Répertorié : Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd.
Intervenants : Procureure générale de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Ecojustice Canada Society, Association canadienne des producteurs pétroliers, Greenpeace Canada, Action Surface Rights Association, Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation et Association des banquiers canadiens
No du greffe : 37627.
2018 : 15 février; 2019 : 31 janvier.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté et Brown.
en appel de la cour d’appel de l’Alberta
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté et Brown
Motifs de jugement (par. 1 à 164) : Le juge en chef Wagner (avec l’accord des juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Brown)
Motifs dissidents (par. 165 à 292): La juge Côté (avec l’accord du juge Moldaver)
Arrêt (les juges Moldaver et Côté sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.
Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Brown : L’utilisation par l’organisme de réglementation des pouvoirs que lui confère la loi ne crée pas de conflit avec la LFI de façon à mettre en jeu la doctrine de la prépondérance fédérale. Le paragraphe 14.06(4) de la LFI intéresse la responsabilité personnelle du syndic et il ne l’investit pas du pouvoir de se soustraire aux engagements environnementaux liant l’actif qu’il administre. De plus, l’organisme de réglementation ne fait valoir aucune réclamation prouvable en matière de faillite, et le régime de priorité de la LFI n’est pas renversé. Donc, le statut de GTL en tant que titulaire de permis au sens de la loi albertaine n’est à l’origine d’aucun conflit. Le régime de réglementation de l’Alberta peut coexister et s’appliquer conjointement avec la LFI .
La faillite n’est pas un permis de faire abstraction des règles, et les professionnels de l’insolvabilité sont liés par les lois provinciales valides au cours de la faillite. Par exemple, ils doivent respecter les obligations non pécuniaires liant l’actif du failli qui ne peuvent être réduites à des réclamations prouvables et dont les effets n’entrent pas en conflit avec la LFI , sans égard aux répercussions que cela peut avoir sur les créanciers garantis du failli. Étant donné la nature procédurale de la LFI , le régime de faillite repose en grande partie sur l’application continue des lois provinciales mais, en cas de conflit véritable entre les lois provinciales concernant la propriété et les droits civils et la législation fédérale sur la faillite, la LFI l’emporte. La LFI dans son ensemble est censée favoriser l’atteinte de deux objectifs : le partage équitable des biens du failli entre ses créanciers et la réhabilitation financière du failli. Puisque Redwater est une société qui ne s’extirpera jamais de la faillite, seul le premier objectif est pertinent en l’espèce.
Les ordonnances d’abandon et exigences relatives à la CGR reposent sur des lois provinciales valides d’application générale et elles représentent exactement le genre de loi provinciale valide sur lequel se fonde la LFI . Il n’y a aucun conflit entre le régime de réglementation de l’Alberta et l’art. 14.06 de la LFI parce que, suivant le par. 14.06(4) , la renonciation du syndic à un bien réel en cas d’ordonnance de réparation de tout fait ou dommage lié à l’environnement et touchant ce bien dégage le syndic de toute responsabilité personnelle, alors que la responsabilité continue de l’actif du failli n’est pas touchée. Cette interprétation est étayée par le texte clair de l’article, les débats parlementaires, un arrêt de notre Cour et la version française de l’article. On retrouve également le même concept aux par. 14.06(1.2) et (2) , lesquels disposent expressément que le syndic est dégagé de toute responsabilité personnelle. Il est impossible d’interpréter de manière cohérente le par. 14.06(2) comme mentionnant la responsabilité personnelle tout en interprétant le par. 14.06(4) comme renvoyant d’une façon ou d’une autre à la responsabilité de l’actif du failli.
À supposer même que GTL ait renoncé avec succès à des biens en l’espèce, l’organisme de réglementation ne cause aucun conflit d’application ni n’entrave la réalisation d’un objet fédéral en exigeant de GTL, à titre de titulaire de permis, qu’il se serve d’éléments de l’actif pour abandonner les biens faisant l’objet de la renonciation. En outre, il n’y aurait aucun conflit du fait que ces biens soient toujours inclus dans le calcul de la CGR de Redwater. Enfin, vu la retenue avec laquelle il faut appliquer la doctrine de la prépondérance, et vu que l’organisme de réglementation n’a pas tenté de tenir GTL personnellement responsable, en tant que titulaire de permis, des frais d’abandon, aucun conflit avec les par. 14.06(2) ou (4) de la LFI n’est causé par la simple possibilité théorique de responsabilité personnelle en application de la OGCA ou de la Pipeline Act.
Les obligations de fin de vie incombant à GTL ne sont pas des réclamations prouvables dans la faillite de Redwater. Les obligations environnementales appliquées par un organisme de réglementation ne sont pas toutes des réclamations prouvables en matière de faillite. Il faut appliquer le critère énoncé par la Cour dans Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 R.C.S. 443 (« Abitibi »), pour déterminer si une obligation réglementaire précise équivaut à une réclamation prouvable en matière de faillite : (1) on doit être en présence d’une dette, d’un engagement ou d’une obligation envers un créancier; (2) la dette, l’engagement ou l’obligation doit avoir pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli; et (3) il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation. Seules les première et troisième parties du critère sont en litige dans la présente affaire.
Pour ce qui est de la première partie du critère, l’arrêt Abitibi ne doit pas être considéré comme soutenant la thèse qu’un organisme de réglementation est toujours un créancier lorsqu’il exerce les pouvoirs d’application qui lui sont dévolus par la loi à l’encontre d’un débiteur. L’organisme de réglementation exerçant un pouvoir pour faire respecter un devoir public n’est pas un créancier de la personne ou de la société assujettie à ce devoir. En l’espèce, personne ne conteste qu’en cherchant à assurer le respect des obligations de fin de vie incombant à Redwater, l’organisme de réglementation agit de bonne foi à titre d’autorité de réglementation et il n’est pas en mesure d’obtenir un avantage financier. Il est clair que l’organisme de réglementation a agi dans l’intérêt public et pour le bien public en rendant les ordonnances d’abandon et en assurant le respect des exigences relatives à la CGR, et qu’il n’est donc pas un créancier de Redwater. C’est le public qui bénéficie de ces obligations environnementales; la province n’est pas en mesure d’en bénéficier financièrement. Cela suffit, à proprement parler, pour trancher cet aspect du pourvoi.
Comme cela pourrait se révéler utile à l’avenir, à la troisième partie du critère, le tribunal doit décider s’il y a suffisamment de faits indiquant qu’il existe une obligation environnementale de laquelle résultera une dette envers un organisme de réglementation. Pour établir si une obligation réglementaire non pécuniaire du failli est trop éloignée ou trop conjecturale pour être incluse dans la procédure de faillite, le tribunal doit appliquer les règles générales qui visent les réclamations futures ou éventuelles. Il doit être suffisamment certain que l’éventualité se concrétisera ou, en d’autres termes, que l’organisme de réglementation fera respecter l’obligation en exécutant les travaux environnementaux et en sollicitant le remboursement de ses frais. Dans le cas présent, les ordonnances d’abandon et les exigences relatives à la CGR ne satisfont pas à cette partie du critère. La preuve n’établit pas qu’il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation procédera à l’abandon et présentera une demande de remboursement. Cette réclamation est trop éloignée et conjecturale pour être incluse dans la procédure de faillite. En outre, le refus de l’organisme de réglementation d’approuver les transferts de permis jusqu’à ce que les exigences relatives à la CGR aient été satisfaites ne lui donne pas une réclamation pécuniaire contre Redwater.
Au moment d’élaborer le régime de priorité de la LFI , le Parlement voulait permettre aux organismes de réglementation d’imposer une charge prioritaire sur le bien réel du failli touché par un fait ou dommage lié à l’environnement en vue de financer la décontamination. Ainsi, la LFI envisage explicitement la possibilité que des organismes de réglementation tirent une valeur des biens réels du failli touchés par un fait ou dommage lié à l’environnement. Bien que l’organisme de réglementation n’ait pu se prévaloir du par. 14.06(7) , compte tenu de la nature de la propriété des biens dans l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta, les ordonnances d’abandon et la CGR reproduisent l’effet du par. 14.06(7) en l’espèce. De plus, les seuls biens de valeur de Redwater étaient touchés par un fait ou dommage lié à l’environnement. Les ordonnances d’abandon et exigences relatives à la CGR n’avaient donc pas pour objet de forcer Redwater à s’acquitter des obligations de fin de vie avec des biens étrangers au fait ou dommage lié à l’environnement. Autrement dit, la reconnaissance que les ordonnances d’abandon et exigences relatives à la CGR ne sont pas des réclamations prouvables en l’espèce facilite l’atteinte des objets de la LFI au lieu de la contrecarrer.
Les juges Moldaver et Côté (dissidents) : GTL et ATB se sont acquittés de leur fardeau de démontrer qu’il existe une incompatibilité véritable entre la loi fédérale et la loi provinciale selon les deux volets du test de la prépondérance, à savoir le conflit d’application et l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral. Par conséquent, il y a lieu de rejeter le pourvoi.
Étant donné que le régime législatif albertain ne reconnaît pas la légalité des renonciations des syndics à des biens grevés d’engagements environnementaux en raison du fait que les séquestres et les syndics sont réglementés comme des titulaires de permis qui ne peuvent renoncer à des biens, il y a un conflit inévitable entre la loi fédérale et la loi provinciale. La loi albertaine régissant l’industrie pétrolière et gazière devrait donc être déclarée inopérante dans la mesure où elle ne reconnaît pas l’effet juridique des renonciations de GTL. Il y a conflit d’application lorsqu’il est impossible de respecter les deux lois. L’analyse relative au conflit d’application relève de l’interprétation des lois : la Cour doit déterminer le sens de chaque loi concurrente afin de décider s’il est possible de respecter les deux lois. Cette démarche d’interprétation s’effectue à l’intérieur du cadre directeur du fédéralisme coopératif, lequel fait office de simple présomption en matière d’interprétation — qui appuie, sans la supplanter, la méthode moderne d’interprétation des lois. Les tribunaux doivent favoriser une interprétation de la loi fédérale permettant une application concurrente des deux lois ; cependant, lorsque le sens qu’il convient de donner à la disposition ne peut appuyer une interprétation harmonieuse, un tribunal n’a pas le pouvoir de créer l’harmonie là où le Parlement n’a pas eu l’intention de le faire.
En l’espèce, le recours au principe du fédéralisme coopératif ne doit pas donner lieu à une interprétation du par. 14.06(4) de la LFI qui est incompatible avec son libellé, son contexte et son objet. Le sens naturel qui se dégage de la simple lecture du par. 14.06(4) dans son ensemble est qu’il présume et incorpore un droit préexistant en common law de renoncer à des biens dans le contexte de la faillite et de l’insolvabilité. Ce droit est en accord avec l’objectif fondamental poursuivi par les syndics : maximiser le recouvrement au bénéfice de l’ensemble des créanciers par la réalisation des éléments de valeur de l’actif. Il permet aux syndics d’administrer l’actif le plus efficacement possible et leur épargne des frais considérables d’administration qui réduiraient le recouvrement pour les créanciers. Le paragraphe 14.06(4) exprime le droit de renonciation en des termes qui ne comportent aucune restriction et fait ressortir que le syndic ne peut être tenu responsable quand ce droit est exercé. Le Parlement ne voulait pas rendre le droit de renoncer à un bien tributaire de l’existence d’un risque de responsabilité personnelle. Bien que le début du par. 14.06(4) parle de la responsabilité personnelle du syndic, lorsqu’on lit les termes de la disposition dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur, leur sens devient apparent. La protection contre toute responsabilité personnelle n’est pas le seul effet de l’exercice régulier de ce pouvoir. En renonçant à bon droit à certains biens, le syndic est dégagé de toute responsabilité associée aux biens faisant l’objet de la renonciation et ne peut plus vendre les biens au profit de l’actif. Le droit de renonciation permet au syndic de ne pas réaliser des biens qui ne seraient pas profitables aux créanciers de l’actif et compromettraient par le fait même son objectif de maximiser le recouvrement. Cependant, le par. 14.06(4) ne décharge pas l’actif de ses obligations ou engagements environnementaux une fois que le syndic exerce le pouvoir de renonciation. Le bien visé par une renonciation retourne ultimement dans l’actif du failli à l’issue du processus de faillite, comme c’est le cas pour les biens non réalisés. La question de savoir si les éléments d’actif sont suffisants pour satisfaire à ces engagements à ce moment précis est une question distincte qui n’a aucun rapport avec le fait sous‑jacent de la responsabilité continue.
D’après la méthode prédominante et bien établie d’interprétation des lois, les tribunaux doivent lire les dispositions législatives dans leur contexte global, comme un tout cohérent. Au par. 14.06(4) de la LFI , le Parlement a mentionné expressément ce pouvoir de renonciation et exposé les effets particuliers découlant de son exercice approprié. Il a incorporé ainsi à dessein à son régime législatif le pouvoir de renonciation pour en réaliser l’objectif visé. Les tribunaux doivent lire les dispositions législatives dans leur contexte global, et le Parlement est présumé rédiger les articles et paragraphes d’une loi comme un tout cohérent. Le contexte immédiat du par. 14.06(4) , plus précisément les par. 14.06(2) , (5) , (6) et (7) , ainsi que les débats parlementaires, confirme que le droit du syndic de renoncer à des biens ne se limite pas à se prémunir contre une responsabilité personnelle.
Le pouvoir de renoncer à des biens que confère aux syndics le par. 14.06(4) de la LFI pouvait être exercé par GTL à la lumière des faits de la présente affaire. Les conditions statutaires préalables à l’exercice de ce pouvoir étaient réunies : les ordonnances d’abandon se rapportent clairement à la réparation d’un fait lié à l’environnement. En outre, le droit de renonciation s’applique dans le contexte du régime législatif régissant l’industrie pétrolière et gazière. En décidant des intérêts auxquels peut renoncer un syndic en vertu du par. 14.06(4) , le Parlement a utilisé des mots exceptionnellement larges : il est permis au syndic de renoncer à « tout intérêt » sur « le bien réel ». GTL a tenté de renoncer aux profits à prendre et aux droits de surface, qui peuvent être qualifiés d’intérêts sur des biens réels.
L’exigence de l’organisme de réglementation voulant que GTL acquitte les engagements environnementaux de Redwater avant les autres dettes de l’actif contrevient au régime de priorité établi par la LFI . Le régime provincial de délivrance de permis devrait donc être déclaré inopérant suivant le second volet du critère de la prépondérance, l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral. Même lorsqu’il est à proprement parler possible de se conformer à la fois à la loi fédérale et à la loi provinciale, la loi ou les dispositions provinciales seront néanmoins rendues inopérantes dans la mesure où elles ont pour effet d’entraver la réalisation d’un objet valide d’une loi fédérale. L’analyse est axée sur l’effet de la loi ou de la disposition provinciale, et non sur son objet. En l’espèce, si les réclamations environnementales que fait valoir l’organisme de réglementation (c.‑à‑d. les ordonnances d’abandon) sont prouvables en matière de faillite, il n’est pas autorisé à faire valoir ces réclamations en dehors du processus de faillite et avant les créanciers garantis de Redwater, car cela entraverait la réalisation de l’objet du régime de priorité fédéral.
Dans Abitibi, la Cour a établi un test à trois volets, fondé sur le libellé de la LFI , pour déterminer si une réclamation est prouvable en matière de faillite. Le premier volet du test Abitibi pose la question de savoir si la dette, l’engagement ou l’obligation en cause sont dus par une entité faillie à un créancier. Le texte de cet arrêt ne laisse place à aucune ambiguïté, incertitude ou doute à cet égard : la seule question à trancher est de savoir si l’organisme de réglementation a exercé, à l’encontre d’un débiteur, son pouvoir de faire appliquer la loi. La plupart des organismes de réglementation environnementaux peuvent agir à titre de créanciers, et les entités gouvernementales ne sauraient systématiquement se soustraire aux exigences en matière de priorité de la loi fédérale sur la faillite sous le couvert de l’obligation de faire respecter les devoirs publics. Dans la présente affaire, il est satisfait au premier volet. Il ne fait aucun doute que l’organisme de réglementation a exercé son pouvoir d’appliquer la loi à l’encontre d’une débitrice lorsqu’il a rendu les ordonnances enjoignant à Redwater d’accomplir les travaux environnementaux sur les biens inexploités. Il n’est ni approprié ni nécessaire en l’espèce d’essayer de redéfinir ce volet du test Abitibi en restreignant le large sens attribué par la majorité au mot « créancier ».
Personne ne conteste qu’il est satisfait au second volet du test Abitibi, lequel exige que la dette, l’engagement ou l’obligation ait pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli. Le troisième volet pose la question de savoir s’il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation exécutera les travaux et présentera une demande de remboursement. En l’espèce, il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation ou sa délégataire, l’OWA, effectuera ultimement les travaux d’abandon et de remise en état et fera valoir une réclamation pécuniaire afin d’obtenir un remboursement. Il est donc satisfait au dernier volet du test Abitibi. Le juge en cabinet a tiré trois conclusions de fait cruciales qui appuient aisément cette conclusion. Premièrement, il a conclu que GTL n’était pas en possession des biens visés par les renonciations et, de toute façon, qu’il ne peut pas exécuter de travaux sur ces biens parce que les engagements environnementaux dépassaient la valeur de l’actif même et Redwater ne comptait aucun participant en participation directe qui se chargerait d’exécuter les travaux. Il a donc conclu qu’il n’existe aucune autre partie susceptible d’être contrainte d’exécuter les travaux. Deuxièmement, compte tenu du fait que ni GTL ni les participants en participation directe de Redwater ne voudraient (ou ne pourraient) entreprendre ces travaux, le juge en cabinet a tiré la conclusion de fait selon laquelle l’organisme de réglementation sera en fin de compte responsable des frais d’abandon, car il a le pouvoir de tenter de recouvrer les frais d’abandon et a réellement exécuté les travaux à l’occasion. Il a aussi expressément manifesté l’intention de demander le remboursement des frais liés à l’abandon des biens faisant l’objet de la renonciation. Troisièmement, le juge en cabinet a conclu que la seule solution réaliste qui s’offre à l’organisme de réglementation autre que celle d’effectuer lui‑même les travaux de décontamination était de considérer les biens faisant l’objet de la renonciation comme des puits orphelins. Il a conclu qu’en pareil cas, les dispositions législatives et les éléments de preuve démontrent que, si l’organisme de réglementation considère un puits comme orphelin, l’OWA exécutera les travaux. À la lumière de ces conclusions de fait, le juge en cabinet a eu raison de conclure qu’il était satisfait à la norme de certitude suffisante énoncée dans Abitibi parce qu’à tout le moins, l’organisme de réglementation ou l’OWA mènerait à terme les travaux d’abandon.
La majorité fait passer la forme avant le fond en concluant qu’il n’est pas satisfait à la norme de certitude suffisante lorsque le délégataire de l’organisme de réglementation, et non l’organisme de réglementation lui‑même, effectue les travaux. Vu les caractéristiques saillantes de l’OWA et de sa relation avec l’organisme de réglementation, force est de constater qu’ils sont inextricablement liés. Lorsque l’organisme de réglementation exerce le pouvoir de déclarer un bien « orphelin » que lui confère le par. 70(2) de l’Oil and Gas Conservation Act de l’Alberta, il délègue effectivement l’exécution des travaux d’abandon à l’OWA. La conclusion subsidiaire de la majorité selon laquelle il n’est pas suffisamment certain que même l’OWA exécutera les travaux d’abandon permettrait à l’organisme de réglementation de tirer profit de manœuvres stratégiques en manipulant le moment de son intervention afin de se soustraire au régime d’insolvabilité et de dépouiller Redwater de ses biens.
Comme il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation (ou l’OWA, sa délégataire) achèvera les travaux d’abandon et de remise en état, il est satisfait aux trois volets du test Abitibi. Les ordonnances d’abandon de l’organisme de réglementation constituent des « réclamations prouvables en matière de faillite ». Ce serait saper le régime de priorités établi par la LFI et entraver la réalisation d’un objet essentiel de la LFI que de permettre à l’organisme de réglementation de faire valoir ces réclamations en dehors du processus de faillite — et en priorité par rapport aux créanciers garantis de l’actif — que ce soit en obligeant GTL à exécuter ces ordonnances ou en faisant dépendre la vente des biens de valeur de Redwater de l’acquittement de ces obligations.
Jurisprudence
Citée par le juge en chef Wagner
Arrêts appliqués : Panamericana de Bienes y Servicios S.A. c. Northern Badger Oil & Gas Ltd., 1991 ABCA 181, 81 Alta. L.R. (2d) 45; Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 R.C.S. 443; arrêts approuvés : Nortel Networks Corp., Re, 2013 ONCA 599, 368 D.L.R. (4th) 122; Strathcona (County) c. Fantasy Construction Ltd. (Trustee of), 2005 ABQB 559, 256 D.L.R. (4th) 536; distinction d’avec les arrêts : Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327; Northstar Aerospace Inc., Re, 2013 ONCA 600, 8 C.B.R. (6th) 154; arrêts mentionnés : Berkheiser c. Berkheiser, [1957] R.C.S. 387; Cie pétrolière Impériale ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), 2003 CSC 58, [2003] 2 R.C.S. 624; Peters c. Remington, 2004 ABCA 5, 49 C.B.R. (4th) 273; Garner c. Newton (1916), 29 D.L.R. 276; Nortel Networks Corp., Re, 2012 ONSC 1213, 88 C.B.R. (5th) 111; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536; Société de crédit commercial GMAC — Canada c. T.C.T. Logistics Inc., 2006 CSC 35, [2006] 2 R.C.S. 123; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; New Skeena Forest Products Inc. c. Don Hull & Sons Contracting Ltd., 2005 BCCA 154, 251 D.L.R. (4th) 328; Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24; AbitibiBowater Inc., (Arrangement relatif à), 2010 QCCS 1261, 68 C.B.R. (5th) 1; Strathcona (County) c. Fantasy Construction Ltd. (Trustee of), 2005 ABQB 794, 261 D.L.R. (4th) 221; Lamford Forest Products Ltd. (Re) (1991), 86 D.L.R. (4th) 534; Daishowa‑Marubeni International Ltd. c. Canada, 2013 CSC 29, [2013] 2 R.C.S. 336; Alberta Energy Regulator c. Grant Thornton Limited, 2017 ABCA 278, 57 Alta. L. R. (6th) 37.
Citée par la juge Côté (dissidente)
Terre Neuve et Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 R.C.S. 443; Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327; Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48; Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. Canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724; New Skeena Forest Products Inc. v. Don Hull & Sons Contracting Ltd., 2005 BCCA 154, 251 D.L.R. (4th) 328; Re Thompson Knitting Co., Ltd., [1925] 2 D.L.R. 1007; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831; Mitchell v. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; Société de crédit commercial GMAC — Canada c. T.C.T. Logistics Inc., 2006 CSC 35, [2006] 2 R.C.S. 123; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Panamericana de Bienes y Servicios S.A. c. Northern Badger Oil & Gas Ltd., 1991 ABCA 181, 81 D.L.R. (4th) 280; Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; Morgentaler v. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616; R. c. L.T.H., 2008 CSC 49, [2008] 2 R.C.S. 739; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121; Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379; Teva Canada Ltd. v. TD Canada Trust, 2017 CSC 51, [2017] 2 R.C.S. 317; Canada v. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Nortel Networks Corp., Re, 2013 ONCA 599, 6 C.B.R. (6th) 159; Northstar Aerospace Inc., Re, 2013 ONCA 600, 8 C.B.R. (6th) 154; Sydco Energy Inc (Re), 2018 ABQB 75, 64 Alta. L.R. (6th) 156.
Lois et règlements cités
Alberta Energy Regulator Administration Fees Rules, Alta. Reg. 98/2013.
Conservation and Reclamation Regulation, Alta. Reg. 115/93.
Environmental Protection and Enhancement Act, R.S.A. 2000, c. E‑12, arts. 1(ddd), 112 à 122, 134(b), 137, 140, 142(1)(a)(ii), 227 à 230, 240, 245.
Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36, art. 11.8(8) .
Loi constitutionnelle de 1867 , arts. 91(21), 92(13), 92A(1)c).
Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3 , arts. 2 « réclamation prouvable en matière de faillite ou réclamation prouvable », « créancier », 14.06, (2) [mod. 1997, c. 12, s. 15(1)], 16 à 38, 40, 69.3(1), (2), 72(1), 80, 121 à 154, 169(4), 197(3).
Oil and Gas Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O‑6, arts. 1(1)(a), (w), (cc), (eee), 11(1), 12(1), 18(1), 24(2), 25, 27 à 30, 68(d), 70(1), (2), 73(1), (2), 74, 106, 108, 110.
Oil and Gas Conservation Rules, Alta. Reg. 151/71, arts. 1.100(1), 3.012.
Orphan Fund Delegated Administration Regulation, Alta. Reg. 45/2001, arts. 3(2)(b), 6.
Pipeline Act, R.S.A. 2000, c. P‑15, arts. 1(1)(a), (n), (t), 6(1), 9(1), 23 à 26, 51 à 54.
Responsible Energy Development Act, S.A. 2012, c. R‑17.3, arts. 2(1)(a), 2(2)(h), 3(1), 28, 29.
Surface Rights Act, R.S.A. 2000, c. S‑24, arts. 1(h), 15.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Slatter, Schutz et Martin), 2017 ABCA 124, 47 C.B.R. (6th) 171, [2017] 6 W.W.R. 301, 8 C.E.L.R. (4th) 1, 50 Alta. L.R. (6th) 1, [2017] A.J. No. 402 (QL), 2017 CarswellAlta 695 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge en chef Wittmann, 2016 ABQB 278, 37 C.B.R. (6th) 88, [2016] 11 W.W.R. 716, 33 Alta. L.R. (6th) 221, [2016] A.J. No. 541 (QL), 2016 CarswellAlta 994 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Moldaver et Côté sont dissidents.
Ken Lenz, c.r., Patricia Johnston, c.r., Keely R. Cameron, Brad Gilmour et Michael W. Selnes, pour les appelants.
Kelly J. Bourassa, Jeffrey Oliver, Tom Cumming, Ryan Zahara, Danielle Maréchal, Brendan MacArthur‑Stevens et Chris Nyberg, pour les intimées.
Josh Hunter et Hayley Pitcher, pour l’intervenante la procureure générale de l’Ontario.
Gareth Morley, Aaron Welch et Barbara Thomson, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Richard James Fyfe, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Robert Normey et Vivienne Ball, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Adrian Scotchmer, pour l’intervenante Ecojustice Canada Society.
Lewis Manning et Toby Kruger, pour l’intervenante l’Association canadienne des producteurs pétroliers.
Nader R. Hasan et Lindsay Board, pour l’intervenante Greenpeace Canada.
Christine Laing et Shaun Fluker, pour l’intervenante Action Surface Rights Association.
Caireen E. Hanert et Adam Maerov, pour l’intervenante l’Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation.
Howard A. Gorman, c.r., et D. Aaron Stephenson, pour l’intervenante l’Association des banquiers canadiens.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Karakatsanis, Gascon et Brown rendu par
Le juge en chef —
I. Introduction
[1] L’industrie pétrolière et gazière est une composante lucrative et importante de l’économie albertaine et canadienne. Cette industrie entraîne également certains coûts et certaines conséquences inévitables pour l’environnement. Pour y faire face, l’Alberta a mis en place un régime complet de délivrance de permis du berceau à la tombe qui lie les sociétés actives dans l’industrie. Une société n’obtiendra pas les permis dont elle a besoin pour extraire, traiter ou transporter du pétrole et du gaz en Alberta, à moins qu’elle n’assume les responsabilités de fin de vie consistant à obturer et à fermer les puits de pétrole afin d’éviter les fuites, à démanteler les structures de surface ainsi qu’à remettre la surface dans son état antérieur. Ces obligations sont appelées l’[traduction] « abandon » et la « remise en état » (Oil and Gas Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O‑6 (« OGCA »), al. 1(1)(a), et Environmental Protection and Enhancement Act, R.S.A. 2000, c. E‑12 (« EPEA »), al. 1(ddd)).
[2] La question en l’espèce est de savoir ce qu’il advient de ces obligations lorsqu’une société est en faillite et qu’un syndic de faillite est chargé de répartir ses biens entre divers créanciers conformément aux règles prévues dans la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3 (« LFI »). Redwater Energy Corporation (« Redwater ») est la société en faillite au cœur du présent pourvoi. Son actif est principalement composé de 127 biens pétroliers et gaziers — puits, pipelines et installations — et des permis correspondants. Quelques‑uns des puits autorisés de Redwater sont encore productifs et rentables. La majorité est tarie et grevée de responsabilités relatives à l’abandon et à la remise en état qui excèdent leur valeur.
[3] L’Alberta Energy Regulator (« organisme de réglementation ») et l’Orphan Well Association (« OWA ») sont les appelants devant notre Cour (pour simplifier, je les appelerai l’organisme de réglementation au moment d’analyser la position des appelants, sauf indication contraire). L’organisme de réglementation administre le régime de délivrance de permis de l’Alberta et assure le respect, par les titulaires de permis, des obligations relatives à l’abandon et à la remise en état. L’organisme de réglementation a délégué à l’OWA, une entité indépendante sans but lucratif, le pouvoir d’abandonner et de remettre en état les « orphelins » — les biens pétroliers et gaziers ainsi que leurs sites délaissés sans que les processus en question n’aient été correctement effectués par les sociétés liquidées à la fin de leur procédure d’insolvabilité. L’organisme de réglementation affirme que, d’une façon ou d’une autre, la valeur restante de l’actif de Redwater doit être utilisée pour satisfaire aux obligations d’abandon et de remise en état qui sont associées à ses biens visés par des permis.
[4] Le syndic de faillite de Redwater, Grant Thornton Limited (« GTL »), et le principal créancier garanti de Redwater, Alberta Treasury Branches (« ATB »), s’opposent au pourvoi (pour simplifier, je les appelerai GTL au moment d’analyser la position des intimées, sauf indication contraire). GTL soutient que, comme il a renoncé aux biens pétroliers et gaziers inexploités de Redwater, le par. 14.06(4) de la LFI l’investit du pouvoir de les délaisser et de se soustraire aux engagements environnementaux qui s’y rattachent et de s’occuper uniquement des biens pétroliers et gaziers productifs de Redwater. GTL soutient subsidiairement que, d’après le régime de priorité établi dans la LFI , il faut acquitter les réclamations des créanciers garantis de Redwater avant de respecter ses engagements environnementaux. Invoquant la doctrine de la prépondérance, GTL affirme que la législation environnementale de l’Alberta réglementant l’industrie pétrolière et gazière est constitutionnellement inopérante dans la mesure où elle autorise l’organisme de réglementation à se mêler de cet arrangement.
[5] Le juge siégeant en cabinet (2016 ABQB 278, 37 C.B.R. (6th) 88) et les juges majoritaires de la Cour d’appel (2017 ABCA 124, 47 C.B.R. (6th) 171) ont donné raison à GTL. L’utilisation proposée par l’organisme de réglementation des pouvoirs que lui confère la loi pour contraindre Redwater à respecter les obligations d’abandon et de remise en état au cours de la faillite a été jugée incompatible avec la LFI de deux façons : (1) elle imposait à GTL les obligations d’un titulaire de permis relativement aux biens de Redwater auxquels GTL avait renoncé, ce qui est contraire au par. 14.06(4) de la LFI ; (2) elle renversait le régime de priorité établi par la LFI pour le partage des biens d’un failli en exigeant que le paiement de ses « réclamations prouvables », en tant que créancier ordinaire, soit effectué avant celui des réclamations des créanciers garantis de Redwater.
[6] La juge d’appel Martin, maintenant juge de notre Cour, n’était pas d’accord. Elle aurait accueilli l’appel de l’organisme de réglementation au motif qu’il n’y avait pas de conflit entre la législation environnementale de l’Alberta et la LFI . La juge Martin a estimé que : (1) l’art. 14.06 de la LFI n’a pas eu pour effet de libérer GTL des obligations de Redwater à l’égard de ses biens visés par des permis; (2) l’organisme de réglementation ne faisait valoir aucune réclamation prouvable, de sorte que le régime de priorité de la LFI n’était pas renversé.
[7] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le pourvoi. Bien que mon analyse diffère de la sienne à certains égards, je conviens avec la juge Martin que l’utilisation par l’organisme de réglementation des pouvoirs que lui confère la loi ne crée pas de conflit avec la LFI de façon à mettre en jeu la doctrine de la prépondérance fédérale. Le paragraphe 14.06(4) intéresse la responsabilité personnelle du syndic et il ne l’investit pas du pouvoir de se soustraire aux engagements environnementaux liant l’actif qu’il administre. L’organisme de réglementation ne fait valoir aucune réclamation prouvable en matière de faillite, et le régime de priorité de la LFI n’est pas renversé. Donc, le statut de GTL en tant que titulaire de permis au sens de la loi albertaine n’est à l’origine d’aucun conflit. Le régime de réglementation de l’Alberta peut coexister et s’appliquer conjointement avec la LFI .
II. Contexte
A. Le régime de réglementation de l’Alberta
[8] Le règlement des questions constitutionnelles et l’issue finale du présent pourvoi reposent sur une compréhension adéquate du régime complexe de réglementation qui régit l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta. Je vais donc décrire ce régime de façon très détaillée.
[9] Pour exploiter des ressources pétrolières et gazières en Alberta, une société a besoin de trois choses : un intérêt de propriété sur le pétrole ou le gaz, des droits de surface et un permis délivré par l’organisme de réglementation. En Alberta, les droits miniers sont généralement soustraits des droits de propriété sur les terres. Environ 90 p. 100 des droits miniers de l’Alberta sont détenus par la Couronne au nom du public.
[10] L’intérêt de propriété d’une société dans le pétrole ou le gaz qu’elle cherche à exploiter prend généralement la forme d’un bail d’exploitation minière avec la Couronne (mais parfois avec un propriétaire privé). La société a également besoin de droits de surface, afin de pouvoir accéder au terrain physique situé au‑dessus du pétrole et du gaz, de l’occuper, ainsi que d’installer l’équipement nécessaire pour pomper, stocker et transporter le pétrole de même que le gaz. On obtient les droits de surface au moyen d’un bail avec le propriétaire foncier, dans bien des cas un agriculteur ou un éleveur (mais parfois la Couronne). Lorsqu’un propriétaire foncier n’accorde pas volontairement des droits de surface, la loi albertaine autorise le Surface Rights Board (Conseil des droits de surface) à rendre une ordonnance d’accès aux terres en faveur d’un [traduction] « exploitant », soit la personne qui a droit à une substance minérale ou le droit de la travailler (Surface Rights Act, R.S.A. 2000, c. S‑24, al. 1(h) et art. 15).
[11] Les tribunaux canadiens qualifient le bail d’exploitation minière permettant à une société d’exploiter des ressources pétrolières et gazières de profit à prendre. Il n’est pas contesté qu’un profit à prendre constitue une forme d’intérêt détenue par la société sur un bien réel (Berkheiser c. Berkheiser, [1957] R.C.S. 387). Un profit à prendre est entièrement cessible et il a été défini comme [traduction] « un intérêt foncier sans possession, comme une servitude, qui peut être transmis de génération en génération et qui reste avec la terre, indépendamment des changements de propriétaire » (F. L. Stewart, « How to Deal with a Fickle Friend? Alberta’s Troubles with the Doctrine of Federal Paramountcy », dans J. P. Sarra et B. Romaine, dir., Annual Review Insolvency Law 2017 (2018) (« Stewart »), p. 193). Les sociétés, qu’elles soient solvables ou insolvables, détiennent souvent des profits à prendre tant dans les puits productifs que dans les puits inexploités ou épuisés. Il existe une foule d’ententes potentielles de « participation directe » par lesquelles plusieurs parties peuvent partager un intérêt dans des ressources pétrolières et gazières.
[12] La troisième chose — celle qui se rapporte le plus au présent pourvoi — dont une société a besoin pour avoir accès aux ressources pétrolières et gazières de l’Alberta ainsi que pour les exploiter, c’est un permis délivré par l’organisme de réglementation. L’OGCA interdit à toute personne non titulaire d’un permis de commencer le forage d’un puits, y compris les activités préparatoires ou accessoires à cette fin, ou d’amorcer la construction ou l’exploitation d’une installation (par. 11(1) et 12(1)). La Pipeline Act, R.S.A. 2000, c. P‑15, interdit également la construction de pipelines sans permis (par. 6(1)). Le profit à prendre dans des gisements de pétrole et de gaz peut être acheté et vendu sans approbation réglementaire. Cependant, cela n’a qu’une utilité pratique restreinte en soi, puisque, sans le permis associé à un puits, l’acheteur ne peut pas [traduction] « poursuivre une opération de forage, d’exploitation ou d’injection » (OGCA, par. 11(1)), et sans le permis associé à une installation, l’acheteur ne peut pas [traduction] « poursuivre la construction ou l’exploitation » (OGCA, par. 12(1)).
[13] Les trois biens visés par des permis pertinents dans l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta sont les puits, les installations et les pipelines. Le « puits » est défini, entre autres, comme [traduction] « un orifice dans le sol complété ou en cours de forage pour la production de pétrole ou de gaz » (OGCA, al. 1(1)(eee)). L’« installation » est définie au sens large et englobe tous les bâtiments, structures, installations et matériaux qui sont liés ou associés à la récupération, à la mise en valeur, à la production, à la manutention, au traitement ou à l’élimination de ressources pétrolières et gazières (OGCA, al. 1(1)(w)). Le « pipeline » est défini comme [traduction] « un tuyau utilisé pour transporter une substance ou une combinaison de substances », y compris les installations connexes (Pipeline Act, al. 1(1)(t)).
[14] Les permis dont une société a besoin pour récupérer, traiter ainsi que transporter le pétrole et le gaz sont délivrés par l’organisme de réglementation. Ce dernier n’est pas un mandataire de la Couronne. Il est constitué en société par le par. 3(1) de la Responsible Energy Development Act, S.A. 2012, c. R‑17.3 (« REDA »). L’organisme de réglementation exerce un large éventail de pouvoirs en vertu de l’OGCA et de la Pipeline Act. Il agit également à titre d’organisme de réglementation des activités liées aux ressources énergétiques sous le régime de l’EPEA, la loi albertaine plus générale sur la protection de l’environnement (REDA, al. 2(2)(h)). Le mandat de l’organisme de réglementation est énoncé dans la REDA et comprend [traduction] « la mise en valeur efficiente, sûre, ordonnée et respectueuse de l’environnement des ressources énergétiques en Alberta » (al. 2(1)(a)). L’organisme de réglementation est financé presque entièrement par l’industrie qu’il réglemente et il recueille ses recettes budgétaires au moyen de frais administratifs (Stewart, p. 39; REDA, art. 28‑29; Alberta Energy Regulator Administration Fees Rules, Alta. Reg. 98/2013).
[15] L’organisme de réglementation jouit d’un large pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de délivrer des permis d’exploitation de puits, d’installations et de pipelines. À la réception d’une demande de permis, l’organisme de réglementation peut accorder le permis sous réserve de certaines conditions, restrictions et stipulations, ou il peut refuser le permis (OGCA, par. 18(1); Pipeline Act, par. 9(1)). Les permis d’exploitation d’un puits, d’une installation ou d’un pipeline sont accordés sous réserve d’obligations qui se manifesteront un jour d’abandonner le bien sous‑jacent et de remettre en état le terrain sur lequel il est situé.
[16] L’[traduction] « abandon » désigne « le démantèlement permanent d’un puits ou d’une installation de la manière prescrite par les règlements ou les règles » pris par l’organisme de réglementation (OGCA, al. 1(1)a)). Plus précisément, l’abandon d’un puits a été défini comme [traduction] « l’obturation d’un trou qui a été foré pour le pétrole ou le gaz, à la fin de sa vie utile, afin de le rendre sûr sur le plan environnemental » (Panamericana de Bienes y Servicios S.A. c. Northern Badger Oil & Gas Ltd., 1991 ABCA 181, 81 Alta L.R. (2d) 45 (« Northern Badger »), par. 2). L’abandon d’un pipeline fait référence à sa [traduction] « mise hors service permanente [. . .] de la manière prescrite par les règles » (Pipeline Act, al. 1(1)(a)). La remise en état comprend « l’enlèvement des bâtiments et de l’équipement », « la décontamination des bâtiments, du terrain ou de l’eau », ainsi que la « stabilisation, l’établissement des courbes de niveau, l’entretien, le conditionnement ou la reconstruction de la surface du terrain » (EPEA, al. 1(ddd)). Une autre obligation qui incombe à ceux qui oeuvrent dans l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta est celle de la décontamination, qui prend naissance lorsqu’une substance nocive ou potentiellement nocive a été rejetée dans l’environnement (EPEA, art. 112‑122). Puisque l’on ne connaît pas l’étendue des obligations de décontamination, s’il en est, qui peuvent être associées aux biens de Redwater, je ne traiterai pas la décontamination séparément de la remise en état, sauf indication contraire. Comme cela a été fait tout au long du présent litige, je qualifierai conjointement l’abandon et la remise en état d’obligations de fin de vie.
[17] Le titulaire de permis doit abandonner un puits ou une installation lorsque l’organisme de réglementation le lui ordonne, ou lorsque les règles ou les règlements l’exigent. L’organisme de réglementation peut ordonner l’abandon lorsqu’[traduction] « [il] l’estime nécessaire pour protéger le public ou l’environnement » (OGCA, par. 27(3)). Selon les règles, le titulaire de permis est tenu d’abandonner un puits ou une installation, notamment, à la résiliation du bail d’exploitation minière, du bail de surface ou de l’accès aux terres, lorsque l’organisme de réglementation annule ou suspend le permis, ou lorsqu’il avise le titulaire de permis que le puits ou l’installation peut constituer un danger pour l’environnement ou la sécurité (Oil and Gas Conservation Rules, Alta. Reg. 151/71, art. 3.012). L’article 23 de la Pipeline Act oblige les titulaires de permis à abandonner des pipelines dans des situations semblables. L’obligation de remise en état est prévue par l’art. 137 de l’EPEA. Cette obligation s’impose à un « exploitant », terme plus large qui englobe le titulaire d’un permis délivré par l’organisme de réglementation (EPEA, al. 134(b)). La remise en état est régie par les exigences procédurales fixées dans le règlement (Conservation and Reclamation Regulation, Alta. Reg. 115/93).
[18] Le Programme d’évaluation de la responsabilité du titulaire de permis, qui était, au moment de l’insolvabilité de Redwater, établi dans la Directive 006 : Licensee Liability Rating (LLR) Process (12 mars 2013) (« Directive 006 ») constitue un moyen par lequel l’organisme de réglementation vise à s’assurer que les titulaires de permis rempliront les obligations de fin de vie, au lieu que celles‑ci soient en fin de compte assumées par le public albertain. Dans le cadre de ce programme, l’organisme de réglementation attribue à chaque société une cote de gestion de la responsabilité (« CGR »), qui représente le rapport entre la valeur totale attribuée par l’organisme de réglementation aux biens d’une société qui sont visés par des permis et la responsabilité totale que l’organisme de réglementation attribue aux coûts éventuels de l’abandon et de la remise en état de ces biens. Pour les besoins du calcul de la CGR, tous les permis détenus par une société donnée sont traités comme un tout, sans isolement ou morcellement des biens. La CGR d’un titulaire de permis est calculée sur une base mensuelle et, lorsqu’elle tombe sous le ratio prescrit (1,0, à l’époque de l’insolvabilité de Redwater), le titulaire de permis est tenu de verser un dépôt de garantie. Le dépôt de garantie est ajouté aux [traduction] « biens réputés » du titulaire de permis, qui doit ramener sa CGR au ratio prescrit par l’organisme de réglementation. Si le dépôt de garantie requis n’est pas payé, l’organisme de réglementation peut annuler ou suspendre les permis de la société (OGCA, art. 25). Comme solution de rechange au versement d’une garantie, le titulaire de permis peut exécuter les obligations de fin de vie ou transférer des permis (avec approbation), afin de ramener sa CGR au niveau prescrit.
[19] Les permis ne peuvent être transférés qu’avec l’approbation de l’organisme de réglementation. Ce dernier utilise le Programme d’évaluation de la responsabilité du titulaire de permis pour éviter que les transferts de permis aient un effet néfaste sur les obligations de fin de vie. À la réception d’une demande de transfert d’un ou de plusieurs permis, l’organisme de réglementation évalue la façon dont le transfert, s’il est approuvé, influerait sur la CGR du cédant et du cessionnaire. À l’époque de l’insolvabilité de Redwater, si le cédant et le cessionnaire devaient avoir, après le transfert, des CGR égales ou supérieures à 1,0, l’organisme de réglementation approuverait le transfert en l’absence d’autres préoccupations. Après la décision du juge siégeant en cabinet dans la présente affaire, l’organisme de réglementation a apporté des changements à ses politiques, y compris l’exigence selon laquelle les cessionnaires devaient avoir une CGR de 2,0 ou plus immédiatement après tout transfert de permis : Alberta Energy Regulator, Licensee Eligibility — Alberta Energy Regulator Measures to Limit Environmental Impacts Pending Regulatory Changes to Address Redwater Decision, 20 juin 2016 (en ligne). Pour les besoins du présent pourvoi, je ferai référence au régime de réglementation tel qu’il existait à l’époque de l’insolvabilité de Redwater.
[20] Comme il est expliqué plus en détail ci‑dessous, si le cédant ou le cessionnaire devait avoir une CGR inférieure à 1,0 après le transfert, l’organisme de réglementation refuserait d’approuver le transfert de permis. Dans une telle situation, l’organisme de réglementation insisterait pour que certaines mesures correctives soient prises afin de s’assurer qu’aucune des deux CGR ne descende en dessous de 1,0. Même si la Directive 006, dans sa version de 2013, exigeait que le cessionnaire ainsi que le cédant aient des CGR d’au moins 1,0 après le transfert, au cours de ce litige, l’organisme de réglementation a déclaré que, lorsque les titulaires de permis sont sous séquestre ou en faillite, sa règle pratique est d’approuver les transferts tant qu’ils n’entraînent pas une détérioration de la CGR du cédant, même si la CGR du cédant demeurerait inférieure à 1,0 après le transfert. L’explication donnée pour cette règle pratique est qu’elle vise à faciliter les achats. L’organisme de réglementation fait valoir que le Programme d’évaluation de la responsabilité du titulaire de permis continue de s’appliquer au transfert de permis dans le cadre de la procédure d’insolvabilité.
[21] L’OGCA, la Pipeline Act ainsi que l’EPEA envisagent toutes que les obligations réglementaires d’un titulaire de permis continuent d’être respectées pendant qu’il fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité. L’EPEA y parvient en incluant le syndic d’un titulaire de permis dans la définition d’« exploitant » pour l’application de l’obligation de remettre en état (s.‑al. 134b)(vi)). L’EPEA prévoit aussi expressément la possibilité qu’une ordonnance de remise en état (appelée [traduction] « ordonnance de protection de l’environnement ») soit adressée à un syndic (art. 140 et s.‑al. 142(1)a)(ii))). L’EPEA impose la responsabilité d’exécuter une ordonnance de protection de l’environnement à la personne visée par l’ordonnance (art. 240 et 245). Cependant, faute de négligence grave ou d’inconduite délibérée, la responsabilité du syndic à l’égard d’une telle ordonnance est expressément limitée à la valeur des éléments de l’actif du failli (par. 240(3)). L’OGCA et la Pipeline Act adoptent une approche plus générique pour appliquer les diverses obligations d’un titulaire de permis aux syndics dans le contexte de l’insolvabilité; elles incluent simplement le syndic dans la définition de [traduction] « titulaire de permis » (OGCA, al. 1(1)(cc); Pipeline Act, al. 1(1)(n)). En conséquence, tout pouvoir que ces lois confèrent à l’organisme de réglementation à l’encontre d’un titulaire de permis peut, en théorie, s’exercer également contre un syndic.
[22] Malgré cela, le régime de réglementation de l’Alberta envisage la possibilité qu’une partie des obligations de fin de vie d’un titulaire de permis demeure insatisfaite à la fin du processus d’insolvabilité. L’organisme de réglementation peut désigner des puits, des installations et leurs sites comme [traduction] « orphelins » (OGCA, al. 70(2)(a)). Un pipeline est défini comme une [traduction] « installation » pour l’application du régime relatif aux orphelins (OGCA, al. 68(d)). La Directive 006 disposait qu’[traduction] « un puits, une installation ou un pipeline visé par le Programme d’évaluation de la responsabilité du titulaire de permis peut être déclaré orphelin lorsque le titulaire de ce permis devient insolvable ou est liquidé » (art. 7.1). Un [traduction] « fonds pour les puits orphelins » a été créé dans le but de payer, entre autres choses, l’abandon et la remise en état des puits orphelins (OGCA, par. 70(1)). Le fonds pour les puits orphelins est financé au moyen d’une redevance annuelle, à l’échelle de l’industrie, payée par les titulaires de permis de puits et d’installations ainsi que de sites non remis en état (par. 73(1)). Le montant de la redevance est prescrit par l’organisme de réglementation en fonction du coût estimatif de l’abandon et de la remise en état des puits orphelins au cours d’un exercice donné (par. 73(2)).
[23] L’organisme de réglementation a délégué le pouvoir que lui confère la loi d’abandonner et de remettre en état les puits orphelins à l’OWA (Orphan Fund Delegated Administration Regulation, Alta. Reg. 45/2001), un organisme sans but lucratif supervisé par un conseil d’administration indépendant. Cette entité est presque entièrement financée par la redevance décrite ci-dessus qui a été établie dans toute l’industrie, et la totalité de cette redevance est remise à l’OWA par l’organisme de réglementation. L’OWA n’a pas le pouvoir de demander le remboursement de ses frais. Toutefois, une fois ses travaux environnementaux terminés, l’OWA peut être remboursée jusqu’à concurrence de la valeur du dépôt de garantie détenu, le cas échéant, par l’organisme de réglementation au profit du titulaire de permis associé au puits orphelin. Au cours des dernières années, le nombre de puits orphelins a augmenté rapidement en Alberta. Par exemple, le nombre de nouveaux puits orphelins est passé de 80 en 2013‑2014 à 591 en 2014‑2015.
[24] Ce qui est en cause dans le présent pourvoi, c’est l’applicabilité, durant la faillite, de deux pouvoirs conférés à l’organisme de réglementation par la législation provinciale. Les deux sont conçus pour garantir que les titulaires de permis remplissent les obligations de fin de vie qui leur incombent.
[25] Le premier pouvoir en cause dans le présent pourvoi est celui dont dispose l’organisme de réglementation d’ordonner à un titulaire de permis d’abandonner des biens visés par des permis, auquel s’ajoutent les pouvoirs que la loi confère pour faire exécuter de telles ordonnances. Lorsqu’il y a eu délaissement d’un puits ou d’une installation sans que le processus d’abandon ait été effectué conformément aux directives de l’organisme de réglementation, ou aux règles et règlements, l’organisme peut autoriser toute personne à effectuer ce processus à l’égard du puits ou de l’installation, ou s’en charger lui‑même (OGCA, art. 28). Quand l’organisme de réglementation ou la personne qu’il a désignée procède à l’abandon, les frais liés à cette opération constituent une dette payable à l’organisme de réglementation. Une ordonnance de l’organisme de réglementation indiquant ces frais peut être déposée à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, inscrite comme un jugement de cette cour, puis exécutée conformément à la procédure ordinaire d’exécution des jugements de cette cour (OGCA, par. 30(6)). Un régime semblable s’applique aux pipelines (Pipeline Act, art. 23 à 26).
[26] Le titulaire de permis qui contrevient ou ne se conforme pas à une ordonnance de l’organisme de réglementation, ou qui a une dette impayée envers ce dernier relativement aux frais d’abandon ou de remise en état, est assujetti à un certain nombre de mesures d’exécution potentielles. L’organisme de réglementation peut suspendre les activités, refuser d’étudier des demandes de permis ou de transfert de permis (OGCA, al. 106(3)(a), (b) et (c)), ou exiger le paiement des dépôts de garantie, de façon générale ou comme condition à l’octroi d’autres permis, approbations ou transferts (OGCA, art. 106(3)(d) et (e)). Lorsqu’un titulaire de permis contrevient à la Loi, au règlement ou aux règles, à toute ordonnance ou directive de l’organisme de réglementation ou à toute condition d’un permis, l’organisme de réglementation peut intenter une poursuite contre le titulaire de permis pour infraction réglementaire, et ce dernier est passible d’une amende en guise de pénalité, bien qu’il puisse invoquer la défense de diligence raisonnable (OGCA, art. 108 et 110). Un régime semblable s’applique aux pipelines (Pipeline Act, art. 51‑54). L’EPEA contient elle aussi des dispositions similaires relatives à la création de dettes et afférentes aux ordonnances de protection de l’environnement, en plus de prévoir la poursuite d’infractions réglementaires en cas d’inobservation, avec la possibilité d’invoquer une défense de diligence raisonnable. Toutefois, comme il a été mentionné, la responsabilité du syndic en ce qui concerne les ordonnances de protection de l’environnement se limite aux éléments de l’actif, sauf s’il est responsable de négligence flagrante ou d’inconduite délibérée (EPEA, art. 227‑230, 240 et 245).
[27] Le second pouvoir en cause dans le présent pourvoi est celui que possède l’organisme de réglementation d’imposer des conditions au transfert, par un titulaire, d’un ou de plusieurs de ses permis. Tout comme au moment où il octroit un permis au départ, l’organisme de réglementation jouit de vastes pouvoirs pour consentir au transfert d’un permis sous réserve de conditions, restrictions et stipulations, ou pour rejeter le transfert (OGCA, par. 24(2)). Suivant la Directive 006 et le texte qui l’a remplacée en 2016, l’organisme peut rejeter un transfert, même si les deux parties auraient la CGR requise après le transfert, ou même quand un dépôt de garantie peut être versé conformément aux exigences relatives à la CGR. Plus particulièrement, l’organisme de réglementation peut décider qu’il n’est pas dans l’intérêt public d’approuver le transfert de permis compte tenu des antécédents de conformité de l’une des parties, ou des deux, ou de leurs administrateurs, dirigeants ou détenteurs de titres, ou encore du risque que présenterait le transfert à l’égard du fonds pour les puits orphelins.
[28] Lorsqu’une transaction proposée entraînerait une détérioration de la CGR du cédant en deçà de 1,0 (ou simplement une détérioration dans le cas d’un cédant insolvable), l’organisme de réglementation insiste sur le respect d’une des conditions suivantes avant d’approuver la transaction : (i) que le cédant effectue les processus d’abandon et/ou de remise en état, réduisant ainsi ses passifs réputés; (ii) que le cédant verse un dépôt de garantie, augmentant ainsi ses biens réputés. La transaction pourrait également être structurée de manière à éviter toute détérioration de la CGR du cédant par le « regroupement » des permis relatifs aux puits épuisés et de ceux liés aux puits productifs. Une transaction au cours de laquelle on conserve les permis des puits épuisés tandis que les permis des puits productifs sont transférés entraînerait presque toujours une détérioration considérable de la CGR d’une société.
[29] Au cours du présent pourvoi, il a été beaucoup question d’autres régimes de réglementation que l’Alberta aurait pu adopter pour éviter que les coûts environnementaux associés à l’industrie pétrolière et gazière ne soient passés au public. Ce que l’Alberta a choisi, c’est un régime de permis qui fait de ces coûts une partie inhérente de la valeur des biens visés par les permis. Ce régime a l’avantage de s’accorder avec le principe du pollueur‑payeur, un précepte bien reconnu du droit canadien de l’environnement. Ce principe attribue aux pollueurs la charge de réparer les dommages environnementaux dont ils sont responsables, ce qui incite les sociétés à se soucier de l’environnement dans le cadre de leurs activités économiques (Cie pétrolière Impériale ltée c. Québec (Ministre de l’Environnement), 2003 CSC 58, [2003] 2 R.C.S. 624, par. 24). Le Programme d’évaluation de la responsabilité des titulaires de permis exige essentiellement que les titulaires de permis appliquent la valeur dérivée des biens pétroliers et gaziers pendant les parties productives du cycle de vie des biens au coût inévitable de l’abandon de ces biens et de la remise en état de leurs sites à la fin de ce cycle de vie.
[30] En fin de compte, il ne revient pas à notre Cour de décider de la meilleure approche réglementaire pour l’industrie pétrolière et gazière. Ce qui n’est pas contesté, c’est qu’en adoptant son régime de réglementation actuel, l’Alberta a agi dans les limites de sa compétence constitutionnelle en matière de propriété et de droits civils dans la province ainsi que dans le domaine de l’« exploitation, [de la] conservation et [de la] gestion des ressources naturelles non renouvelables [. . .] de la province » (Loi constitutionnelle de 1867, par. 92(13) et al. 92A(1) c)). L’Alberta a mis au point un appareil réglementaire complexe pour régler d’importantes questions de politique concernant le moment où, par qui et de quelle manière les coûts environnementaux inévitables associés à l’extraction du pétrole et du gaz doivent être payés. Sa solution est un régime d’octroi de permis qui fait baisser la valeur des principaux éléments d’actif de l’industrie pour refléter les coûts environnementaux, lequel est soutenu par une redevance sur l’industrie sous forme de fonds pour les puits orphelins. L’Alberta voulait que cet appareil continue à fonctionner lorsqu’une société pétrolière et gazière fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité.
[31] Par contre, l’insolvabilité d’une société pétrolière et gazière autorisée à exercer ses activités en Alberta met aussi en jeu la LFI , une loi fédérale qui régit l’administration de l’actif d’un failli ainsi que la répartition ordonnée et équitable des biens entre ses créanciers. Elle a été valablement promulguée dans l’exercice de la compétence constitutionnelle du Parlement en matière de banqueroute et de faillite (Loi constitutionnelle de 1867, par. 91(21) ). Tout comme le régime de réglementation de l’Alberta témoigne de son choix réfléchi quant à la façon d’aborder les questions de politique importantes soulevées par les risques environnementaux liés à l’extraction du pétrole et du gaz, la LFI témoigne du choix réfléchi du Parlement concernant la manière d’équilibrer des objectifs de politique importants lorsque les biens d’un failli sont, de par leur nature, insuffisants pour satisfaire à toutes ses obligations diverses. Et, pour autant qu’il y ait un conflit d’application entre le régime de réglementation de l’Alberta et la LFI , ou que le régime de réglementation de l’Alberta entrave la réalisation de l’objet de la LFI , la doctrine de la prépondérance commande que la LFI l’emporte.
B. Les dispositions applicables de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité
[32] À ce stade‑ci, je tiens simplement à souligner les articles de la LFI qui sont en cause dans le présent pourvoi. Ce sont ces articles qui détermineront si la doctrine de la prépondérance s’applique. J’analyserai plus en détail ci‑après les objets de la LFI ainsi que les différentes questions soulevées par l’art. 14.06 .
[33] Le concept central de la LFI est celui d’une « réclamation prouvable en matière de faillite ». Plusieurs dispositions de la LFI servent de fondement pour circonscrire la portée des réclamations prouvables. La première est la définition que l’on trouve à l’art. 2 :
réclamation prouvable en matière de faillite ou réclamation prouvable Toute réclamation ou créance pouvant être prouvée dans des procédures intentées sous l’autorité de la présente loi par un créancier.
[34] Le terme « créancier » est défini à l’art. 2 comme une « [p]ersonne titulaire d’une réclamation prouvable à ce titre sous le régime de la présente loi ».
[35] La définition de « réclamation prouvable » se termine au par. 121(1) :
Toutes créances et tous engagements, présents ou futurs, auxquels le failli est assujetti à la date à laquelle il devient failli, ou auxquels il peut devenir assujetti avant sa libération, en raison d’une obligation contractée antérieurement à cette date, sont réputés des réclamations prouvables dans des procédures entamées en vertu de la présente loi.
[36] Une réclamation peut être prouvable dans une procédure de faillite même s’il s’agit d’une réclamation éventuelle. Une [traduction] « réclamation éventuelle est “une réclamation qui peut ou non se transformer en une créance, selon qu’un événement futur se produit ou non” » (Peters c. Remington, 2004 ABCA 5, 49 B.C.R. (4th) 273, par. 23, citant Garner c. Newton (1916), 29 D.L.R. 276, p. 281 (B.R. Man.)). Les paragraphes 121(2) et 135(1.1) donnent des indications sur le moment où une réclamation éventuelle deviendra une réclamation prouvable :
121 (2) La question de savoir si une réclamation éventuelle ou non liquidée constitue une réclamation prouvable et, le cas échéant, son évaluation sont décidées en application de l’article 135.
[. . .]
135 (1.1) Le syndic décide si une réclamation éventuelle ou non liquidée est une réclamation prouvable et, le cas échéant, il l’évalue; sous réserve des autres dispositions du présent article, la réclamation est dès lors réputée prouvée pour le montant de l’évaluation.
[37] Dans l’arrêt Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 R.C.S. 443 (« Abitibi »), au par. 26, notre Cour a interprété les dispositions précédentes de la LFI et a formulé un critère tripartite afin de décider quand une obligation environnementale imposée par un organisme de réglementation sera une réclamation prouvable pour l’application de la LFI et de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36 (« LACC ») :
Premièrement, on doit être en présence d’une dette, d’un engagement ou d’une obligation envers un créancier. Deuxièmement, la dette, l’engagement ou l’obligation doit avoir pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli. Troisièmement, il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation.
[En italique dans l’original.]
[38] J’aborderai le critère de l’arrêt Abitibi plus en détail ci‑dessous.
[39] Une fois la faillite déclarée, les créanciers du failli doivent participer à l’unique procédure collective de faillite s’ils souhaitent faire valoir leurs réclamations prouvables. Le paragraphe 69.3(1) de la LFI prévoit donc une suspension automatique de l’exécution des réclamations prouvables en dehors de la procédure de faillite, à compter du premier jour de la faillite.
[40] La LFI établit un régime de priorité complet pour l’acquittement des réclamations prouvables présentées contre le failli dans la procédure collective. L’article 141 énonce la règle générale, à savoir que tous les créanciers ont un rang égal et une part proportionnelle des biens du failli. Toutefois, la règle énoncée à l’art. 141 s’applique « [s]ous réserve des autres dispositions de [la LFI ] ». Le paragraphe 136(1) énumère les réclamations des « créanciers privilégiés » et fixe l’ordre de priorité dans lequel ils doivent recevoir leur paiement. Cet ordre établi par le par. 136(1) l’est « [s]ous réserve des droits des créanciers garantis ». Selon le paragraphe 69.3(2) , la suspension des procédures n’empêche pas les créanciers garantis de réaliser leur garantie. La LFI instaure donc un régime de priorité pour le versement des réclamations prouvables en matière de faillite, les créanciers garantis étant payés en premier, les créanciers privilégiés en deuxième et les créanciers non garantis en dernier (voir Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, par. 32‑35).
[41] L’article 14.06 de la LFI , qui traite de diverses questions environnementales dans le contexte de la faillite, est essentiel pour statuer sur le présent pourvoi. Je vais maintenant reproduire les par. 14.06(2) et 14.06(4) , les deux parties du régime prévu à l’art. 14.06 qui sont directement en cause dans le présent pourvoi. Le reste de l’art. 14.06 se trouve en annexe à la fin des présents motifs.
[42] Voici le texte du par. 14.06(2) :
(2) Par dérogation au droit fédéral et provincial, le syndic est, ès qualités, dégagé de toute responsabilité personnelle découlant de tout fait ou dommage lié à l’environnement survenu avant ou après sa nomination, sauf celui causé par sa négligence grave ou son inconduite délibérée ou, dans la province de Québec, par sa faute lourde ou intentionnelle.
[43] Voici le texte du par. 14.06(4) :
(4) Par dérogation au droit fédéral et provincial, mais sous réserve du paragraphe (2), le syndic est, ès qualités, dégagé de toute responsabilité personnelle découlant du non‑respect de toute ordonnance de réparation de tout fait ou dommage lié à l’environnement et touchant un bien visé par une faillite, une proposition ou une mise sous séquestre administrée par un séquestre, et de toute responsabilité personnelle relativement aux frais engagés par toute personne exécutant l’ordonnance :
a) si, dans les dix jours suivant l’ordonnance ou dans le délai fixé par celle‑ci, dans les dix jours suivant sa nomination si l’ordonnance est alors en vigueur ou pendant la durée de la suspension visée à l’alinéa b) :
(i) il s’y conforme,
(ii) il abandonne, après avis à la personne ayant rendu l’ordonnance, tout droit sur l’immeuble en cause ou tout intérêt sur le bien réel en cause, en dispose ou s’en dessaisit;
b) pendant la durée de la suspension de l’ordonnance qui est accordée, sur demande présentée dans les dix jours suivant l’ordonnance visée à l’alinéa a) ou dans le délai fixé par celle‑ci, ou dans les dix jours suivant sa nomination si l’ordonnance est alors en vigueur :
(i) soit par le tribunal ou l’autorité qui a compétence relativement à l’ordonnance, en vue de permettre au syndic de la contester,
(ii) soit par le tribunal qui a compétence en matière de faillite, en vue d’évaluer les conséquences économiques du respect de l’ordonnance;
c) si, avant que l’ordonnance ne soit rendue, il avait abandonné tout droit sur l’immeuble en cause ou tout intérêt sur le bien réel en cause ou y avait renoncé, ou s’en était dessaisi.
[44] Comme je l’expliquerai, un point de discorde important entre les parties tient aux interprétations fort différentes qu’elles donnent au par. 14.06(4) de la LFI . Je remarque que le sous‑al. 14.06(4) a)(ii), sur lequel s’appuie GTL, parle du syndic qui « abandonne [. . .] tout intérêt sur le bien réel en cause, en dispose ou s’en dessaisit ». Dans les présents motifs, le mot « renoncer » sert à raccourcir ces termes, comme cela a été le cas tout au long du litige qui nous occupe.
[45] Je vais maintenant procéder à une brève analyse des faits entourant la faillite de Redwater.
C. Les faits entourant la faillite de Redwater
[46] Redwater était une société pétrolière et gazière cotée en bourse. L’organisme de réglementation lui a octroyé ses premiers permis en 2009. Le 31 janvier et le 19 août 2013, ATB a avancé des fonds à Redwater et, en contrepartie, s’est vu accorder une sûreté sur les biens actuels et futurs de Redwater. ATB a prêté des fonds à Redwater en pleine connaissance des obligations de fin de vie associées à ses biens. Au milieu de 2014, Redwater a commencé à éprouver des difficultés financières. Sur demande d’ATB, GTL a été nommé séquestre de Redwater le 12 mai 2015. À cette époque, Redwater devait environ 5,1 millions de dollars à ATB.
[47] Après avoir été informé de la mise sous séquestre, l’organisme de réglementation a envoyé à GTL une lettre datée du 14 mai 2015 exposant sa position. L’organisme de réglementation a fait remarquer que l’OGCA et la Pipeline Act incluaient à la fois les séquestres et les syndics dans la définition d’un « titulaire de permis ». L’organisme de réglementation a déclaré qu’il n’était pas un créancier de Redwater et qu’il ne faisait pas valoir une [traduction] « réclamation prouvable dans le cadre de la mise sous séquestre ». Ainsi, malgré la mise sous séquestre, Redwater demeurait tenue de se conformer à toutes les exigences réglementaires, y compris les obligations d’abandon, pour tous les biens visés par des permis. L’organisme de réglementation a déclaré que GTL était légalement tenu de remplir ces obligations avant de distribuer des fonds ou de finaliser toute proposition aux créanciers. L’organisme de réglementation a averti qu’il n’approuverait pas le transfert de l’un ou l’autre permis de Redwater à moins d’être convaincu que le cessionnaire et le cédant seraient en mesure de s’acquitter de toutes les obligations réglementaires. Il a demandé la confirmation que GTL avait pris possession des biens de Redwater visés par des permis et qu’il prenait des mesures pour se conformer à toutes les obligations réglementaires de Redwater.
[48] À l’époque où elle a connu des difficultés financières, Redwater avait des permis délivrés par l’organisme de réglementation concernant 84 puits, sept installations et 36 pipelines, tous situés dans le centre de l’Alberta. La grande majorité de ses éléments d’actif étaient ces biens pétroliers et gaziers. Au moment de la nomination de GTL comme séquestre, 19 des puits ou installations étaient productifs, tandis que les 72 autres étaient inactifs ou taris. Il y avait des participants en participation directe dans plusieurs puits et installations. La CGR de Redwater n’est tombée en dessous de 1,0 qu’après la mise sous séquestre de celle‑ci et, en conséquence, Redwater n’a jamais versé de dépôt de garantie à l’organisme de réglementation.
[49] En septembre 2015, la CGR de Redwater avait chuté à 0,93. La valeur nette de ses biens réputés moins ses passifs réputés était égale à un montant négatif de 553 000 $. Les 19 puits et installations productifs pour lesquels Redwater était titulaire de permis avaient une CRG de 2,85 et une valeur nette réputée de 4,152 millions de dollars. Les 72 autres puits ou installations pour lesquels Redwater était titulaire de permis auraient eu une CGR de 0,30 et une valeur nette réputée négative de 4,705 millions de dollars. Puisque Redwater était sous séquestre, l’organisme de réglementation a mentionné qu’il n’approuverait le transfert des permis de Redwater que si cela n’occasionnait pas une détérioration de sa CGR.
[50] Dans son Deuxième rapport à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta daté du 3 octobre 2015, GTL a expliqué pourquoi il avait conclu qu’il ne pouvait pas satisfaire aux exigences de l’organisme de réglementation. D’après GTL, le coût des obligations de fin de vie des puits taris dépasserait probablement le produit de la vente des puits productifs. Il considérait comme improbable la vente des puits inexploités, même s’ils étaient regroupés avec les puits productifs. Si une telle vente était possible, le prix d’achat serait réduit au regard des obligations de fin de vie, annulant ainsi le bénéfice pour l’actif. Sur la base de cette évaluation, par lettre datée du 3 juillet 2015, GTL a informé l’organisme de réglementation qu’il prenait possession et contrôle seulement des dix‑sept puits les plus productifs de Redwater (y compris un puits qui fuyait et qui a été abandonné par la suite), ainsi que de trois installations et de douze pipelines connexes (« biens conservés »), et qu’en vertu du par. 3a) de l’ordonnance de mise sous séquestre, il ne prenait pas possession ou contrôle de tous les autres éléments d’actif de Redwater visés par des permis (les « biens faisant l’objet de la renonciation »). Selon GTL, il n’était aucunement tenu de satisfaire aux exigences réglementaires en lien avec les biens faisant l’objet de la renonciation.
[51] Le 15 juillet 2015, l’organisme de réglementation a réagi en rendant des ordonnances au titre de l’OGCA et de la Pipeline Act enjoignant à Redwater de suspendre l’exploitation des biens faisant l’objet de la renonciation et de les abandonner (« ordonnances d’abandon »). Les ordonnances exigeaient que l’abandon soit effectué sur‑le‑champ dans les cas où il n’y avait pas d’autres participants en participation directe, et, au plus tard le 18 septembre 2015, dans ceux où il y avait d’autres participants en participation directe. L’organisme de réglementation a déclaré qu’il considérait les biens faisant l’objet de la renonciation comme un danger pour l’environnement et la sécurité, et que l’al. 3.012d) des Oil and Gas Conservation Rules obligeait le titulaire de permis à abandonner ces puits ou installations. Lorsqu’il a rendu les ordonnances d’abandon, l’organisme de réglementation s’est également fondé sur les art. 27 à 30 de l’OGCA et sur les art. 23 à 26 de la Pipeline Act. Si les ordonnances d’abandon n’étaient pas respectées, l’organisme de réglementation menaçait d’effectuer lui‑même le processus d’abandon des biens et de sanctionner Redwater par l’application de l’art. 106 de l’OGCA. L’organisme a ajouté qu’une fois qu’il y avait eu abandon, la surface devait être remise en état et il fallait obtenir des certificats de remise en état conformément à l’art. 137 de l’EPEA.
[52] Le 22 septembre 2015, l’organisme de réglementation et l’OWA ont déposé une demande en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que l’abandon par GTL des biens faisant l’objet de la renonciation était nul, une ordonnance obligeant GTL à se conformer aux ordonnances d’abandon, de même qu’une ordonnance enjoignant à GTL de [traduction] « remplir les obligations légales en tant que titulaire de permis concernant l’abandon, la remise en état et la décontamination » de tous les biens de Redwater visés par des permis. L’organisme de réglementation n’a pas cherché à tenir GTL responsable de ces obligations au‑delà des éléments qui faisaient encore partie de l’actif de Redwater. Le 5 octobre 2015, GTL a présenté une demande reconventionnelle visant à obtenir l’autorisation de poursuivre un processus de vente excluant les biens faisant l’objet de la renonciation. GTL a demandé au tribunal de rendre une ordonnance interdisant à l’organisme de réglementation d’empêcher le transfert des permis associés aux biens conservés en raison, notamment, des exigences relatives à la CGR, du non‑respect des ordonnances d’abandon, du refus de prendre possession des biens faisant l’objet de la renonciation ou des dettes en souffrance de Redwater envers l’organisme de réglementation. GTL n’a pas cherché à exclure la possibilité que l’organisme de réglementation ait un autre motif valable de rejeter un transfert proposé.
[53] Le 28 octobre 2015, une ordonnance de faillite a été rendue à l’égard de Redwater, et GTL a été nommé syndic. GTL a envoyé une autre lettre à l’organisme de réglementation le 2 novembre 2015, dans laquelle il invoquait cette fois le sous‑al. 14.06(4) a)(ii) de la LFI à l’égard des biens faisant l’objet de la renonciation. Les ordonnances d’abandon sont toujours pendantes.
D. Historique judiciaire
1. La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta
[54] Le juge siégeant en cabinet a conclu que l’art. 14.06 de la LFI visait à permettre aux syndics de renoncer à un bien lorsqu’il s’agissait d’une décision économique rationnelle compte tenu du fait lié à l’environnement et touchant le bien. La responsabilité personnelle du syndic n’était pas une condition préalable au pouvoir de renonciation. Le juge siégeant en cabinet a donc conclu à un conflit d’application entre l’art. 14.06 de la LFI et la définition de « titulaire de permis » que l’on trouve dans l’OGCA et la Pipeline Act. En vertu de l’art. 14.06 de la LFI , GTL pouvait renoncer aux biens et ne pas être responsable des obligations environnementales qui y étaient associées. Cependant, aux termes de l’OGCA et de la Pipeline Act, GTL ne pouvait renoncer aux biens visés par des permis parce que la définition de « titulaire de permis » comprenait le séquestre et le syndic, si bien que GTL demeurait responsable des obligations environnementales.
[55] Appliquant le critère de l’arrêt Abitibi, le juge siégeant en cabinet a conclu que, bien qu’au [traduction] « sens technique », il n’était pas suffisamment certain que l’organisme de réglementation ou l’OWA exécuteraient les ordonnances d’abandon et feraient valoir une réclamation pécuniaire pour obtenir le remboursement de leurs frais, la situation répondait à l’intention de la Cour dans Abitibi car les ordonnances d’abandon étaient [traduction] « intrinsèquement financières » (par. 173). Forcer GTL en tant que « titulaire de permis » à se conformer aux ordonnances d’abandon irait donc à l’encontre de l’objectif global de la LFI de partage équitable des biens du failli, puisque l’organisme de réglementation se verrait accorder, pour sa réclamation, une superpriorité à laquelle il n’avait pas droit, avant les réclamations des créanciers garantis. Cela entraverait aussi la réalisation de l’objet de l’article 14.06 , par lequel le Parlement a légiféré sur les réclamations environnementales en cas de faillite et a expressément fait le choix de ne pas leur accorder une superpriorité. Les conditions imposées par l’organisme de réglementation sur les transferts de permis relatifs aux biens conservés ont contrecarré davantage l’article 14.06 en incluant les biens faisant l’objet de la renonciation dans le calcul pour décider de l’approbation d’une vente.
[56] Le juge siégeant en cabinet a approuvé la procédure de vente proposée par GTL. Il a déclaré que l’OGCA et la Pipeline Act étaient inopérantes dans la mesure où elles entraient en conflit avec la LFI , en considérant GTL comme le « titulaire des permis » relatifs aux biens faisant l’objet de la renonciation, que GTL avait le droit de renoncer à ces biens au titre du sous‑al. 14.06(4) a)(ii) et de l’al. 14.06(4) c), et qu’il n’était assujetti à aucune obligation à l’égard de ces biens, que les ordonnances d’abandon étaient inopérantes dans la mesure où elles obligeaient GTL à s’y conformer ou à fournir des dépôts de garantie et que la Directive 006 était inopérante dans la mesure où elle entrait en conflit avec l’art. 14.06 de la LFI . Enfin, il a déclaré que l’organisme de réglementation, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’approuver un transfert des permis relatifs aux biens conservés, ne pouvait pas tenir compte des biens faisant l’objet de la renonciation pour le calcul de la CGR de Redwater, avant ou après le transfert, ni tenir compte de toute autre question liée aux biens faisant l’objet de la renonciation.
2. La Cour d’appel de l’Alberta
a) Les motifs majoritaires
[57] Le juge Slatter, au nom des juges majoritaires, a rejeté les appels. Il a déclaré que les questions constitutionnelles des appels étaient complémentaires à la question principale, l’interprétation de la LFI . L’article 14.06 n’a pas soustrait les réclamations environnementales au régime général de faillite, à l’exception de la superpriorité prévue au par. 14.06(7) , qui s’appliquerait rarement, voire jamais, aux puits de pétrole et de gaz. Le paragraphe 14.06(4) n’a pas [traduction] « limité le pouvoir du syndic de renoncer [. . .] aux biens dans des circonstances où il pourrait s’exposer à une responsabilité personnelle » (par. 68). En outre, il fallait donner un sens large au mot « ordonnance » qui figure au par. 14.06(4) .
[58] Le juge Slatter a décidé que la question essentielle était de savoir [traduction] « si les obligations environnementales de Redwater satisf[aisaient] au critère de la réclamation prouvable » (par. 73). Il était d’accord avec le juge siégeant en cabinet quant au respect du troisième volet du critère d’Abitibi, mais il a conclu que ce critère avait été respecté « tant sur le plan technique que sur le fond » (par. 76). Les politiques de l’organisme de réglementation ont essentiellement privé l’actif du failli d’une valeur suffisante pour respecter les obligations environnementales. Exiger le dépôt d’une garantie, ou détourner la valeur de l’actif du failli, répond clairement à la norme de « certitude ». Les politiques de l’organisme de réglementation exigeaient que la pleine valeur des biens du failli soit d’abord appliquée aux engagements environnementaux, créant ainsi une superpriorité pour les réclamations environnementales. Le juge Slatter a estimé que, « [n]onobstant leur effet prévu en tant que conditions associées aux permis, les politiques de l’organisme de réglementation ont eu un effet direct sur les biens, les priorités et le droit du Syndic de renoncer à des biens, qui étaient tous régis par la LFI » (par. 86).
[59] Sur le plan de l’analyse constitutionnelle, le juge Slatter a conclu que le rôle de GTL en tant que « titulaire de permis » au sens de l’OGCA et de la Pipeline Act était [traduction] « en conflit d’application avec les dispositions de la LFI » qui dégageaient les syndics de toute responsabilité personnelle, qui leur permettaient de renoncer à des biens et qui établissaient la priorité des réclamations environnementales (par. 89). Ce rôle entravait également la réalisation de l’objet de la LFI consistant à « gérer la liquidation des sociétés insolvables et à régler la priorité des réclamations à leur encontre » (par. 89). Ainsi, l’organisme de réglementation ne pouvait pas « insister pour que le syndic consacre une partie substantielle de l’actif du failli à l’acquittement des réclamations environnementales, par priorité sur les réclamations du créancier garanti » (par. 91).
b) Les motifs dissidents
[60] La juge Martin a exprimé sa dissidence. Contrairement aux juges majoritaires, elle a souligné les dimensions constitutionnelles de l’affaire, en particulier la nécessité d’un fédéralisme coopératif dans le domaine de l’environnement, et a fait remarquer que la doctrine de la prépondérance devait être appliquée avec retenue. Elle a conclu que l’organisme de réglementation ne faisait pas valoir de réclamation prouvable au sens du critère d’Abitibi. Il ne suffisait pas qu’une ordonnance réglementaire soit [traduction] « intrinsèquement financière » pour qu’il s’agisse d’une réclamation prouvable en matière de faillite (par. 185, citant les motifs du juge siégeant en cabinet, par. 173). Il n’était pas suffisamment certain que les travaux d’abandon ordonnés soient accomplis, soit par l’organisme de réglementation soit par l’OWA, et il n’y avait « aucune certitude qu’une demande de remboursement soit présentée » (par. 184). La juge Martin estimait elle aussi que l’organisme de réglementation n’était pas un créancier de Redwater — ou, s’il était un créancier au moment de rendre les ordonnances d’abandon, il ne l’était pas dans l’application des conditions de transfert des permis. L’organisme de réglementation devait être en mesure de conserver la maîtrise du transfert des permis pendant une faillite, et il n’y avait aucune raison pour que de telles exigences réglementaires ne puissent pas coexister avec le partage de l’actif du failli.
[61] En ce qui concerne l’article 14.06 , la juge Martin a retenu l’argument de l’organisme de réglementation selon lequel le par. 14.06(4) permettait à un syndic de renoncer aux biens réels afin d’éviter d’engager sa responsabilité personnelle, mais n’empêchait pas que l’on se serve des éléments de l’actif du failli pour se conformer aux obligations environnementales. Cependant, elle est allée plus loin. Selon elle, les par. 14.06(4) à (8) ont été adoptés ensemble à titre de compromis d’ordre législatif. La juge Martin a conclu que le pouvoir du syndic de renoncer aux biens en vertu de l’art. 14.06 n’était tout simplement pas applicable dans le régime de réglementation de l’Alberta. La faculté de renoncer en vertu du par. 14.06(4) devait être interprétée en corrélation avec l’autre moitié du compromis, la superpriorité de la Couronne sur les biens réels du débiteur établie par le par. 14.06(7). Les conditions relatives aux permis n’étaient pas le genre d’« ordonnance » envisagé par le par. 14.06(4) , ni les permis le genre de « bien réel » envisagé par cette disposition. L’équilibre atteint par l’art. 14.06 n’était pas solide lorsqu’il n’y avait pas de [traduction] « bien réel du débiteur » à l’égard duquel la Couronne pouvait prendre une superpriorité (par. 210).
[62] Comme il n’y avait aucun droit, aux termes de la LFI , de renoncer aux obligations de fin de vie imposées par le régime de réglementation de l’Alberta, aucun conflit d’application ne résultait de l’exécution de ces obligations sous le régime du droit provincial. Et il n’existait pas non plus d’entrave à la réalisation d’un objet fédéral. L’organisme de réglementation ne faisait valoir aucune réclamation prouvable en matière de faillite : [traduction] « L’application continue du régime de réglementation de l’Alberta après la faillite n’a pas fixé ou réarrangé les priorités parmi les créanciers, mais a plutôt donné lieu à une évaluation juste des biens pouvant être répartis » (par. 240).
III. Analyse
A. La doctrine de la prépondérance fédérale
[63] Comme je l’ai expliqué, la législation albertaine accorde à l’organisme de réglementation des pouvoirs étendus pour s’assurer que les sociétés qui ont obtenu des permis d’exploitation dans l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta abandonneront, de façon appropriée et sécuritaire, les puits de pétrole, installations et pipelines à la fin de leur vie productive, et remettront en état leurs sites. GTL cherche à éviter d’être assujetti à deux de ces pouvoirs : celui d’ordonner à Redwater d’abandonner les biens faisant l’objet de la renonciation et celui de refuser de permettre le transfert des permis relatifs aux biens conservés à cause du non‑respect des exigences relatives à la CGR. Il s’agit là sans aucun doute de pouvoirs réglementaires valables accordés à l’organisme de réglementation par une loi albertaine valide. GTL cherche à éviter leur application au cours de la faillite en invoquant la doctrine de la prépondérance fédérale, selon laquelle la loi de l’Alberta habilitant l’organisme de réglementation à utiliser les pouvoirs qui sont en litige dans le cadre du présent pourvoi est inopérante dans la mesure où son exercice de ces pouvoirs pendant la faillite entre en conflit avec la LFI .
[64] Les questions en litige dans le présent pourvoi découlent de ce qu’on a appelé [traduction] l’« intersection désordonnée » de la législation provinciale sur l’environnement et de la législation fédérale sur l’insolvabilité (Nortel Networks Corp., Re, 2012 ONSC 1213, 88 C.B.R. (5th) 111, par. 8). Les questions de prépondérance se posent souvent dans le contexte de l’insolvabilité. Étant donné la nature procédurale de la LFI , le régime de faillite repose en grande partie sur l’application continue des lois provinciales. Toutefois, le par. 72(1) de la LFI confirme qu’en cas de conflit véritable entre les lois provinciales concernant la propriété et les droits civils et la législation fédérale sur la faillite, la LFI l’emporte (voir Moloney, par. 40). En d’autres termes, la faillite est issue de la propriété et des droits civils, mais elle en fait toujours partie conceptuellement. Les lois provinciales valides d’application générale continuent de s’appliquer dans le domaine de la faillite jusqu’à ce que le Parlement légifère en vertu de sa compétence exclusive en matière de faillite et d’insolvabilité. La loi provinciale devient alors inopérante dans la mesure du conflit (voir Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453, par. 3).
[65] Au fil du temps, deux formes distinctes de conflit ont été reconnues. La première est le conflit d’application, qui survient lorsqu’il est impossible de se conformer en même temps à une loi fédérale valide et à une loi provinciale valide. Il y a conflit d’application lorsqu’« une loi dit “oui” et l’autre dit “non”, de sorte que “l’observance de l’une entraîne l’inobservance de l’autre” » (Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419, par. 18, citant Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, p. 191). La seconde est l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral, qui se produit lorsque l’application d’une loi provinciale valide est incompatible avec l’objet d’une loi fédérale. L’effet d’une loi provinciale peut contrecarrer la réalisation de l’objet de la loi fédérale, « sans toutefois entraîner une violation directe de ses dispositions » (Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 73). La partie qui invoque l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral « doit d’abord établir l’objet de la loi fédérale pertinente et ensuite prouver que la loi provinciale est incompatible avec cet objet » (Lemare, par. 26, citant Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39, [2010] 2 R.C.S. 536, par. 66).
[66] Aux deux volets de la prépondérance, la charge de la preuve incombe à la partie qui allègue l’existence du conflit. Il n’est pas facile de s’en acquitter, puisque la doctrine de la prépondérance doit être appliquée avec retenue. Le conflit doit être défini de façon étroite pour que chaque ordre de gouvernement puisse agir aussi librement que possible dans sa sphère de compétence constitutionnelle respective. « [L]es tribunaux doivent donner aux lois provinciales et fédérale une interprétation harmonieuse plutôt qu’une interprétation qui donne lieu à une incompatibilité [. . .] [e]n l’absence d’un texte législatif “clair” à cet effet » (Lemare, par. 21 et 27). « On présume que le Parlement a l’intention de faire coexister ses lois avec les lois provinciales » (Moloney, par. 27). Comme le conclut notre Cour aux par. 22 et 23 de l’arrêt Lemare, l’application de la doctrine de la prépondérance devrait également tenir dûment compte du principe du fédéralisme coopératif. Ce principe permet l’interaction ainsi que le chevauchement entre les lois fédérales et provinciales. Bien que le fédéralisme coopératif n’impose pas de limites à l’exercice par ailleurs valide du pouvoir législatif, cela signifie que les tribunaux devraient éviter de donner à l’objet de la loi fédérale une interprétation large qui le mettrait en conflit avec la loi provinciale.
[67] La jurisprudence a établi que la LFI dans son ensemble est censée favoriser l’atteinte de « deux objectifs : le partage équitable des biens du failli entre ses créanciers et la réhabilitation financière du failli » (Moloney, par. 32, citant Husky Oil, par. 7). En l’espèce, la faillie est une société qui ne s’extirpera jamais de la faillite. Donc, seul le premier objectif est pertinent. Comme je vais l’expliquer ci‑dessous, le juge siégeant en cabinet a également affirmé que l’objet de l’art. 14.06 se distinguait des objets plus larges de la LFI . Notre Cour a analysé l’objet de certaines dispositions de la LFI dans des décisions antérieures (voir, par exemple, Lemare, par. 45).
[68] GTL a relevé deux conflits entre la législation albertaine établissant les pouvoirs contestés de l’organisme de réglementation pendant la faillite et la LFI , et l’un ou l’autre aurait constitué, selon lui, un fondement suffisant pour l’ordonnance rendue par le juge siégeant en cabinet.
[69] Le premier conflit avancé par GTL découle de l’ajout des syndics à la définition de « titulaire de permis » qui figure dans l’OGCA et la Pipeline Act. GTL affirme que le par. 14.06(4) le soustrait à tout engagement environnemental associé aux biens faisant l’objet d’une « renonciation » valide. Toutefois, comme il est « titulaire de permis », l’organisme de réglementation peut l’obliger à s’acquitter de toutes les obligations et de tous les engagements légaux de Redwater, faisant ainsi abstraction de la « renonciation » aux biens en cause. GTL souligne en outre la possibilité qu’il soit tenu personnellement responsable en tant que « titulaire de permis ». L’organisme de réglementation réplique que le par. 14.06(4) a pour objectif premier de mettre les syndics à l’abri de toute responsabilité personnelle à l’égard des ordonnances environnementales et que cette disposition n’a aucune incidence sur les responsabilités continues de l’actif du failli. Ainsi, tant qu’un syndic est à l’abri de toute responsabilité personnelle, son statut de « titulaire de permis » et le fait que l’actif d’un failli demeure responsable, aux termes du droit provincial, des obligations environnementales continues associées aux éléments le composant et faisant l’objet de la renonciation ne sont à l’origine d’aucun conflit.
[70] Le second conflit allégué par GTL est que, même si le par. 14.06(4) ne porte que la responsabilité personnelle d’un syndic, l’exercice par l’organisme de réglementation des pouvoirs que lui confère la loi réarrange de fait les priorités établies par la LFI en matière de faillite. Un tel réarrangement serait imputable au fait que l’organisme de réglementation exige la dépense d’éléments d’actif pour respecter les ordonnances d’abandon ainsi que pour libérer ou garantir les engagements environnementaux associés aux biens faisant l’objet de la renonciation avant d’approuver un transfert des permis liés aux biens conservés (conformément aux exigences relatives à la CGR). Ces obligations de fin de vie sont considérées par GTL comme étant une créance ordinaire de l’organisme de réglementation, que la LFI ne permet pas d’acquitter de préférence aux réclamations des créanciers garantis de Redwater. L’organisme de réglementation réplique que, si l’on applique correctement le critère d’Abitibi, ces obligations réglementaires environnementales ne sont pas des réclamations prouvables en matière de faillite. En conséquence, selon l’organisme de réglementation, les lois provinciales exigeant que l’actif de Redwater satisfasse à ces obligations avant le partage, entre les créanciers garantis, des éléments dont il est composé n’entre pas en conflit avec le régime de priorité de la LFI .
[71] J’examinerai chacun des conflits allégués, l’un après l’autre.
B. Y a‑t‑il un conflit entre le régime de réglementation albertain et l’article 14.06 de la LFI ?
[72] En tant que régime législatif, l’art. 14.06 de la LFI soulève de nombreuses questions d’interprétation. Comme l’a fait remarquer la juge Martin, le seul point concernant l’art. 14.06 sur lequel toutes les parties au présent litige ont pu s’entendre est le fait que ce [traduction] « n’est pas un modèle de clarté » (motifs de la Cour d’appel, par. 201). Vu la confusion semée par les tentatives d’interpréter l’art. 14.06 comme un régime cohérent lors du présent litige, le Parlement pourrait fort bien vouloir réexaminer cet article durant sa prochaine étude de la LFI .
[73] Fondamentalement, le présent pourvoi porte sur la question de savoir s’il existe un conflit entre une loi albertaine en particulier et la LFI . GTL soutient que oui et affirme que, comme il a « renoncé » aux biens faisant l’objet de la renonciation en vertu du par. 14.06(4) de la LFI , il peut cesser d’assumer toute responsabilité ou obligation ou tout engagement à l’égard de ces biens. Pourtant, aux dires de GTL, en tant que « titulaire de permis », il reste chargé de les abandonner. De plus, ceux‑ci sont toujours inclus dans le calcul de la CGR de Redwater. GTL prétend qu’il y a un autre conflit avec le par. 14.06(2) de la LFI du fait que sa responsabilité personnelle comme « titulaire de permis » peut être engagée relativement aux frais d’abandon des biens faisant l’objet de la renonciation.
[74] J’ai conclu à l’absence de conflit. Différents arguments ont été présentés lors du pourvoi au sujet des éléments disparates du régime instauré par l’art. 14.06 . Cependant, la disposition qu’invoque en fait GTL pour affirmer avoir le droit d’échapper à ses responsabilités en tant que « titulaire de permis » en application de la législation albertaine est le par. 14.06(4) . Rappelons que GTL et l’organisme de réglementation proposent des interprétations fort différentes du par. 14.06(4) . Toutefois, à la simple lecture de ses termes, le par. 14.06(4) est clair et sans équivoque : lorsqu’il est invoqué par un syndic, « le syndic est dégagé de toute responsabilité personnelle » découlant du non‑respect de certaines ordonnances environnementales ou relativement aux frais engagés par toute personne exécutant ces ordonnances. La disposition ne dit rien à propos de la responsabilité du « failli » ou de l’« actif », des notions distinctes mentionnées à maintes reprises dans la LFI . Le texte même du par. 14.06(4) n’étaye pas l’interprétation que GTL nous exhorte à retenir.
[75] À mon avis, le par. 14.06(4) expose le résultat d’une « renonciation » du syndic à un bien réel en cas d’ordonnance de réparation de tout fait ou dommage lié à l’environnement et touchant ce bien. Que l’on voit la « renonciation » comme un pouvoir reconnu par la common law ou un pouvoir découlant d’une quelconque autre source législative, la « renonciation » d’un syndic à des biens réels en réaction à une ordonnance environnementale visant ces biens dégage le syndic de toute responsabilité personnelle, alors que la responsabilité continue de l’actif du failli n’est pas touchée. L’idée que le par. 14.06(4) vise la responsabilité personnelle du syndic, et non celle de l’actif du failli, est étayée non seulement par le texte clair de l’article, mais également par les débats parlementaires, un arrêt de notre Cour et la version française de l’article. De plus, non seulement le sens ordinaire des mots « responsabilité personnelle » est‑il clair, mais on retrouve également le même concept aux par. 14.06(1.2) et (2) , lesquels disposent expressément que le syndic est dégagé de toute responsabilité personnelle. En particulier, il me paraît impossible d’interpréter de manière cohérente le par. 14.06(2) comme mentionnant la responsabilité personnelle tout en interprétant le par. 14.06(4) comme renvoyant d’une façon ou d’un autre à la responsabilité de l’actif du failli.
[76] Comme le par. 14.06(4) dispose que la « renonciation » dégage uniquement le syndic de toute responsabilité personnelle, à supposer même que GTL ait « renoncé » avec succès à des biens en l’espèce, l’organisme de réglementation ne cause aucun conflit d’application ni n’entrave la réalisation d’un objet fédéral en exigeant de GTL à titre de « titulaire de permis » qu’il se serve d’éléments de l’actif pour abandonner les biens faisant l’objet de la renonciation. En outre, il n’y a aucun conflit du fait que ces biens soient toujours inclus dans le calcul de la CGR de Redwater. Enfin, vu la retenue avec laquelle il faut appliquer la doctrine de la préponderance, et vu que l’organisme de réglementation n’a pas tenté de tenir GTL personnellement responsable en tant que « titulaire de permis » des frais d’abandon, aucun conflit avec les par. 14.06(2) ou (4) n’est causé par la simple possibilité théorique de responsabilité personnelle en application de la OGCA ou de la Pipeline Act.
[77] Dans les paragraphes qui suivent, je vais d’abord interpréter le par. 14.06(4) et expliquer pourquoi, compte tenu de sa formulation claire et d’autres considérations pertinentes, la disposition ne concerne que la responsabilité personnelle du syndic, et non la responsabilité de l’actif du failli. Je vais ensuite expliquer en quoi, malgré leur similitude superficielle, la raison d’être du par. 14.06(4) diffère de celle du par. 14.06(2) , et démontrer que, si l’on comprend bien le régime conçu par le Parlement, le par. 14.06(4) n’influe pas sur la responsabilité de l’actif du failli. Pour conclure, je démontrerai qu’il n’y a aucun conflit d’application ni aucune entrave à la réalisation d’un objet fédéral entre la législation albertaine et l’art. 14.06 de la LFI dans la présente affaire, particulièrement en ce qui a trait à la protection de GTL contre toute responsabilité personnelle.
(1) L’interprétation juste du paragraphe 14.06(4)
a) Le paragraphe 14.06(4) s’attache à la responsabilité personnelle du syndic
[78] J’ai conclu que le par. 14.06(4) s’attache à la responsabilité personnelle du syndic et non à la responsabilité de l’actif du failli. Je souligne ici le principe bien établi selon lequel « [c]haque fois qu’on peut légitimement interpréter une loi fédérale de manière qu’elle n’entre pas en conflit avec une loi provinciale, il faut appliquer cette interprétation de préférence à toute autre qui entraînerait un conflit » (Banque canadienne de l’Ouest, par. 75).
[79] Le paragraphe 14.06(4) est muet à propos de « l’actif du failli » qui évite l’applicabilité d’une loi provinciale valide. Lorsqu’il a rédigé le par. 14.06(4) , le Parlement aurait pu aisément parler de la responsabilité de l’actif du failli. Le Parlement a plutôt choisi de mentionner uniquement la responsabilité personnelle du syndic. Fait à noter, les par. 14.06(7) et (8) parlent tous deux du « débiteur ». Ce choix du Parlement ne peut être ignoré. Je conviens avec la juge d’appel Martin qu’il n’y aucune raison de considérer que les mots « le syndic est [. . .] dégagé de toute responsabilité personnelle » figurant au par. 14.06(4) visent la responsabilité de l’actif du failli. Comme l’a signalé la juge Martin, il ressort des termes exprès choisis par le Parlement que le 14.06(4) découlait du souci de protéger les syndics et se voulait une réponse à ce souci, et non de protéger la pleine valeur de l’actif au bénéfice des créanciers. Le texte du par. 14.06(4) ne porte aucunement à croire qu’il devait s’étendre à la responsabilité de l’actif.
[80] Les débats parlementaires mènent à la même conclusion. Jacques Hains, directeur de la Direction de la politique des lois commerciales au ministère d’Industrie Canada, a souligné ce qui suit pendant les débats tenus en 1996 avant l’adoption du par. 14.06(4) l’année suivante :
L’objectif est de mieux définir la responsabilité des professionnels de l’insolvabilité, des praticiens de façon à les encourager à accepter des mandats où il pourrait peut‑être y avoir des problèmes en matière d’environnement, de façon à réduire le nombre de sites abandonnés au pays, pour le bénéfice de l’environnement et la sauvegarde des entreprises et des emplois qui en dépendent.
(Comité permanent de l’industrie, Témoignages, no 16, 2e sess., 35e légis., 11 juin 1996, entre 15 h 49 et 15 h 55, cité dans les motifs de la Cour d’appel, par. 197)).
Plusieurs mois plus tard, M. Hains a mentionné que :
Les dispositions [ont été] adoptées par le Parlement en 1992 en vue d’alléger le fardeau de ceux qui travaillent dans le domaine de l’insolvabilité [. . .] parce que le mandat de liquider une entreprise insolvable leur impose des risques. En vertu du droit environnemental, par conséquent, ils auraient pu être tenus personnellement responsables d’un accident environnemental et obligés de verser les dommages‑intérêts.
(Délibérations du comité sénatorial permanent des Banques et du commerce, no 13, 2e sess., 35e légis., 4 novembre 1996, p. 15)
M. Hains a ensuite expliqué en quoi les modifications de 1997 visaient à améliorer la réforme de la LFI en 1992 qui comprenait la première version du par. 14.06(2) (comme nous le verrons plus loin), mais il n’a pas laissé entendre que l’accent n’était plus mis sur la « responsabilité personnelle » du syndic.
[81] Avant l’adoption des modifications de 1997, Gordon Marantz, conseiller juridique au ministère d’Industrie Canada, a fait remarquer qu’elles visaient à « empêcher le syndic d’être poursuivi pour de fortes sommes » (Comité permanent de l’industrie, Témoignages, no 21, 2e sess., 35e légis., 25 septembre 1996, à 17 h 15, cité dans les motifs de la Cour d’appel, par. 198)). Je conviens avec l’organisme de réglementation que les débats législatifs ne donnent aucun indice d’une intention du Parlement de mettre les biens des faillis à l’abri de toute responsabilité environnementale. L’idée que le par. 14.06(4) avait pour objectif d’inciter les syndics de faillite à accepter des mandats, et non de limiter la responsabilité de l’actif, est étayée davantage par l’insertion de la disposition sous la rubrique générale « Nomination et remplacement des syndics ».
[82] De plus, au moment de rédiger le par. 14.06(4) , le Parlement a décidé d’utiliser la même notion qu’il avait employé précédemment au par. 14.06(2) : de par leur libellé explicite, lorsque l’une ou l’autre disposition s’applique, le syndic est dégagé de toute « responsabilité personnelle ». Il ne peut s’agir d’une erreur, car le par. 14.06(4) a été inséré dans la LFI quelque cinq ans après l’adoption du par. 14.06(2) . Puisque les deux dispositions visent expressément à protéger les syndics contre toute « responsabilité personnelle », il est très difficile d’accepter qu’elles puissent concerner différents types de responsabilité. D’après leurs termes, le par. 14.06(2) et le par. 14.06(4) traitent manifestement du même concept. En effet, si l’on considère que le par. 14.06(4) s’étend à la responsabilité de l’actif, il n’y a aucune raison de principe de ne pas donner la même interprétation au par. 14.06(2) . Toutefois, personne ne conteste que ce n’était pas l’intention qu’avait le Parlement au moment d’adopter le par. 14.06(2) .
[83] Dans le même ordre d’idées, le Parlement a aussi choisi d’utiliser la même notion figurant aux par. 14.06(4) et 14.06(2) dans une troisième partie du régime établi par l’art. 14.06 , soit le par. 14.06(1.2). Selon cette disposition, le syndic qui continue l’exploitation de l’entreprise du débiteur ou lui succède comme employeur est dégagé de toute « responsabilité personnelle » à l’égard de certains engagements énumérés, notamment comme successeur de l’employeur. Bien qu’elle n’ait pas été directement soulevée en l’espèce, cette disposition, de par ses propres termes, ne traite manifestement pas et ne peut traiter de la responsabilité de l’actif du failli. Là encore, il est difficile de concevoir comment le Parlement aurait pu préciser qu’un syndic est « dégagé de toute responsabilité personnelle » suivant le sens ordinaire et grammatical de cette expression au par. 14.06(1.2) et au par. 14.06(2) , et souhaiter par la suite que l’on donne à cette expression une interprétation tout à fait différente et illogique au par. 14.06(4) . Les trois dispositions traitent toutes de la responsabilité personnelle d’un syndic et il faut les interpréter uniformément. En effet, je signale que l’idée selon laquelle le syndic est « dégagé de toute responsabilité personnelle » est aussi reprise systématiquement dans d’autres parties de la LFI étrangères au régime de l’art. 14.06 , par exemple l’art. 80 et le par. 197(3) .
[84] L’interprétation qui précède du par. 14.06(4) est également renforcée par la version française de l’art. 14.06 . Les versions françaises des par. 14.06(2) et (4) indiquent que le syndic est, « ès qualités », dégagé de toute responsabilité personnelle. Selon le dictionnaire Le Grand Robert, cette expression française désigne la personne qui agit « à cause d’un titre, d’une fonction particulière »; en anglais, elle désigne la personne agissant « by virtue of a title or specific role ». Dans le dictionnaire Robert & Collins, cette expression décrit la personne qui agit en « one’s official capacity » (en ligne). En utilisant cette expression au par. 14.06(4) , le Parlement prévoit ainsi qu’en cas de « renonciation » valide, le syndic est, ès qualités, dégagé de toute responsabilité personnelle à l’égard d’ordonnance de réparation de tout fait ou dommage lié à l’environnement et touchant le bien auquel il a été « renoncé ». Ces dispositions ne portent manifestement pas sur la notion de responsabilité de l’actif. Les versions françaises des par. 14.06(2) et (4) emploient donc les mêmes mots pour décrire la limitation de responsabilité qu’elles offrent aux syndics. Il est presque impossible de concevoir que le Parlement emploie les mêmes termes dans deux dispositions aussi intimement liées et leur attribue pourtant des sens différents. En conséquence, le syndic est dégagé de toute responsabilité personnelle en sa qualité officielle de représentant de l’actif du failli lorsqu’il invoque le par. 14.06(4) .
[85] Avant le présent litige, la jurisprudence sur l’art. 14.06 était relativement peu abondante. Notre Cour a cependant examiné le régime de l’art. 14.06 une fois auparavant, dans Société de crédit commercial GMAC — Canada c. T.C.T. Logistics Inc., 2006 CSC 35, [2006] 2 R.C.S. 123. Dans cet arrêt, les commentaires de la majorité et de la juge dissidente étayent ma conclusion selon laquelle le par. 14.06(4) ne porte que sur la responsabilité personnelle des syndics. La juge Abella a expliqué, au nom des juges majoritaires, que « lorsque le législateur a voulu protéger les syndics ou les séquestres contre certains recours, il l’a fait explicitement » (par. 67). À titre d’exemples de manifestation de ce principe, elle a cité le par. 14.06(1.2) et, notamment pour les fins qui nous occupent, le par. 14.06(4) , qu’elle a décrits ainsi : « protection du syndic dans certaines circonstances contre les ordonnances en matière environnementales » (par. 67). Dans ses motifs dissidents, la juge Deschamps a expliqué que le « [syndic] n’est pas tenu personnellement aux obligations du failli ». Elle a signalé que les syndics étaient protégés par les dispositions qui leur conférait une immunité, dont les par. 14.06 (1.2) , (2) et (4) .
[86] Bien que les motifs dissidents mettent l’accent sur la source du pouvoir de « renonciation » prévu au par. 14.06(4) , la présente affaire ne porte aucunement sur la source de ce pouvoir ou sur la question de savoir si GTL a « renoncé » avec succès aux biens faisant l’objet de la renonciation. Je me contente de signaler brièvement que, même si les juges dissidents s’appuient sur un supposé pouvoir de « renonciation » en common law, les parties n’ont renvoyé à la Cour aucune décision — et les juges dissidents n’en ont cité aucune — attestant l’existence d’un pouvoir en common law qui permet au syndic de « renoncer » à un bien réel. Quoi qu’il en soit, peu importe la source de ce pouvoir, rien dans le par. 14.06(4) ne donne à penser que le syndic « renonçant » à des biens réels peut tout simplement se soustraire aux ordonnances environnementales qui s’appliquent à eux. Bien au contraire, la disposition prévoit clairement que, si une ordonnance environnementale a été rendue, la « renonciation » emporte la cessation de la responsabilité personnelle. On ne fait état d’aucun effet de la renonciation sur la responsabilité de l’actif du failli. Si le Parlement avait voulu investir les syndics du pouvoir de délaisser entièrement les biens visés par des engagements environnementaux, il aurait pu le faire aisément.
[87] En outre, comme je l’ai mentionné, le par. 14.06(4) ne vise pas uniquement la « renonciation » au sens formel. D’après le sous‑al. 14.06(4) a)(ii), le syndic est dégagé de toute responsabilité personnelle à l’égard d’une ordonnance environnementale lorsqu’il « abandonne [. . .] tout intérêt sur le bien réel en cause, en dispose ou s’en dessaisit ». Le présent pourvoi ne nous oblige cependant pas à décider ce qui constitue l’abandon, la disposition ou le dessaisissement d’un bien réel pour l’application du par. 14.06(4) , et je remets le règlement de ce point à une autre occasion. Le pourvoi ne nous oblige pas non plus à décider des effets d’une renonciation réussie en vertu de l’art. 20 de la LFI . GTL n’a pas invoqué cet article ni soutenu qu’il lui accordait le pouvoir d’abandonner toute responsabilité ou obligation ou tout engagement applicable aux biens faisant l’objet de la renonciation.
[88] D’après les juges dissidents, d’autres parties du régime de l’art. 14.06 sont plus sensées si le par. 14.06(4) limite la responsabilité de l’actif. À l’exception du par. 14.06(2) , aucune de ces dispositions n’était en litige dans la présente affaire et aucune d’elles n’a été invoquée par GTL. Quoi qu’il en soit, étant donné le libellé clair et sans équivoque de ce paragraphe, le poids à accorder à son contexte législatif est amoindri. Cela est d’autant plus vrai que l’autre interprétation proposée obligerait la Cour à écarter des mots comme « personnelle » du paragraphe. Tel qu’il a été mentionné, lorsque le libellé d’une disposition est précis et sans équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10). En dernière analyse, les conséquences de la « renonciation » du syndic sont claires : l’immunité contre la responsabilité personnelle, et non celle de l’actif. Le par. 14.06(4) ne souffre à première vue d’aucune ambiguïté. Notre Cour n’a d’autre choix que d’accéder à l’intention manifeste du Parlement.
[89] Je passe maintenant au rapport entre les par. 14.06(2) et (4) .
b) La manière dont le par. 14.06(4) se distingue du par. 14.06(2)
[90] En l’espèce, GTL s’est fondé uniquement sur le par. 14.06(4) pour prétendre « renoncer » aux biens faisant l’objet de la renonciation. Or, comme je l’expliquerai, que l’on considère ou non que GTL a « renoncé » aux biens en question, il est entièrement protégé contre toute responsabilité personnelle à l’égard des engagements environnementaux associés à ces biens. Toutefois, il ne peut tout simplement pas les « délaisser » dans un cas comme dans l’autre.
[91] Que GTL puisse ou non se prévaloir du par. 14.06(4) (autrement dit, qu’il ait « renoncé » ou non aux biens en question), il est déjà entièrement à l’abri de toute responsabilité personnelle en matière environnementale par application du par. 14.06(2) . Ce paragraphe dégage les syndics de toute responsabilité personnelle découlant de « tout fait ou dommage lié à l’environnement », sauf celui causé par sa négligence grave ou son inconduite délibérée après sa nomination. En l’espèce, personne ne conteste que le fait ou dommage lié à l’environnement à l’origine des ordonnances d’abandon est survenu avant la nomination de GTL. Le paragraphe 14.06(2) offre aux syndics une protection contre toute responsabilité personnelle aussi large que celle fournie par le par. 14.06(4) . Bien qu’à la lecture des dispositions, le par. 14.06(4) semble offrir de deux manières une protection plus large, aucune d’entre elles ne résiste à un examen plus approfondi.
[92] En premier lieu, l’organisme de réglementation soutient qu’il y a lieu de distinguer la protection offerte par le par. 14.06(4) de celle accordée par le par. 14.06(2) car le premier concerne les « ordonnances » tandis que le deuxième intéresse les obligations environnementales en général. Je conviens avec les juges dissidents qu’il est impossible d’établir une distinction convaincante entre la responsabilité d’un fait ou dommage lié à l’environnement (prétendument visé par le par. 14.06(2) ) et celle découlant du non‑respect d’une ordonnance de réparation du fait ou dommage en question (prétendument visé par le par. 14.06(4) ). Comme l’indiquent les motifs dissidents, « [c]ette distinction est tout à fait artificielle » (par. 212). La responsabilité sous‑jacente sur laquelle portent les ordonnances environnementales découle du « fait ou dommage lié à l’environnement » et est prévue au par. 14.06(2) . En second lieu, à la lecture du par. 14.06(4) , celui‑ci ne prévoit aucune exception pour négligence grave ou inconduite délibérée après la nomination, contrairement au par. 14.06(2) . Le par. 14.06(4) s’applique toutefois expressément « sous réserve du paragraphe (2) ». Je suis d’accord avec les juges dissidents pour dire que, d’après la seule interpretation que l’on peut donner à cette disposition, le syndic ayant causé un fait ou un dommage lié à l’environnement par son inconduite délibérée ou sa négligence grave engagerait toujours sa responsabilité personnelle même s’il invoque le par. 14.06(4) .
[93] Ainsi, le par. 14.06(4) n’offre pas aux syndics une protection contre la responsabilité personnelle plus large que celle fournie par le par. 14.06(2) . Malgré cela, j’estime que le Parlement avait de bonnes raisons d’adopter le par. 14.06(4) en 1997. La première était de préciser aux syndics qu’ils étaient entièrement dégagés de toute responsabilité personnelle à l’égard des faits et dommages liés à l’environnement (en l’absence d’inconduite délibérée ou de négligence grave), surtout dans des cas où ils ont « renoncé » à des biens. Les débats parlementaires indiquent que la réforme de 1997 prenait sa source notamment dans le voeu des syndics d’obtenir une certitude accrue. La réforme visait aussi à clarifier l’effet qu’a la « renonciation » d’un syndic sur la responsabilité de l’actif du failli relativement aux ordonnances de réparation d’un fait ou dommage lié à l’environnement. En d’autres termes, il ressort du par. 14.06(4) non seulement que le syndic « renonçant » à des biens réels échappe à toute responsabilité personnelle à l’égard des ordonnances environnementales qui visent ces biens, mais aussi que pareille renonciation n’a aucune incidence sur la responsabilité de l’actif du failli.
[94] En 1992, le Parlement s’est penché sur la responsabilité potentielle des syndics en matière environnementale et a édicté le par. 14.06(2) . Cette disposition prévoyait au départ que le syndic était dégagé de toute responsabilité personnelle découlant d’un fait ou dommage lié à l’environnement survenu « (a) avant sa nomination [. . .]; ou b) après sa nomination, sauf d’un fait ou dommage causé par son omission d’agir avec la prudence voulue ». Il appert des débats parlementaires que les syndics étaient insatisfaits du libellé initial du par. 14.06(2) . Comme l’explique M. Hains, ils se sont plaints que la norme de diligence raisonnable était « trop vague. Personne ne connaît sa fonction et elle peut varier d’un cas à l’autre. Vu l’imprécision de la norme et ce qu’on doit peut‑être faire pour la respecter, sans compter le risque de responsabilité personnelle, les syndics ne voulaient même pas se demander comment ils pourraient faire preuve de la diligence voulue » (Délibérations du comité permanent sénatorial permanent des Banques et du commerce, 35e lég., 2e sess., fascicule 13, 4 novembre 1996, p. 15 et 16).
[95] En conséquence, le Parlement a réformé la LFI en 1997. Cette réforme a non seulement modifié la norme visant la protection que le par. 14.06(2) offre aux syndics par l’adoption du texte actuel, mais elle a aussi introduit le par. 14.06(4) . Comme le montre à l’évidence les termes qu’ils ont en commun, les dispositions étaient censées s’appliquer ensemble pour clarifier l’immunité de responsabilité personnelle dont bénéficient les syndics à l’égard de tout fait ou dommage lié à l’environnement. Le paragraphe 14.06(4) leur offre la certitude qu’ils recherchaient avant 1997. Pour la première fois, il établissait en termes exprès un lien entre la notion de « renonciation » et le régime dégageant les syndics de toute responsabilité environnementale. Qu’on le voit comme un pouvoir de common law ou un renvoi à d’autres dispositions légales, le concept de « renonciation » précède le par. 14.06(4) lui‑même ainsi que la version de 1992 du par. 14.06(2) . Il peut aussi y avoir « renonciation » dans différents contextes, tels celui des contrats exécutoires étudiés dans New Skeena Forest Products Inc. c. Don Hull & Sons Contracting Ltd., 2005 BCCA 154, 251 D.L.R. (4th) 328.
[96] Avant 1997, on ne savait pas quels effets la « renonciation » à des biens réels avait sur la responsabilité environnementale. Plus précisément, on ne connaissait pas l’effet que pouvait avoir la renonciation sur la responsabilité de l’actif du failli, vu que la législation environnementale imposait une responsabilité fondée sur l’acquisition du statut de propriétaire, de partie en possession du bien ou de titulaire de permis (voir J. Klimek, Insolvency and Environment Liability (1994), p. 4‑19). En adoptant le par. 14.06(4) , le Parlement a précisé que la « renonciation » à des biens réels avait pour effet de limiter la responsabilité personnelle du syndic, et non celle de l’actif du failli, aux ordonnances de réparation de tout fait ou dommmage lié à l’environnement. Le Parlement aurait pu se contenter d’actualiser le texte du par. 14.06(2) en 1997, mais cela aurait laissé en suspens la question de la « renonciation » et de la responsabilité de l’actif. La connaissance de l’incidence de la « renonciation » pourrait avoir de l’importance pour le syndic qui décide d’accepter ou non un mandat. Le paragraphe 14.06(4) a donc dissipé considérablement l’imprécision dont se plaignaient les syndics avant 1997.
[97] Un aspect digne de mention du régime conçu par le Parlement est l’application du par. 14.06(4) « [p]ar dérogation au droit fédéral et provincial ». En adoptant ce paragraphe, le Parlement a précisé l’effet de la « renonciation » à des biens réels uniquement dans le contexte des ordonnances environnementales. L’effet de la « renonciation » sur la responsabilité dans d’autres contextes n’a pas été abordé. Le Parlement se souciait des ordonnances de réparation de tout fait ou dommage lié à l’environnement où la responsabilité est fréquemment engagée en raison du statut de propriétaire, de partie ayant le contrôle du bien ou de titulaire de permis. Le Parlement ne voulait pas que les syndics croient pouvoir échapper à la responsabilité environnementale de l’actif par la « renonciation ». Il a donc utilisé des termes précis pour indiquer que le seul effet de la « renonciation » à des biens réels sur des ordonnances de réparation d’un fait ou dommage lié à l’environnement est que le syndic est dégagé de toute responsabilité personnelle. Il se peut que la « renonciation » ait un effet différent sur la responsabilité de l’actif du failli dans d’autres contextes.
[98] Le paragraphe 14.06(4) établit donc clairement que la « renonciation » du syndic n’a aucun effet sur la responsabilité continue de l’actif du failli pour ce qui est des ordonnances de réparation de tout fait ou dommage lié à l’environnement. Bien entendu, il n’est absolument pas question de la responsabilité de l’actif du failli au par. 14.06(2) . Ainsi, on constate que les par. 14.06(4) et (2) sont effectivement différents : ils fournissent peut‑être aux syndics la même protection contre la responsabilité personnelle, mais seul le premier se rapporte à la responsabilité de l’actif. Le paragraphe 14.06(2) protège les syndics sans qu’ils aient à l’invoquer; il est muet sur les résultats de la « renonciation » d’un syndic.
[99] Le syndic ayant « renoncé » à des biens réels est dégagé de toute responsabilité personnelle à l’égard d’une ordonnance environnementale applicable à ces biens, mais l’actif du failli lui‑même demeure responsable. Bien sûr, le fait que la responsabilité de l’actif du failli demeure engagée même lorsque le syndic invoque le par. 14.06(4) ne veut pas nécessairement dire que le syndic doit respecter les obligations environnementales et qu’elles ont priorité sur toutes les autres réclamations. La priorité d’une réclamation environnementale dépend de la bonne application du critère d’Abitibi, comme je l’expliquerai plus loin.
[100] En conséquence, peu importe si l’on considère que GTL a « renoncé » ou non à des biens, le résultat est le même. Puisque le fait ou dommage lié à l’environnement est survenu avant la nomination de GTL, ce dernier est entièrement protégé contre toute responsabilité personnelle par le par. 14.06(2) . En revanche, la « renonciation » n’habilite pas le syndic à tout simplement délaisser les biens faisant l’objet de la renonciation quand on l’enjoint à réparer un fait ou dommage lié à l’environnement. La responsabilité environnementale de l’actif du failli demeure inchangée.
[101] J’aimerais faire de brèves observations sur le reste du régime de l’art. 14.06 même si, comme je l’ai mentionné, aucune de ces dispositions n’est de fait en litige devant notre Cour. Les juges dissidents soutiennent que l’on créerait des problèmes d’interprétation avec le reste du régime de l’art. 14.06 si on interprétait le par. 14.06(4) comme visant uniquement la responsabilité personnelle des syndics. À mon avis, ces difficultés ne justifient pas que l’on fasse abstraction du sens clair du par. 14.06(4) . Aucun principe d’interprétation législative ne requiert que l’on déforme le sens clair d’une disposition pour en rendre le régime plus cohérent. Notre Cour s’est vu confier la tâche d’interpréter le par. 14.06(4) et j’estime que son libellé ne permet qu’une seule interprétation.
(2) Il n’y a pas de conflit d’application ni d’entrave à la réalisation d’un objet fédéral entre les par. 14.06(2) et (4) de la LFI et le régime de réglementation de l’Alberta
[102] Les conflits d’application entre la LFI et la législation albertaine allégués par GTL résultent de sa qualité de « titulaire de permis » au sens de l’OGCA et de la Pipeline Act. Comme je viens de le démontrer, le par. 14.06(4) n’investit pas le syndic du pouvoir de se soustraire à l’ensemble des responsabilités, obligations ou engagements à l’égard de biens auxquels il a été « renoncé ». Il clarifie plutôt l’exonération de responsabilité personnelle dont jouit le syndic et précise que sa « renonciation » n’a aucune incidence sur la responsabilité environnementale de l’actif du failli. Que GTL ait bel et bien « renoncé » ou non aux biens faisant l’objet de la renonciation, il ne peut les délaisser. Vu l’interprétation qu’il convient de donner au par. 14.06(4) , aucun conflit d’application n’est imputable au fait que, suivant le droit albertain, GTL demeure, en qualité de « titulaire de permis », tenu d’abandonner les biens faisant l’objet de la renonciation et d’utiliser les autres éléments de l’actif de Redwater. De même, le fait que les obligations de fin de vie associées aux biens faisant l’objet de la renonciation sont toujours prises en compte dans le calcul de la CGR de Redwater ne donne lieu à aucun conflit d’application.
[103] Donc, qu’il ait « renoncé » effectivement ou non aux biens, GTL est entièrement protégé par le par. 14.06(2) contre toute responsabilité personnelle à l’égard de questions environnmentales touchant l’actif de Redwater. GTL signale qu’à première vue, l’OGCA et la Pipeline Act n’empêchent aucunement en termes exprès l’organisme de réglementation de le tenir personnellement responsable, à titre de « titulaire de permis », du coût d’exécution des ordonnances d’abandon. Toujours selon GTL, la simple possibilité que la législation albertaine l’oblige à effectuer l’abandon crée un conflit d’application avec l’exonération de responsabilité personnelle qu’accorde le par. 14.06(2) de la LFI .
[104] Les syndics ne peuvent être personnellement tenus de remplir des obligations de remise en état ou de décontamination — ils sont expressément exonérés de cette responsabilité par l’EPEA en l’absence d’inconduite délibérée ou de négligence grave de leur part. GTL a raison de dire que son éventuelle obligation, en tant que « titulaire de permis », de procéder à l’abandon n’est pas, de façon similaire, limitée aux éléments de l’actif en application de l’OGCA et de la Pipeline Act. L’organisme de réglementation fait valoir que, [traduction] « [b]ien que la définition de “titulaire de permis” ne prévoit pas explicitement que la responsabilité du séquestre se limite aux éléments de l’actif du failli, cette exigence fédérale figure manifestement par interprétation dans la disposition et est explicitement prévue dans une autre loi, à savoir [l’EPEA], qu’applique [l’organisme de réglementation] » (m.a., par. 104 (note de bas de page omise)). Pour sa part, GTL affirme que la pratique de l’organisme de réglementation de n’imposer une responsabilité que jusqu’à concurrence de la valeur de l’actif ne constitue pas une réponse valable, étant donné que, comme le prétend ATB, faute d’une disposition légale expresse, [traduction] « [l]es pratiques peuvent changer sans préavis » (mémoire d’ATB, par. 106).
[105] Je rejette la proposition selon laquelle l’ajout des syndics à la définition de « titulaire de permis » dans l’OGCA et la Pipeline Act devrait être déclaré inopérant en raison de la simple possibilité théorique de conflit avec le par. 14.06(2) . Une telle issue serait incompatible avec le principe de la retenue qui sous‑tend celui de la prépondérance fédérale, ainsi qu’avec le principe du fédéralisme coopératif. L’ajout des syndics à la définition de « titulaire de permis » constitue un aspect important du régime de réglementation albertain. Il leur confère le privilège d’exploiter les biens des faillis qui sont visés par des permis, tout en s’assurant que les professionnels de l’insolvabilité sont encadrés au cours des longues périodes pendant lesquelles ils gèrent les biens pétroliers et gaziers.
[106] Fait important, la situation en l’espèce est complètement différente de celle dont a été saisie notre Cour dans Moloney. Dans cette affaire, le juge Gascon a rejeté l’argument selon lequel il n’y avait pas de conflit d’application parce que le failli pouvait volontairement payer une dette provinciale postérieure à la libération ou choisir de ne pas conduire. Le juge Gascon a signalé que « l’analyse relative au conflit d’application ne saurait se limiter à la question de savoir si l’intimé peut se conformer aux deux lois en renonçant soit à la protection que lui offre la loi fédérale, soit au droit dont il bénéficie en vertu de la loi provinciale » (par. 60). Dans l’affaire qui nous occupe, GTL conserve à la fois la protection que lui confère la loi fédérale (aucune responsabilité personnelle) et le privilège auquel il a droit en vertu de la loi provinciale (faculté d’exploiter l’actif du failli dans une industrie réglementée). On ne demande pas à GT de renoncer à faire quelque chose ni de payer volontairement quoi que ce soit. On ne soutient pas non plus que l’organisme de réglementation peut éviter le conflit en refusant d’appliquer les mesures législatives contestées pendant la faillite (comme dans Moloney, par. 69). Nous ne sommes pas en présence d’une situation où l’organisme de réglementation pourrait refuser d’appliquer la loi provinciale, mais d’une situation où la loi provinciale peut être appliquée — et l’a été — pendant la faillite sans qu’il y ait de conflit.
[107] Selon la preuve produite en l’espèce, les définitions de « titulaire de permis » dans l’OGCA et la Pipeline Act incluent depuis une vingtaine d’années les syndics et, durant cette période, l’organisme de réglementation n’a jamais essayé d’engager la responsabilité personnelle d’un syndic. L’organisme de réglementation ne va pas au‑delà des éléments qui font encore partie de l’actif du failli en recherchant le respect de ses obligations environnementales. Si l’organisme de réglementation devait tenter d’obliger personnellement GTL à se conformer aux ordonnances d’abandon, cela engendrerait un conflit d’application entre, d’une part, l’OGCA et la Pipeline Act et, d’autre part, le par. 14.06(2) de la LFI , ce qui rendrait les deux premières lois inopérantes dans la mesure de ce conflit. Or, à l’heure actuelle, GTL peut à la fois être dégagé de toute responsabilité personnelle en vertu du par. 14.06(2) et respecter le régime albertain en administrant l’actif de Redwater à titre de « titulaire de permis ».
[108] La suggestion faite dans les motifs dissidents selon laquelle l’organisme de réglementation tente d’engager la responsabilité personnelle de GTL est inexacte. Personne ne conteste que l’actif de Redwater a toujours une grande valeur. Bien que le droit de l’organisme de réglementation soit naturellement tributaire des priorités établies par la LFI , l’historique du régime de réglementation en cause démontre que l’organisme de réglementation dispose de moyens pour obtenir cette valeur sans engager la responsabilité personnelle de GTL. Il n’appartient pas à notre Cour de prescrire un mécanisme en particulier à cette fin. Même si ce n’était pas le cas, le fait que les biens de Redwater ont déjà été vendus et qu’ils sont actuellement détenus en fiducie signifie que la responsabilité personnelle ne pose plus problème. Il n’y a pas de conflit d’application.
[109] Je me penche maintenant sur l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral. Le juge siégeant en cabinet a relevé dans ses motifs un certain nombre d’objets de l’art. 14.06 . GTL s’appuie sur trois d’entre eux, à savoir : [traduction] « limiter la responsabilité des professionnels de l’insolvabilité, afin qu’ils acceptent des mandats en dépit des problèmes environnementaux »; « réduire le nombre de sites délaissés dans le pays »; « permettre aux séquestres et aux syndics de procéder à des évaluations économiques rationnelles des coûts de réparation des faits liés à l’environnement, et donner aux séquestres ainsi qu’aux syndics le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il y a lieu de se conformer aux ordonnances de décontamination des biens touchés par ces faits » (motifs du juge siégeant en cabinet, par. 128‑129).
[110] Il incombe à GTL d’établir les objectifs précis des par. 14.06(2) et (4) s’il souhaite démontrer qu’il y a conflit. Notre Cour a qualifié ce fardeau d’« élevé » et ajouté qu’il faut « une preuve claire de l’objet » (Lemare, par. 26). À mon avis, compte tenu du libellé clair des par. 14.06(2) et (4) (« le syndic est, ès qualité, dégagé de toute responsabilité personnelle ») et des débats parlementaires, l’objectif de ces dispositions est manifestement de dégager les syndics de toute responsabilité personnelle à l’égard de questions environnementales touchant l’actif qu’ils administrent.
[111] Cet objectif n’est pas été entravé par l’ajout des syndics à la définition de « titulaire de permis » dans l’OGCA et la Pipeline Act. L’organisme de réglementation a soutenu qu’il n’essaierait jamais d’engager la responsabilité personnelle d’un syndic. Les syndics sont considérés comme des « titulaires de permis » dans ces lois depuis plus de vingt ans et ils n’ont pas encore été confrontés au fléau de la responsabilité personnelle. Déclarer inopérante une partie essentielle du régime de réglementation de l’Alberta en raison de la possibilité théorique d’entrave à un objectif fédéral irait à l’encontre des principes de la prépondérance fédérale et du fédéralisme coopératif. Jusqu’à présent, le régime de réglementation albertain fonctionne de la manière prévue sans entraver l’objectif des par. 14.06(2) ou (4) de la LFI .
[112] Pour soutenir que l’art. 14.06 a comme objectif général de réduire le nombre de sites abandonnés (au sens non technique du terme) et d’encourager les syndics à accepter des mandats, GTL se fonde sur ce qu’il appelle [traduction] « la preuve extrinsèque disponible et le libellé de cette disposition » (mémoire de GTL, par. 91). À mon avis, les arguments qu’il avance ne lui permettent pas de s’acquitter du fardeau élevé qui lui incombe et de démontrer que l’objectif des par. 14.06(2) et (4) devrait être défini de manière à inclure ces objectifs généraux. Réduire le nombre de sites délaissés et encourager les syndics à accepter des mandats peuvent être des effets secondaires positifs des par. 14.06(2) et (4) , mais il serait exagéré de dire qu’il s’agit des objectifs de ces dispositions. Comme dans le cas de la disposition en litige dans Lemare, il est plus plausible que ces dispositions aient un « simple et restreint » (par. 45).
[113] Quoi qu’il en soit, même si l’on tient pour acquis que les par. 14.06(2) et (4) ont de tels objectifs généraux, la preuve ne démontre pas que la réalisation de ces objectifs est entravée par l’ajout des syndics à la définition légale de « titulaire de permis ». S’appuyant sur des affirmations de GTL dans le Deuxième rapport, ATB prétend que, si les syndics sont toujours considérés comme des « titulaires de permis » et les réclamations environnementales continuent de lier l’actif, les syndics refuseront la nomination dans des situations semblables à celle de l’insolvabilité de Redwater. À cette prétention sommaire il faut opposer le fait qu’avant le présent litige, il était établi en Alberta, depuis au moins l’arrêt Northern Badger, que certaines obligations environnementales continues dans l’industrie pétrolière et gazière liaient toujours l’actif du failli. Il était aussi bien établi que l’organisme de réglementation n’aurait jamais essayé de tenir les professionnels de l’insolvabilité personnellement responsables de telles obligations. Comme l’a fait remarquer l’Association canadienne des producteurs pétroliers, rien n’indique que cet état de fait bien établi a conduit les professionnels de l’insolvabilité à refuser la nomination ou augmenté le nombre de sites orphelins. Il n’y a aucune raison pour laquelle l’organisme de réglementation et les syndics ne peuvent pas poursuivre leur collaboration, comme ils le font depuis de nombreuses années, pour assurer le respect des obligations de fin de vie tout en maximisant le recouvrement au profit des créanciers.
(3) Conclusion sur l’article 14.06 de la LFI
[114] Il n’y a aucun conflit entre la législation albertaine et l’art. 14.06 de la LFI par suite duquel la définition de « titulaire de permis » dans la première est inapplicable dans la mesure où elle vise GTL. Ce dernier conserve les responsabilités et obligations d’un « titulaire de permis » tant qu’il reste des éléments dans l’actif de Redwater. GTL plaide néanmoins que, même s’il ne peut délaisser les biens faisant l’objet de la renonciation en invoquant le par. 14.06(4) , les obligations environnementales qui y sont associés sont des réclamations non garanties de l’organisme de réglementation pour l’application de la LFI . GTL affirme que l’ordre de priorités fixé dans la LFI l’oblige à acquitter les réclamations des créanciers garantis de Redwater avant celles de l’organisme de réglementation, lesquelles occupent le même rang que les réclamations des autres créanciers ordinaires. D’après GTL, les tentatives de l’organisme de réglementation d’utiliser les pouvoirs que lui accorde la loi pour faire primer ses réclamations environnementales entrent en conflit avec la LFI . Je vais maintenant me pencher sur ce conflit allégué, qui fait intervenir le critère d’Abitibi.
C. Le critère d’Abitibi : L’organisme de réglementation fait‑il valoir des réclamations prouvables en matière de faillite?
[115] La répartition équitable des biens du failli est l’un des objectifs de la LFI . Elle est réalisée par le truchement du modèle de la procédure collective. Les créanciers du failli souhaitant faire valoir une réclamation prouvable en matière de faillite doivent participer à la procédure collective. Leurs réclamations recevront en fin de compte la priorité qui leur a été attribuée par la LFI . Cela assure la répartition équitable des biens du failli. Ce modèle évite l’inefficacité et le chaos, maximisant ainsi le recouvrement global au profit de tous les créanciers. Pour que le modèle de la procédure collective soit viable, les créanciers ayant des réclamations prouvables ne doivent pas être autorisés à les faire valoir en dehors de la procédure collective.
[116] Il est bien établi qu’une loi provinciale devient inopérante dans le contexte d’une faillite si elle a pour effet d’entrer en conflit avec l’ordre de priorité établi par la LFI , de le réarranger ou de le modifier. La juge Martin et le juge siégeant en cabinet ont tous les deux traité de la modification des priorités en matière de faillite en fonction du volet « entrave à la réalisation d’un objet fédéral » de la doctrine de la prépondérance. À mon avis, il pourrait aussi être plausiblement avancé qu’une loi provinciale ayant pour effet de réarranger les priorités en matière de faillite est en conflit d’application avec la LFI ; telle était la conclusion dans Husky Oil, au par. 87. Pour les besoins du présent pourvoi, il n’est pas nécessaire de décider quel serait le bon volet de l’analyse relative à la prépondérance. Dans l’un ou l’autre volet, la loi albertaine autorisant l’organisme de réglementation à exercer ses pouvoirs contestés sera inopérante, dans la mesure où l’exercice de ces pouvoirs pendant la faillite modifie ou réarrange les priorités établies par la LFI .
[117] GTL affirme que, même si le fait d’invoquer le par. 14.06(4) ne lui permet pas de délaisser les biens faisant l’objet de la renonciation, les obligations imposées à l’actif de Redwater par l’organisme de réglementation au moyen de l’exercice des pouvoirs que lui confère la loi font exactement cela. Le Parlement a attribué un rang donné aux réclamations environnementales qui sont prouvables en matière de faillite. Il est admis que la superpriorité limitée créée par le par. 14.06(7) de la LFI pour les réclamations de cette nature ne s’applique pas en l’espèce et, en conséquence, affirme GTL, l’organisme de réglementation est un créancier ordinaire à l’égard de ces réclamations, c’est‑à‑dire qu’il n’est ni un créancier garanti ni un créancier privilégié. Les réclamations environnementales de l’organisme de réglementation doivent donc être acquittées au prorata avec celles des autres créanciers ordinaires de Redwater en application de l’art. 141 de la LFI . GTL soutient que, pour respecter les ordonnances d’abandon ou les exigences relatives à la CGR, il devra dépenser des fonds avant de partager ses biens entre les créanciers garantis. Cela équivaut, pour l’organisme de réglementation, à utiliser les pouvoirs que lui confère la loi pour se créer une priorité en matière de faillite à laquelle il n’a pas droit.
[118] Toutefois, on doit faire valoir uniquement les réclamations prouvables en matière de faillite dans le cadre de la procédure unique. Les réclamations non prouvables ne sont pas suspendues à la faillite et elles lient toujours l’actif. Dans l’arrêt Abitibi, notre Cour a clairement déclaré que les obligations environnementales appliquées par un organisme de réglementation ne sont pas toutes des réclamations prouvables en matière de faillite. En principe, la faillite n’équivaut pas à une autorisation de faire fi des règles. L’organisme de réglementation dit qu’il ne fait valoir aucune réclamation prouvable dans la faillite et que l’actif de Redwater doit respecter ses obligations environnementales dans la mesure des biens dont il dispose.
[119] Le règlement de cette question requiert que l’on applique correctement le critère d’Abitibi pour déterminer si une obligation réglementaire précise équivaut à une réclamation prouvable en matière de faillite. Il y a lieu de réitérer ce critère :
Premièrement, on doit être en présence d’une dette, d’un engagement ou d’une obligation envers un créancier. Deuxièmement, la dette, l’engagement ou l’obligation doit avoir pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli. Troisièmement, il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation. [En italique dans l’original; par. 26.]
[120] Il est incontestable que, dans le présent pourvoi, la deuxième partie du critère est respectée. En conséquence, je ne traiterai que des première et troisième parties.
[121] Devant notre Cour, l’organisme de réglementation, avec l’appui de divers intervenants, a soulevé deux préoccupations quant à la façon dont le critère d’Abitibi avait été appliqué, tant par les tribunaux d’instance inférieure que par les cours en général. La première préoccupation concerne le fait que l’étape « créancier » du critère a reçu une interprétation trop large dans des affaires analogues à celle en l’espèce et Nortel Networks Corp., Re, 2013 ONCA 599, 368 D.L.R. (4th) 122 (« Nortel CA ») et qu’en réalité, cette étape du critère est si aisément franchie qu’elle n’est appliquée que pour la forme et qu’elle n’a pratiquement plus de sens. La seconde préoccupation a trait à l’application de l’étape « valeur pécuniaire » du critère d’Abitibi par le juge siégeant en cabinet et le juge Slatter. Cette étape reçoit généralement le nom de « certitude suffisante », compte tenu des directives données dans Abitibi. On soutient par là que les tribunaux d’instance inférieure sont allés au‑delà du critère établi dans l’arrêt Abitibi en se concentrant sur la question de savoir si les obligations réglementaires de Redwater étaient [traduction] « intrinsèquement financières ». Suivant l’arrêt Abitibi, l’analyse de la certitude suffisante aurait dû être axée sur la question de savoir si l’organisme de réglementation effectuerait lui‑même, au bout du compte, les travaux environnementaux et ferait valoir une réclamation pécuniaire pour le remboursement.
[122] Les deux préoccupations exprimées par l’organisme de réglementation me paraissent fondées. Comme je vais le démontrer, l’arrêt Abitibi ne doit pas être considéré comme soutenant la thèse qu’un organisme de réglementation est toujours un créancier lorsqu’il exerce les pouvoirs d’application qui lui sont dévolus par la loi à l’encontre d’un débiteur. D’après le sens qu’il convient de donner à l’étape « créancier », il est clair que l’organisme de réglementation a agi dans l’intérêt public et pour le bien public en rendant les ordonnances d’abandon et en assurant le respect des exigences relatives à la CGR, et qu’il n’est donc pas un créancier de Redwater. C’est le public, et non l’organisme de réglementation ou le fonds d’administration du gouvernement, qui bénéficie de ces obligations environnementales; la province n’est pas en mesure d’en bénéficier financièrement. Bien que cette conclusion suffise pour trancher cet aspect du pourvoi, par souci d’exhaustivité, je vais aussi démontrer que le juge siégeant en cabinet a eu tort de conclure qu’au vu des faits de l’espèce, il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation exécutera au bout du compte les travaux environnementaux et présentera une demande de remboursement. Pour conclure, je me prononcerai brièvement sur les raisons pour lesquelles les effets des obligations de fin de vie n’entrent pas en conflit avec le régime de priorité établi dans la LFI .
(1) L’organisme de réglementation n’est pas un créancier de Redwater
[123] L’organisme de réglementation et les intervenants qui l’appuient ne sont pas les premiers à cerner des problèmes relativement à l’étape « créancier » du critère d’Abitibi. Pendant les six années qui ont suivi l’arrêt Abitibi, des problèmes au sujet de cette étape et le fait que, dans son acception courante, cette étape sera toujours — ou presque toujours — franchie ont aussi été énoncés par des commentateurs universitaires tels que A. J. Lund, « Lousy Dentists, Bad Drivers, and Abandoned Oil Wells: A New Approach to Reconciling Provincial Regulatory Regimes with Federal Insolvency Law », (2017) 80 Sask L. Rev. 157, p. 178, et M. Stewart). Notre Cour n’a pas eu l’occasion de commenter l’arrêt Abitibi depuis qu’il a été rendu. Par contre, l’interprétation de l’étape « créancier » retenue par des juridictions inférieures, notamment la majorité de la Cour d’appel en l’espèce, a mis l’accent sur certaines remarques faites au par. 27 de l’arrêt Abitibi. Sur cette base, ces tribunaux ont conclu que l’étape « créancier » est franchie chaque fois qu’un organisme de réglementation exerce à l’encontre d’un débiteur son pouvoir d’appliquer la loi (voir, par exemples, les motifs de la Cour d’appel, par. 60; Nortel CA, par. 16).
[124] Selon GTL, les juridictions inférieures susmentionnées ont bien interprété et appliqué l’étape « créancier ». Il ajoute qu’à la suite de l’arrêt Abitibi, l’arrêt Northern Badger rendu en 1991 par la Cour d’appel de l’Alberta n’est d’aucun secours pour analyser la question du créancier. À l’inverse, l’organisme de réglementation soutient avec vigueur qu’il faut situer l’arrêt Abitibi dans le contexte des faits qui lui sont propres, et qu’il n’a pas infirmé Northern Badger. Se fondant sur cet arrêt, l’organisme de réglementation plaide qu’un organisme de réglementation exerçant un pouvoir pour faire respecter un devoir public n’est pas un créancier de la personne ou de la société assujettie à ce devoir. À l’instar de la juge Martin, je partage l’avis de l’organisme de réglementation sur ce point. Si, comme l’exhorte GTL et le concluent les juges majoritaires de la Cour d’appel, l’étape « créancier » est franchie chaque fois qu’un organisme de réglementation exerce ses pouvoirs d’application à l’encontre d’un débiteur, il est difficile d’imaginer une situation où les actes d’un organisme de réglementation ne franchiraient pas l’étape « créancier ». Monsieur Stewart avait raison de supposer que [traduction] « la Cour ne souhaitait sûrement pas ce résultat » (p. 189). Pour que l’étape « créancier » [traduction] « ait un quelconque sens, il doit y avoir des situations dans lesquelles les deux autres étapes du critère d’Abitibi sont franchies, mais l’ordonnance [ou l’obligation] environnementale n’est toujours pas une réclamation prouvable car l’organisme de réglementation n’est pas un créancier du failli » (mémoire de la procureure générale de l’Ontario, par. 39).
[125] Avant d’expliquer davantage ma conclusion sur ce point, je dois traiter d’une question préliminaire : l’organisme de réglementation a concédé devant les juridictions inférieures qu’il était un créancier. Il est bien établi que les concessions de droit ne lient pas notre Cour : voir Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control & Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781, par. 44; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, par. 45; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 62). Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux‑Dubé (dissidente, mais non sur ce point) dans R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24, par. 48, « un aveu fait devant une instance inférieure ne signifie rien en soi ». Bien que l’on se fonde souvent sur les concessions des parties, il revient en fin de compte à notre Cour de statuer sur des points de droit. Pour plusieurs raisons, on ne suscite aucune préoccupation en matière d’équité en ne tenant pas compte de la concession faite par l’organisme de réglementation en l’espèce.
[126] Premièrement, dans une lettre adressée à GTL en date du 14 mai 2015, l’organisme de réglementation soutient qu’il était [traduction] « non pas un créancier de [Redwater] », mais avait plutôt « pour mandat légal de réglementer l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta » (dossier de GTL, vol. 1, p. 78). Je constate qu’il s’agissait de la première communication entre l’organisme de réglementation et GTL et qu’elle est survenue seulement deux jours après la nomination de ce dernier comme séquestre des biens de Redwater. Deuxièmement, les parties ont traité dans leurs mémoires de la question de savoir si l’organisme de réglementation est un créancier. Troisièmement, au cours de sa plaidoirie devant notre Cour, l’organisme de réglementation a été interrogé à propos de sa concession. L’avocate a signalé le point non contesté que les tribunaux supérieurs ne sont pas liés par de telles concessions, et a soutenu que, si l’on interprète correctement l’arrêt Abitibi, l’organisme de réglementation n’était pas un créancier. Quatrièmement, quand le statut de l’organisme de réglementation en tant que créancier a été évoqué devant notre Cour, les avocats des parties adverses n’ont pas prétendu qu’ils auraient présenté des éléments de preuve supplémentaires sur ce point s’il avait été soulevé devant les juridictions inférieures. Enfin, le sens qu’il convient de donner à l’étape « créancier » du critère d’Abitibi est d’une importance fondamentale pour le bon fonctionnement du régime national de faillite et des régimes environnementaux provinciaux partout au Canada. Je conclus qu’il est indiqué en l’espèce de ne pas tenir compte de la concession faite par l’organisme de réglementation devant les juridictions inférieures.
[127] Pour revenir à l’analyse, je signale qu’il ne faut pas oublier la matrice factuelle unique de l’arrêt Abitibi. Dans cette affaire, Terre‑Neuve‑et‑Labrador a exproprié la plupart des biens d’AbitibiBowater dans la province, sans indemnisation. Par la suite, AbitibiBowater s’est vu accorder une suspension en vertu de la LACC . Elle a ensuite déposé un avis d’intention de soumettre une réclamation à l’arbitrage au titre de l’Accord de libre‑échange nord‑américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États‑Unis mexicains et le gouvernement des États‑Unis d'Amérique, R.T. Can. 1994 no 2 (« ALENA »), pour les pertes résultant de l’expropriation. En réponse, le ministre de l’Environnement et de la Conservation de Terre‑Neuve a ordonné à AbitibiBowater de décontaminer cinq sites conformément à l’Environmental Protection Act, S.N.L. 2002, c. E‑14.2 (l’« EPA »). Trois des cinq sites avaient été expropriés par la province. La preuve a mené à la conclusion que « la province n’avait jamais vraiment eu l’intention qu’Abitibi exécute les travaux [de décontamination] » (Abitibi, par. 54) et qu’elle cherchait plutôt à faire valoir une réclamation qui pourrait être utilisée à titre compensatoire au regard de la demande d’indemnisation d’AbitibiBowater fondée sur l’ALENA. Autrement dit, la province voulait tirer un avantage financier des ordonnances de décontamination.
[128] En l’espèce, personne ne conteste qu’en cherchant à assurer le respect des obligations de fin de vie incombant à Redwater, l’organisme de réglementation agit de bonne foi à titre d’autorité de réglementation et il n’est pas en mesure d’obtenir un avantage financier. L’objectif ultime de l’organisme de réglementation est de faire exécuter les travaux environnementaux au profit des tiers propriétaires terriens et de la population en général. L’organisme de réglementation n’a pas fait de tentative déguisée de recouvrer une créance et il n’y avait pas de motif oblique de sa part, comme c’était le cas dans Abitibi. La distinction entre les faits du présent pourvoi et ceux de l’affaire Abitibi ressort encore plus clairement lorsqu’on examine les motifs exhaustifs du juge siégeant en cabinet dans Abitibi. Le cœur des conclusions du juge Gascon (maintenant juge de notre Cour) se trouve aux par. 173‑176 :
[traduction]
la province bénéficie directement, d’un point de vue financier, du respect par Abitibi des ordonnances fondées sur l’EPA. En d’autres termes, l’exécution en nature des ordonnances fondées sur l’EPA se traduirait par un crédit certain au propre « bilan » de la province. Le passif d’Abitibi à cet égard constitue un actif de la province elle‑même.
Soit dit en tout respect, il ne s’agit pas d’une affaire de nature réglementaire; il s’agit plutôt en fait d’une affaire purement financière. Cela s’apparente effectivement davantage à une relation créancier‑débiteur qu’à autre chose.
Nous sommes assez loin du cas de l’organisme de réglementation ou d’application de la loi qui a rendu de manière objective une ordonnance dans l’intérêt public. En l’espèce, la province elle‑même tire directement l’avantage pécunaire du respect obligatoire, par Abitibi, des ordonnances EPA. La province peut tirer profit du résultat. Aucune des affaires soumises par la province ne ressemble un tant soit peu aux faits à l’origine de la présente instance.
Sous cet angle, la province a agi plus comme un créancier que comme un organisme de réglementation désintéressé.
(AbitibiBowater Inc. Re, 2010 QCCS 1261, 68 C.B.R. (5th) 1)
[129] Notre Cour a reconnu dans Abitibi qu’il était « facile [pour la province] de répondre » à l’exigence relative au créancier (par. 49). Il n’était donc pas nécessaire d’analyser en profondeur le sens de l’étape « créancier » ou la manière dont elle s’appliquerait dans d’autres situations factuelles. Or, même au par. 27 de l’arrêt Abitibi, le paragraphe sur lequel se fondent les juges majoritaires de la Cour d’appel, la juge Deschamps a pris soin de souligner que « [l]a plupart des organismes administratifs peuvent agir à titre de créanciers en relation avec les obligations pécuniaires ou non pécuniaires imposées par ces lois » (italiques ajoutés). L’interprétation de l’étape « créancier » qu’ont retenue les juges majoritaires de la Cour d’appel et que GTL nous a exhortés à faire nôtre exclut la possibilité qu’un organisme de réglementation faisant respecter des obligations ne soit pas un créancier, alors que cette possibilité a été clairement envisagée au par. 27 de l’arrêt Abitibi. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, l’interprétation de GTL prive l’étape « créancier » de toute fonction indépendante.
[130] L’arrêt Northern Badger a établi qu’un organisme de réglementation faisant respecter un devoir public au moyen d’une ordonnance non pécuniaire n’est pas un créancier. Je rejette la prétention faite dans les motifs dissidents selon laquelle Northern Badger devrait recevoir une interprétation différente. Premièrement, je souligne que le point de savoir si l’organisme de réglementation a une réclamation éventuelle relève du critère de la certitude suffisante, lequel suppose au préalable que l’organisme de réglementation est un créancier. Je ne peux accepter la proposition énoncée dans les motifs dissidents selon laquelle Northern Badger porte sur ce qui allait devenir le troisième volet du critère d’Abitibi. Dans Northern Badger, après avoir reconnu que l’abandon constituait une responsabilité, le juge d’appel Laycraft a dit qu’il s’agissait de savoir [traduction] « si cette responsabilité appartient à l’Office, ce qui fait de lui le créancier » (par. 32). Deuxièmement, le scénario sous‑jacent en l’espèce quant aux obligations de fin de vie qui incombent à Redwater est exactement le même que dans Northern Badger : un organisme de réglementation ordonne à une entité de se conformer à ses obligations légales pour le bien public. Ce raisonnement exact tiré de Northern Badger a été adopté par la suite dans des decisions telles Strathcona (County) c. Fantasy Construction Ltd. (Trustee of), 2005 ABQB 794, 261 D.L.R. (4th) 221, par. 23‑25, et Lamford Forest Products Ltd. (Re) (1991), 86 D.L.R. (4th) 534.
[131] Je ne puis souscrire à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel en l’espèce selon laquelle Northern Badger [traduction] « n’est guère utile » dans l’application du critère d’Abitibi (par. 63). Je partage plutôt l’avis de la juge Martin voulant que l’arrêt Abitibi n’ait pas infirmé le raisonnement de Northern Badger, et qu’il ait au contraire [traduction] « mis en relief le besoin de prendre en considération la teneur du règlement provincial pour déterminer s’il crée une réclamation prouvable en matière de faillite » (par. 164). Comme l’a signalé la juge Martin, même depuis l’arrêt Abitibi, l’état du droit reste inchangé : « les obligations publiques ne sont pas des réclamations prouvables qui peuvent être comptabilisées ou compromises dans la faillite » (par. 174). L’arrêt Abitibi a éclairci la portée de Northern Badger en confirmant que les réclamations environnementales d’un organisme de réglementation seront des réclamations prouvables dans certains cas. Il ne permet pas d’affirmer qu’un organisme de réglementation exerçant ses pouvoirs d’application est toujours un créancier. Le raisonnement de l’arrêt Northern Badger ne s’appliquait tout simplement pas aux faits de l’affaire Abitibi, étant donné les agissements de la province décrits précédemment.
[132] Dans Abitibi, la juge Deschamps a signalé que la législation en matière d’insolvabilité avait évolué au cours des années qui ont suivi Northern Badger. Cette évolution législative n’a en revanche pas modifié le sens à attribuer au terme « créancier ». À cet égard, je souscris à la conclusion du juge Burrows dans Strathcona County c. Fantasy Construction Ltd. (Trustee of), 2005 ABQB 559, 256 D.L.R. (4th) 536, suivant laquelle les modifications en matière d’environnement qui ont été apportées à la LFI au cours des années suivant Northern Badger ne peuvent être interprétées comme ayant infirmé le raisonnement de cet arrêt. Tel qu’il devrait ressortir clairement de mon analyse précédente de l’art. 14.06 , les modifications à la LFI ne traitent pas des cas où un organisme de réglementation faisant valoir une réclamation environnementale est un créancier.
[133] Les écrits de commentateurs universitaires appuient également la conclusion voulant que le raisonnement de l’arrêt Northern Badger conserve sa pertinence depuis Abitibi et les modifications à la loi sur l’insolvabilité. Monsieur Stewart estime que, même si l’arrêt Abitibi traite de Northern Badger, il ne l’a pas infirmé. Il exhorte notre Cour à préciser qu’il subsiste une distinction entre [traduction] « l’organisme de réglementation qui agit comme créancier car il recouvre une dette et celui qui n’est pas un créancier car il applique la loi » (p. 221). De même, Mme Lund fait valoir qu’un tribunal devrait [traduction] « prendre en considération l’importance que revêt les intérêts publics protégés par l’obligation réglementaire au moment de décider si le débiteur a une dette, un engagement ou une obligation envers un créancier » (p. 178).
[134] Pour les motifs qui précèdent, on ne peut juger que l’arrêt Abitibi a modifié le droit, comme l’a résumé le juge en chef Laycraft. Je fais miennes les remarques qu’il fait au par. 33 de Northern Badger :
[traduction]
Les dispositions légales qui exigent l’abandon de puits de pétrole et de gaz font partie du droit commun de l’Alberta et lient chaque citoyen de la province. Toutes les personnes qui acquièrent un permis d’exploitation de puits de pétrole ou de gaz doivent les respecter. Des obligations légales semblables lient les citoyens dans bien d’autres secteurs de la vie moderne [. . .] Mais l’obligation incombant au citoyen n’est pas envers l’agent de la paix ou l’autorité publique qui applique la loi. L’obligation est établie comme une obligation à caractère public qui doit être respectée par l’ensemble des citoyens de la collectivité à l’égard de leurs concitoyens. Lorsque le citoyen visé par l’ordonnance s’y conforme, le résultat n’est pas perçu comme le recouvrement d’une somme d’argent par un agent de la paix ou l’autorité publique, ni comme l’exécution d’un jugement ordonnant le paiement d’une somme d’argent; d’ailleurs, cela ne constitue pas non plus l’objectif de l’ensemble du processus. Il faut plutôt y voir l’application du droit commun. L’organisme d’application de la loi ne devient pas un « créancier » du citoyen à qui incombe l’obligation.
[135] Étant donné l’analyse effectuée dans Northern Badger, il est clair que l’organisme de réglementation n’est pas un créancier de l’actif de Redwater. Les obligations de fin de vie que l’organisme de réglementation veut imposer à Redwater sont de nature publique. Ni l’organisme de réglementation ni le gouvernement de l’Alberta ne peuvent bénéficier financièrement de l’exécution de ces obligations. Ces obligations à caractère public sont non pas envers un créancier, mais envers les concitoyens et échappent donc à la portée des « réclamations prouvables ». Je ne veux toutefois pas laisser entendre par là qu’un organisme de réglementation n’est un créancier que s’il se comporte d’une manière identique à la province dans Abitibi. Il peut fort bien exister des situations où les agissements d’un organisme de réglementation se situent quelque part entre ceux dans Abitibi et ceux en l’espèce. Signalons que, contrairement à certains cas antérieurs, l’organisme de réglementation n’a exécuté aucuns travaux environnementaux lui‑même. Je laisse aux tribunaux disposant de dossiers factuels complets le soin de résoudre pareilles situations à l’avenir. Dans la présente affaire, il est clair que l’organisme de réglementation cherche à faire respecter les devoirs à caractère public de Redwater, que ce soit en rendant les ordonnances d’abandon ou en maintenant les exigences relatives à la CGR. L’organisme de réglementation n’est pas un créancier au sens du critère d’Abitibi.
[136] Je rejette la thèse voulant que l’analyse qui précède écarte d’une façon ou d’une autre le premier volet du critère d’Abitibi. Les faits de l’affaire Abitibi n’étaient pas comparables à ceux de l’espèce. Bien que notre Cour ait examiné l’arrêt Northern Badger dans Abitibi, elle s’est contentée de mentionner les modifications subséquentes à la LFI et n’a pas infirmé l’arrêt antérieur. La Cour a été claire : l’issue finale « doit être fondée sur les faits de chaque affaire » (par. 48). Selon les motifs dissidents, vu l’analyse exposée précédemment, il sera presque impossible de juger que des organismes de réglementation sont des créanciers. L’arrêt Abitibi démontre lui‑même que ce n’est pas le cas. De plus, comme je l’ai dit, il peut fort bien exister des cas qui se situent entre l’affaire Abitibi et celle qui nous occupe. Par contre, si l’on considère qu’Abitibi exige uniquement que le tribunal décide si l’organisme de réglementation a exercé un pouvoir d’application, il sera en fait impossible pour un organisme de réglementation de ne pas être un créancier. Les motifs dissidents ne nient pas sérieusement cette opinion et donnent seulement à penser que les organismes de réglementation peuvent publier des lignes directrices ou délivrer des permis. L’organisme de réglementation fait les deux mais, selon l’approche adoptée dans les motifs dissidents, il est dépourvu de moyens pour prendre quelque mesure concrète que ce soit dans l’intérêt public à propos de ses lignes directrices ou de permis sans avoir le statut de créancier. Comme je l’ai expliqué, l’arrêt Abitibi accorde clairement une place aux organismes de réglementation qui ne sont pas des créanciers.
[137] Cela suffit, à proprement parler, pour trancher cet aspect du pourvoi. Cependant, d’autres indications sur l’analyse de la certitude suffisante pourraient se révéler utiles à l’avenir. En conséquence, je passe maintenant à l’analyse de l’étape de la « certitude suffisante » et des raisons pour lesquelles les ordonnances d’abandon et les conditions liée à la CGR ne franchissent pas cette étape du critère d’Abitibi.
(2) Il n’est pas suffisamment certain que l’organisme de réglementation exécutera les travaux environnementaux et présentera une demande de remboursement
[138] Le critère de la « certitude suffisante » énoncé aux par. 30 et 36 de l’arrêt Abitibi ne fait essentiellement que restructurer et reformuler les exigences des dispositions applicables de la LFI . Selon le par. 121(2) , des réclamations éventuelles peuvent constituer des réclamations prouvables. Autrement dit, les dettes que devra peut‑être le failli à un créancier peuvent constituer des réclamations prouvables, mais pas nécessairement l’être. Le paragraphe 135(1.1) prévoit l’évaluation d’une réclamation éventuelle, qui doit être évaluable suivant cette disposition; elle ne doit pas être trop éloignée ou conjecturale pour constituer une réclamation prouvable au sens du par. 121(2) .
[139] Avant de pouvoir atteindre la troisième étape du critère d’Abitibi, il faut déjà avoir fait la démonstration que l’organisme de réglementation est un créancier. Au vu des faits de l’espèce, j’ai conclu que l’organisme de réglementation n’est pas un créancier de Redwater. Toutefois, afin d’expliquer pourquoi je me dissocie du juge siégeant au cabinet à l’égard de l’analyse de la « certitude suffisante », je vais procéder comme si l’organisme de réglementation était effectivement un créancier de Redwater en ce qui concerne les ordonnances d’abandon et les exigences de la CGR. Ces obligations de fin de vie n’exigent pas directement de Redwater qu’elle fasse un paiement à l’organisme de réglementation. Elles l’obligent plutôt à faire quelque chose. Comme l’indique l’arrêt Abitibi, si l’organisme de réglementation était en fait un créancier, les obligations de fin de vie constitueraient ses réclamations éventuelles.
[140] Ce que le tribunal doit décider, c’est s’il y a suffisamment de faits indiquant qu’il existe une obligation environnementale de laquelle résultera une dette envers un organisme de réglementation. Pour établir si une obligation réglementaire non pécuniaire du failli est trop éloignée ou trop conjecturale pour être incluse dans la procédure de faillite, le tribunal doit appliquer les règles générales qui visent les réclamations futures ou éventuelles. Il doit être suffisamment certain que l’éventualité se concrétisera ou, en d’autres termes, que l’organisme de réglementation fera respecter l’obligation en exécutant les travaux environnementaux et en sollicitant le remboursement de ses frais.
[141] Je vais maintenant analyser les ordonnances d’abandon de même que les exigences relatives à la CGR à tour de rôle et démontrer en quoi elles ne franchissent pas l’étape de la « certitude suffisante » du critère d’Abitibi.
a) Les ordonnances d’abandon
[142] L’organisme de réglementation a rendu, au titre de l’OGCA et de la Pipeline Act, des ordonnances enjoignant à Redwater d’abandonner les biens faisant l’objet de la renonciation. Même si l’organisme de réglementation était un créancier de Redwater, les ordonnances d’abandon doivent tout de même pouvoir faire l’objet d’une évaluation pour être incluses dans le processus de faillite. À mon avis, ni les conclusions de fait du juge siégeant en cabinet ni la preuve n’établissent qu’il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation procédera à l’abandon et présentera une demande de remboursement. La réclamation est trop éloignée et conjecturale pour être incluse dans la procédure de faillite.
[143] Le juge siégeant en cabinet a reconnu qu’il n’était [traduction] « pas clair » si l’organisme de réglementation effectuerait lui‑même le processus d’abandon ou s’il considérerait les puits assujettis aux ordonnances d’abandon comme orphelins (par. 173). Il a dit que, dans ce dernier cas, l’OWA se chargerait probablement de l’abandon, mais on ne savait pas quand cette tâche serait menée à terme. En effet, le juge siégeant en cabinet a admis qu’étant donné les ressources de l’OWA, cela pourrait lui prendre jusqu’à dix ans avant qu’elle amorce les travaux environnementaux nécessaires sur la propriété de Redwater. Il a conclu néanmoins que, même si l’étape de la « certitude suffisante » n’a pas été franchie au « sens technique », la situation répondait à la norme voulue dans Abitibi. Cette conclusion reposait, du moins en partie, sur la sienne voulant que les ordonnances d’abandon soient « intrinsèquement financières » (par. 173).
[144] À mon avis, le juge siégeant en cabinet n’a pas tiré la conclusion de fait que l’organisme de réglementation se chargerait lui‑même des travaux d’abandon. Je le rappelle, il a reconnu qu’il n’était [traduction] « pas clair » si l’organisme de réglementation s’en occuperait. On peut difficilement dire qu’il s’agit qu’une conclusion de fait qui commande la déférence. Prise dans son ensemble, la preuve en l’espèce me semble mener à la conclusion selon laquelle l’organisme de réglementation ne procèdera pas lui‑même à l’abandon des biens auxquels il a été renoncé.
[145] Dans le cadre de ses activités, l’organisme de réglementation n’effectue pas lui‑même les travaux d’abandon. Il n’est pas tenu par la loi de le faire. Il s’agit plutôt d’une obligation incombant au titulaire de permis. Dans son affidavit, le déposant de l’organisme de réglementation a déclaré que celui‑ci procédait très rarement à l’abandon de biens au nom des titulaires de permis et qu’il ne le faisait pratiquement jamais dans le cas d’un titulaire de permis sous séquestre ou en faillite. Le déposant a déclaré que l’organisme de réglementation n’avait pas l’intention d’abandonner les biens de Redwater visés par des permis. Comme l’a signalé le juge siégeant en cabinet, il est vrai que, dans sa lettre adressée à GTL en date du 15 juillet 2015, l’organisme de réglementation a menacé d’effectuer lui‑même ces processus, mais il n’a rien fait par la suite pour mettre cette menace à exécution. Même si l’on devrait accorder de l’importance à cette lettre, la contradiction entre elle et les affidavits subséquents de l’organisme de réglementation font en sorte à tout le moins qu’il est difficile de dire avec quoi que ce soit de comparable à une certitude suffisante que l’organisme de réglementation compte effectuer le processus d’abandon. Ces faits distinguent la présente affaire d’Abitibi, où les conclusions du juge chargé de la restructuration reposaient sur la prémisse que la province exécuterait fort probablement elle‑même les travaux de décontamination.
[146] J’expliquerai ci‑après pourquoi l’intervention de l’OWA est insuffisante pour satisfaire au critère de la « certitude suffisante ». Premièrement, je constate que le juge siégeant en cabinet a eu tort de tabler sur le caractère « intrinsèquement financier » des ordonnances d’abandon. Je suis entièrement d’accord avec la juge Martin sur ce point. Se demander si une ordonnance est [traduction] « intrinsèquement financière » constitue une interprétation erronée de la troisième étape du critère d’Abitibi. Elle est trop large et conduirait à la conclusion qu’il y a une « réclamation prouvable » même lorsque l’existence d’une réclamation pécuniaire en matière de faillite ne relève que de la conjecture. Ainsi, dans l’arrêt Nortel CA, le juge Juriansz a rejeté à juste titre l’argument selon lequel le critère d’Abitibi n’exigeait pas qu’il soit décidé que l’organisme de réglementation exécuterait les travaux environnementaux et demanderait un remboursement, et qu’il suffisait qu’il y ait une ordonnance environnementale exigeant une dépense de fonds par l’actif du failli. Il a déclaré ce qui suit, aux par. 31‑32 :
[traduction]
[. . .] Selon moi, la décision de la Cour suprême est claire : les obligations continues de décontamination environnementale peuvent être réduites à des réclamations pécuniaires pouvant être compromises dans des procédures fondées sur la LACC seulement lorsque la Province a exécuté les travaux de décontamination et qu’elle présente une demande de remboursement, ou lorsque l’obligation peut être considérée comme une réclamation éventuelle ou future, parce qu’il est « suffisamment certain » que la Province fera le travail et cherchera ensuite à obtenir un remboursement.
L’approche des intimées n’est pas seulement incompatible avec celle de l’arrêt Abitibi, elle est trop large. Il en résulterait que pratiquement toutes les ordonnances réglementaires en matière d’environnement soient considérées comme des réclamations prouvables. Comme l’a fait remarquer la juge Deschamps, une société peut exercer des activités qui comportent des risques. Lorsque ces risques se matérialisent, les coûts sont supportés par ceux qui détiennent une participation dans la société. Un risque qui entraîne une obligation environnementale n’est soumis au processus d’insolvabilité que lorsqu’il est en substance pécuniaire et qu’il constitue en substance une réclamation prouvable.
[147] Comme l’a reconnu à bon droit le juge siégeant en cabinet, ce n’est pas parce que l’organisme de réglementation n’effectuerait pas lui‑même les travaux d’abandon qu’il se laverait les mains des biens faisant l’objet de la renonciation. Il les qualifierait plutôt au besoin d’orphelins conformément à l’OGCA et les confiera à l’OWA. Je ne prétends pas qu’un organisme de réglementation puisse stratégiquement éviter le critère de la « certitude suffisante » en déléguant simplement des travaux environnementaux à une organisation indépendante. Je ne déciderai pas, comme l’organisme de réglementation nous a exhortés à le faire, que le critère d’Abitibi exige toujours que les travaux environnementaux soient exécutés par l’organisme lui‑même. Cependant, la véritable nature de l’OWA doit être soulignée. Il y a des motifs sérieux de conclure que, vu les caractéristiques propres à ce contexte réglementaire, l’OWA n’est pas l’organisme de réglementation.
[148] La création de l’OWA ne représentait pas une tentative de l’organisme de réglementation pour éviter l’ordre de priorité fixé en matière de faillite par la LFI . C’est un organisme sans but lucratif doté de son propre mandat et de son propre conseil d’administration indépendant, et il fonctionne comme une entité financièrement indépendante en vertu du pouvoir qui lui est délégué par la loi. Bien qu’un représentant de l’organisme de réglementation et un représentant d’Alberta Environment and Parks siègent au conseil d’administration de l’OWA, son indépendance n’est pas mise en question. Le rapport annuel 2014‑2015 de l’OWA indique que cinq des six directeurs votants représentent l’industrie. L’OWA se sert d’un outil d’évaluation des risques pour décider, en ordre de priorité, quand et de quelle manière elle exécutera des travaux environnementaux sur les centaines de puits orphelins de l’Alberta. Personne ne prétend que l’organisme de réglementation a son mot à dire sur l’ordre dans lequel l’OWA décide d’exécuter des travaux environnementaux. Le rapport annuel 2014‑2015 ajoute que, depuis 1992, 87 pour 100 de l’argent recueilli et investi pour financer les activités de l’OWA est fourni par l’industrie via la redevance pour les puits orphelins. Au par. 99 de son mémoire, l’organisme de réglementation laisse entendre indirectement que la province ou le gouvernement fédéral pourrait accorder à l’avenir des fonds supplémentaires à l’OWA mais, même si cette possibilité se concrétise, les fonds seront presque entièrement consentis sous forme de prêts. Je ne peux accepter la proposition des juges dissidents selon laquelle l’organisme de réglementation et l’OWA sont « inextricablement liés » (par. 273).
[149] À supposer même que l’abandon par l’OWA des biens de Redwater visés par des permis puisse satisfaire au critère de la « certitude suffisante », je conviens avec la juge Martin qu’il est difficile de conclure à la certitude suffisante que l’OWA se chargera effectivement des travaux d’abandon et qu’il n’y a aucune certitude qu’une demande de remboursement sera présentée si l’OWA finit par abandonner les biens.
[150] Les motifs dissidents laissent croire que les faits de l’espèce s’apparentent davantage à ceux de l’affaire Northstar Aerospace Inc., Re, 2013 ONCA 600, 8 C.B.R. (6th) 154, qu’à ceux de Nortel CA, faisant valoir qu’il est satisfait au critère de la « certitude suffisante » car, tout comme dans Northstar, personne ne veut acheter les biens de Redwater et la débitrice elle‑même est insolvable; en conséquence, seule l’OWA peut exécuter les travaux. Il me semble facile de distinguer l’affaire Northstar de celle qui nous occupe. Dans cette affaire, le failli effectuait de son plein gré des travaux de décontamination avant sa faillite. Après que le failli eu fait cession de ses biens, le ministre de l’Environnement (« ME ») a pris lui‑même la relève des activités de décontamination et il entendait le faire sans préjudice. Selon le juge Jurianz, comme le ME avait déjà entrepris des activités de décontamination, il était suffisamment certain qu’il s’en occuperait. Comme je le démontrerai maintenant, les faits de l’espèce sont fort différents.
[151] Au début du présent litige, l’OWA a estimé qu’il lui faudrait de dix à douze ans pour résorber l’arriéré d’orphelins. Cet arriéré augmentait rapidement en 2015 et il peut fort bien avoir continué de croître tout aussi ou encore plus rapidement au cours des années suivantes, comme le soutient l’organisme de réglementation. Cela tend plutôt à établir que l’arriéré pourrait encore augmenter. Rien n’indique qu’une priorité particulièrement grande serait accordée dans l’arriéré aux biens faisant l’objet de la renonciation. Même si la possibilité d’attribuer des fonds supplémentaires se concrétise, l’organisme de réglementation fait valoir que cela prendra une génération ou plus avant que l’OWA ne puisse s’occuper de son inventaire actuel d’orphelins.
[152] Les motifs dissidents se fondent sur la conclusion du juge siégeant en cabinet selon laquelle l’OWA effectuerait « probablement » le processus d’abandon, tout en minimisant le fait qu’il a également conclu que l’OWA ne le ferait pas « nécessairement dans un délai précis » (par. 261 et 278, citant les motifs du juge siégeant en cabinet, par. 173). Vu l’échéancier le plus conservateur — celui de dix ans dont a parlé le juge siégeant en cabinet —, il est difficile de prédire quoi que ce soit avec une certitude suffisante. La donne pourrait changer considérablement au cours de la prochaine décennie, tant au chapitre de la politique gouvernementale qu’à celui de la volonté de l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta de s’acquitter de ses responsabilités environnementales. Il ne s’agit pas du tout de la même situation que dans Northstar, où le ME avait déjà amorcé les travaux environnementaux.
[153] Plus particulièrement, ce long échéancier garantit que, s’il finit par exécuter les travaux, l’OWA ne présentera pas de demande de remboursement. La présentation de la demande est un élément tout aussi essentiel du critère que l’exécution des travaux. L’OWA lui‑même ne peut faire rembourser ses frais par les titulaires de permis et, même si les coûts des processus d’abandon effectués par la personne autorisée par l’organisme de réglementation constituent une dette payable à cet organisme suivant le par. 30(5) de l’OGCA, on n’a produit aucune preuve montrant que l’organisme de réglementation a exercé son pouvoir de recouvrer ces frais dans des cas analogues, et pour cause : le fait est qu’au moment où l’OWA en arriverait à abandonner l’un ou l’autre des puits de Redwater, la liquidation de l’actif serait terminée et GTL serait libéré depuis longtemps. En somme, le juge siégeant en cabinet a eu tort de ne pas se demander si l’OWA peut être assimilé à l’organisme de réglementation et en ne considérant pas que, même s’il peut l’être, il n’est pas suffisamment certain qu’il effectuera dans les faits le processus d’abandon et présentera une demande de remboursement.
[154] En conséquence, même si l’organisme de réglementation avait agi comme un créancier en rendant les ordonnances, on ne saurait dire avec une certitude suffisante qu’il effectuerait les processus d’abandon et présenterait une demande de remboursement.
b) Les conditions liées au transfert de permis
[155] Je traiterai brièvement des conditions relatives à la CGR dont est assorti le transfert de permis. Une grande partie de l’analyse qui précède concernant les ordonnances d’abandon vaut tout autant pour ces conditions. Comme l’a souligné la juge Martin, il est difficile de comparer directement la nécessité d’obtenir une approbation réglementaire pour les transferts de permis et les ordonnances de décontamination en litige dans Abitibi. Or, notre Cour a confirmé aux par. 54 et 55 de Moloney que le critère d’Abitibi s’applique à une catégorie d’obligations réglementaires plus large que les « ordonnances ». Les conditions relatives à la CGR forment une « obligation non pécuniaire » de l’actif de Redwater, car elles doivent être remplies avant que l’organisme de réglementation n’approuve le transfert de tout permis de Redwater. Cependant, il convient de noter que, même mises à part les conditions relatives à la CGR, les permis sont loin d’être librement transférables. L’organisme n’approuvera pas le transfert des permis si le cessionnaire n’est pas un titulaire de permis au sens de l’OGCA ou de la Pipeline Act ou des deux. L’organisme de réglementation se réserve également le droit de rejeter un transfert proposé lorsqu’il juge que le transfert n’est pas dans l’intérêt public, comme dans un cas où le cessionnaire a des problèmes non résolus touchant à la conformité.
[156] En un sens, les facteurs laissant croire qu’il n’y a pas de certitude suffisante militent encore plus fortement en faveur des exigences relatives à la CGR que des ordonnances d’abandon. L’OGCA et la Pipeline Act prévoient un régime de recouvrement de créances en matière d’abandon, mais il n’existe aucun régime de ce genre pour les exigences liées à la CGR. Le refus de l’organisme de réglementation d’approuver les transferts de permis jusqu’à ce que ces exigences aient été satisfaites ne lui donne pas une réclamation pécuniaire contre Redwater. Certes, le respect des exigences relatives à la CGR entraîne une diminution de la valeur de l’actif du failli. Toutefois, comme nous l’avons vu plus tôt, toute obligation qui diminue la valeur de l’actif du failli, et donc la somme que peuvent recouvrer les créanciers garantis, ne franchit pas nécessairement l’étape de la « certitude suffisante ». Il ne s’agit pas de savoir si une obligation est intrinsèquement financière.
[157] Le respect des conditions liées à la CGR avant le transfert des permis reflète la valeur inhérente des biens détenus par l’actif du failli. Sans les permis, les profits à prendre appartenant à Redwater ont, au mieux, peu de valeur. Tous les permis détenus par Redwater ont été reçus par elle, sous réserve d’obligations de fin de vie qui prendraient naissance un jour. Ces obligations constituent une part fondamentale de la valeur des biens visés par des permis, comme si les frais connexes avaient été payés d’emblée. Ayant reçu le bénéfice des biens faisant l’objet de la renonciation pendant la période productive de leur cycle de vie, Redwater ne peut plus éviter les engagements connexes. Cette interprétation concorde avec l’arrêt Daishowa‑Marubeni International Ltd. c. Canada, 2013 CSC 29, [2013] 2 R.C.S. 336, qui portait sur les obligations légales de reboisement des détenteurs de tenures forestières en Alberta. Notre Cour a conclu à l’unanimité que les obligations relatives au reboisement constituaient « un coût futur inhérent à la tenure forestière qui a pour effet d’en diminuer la valeur au moment de la vente » (par. 29).
[158] La possibilité que des exigences réglementaires coûtent de l’argent ne les transforme pas en régimes de recouvrement de créances. Comme l’a fait remarquer la juge Martin, les exigences en matière de permis précèdent la faillite et s’appliquent à tous les titulaires de permis, peu importe leur solvabilité. GTL ne conteste pas le fait que les permis de Redwater ne peuvent être transférés qu’à d’autres titulaires de permis, ni le fait que l’organisme de réglementation conserve le pouvoir, dans les situations qui s’y prêtent, de rejeter les transferts proposés en raison de préoccupations relatives à la sécurité ou à la conformité. Il n’y a aucune différence entre ces conditions et celle voulant que l’organisme de réglementation n’approuve pas les transferts qui laisseraient en suspens l’exigence de satisfaire aux obligations de fin de vie. Toutes ces conditions réglementaires font baisser la valeur des biens visés par des permis. Aucune ne donne naissance à une réclamation pécuniaire en faveur de l’organisme de réglementation. Les exigences en matière de permis subsistent pendant la faillite, et il n’y a aucune raison pour laquelle GTL ne peut s’y conformer.
(3) Conclusion sur le critère d’Abitibi
[159] En conséquence, les obligations de fin de vie incombant à GTL ne sont pas des réclamations prouvables dans la faillite de Redwater et n’entrent donc pas en conflit avec le régime de priorité général instauré dans la LFI . Ce n’est pas une simple question de forme, mais de fond. Obliger Redwater à payer l’abandon avant de répartir la valeur entre les créanciers ne perturbe pas le régime de priorité établi dans la LFI . Au moment d’élaborer ce régime, le Parlement voulait permettre aux organismes de réglementation d’imposer une charge prioritaire sur le bien réel du failli touché par un fait ou dommage lié à l’environnement en vue de financer la décontamination (voir le par. 14.06(7) ). Ainsi, la LFI envisage explicitement la possibilité que des organismes de réglementation tire une valeur des biens réels du failli touchés par un fait ou dommage lié à l’environnement. Bien que l’organisme de réglementation n’ait pu se prévaloir du par. 14.06(7) , compte tenu de la nature de la propriété des biens dans l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta, les ordonnances d’abandon et la CGR reproduisent l’effet du par. 14.06(7) en l’espèce. De plus, il importe de souligner que les seuls biens de valeur de Redwater étaient touchés par un fait ou dommage lié à l’environnement. Les ordonnances d’abandon et exigences relatives à la CGR n’avaient donc pas pour objet de forcer Redwater à s’acquitter des obligations de fin de vie avec des biens étrangers au fait ou dommage lié à l’environnement. Autrement dit, la reconnaissance que les ordonnances d’abandon et exigences relatives à la CGR ne sont pas des réclamations prouvables en l’espèce facilite l’atteinte des objets de la LFI au lieu de la contrecarrer.
[160] La faillite n’est pas un permis de faire abstraction des règles, et les professionnels de l’insolvabilité sont liés par les lois provinciales valides au cours de la faillite. À titre d’exemple, ils doivent respecter les obligations non pécuniaires liant l’actif du failli qui ne peuvent être réduites à des réclamations prouvables et dont les effets n’entrent pas en conflit avec la LFI , sans égard aux répercussions que cela peut avoir sur les créanciers garantis du failli. Les ordonnances d’abandon et exigences relatives à la CGR reposent sur des lois provinciales valides d’application générale et elles représentent exactement le genre de loi provinciale valide sur lequel se fonde la LFI . Tel qu’il est signalé dans Moloney, la LFI indique clairement que « [l]a propriété de certains biens et l’existence de dettes particulières relèvent du droit provincial » (par. 40). Les obligations de fin de vie sont imposées par des lois provinciales valides qui définissent les contours de l’actif du failli susceptible d’être partagé.
[161] Enfin, rappelons que l’objet général de la LFI de favoriser la réhabilitation financière ne concerne pas une société comme Redwater. Les sociétés n’ayant pas assez de biens pour satisfaire leurs créanciers ne seront jamais libérées de leur faillite puisqu’elles ne peuvent acquitter entièrement toutes les réclamations de leurs créanciers (LFI, par. 169(4) ). Ainsi, la conclusion selon laquelle les obligations de fin de vie incombant à Redwater ne sont pas des réclamations prouvables n’est à l’origine d’aucun conflit avec cet objet.
IV. Conclusion
[162] Il n’y a aucun conflit entre le régime de réglementation de l’Alberta et la LFI en raison duquel des parties du premier doivent être inopérantes dans le contexte de la faillite. Bien que GTL demeure entièrement dégagé de toute responsabilité personnelle par le droit fédéral, il ne peut se soustraire aux engagements environnementaux qui lient l’actif du failli en invoquant le par. 14.06(4) . D’après une juste application du critère d’Abitibi, l’actif de Redwater doit respecter les obligations environnementales continues qui ne sont pas des réclamations prouvables en matière de faillite.
[163] En conséquence, le pourvoi est accueilli. Dans Alberta Energy Regulator c. Grant Thornton Limited, 2017 ABCA 278, 57 Alta. L.R. (6th) 37, le juge Wakeling a refusé de suspendre l’effet de précédent de l’arrêt rendu par la Cour d’appel. Comme il l’a fait remarquer, les intérêts de l’organisme de réglementation lui‑même étaient déjà protégés. Conformément aux ordonnances rendues auparavant par les tribunaux albertains, GTL avait déjà vendu l’ensemble des biens de Redwater ou y avait renoncé et le produit de la vente a été détenu en fiducie. Ainsi, la Cour rend l’ordonnance demandée par l’organisme de réglementation selon laquelle le produit de la vente des biens de Redwater doit être utilisé pour satisfaire aux obligations de fin de vie de Redwater. En outre, les déclarations du juge siégeant en cabinet qui figurent aux paragraphes 3 et 5 à 16 de son ordonnance sont annulées.
[164] Puisqu’il a gain de cause dans le cadre de ce pourvoi, l’organisme de réglementation aurait normalement droit aux dépens. Toutefois, il a expressément mentionné ne pas les demander. C’est pourquoi aucune ordonnance ne sera rendue à cet égard.
Version française des motifs des juges Moldaver et Côté rendus par
La juge Côté —
I. Introduction
[165] Redwater Energy Corporation (« Redwater ») est une société pétrolière et gazière en faillite. Son actif se compose principalement de deux types de biens : des puits de pétrole et des installations pétrolières de valeur productifs qui sont encore susceptibles de générer un revenu; et des biens inexploités ayant une valeur négative, notamment des puits taris auxquels se rattachent de lourds engagements environnementaux. Le séquestre et syndic de faillite de Redwater, Grant Thornton Limited (« GTL »), prétend avoir renoncé à la propriété des biens inexploités, et ce, afin de vendre séparément les puits de valeur productifs — non grevés des engagements se rattachant aux biens visés par les renonciations — et de répartir le produit de cette vente entre les créanciers de l’actif.
[166] Toutefois, la loi albertaine ne reconnaît pas de force exécutoire aux renonciations de GTL. Peu de temps après la nomination de GTL à titre de séquestre, l’Alberta Energy Regulator (« AER ») a rendu des « ordonnances d’abandon » à l’égard des biens visés par les renonciations, ordonnant à Redwater et à ses participants en participation directe d’exécuter des travaux environnementaux sur ceux‑ci. En particulier, l’AER souhaitait que GTL « abandonne » les biens inexploités, ce qui signifie rendre les puits sûrs pour l’environnement, selon les directives de l’AER. Il a ensuite avisé GTL qu’il refuserait d’approuver toute vente des biens de valeur de Redwater à moins que GTL ne fasse l’une des trois choses suivantes : vendre les biens visés par les renonciations avec les puits et les installations productifs comme un tout unique; achever elle‑même les travaux d’abandon et de remise en état; ou verser un dépôt de garantie pour couvrir les engagements environnementaux liés aux biens visés par les renonciations.
[167] La preuve révèle qu’aucune de ces possibilités n’est viable sur le plan économique. La valeur nette des 127 biens de Redwater qui sont visés par des permis est négative, de sorte qu’aucun acheteur sensé n’accepterait de les acquérir ensemble. C’est précisément pour cette raison que GTL a choisi de renoncer aux biens représentant un fardeau en premier lieu. Quant aux autres possibilités, GTL ne peut ni exécuter les travaux d’abandon et de remise en état ni en garantir l’exécution parce que les engagements environnementaux se rattachant aux biens visés par les renonciations dépassent la valeur de réalisation de l’actif et que, de toute façon, GTL ne pourrait obtenir les sommes nécessaires pour satisfaire à ces engagements qu’après avoir procédé à la vente des biens de valeur se trouvant dans l’actif. La position de l’AER a donc pour effet d’entraver GTL dans son administration de l’actif, l’empêchant de réaliser une quelconque valeur pour l’un ou l’autre des créanciers de Redwater, y compris l’AER. La position de l’AER place de fait les puits de valeur productifs dans une situation incertaine, créant un risque réel qu’ils deviennent, eux aussi, des [traduction] « orphelins » — des biens qui ne peuvent être vendus à une autre société et dont la valeur demeure entièrement non réalisée.
[168] Selon le juge en chef Wagner, GTL est sans recours parce que la loi fédérale ne l’autorise qu’à se dégager de toute responsabilité personnelle, et que l’AER avait le droit de faire valoir ses réclamations environnementales en dehors du processus de faillite. Je suis en désaccord sur les deux points. À mon avis, deux aspects du régime de réglementation albertain entrent en conflit avec la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3 (« LFI »). Une compréhension adéquate et fidèle des principes fondamentaux du droit constitutionnel et du droit de l’insolvabilité conduit à ce résultat.
[169] D’abord, les lois albertaines qui règlementent l’industrie pétrolière et gazière précisent que le terme [traduction] « titulaire de permis » vise les séquestres et syndics de faillite. Cette définition a pour effet d’assujettir les professionnels de l’insolvabilité aux mêmes obligations et responsabilités que Redwater elle‑même — notamment l’obligation de se conformer aux ordonnances d’abandon de l’AER et le risque d’engager sa responsabilité personnelle pour ne pas l’avoir fait. La LFI, par contre, autorise le syndic de faillite à renoncer aux éléments d’actif grevés d’engagements environnementaux. GTL disposait de ce pouvoir dans les circonstances de l’espèce et elle a valablement renoncé aux biens inexploités. Elle n’est donc plus assujettie aux engagements environnementaux liés à ces biens. Étant donné que le régime législatif albertain ne reconnaît pas la légalité de ces renonciations (en raison du fait que les séquestres et les syndics sont réglementés comme des titulaires de permis, qui ne peuvent renoncer à des biens), il y a un conflit d’application inévitable entre la loi fédérale et la loi provinciale. La loi albertaine régissant l’industrie pétrolière et gazière devrait donc être déclarée inopérante dans la mesure où elle ne reconnaît pas l’effet juridique des renonciations de GTL.
[170] Ensuite, l’AER a exigé que GTL acquitte les engagements environnementaux de Redwater avant les autres dettes de l’actif, ce qui contrevient au régime de priorité établi par la LFI . Comme les ordonnances d’abandon sont des « réclamations prouvables en matière de faillite » selon le test à trois volets énoncé par la Cour dans l’arrêt Terre‑Neuve‑et‑Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 R.C.S 443, test dont notre Cour ne devrait pas s’écarter explicitement ou implicitement, l’AER ne peut faire valoir ces réclamations en dehors du processus de faillite. Agir ainsi entraverait la réalisation d’un objet essentiel de la LFI : le partage de la valeur de l’actif conformément au régime de priorités établi par la loi. L’AER ne peut pas non plus atteindre indirectement le même résultat en imposant des conditions à la vente des biens de valeur de Redwater. Le régime provincial de délivrance de permis sert en fait de mécanisme de recouvrement de créances à l’endroit d’une société en faillite : il empêche GTL de s’acquitter de ses obligations à titre de syndic si les réclamations environnementales de l’AER ne sont pas réglées. Par conséquent, il devrait être déclaré inopérant en ce qui concerne Redwater, suivant le second volet du critère de la prépondérance, l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral.
II. Contexte
[171] Redwater était une société pétrolière et gazière cotée en bourse qui exploitait des puits, des pipelines et d’autres installations dans le centre de l’Alberta. Au milieu de l’année 2014, elle a connu plusieurs déboires financiers à la suite d’une série d’acquisitions et d’initiatives de forage infructueuses. Elle n’a donc plus été en mesure de respecter ses obligations envers son plus important créancier garanti, ATB Financial, qui a introduit une procédure d’exécution.
[172] Le 12 mai 2015, GTL a été nommé séquestre de Redwater. Après sa nomination, mais avant de prendre possession de quelconque bien visé par un permis délivré par l’AER, GTL a procédé à une analyse de la viabilité économique et de la valeur commerciale des biens de Redwater. Elle a déterminé que seule une partie des biens de la société était réellement vendable, et qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de Redwater — ni dans l’intérêt de ses créanciers — que GTL, à titre de séquestre, prenne possession des biens inexploités. Elle a donc informé l’AER le 3 juillet 2015 qu’elle prendrait possession de seulement 20 des 127 puits et installations de Redwater visés par un permis. Le 2 novembre 2015, peu après sa nomination à titre de syndic, GTL a encore une fois renoncé aux biens inexploités auxquels elle avait déjà renoncé en sa qualité de séquestre.
[173] Selon l’estimation de GTL, les biens de valeur de Redwater valaient 4,152 millions de dollars et créeraient une valeur importante pour les créanciers de l’actif s’ils étaient vendus aux enchères. Par contre, la valeur nette des biens inexploités était de -4,705 millions de dollars, reflétant les engagements énormes relatifs à l’abandon et à la remise en état envers l’AER. La valeur nette de l’ensemble de l’actif était de -0,553 million de dollars. C’est pourquoi, selon le jugement d’affaire de GTL, une vente de l’ensemble des biens de l’actif n’était tout simplement pas réaliste.
[174] L’AER a répondu au premier avis de renonciation de GTL en rendant les ordonnances d’abandon qui obligeaient Redwater à exécuter des travaux environnementaux sur les biens inexploités auxquels GTL avait renoncé. Mais les mesures d’exécution prises par l’AER ne visaient pas uniquement l’actif de la débitrice en tant que tel. Dans sa demande initiale ayant donné naissance au présent litige, l’AER a intenté une poursuite contre GTL, sollicitant trois mesures de réparation principales : 1) un jugement déclaratoire portant que les renonciations de GTL sont nulles et non exécutoires; 2) une ordonnance obligeant GTL, en sa qualité de séquestre, à se conformer aux ordonnances d’abandon rendues à l’égard d’une partie des biens de Redwater; et 3) une ordonnance contraignant GTL à respecter les obligations que lui impose la loi albertaine en tant que titulaire de permis, concernant plus précisément l’abandon, la remise en état et la décontamination des biens de Redwater visés par des permis.
[175] Le présent litige tire donc son origine d’un effort manifeste et vigoureux de l’AER dans le but d’obliger GTL à acquitter les obligations environnementales de Redwater. Pour comprendre pourquoi l’AER a agi de la sorte, il est important de souligner que l’AER avait la loi provinciale de son côté. Aux termes de l’Oil and Gas Conservation Act, R.S.A. 2000, c. O‑6 (« OGCA »), et de la Pipeline Act, R.S.A. 2000, c. P‑15 (« PLA »), le terme [traduction] « titulaire de permis » est défini de façon à inclure les séquestres et les syndics de faillite (OGCA, al. 1(1)(cc); PLA, al. 1(1)(n)). Les professionnels de l’insolvabilité deviennent par le fait même assujettis aux mêmes obligations réglementaires que le débiteur insolvable lui‑même, en se mettant de fait à sa place. Ils peuvent donc être contraints d’exécuter des travaux d’abandon et de remise en état sur ordre de l’AER (OGCA, art. 27; PLA, art. 23; Oil and Gas Conservation Rules, Alta. Reg. 151/71 (« Règles prises en vertu de l’OGCA »), art. 3.012), de rembourser n’importe qui d’autre effectue les travaux d’abandon (OGCA, art. 29 et 30; PLA, art. 25), de payer au fonds pour les puits orphelins la redevance requise à l’égard de n’importe lequel des biens du débiteur (OGCA, art. 74), de verser un dépôt de garantie, dans certaines circonstances, à la demande de l’AER (Règles prises en vertu de l’OGCA, par. 1.100(2)) et de payer une amende pour avoir omis de se conformer à une ordonnance de l’AER (OGCA, art. 108 et par. 110(1); PLA, par. 52(2) et 54(1)). Ces obligations sont toutes de nature personnelle. D’autres lois comparables limitent expressément la responsabilité des professionnels de l’insolvabilité. Par exemple, l’Environmental Protection and Enhancement Act, R.S.A. 2000, c. E‑12, prévoit que la responsabilité du séquestre ou du syndic à l’égard d’une ordonnance de protection environnementale [traduction] « ne dépasse pas la valeur des biens qu’administre cette personne », en l’absence de [traduction] « négligence grave ou d’inconduite délibérée » (par. 240(3)). Le régime législatif albertain en matière de pétrole et de gaz ne contient toutefois aucune disposition semblable visant à protéger les séquestres et les syndics. Et, comme il ressort de sa demande initiale, l’AER considérait lui‑même ces obligations comme des obligations personnelles. C’est pourquoi il a poursuivi GTL afin de le contraindre, notamment, à respecter les obligations que lui impose la loi provinciale en tant que titulaire de permis.
[176] L’AER a également exercé son pouvoir de faire appliquer la loi à un autre titre. En plus de rendre les ordonnances d’abandon, l’AER a imposé des restrictions et conditions à la vente des biens de Redwater — conditions qui obligent en fait GTL à satisfaire auxdites obligations avant même qu’une vente puisse être approuvée. Par conséquent, même si GTL n’accédait pas à la demande de l’AER visant l’abandon des biens inexploités, il ne serait toujours pas en mesure de s’acquitter de ses obligations à titre de séquestre et de syndic.
[177] Le juge en cabinet et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont tous donné raison à GTL quant à chacun des volets du test de la prépondérance, concluant qu’il existe un conflit d’application et une entrave à la réalisation d’un objet fédéral (2016 ABQB 278, Alta. L.R. (6th) 34; 2017 ABCA 124, 50 Alta. L.R. (6th) 1). Ils ont convenu avec GTL et ATB Financial que les dispositions du régime législatif albertain permettant à l’AER d’assurer le respect des obligations d’abandon et de remise en état de Redwater étaient constitutionnellement inopérantes durant une faillite. L’AER et l’Orphan Well Association (« OWA ») se sont ensuite pourvus devant la Cour.
III. Analyse
[178] La Loi constitutionnelle de 1867 confère au gouvernement fédéral la compétence exclusive pour réglementer la faillite et l’insolvabilité (par. 91(21) ). Dans l’exercice de cette compétence, le Parlement a édicté la LFI , « un code complet en matière de faillite » (Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, [2015] 3 R.C.S. 327, par. 40; voir aussi Husky Oil Operations Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1995] 3 R.C.S. 453, par. 85). La LFI expose notamment les pouvoirs, obligations et attributions des séquestres et syndics chargés d’administrer l’actif du failli ou l’actif insolvable ainsi que la portée des réclamations qui relèvent du processus de faillite (voir LFI, art. 16 à 38 et 121 à 154 ).
[179] Quoique l’application de la LFI « dépend[e] de la subsistance de divers droits provinciaux » (Moloney, par. 40), ce n’est vrai que dans la mesure où « les dispositions de droit substantif d’une [. . .] loi ou règle de droit [provinciale] concernant la propriété [. . .] [ne sont pas] incompatibles avec la [LFI ] » (LFI, par. 72(1) ). Lorsqu’il y a un conflit, la LFI doit prévaloir (Moloney, par. 16 et 29; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419, par. 16). Cela reflète le principe constitutionnel selon lequel les lois fédérales sont prépondérantes (Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 32).
[180] Les intimées en l’espèce — GTL et ATB Financial — plaident qu’il existe deux conflits distincts entre la législation fédérale et la législation provinciale. D’abord, ils soutiennent que la LFI confère aux séquestres et aux syndics le pouvoir de renoncer à tout intérêt sur un bien réel, même lorsque le séquestre ou le syndic ne risque pas d’engager sa responsabilité personnelle du fait qu’il est en possession du bien. Ce pouvoir de renonciation permet aux syndics de renoncer aux biens sans valeur et grevés d’engagements du failli en vue d’atteindre leur objectif premier : maximiser le recouvrement global pour tous les créanciers. Les intimées soutiennent que GTL a valablement renoncé aux biens inexploités et qu’il ne peut donc être tenu responsable de l’exécution des ordonnances d’abandon; l’AER ne peut pas non plus faire dépendre la vente des biens de Redwater de l’acquittement d’obligations à l’égard des biens faisant l’objet de la renonciation.
[181] Ensuite, ils soutiennent que les ordonnances d’abandon de l’AER constituent des « réclamations prouvables en matière de faillite ». À leur avis, ce serait saper le régime de priorités établi par la LFI que de permettre à l’AER de faire valoir ces réclamations en dehors du processus de faillite — et en priorité par rapport aux créanciers garantis de l’actif — que ce soit en obligeant GTL à exécuter ces ordonnances, ou en faisant dépendre la vente des biens de valeur de Redwater de l’acquittement de ces obligations.
[182] À mon avis, GTL et ATB Financial se sont acquittés de leur fardeau de démontrer qu’il existe une incompatibilité véritable entre la loi fédérale et la loi provinciale selon les deux volets du test de la prépondérance. Dans les paragraphes qui suivent, j’analyse d’abord le conflit d’application qui existe entre le régime de réglementation albertain et le par. 14.06(4) de la LFI . J’examine ensuite le second volet de l’analyse relative à la prépondérance, l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral.
A. Conflit d’application
[183] Le premier volet du test de la prépondérance est le conflit d’application. Il y a conflit d’application lorsqu’« il est impossible de respecter les deux lois » (Moloney, par. 18) — « lorsqu’une loi dit “oui” et que l’autre dit “non” », ou lorsque l’« on demande aux mêmes citoyens d’accomplir des actes incompatibles » (Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161, p. 191; voir aussi Lemare Lake, par. 18).
[184] L’analyse relative au conflit d’application relève essentiellement de l’interprétation des lois : la Cour doit déterminer le sens de chaque loi concurrente afin de décider s’il est possible de respecter les deux lois. Bien que cette démarche d’interprétation s’effectue à l’intérieur du cadre directeur du fédéralisme coopératif, une notion qui permet une certaine interaction et un certain chevauchement entre la loi fédérale et la loi provinciale, notre Cour a récemment fixé les limites de cette notion :
[L]e fédéralisme coopératif ne peut servir « ni [à] l’emporter sur le partage [des compétences] lui‑même ni [à] le modifier » (Rogers Communications Inc. c. Châteauguay (Ville), [2016 CSC 23, [2016] 1 R.C.S. 467] par. 39), pas plus qu’il ne peut imposer « des limites à l’exercice par ailleurs valide d’une compétence législative » (Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), [2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693] par. 19; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, [2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837] par. 61‑62). Il ne peut donc servir à rendre intra vires une loi ultra vires. En favorisant la coopération entre le Parlement et les législatures à l’intérieur des limites constitutionnelles existantes, le fédéralisme coopératif appuie le partage des compétences législatives au lieu de le supplanter : voir Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3, par. 22.
(Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, par. 18)
[185] Interprété correctement, le fédéralisme coopératif fait office de simple présomption en matière d’interprétation — qui appuie, sans la supplanter, la méthode moderne d’interprétation des lois. La Cour l’a reconnu dans l’arrêt Moloney, où le juge Gascon a écrit que les tribunaux doivent « favoris[er] une interprétation de la loi fédérale permettant une application concurrente des deux lois » en se fondant sur la présomption « que le Parlement a voulu que ses lois coexistent avec les lois provinciales » (Moloney, par. 27). Mais lorsque « le sens qu’il convient de donner à la disposition » — sens qui ne se limite pas à « une lecture littérale de la disposition en cause » — ne peut appuyer une interprétation harmonieuse, la Cour n’a pas le pouvoir de créer l’harmonie là où le Parlement n’a pas eu l’intention de le faire (Moloney, par. 23; voir aussi Réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 18; Lemare Lake, par. 78‑79, la juge Côté, dissidente, mais non sur ce point).
[186] À mon avis, mon collègue se fonde indûment sur le principe du fédéralisme coopératif pour limiter la portée d’une loi fédérale et trouver une interprétation harmonieuse là où il n’en existe aucune qui soit plausible. Les tribunaux doivent être très prudents lorsqu’il s’agit de se fonder sur le fédéralisme coopératif pour interpréter étroitement des dispositions législatives dans un cas comme l’espèce, où le Parlement a expressément prévu que le droit de renonciation pouvait entrer en conflit avec le droit provincial. Cela ressort à l’évidence de la toute première ligne du par. 14.06(4) , qui énonce que le pouvoir de renonciation s’applique « [p]ar dérogation au droit fédéral et provincial ». L’idée selon laquelle la retenue judiciaire devrait commander une interprétation différente est donc contredite par le fait que le Parlement a envisagé, reconnu et accepté la possibilité de conflit. Recourir à la retenue judiciaire pour éviter un conflit entre le droit fédéral et le droit provincial équivaut donc à faire fi de la directive expresse du Parlement. Autrement dit, il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où un pouvoir draconien doit être déduit de la loi; il s’agit d’un cas où un tel pouvoir est clairement prévu. À mon avis, le recours au principe du fédéralisme coopératif ne doit jamais donner lieu à une interprétation du par. 14.06(4) qui est incompatible avec son libellé, son contexte et son objet.
[187] Il n’est pas contesté en l’espèce que la loi albertaine ne reconnaît pas de force exécutoire aux renonciations de GTL à des biens visés par un permis délivré par l’AER dans la mesure où elles soustraient GTL à l’obligation de respecter les engagements environnementaux liés aux biens. À titre de séquestre et de syndic, GTL remplace Redwater en tant que « titulaire de permis » selon la loi provinciale, et GTL soutient qu’il peut par conséquent, en l’absence des renonciations, être tenu responsable des obligations d’abandon et de remise en état de la débitrice au même titre que Redwater elle‑même. Il s’agit donc de savoir si la LFI autorise GTL à renoncer à ces biens et quel est l’effet de cette renonciation en droit.
[188] L’article 14.06 de la LFI , reproduit intégralement en annexe, décrit les pouvoirs et responsabilités du syndic quant aux engagements environnementaux et à la renonciation aux biens. Plus précisément, le par. 14.06(4) prévoit que le syndic est « dégagé de toute responsabilité personnelle découlant du non‑respect » d’une ordonnance l’obligeant à « répar[er] [. . .] tout fait ou dommage lié à l’environnement et touchant un bien visé par une faillite », pourvu que le syndic « abandonne [. . .] tout intérêt sur le bien réel en cause, en dispose ou s’en dessaisit » dans les délais prévus par la loi. Le moment des renonciations de GTL n’est pas en litige en l’espèce.
[189] Mon collègue conclut que, peu importe si GTL aurait pu invoquer à juste titre le pouvoir de renonciation en l’espèce, cette renonciation a simplement pour effet de le dégager de toute responsabilité personnelle. Selon lui, en tout état de cause, il était inutile d’exercer le pouvoir de renonciation dans la présente affaire parce que GTL était déjà entièrement à l’abri de toute responsabilité personnelle par application du par. 14.06(2) . Il soutient en outre que, comme l’AER n’a pas cherché à tenir GTL personnellement responsable, il n’y a aucun conflit entre la loi fédérale et la loi provinciale en l’espèce. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec cette interprétation du libellé de la LFI , qui ne tient pas dûment compte des principes fondamentaux du droit constitutionnel et du droit de l’insolvabilité. Je commencerai par traiter de la portée que doit avoir le pouvoir de renonciation accordé aux syndics, en expliquant que l’existence d’un risque de responsabilité personnelle ne constitue pas une condition essentielle à l’exercice de ce pouvoir et que, même si la protection contre toute responsabilité personnelle est un effet d’une renonciation valide, ce n’est pas le seul. À mon avis, cette interprétation fait en sorte que le par. 14.06(4) s’accorde avec le reste de l’article et il convient donc de la privilégier. Avec égards, je n’accepte pas que le Parlement voulait par ce paragraphe mettre simplement les syndics à l’abri de la même responsabilité, ce qu’il avait déjà fait au par. 14.06(2) . Le paragraphe (4) doit avoir un rôle significatif à jouer dans le régime de faillite et d’insolvabilité du Parlement; je rejette la thèse selon laquelle le Parlement a conçu une disposition superflue. Je me pencherai aussi brièvement sur l’argument de l’AER selon lequel il n’est pas du tout possible d’exercer le pouvoir de renonciation dans le contexte du régime législatif de l’Alberta en matière de pétrole et de gaz. J’estime qu’il peut être exercé dans ce contexte.
(1) Le pouvoir de renonciation en vertu du par. 14.06(4)
[190] Le « sens naturel qui se dégage de la simple lecture de la disposition dans son ensemble » (Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724, p. 735) est que le par. 14.06(4) présume et incorpore un droit préexistant en common law de renoncer à des biens dans le contexte de la faillite et de l’insolvabilité (voir L. Silverstein, « Rejection of Executory Contracts in Bankruptcy and Reorganization » (1964), 31 U. Chi. L. Rev. 467, p. 468‑472; New Skeena Forest Products Inc., Re c. Don Hull & Sons Contracting Ltd., 2005 BCCA 154, 251 D.L.R. (4th) 328, par. 24‑31; Re Thompson Knitting Co., Ltd, [1925] 2 D.L.R. 1007 (C.S. Ont. (Div. d’appel), p. 1008). Ce droit est en accord avec l’objectif fondamental poursuivi par les officiers de la cour en insolvabilité : maximiser le recouvrement au bénéfice de l’ensemble des créanciers par la réalisation des éléments de valeur de l’actif. En permettant aux syndics de renoncer à des biens grevés d’engagements substantiels, ce pouvoir donne aux syndics la faculté d’administrer l’actif le plus efficacement possible et leur épargne des frais considérables d’administration qui réduiraient le recouvrement au profit des créanciers. Le paragraphe 14.06(4) reconnaît et appuie ce principe fondamental du droit de l’insolvabilité.
[191] Cette interprétation offre l’explication la plus claire et la plus évidente de la façon dont la disposition est rédigée, en ce qu’elle décrit simplement un résultat ou effet juridique d’une renonciation : le syndic est « dégagé de toute responsabilité personnelle découlant du non‑respect » d’une ordonnance environnementale « si [. . .] il abandonne [. . .] tout intérêt sur le bien réel en cause, en dispose ou s’en dessaisit » (al. 14.06(4) ). Nous devons interpréter le par. 14.06(4) comme autorisant l’acte de renonciation à la lumière du principe selon lequel « le législateur ne parle pas pour ne rien dire » (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 37, citant Procureur général du Québec c. Carrières Ste-Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, p. 838). Si le syndic n’avait pas le pouvoir de renoncer à des biens et si ce pouvoir n’était pas reconnu et prévu dans la loi, une disposition décrivant l’effet d’une telle renonciation n’aurait aucune utilité.
[192] L’AER soutient qu’il est possible de renoncer à un bien uniquement lorsque cela est nécessaire pour que le syndic échappe à toute responsabilité personnelle à l’égard d’une ordonnance environnementale. Cette interprétation inverse complètement le libellé de la disposition, transformant un effet énoncé de la renonciation en condition essentielle circonscrivant l’exercice du pouvoir. Les dispositions applicables ne sont ni rédigées ni ordonnées de cette façon. Le par. 14.06(4) exprime plutôt le droit de renonciation en des termes qui ne comportent aucune restriction et fait ressortir que le syndic ne peut être tenu responsable quand ce droit est exercé. Si le Parlement avait vraiment voulu rendre le droit de renoncer à un bien tributaire de l’existence d’un risque de responsabilité personnelle, « il est difficile d’imaginer une façon plus compliquée et sibylline d’exprimer quelque chose qui pouvait être dit si facilement dans des termes clairs et directs » (Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, p. 124).
[193] Mon collègue adopte une approche légèrement différente. Au lieu d’accepter l’argument selon lequel le risque d’engager la responsabilité personnelle est une condition essentielle à l’exercice du pouvoir de renonciation prévu au par. 14.06(4) , il conclut que la protection contre toute responsabilité personnelle pour non‑respect d’ordonnance environnementale est l’unique conséquence d’une renonciation valide. Par conséquent, dit‑il, l’actif du failli n’est pas déchargé des obligations que lui imposent les ordonnances environnementales et on peut contraindre le syndic à consacrer la valeur entière de l’actif au respect des ordonnances. Avec égards, il ne peut s’agir de la lecture correcte du par. 14.06(4) . Je ne crois pas non plus que les brèves mentions de ce paragraphe dans Société de crédit commercial GMAC — Canada c. T.C.T. Logistics Inc., 2006 CSC 35, [2006] 2 R.C.S. 123, une affaire où le par. 14.06(4) n’était pas directement en cause et où notre Cour n’avait pas à l’interpréter de façon significative, se révèlent fort utiles en l’espèce.
[194] Certes, le début du par. 14.06(4) parle de la responsabilité personnelle du syndic. Cependant, lorsqu’on lit les termes du paragraphe « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur », tel que doivent le faire les tribunaux (voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu, par. 26, citant E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd., 1983), p. 87), leur sens devient apparent.
[195] Le paragraphe 14.06(4) tient pour acquis, et repose sur, le pouvoir des syndics en common law de renoncer à des biens, un pouvoir dont l’exercice est [traduction] « monnaie courante », affirment les juges majoritaires de la Cour d’appel (par. 47). Même mon collègue semble accepter que ce pouvoir de renonciation « précède » le par. 14.06(4) lui‑même (par. 95). En effet, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reconnu que « [l]’article 14.06 ne semble pas créer le droit du syndic d’abandonner des biens sans valeur; il en tient plutôt l’existence pour acquise en cas de faillite » (par. 63). C’est la seule explication logique pour laquelle le Parlement a laissé le par. 14.06(4) produire ses effets lorsque le syndic « abandonne [. . .] tout intérêt sur le bien réel en cause, en dispose ou s’en dessaisit ». Bien que la protection contre toute responsabilité personnelle soit un effet de l’exercice régulier de ce pouvoir, ce n’est pas le seul. La renonciation sert à [traduction] « déterminer, à partir de sa date, les droits, intérêts et engagements » sur le bien auquel le syndic a renoncé (R. Goode, Principles of Corporate Insolvency Law (4e éd., 2011), p. 202). En renonçant à bon droit à certains biens, le syndic est dégagé de toute responsabilité associée aux biens faisant l’objet de la renonciation et ne peut plus vendre les biens au profit de l’actif. Dans le contexte de l’administration des biens réels du failli, l’auteur Frank Bennett explique que [traduction] « [l]orsque le syndic renonce à son intérêt, la renonciation emporte dessaisissement de tout droit, titre et intérêt sur le bien en question » (Bennett on Creditors’ and Debtors’ Rights and Remedies (5e éd., 2006), p. 482 (note de bas de page omise)).
[196] Les juges majoritaires font valoir que le par. 14.06(4) n’autorise pas le syndic à [traduction] « délaisser » des biens ou à se soustraire aux engagements environnementaux qui s’y rattachent (par. 86, 100 et 102). Or, c’est exactement ce qu’entraîne la renonciation à des biens. Elle permet au syndic de ne pas réaliser des biens qui ne seraient pas profitables aux créanciers de l’actif et compromettraient par le fait même son objectif principal. Le pouvoir de renonciation a pour objet reconnu d’[traduction] « éviter la poursuite des engagements à l’égard de biens onéreux qui seraient payables aux dépens de la liquidation, et ce, au détriment des créanciers non garantis » (Goode, p. 200 (note de bas de page omise)). Ces principes valent tout autant dans le cas des biens réels sans valeur que dans celui des contrats exécutoires non rentables et contraignants. En fait, personne n’a laissé entendre en l’espèce, pas même l’AER ou l’OWA, que les syndics ne peuvent jamais renoncer à des biens réels onéreux.
[197] Cette explication du pouvoir de renonciation est confirmée par les agissements de GTL en l’espèce. Après avoir estimé la viabilité économique et la qualité marchande des biens de Redwater, GTL a décidé que ce qui serait le plus profitable aux créanciers de Redwater dans leur ensemble, ce serait qu’il renonce aux biens inexploités et grevés d’engagements.
[198] La reconnaissance par le Parlement, au par. 14.06(4) , de ce pouvoir de renonciation en common law n’a rien de nouveau. Le pouvoir est aussi mentionné dans une autre disposition, quoique dans un contexte plus général. Le paragraphe 20(1) de la LFI donne au syndic la possibilité de « renoncer » à « un immeuble ou [à] un bien réel du failli » en général. Le pouvoir de renonciation lui‑même ne découle cependant pas de cette disposition. Le syndic n’est pas non plus obligé d’invoquer le par. 20(1) pour exercer le pouvoir de renonciation décrit au par. 14.06(4) , lequel incorpore ce pouvoir et expose certains effets de son exercice dans le contexte précis des ordonnances de décontamination environnementale. Quoi qu’il en soit, notre Cour n’a pas à commenter en l’espèce tous les effets du par. 20(1) .
[199] Suivant l’interprétation de mon collègue, la raison pour laquelle le Parlement a choisi d’instaurer le mécanisme de renonciation n’est pas claire. Il ne fait aucun doute que le Parlement aurait pu atteindre le même résultat en employant un langage plus simple. Si le Parlement comptait simplement protéger les syndics contre toute responsabilité personnelle découlant du non‑respect d’ordonnances environnementales, il aurait pu aisément le faire directement; en fait, il l’avait déjà fait au par. 14.06(2) . Il n’y a aucune raison pour laquelle le Parlement aurait tenté d’obtenir ce résultat relativement simple par le mécanisme alambiqué consistant à exiger des syndics qu’ils renoncent aux biens, tout en évitant que cette renonciation ait « couramment » des effets en common law. Il y a une raison pour laquelle le Parlement a mentionné le pouvoir de renonciation au par. 14.06(4) ; nous devons donner effet à ce choix et aux mots qu’il a utilisés.
[200] Par conséquent, avec égards, je ne suis pas d’accord pour dire que le par. 14.06(4) protège les syndics uniquement contre certains types de responsabilité personnelle. Mais cela ne signifie pas que l’actif est déchargé de ses engagements une fois que le syndic exerce son pouvoir de renonciation — une idée fausse qui est omniprésente dans les observations de l’AER et l’analyse de la majorité. Le bien visé par une renonciation retourne ultimement dans l’actif à l’issue du processus de faillite, comme c’est le cas pour les biens non réalisés (voir LFI, art. 40 ; voir aussi Bennett, p. 528). L’actif demeure responsable des obligations de décontamination qui se rattachent au terrain. La question de savoir si les éléments d’actif sont suffisants pour satisfaire à ces engagements à ce moment précis est une question distincte qui n’a aucun rapport avec le fait sous‑jacent de la responsabilité continue. Dans tous les cas, le régime de réglementation continue de s’appliquer aux biens conservés. En exprimant maintes fois l’idée que la renonciation ne met pas « les biens des faillis à l’abri de toute responsabilité environnementale » (par. 81), la majorité se méprend sur l’incidence et l’objet du pouvoir de renonciation. L’actif en soi n’est pas libéré des obligations environnementales. Comme je l’ai noté, le syndic ne prend pas possession des biens du failli en vue de poursuivre indéfiniment la vie du failli. Il a pour fonction de réaliser les biens de valeur de l’actif et de maximiser le recouvrement global au profit de tous les créanciers. Permettre au syndic de s’occuper uniquement des biens de valeur pour atteindre cet objectif ne libère pas l’actif de ses obligations environnementales. Ainsi, le pouvoir de renonciation et son incorporation au par. 14.06(4) s’accordent parfaitement avec les principes fondamentaux du droit de l’insolvabilité.
[201] Au par. 14.06(4), le Parlement a mentionné expressément ce pouvoir de renonciation et exposé les effets particuliers découlant de son exercice approprié. Il a incorporé ainsi à dessein à son régime législatif le pouvoir de renonciation pour en réaliser les objectifs visés.
[202] Mon interprétation du par. 14.06(4) est amplement étayée par les débats parlementaires. Lors des débats qui ont précédé l’adoption du par. 14.06(4) en 1997, Jacques Hains, directeur au ministère d’Industrie Canada, qui avait participé à la rédaction des modifications à la LFI , a discuté des nouvelles solutions qui s’offraient aux syndics aux prises avec des ordonnances de décontamination environnementale :
Premièrement, ils pourraient décider de se conformer à l’ordonnance et d’effectuer la dépollution, dont les coûts seraient des coûts d’administration des actifs du failli.
Comme deuxième option, ils pourraient contester devant les tribunaux compétents cette ordonnance de dépollution; ces deux options sont déjà prévues dans les lois en matière d’environnement.
La troisième option du praticien consisterait à demander à un tribunal compétent du temps de réflexion pour évaluer s’il est économique de se conformer à l’ordonnance ou non, si cela en vaut la peine et si les actifs sont suffisants pour couvrir les frais de dépollution.
Comme quatrième option, s’il croit que ce n’est absolument pas une décision économique, il pourra signifier qu’il abandonne les sites faisant l’objet de l’ordonnance. [Je souligne.]
(Comité permanent de l’industrie, Témoignages, no 16, 2e sess., 35e lég., 11 juin 1996 à 15 h 45 et 15 h 50)
Le passage précité ne mentionne aucunement la responsabilité personnelle du syndic qui se demande s’il y a lieu de se prévaloir de la « quatrième option » et de renoncer au bien. M. Hains a clairement affirmé que la décision de renoncer repose sur la viabilité « économique » du respect des ordonnances de décontamination, tout particulièrement sur la question de savoir « si les actifs sont suffisants pour couvrir les frais de dépollution ». Cela n’est logique que dans le contexte de l’obligation du syndic de maximiser le recouvrement au profit des créanciers.
[203] Plusieurs mois plus tard, M. Hains a répété cette quatrième option, expliquant qu’après avoir évalué s’il est économique de se conformer à l’ordonnance et « sachant que la facture sera trop élevée et que la proposition ne sera donc pas économiquement viable, le syndic peut s’en laver les mains et abandonner la propriété visée par l’ordonnance » (Délibérations du comité sénatorial permament des Banques et du commerce, no 13, 2e sess., 35e leg., 4 novembre 1996, p. 13:68 (je souligne)). Cette description traduit clairement la fonction du pouvoir de renonciation, qui permet au syndic de « délaisser » les biens grevés d’engagement qui ne contribuent pas à maximiser le recouvrement au profit des créanciers.
[204] Les réponses de M. Hains aux questions du Comité permanent de la Chambre des communes confirment elles aussi cette interprétation du pouvoir de renonciation. L’échange qui suit est fort éloquent :
M. Lebel [député de Chambly] : Lorsque le syndic décide de renoncer au terrain et réalise des actifs par ailleurs, par exemple en faisant un profit par la vente d’actifs, s’étant libéré de son obligation de dépolluer le terrain, il partage un dividende réalisé sur d’autres actifs rentables et dit aux créanciers de s’organiser avec le terrain. Si les créanciers ne veulent pas y toucher, il dit au gouvernement de le dépolluer. À ce moment‑là, chacun des autres créanciers de la faillite ressort avec un petit dividende. C’est ainsi qu’on appelle cela en droit de la faillite.
Ne pensez‑vous pas que votre projet de loi devrait forcer le syndic à faire la décontamination à même les actifs de la faillite avant de distribuer des dividendes?
M. Hains : C’est une excellente question qui m’a été posée il y a à peine trois semaines par des collègues du ministère de l’Environnement du Québec, que j’ai rencontrés pour parler de ce sujet‑là. Il y avait des questions qui les intéressaient, notamment celle que M. Lebel soulève. [Je souligne.]
(Comité permanent de l’industrie, 11 juin 1996 à 16 h 55)
M. Hains a ensuite mentionné plusieurs autres caractéristiques du régime pour dissiper les préoccupations de M. Lebel et a fait remarquer que les organismes de réglementation environnementaux provinciaux devraient exécuter les travaux de décontamination. Fait important, M. Hains ne contredit jamais la conception que M. Lebel se fait des dispositions du projet de loi. Il ne conteste pas non plus la prémisse qui sous‑tend la question : la nouvelle loi ne « force [. . .] pas le syndic à faire la décontamination à même les actifs de la faillite » avant leur répartition entre les créanciers. M. Hains ne prétend pas que les organismes de réglementation provinciaux peuvent toujours assurer le respect d’une telle exigence.
[205] Cet échange entre MM. Lebel et Hains démontre clairement que toutes les parties s’entendent pour dire que les modifications proposées, lesquelles contiennent ce qui allait devenir le par. 14.06(4), n’obligeaient pas expressément le syndic à dépenser les biens de l’actif pour respecter les ordonnances de décontamination environnementale. Les rédacteurs du par. 14.06(4) se sont ainsi directement attardés à cette question et leur conception des effets de la disposition contredisait celle proposée par les juges majoritaires.
[206] Étant donné les extraits précédents des débats parlementaires, je ne peux souscrire à l’affirmation des juges majoritaires selon laquelle les débats législatifs ne donnent « aucun indice » d’une intention du Parlement de relever les syndics de l’obligation de consacrer des biens de l’actif à la décontamination environnementale (par. 81). Le Parlement a clairement manifesté cette intention à maintes reprises.
[207] Puisque les tribunaux doivent lire les dispositions législatives dans leur contexte global, et que le Parlement est présumé rédiger les articles et paragraphes d’une loi comme un tout cohérent, il importe d’examiner avec soin les autres paragraphes de l’art. 14.06 . Il en est ainsi, peu importe qu’une partie au litige cherche à les appliquer ou à les mettre directement en cause (motifs des juges majoritaires, par. 88 et 101). Fait révélateur, le contexte immédiat du par. 14.06(4) confirme que le droit du syndic de renoncer à des biens n’est pas limité de la façon suggérée par l’AER ou mon collègue. Quatre dispositions adjacentes au par. 14.06(4) étayent cette conclusion.
[208] Premièrement, le par. 14.06(5) prévoit que le tribunal peut suspendre une ordonnance environnementale « [e]n vue de permettre au syndic d’évaluer les conséquences économiques du respect de l’ordonnance ». Évaluer les « conséquences économiques » a, à première vue, une portée plus large qu’évaluer le risque de responsabilité personnelle. Cette disposition indique que le syndic a le droit de renoncer à des biens en se fondant sur une analyse économique rationnelle visant à maximiser la valeur de l’actif, et non simplement afin de se prémunir contre une responsabilité personnelle. Sinon, le Parlement n’aurait aucune raison d’autoriser le tribunal à accorder une suspension en vue de permettre l’évaluation des conséquences économiques. Cette interprétation s’accorde avec les principes fondamentaux du droit de l’insolvabilité et les débats parlementaires, tel que je l’ai signalé précédemment, de même qu’avec l’une des justifications reconnues du pouvoir de renonciation de façon plus générale : permettre au syndic [traduction] « de mener à terme la liquidation sans être freiné par les obligations permanentes de la société [. . .] en conservant la propriété et la possession de biens qui n’augmentent en rien la valeur de l’actif » (Goode, p. 200).
[209] Deuxièmement, le par. 14.06(7) accorde au gouvernement une superpriorité à l’égard des réclamations environnementales dans les cas où il a déjà pris des mesures pour réparer le fait ou le dommage. Cette disposition serait fort peu utile si un organisme de réglementation gouvernemental pouvait faire valoir une superpriorité à l’égard de toutes les réclamations environnementales, comme l’AER a effectivement la prétention de le faire en l’espèce, en refusant de reconnaître la légalité des renonciations de GTL. Elle donne également à penser que le Parlement a expressément prévu que le gouvernement pouvait obtenir une superpriorité et devancer les autres créanciers, mais seulement lorsqu’il a lui‑même déjà réparé le dommage lié à l’environnement. Un argument analogue a constitué l’élément central du raisonnement dans Abitibi, où la Cour a fait remarquer que l’existence d’une priorité de la Couronne portant uniquement sur les biens contaminés et certains biens connexes en vertu du par. 11.8(8) de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C‑36 (« LACC »), mine l’argument selon lequel le Parlement a eu « l’intention d’obliger le débiteur à supporter dans tous les cas tous les coûts des travaux de décontamination » dans les situations où ce droit de priorité exprès était inapplicable et où la Couronne ne disposait d’aucune autre priorité sur l’ensemble des biens de l’actif (par. 33).
[210] Troisièmement, le par. 14.06(6) prévoit que les réclamations visant les frais de réparation du fait ou dommage lié à l’environnement ne peuvent faire partie des frais d’administration si le syndic a renoncé au bien en question. Encore une fois, si l’AER pouvait effectivement faire valoir une superpriorité en obligeant GTL à utiliser tous les biens de Redwater pour satisfaire aux engagements environnementaux non acquittés de celle‑ci, cette disposition ne serait pas nécessaire parce que les frais de décontamination environnementale passeraient avant les frais d’administration dans l’ordre de priorité. De plus, le par. 14.06(6) fait ressortir la possibilité d’un conflit direct entre la loi fédérale et la loi provinciale. Le syndic ne peut pas obtempérer à la directive de l’AER lui indiquant de supporter les frais environnementaux dans le cadre de son administration de l’actif tout en respectant l’exigence de la LFI selon laquelle ces frais ne font pas partie des frais d’administration du syndic. Cela fait également apparaître le spectre de l’obligation pour les professionnels de la faillite de dépenser leurs propres fonds en application du régime de réglementation albertain, une idée que le Parlement a clairement rejetée en modifiant la LFI en réaction à l’arrêt Panamericana de Bienes y Servicios S.A. c. Northern Badger Oil & Gas Ltd., 1991 ABCA 181, 81 D.L.R. (4th) 280 (voir motifs de la Cour d’appel, par. 63). C’est un risque auquel l’interprétation de mon collègue ne répond pas adéquatement.
[211] Quatrièmement, le par. 14.06(2) traite déjà des circonstances dans lesquelles le syndic peut être tenu personnellement responsable des engagements environnementaux du failli. Selon cette disposition, la responsabilité personnelle du syndic ne peut être engagée que si le dommage lié à l’environnement est imputable à sa négligence grave ou à son inconduite délibérée. Si le risque de responsabilité personnelle constitue, en fait, une condition essentielle à la renonciation prévue par le par. 14.06(4), ou si la protection contre toute responsabilité personnelle est le seul effet de la renonciation, cela signifie que le pouvoir de renonciation ne peut être exercé ou n’est utile que dans les cas où le fait sous‑jacent lié à l’environnement prend naissance après la nomination du syndic et où ce dernier est responsable de négligence grave ou d’inconduite délibérée.
[212] On ne saurait contourner ce résultat manifestement absurde en tentant d’établir une distinction entre la responsabilité découlant d’un dommage lié à l’environnement (qui serait visée par le par. 14.06(2) ) et la responsabilité découlant du non‑respect de toute ordonnance de réparation de ce dommage (qui serait visée par le par. 14.06(4)). Cette distinction est tout à fait artificielle. Si l’AER rend une ordonnance d’abandon à l’égard d’un bien visé par un permis, il crée effectivement une responsabilité découlant du fait sous‑jacent lui‑même — une responsabilité qui serait toujours visée par le par. 14.06(2) . Cela ressort clairement de la note marginale du par. 14.06(2) , « [r]esponsabilité en matière d’environnement », qui est suffisamment vaste pour englober la responsabilité découlant du non‑respect d’une ordonnance environnementale. Quoi qu’il en soit, il est difficile d’imaginer pourquoi le Parlement voudrait mettre le syndic à l’abri d’une responsabilité personnelle découlant d’un fait lié à l’environnement, tout en tenant néanmoins le syndic responsable du non‑respect d’une ordonnance de réparation concernant exactement le même fait — pour ensuite permettre au syndic d’être dégagé de cette même responsabilité en renonçant au bien, mais en ne permettant pas au syndic de renoncer à ce bien dans d’autres circonstances ou en rendant inutile cette renonciation. Non seulement ce raisonnement alambiqué constitue‑t‑il une mauvaise interprétation du par. 14.06(4), mais il équivaut en même temps à une reformulation du par. 14.06(2) . Cela revient en fait à créer une exemption sectorielle à l’application du droit de la faillite qui empêcherait les séquestres et les syndics qui exercent leurs activités dans l’industrie pétrolière et gazière de renoncer à des biens (voir N. Bankes, Majority of the Court of Appeal Confirms Chief Justice Wittmann’s Redwater Decision, 3 mai 2017 (en ligne)).
[213] Je ne peux non plus accepter que le Parlement a adopté le par. 14.06(4) dans le simple but de protéger les syndics contre toute responsabilité personnelle dans le sous‑ensemble restreint de circonstances qui ne sont pas déjà visées par le par. 14.06(2) — à savoir celles où un fait ou dommage lié à l’environnement survient après la nomination du syndic et à cause de sa négligence grave ou de son inconduite délibérée — pour deux raisons principales. Tout d’abord, le texte de la disposition contredit lui‑même cette théorie. Les premières lignes du par. 14.06(4) limitent expressément la responsabilité « sous réserve du paragraphe (2) ». Le Parlement tenait donc à ce que le par. (2) l’emporte le par. (4) pour ce qui est de déterminer la responsabilité. Ainsi, le syndic ayant causé un fait ou dommage lié à l’environnement par son inconduite délibérée ou sa négligence grave engagera toujours sa responsabilité personnelle malgré toute renonciation dûment effectuée en vertu du par. (4). Ensuite, aucune preuve, ni raison en fait, n’explique pourquoi le Parlement aurait rédigé le par. 14.06(4) afin de protéger les syndics dans des situations aussi particulières, par la renonciation à des biens, et de les mettre à l’abri de leur responsabilité lorsqu’ils endommagent l’environnement par leurs propres actes répréhensibles.
[214] Les juges majoritaires reconnaissent que, d’après leur interprétation, on ne peut établir de distinction utile entre l’immunité de responsabilité personnelle accordée par le par. (2) et celle fournie par le par. (4). En effet, ils semblent croire que cette distinction n’est même pas nécessaire, acceptant que « le par. 14.06(4) n’offre pas aux syndics une protection contre la responsabilité personnelle plus large que celle fournie par le par. 14.06(2) » (par. 93). Cette interprétation a cependant pour effet de rendre le par. (4) tout à fait dénué de sens et redondant. Le syndic n’aurait aucune raison d’exercer son pouvoir de renoncer à des biens, car cette mesure ne servirait qu’à le protéger contre la responsabilité personnelle dont le par. (2) le met déjà entièrement à l’abri. Ainsi, le par. 14.06(4) n’aurait absolument aucune utilité dans le régime de faillite du Parlement. Je ne peux saisir la logique, pour le Parlement, de mentionner explicitement et d’incorporer le pouvoir du syndic de renoncer à ces biens — et d’énoncer en termes exprès une conséquence de ce pouvoir — simplement pour disposer que cette mesure n’a aucun effet utile. Nous devons présumer que le Parlement ne parle pas pour ne rien dire et qu’il n’a pas rédigé une disposition inutile (Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, par. 87). Un principe reconnu d’interprétation législative veut que chaque disposition d’une loi reçoive un sens :
[traduction]
On présume que chaque caractéristique d’un texte de loi a été délibérément choisie et a un rôle précis à jouer dans le cadre législatif. Le législateur n’emploie pas de termes inutiles ou dénués de sens dans ses lois; [. . .] il ne dit pas la même chose deux fois.
(R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd., 2016), p. 43)
[215] Il est impossible d’éviter cette absurdité évidente en affirmant que le par. 14.06(4) visait à préciser au syndic qu’il devait dépenser toute la valeur de l’actif d’un failli pour se conformer à des ordonnances environnementales en dépit de renonciations valides. Si le Parlement avait vraiment eu l’intention de miner ainsi le pouvoir de renonciation, il est difficile d’imaginer un moyen plus alambiqué, tortueux et vague d’atteindre ce résultat que le par. 14.06(4). Si le Parlement avait simplement voulu préciser au syndic que la renonciation ne leur permettrait pas d’être dégagés de l’obligation de respecter les engagements environnementaux, il lui aurait été facile de le faire directement, plutôt que d’adopter une disposition décrivant une immunité de responsabilité personnelle dont le syndic n’a pas besoin.
[216] Lu dans son ensemble, l’art. 14.06 indique que le par. (4) ne se borne pas à dégager les syndics de toute responsabilité personnelle. Mon collègue a même refusé d’examiner les autres paragraphes de l’art. 14.06 dont j’ai parlé, sauf le par. (2). Peu importe, dit‑il, on ne peut « déforme[r] le sens clair d’une disposition pour en rendre le régime plus cohérent » (par. 101). Cette approche mènerait à la conclusion selon laquelle le Parlement voulait simplement concevoir un cadre incohérent en grande partie. Je suis en désaccord avec cette conclusion. Tel que l’a mentionné le juge Dickson (plus tard juge en chef) dans Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616, à la p. 676 : « Nous devons avoir envers le Parlement la courtoisie de ne pas présumer aisément qu’il a édicté des incohérences ou des absurdités ». La conclusion que le Parlement a conçu l’art. 14.06 comme un tout incohérent est incompatible avec la tâche confiée aux tribunaux dans l’interprétation législative, laquelle consiste à lire les termes d’une loi dans leur contexte global en harmonie avec l’économie de la loi. Comme l’a fait remarquer Ruth Sullivan :
[traduction]
Les dispositions d’une loi sont présumées fonctionner ensemble, tant logiquement que téléologiquement, comme les diverses parties d’un tout. Les parties sont présumées s’assembler logiquement pour former un cadre rationnel, intrinsèquement cohérent; et parce que ce cadre a un objet, ses éléments sont aussi présumés s’appliquer ensemble de façon dynamique, chacun contribuant à la réalisation de l’objectif visé.
La présomption de cohérence se traduit également par une présomption d’absence d’incompatibilité intrinsèque. Il est présumé que l’ensemble des textes législatifs édictés par une législature ne comporte pas de contradictions ou d’incohérences et que chaque disposition peut être appliquée sans entrer en conflit avec une autre.
(Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd., 2014), p. 337 (note de bas de page omise); voir aussi R. c. L.T.H., 2008 CSC 49, [2008] 2 R.C.S. 739, par. 47.)
[217] Quand il est possible d’interpréter les dispositions d’une loi — surtout les divers paragraphes d’un même article — de façon cohérente, il faut privilégier cette interprétation à une interprétation qui donne lieu à une incohérence intrinsèque. À mon avis, et comme je l’ai déjà dit, il est possible de lire le par. 14.06(4) de façon cohérente avec le reste de l’article. Voilà l’interprétation que le Parlement est présumé avoir donnée à ce paragraphe. En l’espèce, je ne vois aucune raison impérieuse de s’écarter de cette présomption.
[218] L’analyse de mon collègue rappelle la méthode purement textuelle ou littérale d’interprétation des lois — la « règle du sens ordinaire » — que notre Cour a rejetée sans équivoque dans Rizzo. Cela ressort du fait qu’il se fonde strictement sur ce qu’il prétend être le texte « clai[r] et non ambig[u] » du par. 14.06(4), tout en ne tenant pas compte du contexte de la disposition. Avec égards, j’estime que la Cour devrait recourir à la méthode prédominante et bien établie d’interprétation des lois : il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo, par. 21; Bell ExpressVu, par. 26, citant tous les deux Driedger, p. 87).
[219] Dans l’arrêt Rizzo, le juge Iaccobucci a expliqué que « l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi » (par. 21). La Cour d’appel saisie de l’affaire Rizzo, qui avait retenu l’interprétation fondée sur le sens ordinaire, « n’a pas accordé suffisamment d’attention à l’économie de la [Loi], à son objet ni à l’intention du législateur; le contexte des mots en cause n’a pas non plus été pris en compte adéquatement » (par. 23).
[220] En interprétant le par. 14.06(4) de la LFI , la majorité s’appuie elle aussi sur le supposé sens ordinaire des mots de la disposition mais n’accorde pas suffisamment d’attention à l’économie de l’art. 14.06 dans son ensemble; elle ne prend pas non plus adéquatement en compte le contexte de ces mots.
[221] Même si nous faisions abstraction du libellé de la disposition elle‑même et de son contexte législatif immédiat, une interprétation téléologique mènerait au même résultat. Considérons les conséquences de l’analyse de l’AER ou de celle de mon collègue dans d’autres cas comme celui qui nous occupe, où les engagements environnementaux de la société pétrolière excèdent la valeur de son actif réalisable. Les professionnels de l’insolvabilité, sachant d’avance qu’ils peuvent être contraints de canaliser tous les autres éléments d’actif vers ces engagements environnementaux (soit parce qu’ils ne peuvent renoncer à des biens ayant une valeur négative en l’absence du risque d’engager leur responsabilité personnelle, soit parce que leur renonciation n’empêchera pas cette éventualité de se produire), n’accepteront jamais de mandats au départ. Il s’agit là d’une pratique commerciale sensée : si toute la valeur réalisable de l’actif doit être dirigée vers ces engagements environnementaux, et qu’il ne reste rien pour couvrir les frais administratifs, les professionnels de l’insolvabilité n’auront rien à gagner — et beaucoup à perdre — en acceptant d’exercer les fonctions de séquestre et de syndic, indépendamment de la question de savoir s’ils sont protégés contre toute responsabilité personnelle. Les débiteurs tout comme les créanciers, sachant qu’il en est ainsi, n’auront aucune raison de même présenter une requête de mise en faillite. Il s’ensuit qu’aucun des biens de l’actif du failli ne sera vendu — pas même les puits de valeur de la société pétrolière — et que le nombre de biens orphelins augmentera. Cela est bien loin des objectifs des modifications apportées à la LFI en 1997 qui ont été débattues au Parlement et qui devaient « encourager [les professionnels de l’insolvabilité] à accepter des mandats » et « réduire le nombre de sites abandonnés » (Comité permanent de l’industrie, 11 juin 1996 à 15 h 49). Il est difficile d’imaginer que le Parlement aurait privilégié une interprétation du par. 14.06(4) qui nuit explicitement aux objectifs qu’il a énoncés.
[222] La majorité semble reconnaître que le par. 14.06(4) de la LFI a eu notamment pour objectif d’encourager les professionnels de l’insolvabilité à accepter des mandats dans des cas où il existe peut‑être des engagements environnementaux (par. 80‑81). Or, le simple fait de mettre les syndics à l’abri de la responsabilité personnelle en pareil cas ne permettra pas d’atteindre le résultat escompté par le Parlement. Comme je l’ai expliqué, même lorsque les syndics potentiels ne courent aucun risque d’engager leur responsabilité personnelle, ils seront réticents à accepter des mandats si des entités provinciales peuvent exiger que toute la valeur de l’actif réalisable d’un failli serve à acquitter des obligations environnementales.
[223] Ayant expliqué que le par. 14.06(4) confère aux syndics le pouvoir de renoncer à des biens même en l’absence d’un risque de responsabilité personnelle, je dois maintenant me demander brièvement si GTL disposait de ce pouvoir à la lumière des faits de la présente affaire. En l’espèce, les conditions statutaires préalables à l’exercice de ce pouvoir étaient réunies. Les ordonnances d’abandon se rapportent clairement à la réparation de « tout fait [. . .] lié à l’environnement » (dans la version française de la LFI ) ou d’une « condition environnementale » (une traduction littérale du terme « environmental condition » dans la version anglaise de la LFI ). En effet, même l’AER et l’OWA n’ont jamais contesté ce point. En réaction à de telles ordonnances, GTL pouvait donc exercer le pouvoir de renonciation prévu au par. 14.06(4) .
(2) Le paragraphe 14.06(4) s’applique à l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta
[224] L’AER a également soutenu que le droit de renonciation ne s’applique aucunement dans le contexte du régime législatif régissant l’industrie pétrolière et gazière en raison du rôle joué par les tiers propriétaires de droits de surface et de la nature des droits de propriété en cause qui empêchaient la Couronne de se prévaloir de la superpriorité dont elle jouit en vertu du par. 14.06(7) . La juge Martin (plus tard juge de notre Cour), dissidente en Cour d’appel de l’Alberta, est parvenue à la même conclusion. Avec égards, je ne peux partager son avis. Le Parlement n’a pas rendu le pouvoir de renonciation prévu au par. 14.06(4) conditionnel à la possibilité pour la Couronne de se prévaloir de sa superpriorité.
[225] En décidant des intérêts auxquels peut renoncer un syndic en vertu du par. 14.06(4) , le Parlement a utilisé des mots exceptionnellement larges. Il est permis au syndic de renoncer à « tout intérêt » sur « le bien réel ». Bien que les permis réglementaires de Redwater ne soient peut‑être pas des biens réels, toutes les parties reconnaissent que les profits à prendre et droits de surface peuvent être qualifiés d’intérêts sur des biens réels. Dans le contexte de la présente affaire, ce sont les droits auxquels GTL veut vraiment renoncer. L’AER a soutenu que le par. 14.06(4) autorise uniquement la renonciation à de « véritables biens réels », soit un terrain qui appartient ou appartenait au failli, sans tiers propriétaires fonciers. Cette interprétation ne s’accorde pas avec les mots employés par le Parlement. Si ce dernier avait voulu ne restreindre le pouvoir de renonciation qu’aux intérêts en fief simple, il aurait pu le dire plutôt que de parler de « tout intérêt sur le bien réel ».
[226] De plus, l’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta est loin d’être le seul secteur de ressources naturelles où les sociétés exercent depuis longtemps leurs activités sur le terrain de tiers, qu’il s’agisse de la Couronne ou de propriétaires privés. La responsabilité potentielle des syndics exploserait si la simple présence de ces tiers propriétaires fonciers écartait complètement l’application du pouvoir de renonciation prévu au par. 14.06(4) . Le texte du paragraphe est manifestement assez large pour embrasser le régime législatif régissant le secteur pétrolier et gazier de l’Alberta.
(3) Conclusion sur le conflit d’application
[227] Compte tenu de cette interprétation du par. 14.06(4) , je suis d’accord avec les deux tribunaux d’instance inférieure pour dire qu’il y a un conflit d’application dans la mesure où le régime législatif albertain tient les séquestres et les syndics responsables en tant que « titulaires de permis » relativement aux biens faisant l’objet d’une renonciation (voir les motifs du juge en cabinet, par. 181; motifs de la Cour d’appel, par. 57). Ce conflit est loin d’être hypothétique. En vertu de la loi fédérale, GTL peut renoncer aux biens du failli touchés par les ordonnances d’abandon. Selon la LFI , GTL ne peut être contraint de prendre des mesures à l’égard des biens auxquels il a valablement renoncé puisque l’acte de renonciation le libère de tous les droits, intérêts et obligations à l’égard des biens visés par la renonciation. Mais selon la loi provinciale, l’AER peut notamment ordonner à GTL d’abandonner les biens ayant fait l’objet d’une renonciation (voir par. 11). C’est exactement ce qui s’est passé en l’espèce. Non seulement l’AER a‑t‑il ordonné à GTL de mener les travaux à terme, mais il a aussi rendu la vente des biens de valeur de Redwater conditionnelle à l’abandon des biens inexploités par GTL lui‑même ou de la vente de ces biens avec les biens de valeur de l’actif comme un tout unique. En agissant ainsi, l’AER a indûment fait abstraction de l’effet des renonciations de GTL. Cela demeure vrai indépendamment de la question de savoir si GTL pouvait (ou allait) être tenue personnellement responsable des frais d’abandon des biens susmentionnés au‑delà de la valeur totale de l’actif.
[228] Mon collègue prétend que l’AER « n’a jamais essayé d’engager la responsabilité personnelle d’un syndic » (par. 107). Ce qui est clair, c’est qu’à la lumière des faits de l’espèce, l’AER a directement tenté de contraindre GTL à exécuter ou à payer lui‑même les travaux d’abandon, que l’on qualifie cela de responsabilité personnelle ou non. Il est primordial de faire remarquer que le présent litige a commencé lorsque l’AER a déposé une demande visant à contraindre GTL à respecter ses obligations en tant que titulaire de permis, notamment l’obligation d’abandonner des biens inexploités. Sur le plan pratique, cela constituait une tentative de tenir GTL personnellement responsable. Où d’autre aurait‑on pris l’argent nécessaire à l’abandon des biens visés par les renonciations? La valeur de l’actif dans son ensemble était négative, et l’AER a refusé de permettre à GTL de vendre isolément les biens de valeur. Personne n’aurait consenti à acheter les biens tous ensemble. GTL ne disposait par conséquent d’aucun moyen de recouvrer une quelconque valeur de l’actif, car Redwater était en faillite et ne générait plus aucun revenu. La seule source de fonds, dans ce scénario, était GTL lui‑même. C’est pourquoi l’AER a intenté une poursuite visant à contraindre GTL à exécuter les obligations d’abandon de Redwater. Il est donc clair que je ne puis souscrire à l’idée que le régime provincial n’a jamais été utilisé pour tenir les syndics personnellement responsables en violation de la loi fédérale. C’est justement ce qui s’est passé dans la présente affaire.
[229] On ne peut éviter cette conclusion en invoquant le fait que, conformément aux ordonnances des tribunaux albertains, GTL a déjà vendu les biens de valeur de Redwater et que le produit de leur vente est détenu en fiducie en attendant l’issue du présent pourvoi (voir les motifs de la majorité, par. 108). C’est exactement le résultat que l’AER a cherché à prévenir en empêchant GTL de vendre uniquement les biens de valeur, sans les biens faisant l’objet de la renonciation. GTL n’est parvenu à le faire qu’à la suite du présent litige.
[230] Mon collègue dit que, si l’AER « devait tenter d’obliger personnellement le syndic à se conformer aux ordonnances d’abandon, il y aurait un conflit d’application entre, d’une part, l’OGCA et la Pipeline Act et, d’autre part, le par. 14.06(2) de la LFI , ce qui rendrait les deux premières lois inopérantes dans la mesure de ce conflit » (par. 107). Ainsi, même d’après l’interprétation donnée par mon collègue à l’art. 14.06 — que je ne retiens pas — il existe bel et bien un conflit d’application eu égard aux faits de l’espèce, surtout du fait de la demande présentée par l’AER à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta pour que GTL respecte personnellement les obligations environnementales associées aux biens faisant l’objet de la renonciation.
[231] Tout cela étant dit, les créanciers ayant des réclamations prouvables peuvent toujours demander un paiement conformément au régime de priorité établi par la LFI (Abitibi, par. 98). Comme je l’explique plus loin, les réclamations environnementales de l’AER demeurent valides à l’égard de l’actif de Redwater, et il peut faire valoir ces réclamations dans le cadre du processus normal de faillite. Donc, même si le par. 14.06(4) n’autorise pas GTL à renoncer aux puits inexploités et à se libérer des obligations environnementales qui s’y rattachent, il n’en demeure pas moins que l’AER ne peut pas contraindre GTL à régler ses propres réclamations avant celles des créanciers garantis de Redwater.
B. Entrave à la réalisation d’un objet fédéral
[232] Le second volet du test de la prépondérance est l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral. Même lorsqu’il est à proprement parler possible de se conformer à la fois à la loi fédérale et à la loi provinciale, la loi ou les dispositions provinciales seront néanmoins rendues inopérantes dans la mesure où elles ont pour effet d’entraver la réalisation d’un objet valide d’une loi fédérale (Moloney, par. 25; Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121, p. 154‑155; Banque canadienne de l’Ouest, par. 73). L’analyse est axée sur l’effet de la loi ou des dispositions provinciales, et non sur son objet (Moloney, par. 28; Husky Oil, par. 39).
[233] La Cour a maintes fois reconnu que l’un des objets de la LFI est « le partage équitable des biens du failli entre ses créanciers » (Moloney, par. 32; Husky Oil, par. 7). Elle réalise cet objectif au moyen d’un modèle de procédure collective — qui maximise le recouvrement intégral au profit des créanciers et fait régner l’ordre et l’efficacité en partageant les biens de l’actif conformément à un régime de priorité désigné (Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379, par. 22). Toutes les réclamations « prouvables en matière de faillite » sont assujetties à ce régime de priorité. Les exercices d’un pouvoir provincial ayant pour effet de modifier les priorités en matière de faillite sont donc inopérants parce qu’ils entravent la réalisation de l’objectif du Parlement d’assurer le partage équitable des biens de l’actif conformément au régime établi par la loi fédérale (Abitibi, par. 19; Husky Oil, par. 32).
[234] Il s’agit de savoir en l’espèce si les réclamations environnementales que fait valoir l’AER (c.‑à‑d. les ordonnances d’abandon) sont prouvables en matière de faillite. Si elles le sont, l’AER n’est pas autorisé à faire valoir ces réclamations en dehors du processus de faillite et avant les créanciers garantis de Redwater, car cela entraverait la réalisation de l’objet du régime de priorité fédéral. Il doit plutôt se conformer à la LFI et tenter de recouvrer de l’actif par le truchement de la procédure normale de faillite (Abitibi, par. 40).
[235] Dans Abitibi, la Cour a établi un test à trois volets, fondé sur le libellé de la LFI , pour déterminer si une réclamation est prouvable en matière de faillite : « Premièrement, on doit être en présence d’une dette, d’un engagement ou d’une obligation envers un créancier. Deuxièmement, la dette, l’engagement ou l’obligation doit avoir pris naissance avant que le débiteur ne devienne failli. Troisièmement, il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation » (par. 26 (en italique dans l’original)). Comme personne ne conteste le fait que les obligations environnementales de Redwater ont pris naissance avant que cette dernière ne devienne faillie, je limiterai mon analyse ci‑dessous aux premier et troisième volets du test établi dans Abitibi : la question de savoir si l’engagement est dû à un créancier, et celle de savoir s’il est possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cet engagement.
[236] Le premier volet du test Abitibi pose la question de savoir si la dette, l’engagement ou l’obligation en cause sont dus par une entité faillie à un créancier. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Deschamps a laissé entendre qu’il ne s’agit pas d’une exigence rigoureuse : « [à] cette étape, la seule question à trancher est de savoir si l’organisme administratif a exercé, à l’encontre d’un débiteur, son pouvoir de faire appliquer la loi. Lorsqu’il le fait, il s’identifie alors comme créancier et la condition de cette étape est respectée » (par. 27 (je souligne)). Je n’irais pas jusqu’à dire que l’analyse à effectuer au premier volet est une simple analyse superficielle ou pro forma et il peut fort bien exister des cas où il n’est pas satisfait à ce volet, mais la juge Deschamps indique clairement dans Abitibi que « [l]a plupart des organismes administratifs [environnementaux] peuvent agir à titre de créanciers » (par. 27 (je souligne)), soulignant encore une fois que les entités gouvernementales ne sauraient systématiquement se soustraire aux exigences en matière de priorité de la loi fédérale sur la faillite sous le couvert de l’obligation de faire respecter les devoirs publics. Même la juge d’appel Martin, dans les motifs dissidents qu’elle a rédigés, a reconnu que [traduction] « l’arrêt Abitibi ratisse large en ce qui a trait à la qualité de créancier » (par. 186). Le texte de cet arrêt ne laisse place à aucune ambiguïté, incertitude ou doute à cet égard.
[237] Les juges majoritaires soutiennent que, si l’on applique tel quel l’arrêt Abitibi, cela « exclut la possibilité qu’un organisme de réglementation ne soit pas un créancier » (par. 136 (en italiques dans l’original)). Sans vouloir conjecturer tous les scénarios possibles, je ferai simplement remarquer qu’il existe de nombreuses situations évidentes où des organismes de réglementation n’exercent même pas de pouvoirs d’application à l’encontre de débiteurs en particulier, et l’analyse tirée d’Abitibi peut être menée à terme très tôt. Les organismes de réglementation font bien des choses qui ne participent pas de mécanismes d’application à l’encontre de certaines parties. Par exemple, un organisme de réglementation peut publier des lignes directrices pour le bien de tous les acteurs d’une industrie donnée, ou encore délivrer une licence ou un permis à un particulier. Dans ces cas, toute analyse de l’entrave à la réalisation d’objets fédéraux sera brève. Or, comme l’a explicitement reconnu la juge Deschamps, le premier volet du test sera d’application très large. Notre Cour ne devrait pas se sentir contrainte d’en restreindre la portée alors que des termes clairs sont employés dans cet arrêt pour reconnaître sans réserve ses vastes effets.
[238] En l’espèce, il ne fait aucun doute que l’AER a exercé son pouvoir d’appliquer la loi à l’encontre d’une débitrice lorsqu’il a rendu les ordonnances enjoignant à Redwater d’accomplir les travaux environnementaux sur les biens inexploités. Le raisonnement est simple : Redwater a une dette envers l’AER, et l’AER a tenté de recouvrer cette créance en rendant les ordonnances d’abandon, qui enjoignent à Redwater d’honorer son obligation. Si Redwater (ou GTL, en tant que séquestre et syndic) ne respecte pas ces ordonnances — au détriment des autres créanciers de l’actif — elle peut être tenue responsable en application de la loi provinciale. Il s’agit, par définition, de l’exercice d’un pouvoir d’appliquer la loi, ce qui est précisément ce que décrit l’arrêt Abitibi. En fait, l’AER a lui‑même concédé ce point à deux reprises — la première fois devant la Cour du Banc de la Reine, et la deuxième fois devant la Cour d’appel (motifs du juge en cabinet, par. 164; motifs de la Cour d’appel, par. 73).
[239] La conclusion que je tire quant au statut de créancier de l’AER découle d’une application pure et simple de l’arrêt Abitibi. Mon collègue, en revanche, cherche à reformuler ce volet du critère. Il soutient qu’un organisme de réglementation agit comme créancier seulement lorsqu’il ne le fait pas dans l’intérêt public et lorsque l’organisme lui‑même, ou le Trésor, est le bénéficiaire de l’obligation environnementale. Il fait sienne la conclusion qui aurait été tirée dans Northern Badger selon laquelle « un organisme de réglementation faisant respecter un devoir public au moyen d’une ordonnance non pécuniaire n’est pas un créancier » (par. 130).
[240] À mon sens, il n’est ni approprié ni nécessaire en l’espèce d’essayer de redéfinir ce volet du critère Abitibi et de restreindre le large sens attribué par la juge Deschamps au mot « créancier ». La Cour devrait s’en tenir à la description claire que fait la juge Deschamps de la norme de la réclamation prouvable. Avec égards, je ne puis me rallier à la façon dont les juges majoritaires tentent de reformuler l’analyse relative au « créancier », et ce, pour plusieurs raisons.
[241] Premièrement, je ne crois pas que la présente affaire soit une bonne occasion de revoir l’étape « créancier » du critère Abitibi. L’AER a concédé devant les deux tribunaux d’instance inférieure qu’il était en effet un créancier de GTL. Ces concessions ont pour conséquence directe que la question n’a été abordée directement ni par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta ni par les juges majoritaires de la Cour d’appel, qui se sont plutôt contentés de formuler de brefs commentaires. Cette question semble avoir été soulevée pour la première par la juge d’appel Martin dans ses motifs dissidents. Toutefois, même son analyse est relativement brève, ne compte que trois paragraphes et se limite principalement à l’affirmation portant que les coûts liés à l’abandon ne sont pas dûs à [traduction] « l’organisme de réglementation ou à la province » (par. 185). Bien que les parties aient abordé succinctement la question dans leurs observations écrites et leurs plaidoiries présentées à la Cour, ce n’était clairement pas au cœur de leur argumentaire. En l’absence de motifs réfléchis des tribunaux d’instance inférieure ou d’observations exhaustives sur l’application continue du premier volet du test formulé dans Abitibi, la Cour ne devrait pas tenter de le modifier substantiellement.
[242] Deuxièmement, selon les juges majoritaires, on ne soulève aucune préoccupation en matière d’équité en ne tenant pas compte de la concession faite par l’AER devant les tribunaux d’instance inférieure. La majorité apporte cette précision principalement parce que la question a été soulevée et débattue devant la Cour et en raison de l’affirmation unilatérale contenue dans la lettre de l’AER adressée à GTL en mai 2015. Il importe toutefois de noter que les concessions de l’AER ont eu pour effet que GTL et ATB Financial ne sont plus tenus de présenter de la preuve à cet égard (S.N. Lederman, A.W. Bryant et M.K. Fuerst, The Law of Evidence in Canada (5e éd., 2018), p. 1387). Il s’agit d’un point important étant donné que la reformulation, par les juges majoritaires, de l’exigence « créancier » au premier volet du test est largement tributaire des faits et dépend des circonstances de l’affaire en cause. La concession de l’AER devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a pour résultat direct qu’il nous est impossible de savoir quels éléments de preuve GTL ou ATB Financial aurait présentés à ce sujet. Par conséquent, ne pas tenir compte de la concession à ce moment‑ci pourrait bien causer un véritable préjudice aux parties.
[243] Troisièmement, mon collègue s’appuie sur le fait que, dans Abitibi, le juge en cabinet a conclu que la Province avait déjà exproprié trois des cinq sites pour lesquels elle avait émis des ordonnances exigeant la décontamination et qu’elle utilisait vraisemblablement ces ordonnances pour compenser les réclamations d’AbitibiBowater fondées sur l’ALENA. Bien que le juge en cabinet soit effectivement arrivé à ces conclusions, celles‑ci n’ont eu aucune incidence sur l’analyse de la juge Deschamps relativement au volet « créancier » du test. Appliquant le test aux faits dans l’affaire Abitibi, elle a expliqué qu’il était « facile de répondre » au premier volet étant donné que « la province s’est elle‑même présentée comme créancière en ayant recours aux mécanismes d’application de l’[Environmental Protection Act, S.N.L. 2002, c. E‑14.2] » (Abitibi, par. 49). Elle n’a pas tenu compte du fait que la Province pourrait elle‑même tirer un avantage financier de ses actions et qu’elle n’appliquait pas un devoir purement public. Son analyse ne reposait aucunement sur la conclusion suivant laquelle les mesures de la Province étaient une « tentative déguisée » de recouvrer une créance ou témoignaient de « motifs obliques » (motifs des juges majoritaires, par. 128).
[244] Quatrièmement, il me paraît incorrect de s’appuyer sur l’arrêt Northern Badger en l’espèce. Cet arrêt n’étaye pas la position de mon collègue comme il l’affirme. L’arrêt Northern Badger portait également sur la question de savoir si des ordonnances de décontamination environnementale pouvaient être considérées comme des réclamations prouvables en matière de faillite. Le nœud du litige consistait toutefois à établir si [traduction] « l’application de l’exigence concernant l’abandon de puits de pétrole et de gaz » (p. 57) donnait naissance en soi à une réclamation prouvable parce qu’elle exigerait du séquestre qu’il débourse des fonds. Le juge en chef Laycraft de la Cour d’appel n’a jamais abordé la question de savoir s’il était possible d’affirmer que l’organisme de réglementation pouvait faire valoir une réclamation éventuelle du fait qu’il achèverait lui‑même les travaux et présenterait une demande de remboursement. C’est dans le contexte où l’organisme de réglementation exige du séquestre qu’il s’acquitte lui‑même des obligations liées à l’abandon que la Cour d’appel de l’Alberta s’est prononcée sur l’exécution d’un devoir public par l’organisme de réglementation. Il est important d’examiner avec soin les propos tenus par la Cour d’appel à cet égard :
[traduction]
Les dispositions statutaires exigeant l’abandon des puits de pétrole et de gaz font partie des lois d’application générale de l’Alberta et lient tous les citoyens de la province. Quiconque devient titulaire de permis relativement à de tels puits y est assujetti. Les citoyens sont liés par des obligations statutaires similaires dans de nombreux domaines de la vie moderne. Notons, par exemple, les règles relatives à la santé, à la prévention des incendies, à l’enlèvement de la glace et de la neige ou à la démolition des structures non sécuritaires. Mais l’obligation qui incombe au citoyen n’incombe pas au policier ou à l’autorité publique qui applique la loi. L’obligation est établie comme une obligation à caractère public qui doit être respectée par l’ensemble des citoyens de la collectivité à l’égard de leurs concitoyens. Lorsque le citoyen visé par l’ordonnance s’y conforme, le résultat n’est pas perçu comme le recouvrement d’une somme d’argent par un agent de la paix ou l’autorité publique, ni comme l’exécution d’un jugement ordonnant le paiement d’une somme d’argent; d’ailleurs, cela ne constitue pas non plus l’objectif de l’ensemble du processus. Il faut plutôt y voir l’application d’une loi générale. L’organisme d’application de la loi ne devient pas un « créancier » du citoyen à qui incombe l’obligation.
Il est vrai que la loi autorise l’Office à créer une créance légale en sa faveur s’il le désire. En vertu des par. 91(1) et (2) de l’Oil and Gas Conservation Act (analysée précédemment), l’Office peut exécuter lui‑même les travaux d’abandon et devenir créancier à l’égard des sommes dépensées. Mais il n’a pas procédé de cette façon en l’espèce. En réalité, il applique simplement une partie des lois d’application générale de l’Alberta. [Je souligne; par. 33‑34.]
[245] Comme il ressort du par. 34 précité de l’arrêt Northern Badger, la Cour d’appel n’a jamais mentionné dans cette affaire qu’un organisme de réglementation n’a pas — ou ne peut avoir — le statut de créancier lorsqu’il fait respecter un devoir public. En parlant de Northern Badger dans l’arrêt Abitibi, la juge Deschamps a expliqué que la Cour d’appel de l’Alberta a « conclu que l’obligation d’entreprendre les travaux de décontamination est due au public en général jusqu’à ce que l’organisme administratif exerce son pouvoir de faire valoir une réclamation pécuniaire » (Abitibi, par. 44 (je souligne)). Le juge Laycraft a reconnu que l’organisme de règlementation qui s’acquitte lui‑même d’une obligation environnementale et présente une demande de remboursement devient effectivement [traduction] « créancier à l’égard des sommes dépensées ». Même dans une telle situation, le public demeure l’ultime bénéficiaire des travaux de décontamination, ce qui cadre largement avec la norme de la réclamation prouvable énoncée par la juge Deschamps. En fait, notre Cour a simplement élargi ce principe dans Abitibi, concluant que l’organisme de réglementation peut également avoir le statut de créancier relativement à une revendication éventuelle prouvable s’il est suffisamment certain qu’il exécutera les travaux de décontamination et présentera une demande de remboursement. Comme je l’expliquerai plus en détail, il s’agit précisément de la situation dans laquelle se trouvent l’AER et OWA en l’espèce. La Cour d’appel de l’Alberta n’a pas formulé la question sous l’angle du test à trois volets qui a été élaboré par la suite dans Abitibi; elle n’a pas divisé son analyse de la question de savoir s’il existait une réclamation prouvable. Toutefois, il est juste de considérer que la juge Deschamps a traité des préoccupations exprimées dans Northern Badger en fonction du troisième volet du test Abitibi. Il ne convient pas de reprendre ces principes au premier volet également, comme le propose la majorité. C’est pourquoi il est malavisé de se fonder sur l’arrêt Northern Badger en l’espèce pour conclure que l’AER n’est pas un créancier.
[246] Cependant, même si les juges majoritaires avaient raison quant au raisonnement dans l’arrêt Northern Badger à savoir si un organisme de réglementation faisant respecter un devoir public peut avoir le statut de créancier — ce que je ne concède pas — je ne retiens pas leur conclusion portant que l’arrêt Abitibi n’a pas écarté ce raisonnement. La Cour était bien au fait de la décision rendue dans Northern Badger et l’a citée textuellement. Malgré cela, lorsqu’elle a formulé le premier volet du test, la juge Deschamps n’a établi aucune distinction entre les organismes de réglementation qui agissent dans un intérêt public et ceux qui agissent dans leur propre intérêt. Elle a plutôt affirmé que « la seule question à trancher » (par. 27) est de savoir si l’organisme exerce ses pouvoirs d’application de la loi à l’encontre d’un débiteur. En mentionnant l’arrêt Northern Badger, elle a souligné expressément que « [l]a véritable question n’est pas de savoir à qui est due l’obligation, puisque la loi y répond en indiquant qui peut en exiger l’exécution » (par. 27 et 46 (je souligne)).
[247] Enfin, et fait peut‑être plus important encore, laisser entendre qu’un organisme de réglementation n’agit pas comme créancier quand ses activités de protection de l’environnement visent le bien public et profitent au public écarte dans les faits le premier volet du test Abitibi. Suivant l’approche de mon collègue, la question de savoir « si l’organisme [de réglementation] a exercé, à l’encontre d’un débiteur, son pouvoir de faire appliquer la loi » (Abitibi, par. 27) n’est plus la seule question à trancher à l’étape « créancier » de l’analyse. Le tribunal doit plutôt se demander si l’organisme de réglementation fait respecter un devoir public et s’il peut tirer un avantage financier de l’acquittement de l’obligation en question.
[248] Dans l’exercice des pouvoirs que la loi leur confie en matière d’environnement, les organismes de réglementation provinciaux agissent, en quelque sorte, toujours dans un intérêt public ou au bénéfice d’une partie de la population. Selon le premier volet du test Abitibi reformulé par mon collègue, il sera presque impossible de conclure que les organismes de réglementation protégeant les droits environnementaux sont des « créanciers » à l’extérieur du cadre de l’arrêt Abitibi lui‑même. Par conséquent, les entités provinciales pourront totalement ignorer le régime de priorité de la LFI tant qu’elles sont en mesure de relever un quelconque intérêt public qui est servi par leurs actions. Pareil résultat vide l’arrêt Abitibi de sa conclusion centrale et permet aux organismes de réglementation provinciaux de faire obstacle aisément à l’objectif du Parlement d’instaurer un régime équitable de recouvrement des créances en matière de faillite au bénéfice de tous les créanciers.
[249] À mon avis, il ne suffit pas de noter simplement que les faits de l’affaire Abitibi diffèrent de ceux de l’espèce (motifs des juges majoritaires, par. 136). Les termes larges employés par la juge Deschamps pour formuler le premier volet du test n’étaient aucunement tributaires des faits propres à cette affaire. Elle a cherché à établir un cadre général clair indiquant dans quelles circonstances l’organisme de réglementation sera considéré comme un créancier, un cadre effectivement remanié dans les motifs de la majorité.
[250] En outre, il convient de souligner que, dans Moloney, la Cour a suivi l’arrêt Abitibi en appliquant la définition large de « créancier ». Dans cette affaire, la Cour a conclu que la province de l’Alberta agissait à titre de créancier même si la créance qu’elle cherchait à recouvrer était le remboursement d’une indemnité versée à une tierce partie blessée par le débiteur dans un accident de voiture (par. 55). Je ne vois pas en quoi il est possible d’établir quelque véritable distinction que ce soit entre cette situation et celle d’un organisme de réglementation qui chercherait à obtenir le remboursement des dépenses engagées pour réparer des dommages environnementaux causés au terrain d’un tiers par le débiteur.
[251] « [U]ne grande prudence s’impose » avant que notre Cour n’infirme ou n’écarte l’un de ses précédents (Teva Canada Ltée c. TD Canada Trust, 2017 CSC 51, [2017] 2 R.C.S. 317, par. 65). Cette étape ne peut être accomplie « à la légère » (Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, par. 24). Pour ce faire, la Cour doit « être convaincue, pour des raisons impérieuses, que la décision est erronée et qu’elle devrait être écartée » (Craig, par. 25; voir aussi Teva, par. 65). Il y de bonnes raisons qui, clairement, justifient de prendre une telle précaution, à savoir assurer « la certitude, la cohérence et la légitimité institutionnelle » et reconnaître que « le public s’attend à ce que nous respections scrupuleusement nos précédents » (Teva, par. 65). Lorsque la Cour juge nécessaire de s’écarter de l’un de ses précédents, sa décision et ce qui la motive devraient être clairs.
[252] Malgré ces mises en garde claires contre l’idée pour la Cour d’écarter trop aisément ses propres précédents, c’est précisément ce que les juges majoritaires proposent de faire en l’espèce. Leur approche revient, dans les faits, à infirmer la définition sans équivoque de « créancier » énoncée dans l’arrêt Abitibi — une décision réfléchie rendue par les juges majoritaires de la Cour il y a six ans à peine. En plus de ne fournir aucune raison impérieuse qui expliquerait en quoi la définition claire de la juge Deschamps est erronée, les juges majoritaires, dans leurs motifs, ne reconnaissent pas qu’ils écartent une décision récente de la Cour et rejettent la proposition que c’est là l’incidence de leur raisonnement (par. 136). Qui plus est, ils ont pris leur décision en l’absence d’observations complètes et étoffées à ce sujet. Adopter une telle approche à l’égard de nos propres précédents ne permet pas d’atteindre les objectifs de certitude, de cohérence ou de légitimité institutionnelle.
[253] La Cour devrait continuer d’appliquer l’analyse relative au « créancier » telle qu’elle a été clairement formulée dans l’arrêt Abitibi. La définition de la juge Deschamps empêche les organismes de réglementation provinciaux de s’approprier facilement un rang supérieur en matière de faillite et de saper le régime de priorité du Parlement. Cette définition favorise l’atteinte des objectifs d’ordre et d’équité dans les procédures d’insolvabilité. Suivant ce critère général, l’AER a clairement agi comme créancier relativement à l’actif de Redwater, et c’est probablement pour cette raison qu’il a concédé ce point devant les deux tribunaux d’instance inférieure.
[254] Puisque personne ne conteste qu’il est satisfait au second volet du test Abitibi, je passe maintenant au troisième volet, qui pose la question de savoir s’il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation exécutera les travaux et présentera une demande de remboursement. Comme l’explique l’arrêt Abitibi, dans le contexte d’une ordonnance environnementale :
En ce qui concerne la troisième condition, soit qu’il doit être possible d’attribuer à l’obligation une valeur pécuniaire, la question est de savoir si des ordonnances qui ne sont pas formulées en termes pécuniaires peuvent être formulées en de tels termes. Je souligne que lorsqu’un organisme administratif réclame une somme qui est due à la date pertinente, il formule ainsi son ordonnance en termes pécuniaires. Le tribunal n’a alors aucune détermination à faire à cette étape car ce qui est réclamé est une « dette » et est, par conséquent, clairement visé par la définition d’une « réclamation » prévue au par. 12(1) de la LACC .
[. . .]
Le critère retenu par les tribunaux pour décider si une réclamation éventuelle sera incluse dans le processus d’insolvabilité est celui qui consiste à déterminer si l’événement non encore survenu est trop éloigné ou conjectural (Confederation Treasury Service Ltd. (Bankrupt), Re (1997), 96 O.A.C. 75). Dans le contexte d’une ordonnance environnementale, cela signifie qu’il doit y avoir des indications suffisantes permettant de conclure que l’organisme administratif qui a eu recours aux mécanismes d’application de la loi effectuera en fin de compte des travaux de décontamination et présentera une réclamation pécuniaire afin d’obtenir le remboursement de ses débours. Si cela est suffisamment certain, le tribunal conclura que l’ordonnance peut être assujettie au processus d’insolvabilité. [Je souligne; par. 30 et 36]
[255] À mon avis, il est suffisamment certain que l’AER ou l’OWA effectuera ultimement les travaux d’abandon et de remise en état et fera valoir une réclamation pécuniaire afin d’obtenir un remboursement. Il est donc satisfait au dernier volet du test Abitibi. Le juge en cabinet a tiré trois conclusions de fait cruciales — chacune d’elles commandant la déférence en appel (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10) — qui appuient aisément cette conclusion.
[256] Premièrement, le juge en chef Wittmann a conclu que GTL n’était pas en possession des biens visés par les renonciations et, de toute façon, il [traduction] « ne peut pas exécuter de travaux sur les biens » parce que les engagements environnementaux dépassaient la valeur de l’actif même (par. 170; voir également Abitibi, par. 53, où la Cour a dit que : « Abitibi ne disposait d’aucune ressource pour exécuter les travaux »). Il a écarté la possibilité que les participants en participation directe de Redwater se chargent de le faire même à l’égard des quelques biens visés par des permis de Redwater pour lesquels de tels partenaires existaient (motifs du juge en cabinet, par. 171). Bref, il a conclu [traduction] « qu’il n’existe aucune autre partie susceptible d’être contrainte d’exécuter les travaux d’abandon » (par. 172).
[257] Deux décisions de la Cour d’appel de l’Ontario font ressortir pourquoi cela est important. Dans Nortel Networks Corp., Re, 2013 ONCA 599, 6 C.B.R. (6th) 159, le juge Juriansz a conclu qu’il n’était pas satisfait au critère de la « certitude suffisante » relativement à certains sites parce que ceux‑ci avaient déjà été achetés. Les acheteurs pouvaient par conséquent être contraints d’exécuter les travaux parce qu’ils étaient solidairement responsables des obligations de décontamination (par. 39‑40). Mais dans Northstar Aerospace Inc., Re, 2013 ONCA 600, 8 C.B.R. (6th) 154, le juge Juriansz a conclu qu’il était satisfait au critère de la « certitude suffisante » parce qu’il n’y avait pas d’acheteur qui pouvait être contraint d’exécuter les travaux par l’organisme de réglementation. Certes, les éléments de preuve nouveaux déposés en appel révèlent que le ministère de l’Environnement avait amorcé les travaux de décontamination, mais le juge Juriansz a conclu que l’absence d’acheteurs subséquents justifiait la conclusion implicite du juge de première instance quant à la certitude suffisante (par. 16‑17). La présente affaire s’apparente à Northstar, qui s’applique parfaitement aux faits de l’espèce : il n’y a aucun acheteur pour prendre en charge les biens de Redwater, et la débitrice elle‑même est insolvable. Le juge en cabinet en l’espèce a conclu qu’il n’existe aucune autre partie qui pourrait être contrainte d’exécuter les travaux.
[258] Deuxièmement, compte tenu du fait que ni GTL ni les participants en participation directe de Redwater ne voudraient (ou ne pourraient) entreprendre ces travaux, le juge en chef Wittmann a tiré la conclusion de fait selon laquelle [traduction] « l’AER sera en fin de compte responsable des frais [d’abandon] » (par. 171). Il a conclu que « l’AER a le pouvoir [de tenter de recouvrer les frais d’abandon] et a réellement exécuté les travaux à l’occasion » (par. 168). Dans les faits, en l’espèce, « l’AER a expressément manifesté l’intention de demander le remboursement des frais liés à l’abandon des biens faisant l’objet de la renonciation » (par. 172). Cette conclusion est amplement étayée par le dossier. Dans la lettre du 15 juillet 2015 accompagnant les ordonnances d’abandon, l’AER a déclaré sans équivoque que, si Redwater ne procède pas à l’abandon des biens visés par les renonciations conformément aux directives de l’AER, [traduction] « l’AER utilisera, sans autre avis, sa procédure pour faire abandonner les biens » (dossier de GTL, vol. 7, p. 102 (je souligne)). La lettre indiquait également que « [l’]AER exercera tous les recours dont il dispose pour recouvrer les frais des parties responsables » (p. 102 (je souligne)). Le juge siégeant en cabinet n’a pas commis d’erreur en se fondant sur ces déclarations sans équivoque de l’AER lui‑même — selon lesquelles il fera exécuter les travaux d’abandon et demandera un remboursement — pour conclure qu’il y avait une certitude suffisante en l’espèce.
[259] Bien qu’il y ait certains éléments de preuve contraires au dossier — notamment les propos d’un déclarant de l’AER selon lesquels l’AER ne procéderait pas à l’abandon des biens — le juge en chef Wittmann n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en accordant plus de poids à la lettre que l’AER a envoyée en même temps que les ordonnances d’abandon. De même, dans la mesure où l’AER a envoyé d’autres lettres dans lesquelles il déclarait ne pas être un créancier et ne pas faire valoir une réclamation prouvable, le juge en chef Wittmann n’a pas commis d’erreur en faisant abstraction de ces déclarations intéressées parce qu’elles n’étaient pas suffisamment probantes quant aux questions de droit ultimes. Il n’y a donc aucune raison de modifier ces conclusions de fait ou d’apprécier de nouveau ces éléments de preuve en appel.
[260] Même si la déclaration de l’AER selon laquelle il procéderait lui‑même à l’abandon des biens n’est pas suffisante en soi, le juge en chef Wittmann a tiré une troisième conclusion de fait cruciale : la seule [traduction] « solution réaliste [qui s’offre à l’AER] autre que celle d’effectuer lui‑même les travaux de décontamination » était de considérer les biens faisant l’objet de la renonciation comme des puits orphelins (par. 172). Il a conclu qu’en pareil cas, « les dispositions législatives et les éléments de preuve démontrent que, si l’AER considère un puits comme orphelin, l’OWA exécutera les travaux » (par. 166 (je souligne)).
[261] À la lumière de ces conclusions de fait, le juge en chef Wittmann a eu raison de conclure qu’il était satisfait à la norme de « certitude suffisante » énoncée dans Abitibi. Il a précisé ainsi le fondement juridique de cette conclusion :
[traduction]
La situation répond‑elle au critère de la certitude suffisante décrit dans l’arrêt AbitibiBowater? Au sens strict et technique du terme, la réponse est non, car il n’est pas clair si l’AER effectuera lui‑même les travaux ou s’il considérera les biens visés par les ordonnances comme orphelins. Dans l’affirmative, l’OWA exécutera probablement les travaux, mais pas nécessairement dans un délai précis. La situation correspond toutefois, à mon avis, à ce qu’ont voulu les juges majoritaires de la Cour dans AbitibiBowater. . . . Par conséquent, je conclus que, bien qu’elles ne soient pas formulées en termes pécuniaires, les ordonnances de l’AER sont, en l’espèce, intrinsèquement financières. [par. 173]
[262] Mon collègue ne précise pas la norme de contrôle qu’il applique en infirmant l’application par le juge en chef Wittmann du troisième volet du test Abitibi à la présente affaire. Néanmoins, il est en désaccord avec le juge en cabinet et conclut qu’il n’est pas satisfait au volet de la « certitude suffisante ». Il donne deux raisons pour infirmer la conclusion du juge en chef Wittmann; mais ce faisant, il ne relève aucune erreur manifeste et dominante (ni même une véritable erreur selon la norme de la décision correcte, qui ne commande aucune déférence) dans la conclusion ultime du juge en cabinet.
[263] La première raison, la prétendue erreur de droit consistant à décider que les ordonnances d’abandon sont [traduction] « intrinsèquement financières », n’est guère plus qu’une distraction. Même s’il s’agit d’une application erronée de l’arrêt Abitibi, il est manifeste que le juge en chef Wittmann a estimé, au moins, que l’AER ou l’OWA mènerait à terme les travaux d’abandon. Et comme je l’explique plus loin, cela suffit en soi pour satisfaire à la norme de « certitude suffisante ». Mon collègue surestime l’importance de ce commentaire isolé dans le contexte d’un ensemble de motifs étoffés où la norme appropriée est par ailleurs fidèlement appliquée. Toute erreur de droit de ce genre, dans la mesure où il en existe une, n’écarte en rien le résultat auquel est arrivé le juge en cabinet.
[264] La deuxième raison est plus sérieuse. Selon le juge en chef Wagner, la question de savoir si l’AER effectuera lui‑même les travaux d’abandon ou s’il déléguera cette tâche à l’OWA est déterminante, car c’est la Province elle‑même qui a procédé aux travaux de décontamination dans Abitibi. Dans l’affaire qui nous occupe, suggère‑t‑il, « l’OWA n’est pas l’organisme de réglementation » (par. 147) et, en conséquence, l’intervention de l’OWA « est insuffisante pour satisfaire au critère de la “certitude suffisante” » (par. 146).
[265] Acceptant pour un instant la pertinence éventuelle de cette distinction, j’estime que toute incertitude quant à la question de savoir si l’AER déléguerait l’exécution des travaux de décontamination à l’OWA est discutable. L’importance qu’accorde mon collègue aux propos intéressés d’un déclarant de l’AER et au fait que l’AER n’a rien fait sur‑le‑champ pour exécuter lui‑même les travaux d’abandon ne constitue rien de moins qu’une appréciation des faits après coup en appel, surtout compte tenu de la propre déclaration de l’AER. Bien que le juge en chef Wittmann ait affirmé qu’il n’était [traduction] « pas clair » si l’AER effectuerait lui‑même les travaux, ses autres conclusions de fait et de droit — que la loi confère à l’AER le pouvoir d’exécuter les travaux, qu’il l’a réellement fait dans le passé et qu’il a expressément manifesté l’intention de demander un remboursement en l’espèce — indiquent le contraire. Quoi qu’il en soit, la remarque du juge en chef Wittmann selon laquelle il n’était pas satisfait à la norme de « certitude suffisante » « au sens strict et technique » doit être interprétée dans ce contexte : il voulait tout simplement dire qu’il y avait une certaine incertitude quant à savoir « si l’AER effectuera[it] lui‑même les travaux » au lieu de déléguer les travaux à l’OWA (par. 173). Il ne sous‑entendait pas — et concluait encore moins en droit — que GTL n’avait pas réussi à établir le troisième volet du test Abitibi. Cette interprétation exagère considérablement le sens de quelques mots isolés contenus dans ses motifs, et sort complètement ces mots de leur contexte.
[266] Le problème le plus important, cependant, c’est que toute distinction entre l’exécution des travaux d’abandon par l’AER et leur exécution par l’OWA est dénuée de sens. C’est faire passer la forme avant le fond que de conclure qu’il n’est pas satisfait à la norme de « certitude suffisante » lorsque le délégataire de l’organisme de réglementation, et non l’organisme de réglementation lui‑même, effectue les travaux. Et malgré l’affirmation de mon collègue selon laquelle un organisme de réglementation ne saurait stratégiquement éviter l’arrêt Abitibi, c’est précisément ce que son analyse permet de faire.
[267] On nous dit que la [traduction] « véritable nature de l’OWA » (motifs majoritaires, par. 147) — et, par conséquent, ce qui est censé distinguer la présente affaire des exemples inadmissibles de délégation stratégique — repose sur quatre facteurs : 1) l’OWA est un organisme sans but lucratif; 2) elle a un conseil d’administration indépendant; 3) elle dispose de son propre mandat et décide « du moment où elle exécutera des travaux environnementaux ainsi que de la façon de les effectuer » (par. 148); 4) elle est financièrement indépendante (par. 148) et « presque entièrement » financée par une taxe imposée à l’industrie pétrolière et gazière (par. 23).
[268] Le premier point est exact, mais non pertinent. Pourquoi le statut d’organisme sans but lucratif aurait‑il une incidence sur la question de savoir s’il est utilisé comme moyen d’éviter la norme de « certitude suffisante » fixée dans Abitibi?
[269] Le deuxième point est inexact. L’AER nomme les membres du conseil d’administration de l’OWA, comme le fait un autre organisme provincial, Alberta Environment and Parks — ce qui fait ressortir à quel point le gouvernement provincial peut influencer les activités de l’OWA.
[270] Le troisième point surestime l’indépendance de l’OWA. Le Orphan Fund Delegated Administration Regulation, Alta. Reg. 45/2001, accorde à l’AER le pouvoir important d’influencer la prise de décisions de l’OWA. L’alinéa 3(2)(b) du règlement dispose en termes exprès que, dans l’exercice des pouvoirs, obligations et attributions qui lui sont déléguées, l’OWA doit se conformer aux [traduction] « conditions, lignes directrices, directives et ordonnances applicables de [l’AER] ». Le règlement exige que l’OWA fournisse sur demande des renseignements à l’AER et dépose périodiquement des rapports décrivant son budget de même que ses « objectifs, stratégies, mesures du rendement », activités de l’année précédente et états financiers (art. 6). L’AER semble être à même d’exercer beaucoup d’emprise et de surveillance sur l’OWA, si tel est son désir, y compris sur la manière dont l’OWA effectue ses travaux environnementaux.
[271] Le quatrième point est lui aussi inexact et il n’aurait probablement aucune pertinence même s’il était exact. La Province a fourni des fonds à l’OWA dans le passé, notamment une contribution de 30 millions de dollars en 2009 et une somme supplémentaire de 50 000 $ en 2012, et elle a annoncé qu’elle prêtera une somme supplémentaire de 230 millions de dollars à l’OWA (voir le m.a., par. 99 (faisant allusion à ce prêt); rappelons ce que la Cour a affirmé dans Abitibi, par. 58 : « [l]e fait de prévoir un budget peut constituer un indicateur clair qu’une province exécutera des travaux de décontamination »).
[272] Quoi qu’il en soit, il importe de souligner les caractéristiques plus saillantes de l’OWA et de sa relation avec l’AER (et, de façon plus générale, avec le gouvernement provincial). L’OWA agit en vertu du pouvoir légal qui lui est délégué par l’AER et conformément au protocole d’entente qu’elle a signé avec l’AER et Alberta Environment and Parks. Le fonds pour les puits orphelins est lui‑même administré par l’AER, qui fixe et recueille les contributions de l’industrie et remet les fonds à l’OWA. L’OWA ne peut pas augmenter les prélèvements qu’elle effectue auprès de l’industrie sans d’abord obtenir l’approbation du Conseil du trésor de l’Alberta. De plus, l’OGCA indique clairement que les frais liés à l’abandon engagés par toute personne autorisée par l’AER — y compris l’OWA — constituent une dette payable à l’AER (OGCA, par. 30(5)). Le dossier révèle que l’AER a versé des frais d’abandon à l’OWA dans le passé, sous la forme de dépôts de garantie et de sommes recouvrées grâce à des mesures de recouvrement réussies à l’encontre des titulaires de permis.
[273] L’AER et l’OWA sont donc inextricablement liés. Il faut reconnaître cet arrangement pour ce qu’il est : lorsque l’AER exerce le pouvoir de déclarer un bien [traduction] « orphelin » que lui confère le par. 70(2) de l’OGCA, il délègue effectivement l’exécution des travaux d’abandon à l’OWA. Considérer les travaux de l’OWA comme significativement différents des activités d’abandon menées par l’AER ne tient pas compte de cette réalité et n’aide en rien à favoriser l’application des principes sous‑jacents de la prépondérance. Au contraire, cela donne aux organismes de réglementation provinciaux un moyen facile d’échapper au test Abitibi par l’adoption d’un comportement stratégique, minant ainsi l’intérêt légitime du gouvernement fédéral à assurer le respect du régime de priorité établi par la LFI . Il importe peu de savoir qui effectue les travaux (voir les motifs de la Cour d’appel, par. 78; OGCA, sous‑al. 70(1)(a)(ii)).
[274] La majorité reproche au juge en cabinet de « ne pas se demander si l’OWA pouvait être assimilé à l’organisme de réglementation » (par. 153). Le juge en cabinet ne peut toutefois avoir fait erreur en n’appréciant pas une indépendance qui n’existe tout simplement pas.
[275] La majorité tire aussi une conclusion subsidiaire : il n’est pas suffisamment certain que même l’OWA exécutera les travaux d’abandon (par. 149). Quant à savoir si la conclusion contraire du juge en cabinet équivaut à une erreur manifeste et dominante, ou à quelque chose d’autre, on ne nous le dit pas.
[276] Là encore, une telle approche permettrait à l’AER de tirer profit de manœuvres stratégiques en manipulant le moment de son intervention afin de se soustraire au régime d’insolvabilité et de dépouiller Redwater de ses biens. Cet exercice de délimitation arbitraire, dans lequel une période de dix ans avant que les puits fassent l’objet d’un abandon est trop longue (mais selon lequel une période plus courte ne le serait présumément pas), n’a aucun fondement en droit. Comme le juge Slatter l’a fait observer de manière convaincante dans ses motifs, l’AER :
[traduction]
ne peut exiger qu’un dépôt de garantie soit versé pour couvrir les frais environnementaux, et en même temps faire valoir qu’il pourrait s’écouler beaucoup de temps avant que l’Orphan Well Association procède réellement à la décontamination. Si l’organisme de réglementation prend un dépôt de garantie afin de décontaminer les puits orphelins de Redwater, ces fonds ne peuvent être utilisés à aucune autre fin. Si un dépôt de garantie est pris, il ne suffit pas de répondre que ce dépôt pourrait être conservé pendant une période indéterminée; les conséquences pour la procédure d’insolvabilité et la distribution des fonds aux créanciers sont immédiates et certaines. De plus, si un dépôt de garantie est pris, l’obligation environnementale est clairement réduite à une obligation formulée en termes pécuniaires. [Je souligne; par. 79.]
[277] De plus, l’estimation de dix à douze ans de l’OWA a été mise de l’avant au début du présent litige il y a plus de trois ans. La question de savoir si cette estimation demeure exacte après l’injection proposée par la province de près d’un quart de milliard de dollars dans le fonds pour les puits orphelins (m.a., par. 99)[1] — des sommes qui accéléreront sans doute les efforts d’abandon de l’OWA — demeure sans réponse. Quoi qu’il en soit, le contexte factuel changeant met en lumière le problème fondamental que pose l’approche de la majorité : arrimer l’analyse constitutionnelle au moment de l’intervention de l’OWA est arbitraire et irrationnel, car cette approche a pour effet d’inverser le résultat en fonction de décisions prises par l’acteur même qui peut bénéficier de la conclusion selon laquelle il n’est pas satisfait à la norme de « certitude suffisante ».
[278] Mis à part tout ce qui précède, la reconnaissance par le juge en cabinet que l’OWA abandonnera [traduction] « probablement » les biens devrait suffire (motifs du juge en cabinet, par. 173). Il n’est pas justifié de conclure le contraire, car cela reviendrait à appliquer une norme plus stricte en matière de certitude que celle que commande l’arrêt Abitibi lui‑même. La juge Deschamps a expressément rejeté la norme subsidiaire — une « probabilité proche de la certitude » — qu’a adoptée la juge en chef McLachlin dans ses motifs dissidents (Abitibi, par. 60). Mais en l’espèce, rejeter comme insuffisante la conclusion du juge en cabinet selon laquelle l’OWA mènerait [traduction] « probablement » à terme les travaux revient essentiellement à exiger une « probabilité proche de la certitude ». Étant donné que l’arrêt Abitibi n’exige pas une certitude absolue, ni même une probabilité proche de la certitude, le juge en chef Wittmann n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il était satisfait au troisième volet du test (voir l’Oxford English Dictionary, qui définit [traduction] « probablement » comme [traduction] « selon la vraisemblance (mais sans certitude) »; [traduction] « presque certainement; pour autant que l’on sache ou que l’on puisse le dire; selon toute vraisemblance; vraisemblablement » (en ligne)).
[279] Après avoir conclu qu’il n’est pas suffisamment certain que l’AER abandonnera les sites, la majorité juge que les restrictions imposées par l’AER au transfert de permis ne satisfont pas non plus au test Abitibi. Il en est ainsi, dit‑elle, parce que le refus de l’AER d’approuver le transfert d’un permis ne lui confère pas une réclamation pécuniaire contre Redwater et que le respect des conditions liées au ratio de gestion du titulaire de permis (« RGTP ») « reflète la valeur inhérente des biens détenus par l’actif du failli » (par. 157). Tout d’abord, je tiens à préciser une chose : j’ai déjà conclu qu’étant donné que GTL a légalement renoncé aux bien inexploités en vertu du par. 14.06(4) de la LFI , il y a un conflit d’application dans la mesure où l’AER a inclus ces biens visés par les renonciations dans le calcul du RGTP de Redwater afin d’imposer des conditions à la vente des actifs de Redwater. Dans l’analyse qui suit, j’arrive également à la même conclusion en m’appuyant sur le second volet concernant l’entrave à la réalisation d’un objet fédéral du test de la prépondérance.
[280] Je suis en désaccord avec la conclusion de la majorité quant aux conditions relatives au RGTP pour deux raisons. D’abord, cette approche fait passer la forme avant le fond, ignorant la mise en garde du juge Gascon dans l’arrêt Moloney selon laquelle « [l]a province ne peut faire indirectement ce qu’il lui est interdit de faire directement » (par. 28; voir aussi Husky Oil, par. 41). Refuser d’approuver la vente des biens de Redwater à moins que GTL ne satisfasse aux obligations environnementales de Redwater n’est pas différent, au fond, que d’ordonner directement à Redwater ou à GTL de procéder à ces travaux. Il en est ainsi parce que l’AER atteint exactement le même résultat — le respect des obligations environnementales de Redwater — en faisant dépendre la vente de l’exécution des travaux par GTL lui‑même, du versement par celle‑ci d’un dépôt de garantie ou de l’inclusion des biens inexploités dans la vente, ce qui réduit le prix de vente du montant exact de ces engagements et permet de contraindre l’acheteur, en tant que « titulaire de permis » subséquent sous le régime de la loi provinciale, à se conformer aux ordonnances d’abandon.
[281] La seule différence entre ces deux exercices d’un pouvoir provincial est le moyen par lequel l’AER a choisi de faire exécuter les obligations sous‑jacentes. Les ordonnances d’abandon comportent un risque de responsabilité pour non‑respect; l’imposition de conditions à la vente des actifs de Redwater, par contre, ne crée pas formellement de responsabilité, mais empêche effectivement toute vente de se réaliser tant et aussi longtemps qu’il n’est pas satisfait à ces obligations. Étant donné que le syndic doit vendre les biens afin de remplir son mandat, l’effet de l’imposition de conditions à la vente des biens de Redwater est le même que celui des ordonnances d’abandon — et, comme le reconnaît mon collègue, c’est l’effet de l’action provinciale, et non son intention ou sa forme, qui est au cœur de l’analyse relative à la prépondérance (par. 116; voir aussi Husky Oil, par. 40). L’effet de l’action de l’AER est donc, dans les deux cas, de créer un régime de recouvrement des créances — qui exige que les obligations environnementales envers l’AER soient acquittées avant les autres dettes du failli.
[282] Ensuite, le fait que les exigences en matière de permis précèdent la faillite et s’appliquent à tous les titulaires de permis n’est pas pertinent pour les besoins de la présente analyse. La situation n’est pas différente de celle dans l’affaire Abitibi, où l’obligation de fermer et de décontaminer les biens précédait la faillite d’AbitibiBowater et aurait également pu être considérée comme constituant une limite « inhérente » à la valeur du permis réglementaire. Pourtant, les obligations en cause dans cette affaire étaient des réclamations prouvables. C’est également le cas en l’espèce. Il est certes loisible à l’Alberta de modifier l’ordre de priorité des réclamations dans un contexte autre que celui d’une faillite. Par exemple, elle peut se servir de son pouvoir de délivrer des permis pour faire dépendre la vente des biens des sociétés solvables du paiement des dettes impayées envers la province. Mais « dès qu’il y a faillite, c’est [la LFI ] qui détermine le statut et l’ordre de priorité des réclamations » (Husky Oil, par. 32, citant A.J. Roman et M.J. Sweatman, « The Conflict between Canadian Provincial Personal Property Security Acts and the Federal Bankrupcy Act : The War is Over » (1992), 71 Rev. Bar. Can. 77, p. 79).
[283] En l’espèce, l’imposition de conditions à la vente des actifs de valeur de Redwater entraîne bel et bien une créance pécuniaire en faveur de l’AER, que ce soit sous forme : 1) de versement d’un dépôt de garantie; 2) d’achèvement réel des travaux environnementaux; ou 3) de vente des biens inexploités à une autre entité qui est alors réglementée comme « titulaire de permis » et qui peut ainsi être contrainte en application de la loi provinciale à mener à bien les travaux. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat est le même : l’AER fait dépendre la vente des biens de Redwater de sa capacité de recouvrer une dette préexistante que lui devait le failli.
[284] Une approche qui différencie artificiellement les ordonnances d’abandon et les exigences relatives au transfert afin de leur réserver un traitement distinct sur le plan analytique en application du critère Abitibi ferait reposer l’analyse relative à la prépondérance sur des subtilités non pertinentes concernant la manière dont la province a choisi d’exercer son pouvoir ou la forme que prend ce choix. Les deux mesures doivent être considérées ensemble comme le moyen employé par l’AER pour recouvrer une créance à l’encontre de l’actif de Redwater. Comme je l’ai expliqué, il n’existe aucune différence significative dans le contexte de la faillite entre une ordonnance officielle d’abandon enjoignant au syndic de procéder à des travaux de décontamination et un système de délivrance de permis rigide qui impose exactement les mêmes obligations comme condition de la vente — une vente qui, si le syndic veut remplir son mandat, doit avoir lieu. Le seul effet qu’a l’analyse de la majorité est d’encourager les organismes de réglementation à trouver des façons plus ingénieuses de recouvrer leurs créances. Rien de tout cela ne sert les fins de la prépondérance; et, fait plus important, rien dans cette analyse ne donne aux professionnels de l’insolvabilité (ni aux organismes de réglementation, d’ailleurs) des indications claires quant aux types d’obligations qui peuvent ou non satisfaire au test Abitibi.
[285] Comme il est suffisamment certain que l’AER (ou l’OWA, sa délégataire) achèvera les travaux d’abandon et de remise en état, il est satisfait aux trois volets du test Abitibi. Les ordonnances d’abandon sont des réclamations prouvables, et l’AER ne peut donc contraindre Redwater ou son syndic à acquitter les obligations en cause à l’extérieur du régime de priorité établi par la LFI . De la même façon, l’AER ne peut faire dépendre la vente des biens de valeur de Redwater de l’exécution de ces mêmes obligations.
[286] Vers la fin de son analyse, la majorité soutient que les mesures d’application prises par l’AER en l’espèce favorisent, au lieu de contrecarrer, la réalisation des intentions du Parlement qui sous‑tendent le régime de priorité de la LFI en raison de la superpriorité prévue au par. 14.06(7) pour les frais de décontamination environnementale (par. 159). Avec égards, je rejette entièrement cette prétention. Aucune partie n’a tenté de faire valoir que la superpriorité visée au par. (7) s’appliquait aux faits de l’espèce. En effet, elle ne s’applique clairement pas, comme le reconnait elle‑même la majorité. Je ne peux accepter que, dans les cas où le Parlement a conféré à la Couronne une superpriorité lorsque certaines conditions sont réunies pour les frais de décontamination environnementale et l’a garantie par une sûreté sur certains biens réels du failli, on « favorise » d’une façon ou d’une autre le régime de priorité du Parlement en imposant dans les faits cette superpriorité sur d’autres biens alors que ces conditions statutaires ne sont pas remplies. Il est erroné d’invoquer le par. 14.06(7) pour reconnaître à l’AER une superpriorité dans des situations où les conditions de ce paragraphe ne s’appliquent pas. Agir de la sorte sape clairement le régime de priorité détaillé et complet que le Parlement a établi dans la LFI pour réaliser ses objectifs. Si le Parlement avait souhaité étendre une superpriorité de la Couronne pour des frais de décontamination environnementale dans d’autres cas que ceux visés au par. 14.06(7) , il aurait pu le faire.
[287] En terminant, GTL et ATB Financial font valoir des arguments subsidiaires selon lesquels certains aspects du régime de réglementation albertain, notamment la définition de « titulaire de permis », entravent la réalisation des objets des modifications apportées à la LFI en 1997 — objets qui, affirment‑ils, comprennent la protection des professionnels de l’insolvabilité contre la responsabilité et la réduction du nombre de sites orphelins.
[288] Il n’est pas strictement nécessaire que j’examine ces arguments, car j’ai déjà conclu qu’il existe un conflit d’application (la non‑reconnaissance par le régime albertain de la légalité des renonciations de GTL) ainsi qu’une entrave à la réalisation d’objet pour d’autres motifs (atteinte au régime de priorité établi par la LFI ). Je tiens toutefois à souligner que GTL a déclaré qu’elle demanderait immédiatement une libération si elle était tenue d’exécuter les travaux d’abandon, ce qui entraînerait la cession du reste des biens de Redwater à l’OWA. Il en résulterait, ce qui ne semble pas être reconnu ou paraît être passé sous silence dans les motifs de mon collègue, un nombre plus élevé de puits de pétrole orphelins. Dans la mesure où les modifications de 1997 étaient censées entraîner une réduction du nombre de biens orphelins, la réalisation de cet objet est également entravée en empêchant le séquestre ou le syndic de renoncer aux biens ayant une valeur négative.
IV. Conclusion
[289] Il y a beaucoup à dire, dans le contexte du présent pourvoi, sur l’issue qui établirait un équilibre optimal entre la protection de l’environnement et le développement économique. D’une part, faire exécuter les ordonnances de décontamination de l’AER aurait pour effet d’éliminer la valeur restante de l’actif et priverait tous ses créanciers (sauf l’AER) de tout recouvrement. En outre, cela découragerait vraisemblablement les professionnels de l’insolvabilité d’accepter des mandats dans des cas comme celui qui nous occupe, ce qui pourrait occasionner une augmentation du nombre de biens orphelins dans l’ensemble de la province. D’autre part, permettre à GTL de renoncer aux puits inexploités en empêchant l’AER de faire exécuter les obligations environnementales avant que l’actif soit épuisé laisserait sans réponse la question de savoir qui, exactement, devrait payer la facture de la décontamination des terrains concernés.
[290] Quel que soit le bien‑fondé de ces positions opposées en matière d’interprétation statutaire, notre Cour est un tribunal de droit, et non de politique. Comme le reconnaît la majorité (par. 30), « il ne revient pas à notre Cour de décider de la meilleure approche réglementaire pour l’industrie pétrolière et gazière » : les décisions sur ces enjeux sont prises — et ont d’ailleurs été prises — par les législateurs, et non par les juges. Et le droit en l’espèce n’appuie qu’une seule issue. Mais cela ne veut pas dire qu’aucune solution ne s’offre à l’AER pour empêcher le public d’avoir à supporter les frais liés à l’abandon des puits de pétrole. Il pourrait ajuster ses exigences relatives à la RGTP afin d’éviter que d’autres sociétés pétrolières soient acculées à la faillite en raison d’obligations d’abandon non financées (comme il l’a déjà fait depuis que le présent litige a commencé). Il pourrait adopter les stratégies utilisées dans d’autres ressorts, comme exiger dès le début le versement d’un dépôt de garantie afin que les frais liés à l’abandon ne soient pas entièrement supportés à la fin du cycle de vie du puits de pétrole. L’une des intervenants, l’Association des banquiers canadiens, a fait remarquer que de tels systèmes de dépôts de garantie au départ abondent dans les États américains. L’AER pourrait collaborer avec l’industrie pour augmenter les prélèvements afin que le fonds pour les puits orphelins dispose de ressources suffisantes pour répondre à la récente augmentation du nombre de biens orphelins. Il pourrait solliciter l’intervention des tribunaux dans les cas où il soupçonne une société d’utiliser stratégiquement l’insolvabilité comme une mesure facultative lui permettant de se soustraire à ses engagements environnementaux (Sydco Energy Inc. (Re), 2018 ABQB 75, 64 Alta. L.R. (6th) 156, par. 84). Et, comme je l’ai mentionné, il peut continuer d’appliquer le régime législatif provincial à tous les biens d’un débiteur insolvable ou en faillite qui sont conservés par un séquestre ou un syndic, y compris les puits et installations que le séquestre ou le syndic veut exploiter plutôt que de les vendre.
[291] L’AER ne peut pas, cependant, faire abstraction du droit fédéral de la faillite pour atteindre des objectifs statutaires par ailleurs valides. Or, c’est précisément ce qu’il a fait en l’espèce en écartant effectivement le principe du « pollueur‑payeur » adopté par le Parlement en faveur d’un régime du « prêteur‑payeur », dans le cadre duquel la responsabilité à l’égard des engagements environnementaux du failli passe aux créanciers de l’actif. Notre jurisprudence en matière de prépondérance n’admet pas ce résultat.
Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les ordonnances rendues par le juge en cabinet.
Annexe : Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B‑3
par. 14.06 (1) Le syndic n’est pas tenu d’assumer les fonctions de syndic relativement à des cessions, à des ordonnances de faillite ou à des propositions concordataires; toutefois, dès qu’il accepte sa nomination à ce titre, il doit accomplir les fonctions que la présente loi lui impose, jusqu’à ce qu’il ait été libéré ou qu’un autre syndic ait été nommé à sa place.
(1.1) Les paragraphes (1.2) à (6) s’appliquent également aux syndics agissant dans le cadre d’une faillite ou d’une proposition ainsi qu’aux personnes suivantes :
a) les séquestres intérimaires;
b) les séquestres au sens du paragraphe 243(2);
c) les autres personnes qui sont nommément habilitées à prendre — ou ont pris légalement — la possession ou la responsabilité d’un bien acquis ou utilisé par une personne insolvable ou un failli dans le cadre de ses affaires.
[. . .]
(2) Par dérogation au droit fédéral et provincial, le syndic est, ès qualités, dégagé de toute responsabilité personnelle découlant de tout fait ou dommage lié à l’environnement survenu avant ou après sa nomination, sauf celui causé par sa négligence grave ou son inconduite délibérée ou, dans la province de Québec, par sa faute lourde ou intentionnelle.
(3) Le paragraphe (2) n’a pas pour effet de soustraire le syndic à une obligation de faire rapport ou de communiquer des renseignements prévue par le droit applicable en l’espèce.
(4) Par dérogation au droit fédéral et provincial, mais sous réserve du paragraphe (2), le syndic est, ès qualités, dégagé de toute responsabilité personnelle découlant du non‑respect de toute ordonnance de réparation de tout fait ou dommage lié à l’environnement et touchant un bien visé par une faillite, une proposition ou une mise sous séquestre administrée par un séquestre, et de toute responsabilité personnelle relativement aux frais engagés par toute personne exécutant l’ordonnance :
a) si, dans les dix jours suivant l’ordonnance ou dans le délai fixé par celle‑ci, dans les dix jours suivant sa nomination si l’ordonnance est alors en vigueur ou pendant la durée de la suspension visée à l’alinéa b) :
(i) il s’y conforme,
(ii) il abandonne, après avis à la personne ayant rendu l’ordonnance, tout droit sur l’immeuble en cause ou tout intérêt sur le bien réel en cause, en dispose ou s’en dessaisit;
b) pendant la durée de la suspension de l’ordonnance qui est accordée, sur demande présentée dans les dix jours suivant l’ordonnance visée à l’alinéa a) ou dans le délai fixé par celle‑ci, ou dans les dix jours suivant sa nomination si l’ordonnance est alors en vigueur :
(i) soit par le tribunal ou l’autorité qui a compétence relativement à l’ordonnance, en vue de permettre au syndic de la contester,
(ii) soit par le tribunal qui a compétence en matière de faillite, en vue d’évaluer les conséquences économiques du respect de l’ordonnance;
c) si, avant que l’ordonnance ne soit rendue, il avait abandonné tout droit sur l’immeuble en cause ou tout intérêt sur le bien réel en cause ou y avait renoncé, ou s’en était dessaisi.
(5) En vue de permettre au syndic d’évaluer les conséquences économiques du respect de l’ordonnance, le tribunal peut en ordonner la suspension après avis et pour la période qu’il estime indiqués.
(6) Si le syndic a abandonné tout droit sur l’immeuble en cause ou tout intérêt sur le bien réel en cause ou y a renoncé, les réclamations pour les frais de réparation du fait ou dommage lié à l’environnement et touchant le bien ne font pas partie des frais d’administration.
(7) En cas de faillite, de proposition ou de mise sous séquestre administrée par un séquestre, toute réclamation de Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province contre le débiteur pour les frais de réparation du fait ou dommage lié à l’environnement et touchant un de ses immeubles ou biens réels est garantie par une sûreté sur le bien en cause et sur ceux qui sont contigus à celui où le dommage est survenu et qui sont liés à l’activité ayant causé le fait ou le dommage; la sûreté peut être exécutée selon le droit du lieu où est situé le bien comme s’il s’agissait d’une hypothèque ou autre garantie sur celui‑ci et, par dérogation aux autres dispositions de la présente loi et à toute règle de droit fédéral et provincial, a priorité sur tout autre droit, charge, sûreté ou réclamation visant le bien.
(8) Malgré le paragraphe 121(1), la réclamation pour les frais de réparation du fait ou dommage lié à l’environnement et touchant l’immeuble ou le bien réel du débiteur constitue une réclamation prouvable, que la date du fait ou dommage soit antérieure ou postérieure à celle de la faillite ou du dépôt de la proposition.
Pourvoi accueilli, les juges Moldaver et Côté sont dissidents.
Procureurs des appelants : Bennett Jones, Calgary; Alberta Energy Regulator, Calgary.
Procureurs des intimées : Blake, Cassels & Graydon, Calgary; Cassels Brock & Blackwell, Calgary; Gowling WLG (Canada), Calgary.
Procureur de l’intervenante la procureure générale de l’Ontario : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureur de l’intervenante Ecojustice Canada Society : Clinique Ecojustice à l’Université d’Ottawa, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des producteurs pétroliers : Lawson Lundell, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Greenpeace Canada : Stockwoods, Toronto.
Procureur de l’intervenante Action Surface Rights Association : University of Calgary Public Interest Law Clinic, Calgary.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des professionnels de l’insolvabilité et de la réorganisation : McMillan, Calgary.
Procureurs de l’intervenante l’Association des banquiers canadiens : Norton Rose Fulbright Canada, Calgary.
[1] Je suppose que le mémoire de l’AER est exact quand il fait état de l’existence et du montant de ce prêt (des faits qui n’ont pas été contestés par une autre partie).