA 647, 312 C.C.C. (3d) 132; R. c. Gill, 2016 BCCA 355, 1 M.V.R. (7th) 245; R. c. Hanna (1991), 1991 CanLII 891 (BC CA), 3 B.C.A.C. 57; R. c. Drouin, 1994 CanLII 4621; R. c. Perrier, 2009 NLCA 61, 293 Nfld. & P.E.I.R. 92; R. c. Beseiso, 2020 ONCA 686; R. c. Mehedi, 2019 ONCA 387; R. c. McPherson, 1999 BCCA 638, 140 C.C.C. (3d) 316; Ouellet c. R., 2021 QCCA 386, 70 C.R. (7th) 279; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391; Hu c. R., 2022 QCCS 2871; R. c. Morin, 2022 SKCA 46, [2022] 7 W.W.R. 443; R. c. Walton, 2019 ONSC 928; R. c. Dwernychuk (1992), 1992 ABCA 316 (CanLII), 135 A.R. 31; R. c. Baker, 2004 ABPC 218, 47 Alta. L.R. (4th) 152; R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 68 O.R. (3d) 481; R. c. J.J., 2022 CSC 28; R. c. Rice, 2018 QCCA 198, 44 C.R. (7th) 83; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11d), 12.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 320.25, 679, 685(1).
Règles de procédure en matière criminelle de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta, TR/2017‑76, règle 14.
Règles de procédure en matière criminelle de la Cour supérieure de justice (Ontario), TR/2012‑7, règle 34.02.
Doctrine et autres documents cités
Oxford English Dictionary (en ligne : https://www.oed.com/), « manifest », « manifestly ».
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (les juges Tysoe, MacKenzie et Willcock), 2021 BCCA 34, 487 C.R.R. (2d) 48, [2021] B.C.J. No. 331 (QL), 2021 CarswellBC 491 (WL), qui a annulé les déclarations de culpabilité inscrites par la juge Wedge, 2014 BCSC 2172, 15 C.R. (7th) 84, 321 C.R.R. (2d) 192, [2014] B.C.J. No. 2821 (QL), 2014 CarswellBC 3427 (WL) (motifs publics); 2014 BCSC 2194 (motifs sous scellés), confirmé les verdicts de culpabilité prononcés par la juge Wedge, 2014 BCSC 1863, [2014] B.C.J. No. 2451 (QL), 2014 CarswellBC 2909 (WL), et renvoyé les requêtes en arrêt des procédures au tribunal de première instance. Pourvoi rejeté.
                    Mark K. Levitz, c.r., Geoff Baragar, c.r., et Mark Wolf, pour l’appelant.
                    Dagmar Dlab, Simon R. A. Buck et Roger P. Thirkell, pour l’intimé Cody Rae Haevischer.
                    Brock Martland, c.r., Daniel J. Song, c.r., Jonathan Desbarats et Elliot Holzman, pour l’intimé Matthew James Johnston.
                    Anil K. Kapoor et Sarah N. Weinberger, en qualité d’amici curiae.
                    Elaine Reid et David Schermbrucker, pour l’intervenante la directrice des poursuites pénales.
                    Katie Doherty, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Scott C. Hutchison et Sarah Strban, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.
                    Matthew A. Nathanson et Mika Chow, pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.
                    Graham Johnson et Stacey M. Purser, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association.
                    Tony C. Paisana et Mark Iyengar, pour l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia.
                    Andrew Matheson et Natalie V. Kolos, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la Cour rendu par
 
                  La juge Martin —
I.               Aperçu
[1]                              Dans le présent pourvoi, la Cour se penche sur la norme qu’il convient d’appliquer dans les affaires criminelles lorsque les juges sont appelés à rejeter sommairement une requête sans l’instruire sur le fond. Plus précisément, dans quelles circonstances est‑il opportun de rejeter sommairement une requête en arrêt des procédures pour abus de procédure?
[2]                              Un consensus clair prévaut au sein des tribunaux canadiens sur le fait que les juges du procès ont le pouvoir de rejeter sommairement des requêtes faites dans le contexte du droit criminel dans certaines circonstances. Toutefois, la jurisprudence canadienne est divisée au sujet du critère préliminaire qu’il y a lieu d’appliquer. Il est temps pour notre Cour de fournir des indications quant à cet enjeu important, qui se rapporte à des concepts aussi fondamentaux dans notre système de justice criminelle que l’équité et l’efficacité du procès. La norme choisie doit protéger les droits constitutionnels de l’accusé à un procès équitable et à une défense pleine et entière tout en évitant les délais indus et l’utilisation disproportionnée des ressources judiciaires ou leur gaspillage. Elle devrait aussi dissuader les décideurs de trancher la requête sous‑jacente sur le fond sans disposer de toute la preuve, car cela risque de causer une iniquité pour une efficacité qui pourrait être plus apparente que réelle.
[3]                              Par conséquent, une requête lors d’une instance criminelle, notamment pour un arrêt des procédures en raison d’un abus de procédure, ne devrait être rejetée sommairement que si elle est « manifestement frivole ». Ce critère préliminaire est celui qui réussit le mieux à préserver l’équité des procès, à protéger le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et à assurer l’efficacité des instances judiciaires. C’est une norme rigoureuse qui permet aux juges du procès d’écarter le genre de requêtes que vise à exclure le pouvoir d’ordonner le rejet sommaire, mais qui permet l’instruction au fond de la plupart des requêtes lors de procédures proportionnées.
[4]                              En l’espèce, MM. Johnston et Haevischer ont présenté des requêtes en arrêt des procédures pour abus de procédure; la Couronne, quant à elle, a demandé et obtenu le rejet sommaire des requêtes en arrêt des procédures. À la lumière des conclusions de la juge du procès, les requêtes en arrêt des procédures de MM. Johnston et Haevischer n’étaient pas manifestement frivoles. À l’instar de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, je suis d’avis que c’est à tort qu’elles ont été rejetées sommairement. Par conséquent, je rejette le pourvoi. La requête en arrêt des procédures de M. Haevischer sera renvoyée au tribunal de première instance en vue de la tenue d’un voir‑dire. Comme l’ont demandé les avocats de M. Johnston, je ne rendrai aucune ordonnance concernant ce dernier, qui est décédé en prison après l’instruction du présent pourvoi devant notre Cour.
II.            Contexte
A.           Les six meurtres de Surrey
[5]                              Messieurs Johnston et Haevischer ont été jugés et déclarés coupables de six chefs de meurtre au premier degré et d’un chef de complot en vue de commettre un meurtre. Commis le 19 octobre 2007, les meurtres, qui ont plus tard été appelés les « six meurtres de Surrey », ont été provoqués par un différend portant sur le trafic de drogue à Surrey, en Colombie‑Britannique, entre Corey Lal, la personne visée, et James (Jamie) Bacon, un des chefs d’une organisation criminelle appelée les « Red Scorpions ». Dans le cadre d’un complot en vue d’assassiner M. Lal, trois membres des Red Scorpions — M. Johnston, M. Haevischer et « Personne X » — se sont rendus à la « planque » de drogue de M. Lal, une suite dans un immeuble d’habitation situé à Surrey, afin de l’assassiner.
[6]                              Lorsque M. Johnston, M. Haevischer et Personne X sont arrivés à l’appartement, ils sont entrés en contact avec M. Lal, trois de ses associés, un monteur d’installations au gaz qui faisait l’entretien des foyers dans l’immeuble et un jeune homme qui habitait en face. Les deux dernières victimes n’avaient aucun lien avec M. Lal. Bien que ce dernier fut la cible, les meurtriers ont aussi assassiné les cinq autres victimes afin d’éviter d’être repérés. Les meurtres ont été commis à la façon d’une exécution. La preuve médico‑légale révèle que les six hommes ont tous reçu de multiples coups de feu à bout portant alors qu’ils étaient étendus sur le plancher de l’appartement et que deux armes à feu ont été utilisées pour les assassiner.
B.            L’enquête E‑Peseta et les accusations
[7]                              Ces horribles meurtres très médiatisés ont mené à une enquête pluriannuelle de grande envergure de la Gendarmerie royale du Canada (« GRC »), appelée « Projet E‑Peseta », laquelle a abouti au dépôt de multiples accusations contre de nombreux individus.
[8]                              Environ cinq ans plus tard, MM. Johnston et Haevischer ont tous deux été inculpés de six chefs de meurtre au premier degré et d’un chef de complot en vue d’assassiner M. Lal. Ils ont finalement été jugés ensemble.
[9]                              Personne X, le troisième participant aux meurtres, n’a pas été accusé, mais a plaidé coupable au meurtre au deuxième degré de trois des victimes et au complot en vue d’assassiner M. Lal. La Couronne voulait convoquer Personne X comme témoin au procès de MM. Johnston et Haevischer, mais cette personne a finalement été empêchée de témoigner au terme d’une procédure à huis clos tenue en l’absence de MM. Johnston et Haevischer.
[10]                          Quang Vinh Thang (Michael) Le et M. Bacon, chefs des Red Scorpions, ont été accusés du meurtre de M. Lal et de complot en vue de l’assassiner. Monsieur Le a plaidé coupable à l’accusation de complot en décembre 2013 et a témoigné au procès contre MM. Johnston et Haevischer. Monsieur Bacon a plaidé coupable à l’accusation de complot après l’annulation par la Cour d’appel d’un arrêt des procédures qui avait été ordonné dans son cas (R. c. Bacon, 2020 BCCA 140, 386 C.C.C. (3d) 256).
[11]                          Personne Y, membre des Red Scorpions, était un autre coconspirateur. Il agissait à titre d’agent de la police pendant l’enquête en échange de l’immunité contre des poursuites pour les six meurtres de Surrey. Toutefois, il a par la suite plaidé coupable à deux meurtres au premier degré non liés.
[12]                          L’enquête E‑Peseta fut complexe et semée d’embûches. Même si la GRC croyait que les Red Scorpions étaient responsables des six meurtres de Surrey, elle estimait que les seules personnes pouvant fournir une preuve fiable au sujet de ce qui s’était produit étaient les auteurs de l’infraction eux‑mêmes ou leurs proches associés, qui étaient tous [traduction] « hostiles » à la police. Les enquêteurs ont décidé qu’ils devaient entretenir des rapports avec les indicateurs qui seraient disposés à témoigner contre ceux qui ont commis ce meurtre.
[13]                          Selon les documents déposés au dossier, les enquêteurs ont mis au point la stratégie de [traduction] « changement de camp des témoins » afin de faire en sorte que « les criminels et leurs associés deviennent loyaux envers la GRC plutôt qu’envers leur groupe » (d.a., vol. XIV, p. 36). Se concentrant sur les membres vulnérables des Red Scorpions et sur les petites amies des membres, les agents de la GRC ont tenté de [traduction] « démanteler les relations internes au sein des Red Scorpions » et de « remplacer ces relations en tissant des liens entre les témoins potentiels et eux‑mêmes » (p. 37). La stratégie préconisait la [traduction] « maximisation » ou la « création » d’événements dans l’entourage des personnes visées « [a]fin de les placer dans une situation où ils doivent ou veulent demander l’aide du “bon policier” » (p. 32). En obtenant la loyauté des témoins, la GRC espérait obtenir leur collaboration en vue de résoudre les meurtres.
C.            Le procès
[14]                          Le procès de MM. Johnston et Haevischer, tenu devant la juge Wedge, fut complexe et long, notamment à cause des dizaines de requêtes présentées avant et pendant le procès et du grand nombre de témoins. Ils ont tous les deux été déclarés coupables de tous les chefs d’accusation.
[15]                          Une requête présentée avant le procès — la requête no 65 (2013 BCSC 1526) — mérite d’être mentionnée expressément. La requête no 65 contestait le privilège de l’indicateur revendiqué par la Couronne sur certains renseignements. Pour respecter le caractère sensible des questions liées au privilège de l’indicateur, l’audience portant sur la requête no 65 a été tenue en l’absence des accusés et du public, et des amici curiae ont été nommés pour représenter les intérêts des accusés et pour situer le tribunal dans un contexte contradictoire. Les mêmes amici ont aussi été nommés pour les requêtes en arrêt des procédures. Les renseignements qui leur ont été communiqués sur la requête no 65 constituaient le fondement des arguments sous scellés des amici concernant les requêtes en arrêt des procédures.
D.           Requêtes en arrêt des procédures pour abus de procédure
[16]                          Avant l’inscription des déclarations de culpabilité, les deux avocats de la défense ont demandé l’arrêt des procédures pour abus de procédure sur la base du test énoncé par notre Cour dans l’arrêt R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, par. 32.
[17]                          L’arrêt des procédures est une réparation extraordinaire réservée aux « cas les plus manifestes » (Babos, par. 31). La défense a plaidé que le comportement inacceptable des policiers avait porté atteinte aux droits à un procès équitable de MM. Johnston et Haevischer et miné l’intégrité du système de justice. Les allégations entrent dans trois catégories fondamentales. Les deux premières, qui ont été soulevées par les avocats de la défense, sont (1) l’inconduite policière généralisée; et (2) les conditions inhumaines de détention provisoire de MM. Johnston et Haevischer. La troisième catégorie comprend les arguments sous scellés des amici.
[18]                          La première catégorie contenait des allégations multidimensionnelles d’inconduite policière. Messieurs Johnston et Haevischer ont contesté le recours, dans l’enquête, à la stratégie de [traduction] « changement de camp des témoins », qu’ils ont qualifié « [d’]extrêmement musclée » (2014 BCSC 2172, 321 C.R.R. (2d) 192, par. 29). De plus, ils ont allégué qu’il y avait eu inconduite criminelle et inconduite d’une autre nature de la part des agents qui ont participé à l’enquête E‑Peseta. En particulier, le serg. Brassington, le s.é.‑m. Attew et deux autres agents ont entretenu des relations d’exploitation sexuelle avec deux témoins féminins protégés. Il convient de souligner que le serg. Brassington et le s.é.‑m. Attew étaient des enquêteurs principaux dans l’enquête E‑Peseta, et constituaient des [traduction] « piliers » dans les efforts visant à nouer des liens et à traiter avec les témoins dans le cadre de la stratégie de « changement de camp des témoins ». Enfin, ils ont allégué que les policiers avaient mal géré les fonds, la preuve, les témoins, les agents et les indicateurs. Parmi les allégations les plus graves, on reprochait aux quatre agents ayant commis une inconduite d’avoir perdu des éléments de preuve et au s.é.‑m. Attew et au serg. Brassington d’avoir compromis la sécurité de deux témoins féminins en révélant à tort où elles se trouvaient.
[19]                          La seconde catégorie d’allégations concernait les conditions dans lesquelles MM. Johnston et Haevischer ont été détenus après leur arrestation. Les avocats de la défense ont affirmé que MM. Johnston et Haevischer avaient été délibérément détenus de façon punitive en isolement cellulaire pendant 14 mois, dans des conditions dures et inhumaines, contrairement aux art. 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés et aux obligations internationales en matière de droits de la personne. La cellule de M. Haevischer était froide et immonde, maculée de mucus, d’excréments et de sang. La cellule de M. Johnston n’a reçu aucune lumière naturelle pendant des mois. Les deux étaient confinés dans leur cellule, seuls, 22 ou 23 heures par jour, et ne disposaient que d’occasions extrêmement limitées d’avoir des visites ou des contacts. En pratique, ils étaient coupés de tout contact. Ces conditions ont entraîné une détérioration physique et des effets préjudiciables importants sur leur santé mentale — les deux ont craint de perdre la raison. Les avocats de la défense ont soutenu que ce traitement illégal faisait partie de la stratégie de « changement de camp des témoins » et visait à susciter le besoin chez les détenus de réclamer l’aide de la police afin que leur situation désespérée change.
[20]                          L’isolement cellulaire de MM. Johnston et Haevischer a pris fin seulement après que M. Bacon, qui avait été détenu dans des conditions tout aussi épouvantables en attendant son procès pour les six meurtres de Surrey, a présenté une demande d’habeas corpus sollicitant son intégration à la population carcérale générale, laquelle a été accueillie (voir Bacon c. Surrey Pretrial Services Centre, 2010 BCSC 805, 11 Admin. L.R. (5th) 1, par. 292). Le juge McEwan, qui a accueilli la demande de M. Bacon, a vivement condamné ces conditions et jugé le traitement de M. Bacon contraire aux art. 7 et 12 de la Charte.
[21]                          La troisième catégorie d’allégations a été présentée par les amici, qui ont invoqué un motif supplémentaire d’inconduite policière reposant sur des renseignements confidentiels communiqués pendant l’instruction de la requête no 65. Leurs observations ont été faites à huis clos et ex parte.
E.            La demande de la Couronne relative à une audience de type Vukelich

[22]                        En temps normal, ces requêtes en arrêt des procédures seraient instruites lors d’une audience distincte à l’intérieur du procès appelée « voir‑dire » (R. c. Sadikov, 2014 ONCA 72, 305 C.C.C. (3d) 421, par. 30‑31; Erven c. La Reine, 1978 CanLII 19 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 926, p. 931‑932)[1]. À la fin du voir‑dire, le juge déciderait si les requêtes sont accueillies ou rejetées sur le fond, répondant à la question ultime, soit la suivante : « les requérants se sont-ils acquittés du fardeau de preuve applicable en établissant les faits qui satisfont à chacune des exigences juridiques de la réparation demandée? » En l’espèce, le juge devrait décider si les requérants ont respecté les trois parties du test de l’arrêt Babos de sorte que les arrêts des procédures sont justifiés dans les circonstances.
[23]                          Cette question ultime est restée sans réponse parce que la Couronne a plutôt demandé que la juge tienne d’abord le type d’audience décrit dans la jurisprudence de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt R. c. Vukelich (1996), 1996 CanLII 1005 (BC CA), 78 B.C.A.C. 113. D’autres provinces ont des procédures semblables qui portent des noms différents. Une audience de type Vukelich se tient avant que le tribunal statue sur le fond de la requête sous‑jacente, et pose une question très différente : la requête sous‑jacente devrait‑elle être rejetée sommairement ou devrait‑elle être autorisée à faire l’objet d’un voir‑dire? La norme qu’il convient d’appliquer à l’égard de cette question préliminaire concernant le rejet sommaire est au cœur du présent pourvoi.
[24]                          En l’espèce, la raison pour laquelle la Couronne a demandé le rejet sommaire lors d’une audience de type Vukelich était qu’aucune des requêtes de la défense ne révélait [traduction] « un fondement suffisant pour établir qu’une audition de la preuve est nécessaire ou aidera la Cour à juger du bien‑fondé de la requête » (d.a., vol. XIV, p. 22). Même si les allégations s’avéraient, la Couronne a fait valoir que celles‑ci ne satisferaient pas à la norme en matière d’abus de procédure ou qu’elles ne représenteraient pas un cas des plus manifestes justifiant le prononcé d’un arrêt des procédures.
F.            L’audience de type Vukelich
[25]                          La juge Wedge a accepté de tenir l’audience de type Vukelich réclamée par la Couronne. L’instruction de la motion en rejet sommaire a duré six jours et était divisée en une portion publique et une portion à huis clos. Les avocats de la défense ont présenté des observations et déposé des pièces lors de la portion publique. Seuls les amici ont présenté des observations mises sous scellés et produit des pièces mises sous scellés lors de la portion à huis clos. (Monsieur Johnston, M. Haevischer et les avocats de la défense n’ont pas eu et n’ont toujours pas accès aux documents sous scellés.) Il n’y a eu aucune possibilité de présenter des témoignages de vive voix ou de contre‑interroger des témoins‑clés ni au cours de la portion publique ni au cours de la portion à huis clos.
[26]                          Le dossier écrit relatif à la motion en rejet sommaire était volumineux. De nombreuses pièces ont été produites lors de la portion publique de l’audience, dont divers documents policiers exposant la stratégie adoptée par la GRC pour mener l’enquête E‑Peseta et de nombreux documents portant sur la détention de MM. Johnston et Haevischer. Les pièces mises sous scellés produites lors de la portion à huis clos de l’audience étaient importantes et ont étoffé l’ensemble du dossier.
[27]                          Même si le dossier public était volumineux, il ne représentait pas la totalité des éléments de preuve que la défense souhaitait soumettre à la juge Wedge. Les avocats de la défense ont indiqué qu’ils souhaitaient obtenir d’autres éléments de preuve, dans le cas où la juge décidait de tenir un voir‑dire. Ils entendaient appeler à la barre certains agents de la GRC pour les contre‑interroger, notamment ceux impliqués dans l’inconduite policière, ceux ayant aidé à élaborer la stratégie de « changement de camp des témoins » et ceux ayant pris part aux décisions de placer MM. Johnston et Haevischer en isolement cellulaire. Ils entendaient aussi appeler à la barre des agents correctionnels pour les contre‑interroger concernant le recours à l’isolement cellulaire, ainsi que des experts pour qu’ils témoignent au sujet des répercussions de l’isolement cellulaire sur la santé mentale et le bien‑être physique de MM. Johnston et Haevischer. Enfin, ils entendaient produire d’autres documents qui, croyaient‑ils, prendraient forme une fois qu’ils auraient reçu toute la preuve.
G.           La décision rendue à l’issue de l’audience de type Vukelich : Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2014 BCSC 2172, 321 C.R.R. (2d) 192 (motifs publics); 2014 BCSC 2194 (motifs sous scellés)
[28]                          Sur la base de ce dossier écrit volumineux mais limité, la juge Wedge a rejeté sommairement les requêtes sous‑jacentes en arrêt des procédures.
[29]                          La juge Wedge a affirmé que le test relatif au rejet sommaire consistait à savoir si une audition de la preuve (c.‑à‑d., un voir‑dire) aiderait le tribunal à décider si les abus allégués pourraient permettre à MM. Johnston et Haevischer d’obtenir un arrêt des procédures. Elle a mentionné les décisions R. c. Wilder, 2004 BCSC 304, et R. c. Hamill (1984), 1984 CanLII 39 (BC CA), 14 C.C.C. (3d) 338 (C.A. C.‑B.), et a conclu que les requêtes pouvaient être rejetées sommairement [traduction] « si [. . .] les motifs exposés par les requérants ne peuvent pas justifier un arrêt des procédures » (par. 9).
[30]                          La juge Wedge s’est demandé si la défense pouvait satisfaire au test de l’arrêt Babos pour un arrêt des procédures fondé sur un abus de procédure. Ce test exige que le requérant démontre (1) qu’il y a une « atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui “sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue” »; (2) qu’il n’y a « aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte »; et (3) que, « [s]’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, [. . .] les intérêts militant en faveur de cet arrêt [l’emportent] sur “l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond” » (Babos, par. 32, citant R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 54 et 57).
[31]                          À la première étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Babos, la juge Wedge a reconnu, pour les besoins de l’audience de type Vukelich, que certains actes pouvaient représenter un abus de procédure et que l’inscription de déclarations de culpabilité à la lumière de ces actes porterait atteinte à l’intégrité du système de justice. Certains actes répréhensibles commis par les quatre agents — entretenir des relations d’exploitation sexuelle, compromettre la sécurité de témoins protégés, mentir à des supérieurs et trafiquer des demandes de paiement d’heures supplémentaires et de remboursement de dépenses — pourraient constituer un abus de procédure. Toutefois, elle a rejeté l’allégation selon laquelle la stratégie de « changement de camp des témoins » et les autres pratiques d’enquête contestées représentaient un abus de procédure. La juge Wedge a également reconnu que les conditions dans lesquelles MM. Johnston et Haevischer avaient été détenus violaient leurs droits garantis par les art. 7 et 12 de la Charte et constituaient un abus de procédure. Enfin, la juge Wedge a accepté certaines allégations d’abus soulevées par les amici, mais a rejeté certaines inférences avancées par ceux‑ci qui étaient favorables à MM. Johnston et Haevischer. Elle a plutôt préféré des inférences favorables à la thèse de la Couronne. Elle a statué que les documents à sa disposition lors de l’audience de type Vukelich n’appuyaient pas la théorie des amici.
[32]                          À la deuxième étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Babos, la juge Wedge a reconnu, pour les besoins de l’audience de type Vukelich, qu’il n’y avait aucune autre réparation pour les violations qu’elle avait cernées.
[33]                          À la troisième étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Babos, la juge Wedge a établi qu’il ne s’agissait pas d’un [traduction] « cas des plus manifestes » où un arrêt des procédures était justifié (par. 153). D’un côté de la balance, l’inconduite des quatre agents était extrêmement grave. Toutefois, l’inconduite s’était arrêtée : les agents avaient été suspendus et retirés de l’enquête. De plus, les témoins féminins touchés n’ont pas été convoqués au procès, ce qui tempère la gravité de l’inconduite. Même si les conditions de détention équivalaient à une inconduite grave, prolongée et généralisée ayant eu des conséquences immédiates et importantes sur la santé mentale et physique de MM. Johnston et Haevischer, la juge Wedge a noté que les conditions ne se perpétuaient pas et que la conduite de l’État avait été critiquée par le juge McEwan. Elle a également accordé du poids à l’inconduite qu’alléguaient les amici (mais non aux inférences qu’elle avait rejetées). De l’autre côté de la balance, les crimes étaient extrêmement graves : les circonstances des infractions étaient choquantes, il y avait six victimes et le mobile des auteurs des meurtres était le désir de démontrer la puissance des Red Scorpions, de semer la peur chez les gangs rivaux et de faire croître le trafic de drogue des Red Scorpions. La société et les membres des familles des défunts avaient un intérêt à ce que des déclarations de culpabilité soient inscrites. Pour la juge Wedge, ces considérations pesaient plus lourd dans la balance.
[34]                          La juge Wedge a conclu que même si les requêtes étaient envisagées de la façon la plus favorable, les motifs exposés ne pourraient pas justifier un arrêt des procédures. Une audition de la preuve (c.‑à‑d., un voir‑dire) sur le fond ne serait donc d’aucune aide pour le tribunal. Pour ces motifs, elle a rejeté sommairement les requêtes et inscrit les déclarations de culpabilité.
H.           Appel de la décision rendue à l’issue de l’audience de type Vukelich : Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2021 BCCA 34, 487 C.R.R. (2d) 48 (les juges Tysoe, MacKenzie et Willcock)
[35]                          La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que la juge Wedge n’aurait pas dû rejeter sommairement les requêtes en arrêt des procédures lors de l’audience de type Vukelich. Celles‑ci auraient dû être examinées en détail et tranchées lors d’un voir‑dire sur le fond. La cour a accueilli les appels, annulé les déclarations de culpabilité, confirmé les verdicts de culpabilité et renvoyé les requêtes en arrêt des procédures au tribunal de première instance en vue de la tenue d’un voir‑dire.
[36]                          La cour a reconnu que la décision d’un juge de tenir un voir‑dire ou une audition de la preuve est discrétionnaire et commande la déférence. Néanmoins, la juge Wedge a commis une erreur concernant les observations sous scellés des amici en soupesant la preuve, en tirant des inférences et en établissant des faits sur la foi d’un dossier incomplet. Elle n’a pas considéré les observations des amici de la façon la plus favorable et n’a pas tenu pour avérés les faits allégués. Les amici avaient indiqué des interprétations suffisamment raisonnables et des inférences suffisamment plausibles de sorte qu’une audition complète de la preuve était justifiée.
[37]                          En outre, la juge Wedge a imposé une norme trop élevée pour permettre l’audition de la preuve. Le critère préliminaire est censé être peu élevé et il était respecté en l’espèce. Lorsque la juge a conclu que les première et deuxième étapes de l’analyse énoncée dans l’arrêt Babos avaient été franchies, il était évident que les requêtes n’étaient pas frivoles. Toutefois, la mise en balance effectuée par la juge à la troisième étape visait à trancher la question ultime, sans qu’elle dispose de l’ensemble de la preuve.
[38]                          En outre, la cour a admis certains des nouveaux éléments de preuve produits par les amici. La cour a conclu que cela démontrait qu’il y avait des éléments de preuve contradictoires quant aux faits pertinents pour l’argument des amici et qu’un juge pouvait tirer différentes conclusions sur l’ampleur de l’inconduite.
[39]                          De plus, la cour a fait remarquer qu’en droit, aucune catégorie d’infraction — peu importe sa gravité — ne peut échapper à la portée de la doctrine de l’abus de procédure. Le tribunal conserve toujours la faculté de se dissocier d’une inconduite en ordonnant un arrêt des procédures.
III.         Analyse
[40]                          La principale question en appel est de savoir si la juge du procès a fait erreur en rejetant sommairement les requêtes en arrêt des procédures pour abus de procédure. Pour répondre à cette question, notre Cour doit établir le critère préliminaire qu’il convient d’appliquer concernant le rejet sommaire d’une requête dans le contexte du droit criminel.
[41]                          J’examinerai d’abord l’origine de l’audience de type Vukelich et les valeurs de l’efficacité et de l’équité du procès. Ensuite, je déterminerai et j’expliquerai le critère préliminaire qu’il convient d’appliquer : une requête ne peut être rejetée sommairement sans audience que si elle est manifestement frivole. Je me prononcerai également sur le cadre d’analyse relatif aux motions en rejet sommaire, notamment les questions de savoir à qui incombe le fardeau de la preuve et ce qui doit faire partie du dossier.
[42]                          Dans la dernière partie, j’appliquerai la norme de la « frivolité manifeste » à la présente espèce. À l’instar de la Cour d’appel, j’estime que les requêtes n’étaient pas manifestement frivoles et auraient dû être instruites et tranchées sur le fond.
A.           Rejet sommaire dans le contexte du droit criminel
(1)         Origine de l’audience de type Vukelich
[43]                          L’audience de type Vukelich tire son origine d’une décision rendue en 1996 qui confirmait le refus du juge du procès de tenir un voir‑dire sur la constitutionnalité d’un mandat de perquisition (Vukelich, par. 8). Le juge en chef McEachern, au nom de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, s’est fortement appuyé sur la décision ontarienne R. c. Kutynec (1992), 1992 CanLII 7751 (ON CA), 70 C.C.C. (3d) 289 (C.A.), qui reconnaissait qu’un [traduction] « juge du procès peut écarter les requêtes dépourvues de fondement factuel ou juridique, et peut décider comment et quand il convient de régler celles qui sont peut‑être fondées » (p. 302). Le juge en chef McEachern a ajouté que les juges du procès doivent [traduction] « maîtriser le déroulement de l’instance » (par. 26). Sur le plan de la procédure, il a approuvé [traduction] « une approche souple [. . .] plutôt qu’[une] procédure formelle » servant à décider s’il devrait ou non procéder à un voir‑dire et comment celui‑ci devrait se dérouler (par. 23). La même approche a été adoptée dans l’arrêt Kutynec. Le juge en chef McEachern estimait que l’on pouvait répondre aux deux questions à partir des déclarations des avocats, peut‑être avec un affidavit à l’appui.
[44]                          En raison de la nature de la requête sous‑jacente, le juge en chef McEachern n’avait pas à formuler une norme générale servant à déterminer les situations où une requête présentée lors d’un procès criminel devrait être rejetée sommairement. La requête présentée par la défense dans l’affaire Vukelich contestait un mandat de perquisition et se fondait sur l’arrêt R. c. Garofoli, 1990 CanLII 52 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1421. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que les portions contestées avec succès d’une dénonciation doivent être retranchées, après quoi le juge du procès doit déterminer si le reste de la dénonciation appuie la délivrance du mandat. Dans l’arrêt Vukelich, le juge du procès a appliqué le cadre énoncé dans l’arrêt Garofoli pour conclure au vu du dossier, tenant pour avérées toutes les allégations de la défense et retranchant les renseignements contestés, qu’il y avait toujours suffisamment de renseignements pour délivrer le mandat. Vu la nature de la requête de la défense et les principes déjà établis par l’arrêt Garofoli, le juge en chef McEachern a conclu que la tenue d’un voir‑dire [traduction] « ne faciliterait pas l’instruction régulière des vraies questions » (par. 26).
[45]                          Depuis 1996, des audiences de type Vukelich ont été tenues dans bien des cas autres que portant sur des mandats de perquisition, et on y a fréquemment recours dans les procès criminels en Colombie‑Britannique. Même s’il est plus fréquent que la Couronne demande une audience de type Vukelich pour rejeter sommairement une requête de la défense, la fonction de filtrage du juge du procès s’applique également aux requêtes de la Couronne, et les avocats de la défense demandent parfois des audiences de type Vukelich (voir R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659, par. 38; R. c. Biring, 2021 BCSC 2678, par. 5 (CanLII); R. c. Kuntz‑Angel, 2020 BCSC 1777, par. 71 (CanLII)).
(2)         Valeurs sous‑jacentes : efficacité et équité du procès
[46]                          La norme sélectionnée concernant le rejet sommaire lors d’une audience de type Vukelich sera fondée sur les deux ensembles de valeurs sous‑jacentes en jeu dans de telles procédures : l’efficacité du procès et l’équité de celui‑ci. Ces valeurs coexistent et [traduction] « il faut tendre vers les deux pour que l’un[e] et l’autre se réalisent : [elles] sont, en pratique, interdépendant[es] » (R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 27, citant B.C. Justice Reform Initiative, A Criminal Justice System for the 21st Century (2012), p. 75).
a)              Efficacité du procès
[47]                        Dans les contextes civil et criminel, les juges du procès jouent un rôle de gardien et peuvent rejeter sommairement certaines requêtes sans qu’il y ait d’audience sur le fond.
[48]                        Une demande dans une affaire civile sera radiée « s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable » ou, autrement dit, si la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie (R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17). La radiation de ce type de demandes « élagu[e] les litiges », « favorise l’efficacité et fait épargner temps et argent » et permet aux plaideurs de se concentrer sur les demandes importantes (par. 19‑20). Dans le même ordre d’idées, les règles civiles régissant le jugement sommaire, lequel peut généralement être rendu lorsqu’il n’y a aucune question véritable requérant la tenue d’un procès, doivent recevoir « une interprétation large et propice à la proportionnalité et à l’accès équitable à un règlement abordable, expéditif et juste des demandes » (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 5; voir aussi par. 34).
[49]                        Les mêmes objectifs sont importants dans le contexte criminel, où il est évident que les délais excessifs doivent être réduits pour que les procès soient efficaces (voir R. c. Glegg, 2021 ONCA 100, 400 C.C.C. (3d) 276, par. 36; Jordan, par. 114 et 139; Cody, par. 36‑39). Le rejet des requêtes non fondées dans le contexte du droit criminel contribue à faire en sorte que les procès aient lieu dans un délai raisonnable, ce qui représente une « part essentielle de l’engagement de notre système de justice criminelle de traiter les inculpés présumés innocents de manière à protéger leurs droits à la liberté, à la sécurité de leur personne et à un procès équitable » (Jordan, par. 20). « [L]es procès instruits en temps utile ont des répercussions sur les autres personnes qui interviennent dans les procès criminels et qui sont touchées par eux, de même que sur la confiance du public envers l’administration de la justice » (par. 22).
[50]                        De fait, les limites de temps établies dans l’arrêt Jordan en ce qui a trait à la durée de la plupart des procès criminels devraient inciter ceux qui présentent des requêtes sous‑jacentes, ou qui réclament le rejet sommaire de telles requêtes, à se demander sérieusement si ces étapes sont nécessaires et à évaluer leur incidence sur la durée du procès. Tous les participants dans le système de justice criminelle ont la responsabilité d’adopter une « approche proactive qui permet de prévenir les délais inutiles en s’attaquant à leurs causes profondes » (Cody, par. 36, citant Jordan, par. 137). Le fait que les décisions concernant le rejet sommaire jouissent d’un degré élevé de déférence encourage les juges du procès à assumer cette responsabilité et à exercer ce pouvoir discrétionnaire au besoin (voir R. c. Samaniego, 2022 CSC 9, par. 25; R. c. Edwardsen, 2019 BCCA 259, par. 75 (CanLII); R. c. Orr, 2021 BCCA 42, 399 C.C.C. (3d) 441, par. 53‑54).
[51]                        L’efficacité ne vise pas, toutefois, la simplicité ou la rapidité comme fins en soi. La complexité dans les procès criminels constitue parfois un passage obligé et l’objectif est d’éviter les délais disproportionnés ou indus, qui portent atteinte aux intérêts de la justice (voir Jordan, par. 43). Les procès, et les requêtes soumises à leur égard, devraient avoir une durée proportionnée. Ce qui est requis pour l’examen juste et équitable d’une requête donnée dépendra de la nature de celle‑ci et du contexte du procès dans son ensemble. Les juges du procès devraient chercher à éviter toute « étape procédurale ou requête qui est engagée à tort ou qui dure plus longtemps que nécessaire » car elle « empêche[rait] d’autres plaideurs méritants de se pourvoir en temps utile devant les tribunaux » (par. 43). Ces étapes n’augmentent pas la qualité de la justice dans ce procès précis. De même, les juges du procès devraient examiner attentivement les décisions prises au nom de l’efficacité afin de s’assurer qu’elles font réellement sauver du temps et des ressources judiciaires au tribunal. Les économies escomptées devraient être à la fois réelles et requises. Il s’agit d’un facteur important lors de l’examen de motions en rejet sommaire qui se prolongent et qui sont axées sur le bien‑fondé, lesquelles occasionnent souvent d’autres formes de coûts et de délais (dans le contexte civil, voir Hryniak, par. 6).
[52]                          Malheureusement, un examen de la jurisprudence révèle qu’à mesure que les audiences de type Vukelich proliféraient, devenant presque monnaie courante, leur objectif d’accroître l’efficacité des procès ne s’est pas réalisé en pratique. Dans bien des cas, elles sont inutilement longues et axées sur le bien‑fondé de la requête sous‑jacente. Une audience de type Vukelich [traduction] « réclamée avec insistance par la Couronne » peut se transformer en un « long examen préalable à l’audience du menu détail de la requête déposée par l’accusé » et donner lieu à une répétition des arguments lors du voir‑dire final (R. c. Tse, 2008 BCSC 867, par. 21 (CanLII); voir aussi par. 23). Par conséquent, l’audience [traduction] « consomme, inutilement, les ressources très limitées dont l’audience visait elle‑même à éviter le gaspillage » (R. c. Ali‑Kashani, 2017 BCPC 358, par. 52 (CanLII)).
[53]                          Le fait que l’objectif initial de l’audience de type Vukelich ne se soit pas toujours concrétisé est illustré par la présente affaire. En l’espèce, l’audience de type Vukelich qui a duré six jours comprenait des observations détaillées des avocats, une preuve substantielle et un examen en profondeur du bien‑fondé des requêtes en arrêt des procédures. Elle a engendré une longue procédure d’appel qui entraînera une répétition des mêmes arguments lorsque les requêtes seront finalement instruites sur le fond.
[54]                        De toute évidence, on ne peut pas simplement tenir pour acquis que le rejet sommaire est une façon sûre d’accroître l’efficacité. Pour faire preuve de pragmatisme et tenir compte de la proportionnalité, les juges devraient recenser et soupeser toutes les répercussions des divers choix de procédure. Les ressources qui seraient théoriquement économisées s’il n’y avait pas instruction de la principale requête sous‑jacente ne constituent qu’une partie du tableau. Les juges doivent aussi prendre en compte leurs vastes pouvoirs de gestion de l’instance, qui leur permettent de maîtriser le déroulement de l’instance et les processus et procédures de la requête sous‑jacente. Ces pouvoirs contribuent à atténuer les préoccupations légitimes concernant les procès prolixes, les recherches à l’aveuglette, les processus disproportionnés et les délais indus. Ils ne constituent pas une réponse complète, mais ils jouent un rôle important parce qu’ils favorisent les procédures proportionnées.
b)            Équité du procès
[55]                        Même si l’objectif de l’efficacité du procès est pressant, le rejet sommaire soulève aussi des préoccupations concernant l’équité parce qu’il est contraire au principe voulant que les parties doivent avoir la possibilité de présenter leur position et de voir leur preuve, leurs demandes et leurs allégations jugées au fond. Dans les affaires civiles, les tribunaux ont une certaine réticence à priver le demandeur d’un jugement tôt dans le processus en raison du préjudice potentiel qui peut découler du rejet prématuré de la demande — particulièrement lorsque la demande est inédite ou est un cas limite.
[56]                        Dans les affaires criminelles, l’équité du procès est plus qu’un objectif de politique générale : c’est un impératif constitutionnel. Un procès criminel porte sur des allégations faites par l’État contre un accusé dont la liberté est souvent en jeu. Le rejet sommaire de requêtes en droit criminel peut restreindre le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et son droit à un procès équitable, garantis par l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte, en empêchant celui‑ci de présenter en détail ses arguments et d’obtenir des éléments de preuve à l’appui de sa requête (voir Dersch c. Canada (Procureur général), 1990 CanLII 3820 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1505; R. c. Rose, 1998 CanLII 768 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 262). Il y a, évidemment, des limites à ces droits. Par exemple, les personnes accusées n’ont pas droit à un voir‑dire et, si un voir‑dire est ordonné, elles n’ont pas droit au style de voir‑dire qu’elles préfèrent (Vukelich, par. 26). Le juge du procès décide s’il y a un voir‑dire et, le cas échéant, de la façon dont celui‑ci se déroule et s’il devrait comprendre une audition de la preuve. Néanmoins, le rejet sommaire de requêtes présentées dans le contexte du droit criminel met en cause les droits de l’accusé et, dans certaines circonstances, peut les restreindre.
[57]                        En raison de cette dimension constitutionnelle, les règles et les critères préliminaires dans le domaine civil peuvent donner des indications limitées, mais ne peuvent pas simplement être adoptés ou transposés dans le domaine criminel. Dans ce domaine de droit public, les droits de l’accusé garantis par la Charte doivent être pris en compte, particulièrement lorsque la requête sous‑jacente est présentée par la défense en vue du respect de ses droits à un procès équitable. De plus, les réalités qui sont propres aux procès criminels doivent être respectées. Cela comprend une appréciation des vastes nature, étendue, portée et variété des requêtes possibles dans un contexte de droit criminel — des questions qui vont bien au‑delà de celles soulevées par les déclarations dans les affaires civiles. Dans le contexte criminel, certaines requêtes sont régies par un ensemble distinct de règles de procédure criminelle, de processus et de normes d’origine législative, et d’autres sont régies par des précédents de longue date. Les caractéristiques distinctes du contexte criminel ont des incidences à la fois sur la norme qu’il convient d’appliquer concernant le rejet sommaire et sur la façon dont elle doit être appliquée dans des cas individuels.
[58]                        Les préoccupations concernant l’équité du procès peuvent naître de nombreuses façons. Établir une norme trop souple pour le rejet sommaire risque de faire en sorte que des requêtes qui auraient pu être accueillies après une audience complète sur le fond soient rejetées sur la base d’un dossier limité ou incomplet. Ce risque devient particulièrement pertinent lorsqu’une partie présente des arguments inédits, qui peuvent avoir une grande valeur de précédent et permettre au droit d’évoluer. Comme il a été reconnu dans le contexte civil, « [l]’approche doit être généreuse et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute demande inédite, mais soutenable » (Imperial Tobacco, par. 21). Cette préoccupation s’applique tout autant dans les affaires criminelles : les tribunaux ont reconnu le risque que des demandes inédites soient réprimées, étant donné que [traduction] « les contours des droits constitutionnels sont établis grâce aux litiges relatifs à des questions nouvelles, non réglées et litigieuses » (R. c. McDonald, 2013 BCSC 314, par. 44 (CanLII); Teal Cedar Products Ltd. c. Rainforest Flying Squad, 2022 BCSC 429, par. 14‑15 (CanLII)). Certains intervenants ont souligné qu’une requête inédite pourrait exiger un examen approfondi de la preuve pour que les questions puissent être cernées adéquatement. Je suis aussi de cet avis.
[59]                        Ces préoccupations sont à la base de la jurisprudence actuelle et concordent avec celle‑ci, laquelle reconnaît que l’équité du procès exige un critère préliminaire peu élevé pour la tenue d’un voir‑dire, de sorte que la plupart des requêtes sont instruites au fond (voir R. c. Frederickson, 2018 BCCA 2, par. 33 (CanLII)). De fait, les parties devant notre Cour s’entendent généralement toutes pour dire qu’il ne devrait pas y avoir de difficulté à ce que la requête présentée par un accusé fasse l’objet d’un voir‑dire, bien qu’elles ne s’entendent pas sur la norme exacte devant être appliquée.
c)              Les valeurs de l’efficacité et de l’équité du procès appuient un critère préliminaire rigoureux pour le rejet sommaire dans le contexte criminel
[60]                        Les valeurs sous‑jacentes de l’efficacité du procès et de l’équité de celui‑ci commandent la conclusion qu’un critère préliminaire rigoureux devrait être appliqué aux motions en rejet sommaire lors de procès criminels. Comme son nom l’indique, une procédure sommaire est censée être sommaire : préliminaire, brève et s’apparentant plus à un survol qu’à un examen en profondeur. Le rejet sommaire repose sur des allégations et est étayé par l’artifice consistant à tenir pour avérés les faits allégués. En revanche, une instruction sur le fond suppose une décision définitive sur les faits et sur la question de savoir si, après un examen complet, les faits établis étayent les allégations et justifient la réparation demandée.
[61]                        Une norme rigoureuse est aussi étayée par les caractéristiques particulières des procès criminels, notamment la façon dont les vastes pouvoirs de gestion de l’instance du juge du procès peuvent contribuer à assurer l’utilisation efficace, efficiente et proportionnée des ressources judiciaires, ainsi que le respect des droits de l’accusé à un procès équitable. Les juges ont une fonction de gardien et l’objectif est que seules les requêtes qui devraient être visées par le pouvoir de rejet sommaire soient dans les faits rejetées sommairement. Les juges du procès devraient donc pécher par excès de prudence lorsqu’ils se voient demander de rejeter sommairement une requête présentée dans le contexte du droit criminel. Cela est particulièrement vrai à la lumière de la norme de contrôle empreinte de déférence appliquée en appel aux décisions d’un juge en matière de gestion de l’instance (Samaniego, par. 25; Edwardsen, par. 75). Le critère préliminaire et la norme choisis concernant le rejet sommaire doivent respecter l’observation de notre Cour (dans le contexte de la sélection des jurés) selon laquelle « une injustice occasionnelle ne saurait être acceptée comme étant le prix à payer pour l’efficacité » (R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 28).
B.            Le critère préliminaire de la « frivolité manifeste » pour le rejet sommaire
[62]                          J’aborde maintenant la question au cœur du présent pourvoi : quel est le critère préliminaire qu’il convient d’appliquer relativement au rejet sommaire des requêtes présentées dans le contexte du droit criminel? J’examine brièvement l’incertitude dans la jurisprudence. J’indique ensuite le critère préliminaire approprié, qui consiste à savoir si la requête sous‑jacente est manifestement frivole, et j’explique pourquoi ce critère préliminaire favorise à la fois l’efficacité du procès et l’équité de celui‑ci. J’expose aussi pourquoi les autres critères préliminaires proposés conviennent moins aux motions en rejet sommaire et je donne des indications concernant la façon dont la norme de la « frivolité manifeste » doit être appliquée, la partie à qui incombe le fardeau concernant la motion en rejet sommaire et quel type de dossier devrait être déposé. Je conclus par un résumé du cadre d’analyse applicable aux motions en rejet sommaire.
(1)         Examen de la jurisprudence
[63]                          Le critère préliminaire [traduction] « a été exprimé de différentes manières à différents moments » (McDonald, par. 18). Il a notamment été décrit comme n’ayant aucune chance raisonnable de succès (Cody, par. 38); étant frivole ou manifestement frivole (Jordan, par. 63; Cody, par. 38; Accurso c. R., 2022 QCCA 752, par. 323 et 329 (CanLII); Brûlé c. R., 2021 QCCA 1334, par. 31 (CanLII)); ne comportant aucun motif pour lequel la requête pourrait être accueillie (Cody, par. 38); n’indiquant aucune probabilité raisonnable que le voir‑dire sera utile (R. c. Pires, 2005 CSC 66, [2005] 3 R.C.S. 343, par. 35); étant voué à l’échec (R. c. Armstrong, 2012 BCCA 242, 350 D.L.R. (4th) 457, par. 38; R. c. Omar, 2007 ONCA 117, 84 O.R. (3d) 493, par. 31; R. c. Cobb, 2021 QCCQ 546, par. 7 et 157 (CanLII); R. c. Gill, 2018 BCSC 661 (« Gill (C.S. C.‑B.) »), par. 36 (CanLII)); étant non fondé à première vue (Cobb, par. 7); ne reposant sur aucun fait raisonnablement susceptible de justifier en dernière analyse une réparation (Gill (C.S. C.‑B.), par. 36); étant dépourvu de fondement factuel ou juridique (Kutynec, p. 302); n’ayant aucun fondement dans la preuve (Omar, par. 31); étant complètement dénué de fondement (R. c. Sandhu, 2021 MBQB 22, par. 23 (CanLII)); ou étant « manifestement mal fond[é] et frivole » (Valcourt c. R., 2019 QCCA 903, par. 6 (CanLII)). En fait, certaines décisions comprennent de multiples combinaisons de ces mots ou expressions (voir, p. ex., Cobb, par. 7; Gill (C.S. C.‑B.), par. 36; Omar, par. 31).
[64]                          Comme il ressort des citations susmentionnées, cette incertitude ne se limite pas à la Colombie‑Britannique. Les provinces et territoires de l’ensemble du pays ont invoqué une combinaison de décisions, y compris Vukelich, Kutynec et Cody, à l’appui du pouvoir du juge du procès de rejeter sommairement des requêtes (voir, p. ex., R. c. RV, 2022 ABCA 218, par. 63‑64 (CanLII); R. c. Wesaquate, 2022 SKCA 101, 418 C.C.C. (3d) 225, par. 93; R. c. Giesbrecht, 2019 MBCA 35, [2019] 7 W.W.R. 280, par. 134‑136; R. c. Greer, 2020 ONCA 795, 397 C.C.C. (3d) 40 (« Greer (C.A. Ont.) »), par. 108, 111 et 113; Accurso, par. 311‑312; R. c. Emery Martin, 2021 NBBR 67, par. 14 (CanLII); Carver c. R., 2021 PESC 40, par. 16 (CanLII); R. c. Greenwood, 2022 NSCA 53, 415 C.C.C. (3d) 89, par. 147‑148; R. c. Lehr, 2018 NLSC 249, 426 C.R.R. (2d) 1, par. 14‑18; R. c. Smith, 2021 YKTC 60, par. 5 et 13 (CanLII); R. c. Denechezhe, 2021 YKTC 18, par. 82 (CanLII)).
[65]                        Bien que les diverses formulations visent toutes à éviter les voir‑dire inutiles et entraînant le gaspillage de ressources, M. Johnston avait raison lorsqu’il a fait valoir que la reformulation d’une norme à l’aide de différents mots et expressions crée de la confusion et engendre de l’incertitude. La jurisprudence actuelle est donc incertaine et démontre que la Cour doit clarifier le critère préliminaire qu’il convient d’appliquer concernant le rejet sommaire de requêtes présentées dans le contexte du droit criminel. Il s’agit de la première fois que cette question est soulevée et la Cour est maintenant appelée à établir le bon critère préliminaire fondé sur les principes fondamentaux.
(2)         Le critère préliminaire de la « frivolité manifeste »
[66]                          Je conclus que la norme qu’il convient d’appliquer concernant le rejet sommaire est celle consistant à établir si la requête sous‑jacente est manifestement frivole. Cette norme est tirée de la jurisprudence portant sur les requêtes frivoles, comme le font valoir certains intervenants et parties, notamment M. Johnston, M. Haevischer, l’Independent Criminal Defence Advocacy Society, l’Association canadienne des libertés civiles et la Trial Lawyers Association of British Columbia. Toutefois, elle exige aussi que les défauts dans la requête soient évidents.
[67]                        La partie « frivole » de la norme permet d’écarter les requêtes qui seront forcément rejetées. La Cour a déjà affirmé qu’« il est largement reconnu que le critère exigeant que l’appel ne soit “pas futile” ([. . .] le critère de “non‑futilité”) est très peu exigeant » (R. c. Oland, 2017 CSC 17, [2017] 1 R.C.S. 250, par. 20). Après examen de la jurisprudence sur le critère préliminaire de « non‑futilité », le caractère inévitable ou nécessaire du rejet est la principale caractéristique d’une requête « futile » ou « frivole ». En ce qui concerne la jurisprudence sur les requêtes pour la mise en liberté sous caution en attendant l’issue de l’appel d’une déclaration de culpabilité conformément au par. 679(3) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, voir R. c. Passey (1997), 1997 ABCA 343 (CanLII), 56 Alta. L.R. (3d) 317 (C.A.), par. 6‑8; R. c. Effert, 2006 ABCA 352, par. 5‑6 (CanLII); R. c. Greer, 2021 BCCA 148, par. 36 (CanLII); R. c. Mian (1996), 1996 NSCA 114 (CanLII), 148 N.S.R. (2d) 155 (C.A.), par. 9; R. c. Manasseri, 2013 ONCA 647, 312 C.C.C. (3d) 132, par. 38; R. c. Gill, 2016 BCCA 355, 1 M.V.R. (7th) 245, par. 17; R. c. Hanna (1991), 1991 CanLII 891 (BC CA), 3 B.C.A.C. 57, par. 6; R. c. Drouin, 1994 CanLII 4621 (C.A. Sask.), p. 2; cf. R. c. Perrier, 2009 NLCA 61, 293 Nfld. & P.E.I.R. 92, par. 24. En ce qui concerne les requêtes prévues au par. 685(1) visant le rejet sommaire d’appels lorsque la cour d’appel établit que les moyens juridiques d’appel sont frivoles ou vexatoires, voir R. c. Beseiso, 2020 ONCA 686, par. 7 (CanLII); R. c. Mehedi, 2019 ONCA 387, par. 6 (CanLII). Enfin, en ce qui concerne les requêtes fondées sur l’art. 320.25 visant une suspension d’une interdiction de conduite en attendant l’issue de l’appel, voir R. c. McPherson, 1999 BCCA 638, 140 C.C.C. (3d) 316, par. 5.
[68]                        Outre le caractère inévitable ou nécessaire de l’échec, la norme de la « frivolité » englobe un ensemble d’autres expressions. C’est parce qu’elle sera forcément rejetée que la requête frivole a aussi été décrite comme étant « non défendable » et comme « n’ayant aucun fondement justifiant qu’elle soit accueillie ». De même, dire qu’une requête est « vouée à l’échec » évoque l’inévitabilité et constitue simplement une autre façon de dire que la requête est « frivole » (voir, p. ex., Armstrong, par. 38; Omar, par. 31; Cobb, par. 7).
[69]                        Cependant, j’ajoute le mot « manifestement » afin d’exprimer l’idée que le caractère frivole de la requête devrait être évident. Le mot « manifestement » signifie [traduction] « d’une façon manifeste, évidente, indéniable, patente », et « manifeste » signifie « [c]lairement révélé à l’œil, à l’esprit ou au jugement; susceptible d’être vu ou compris; évident » (Oxford English Dictionary (en ligne)). De même que la norme civile relative à la radiation d’une demande exige qu’il soit « évident et manifeste » que celle‑ci ne révèle aucune cause d’action raisonnable (ou, en anglais, « plain and obvious »), le mot « manifestement » ajoute une autre couche à la norme de la « frivolité » et indique de manière utile qu’une motion en rejet sommaire devrait être fondée sur ce qui est clairement révélé.
[70]                        La Cour d’appel du Québec a récemment eu recours à la norme de la « frivolité manifeste », notamment dans le contexte du rejet sommaire proposé d’une requête en arrêt des procédures (Accurso, par. 323 et 329; Brûlé, par. 31; voir aussi Ouellet c. R., 2021 QCCA 386, 70 C.R. (7th) 279, par. 12, note 3, renvoyant à une requête « à sa face même frivole »). La Cour d’appel a appelé les juges à faire preuve de prudence lors de l’application de cette norme avant de rejeter sommairement une requête, car un tel rejet prive le requérant (souvent l’accusé) d’une audience sur le fond (Accurso, par. 314‑315, citant Brûlé, par. 31). Dans le cadre de motions en rejet sommaire, la Cour d’appel, plutôt que d’exiger que l’accusé prouve l’existence d’une violation de la Charte au moyen d’une requête sous‑jacente fondée sur celle‑ci, a seulement exigé que l’accusé démontre qu’il est possible que la demande soit accueillie (Accurso, par. 323).
[71]                        Ainsi, la norme de la « frivolité manifeste », qui évoque la nécessité évidente de l’échec, est le critère préliminaire qu’il convient d’appliquer pour le rejet sommaire des requêtes présentées dans le contexte du droit criminel. Si le caractère frivole de la requête n’est pas manifeste ou évident au vu du dossier, la requête ne devrait pas être rejetée sommairement et devrait plutôt être jugée au fond.
[72]                        Cette norme est celle qui sert le mieux les valeurs de l’efficacité et de l’équité du procès. Il s’agit d’une norme rigoureuse qui permettra aux juges d’écarter les requêtes qui ne seraient jamais accueillies et qui, par définition, feraient perdre du temps à la cour. Le rejet sommaire, outil brutal qui empêche le requérant d’aller de l’avant, n’est pas la seule façon par laquelle les juges peuvent protéger l’efficacité. La panoplie des pouvoirs de gestion de l’instance du juge lui permet d’adapter les procédures et contribue à atténuer les préoccupations selon lesquelles les « recherches à l’aveuglette » peuvent faire avorter le progrès d’un procès, engendrer des délais indus ou causer une utilisation disproportionnée du temps du tribunal.
[73]                          Le critère préliminaire de la « frivolité manifeste » protège aussi les droits à un procès équitable en veillant à ce que les requêtes qui pourraient être accueillies, notamment les demandes inédites, soient jugées au fond. La protection des droits à un procès équitable est toujours importante, mais revêt une importance accrue lorsque la requête en cause comporte de graves conséquences. En général, plus les conséquences associées à une requête donnée sont graves, plus l’incidence possible sur les droits d’un accusé est grande en cas de rejet sommaire de celle‑ci. Certaines requêtes entraînent des conséquences plus importantes simplement en raison de leur nature et des questions qu’elles soulèvent. Par exemple, les requêtes en arrêt des procédures fondées sur un abus de procédure ont une énorme importance pour l’accusé et le public. Elles comportent souvent de graves allégations de conduite répréhensible de la part de l’État, et exigent toujours des conséquences sérieuses, à savoir un arrêt permanent de la poursuite (Babos, par. 30, 35 et 37; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391, par. 91). De même, il peut être allégué dans une requête sous‑jacente que les droits que la Charte garantit à l’accusé ont été violés, de sorte que le rejet sommaire de celle‑ci empêche l’accusé de plaider ces droits au cours du procès.
(3)         Autres normes proposées par les parties
[74]                          Les autres normes proposées par certains des intervenants et des parties ne conviennent pas aussi bien à la tâche que le critère préliminaire de la « frivolité manifeste ».
[75]                        La Couronne et d’autres ont proposé le critère préliminaire de « l’absence de probabilité raisonnable de succès » sur la base de leur interprétation de l’arrêt Cody. Dans cet arrêt, la Cour a utilisé les expressions « chances raisonnables de succès », « aucun motif qui indiquerait que la demande a des chances d’être accueillie » et « frivoles » en lien avec les motions en rejet sommaire (par. 38). Dans la présente affaire, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a affirmé que notre Cour [traduction] « a formulé cette norme de sorte qu’elle exige qu’une requête ait une “perspective raisonnable” de succès ou soit susceptible d’aider à trancher les questions dont le tribunal est saisi » (par. 373). D’autres tribunaux se sont aussi appuyés sur l’arrêt Cody pour fonder le critère préliminaire concernant le rejet sommaire, citant une ou plusieurs des trois expressions utilisées (voir, p. ex., Lehr, par. 17; Hu c. R., 2022 QCCS 2871, par. 13 (CanLII); Greer (C.A. Ont.), par. 108; R. c. Morin, 2022 SKCA 46, [2022] 7 W.W.R. 443, par. 23; R. c. Walton, 2019 ONSC 928, par. 47 (CanLII)).
[76]                          Toutefois, dans l’arrêt Cody, la Cour n’a pas décidé du critère préliminaire devant être appliqué généralement au rejet sommaire de requêtes présentées dans le contexte du droit criminel. L’arrêt Cody ne portait pas sur le rejet sommaire, mais plutôt sur les délais déraisonnables violant l’al. 11b) de la Charte. L’arrêt Cody a confirmé le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Jordan et a repris l’appel qui y est lancé aux juges du procès d’utiliser leurs pouvoirs de gestion de l’instance pour réduire les délais. En ce qui concerne ce dernier point, la Cour a fait remarquer dans l’arrêt Cody, à titre d’exemple, que les juges du procès devraient exercer ces pouvoirs pour rejeter sommairement des requêtes. L’arrêt Cody n’examinait pas attentivement et n’établissait pas la norme au regard de laquelle il convient d’exercer ce pouvoir et ne devrait pas être interprété de manière à établir des énoncés faisant autorité à cet égard.
[77]                        De plus, la norme de « l’absence de perspective raisonnable de succès » ne convient pas au rejet sommaire dans le contexte criminel car elle peut commander un examen au fond de la requête sous‑jacente. Un examen détaillé dépasse la portée d’une motion en rejet sommaire et favorise le type de procédures prolongées qui accablent actuellement les audiences de type Vukelich. Il risque de faire en sorte que le juge saisi de la motion en rejet sommaire examine trop en profondeur un dossier limité. Bien qu’il constitue une norme utile dans d’autres domaines du droit, il a tendance à nuire à l’efficacité lorsqu’il est utilisé pour le rejet sommaire dans le contexte criminel. L’examen au fond de la requête sous‑jacente doit être réservé à la dernière partie du processus décisionnel, c’est‑à‑dire lorsque le juge répond à la question ultime du voir‑dire lui‑même.
[78]                        Subsidiairement, d’autres devant notre Cour ont invoqué l’arrêt Pires afin de soutenir que les juges du procès devraient refuser de procéder à une audition de la preuve si la partie requérante « est incapable de démontrer qu’il est raisonnablement probable que cette audience aidera à résoudre les questions soumises au tribunal » (par. 35); cela est parfois appelé la norme de « l’absence de probabilité raisonnable d’utilité ». Toutefois, en commentant la nécessité que les juges du procès limitent les procédures prolixes, la Cour dans cette affaire ne prétendait pas non plus décider du critère préliminaire pour les motions en rejet sommaire. L’arrêt Pires portait plutôt sur la contestation d’un mandat de perquisition et confirmait l’exigence établie dans l’arrêt Garofoli selon laquelle la défense doit démontrer qu’il y a une probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire du déposant soit utile pour trancher les questions pertinentes (par. 3 et 40).
[79]                          La norme de « l’absence de probabilité raisonnable d’utilité » souffre du même défaut d’être axée sur le bien‑fondé. De plus, elle est centrée sur la procédure (comment la requête sous‑jacente doit être tranchée) plutôt que sur la substance (à savoir si la requête est en quelque sorte viciée et doit être rejetée sommairement). Par conséquent, bien que cela puisse être une considération utile pour décider de quelle façon un voir‑dire devrait se dérouler, cette norme ne devrait pas être utilisée dans le cadre de motions en rejet sommaire afin de déterminer si une requête sous‑jacente devrait faire l’objet d’un voir‑dire.
[80]                        La norme de la « frivolité manifeste » se veut une norme claire applicable aux motions en rejet sommaire présentées dans le contexte du droit criminel qui ne sont pas autrement assujetties à un critère préliminaire prévu par voie législative ou judiciaire. Elle n’a pas, par exemple, d’incidence sur les requêtes fondées sur les dispositions du Code criminel comme les requêtes prévues au par. 685(1) concernant les appels futiles ou les requêtes prévues à l’art. 679 concernant la mise en liberté sous caution en attendant l’issue d’un appel (y compris Oland). Cette norme n’éclipse pas non plus les ensembles de règles de droit qui se sont constitués à partir de certains types de requêtes, comme celles de type Garofoli et Pires visant à contester la légalité d’un mandat de perquisition.
(4)         Application de la norme de la « frivolité manifeste »
[81]                        Ayant établi quel devrait être le critère préliminaire, je donne maintenant des indications quant à la façon dont le critère préliminaire de la « frivolité manifeste » devrait être appliqué. J’explique comment les juges devraient traiter les faits et les inférences allégués dans la requête sous‑jacente et comment reconnaître lorsque la requête est manifestement frivole.
[82]                          La Couronne a fait valoir que les juges du procès devraient pouvoir procéder à une appréciation ou un examen limité de la preuve proposée et rejeter les faits ou les inférences qui n’ont pas de fondement raisonnable dans les faits allégués par le requérant. L’approche de la Couronne exige un examen au fond et est donc incompatible avec le critère préliminaire de la « frivolité manifeste ». Elle est contraire à la proposition établie selon laquelle les faits doivent généralement être tenus pour avérés, et non acceptés comme étant vrais après une évaluation limitée. Le juge ne devrait pas se livrer à une évaluation limitée de la preuve pour vérifier si celle‑ci est raisonnablement susceptible d’étayer une inférence, et il ne devrait pas non plus décider quelle inférence il préfère parmi des inférences opposées. Une telle évaluation devrait avoir lieu lors du voir‑dire, proprement dit.
[83]                        Lorsqu’il est saisi d’une motion en rejet sommaire, le juge doit tenir pour avérés les faits allégués par le requérant et doit prendre les arguments de celui‑ci à leur sens le plus fort (Vukelich, par. 26; Armstrong, par. 8; Gill (C.S. C.‑B.), par. 24). Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’évaluer la preuve ou d’établir des faits dans le cadre de la motion en rejet sommaire, la requête sous‑jacente du requérant devrait expliquer son fondement factuel et indiquer les éléments de preuve anticipés qui pourraient établir les faits allégués. Lorsque le requérant ne peut pas indiquer les éléments de preuve anticipés qui pourraient établir un fait nécessaire, le juge peut rejeter l’allégation factuelle pour le motif qu’elle est manifestement frivole.
[84]                          De même, le juge devrait généralement tenir pour acquis que les inférences formulées par le requérant sont vraies, même si des inférences contradictoires sont présentées. Le juge ne devrait rejeter une inférence que si elle est manifestement frivole, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de raisonnement menant à l’inférence proposée. Tel pourrait être le cas lorsqu’un fait nécessaire qui sous‑tend l’inférence n’est pas allégué ou si l’inférence ne peut être tirée en droit (p. ex., si l’inférence proposée repose sur un raisonnement inacceptable).
[85]                        Une approche semblable est adoptée à l’égard de la requête dans son ensemble. Puisque les faits allégués sont tenus pour avérés, une requête ne sera manifestement frivole que lorsqu’il y a un défaut fondamental dans la voie juridique de celle‑ci : la réparation ne peut être obtenue. Par exemple, une requête peut être manifestement frivole parce que le juge n’a pas compétence pour accorder la réparation demandée (voir, p. ex., Lehr, par. 27‑32). Il pourrait également s’agir d’une requête présentant un argument juridique qui a déjà été rejeté: les requêtes fondées sur des propositions juridiques qui sont nettement contraires au droit établi et non contesté sont manifestement frivoles (voir, p. ex., Lehr, par. 22‑23) .
[86]                        Une requête peut aussi être manifestement frivole lorsque la réparation sollicitée ne pourrait jamais être accordée selon les faits énoncés dans la requête en question. La nature de la requête sera pertinente pour cette analyse. Dans le cas de certaines requêtes, le juge du procès pourrait être en mesure de tenir pour avérés les faits avancés par le requérant et, ce faisant, d’établir si la réparation sollicitée pourrait être accordée. Les requêtes de type Garofoli, où le juge du procès se demande si la dénonciation pourrait justifier la délivrance d’un mandat de perquisition même si les portions contestées de la dénonciation sont supprimées, illustrent ce point. Lorsque la dénonciation étaye tout de même la délivrance du mandat, la requête peut alors être rejetée sommairement parce que même si la défense peut prouver que les portions contestées de la dénonciation doivent être radiées, la réparation sollicitée (l’exclusion des éléments de preuve obtenus grâce au mandat) ne pourrait être accordée.
[87]                        Par ailleurs, des portions clés de la requête pourraient être manquantes. Par exemple, la requête pourrait omettre d’énoncer une conclusion qui est nécessaire pour le respect du test juridique pertinent. Plus précisément, une requête en arrêt des procédures pour abus de procédure doit être rejetée si le requérant accepte qu’une autre réparation est susceptible de corriger l’atteinte. Les allégations factuelles clés peuvent aussi être manquantes. Par exemple, une requête en arrêt des procédures pour abus de procédure doit être rejetée si le requérant n’a pas allégué qu’il y avait eu une conduite abusive.
[88]                        Ces vices fondamentaux doivent être manifestes. Si l’erreur n’est pas apparente au vu du dossier, la requête doit suivre son cours.
[89]                        Enfin, le pouvoir du juge du procès de rejeter sommairement une requête peut être exercé tout au long de l’instance. Même si le juge permet que la requête fasse l’objet d’un voir‑dire, il conserve le pouvoir de la rejeter sommairement pendant celui‑ci s’il apparaît évident qu’elle est manifestement frivole (Cody, par. 38, citant Jordan, par. 63). Cela peut se produire si le requérant est incapable d’obtenir toute preuve, contestée ou non, pour prouver un fait nécessaire.
(5)         Le fardeau incombe à la partie qui réclame le rejet sommaire
[90]                          Dans le cadre d’une motion en rejet sommaire, la partie qui demande le rejet sommaire a le fardeau de convaincre le juge que la requête sous‑jacente est manifestement frivole.
[91]                          Certains soutiennent que le fardeau devrait incomber à la partie qui présente la requête sous‑jacente, parce qu’il n’y a pas de droit automatique à un voir‑dire (Vukelich, par. 26). Toutefois, imposer le fardeau à la partie qui demande le rejet sommaire est logique, pratique et préférable. Logiquement, la partie qui cherche à obtenir le rejet sommaire devrait avoir le fardeau de démontrer que cette réparation doit être accordée. Sur le plan pratique, le fardeau peut dissuader le demandeur de solliciter le rejet sommaire de chacune des requêtes présentées dans un dossier, qu’elles soient manifestement frivoles ou non. Un tel comportement stratégique est tout à fait inefficace et fait perdre du temps au tribunal.
[92]                          Si, à défaut d’une motion d’une partie, le juge du procès exerce son pouvoir de gestion de l’instance pour tenir une audience sur le rejet sommaire, le fardeau incombera tout de même à la partie s’opposant à la requête sous‑jacente (c.‑à‑d., la partie qui bénéficierait du rejet sommaire de la requête). Si la partie prouve que la requête est manifestement frivole, le juge peut la rejeter sommairement.
(6)         Dossier réduit à l’essentiel pour les motions en rejet sommaire
[93]                          Le dossier relatif à une motion en rejet sommaire devrait normalement être réduit à l’essentiel et être de nature sommaire car la production d’une preuve très étoffée exige souvent du temps, des efforts et des délais d’une façon qui va à l’encontre de l’objectif même de la motion. Bien que l’on s’attende à ce que les deux parties présentent leurs meilleurs arguments, il n’est pas nécessaire de fixer des règles fermes concernant le type de dossier qui doit être déposé (voir Glegg, par. 37; Giesbrecht, par. 158). Compte tenu des différentes règles de procédure qui s’appliquent dans l’ensemble des provinces et territoires, et compte tenu du fait qu’un juge du procès peut, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, décider de la façon dont une requête devrait suivre son cours, l’approche relative à l’audience sur le rejet sommaire devrait comporter [traduction] « un processus souple plutôt que fixe » (Vukelich, par. 19; voir aussi Kutynec, p. 293‑294 et 299).
[94]                          À titre préliminaire, la partie qui dépose la requête sous‑jacente doit s’assurer que celle‑ci est conforme aux règles de procédure locales et aux pratiques, directives et procédures applicables. Certains ressorts ont mis au point des règles et des approches précises pour circonscrire les requêtes qui devraient être instruites lors d’un voir‑dire. L’Ontario a intégré le pouvoir de rejeter sommairement une requête dans ses règles de procédure criminelle (voir Glegg, par. 34; Règles de procédure en matière criminelle de la Cour supérieure de justice (Ontario), TR/2012‑7, règle 34.02). L’Alberta exige que toutes les requêtes fondées sur la Charte soient accompagnées de renseignements suffisants (voir R. c. Dwernychuk (1992), 1992 ABCA 316 (CanLII), 135 A.R. 31 (C.A.), par. 12 et 21; R. c. Baker, 2004 ABPC 218, 47 Alta. L.R. (4th) 152, par. 11; Règles de procédure en matière criminelle de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta, TR/2017‑76, règle 14). La Couronne en Alberta demande souvent des précisions pour mieux comprendre la requête de la défense avant d’en réclamer le rejet sommaire.
[95]                          Les documents déposés concernant la requête sous‑jacente, ainsi que la motion en rejet sommaire, feront évidemment partie du dossier. Le demandeur doit expliquer clairement de quelle façon la requête sous‑jacente est manifestement frivole. Il ne suffit pas de faire simplement des déclarations catégoriques portant que la requête sous‑jacente ne donnera pas lieu, en dernière analyse, à la réparation — ce raisonnement met indûment l’accent sur le bien‑fondé ultime de la requête sous‑jacente et non sur la question de savoir si elle est manifestement frivole.
[96]                          Conformément au principe voulant qu’une requête ne doive être rejetée que si elle est manifestement frivole, tout document additionnel qui est versé au dossier concernant une motion en rejet sommaire devrait être réduit à l’essentiel et nécessaire. Cela aidera à éviter la question des délais et de l’inefficacité qui ont, jusqu’à maintenant, accablé les audiences de type Vukelich. Il ne devrait pas être nécessaire de présenter une preuve contestée détaillée et abondante pour déterminer si la requête sera forcément rejetée. Les avocats devraient, au minimum, donner des détails concernant (1) les principes juridiques, les dispositions de la Charte ou de lois qui sont invoqués, et la façon dont ces principes ou dispositions ont été violés; (2) les éléments de preuve (anticipés) qui seront invoqués et la façon dont ils peuvent être présentés; (3) les arguments proposés; et (4) la réparation demandée (Baker, par. 11; Dwernychuk, par. 21‑22).
[97]                          Dans le cadre d’une motion en rejet sommaire, la partie qui a présenté la requête sous‑jacente a le fardeau minimal de fournir au juge les précisions énoncées plus tôt au moyen de plaidoiries ou d’observations écrites. Bien que le fardeau général incombe à la partie qui réclame le rejet sommaire, le requérant est celui qui sait quelle réparation est sollicitée de sorte qu’il devrait énoncer, de façon suffisamment détaillée, ce qu’il espère prouver au moyen de la requête afin d’obtenir cette réparation. Selon les exigences locales relatives au dépôt, il est possible qu’une grande partie de ces renseignements soient déjà énoncés dans un avis de requête et les documents à l’appui. Les observations des avocats seront une [traduction] « première étape utile » pour compléter ces renseignements (Vukelich, par. 23). De plus, il convient de rappeler que le juge du procès peut, en vertu de ses pouvoirs de gestion de l’instance, demander au requérant de lui indiquer ces détails avant de tenir un voir‑dire (R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 68 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 57).
[98]                          Même si les déclarations des avocats suffiront souvent, quelque chose de plus pourrait être nécessaire. Je m’en remets à la discrétion du juge tranchant la motion en rejet sommaire pour ce qui est de déterminer s’il faut quelque chose de plus et, le cas échéant, ce que ce devrait être. Décider de quelle façon la motion en rejet sommaire procédera relève des pouvoirs de gestion de l’instance du juge. Toutefois, le juge doit garder à l’esprit que plus il y a de documents déposés, plus le risque est grand qu’il y ait des délais, que l’audience sur le rejet sommaire se transforme en un débat sur le bien‑fondé de la requête sous‑jacente et que le juge statue par inadvertance sur le bien‑fondé de la requête elle‑même (Gill (C.S. C.‑B.), par. 24).
C.            Résumé et cadre d’analyse pour le rejet sommaire
[99]                          Bien que la norme de la « frivolité manifeste » en soit au cœur, le cadre d’analyse général pour le rejet sommaire exige une approche souple afin de permettre les différences entre les ressorts quant aux règles de procédure criminelle et de favoriser une approche pratique et axée sur les principes.
[100]                     Dans le cours normal d’un procès criminel, une partie dépose une requête sous‑jacente — qui peut prendre de nombreuses formes et couvrir une myriade de sujets — et la partie adverse peut répliquer en présentant une motion visant le rejet de cette requête. Cela crée un cadre d’analyse en deux volets, selon lequel les juges doivent (1) se prononcer sur la motion en rejet sommaire; et si elle est rejetée, (2) statuer sur le fond de la requête sous‑jacente.
[101]                     Les deux volets posent des questions différentes, et font intervenir des considérations distinctes de même que leurs propres normes juridiques. Au cours du premier volet, lorsque le juge statue sur la motion en rejet sommaire, la question est de savoir si, tenant pour avérés les faits et les inférences allégués, la partie réclamant le rejet sommaire a démontré que la requête sous‑jacente est manifestement frivole. Si l’affaire fait l’objet d’un voir‑dire, les juges doivent alors, pendant le deuxième volet, au terme du voir‑dire, trancher la question ultime de savoir si la requête sous‑jacente est accueillie ou rejetée sur le fond : le requérant s’est‑il acquitté du fardeau de preuve applicable et a‑t‑il établi les faits nécessaires pour répondre à chacune des exigences légales qui sous‑tendent la réparation demandée pour la requête en question?
[102]                     Toutefois, le lien entre ces volets va au‑delà de l’ordre dans lequel ils doivent être examinés car tout au long de l’analyse, les juges devront se demander comment exercer leur pouvoir discrétionnaire et leurs pouvoirs de gestion de l’instance de sorte que justice soit rendue dans les circonstances. Les juges sont maîtres de la salle d’audience et ne sont pas tenus d’instruire toutes les motions ou de tenir des types précis d’audience. Ils peuvent, par exemple, prescrire la façon dont les motions ou le voir‑dire seront instruits, particulièrement s’il convient de le faire sur la base d’un témoignage ou sous une autre forme; décider de l’ordre dans lequel les éléments de preuve sont présentés; restreindre un contre‑interrogatoire qui est indûment répétitif, sans queue ni tête, pointilleux, trompeur ou dépourvu de pertinence; imposer des limites raisonnables aux observations orales; ordonner des observations écrites; et différer des décisions (Samaniego, par. 22; Felderhof, par. 57). Les pouvoirs de gestion de l’instance comprennent aussi la faculté de réexaminer les décisions antérieures en matière de preuve ou de permettre la présentation de nouvelles requêtes en cours d’instance lorsque cela est dans l’intérêt de la justice (R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 86). Une motion présentée par un avocat visant l’obtention de directives commande aussi un exercice des pouvoirs de gestion de l’instance (J.J., par. 103‑105).
[103]                     Indépendamment des normes juridiques distinctes appliquées lors des deux volets de ce processus, les juges devront se demander s’ils procéderont même à l’instruction d’une motion en rejet sommaire; de quelle façon la motion en rejet sommaire devrait être instruite; et de quelle façon un éventuel voir‑dire se déroulera. Il s’agit de décisions discrétionnaires prises en vertu de leurs pouvoirs de gestion de l’instance.
[104]                     Lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire quant à savoir s’ils instruiront la motion en rejet sommaire, les juges doivent tenir compte des conséquences et du contexte associés à la requête sous‑jacente, ce qui comprend la question de savoir si elle peut faire l’objet d’un règlement sommaire et la façon dont les droits à un procès équitable du requérant seront touchés par une audience sur le rejet sommaire. De plus, les juges doivent se demander si la tenue d’une audience sur le rejet sommaire représenterait une utilisation efficace du temps du tribunal ou si cette audience retarderait dans les faits le procès. Lorsque, par exemple, l’audience sur le rejet sommaire prendrait presque autant de temps qu’un voir‑dire sur la requête sous‑jacente, il faut se demander si l’équité, l’efficacité et le respect de l’administration de la justice militent plus en faveur de l’utilisation du temps du tribunal pour examiner le fond de la requête sous‑jacente plutôt que de l’affectation de ressources à des questions qui lui sont préliminaires. Sur le plan uniquement de l’efficacité, les juges ne peuvent se voir reprocher d’avoir procédé directement à un voir‑dire lorsque l’instruction de la requête sur le fond prendrait le même temps que la tenue d’une audience sur le rejet sommaire. Les juges ne devraient tenir une audience de type Vukelich que lorsque cela est la meilleure façon de faire en sorte que le procès soit d’une durée proportionnée : un procès qui respecte le droit du requérant d’être entendu, qui sert l’objectif de l’équité du procès, qui économise en fait des ressources et qui évite les délais indus.
[105]                     Si les juges décident d’instruire la motion en rejet sommaire, ils doivent aussi décider de quelle façon ils le feront. Les juges doivent s’assurer que la motion est instruite d’une manière juste et proportionnée.
[106]                     Si le rejet sommaire est refusé, les juges du procès seront aussi appelés à établir de quelle façon le voir‑dire sur la requête sous‑jacente devrait se dérouler, notamment s’il devrait y avoir une audition de la preuve ou si l’affaire peut être instruite uniquement sur le fondement des arguments, d’un exposé conjoint des faits ou d’une combinaison de méthodes. Permettre qu’une requête fasse l’objet d’un voir‑dire n’autorise pas les avocats à plaider la requête comme ils l’entendent. Le temps et la latitude donnés aux avocats pour faire valoir la requête devraient être proportionnés : tout juste suffisants pour que la requête soit traitée équitablement. Au‑delà de ce point, il peut y avoir des délais indus.
[107]                     L’exercice de ces pouvoirs de gestion de l’instance commande non seulement des procédures proportionnées qui mettent en équilibre l’efficacité du procès et l’équité de celui‑ci, mais peut aussi exiger une analyse comparative servant à déterminer l’approche qui répond le mieux aux exigences et au caractère équitable d’une situation donnée. Les juges devraient garder à l’esprit que le pouvoir d’ordonner le rejet sommaire n’est pas le seul outil dont ils disposent pour gérer la requête sous‑jacente et se demander si leurs autres pouvoirs de gestion de l’instance conviennent mieux pour gérer la requête sous‑jacente (Samaniego; Cody, par. 38). Les valeurs de l’efficacité et de l’équité du procès pourraient être mieux servies par la tenue d’un voir‑dire sur la requête sous‑jacente qui ne vise, grâce à l’utilisation du pouvoir discrétionnaire judiciaire, que ce qui est nécessaire pour l’examen équitable de la teneur des allégations. Lorsque les juges exercent leurs pouvoirs de gestion de l’instance de cette façon, ils réalisent les objectifs qui sous‑tendent ceux‑ci : faire en sorte que les procès se déroulent de façon équitable, efficace et efficiente (Samaniego, par. 21).
IV.         Application à l’espèce
[108]                     Gardant ce cadre d’analyse à l’esprit, la juge a commis une erreur en rejetant sommairement les requêtes en arrêt des procédures fondées sur un abus de procédure présentées par MM. Johnston et Haevischer. Premièrement, la juge n’a pas tenu pour avérés les faits et inférences allégués par les avocats de la défense et les amici. Deuxièmement, elle a appliqué un critère préliminaire trop peu rigoureux relativement au rejet sommaire, ce qui l’a amenée à procéder à l’étape de la mise en balance établie dans l’arrêt Babos sans bénéficier de toute la preuve sur la portée de la conduite répréhensible de l’État, et à statuer sur le bien‑fondé des requêtes en arrêt des procédures sur la base d’un dossier partiel.
A.           Défaut de tenir pour avérés les faits allégués
[109]                     La juge a indiqué avec justesse qu’elle devait reconnaître les faits allégués par les requérants comme étant avérés. Toutefois, en pratique, elle n’a pas tenu pour avérés les faits et les inférences allégués et, ce faisant, elle n’a pas considéré les allégations de la façon la plus favorable.
[110]                     Plus particulièrement, et comme l’a conclu la Cour d’appel, la juge a commis une erreur dans ses motifs sous scellés en appréciant la preuve, en tirant des inférences et en constatant des faits. La juge a eu tort d’accepter l’argument de la Couronne selon lequel les documents déposés n’étayaient pas la théorie des amici, et elle n’a donc pas considéré l’argument de ceux‑ci de la façon la plus favorable. La juge aurait dû tenir pour avérés les faits allégués par les amici et n’aurait pas dû rejeter leurs inférences à cette étape, étant donné que celles‑ci n’étaient pas manifestement frivoles.
[111]                     J’estime aussi que la juge a commis une erreur dans la décision publique en ne tenant pas pour avérés les inférences et les faits allégués dans trois cas.
[112]                     Premièrement, la juge n’a pas accepté l’allégation selon laquelle la stratégie de « changement de camp des témoins » englobait les conditions abusives de détention. Elle a pris bonne note de l’allégation de la défense portant que la stratégie de « changement de camp des témoins » [traduction] « comprenait l’isolement des accusés dans des conditions de détention visant à les rendre particulièrement vulnérables » (jugement de première instance, par. 35; voir aussi par. 58 et 113). Même si la juge a accepté les allégations factuelles concernant les conditions de détention et l’allégation selon laquelle les conditions étaient ordonnées par la GRC, elle ne semble pas avoir accepté le lien allégué entre la stratégie de « changement de camp des témoins » et les conditions de détention. Cela est évident dans la mesure où la juge a rejeté l’allégation que la stratégie de « changement de camp des témoins » était elle‑même abusive. Si la juge avait accepté le lien allégué entre les conditions de détention abusives et la stratégie de « changement de camp des témoins », alors elle aurait accepté l’inférence portant que cette stratégie était elle‑même abusive. Au vu du dossier, cette inférence n’était pas manifestement frivole. La juge a commis une erreur en n’acceptant pas ces allégations et inférences et elle n’a pas considéré les thèses de MM. Johnston et Haevischer de la façon la plus favorable.
[113]                     Deuxièmement, la juge n’a pas accepté l’allégation selon laquelle il y avait un lien intentionnel entre la stratégie de « changement de camp des témoins » et la conduite répréhensible des quatre agents. Elle a reconnu que l’effet de la stratégie [traduction] « était d’encourager l’attitude “tout est permis” [chez les quatre agents] » (par. 124). Les arguments des avocats de la défense allaient plus loin. Au cours des plaidoiries, les avocats de M. Johnston ont précisé qu’ils voulaient contre‑interroger le s.é.‑m. Attew et le surintendant superviseur afin d’aider la cour à comprendre [traduction] « comment cette stratégie a pris naissance, de quelle façon elle a été formulée et par qui, et dans quelle mesure elle a influencé la conduite de ces agents » (d.a., vol. XV, p. 263). L’allégation portait que la stratégie permettait explicitement ou implicitement la conduite répréhensible; l’inférence correspondante est que la stratégie était en soi abusive. Par exemple, les requêtes soulevaient la possibilité que la stratégie ait été créée dans le but que les agents fassent changer de camp les témoins protégés en se livrant à des rapports sexuels avec ceux‑ci. Comme l’ont indiqué les avocats de M. Johnston dans son avis de requête, un document résumant la stratégie fait état du fait que les [traduction] « petites amies » peuvent être vulnérables et aborde la « création d’événements » dans l’entourage des témoins visés, notamment « l’infidélité » (d.a., vol. XIV, p. 14 et 31‑32). La juge n’a pas considéré les requêtes de la façon la plus favorable en concluant que la stratégie de « changement de camp des témoins » ne faisait qu’encourager les agents à avoir une conduite répréhensible.
[114]                     Troisièmement, et enfin, la juge a conclu que les autres cas d’inconduite policière allégués par MM. Johnston et Haevischer ne représentaient pas un abus de procédure selon la première étape du test établi dans l’arrêt Babos. Bien que la juge puisse avoir tenu pour avéré le fait que ces pratiques d’enquête ont eu lieu, elle a ensuite conclu que le traitement par les policiers de certains fonds, témoins, mandataires, indicateurs et éléments de preuve ne pouvaient pas équivaloir à un abus de procédure à la première étape du test établi dans l’arrêt Babos. En considérant les arguments à leur sens le plus fort, je conclus que l’allégation selon laquelle ces pratiques représentaient un abus de procédure n’était pas manifestement frivole : aucun vice fondamental n’entachait l’allégation.
B.            Application d’un critère préliminaire trop peu rigoureux
[115]                     La juge a commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère préliminaire relativement au rejet sommaire. Bien qu’elle ne disposait pas des présents motifs établissant le critère préliminaire de la « frivolité manifeste », elle a noté à juste titre que la question primordiale était de savoir si les requêtes en arrêt des procédures devraient faire l’objet d’une instruction sur le fond. Toutefois, dans son analyse, elle a appliqué un critère préliminaire plus axé sur le bien‑fondé relativement au rejet sommaire, lequel n’était pas suffisamment rigoureux.
[116]                     Une requête peut être manifestement frivole à la première ou la deuxième étape du test établi dans l’arrêt Babos. Toutefois, tel n’était pas le cas en l’espèce à la lumière des graves allégations d’abus avancées par les requérants. Par conséquent, une fois que la juge a conclu (1) que les requêtes présentaient des allégations concernant la conduite répréhensible des agents qui choquerait la conscience de la collectivité ou le sens du franc‑jeu et de la décence de la société; (2) que l’intégrité du système de justice subirait un préjudice si les procédures se poursuivaient; et (3) qu’aucune réparation, à l’exception de l’arrêt des procédures, ne pourrait corriger l’atteinte, il aurait dû être clair que les requêtes n’étaient pas frivoles, encore moins manifestement frivoles. Les conclusions portant qu’il y avait des abus graves en cause dans la présente affaire et qu’un arrêt des procédures était la seule réparation possible suffisaient pour établir que les requêtes n’étaient pas manifestement frivoles.
[117]                     En conséquence, en l’espèce, il n’était pas nécessaire que la juge procède à la mise en balance prévue à la troisième étape du test établi dans l’arrêt Babos. En procédant à cette mise en balance, la juge a commis une autre erreur en ce qu’elle se trouvait à trancher la question ultime sur la base d’un dossier incomplet. Elle a effectué la mise en balance après avoir rejeté à tort l’argument selon lequel certaines des allégations correspondaient à un abus de procédure à la première étape du test établi dans l’arrêt Babos, faisant ainsi dévier le processus de mise en balance. De plus, j’aimerais signaler qu’à l’étape de la mise en balance, il faut faire preuve de prudence lorsque l’on se demande dans quelle mesure une réprimande judiciaire faite dans le cas d’une autre personne (en l’espèce, dans le cadre de la demande en habeas corpus présentée par M. Bacon au juge McEwan) peut aider à corriger les abus personnels allégués par d’autres personnes devant un autre tribunal. 
[118]                     De plus, la juge a effectué la mise en balance lorsqu’elle ne pouvait pas être certaine qu’elle avait accès à toute la preuve nécessaire. Dans les affaires comme la présente, qui porte sur la conduite répréhensible de l’État, il existe une possibilité réelle que la portée de la conduite répréhensible soit inconnue à l’étape du rejet sommaire et qu’elle soit bien plus grave que ce qui a été allégué. Lorsque la communication de la preuve au procès n’est pas pertinente quant aux questions que soulève la requête, une communication distincte sera vraisemblablement nécessaire pour faire en sorte que tous les documents pertinents pour la requête soient produits. De plus, il se peut que la conduite répréhensible ne soit révélée qu’au moyen du contre‑interrogatoire. Comme l’a reconnu la Cour d’appel, certaines allégations de la défense — comme celles formulées dans la présente affaire — [traduction] « sont telles qu’elles ne peuvent vraisemblablement être établies qu’au moyen d’un contre‑interrogatoire » (par. 404; voir aussi R. c. Rice, 2018 QCCA 198, 44 C.R. (7th) 83, par. 64). La Cour a en outre reconnu que le contre‑interrogatoire est un outil d’une importance cruciale et qu’il est un élément essentiel du droit de l’accusé à une défense pleine et entière (voir, p. ex., R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 41; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 663; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, par. 76; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 64).
[119]                     La Couronne décrit cette issue comme étant préoccupante et affirme que le fait d’exiger un voir‑dire une fois que les deux premières étapes du test énoncé dans l’arrêt Babos démontrent que la requête n’est pas manifestement frivole restreint indûment le pouvoir discrétionnaire du juge de rejeter sommairement une requête, de sorte que des ressources judiciaires seront gaspillées. La préoccupation concernant le gaspillage des ressources judiciaires est injustifiée, compte tenu des conséquences possibles. Rejeter sommairement une requête en arrêt des procédures sans disposer de l’ensemble de la preuve porte atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable et mine la confiance du public dans l’administration de la justice. Dans les requêtes en arrêt des procédures, des abus de la plus haute importance peuvent être allégués : le fait de rejeter sommairement celles‑ci, sans que le requérant ait la possibilité d’obtenir d’autres éléments de preuve visant à étayer ses prétentions, risque d’aggraver les torts causés par l’État au requérant. En outre, ce résultat ne restreint pas indûment le pouvoir discrétionnaire du juge dans le rare cas où la mise en balance de la troisième étape du test énoncé dans l’arrêt Babos pourrait convenir à la motion en rejet sommaire; il ne fait que reconnaître qu’en l’espèce, il n’a pas été établi que la requête était manifestement frivole aux première et deuxième étapes du critère établi dans l’arrêt Babos et, dans les circonstances, n’aurait pas dû être rejetée sommairement.
[120]                     Enfin, je conviens avec la Cour d’appel que la juge a dérivé vers une décision sur le bien‑fondé ultime des requêtes. En concluant qu’elle n’ordonnerait pas un arrêt des procédures, la juge a mis l’accent sur le bien‑fondé et sur l’issue finale plutôt que sur la question de savoir si les requêtes étaient manifestement frivoles. Ce faisant, elle a appliqué un critère préliminaire trop souple pour le rejet sommaire et a confondu l’analyse requise pour l’audience sur le rejet sommaire avec celle qu’elle était tenue de faire lors du voir‑dire lui‑même.
[121]                     En terminant, la Couronne souligne que son observation est non pas qu’un arrêt des procédures ne pourrait jamais être ordonné pour de telles infractions graves, mais plutôt que dans ces circonstances précises, au terme d’une mise en balance, un arrêt ne devrait pas être ordonné. Bien qu’il reste à déterminer si un arrêt des procédures devrait ou non être ordonné dans le cas présent, à la lumière de la gravité des infractions et de la gravité de l’abus, je souscris à la proposition générale énoncée par la Cour d’appel selon laquelle aucune catégorie d’infractions n’échappe à la portée de la doctrine de l’abus de procédure.
V.           Conclusion
[122]                     Lorsque le cadre d’analyse décrit précédemment est appliqué, il est évident que les requêtes en arrêt des procédures n’étaient pas manifestement frivoles et n’auraient pas dû être rejetées sommairement. Par conséquent, je rejette le pourvoi. Compte tenu du décès de M. Johnston, seule la requête en arrêt des procédures présentée par M. Haevischer sera renvoyée à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique en vue d’une instruction lors d’un voir‑dire. Monsieur Haevischer aura l’occasion de plaider toutes les allégations. La Couronne, dans ses observations, a reconnu que M. Haevischer devrait avoir [traduction] « la chance de plaider à nouveau toutes les questions » si l’affaire était renvoyée (transcription, p. 20). Cela dit, je laisse au juge de l’audience le soin de décider, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, comment le voir‑dire doit se dérouler.
[123]                     Dans mes motifs, je ne me suis pas appuyée sur les nouveaux éléments de preuve admis par la Cour d’appel et, pour cette raison, je ne tranche pas la question de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur en admettant ces éléments de preuve. L’admissibilité des nouveaux éléments de preuve et, s’ils sont admis, l’importance qui devrait leur être accordée, sont des questions sur lesquelles se prononcera le juge instruisant la requête en arrêt des procédures de M. Haevischer.
                    Pourvoi rejeté.
                    Procureur de l’appelant : Ministry of Attorney General — Criminal Appeals & Special Prosecutions, Vancouver.
                    Procureurs de l’intimé Cody Rae Haevischer : Buck & Dlab Law, Vancouver; Thirkell & Company, Abbotsford (C.-B.).
                    Procureurs de l’intimé Matthew James Johnston : Martland & Saulnier, Vancouver; Pringle Chivers Sparks Teskey, Vancouver; Desbarats Law Corporation, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenante la directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Halifax.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Henein Hutchison, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : MN Law, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association : Dawson Duckett Garcia & Johnson, Edmonton; Purser Law, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia : Peck and Company, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.

* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
[1] Pour éviter la confusion dans les présents motifs, j’utiliserai le terme « requête » ou « requête sous-jacente » pour désigner une requête sous-jacente et « motion » pour désigner la demande de rejet sommaire. De plus, bien que les termes « voir-dire » et « audition de la preuve » soient souvent utilisés de façon interchangeable dans la jurisprudence, j’utilise en l’espèce « voir-dire » pour parler de l’audience distincte qui a lieu à l’intérieur d’un procès afin qu’une requête en particulier soit tranchée. J’utilise « audition de la preuve » pour parler de la présentation d’un témoignage de vive voix au cours d’un voir-dire. Ce dernier peut comprendre une audition de la preuve, mais on peut aussi y procéder sur la base d’un dossier écrit seulement, ou uniquement sur le fondement des observations des avocats (R. c. Kematch, 2010 MBCA 18, 251 Man. R. (2d) 191, par. 43; voir aussi R. c. Garnier, 2017 NSSC 239, par. 13 (CanLII)). Le déroulement du voir‑dire relève du pouvoir discrétionnaire du juge du procès.
 


Synthèse
Référence neutre : 2023CSC11 ?
Date de la décision : 28/04/2023

Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Haevischer
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 28 avril 2023, R. c. Haevischer, 2023 CSC 11


Origine de la décision
Date de l'import : 29/04/2023
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-04-28;2023csc11 ?

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