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11/10/2018 | CANADA | N°2018CSC40

Canada | Canada, Cour suprême, 11 octobre 2018, 2018CSC40


Répertorié : Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil)

Traduction française officielle

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 53) : La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et du juge Gascon)

Motifs concordants (par. 54 à 99) : La juge Abella (avec l’accord de la juge Martin)

Motifs concordants (par. 100 à 147) : Le juge Brown

Motifs concordants (par. 148 à 172) : Le juge Rowe (avec l’accord

des juges Moldaver et Côté)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution...

Répertorié : Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil)

Traduction française officielle

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

Motifs de jugement (par. 1 à 53) : La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et du juge Gascon)

Motifs concordants (par. 54 à 99) : La juge Abella (avec l’accord de la juge Martin)

Motifs concordants (par. 100 à 147) : Le juge Brown

Motifs concordants (par. 148 à 172) : Le juge Rowe (avec l’accord des juges Moldaver et Côté)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

Procureure générale du Québec, procureur général du Nouveau-Brunswick, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Champagne and Aishihik First Nations, Kwanlin Dün First Nation, Little Salmon Carmacks First Nation, First Nation of Na-Cho Nyak Dun, Teslin Tlingit Council, First Nations of the Maa-nulth Treaty Society, Assemblée des Premières Nations, Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee), Gouvernement de la nation crie, Fédération métisse du Manitoba, Advocates for the Rule of Law, Federation of Sovereign Indigenous Nations et Gitanyow Hereditary Chiefs, Intervenants

No du greffe : 37441.

2018 : 15 janvier; 2018 : 11 octobre.

en appel de la cour d’appel fédérale

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis et Gascon : La Cour fédérale n’avait pas la compétence requise pour se prononcer sur la demande de contrôle judiciaire des Mikisew. Pour que la Cour fédérale ait compétence, elle doit lui avoir été attribuée par la loi. Le paragraphe 17(1) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, en cas de demande de réparation contre la Couronne, terme que la Loi définit comme étant Sa Majesté du chef du Canada. Toutefois, cette définition ne s’étend pas aux acteurs de l’exécutif qui exercent un pouvoir législatif. En l’espèce, les Mikisew contestent des mesures qui sont uniformément de nature législative et, de ce fait, leur demande ne vise pas la Couronne dans l’exercice de sa fonction exécutive. De plus, les articles 18 et 18.1 de la Loi ne confèrent à la Cour fédérale que la compétence de contrôler les actions d’un « office fédéral », que le par. 2(1) de la Loi définit comme étant un organisme exerçant une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale. Le paragraphe 2(2) précise que sont exclus de cette définition le Sénat, la Chambre des communes et tout comité ou membre de l’une ou l’autre chambre. Les ministres n’agissent pas en application de pouvoirs que leur confère la loi lorsqu’ils élaborent les textes législatifs; ils agissent plutôt en vertu des pouvoirs qui leur sont dévolus par la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 . Ainsi, dans le cadre de leur fonction de législateurs, ils n’agissent pas comme un office fédéral et leurs actions ne sont pas assujetties au contrôle des tribunaux. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas été saisie à bon droit de la demande de contrôle judiciaire des Mikisew en l’espèce.

En ce qui concerne l’obligation de consulter, l’élaboration d’une loi par des ministres est une mesure législative qui ne déclenche pas cette obligation. L’obligation de consulter découle de l’honneur de la Couronne, un principe fondamental du droit des Autochtones qui régit la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. Elle oblige la Couronne à consulter les peuples autochtones avant de prendre des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 qu’ils revendiquent ou dont l’existence a été établie, en plus de garantir que la Couronne agit honorablement en l’empêchant d’agir unilatéralement d’une façon qui porte atteinte aux droits visés à l’art. 35 . Bien que l’obligation de consulter ait été reconnue dans divers contextes, il a été jugé que la conduite de la Couronne suffisante pour déclencher cette obligation englobe uniquement les actes accomplis par l’exécutif, ou en son nom.

La doctrine de l’obligation de consulter ne convient pas relativement à l’action législative. Il est rarement approprié que les tribunaux examinent de près le processus législatif, y compris l’élaboration de projets de loi par les ministres. Des principes constitutionnels établis depuis longtemps justifient cette réticence à surveiller le processus législatif. Le principe de la séparation des pouvoirs est un élément essentiel de la Constitution du Canada. Il reconnaît qu’un organe du gouvernement ne peut jouer son rôle lorsqu’un autre empiète indûment sur lui. Si l’on devait reconnaître qu’une obligation de consulter s’applique au processus législatif, cela risquerait d’obliger les tribunaux à s’ingérer indûment dans la sphère du législateur. Le principe de la souveraineté parlementaire suppose que l’assemblée législative peut adopter ou abroger une loi à son gré, dans les limites des pouvoirs que lui confère la Constitution. Si l’on devait reconnaître qu’une assemblée législative élue a des obligations précises en matière de consultation, cela risquerait de lui nuire. Le privilège parlementaire empêche en outre généralement les tribunaux d’assujettir le processus parlementaire à des contraintes procédurales. L’application de la doctrine de l’obligation de consulter durant le processus législatif donnerait lieu à une ingérence importante des tribunaux dans les travaux du législateur.

Qui plus est, les recours propres au droit administratif qui peuvent être normalement intentés pour manquement à l’obligation de consulter inciteraient davantage les tribunaux à intervenir indûment dans la sphère du législateur puisque, suivant cette obligation, il faudrait que les tribunaux interviennent directement dans l’élaboration des projets de loi. Assujettir le processus d’élaboration des projets de loi par les ministres à une obligation de consulter soulèverait aussi des préoccupations d’ordre pratique. Si des amendements sont apportés au projet de loi proposé afin de tenir compte de préoccupations soulevées pendant des consultations, ceux-ci pourraient être supprimés par le Parlement, puisqu’il peut modifier le texte de loi proposé. Les possibilités de trouver des mesures d’accommodement utiles pourraient s’en trouver limitées. De plus, les projets de loi d’initiative parlementaire ne donneraient pas naissance à l’obligation de consulter, ce qui rendrait l’approche incongrue. Par ailleurs, dans la longue série de démarches accomplies pour élaborer une loi, il serait extrêmement difficile de départager les étapes assujetties à l’obligation de consulter (parce qu’elles relèvent du pouvoir exécutif) et les actions qui n’y sont pas subordonnées (parce qu’elles relèvent du pouvoir législatif).

Toutefois, lorsqu’une loi porte atteinte aux droits protégés par l’art. 35 , les groupes autochtones ne sont pas privés de tout recours. L’obligation de consulter n’est pas le seul moyen de donner effet au principe de l’honneur de la Couronne. Ce n’est pas parce que la doctrine de l’obligation de consulter, qui a évolué de manière à encadrer la conduite de l’exécutif, ne s’applique pas dans la sphère législative que la Couronne est libérée de son obligation de se comporter honorablement. Même si un groupe autochtone sera empêché de contester une loi en invoquant un manquement du législateur à l’obligation de consulter, les tribunaux pourront possiblement reconnaître l’existence d’autres mesures de protection dans des causes à venir quand une loi sera susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur des droits ancestraux ou issus de traités, par exemple un jugement déclaratoire.

Les juges Abella et Martin : Il y a accord avec la juge Karakatsanis pour dire que le pourvoi devrait être rejeté au motif que le contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales ne pouvait être exercé à l’encontre de mesures prises par des ministres fédéraux dans le cadre du processus parlementaire.

Toutefois, il y a désaccord en ce qui concerne l’obligation de consulter. L’adoption de lois qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 fait naître une obligation de consulter, et les lois adoptées en violation de cette obligation peuvent être contestées directement en vue d’obtenir réparation. L’honneur de la Couronne régit la relation qui unit le gouvernement du Canada et les peuples autochtones. Ce principe fait naître une obligation de consulter applicable à toutes les mesures gouvernementales envisagées susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux et issus de traités, revendiqués ou établis, y compris aux mesures législatives.

L’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsque cette dernière transige avec les peuples autochtones, que ce soit en exerçant ses pouvoirs législatifs ou ses pouvoirs exécutifs. Il s’agit d’un impératif constitutionnel qui donne naissance à des obligations de la Couronne que les tribunaux sont appelés à faire respecter. Lorsque le gouvernement envisage une mesure susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur des droits ancestraux ou issus de traités, l’honneur de la Couronne fait naître une obligation de consulter et d’accommoder. Cette obligation de consulter est plus qu’un simple moyen de respecter le principe de l’honneur de la Couronne. Il ne s’agit pas de savoir si l’obligation de consulter convient dans les circonstances, mais de savoir si l’obligation de consulter s’applique à la décision.

Comme l’honneur de la Couronne imprègne l’ensemble des rapports du gouvernement avec les peuples autochtones, l’obligation de consulter doit s’appliquer à l’exercice de tous les pouvoirs qui sont assujettis à un examen fondé sur l’art. 35 . Ces pouvoirs comprennent l’adoption des lois. Cette conclusion découle de l’évolution jurisprudentielle de l’obligation de consulter, qui est passée d’un aspect de l’analyse de l’atteinte et de la justification dans l’arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, à une obligation indépendante dans Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511. N’étant plus limitée au contexte de la justification, l’obligation de consulter fait désormais partie du cadre juridique essentiel du droit des Autochtones et exige une consultation chaque fois que des mesures sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits revendiqués ou établis qui sont protégés par l’art. 35 . Cette approche reconnaît que la sphère législative n’échappe pas au principe de l’honneur de la Couronne. Approuver une telle lacune dans le principe de l’honneur de la Couronne créerait également un vide dans le cadre d’analyse régissant l’art. 35 , laissant les titulaires de droits ancestraux vulnérables aux mêmes objectifs gouvernementaux réalisés grâce à des mesures législatives plutôt qu’exécutives.

Même si les concepts de souveraineté et de privilège parlementaires sont fondamentaux pour assurer que la branche législative du gouvernement est en mesure de s’acquitter de son travail sans interférence indue, ils ne peuvent pas supplanter le principe de l’honneur de la Couronne. Les questions soulevées par le présent appel exigent que la Cour concilie la protection du processus législatif contre l’interférence des tribunaux et la protection des droits autochtones contre le processus législatif, plutôt que de choisir entre elles. Le droit des groupes autochtones d’être consultés quant aux décisions susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs intérêts n’est pas simplement politique. Il s’agit d’un droit juridique ayant force constitutionnelle. Les décisions qui préconisent une protection contre l’ingérence dans le processus parlementaire doivent donc être interprétées dans le contexte d’une obligation qui ne constitue pas seulement un impératif constitutionnel, mais qui consiste en une reconnaissance des limites de la souveraineté de la Couronne elle‑même. La souveraineté parlementaire ne saurait être interprétée de manière à écarter des obligations découlant de l’honneur de la Couronne. Comme tous les principes constitutionnels, la souveraineté parlementaire doit être mise en balance avec d’autres aspects de l’ordre constitutionnel, dont l’obligation de consulter.

Même si la souveraineté parlementaire ne peut supplanter l’honneur de la Couronne, il importe de donner à sa force en tant que principe constitutionnel le poids qui convient afin d’atteindre un juste équilibre entre ces concepts. La souplesse inhérente à la doctrine de l’obligation de consulter devrait être utilisée pour tenir compte du pouvoir discrétionnaire plus large dont le législateur doit pouvoir jouir dans le contexte législatif. Puisque la portée de l’obligation de consulter est fortement tributaire des circonstances, il n’y a aucune raison pour laquelle l’éventail des obligations de consulter et d’accommoder qui peuvent prendre naissance ne suffit pas pour répondre aux difficultés singulières soulevées dans la sphère législative. En outre, les mesures législatives ne vont pas toutes déclencher l’obligation de consulter. Cette obligation est déclenchée uniquement lorsque la Couronne, ayant connaissance de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral en cause, envisage d’adopter une loi qui pourrait avoir un effet préjudiciable sur ce droit ou ce titre.

La procédure applicable et l’étendue des mesures de réparation lorsque le gouvernement manque à son obligation de consulter dans le contexte du processus législatif sont également limitées par la mise en balance constitutionnelle entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. Les contraintes institutionnelles dans le contexte législatif exigent que les demandeurs contestent la loi existante. Autoriser les contestations directes de la procédure parlementaire avant l’adoption de la loi empiéterait indûment sur le processus législatif. Bien que les tribunaux n’aient pas pour rôle de dicter les procédures que les législateurs doivent adopter, ils peuvent néanmoins examiner si le processus choisi concorde avec la relation particulière qu’entretient la Couronne avec les peuples autochtones. Contester une loi existante sur le fondement de vices de procédure n’est pas nouveau en droit canadien.

Toutefois, une contestation fondée sur l’arrêt Nation haïda, si elle était accueillie, n’invaliderait pas nécessairement la loi attaquée. L’obligation de consulter vise à encourager les gouvernements à tenir compte des effets des mesures qu’ils adoptent sur les collectivités autochtones et à consulter de façon proactive. Elle ne devrait pas remplacer le test de l’atteinte et de la justification énoncé dans l’arrêt Sparrow ou devenir un moyen de routine pour invalider la loi. Sans écarter la possibilité que, dans certains cas, une loi adoptée en violation de l’obligation de consulter puisse être invalidée, la mesure de redressement généralement appropriée prendra la forme d’une déclaration, qui permet aux tribunaux de façonner le cadre juridique tout en respectant le rôle constitutionnel d’une autre branche de l’État d’agir à l’intérieur de ces limites. Par conséquent, un groupe autochtone a droit à un jugement déclaratoire si la Couronne ne l’a pas consulté durant le processus menant à l’édiction d’une loi qui pourrait avoir un effet préjudiciable sur ses intérêts.

Le juge Brown : Il y a accord pour dire que l’appel devrait être rejeté parce que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour examiner la demande de contrôle judiciaire.

Même en faisant fi de cet obstacle juridictionnel, tant la séparation des pouvoirs que le privilège parlementaire, ainsi que la portée bien interprétée du contrôle judiciaire et la jurisprudence existante de la Cour sur l’obligation de consulter mènent à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire des Mikisew ne peut pas être accueillie. L’ensemble du processus législatif — de l’élaboration initiale des politiques à la sanction royale inclusivement — constitue un exercice du pouvoir législatif qui est à l’abri de l’ingérence des tribunaux. Les choix politiques relèvent du pouvoir législatif, tandis que leur mise en œuvre et leur administration incombent au pouvoir exécutif. Cela empêche les tribunaux d’imposer une obligation de consulter dans le cadre du processus législatif.

La formulation et le dépôt des projets de loi échappent au contrôle judiciaire du fait de la séparation des pouvoirs. Pour que chacun des pouvoirs de l’État canadien — le législatif, l’exécutif et le judiciaire — puisse jouer son rôle, il faut qu’ils n’empiètent pas indûment les uns sur les autres. Les ministres de la Couronne jouent un rôle essentiel dans le processus législatif dont ils font partie intégrante. Leur appartenance aux pouvoirs tant exécutif que législatif de l’État canadien ne rend pas leurs rôles dans l’une ou l’autre de ces branches indissociables aux fins du contrôle judiciaire. Dans la présente affaire, des ministres fédéraux ont pris une série de décisions politiques, qui ont mené à la rédaction d’une proposition législative et, ensuite, à l’élaboration des projets de loi omnibus et à leur dépôt à la Chambre des communes. Toutes ces mesures appartenaient au processus législatif qui consiste à déposer des projets de loi au Parlement et elles ont été prises par des ministres qui agissaient en leur capacité législative.

La formulation et le dépôt des projets de loi échappent également au contrôle judiciaire du fait du privilège parlementaire, lequel consiste en une protection contre l’ingérence dans le travail parlementaire des députés. Le principe du privilège parlementaire est essentiel pour que le Parlement s’acquitte de ses fonctions constitutionnelles, puisqu’il lui accorde le droit d’exercer une liberté absolue pour ce qui est de la formulation, du dépôt, de la modification et de l’adoption d’une loi. S’il est vrai que le privilège parlementaire s’applique sous réserve de certaines contraintes imposées par la Constitution, l’obligation de consulter se distingue des exigences quant aux modalités et à la forme imposées par la Constitution que doit respecter le législateur afin d’adopter une loi valide. Tout ce qu’un citoyen canadien peut exiger, sur le plan procédural, c’est qu’un projet de loi fasse l’objet de trois lectures à la Chambre des communes et au Sénat et qu’il reçoive la sanction royale. Bien que la Constitution soit la loi suprême du Canada et qu’elle rende inopérante toute loi incompatible avec ses dispositions, elle ne permet pas aux demandeurs d’écarter le privilège parlementaire

L’élaboration, le dépôt, l’examen et l’adoption des projets de loi ne constituent pas des conduites de la Couronne qui donnent naissance à l’obligation de consulter. La conduite de la Couronne qui fait naître cette obligation exclut les fonctions parlementaires de l’État canadien. Les étapes suivies dans le cadre du processus parlementaire d’élaboration des lois, y compris la sanction royale, ne sont pas le moyen par lequel la Couronne agit. L’exercice de son pouvoir dans l’adoption des lois (lorsqu’elle sanctionne les projets de loi, qu’elle refuse de les sanctionner ou qu’elle réserve sa décision) est de nature législative. Il ne s’agit pas d’une conduite de la Couronne — c’est‑à‑dire d’une conduite de nature exécutive — qui peut donner naissance à l’obligation de consulter. La Couronne n’adopte pas les lois. C’est le Parlement qui le fait.

Par conséquent, procéder au contrôle judiciaire du processus législatif, en contrôlant notamment, après le fait, le processus d’adoption des lois pour vérifier leur conformité à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et à l’honneur de la Couronne, est inconstitutionnel. Le fait qu’il en soit ainsi ne diminue pas la valeur et la sagesse inhérentes à la consultation des peuples autochtones avant l’adoption de lois susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur l’exercice de droits ancestraux ou issus de traités. La consultation durant le processus législatif est une considération importante dans l’analyse de la justification au regard de l’art. 35 . Toutefois, l’absence de consultation ou les lacunes de ce processus ne peuvent être examinées qu’une fois la loi adoptée, et encore, uniquement dans le contexte d’une contestation, fondée sur l’art. 35 , de la teneur de la loi ainsi adoptée ou de ses effets, par opposition à une contestation du processus législatif.

Soulever la possibilité qu’une loi qui aurait un effet préjudiciable sur des droits protégés par l’art. 35 soit déclarée incompatible avec l’honneur de la Couronne mine les principes mêmes de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire qui mènent à la conclusion selon laquelle l’imposition de l’obligation de consulter constituerait une entrave indue dans les circonstances de la présente cause. De plus, cela jetterait le droit dans une incertitude considérable pour toutes les personnes qui se fient sur l’efficacité des lois valablement adoptées et conformes à la Constitution.

Les juges Moldaver, Côté et Rowe : Il y a accord avec le juge Brown. De plus, le fait que l’obligation de consulter n’a pas été reconnue comme exigence procédurale dans le cadre du processus législatif ne prive pas les demandeurs autochtones de tout moyen efficace de faire reconnaître par les tribunaux les atteintes à leurs droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 . Quand une loi est adoptée, les parties qui soutiennent qu’elle a pour effet de porter atteinte aux droits protégés par l’art. 35 disposent de recours fondés sur le cadre d’analyse relatif à l’atteinte et à la justification exposé dans l’arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075. Celles qui prétendent qu’une décision prise par le gouvernement en vertu du pouvoir que lui confère cette loi nuira à un droit qu’elles revendiquent peuvent invoquer l’obligation de consulter reconnue pour la première fois dans l’arrêt Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511. Lorsque surviennent de nouvelles situations où il faut adapter ou étendre la jurisprudence existante, les tribunaux constituent un moyen de faire évoluer le droit davantage. Le besoin de le faire n’a toutefois pas été démontré au vu des faits de l’espèce. La jurisprudence actuelle prévoit la protection et la défense des droits ancestraux tout en assurant le respect des principes constitutionnels de la souveraineté parlementaire et de la séparation des pouvoirs.

Qui plus est, si l’on reconnaissait l’existence d’une obligation constitutionnelle de consulter les peuples autochtones durant le processus de l’élaboration des projets de loi, cela perturberait grandement l’exécution de ce travail. L’élaboration des projets de loi n’est pas un processus simple. Il s’agit plutôt d’un processus fort complexe qui mobilise de nombreux acteurs au sein du gouvernement. L’imposition de l’obligation de consulter à ce stade pourrait en fait paralyser le fonctionnement interne au quotidien du gouvernement. Ce qui est aujourd’hui complexe et difficile risquerait de devenir interminable et dysfonctionnel.

Enfin, reconnaître l’existence d’une obligation de consulter pendant le processus législatif aurait une autre conséquence sérieuse : les tribunaux seraient appelés à intervenir pour superviser les interactions entre les parties autochtones et les responsables de l’élaboration des projets de loi soumis à l’examen du Parlement et des législatures provinciales. Si une obligation de consulter durant le processus législatif devait être imposée, des différends se soulèveraient quant à la façon de s’acquitter de cette obligation. Les parties concernées s’adresseraient inévitablement aux tribunaux, qui seraient appelés à surveiller l’exécution d’une obligation de consulter durant l’élaboration des projets de loi. Les tribunaux sont mal outillés pour traiter des considérations procédurales complexes associées au processus législatif. Si un législateur décidait de prendre part à une consultation avec des peuples autochtones, le stade auquel se tiendrait cette consultation relèverait de son pouvoir discrétionnaire. L’intervention des tribunaux à l’égard de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire contreviendrait au principe de la séparation des pouvoirs. Amener les tribunaux à encadrer l’exercice par le Parlement et les législatures de leurs pouvoirs et privilèges transformerait de fond en comble le système de gouvernement au Canada.

Jurisprudence

Citée par la juge Karakatsanis

Arrêts mentionnés : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617; Fédération Franco‑ténoise c. Canada, 2001 CAF 220, [2001] 3 C.F. 641; Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713; Shade c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 327, 230 F.T.R. 53; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4; Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85; Ross River Dena Council c. Yukon, 2012 YKCA 14, 358 D.L.R. (4th) 100; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234.

Citée par la juge Abella

Arrêts examinés : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069; Chippewas of the Thames First Nation c. Pipelines Enbridge Inc., 2017 CSC 41, [2017] 1 R.C.S. 1099; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40; British Columbia Teachers’ Federation c. Colombie‑Britannique, 2016 CSC 49, [2016] 2 R.C.S. 407, inf. (2015), 71 B.C.L.R. (5th) 223; arrêts mentionnés : Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013; R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46; Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; Renvoi :Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Gallant c. The King, [1949] 2 D.L.R. 425; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Mohawks of the Bay of Quinte c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 669, 434 F.T.R. 241.

Citée par le juge Brown

Arrêt examiné : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; arrêts mentionnés : Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585; ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752; Anisman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52, 400 N.R. 137; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Galati c. Canada (Gouverneur général), 2015 CF 91, [2015] 4 R.C.F. 3; Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Case of Proclamations (1611), 12 Co. Rep. 74, 77 E.R. 1352; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069; Fédération Franco‑ténoise c. Canada, 2001 CAF 220, [2001] 3 C.F. 641; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623.

Citée par le juge Rowe

Arrêts examinés : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650; arrêts mentionnés : R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; Ktunaxa Nation c. Colombie‑Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54, [2017] 2 R.C.S. 386; Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199.

Lois et règlements cités

Act of Settlement (Angl.), 12 & 13 Will. 3, c. 2.

Bill of Rights (Angl.), 1 Will. & Mar., sess. 2, c. 2, art. 9.

Charte canadienne des droits et libertés .

Déclaration canadienne des droits, L.R.C. 1985, app. III.

Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, c. 19, art. 52 .

Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, c. 37 .

Loi constitutionnelle de 1867 , préambule, partie IV, art. 17, 48, 49, 54, 55.

Loi constitutionnelle de 1982, art. 35 , 52 .

Loi de 2012 sur l’emploi et la croissance, L.C. 2012, c. 31 .

Loi sur l’accord définitif nisga’a, L.C. 2000, c. 7 .

Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, L.C. 2012, c. 19 .

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F‑11 .

Loi sur la protection de la navigation [auparavant la Loi sur la protection des eaux navigables ], L.R.C. 1985, c. N‑22 .

Loi sur le ministère de l’Environnement, L.R.C. 1985, c. E‑10 .

Loi sur le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L.R.C. 1985, c. I‑6 .

Loi sur le ministère des Pêches et des Océans, L.R.C. 1985, c. F‑15 .

Loi sur le ministère des Ressources naturelles, L.C. 1994, c. 41 .

Loi sur le ministère des Transports, L.R.C. 1985, c. T‑18 .

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7, art. 2(1) « couronne », « office fédéral », 2(2), 17, 18, 18.1, 28.

Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, c. 29 .

Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5 .

Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, c. F‑14 .

Nisga’a Final Agreement Act, S.B.C. 1999, c. 2.

Magna Carta (1215).

Proclamation royale (1763) (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1).

Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règle 57.

Traités et ententes

Accord définitif nisga’a (1999), c. 11, art. 30, 31.

Traité no 8 (1899).

Doctrine et autres documents cités

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O. Hood Phillips & Jackson : Constitutional and Administrative Law, 8th ed. by O. Hood Phillips, Paul Jackson and Patricia Leopold, London, Sweet & Maxwell, 2001.

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Walters, Mark D. « The Morality of Aboriginal Law » (2006), 31 Queen’s L.J. 470.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Pelletier, Webb et de Montigny), 2016 CAF 311, [2017] R.C.F. 298, 405 D.L.R. (4th) 721, 5 C.E.L.R. (4th) 302, [2017] 1 C.N.L.R. 354, [2016] A.C.F. no 1389 (QL), 2016 CarswellNat 9957 (WL Can.), qui a infirmé un jugement déclaratoire du juge Hughes, 2014 CF 1244, 470 F.T.R. 243, 93 C.E.L.R. (3d) 199, [2015] 1 C.N.L.R. 243, [2014] A.C.F. no 1308 (QL), 2014 CarswellNat 8413 (WL Can.). Pourvoi rejeté.

Robert J. M. Janes, c.r., Karey Brooks et Estella White, pour l’appelant.

Christopher M. Rupar et Cynthia Dickins, pour les intimés.

Samuel Chayer, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

William Gould et Rachelle Standing, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Glen R. Thompson et Heather Cochran, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Richard James Fyfe, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Krista Epton, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

Gregory J. McDade, c.r., et Kate Blomfield, pour les intervenants Champagne and Aishihik First Nations, Kwanlin Dün First Nation, Little Salmon Carmacks First Nation, First Nation of Na‑Cho Nyak Dun, Teslin Tlingit Council et First Nations of the Maa‑nulth Treaty Society.

Julie McGregor et Stuart Wuttke, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.

John Hurley et François Dandonneau, pour les intervenants le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee) et le Gouvernement de la nation crie.

Jason T. Madden, Alexandria Winterburn et Megan Strachan, pour l’intervenante la Fédération métisse du Manitoba.

Brandon Kain, Bryn Gray et Asher Honickman, pour l’intervenant Advocates for the Rule of Law.

Victor Carter, Allison Lachance et Darryl Korell, pour l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations.

Karenna Williams et Jeff Huberman, pour l’intervenant Gitanyow Hereditary Chiefs.

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis et Gascon rendu par

La juge Karakatsanis —

I. Aperçu

[1] Depuis l’arrêt de principe Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, l’obligation de consulter a joué un rôle central pour garantir une véritable protection aux droits ancestraux et issus de traités. Ancrée dans le principe de l’honneur de la Couronne, l’obligation en question exige que cette dernière consulte les peuples autochtones (et, s’il y a lieu, trouve des accommodements) avant de prendre des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 faisant l’objet d’une revendication ou dont l’existence a été établie. L’appelante, la Mikisew Cree First Nation, soutient que la Couronne avait l’obligation de la consulter en ce qui concerne l’élaboration d’une loi de protection environnementale susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits de ses membres de chasser, de piéger et de pêcher garantis par traité. La Cour doit donc répondre à une question épineuse laissée à ce jour sans réponse : L’obligation de consulter s’applique‑t‑elle au processus législatif?

[2] Je conclus par la négative. Compte tenu de l’existence de deux principes constitutionnels — la séparation des pouvoirs et la souveraineté parlementaire —, il est rarement approprié que les tribunaux examinent de près le processus législatif. Celui‑ci ne se déroule pas uniquement au Parlement. Il commence plutôt par l’élaboration des projets de loi. À ce stade, les ministres s’acquittent de fonctions parlementaires. Cela étant, les tribunaux doivent faire preuve de retenue lorsqu’ils se penchent sur ce processus. Étendre la doctrine de l’obligation de consulter au processus législatif obligerait l’organe judiciaire à outrepasser les aspects essentiels son rôle institutionnel et menacerait l’équilibre respectueux qui règne entre les trois piliers de notre démocratie. Cela transposerait aussi un cadre de consultation et les recours judiciaires élaborés en relation avec des actes de l’exécutif dans la sphère distincte du législateur. Par conséquent, la doctrine de l’obligation de consulter ne convient pas au processus législatif; un processus qui ne constitue pas une « conduite de la Couronne », élément déclencheur de l’obligation de consulter.

[3] Cela ne veut toutefois pas dire que, lorsque la loi porte atteinte aux droits protégés par l’art. 35 , les groupes autochtones ne disposent d’aucun recours. Évidemment, si une loi enfreint cette disposition, elle peut être déclarée invalide en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 . En outre, l’honneur de la Couronne peut fort bien commander l’intervention des tribunaux lorsqu’une loi est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux et issus de traités, sans nécessairement y porter atteinte. Il faudra toutefois régler ces questions à une autre occasion. Dans le présent pourvoi, la question en litige est celle de savoir si la doctrine de l’obligation de consulter devrait s’appliquer au processus législatif. Je conclus que non.

II. Contexte

[4] Les Mikisew forment une bande, au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I‑5 , dont le territoire ancestral se trouve principalement dans le nord‑est de l’Alberta. C’est une région d’une immense beauté qui comprend les terres et les eaux des environs du lac Athabasca ainsi que le delta Paix‑Athabasca, et qui accueille des projets, proposés et existants, d’exploitation des sables bitumineux.

[5] Les Mikisew sont les descendants d’un groupe autochtone qui, avec plusieurs autres Premières Nations, a conclu le Traité no 8 avec Sa Majesté en 1899. Aux termes de ce traité, les Premières Nations ont cédé à la Couronne une vaste superficie de terres — qui représente une grande partie de ce qui constitue aujourd’hui le nord de l’Alberta, le nord‑est de la Colombie‑Britannique, le nord‑ouest de la Saskatchewan et la partie sud des Territoires du Nord‑Ouest — en contrepartie de certaines garanties, dont celle que leurs droits de chasse, de piégeage et de pêche seraient protégés :

[traduction] Et Sa Majesté la Reine CONVIENT PAR LES PRÉSENTES avec les dits Indiens qu’ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l’étendue de pays cédée telle que ci‑dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d’établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets.

[6] La contestation des Mikisew concerne deux lois omnibus qui ont eu une incidence importante sur le régime canadien de protection environnementale. Au mois d’avril 2012, le ministre fédéral des Finances a présenté le projet de loi C‑38 (adopté sous le nom de Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, L.C. 2012, c. 19 ), qui a reçu la sanction royale au mois de juin 2012. Plus tard cette année‑là, le ministre a présenté le projet de loi C‑45 (adopté sous le nom de Loi de 2012 sur l’emploi et la croissance, L.C. 2012, c. 31 ), qui a reçu la sanction royale au mois de décembre 2012.

[7] Ces projets de loi avaient une large portée. Ensemble, ils ont mené à l’abrogation de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, c. 37 , et à l’adoption de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, c. 19, art. 52 . Ils apportaient également d’importantes modifications au régime de protection mis en place par la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, c. F‑14 , et ils modifiaient la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, c. 29 , ainsi que la Loi sur la protection des eaux navigables , qui a été renommée la Loi sur la protection de la navigation, L.R.C. 1985, c. N‑22 .

[8] Aucune consultation n’a été menée auprès des Mikisew quant aux deux projets de loi omnibus ni à quelque étape que ce soit de leur élaboration ni avant qu’ils ne reçoivent la sanction royale.

[9] Les Mikisew ont présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu des art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7 , par laquelle ils sollicitaient diverses déclarations et ordonnances relatives à l’obligation des ministres intimés de les consulter en ce qui concerne la présentation et l’élaboration des projets de loi omnibus.

[10] Le juge Hughes, saisi de la demande de contrôle, a conclu que le par. 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales n’avait pas pour effet d’exclure l’instance et que cette dernière comportait une question justiciable : 2014 CF 1244, 470 F.T.R. 243. Il a précisé qu’une intervention judiciaire dans le processus législatif contreviendrait au principe de la séparation des pouvoirs. Par conséquent, si l’élaboration d’une politique par les ministres déclenchait une obligation de consulter, les tribunaux ne peuvent voir à son application avant qu’un projet de loi soit déposé au Parlement. Le juge Hughes s’est ensuite demandé s’il existait une obligation de consulter en l’espèce. Il a tenu pour acquis que les mesures que prennent les ministres du Cabinet avant le dépôt d’un projet de loi au Parlement peuvent constituer une conduite de la Couronne qui déclenche l’obligation de consulter. Il a conclu que les propositions contenues dans les projets de loi omnibus étaient susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits des Mikisew garantis par traité. Il a donc déclaré que l’obligation de consulter s’appliquait. Les Mikisew avaient le droit de recevoir un avis les informant des dispositions des projets de loi omnibus qui, raisonnablement, pouvaient porter préjudice à leurs droits issus de traités et de se voir offrir la possibilité de présenter des observations. La Cour fédérale a rendu une ordonnance déclaratoire en ce sens.

[11] La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel : 2016 CAF 311, [2017] 3 R.C.F. 298. Les juges de Montigny et Webb, majoritaires, ont conclu que le juge saisi de la demande de contrôle avait commis une erreur en procédant au contrôle judiciaire d’une mesure législative en contravention de la Loi sur les Cours fédérales . Selon la Cour d’appel, lorsque les ministres élaborent une politique, ils agissent à titre de législateurs et leurs actions ne sont pas assujetties au contrôle des tribunaux. Les juges majoritaires ont également conclu que la décision de première instance ne respectait pas les principes de la souveraineté parlementaire, de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire. Ces principes exigent que les tribunaux s’abstiennent de superviser le processus législatif. De plus, imposer une obligation de consulter dans le cadre du processus législatif serait peu pratique et entraverait la capacité législative du Parlement.

[12] Dans des motifs concordants, le juge Pelletier a conclu que la Loi sur les Cours fédérales ne faisait pas obstacle à la demande des Mikisew. Selon lui, bien que la Cour fédérale n’ait peut‑être pas été valablement saisie d’une demande de contrôle judiciaire, elle avait néanmoins compétence sur l’affaire en vertu de l’art. 17 de la Loi sur les Cours fédérales , puisque les Mikisew demandaient réparation contre la Couronne. Le juge Pelletier a signalé qu’il pourrait se révéler problématique de conclure qu’une mesure législative ne peut en aucun cas déclencher l’obligation de consulter. Toutefois, il a conclu que cette obligation ne prend pas naissance s’il s’agit d’une loi d’application générale dont les effets ne sont pas limités aux droits en cause. Comme les lois omnibus appartenaient à cette catégorie, l’obligation de consulter n’entrait pas en jeu.

III. Analyse

A. Compétence

[13] Pour que la Cour fédérale puisse avoir compétence, la loi doit la lui avoir attribuée : Windsor (Ville) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617, par. 34.

[14] Deux dispositions potentiellement attributives de compétence interviennent dans le présent pourvoi : les art. 17 et 18 de la Loi sur les Cours fédérales . Je traiterai de chacune d’elles à tour de rôle.

(1) Article 17 de la Loi sur les Cours fédérales

[15] Les Mikisew n’ont invoqué l’art. 17 en tant que disposition attributive de compétence ni en première instance ni dans leur plaidoirie devant la Cour. Or, le juge Pelletier, de la Cour d’appel fédérale, a déclaré que cette disposition conférait une compétence en l’espèce. De plus, bien que la première demande des Mikisew ait été qualifiée de demande de contrôle judiciaire visée à l’art. 18 (et non à l’art. 17 ), les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, prévoient que « [l]a Cour n’annule pas un acte introductif d’instance au seul motif que l’instance aurait dû être introduite par un autre acte introductif d’instance » : règle 57.

[16] Aux termes du par. 17(1) de la Loi, la « Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne ». En outre, le par. 2(1) de la Loi définit la Couronne comme étant « Sa Majesté du chef du Canada ». Je reconnais toutefois que ce nom ne s’étend pas aux acteurs de l’exécutif qui exercent un « pouvoir législatif » : Fédération Franco‑ténoise c. Canada, 2001 CAF 220, [2001] 3 C.F. 641, par. 58. En l’espèce, comme je l’expliquerai, les Mikisew contestent des mesures qui sont uniformément de nature législative. Par conséquent, leur demande ne vise pas « la Couronne » dans l’exercice de sa fonction exécutive. L’article 17 ne confère donc pas à la Cour fédérale compétence sur la demande des Mikisew.

(2) Article 18 de la Loi sur les Cours fédérales

[17] Les Mikisew ont présenté la présente demande de contrôle judiciaire, en application des art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales , à l’égard du processus d’élaboration des lois omnibus par les ministres intimés. Je souscris aux conclusions et aux motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale selon lesquels la Cour fédérale n’a pas été saisie à bon droit de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

[18] La Loi sur les Cours fédérales n’autorise pas le contrôle judiciaire des activités parlementaires. En effet, les articles 18 et 18.1 ne confèrent à la Cour fédérale que la compétence de contrôler les actions d’un « office fédéral ». Il s’agit, au sens de la Loi, sous réserve de certaines exceptions, d’un organisme exerçant une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale : art. 2 ; voir aussi Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 R.C.S. 713, par. 64. Le paragraphe 2(2) précise que « le Sénat, la Chambre des communes, tout comité de l’une ou l’autre chambre, tout sénateur ou député » sont exclus de la définition de « office fédéral ». Cette disposition vise donc à « empêcher le contrôle judiciaire de la filière législative en général » : Cour d’appel, par. 32. Comme je l’expliquerai plus en détail ultérieurement, le Cabinet et les ministres n’agissent pas en application de pouvoirs que leur confère la loi lorsqu’ils élaborent les textes législatifs; ils agissent plutôt en vertu des pouvoirs qui leur sont dévolus par la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 . Ainsi, dans le cadre de leur fonction de législateurs, ils n’agissent pas comme un « office fédéral » au sens de l’art. 2 : voir Shade c. Canada (Attorney General), 2003 FCT 327, 230 F.T.R. 53, par. 34.

[19] Quoi qu’il en soit, les parties ont présenté des observations détaillées sur les questions de fond soulevées dans le présent pourvoi. Dans les circonstances, il est important que la Cour détermine si l’obligation de consulter s’applique au processus législatif.

B. L’honneur de la Couronne et l’obligation de consulter

[20] L’obligation de consulter est fondée sur principe de l’honneur de la Couronne : Nation haïda, par. 16. Je vais donc traiter dans un premier temps des principes qui sous‑tendent l’honneur de la Couronne et de son lien avec l’obligation de consulter.

[21] L’honneur de la Couronne est un principe fondamental du droit des Autochtones qui régit la relation entre la Couronne et les peuples autochtones. Il tire son origine de « l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et [de] l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque‑là sous l’autorité de ce peuple », et il remonte à la Proclamation royale de 1763 : Nation haïda, par. 32; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 66. Il reconnaît que la tension entre l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, d’une part, et la souveraineté, les droits et l’occupation préexistants des peuples autochtones, d’autre part, donne naissance à une relation particulière, qui exige que la Couronne agisse honorablement envers ces derniers : Manitoba Metis, par. 67; B. Slattery, « Aboriginal Rights and the Honour of the Crown » (2005), 29 S.C.L.R. (2d) 433, p. 436.

[22] L’objectif qui sous‑tend le principe de l’honneur de la Couronne est celui de faciliter la réconciliation de ces intérêts : Manitoba Metis, par. 66–67. Il contribue à l’atteinte de cet objectif notamment en favorisant la négociation et le règlement juste des revendications autochtones comme solution de rechange aux recours judiciaires et aux résultats imposés par les tribunaux : Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, par. 24. Cette entreprise de réconciliation est un principe de base du droit des Autochtones.

[23] L’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsque cette dernière traite avec les peuples autochtones : R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 41; Manitoba Metis, par. 68‑72. Comme il découle de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, il lie celle‑ci en sa qualité de souveraine. En effet, la Cour a déjà jugé que le principe de l’honneur de la Couronne s’applique quand cette dernière agit soit par le truchement d’une mesure législative, soit dans l’exercice de sa fonction exécutive : voir R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1110 et 1114; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 231 (la juge McLachlin, plus tard juge en chef, dissidente); Nation haïda; Manitoba Metis, par. 69.

[24] Comme l’a statué la Cour dans Nation haïda, l’honneur de la Couronne « [n’est] pas simplement [. . .] une belle formule, mais [. . .] un précepte fondamental qui peut s’appliquer dans des situations concrètes » et qui « fait naître différentes obligations selon les circonstances » : par. 16 et 18. Lorsqu’il est engagé, il fait peser une « lourde obligation » sur la Couronne : Manitoba Metis, par. 68. En effet, vu l’existence d’un lien étroit entre l’art. 35 et le principe de l’honneur de la Couronne, ce dernier a été qualifié de « principe constitutionnel » : Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 42. Toutefois, la Cour a clairement indiqué que les obligations qui en découlent varient en fonction de la situation : Manitoba Metis, par. 74. La réponse à la question de savoir ce qui constitue un comportement honorable et quelles obligations découlent de l’honneur de la Couronne sont fortement tributaires des circonstances : Nation haïda, par. 38; Taku River, par. 25; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650, par. 36‑37.

[25] L’obligation de consulter est une de ces obligations. Dans les cas où la Couronne envisage de prendre une mesure exécutive susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits protégés par l’art. 35 , la Cour a jugé que le principe de l’honneur de la Couronne donne lieu à une obligation de consulter justiciable : voir par ex. : Nation haïda; Taku River; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Little Salmon. Cette obligation a aussi été jugée applicable lorsqu’un décideur habilité par la loi — ne faisant pas partie de l’exécutif — agit au nom de la Couronne : Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069, par. 29. Il ressort de ces arrêts que, dans certaines circonstances, la conduite de la Couronne peut ne pas constituer une « atteinte » à des droits visés à l’art. 35 ayant été établis. Toutefois, agir unilatéralement d’une manière susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur ces droits ternit l’honneur de la Couronne et peut de ce fait justifier une intervention à l’issue d’un contrôle judiciaire.

[26] Il ressort clairement de la jurisprudence relative à l’obligation de consulter qu’il faut la considérer comme un « complément valable » à l’honneur de la Couronne : Little Salmon, par. 44. Elle garantit que la Couronne agit honorablement en l’empêchant d’agir unilatéralement d’une façon qui porte atteinte aux droits visés à l’art. 35 . Cela favorise la réconciliation entre elle et les peuples autochtones, d’abord en fournissant une protection procédurale à ces droits, ensuite en encourageant la négociation et les règlements justes comme solution de rechange aux frais, aux retards et à l’acrimonie découlant de procédures judiciaires intentées pour débattre d’allégations de contravention à l’art. 35 : Clyde River, par. 1; Nation haïda, par. 14 et 32; Première nation crie, par. 63.

[27] L’existence de l’obligation de consulter a été reconnue dans divers contextes. Par exemple, dans Nation haïda, la Cour l’a reconnue lorsque la Couronne a envisagé le remplacement et le transfert de concessions de fermes forestières susceptibles d’avoir une incidence sur des droits ancestraux revendiqués, mais non établis. Dans Première nation crie, la Cour a reconnu que le fait d’envisager la « prise » de terres visées par le Traité no 8 était susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits des Mikisew issus de ce traité et commandait donc la tenue d’une consultation. L’incidence de la conduite de la Couronne sur les terres et les ressources n’a pas à être immédiate pour que l’obligation de consulter soit déclenchée. La Cour a reconnu que « la décision prise en haut lieu ou la modification structurelle apportée à la gestion [d’une] ressource » peut en effet aussi déclencher l’obligation de consulter : Carrier Sekani, par. 47, voir aussi le par. 44. En revanche, jusqu’à présent, l’obligation de consulter n’a été appliquée qu’aux actes posés par l’exécutif ou en son nom.

[28] Les droits issus de traités des Mikisew sont protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et les actes de la Couronne touchant ces droits engagent l’honneur de la Couronne. En l’espèce, les Mikisew soutiennent que la conduite de la Couronne est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits de chasse, de piégeage et de pêche protégés par le Traité no 8. La Cour a affirmé à maintes reprises que le principe de l’honneur de la Couronne régit la conclusion des traités ainsi que leur mise en œuvre et exige que la Couronne agisse de manière à ce que les traités et les promesses solennelles qu’elle fait aux peuples autochtones atteignent leur but : Manitoba Metis, par. 73 et 75; Première nation crie, par. 51; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, par. 44; Badger, par. 41 et 47. Les traités sont sacrés; il est toujours présumé que la Couronne entend respecter ses promesses. Aucune apparence de « manœuvres malhonnêtes » n’est permise : Badger, par. 41.

[29] Or, dans le présent pourvoi, il s’agit de savoir si l’honneur de la Couronne déclenche une obligation de consulter justiciable, lorsque des ministres élaborent des projets de loi susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits issus de traités des Mikisew. Lorsqu’elle est saisie, comme en l’espèce, d’une affaire sans précédent, la Cour doit décider si c’est en invoquant l’obligation de consulter qu’une partie peut demander le respect du principe de l’honneur de la Couronne. Dans le passé, la Cour a expressément choisi de laisser en suspens la question de savoir si le processus d’élaboration des lois constitue une « conduite de la Couronne » qui déclenche l’obligation de consulter : Carrier Sekani, par. 44; Clyde River, par. 28. Je vais maintenant procéder à l’analyse de cette question.

C. L’obligation de consulter durant le processus législatif

[30] Les Mikisew font valoir que l’élaboration par les ministres d’une politique menant à la rédaction et à la présentation d’un projet de loi susceptible d’avoir une incidence sur les droits protégés par l’art. 35 déclenche l’obligation de consulter. Selon eux, lorsqu’ils élaborent une loi, les ministres exercent des fonctions exécutives et non pas législatives. Il ne serait donc pas contraire au principe de la séparation des pouvoirs ou du privilège parlementaire de conclure que l’élaboration d’une loi déclenche l’obligation de consulter. De plus, selon eux, conclure autrement priverait les demandeurs aux prises avec une loi qui a une incidence sur leurs droits protégés par l’art. 35 d’un recours efficace. En effet, des lois peuvent abolir la surveillance et la participation de la Couronne à l’exploitation des ressources et, par conséquent, éliminer la conduite de la Couronne qui déclencherait l’obligation de consulter. Qui plus est, exiger des demandeurs qu’ils présentent une demande fondée sur la violation de l’art. 35 pour défendre leurs droits leur imposerait un lourd fardeau.

[31] Les intimés soutiennent plutôt que l’élaboration d’une loi par des ministres est une mesure législative qui ne déclenche pas l’obligation de consulter, puisque cela serait incompatible avec les principes de souveraineté parlementaire et de séparation des pouvoirs. Selon ces principes, les tribunaux ne peuvent pas superviser le processus législatif. Les intimés fondent leur thèse sur la prémisse que les ministres exercent des fonctions parlementaires, et non pas des fonctions exécutives, lorsqu’ils élaborent des projets de loi. De plus, selon eux, les demandeurs ne sont pas privés d’un recours utile du fait que le processus législatif ne déclenche pas l’obligation de consulter. Une fois la loi adoptée, ils peuvent la contester, conformément au cadre d’analyse établi par l’arrêt Sparrow, si elle porte atteinte aux droits protégés par l’art. 35 . En outre, des décisions prises en application de la nouvelle loi ou de la loi modifiée peuvent donner naissance à l’obligation de consulter.

[32] Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que le processus législatif — à savoir l’élaboration, l’adoption et la promulgation d’une loi — ne donne pas naissance à l’obligation de consulter. Les principes de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté parlementaire exigent que les tribunaux s’abstiennent d’intervenir dans le processus législatif. La doctrine de l’obligation de consulter ne convient donc pas relativement à l’action législative.

[33] Les Mikisew nous demandent de reconnaître que l’obligation de consulter s’applique aux ministres pendant l’élaboration des projets de loi. De toute évidence, au Canada, il y a un chevauchement entre les fonctions exécutives et législatives; le Cabinet, par exemple, est « un comité combiné de telle sorte qu’il sert, comme un trait d’union ou une boucle, à rattacher la partie législative à la partie exécutive du gouvernement » : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 559, citant W. Bagehot, La Constitution anglaise 1869, p. 19. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec les Mikisew pour dire que les ministres exercent des fonctions exécutives lorsqu’ils élaborent des projets de loi. En l’espèce, l’élaboration des textes de loi ne relevait pas d’un pouvoir conféré par voie législative; il s’agissait plutôt de l’exercice de pouvoirs législatifs qui sont dévolus par la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 . Comme les juges majoritaires de la Cour d’appel l’ont souligné, les lois habilitantes sur lesquelles s’appuient les Mikisew pour démontrer que les ministres exerçaient des fonctions exécutives lorsqu’ils ont élaboré les projets de loi « ne renvoient aucunement, même implicitement, [à] l’élaboration de projets de loi pour dépôt au Parlement » : motifs de la Cour d’appel, par. 28; Loi sur le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L.R.C. 1985, c. I‑6 ; Loi sur le ministère de l’Environnement, L.R.C. 1985, c. E‑10 ; Loi sur le ministère des Pêches et des Océans, L.R.C. 1985, c. F‑15 ; Loi sur le ministère des Transports, L.R.C. 1985, c. T‑18 ; Loi sur le ministère des Ressources naturelles, L.C. 1994, c. 41 ; Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F‑11 .

[34] L’élaboration de projets de loi par les ministres fait partie intégrante du processus législatif, un processus qui est généralement à l’abri du contrôle judiciaire. De plus, la jurisprudence de la Cour établit clairement que, si le Cabinet n’est pas autorisé à présenter un projet de loi, cela revient à restreindre le pouvoir du Parlement : Régime d’assistance publique du Canada, p. 560. Dans le passé, la Cour a souvent insisté sur l’importance de protéger le processus législatif contre la surveillance judiciaire. Dans le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, les juges majoritaires de la Cour ont déclaré que « [l]es tribunaux interviennent quand une loi est adoptée et non avant » : p. 785. Dans l’arrêt Régime d’assistance publique du Canada, la Cour a souligné que « [l]a rédaction et le dépôt d’un projet de loi font partie du processus législatif dans lequel les tribunaux ne s’immiscent pas » : p. 559.

[35] Des principes constitutionnels établis depuis longtemps justifient cette réticence à surveiller le processus législatif. Le principe de la séparation des pouvoirs est « un élément essentiel de notre constitution » : Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, par. 52; voir également Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 27. Il reconnaît qu’un organe du gouvernement « ne peut jouer son rôle lorsqu’un autre empiète indûment sur lui » : Criminal Lawyers’ Association, par. 29. Il exige que « les tribunaux et le Parlement s’efforcent de respecter leurs rôles respectifs dans la conduite des affaires publiques »; ainsi, il ne fait aucun doute que le Parlement doive pouvoir « exercer ses activités législatives libre de toute ingérence de la part d’organismes ou d’institutions externes, y compris les tribunaux » : Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 20. Si l’on devait reconnaître qu’une obligation de consulter s’applique au processus législatif, cela risquerait d’obliger les tribunaux à s’ingérer indûment dans la sphère du législateur.

[36] Le principe de la souveraineté parlementaire suppose que l’Assemblée législative peut adopter ou abroger une loi à son gré, dans les limites des pouvoirs que lui confère la Constitution. Bien que l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés ait « dans une large mesure [. . .] fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 72), la démocratie demeure l’un des principes non écrits de la Constitution (par. 61‑69). Si l’on devait reconnaître que l’assemblée législative élue a des obligations précises en matière de consultation, cela risquerait de lui nuire dans l’accomplissement de son mandat et donc de miner sa capacité de se faire la voix de l’électorat.

[37] Le principe constitutionnel connexe du privilège parlementaire confirme lui aussi que le processus législatif est largement hors de la portée d’une intervention judiciaire. Il est défini comme étant « la somme des privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent le Sénat, la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions » : Vaid, par. 29. Une fois qu’une catégorie de privilèges parlementaires est établie, « c’est au Parlement, et non aux tribunaux, qu’il revient de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier » : Vaid, par. 29 et par. 47‑48 (italique dans l’original). Il ressort à l’évidence de la jurisprudence canadienne que le privilège parlementaire met les « débats ou travaux du Parlement » à l’abri du contrôle judiciaire : Vaid, par. 29, point 10; J. P. J. Maingot, Parliamentary Immunity in Canada (2016), p. 166‑171; voir également New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 385; P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. Supp.), § 1.7; art. 9 du Bill of Rights de 1689 du Royaume‑Uni. L’existence de ce privilège empêche par ailleurs généralement les tribunaux d’assujettir le processus parlementaire à des contraintes procédurales.

[38] L’application de la doctrine de l’obligation de consulter durant le processus législatif donnerait lieu à une ingérence importante des tribunaux dans les travaux du législateur, et ce, même s’ils ne s’acquittaient de cette obligation qu’après l’adoption de la loi. La jurisprudence sur l’obligation de consulter a fait naître une gamme d’exigences en matière de consultation qui sont adaptées au contexte du processus décisionnel administratif. Transposer ces exigences qui relèvent de l’exécutif directement dans la sphère législative entraverait indûment la capacité des assemblées législatives d’être maîtresses de leurs propres procédures.

[39] Les recours propres au droit administratif qui peuvent être normalement intentés pour manquement à l’obligation de consulter inciteraient davantage les tribunaux à intervenir indûment dans la sphère du législateur. L’omission par la Couronne de mener des consultations peut donner lieu à diverses mesures réparatrices dont l’annulation de la décision en cause ou l’octroi d’une injonction, de dommages‑intérêts ou d’une ordonnance enjoignant à la Couronne de procéder à des consultations avant de donner suite à l’action proposée : Carrier Sekani, par. 37 et 54; Clyde River, par. 24; K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), ¶15.820‑15.980. Par conséquent, si une obligation de consulter s’appliquait au processus législatif, il faudrait que les tribunaux interviennent directement dans l’élaboration des projets de loi. Je reconnais que les Mikisew s’en sont tenus à solliciter une ordonnance déclaratoire en l’espèce. Toutefois, ils ont invoqué à l’appui de leur demande le fait que le Canada envisageait de modifier son régime de protection environnementale à l’époque où la procédure a été entamée. De plus, ils ont indiqué qu’il pourrait convenir, dans des litiges futurs, que les tribunaux examinent des réparations accessoires consistant à faire en sorte que la loi contestée fasse l’objet de plus amples consultations, qu’il soit sursis à sa mise en œuvre ou qu’elle soit soumise au contrôle judiciaire. De telles mesures pourraient entraver considérablement la volonté du Parlement.

[40] Assujettir le processus d’élaboration des projets de loi par les ministres à une obligation de consulter, comme le proposent les Mikisew, soulèverait aussi des préoccupations d’ordre pratique. En effet, si l’obligation de consulter devait être déclenchée au stade de l’élaboration d’un projet de loi par les ministres, plutôt qu’à un stade ultérieur du processus législatif, les possibilités de trouver des mesures d’accommodement utiles pourraient s’en trouver limitées. En effet, des amendements apportés à un projet de loi au stade de l’élaboration de la politique sous‑jacente, pour tenir compte de préoccupations soulevées pendant des consultations, pourraient être supprimés par le Parlement, puisqu’il peut modifier une loi proposée. De plus, le dépôt de projets de loi d’initiative parlementaire ne donnerait pas naissance à l’obligation de consulter, ce qui rendrait l’approche incongrue. Celle proposée par les Mikisew pourrait aussi être difficile à appliquer lorsque les ministres exercent à la fois des fonctions exécutives et parlementaires dans le cadre du processus décisionnel du Cabinet. Dans la longue série de démarches accomplies pour élaborer une loi, il serait extrêmement difficile de départager les étapes assujetties à l’obligation de consulter (parce qu’elles relèvent du pouvoir exécutif) et les actions qui n’y sont pas subordonnées (parce qu’elles relèvent du pouvoir législatif).

[41] Pour les motifs qui précèdent, la doctrine de l’obligation de consulter est mal adaptée pour s’appliquer directement au processus législatif.

[42] Cela dit, la souveraineté parlementaire et la séparation des pouvoirs ne sont pas les seuls principes constitutionnels en cause dans le présent pourvoi. L’existence de l’obligation de consulter a été reconnue pour aider à protéger les droits constitutionnels consacrés par l’art. 35 et pour préserver l’honneur de la Couronne, qui a lui aussi le statut de principe constitutionnel : Little Salmon, par. 42.

[43] Les Mikisew prétendent que si l’obligation de consulter ne s’appliquait pas au processus législatif, les droits ancestraux ou issus de traités bénéficieraient d’une protection variable. Lorsque l’exécutif ou un organisme décisionnel habilité par la loi prendrait une mesure susceptible d’avoir une incidence sur les droits, revendiqués ou établis, visés à l’art. 35 , l’honneur de la Couronne donnerait lieu à une obligation de consulter. Comme je l’ai souligné précédemment, cela empêcherait la Couronne d’agir unilatéralement d’une manière qui risquerait de miner les droits protégés par l’art. 35 et favoriserait le processus de réconciliation en cours. En revanche, si l’État prenait la même mesure par voie législative, les collectivités autochtones dont les droits seraient susceptibles d’être touchés ne disposeraient possiblement d’aucun recours utile. Si cette loi portait atteinte aux droits visés à l’art. 35 , elle pourrait être déclarée inopérante par application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 : voir Sparrow. Cependant, si les effets de la loi ne constituaient pas une atteinte à des droits protégés ou si les droits n’étaient que revendiqués (et non établis), le groupe autochtone ne pourrait pas contester avec succès la validité constitutionnelle de la loi suivant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Sparrow. De plus, il pourrait survenir des situations où la loi supprimerait effectivement l’obligation future de consulter en supprimant le processus décisionnel de la Couronne qui aurait autrement déclenché l’obligation de consulter.

[44] J’admets qu’il s’agit là de préoccupations légitimes. Il importe peu aux peuples autochtones de savoir qui de l’exécutif ou du Parlement agit d’une manière susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits. Les rapports des peuples autochtones « avec la Couronne ou le souverain n’ont jamais été fonction des représentants particuliers de la Couronne visée » : Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2018 CSC 4, par. 130, citant Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, p. 109, le juge en chef Dickson. Comme je l’ai déjà souligné, l’honneur de la Couronne lie celle‑ci en qualité de souveraine. En effet, si l’on permettait à la Couronne de faire par un moyen ce qu’elle ne peut pas faire par un autre, cela compromettrait l’entreprise de réconciliation qui sous‑tend le droit des Autochtones. C’est le principe de réconciliation, et non pas un formalisme rigide, qui doit dicter l’évolution de ce domaine du droit.

[45] Étant donné ces préoccupations, il convient de souligner que l’obligation de consulter n’est pas le seul moyen de donner effet au principe de l’honneur de la Couronne quand une loi est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux ou issus de traités. Les tribunaux peuvent créer d’autres doctrines pour assurer la protection uniforme des droits protégés par l’art. 35 et donner pleinement effet à l’honneur de la Couronne en contrôlant la loi adoptée.

[46] Par exemple, il n’est peut‑être pas conforme à l’art. 35 de légiférer de façon à empêcher une conduite future de la Couronne qui déclencherait autrement l’obligation de consulter. Je relève que, dans Ross River Dena Council c. Yukon, 2012 YKCA 14, 358 D.L.R. (4th) 100, la Cour d’Appel du Yukon a jugé que [traduction] « [l]es régimes légaux qui ne prévoient pas la tenue de consultation ou un autre moyen tout aussi efficace de reconnaître les revendications des Autochtones et de prendre des mesures d’accommodement sont viciés et ne devraient pas être maintenus » : par. 37; voir également la Loi constitutionnelle de 1982, par. 52(1) .

[47] Il est également possible d’accorder d’autres formes de réparation. Par exemple, il peut convenir de prononcer un jugement déclaratoire dans un cas où le législateur adopte une loi incompatible avec l’obligation de la Couronne d’agir honorablement envers les peuples autochtones : voir Manitoba Metis, par. 69 et 143. Il est possible d’obtenir un jugement déclaratoire sans avoir de cause d’action : par. 143. En outre, comme la Cour l’a déjà affirmé, ce type de jugement peut être la mesure de redressement qui convient, même dans les situations où d’autres types de mesures ne seraient pas compatibles avec le principe de la séparation des pouvoirs : voir Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 2.

[48] En clair, on ne peut pas contester une loi pour le motif que le législateur ne s’est pas acquitté de l’obligation de consulter. La doctrine relative à cette obligation ne s’applique pas au législateur. Toutefois, si d’autres formes de réparation peuvent être accordées, l’étendue de toute consultation, le cas échéant, pourrait fort bien constituer un facteur pertinent — comme elle l’a été dans Sparrow — lorsque vient le temps d’évaluer si le texte de loi est compatible avec les principes constitutionnels. Dans Sparrow, la Cour a établi que, lorsqu’il y a eu violation à première vue d’un droit protégé par l’art. 35 , l’honneur de la Couronne est « le premier facteur » à examiner pour déterminer si la mesure législative ou l’action en cause est justifiable : p. 1114. En outre, dans l’analyse, il est notamment important de savoir si le groupe autochtone en cause a été consulté au sujet de la mesure contestée : Sparrow, p. 1119; voir également Badger, par. 97; Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257, par. 77, 80 et 125; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 168.

[49] Cependant, dans le présent pourvoi, la Cour n’est pas directement saisie de la question de savoir si d’autres mesures de protection existent ou devraient exister. Comme je l’ai souligné précédemment, en l’espèce, la Cour fédérale n’a pas été régulièrement saisie de la demande; la Cour ne peut donc pas accorder de réparation. Qui plus est, les Mikisew ont axé leur demande exclusivement sur le fait de savoir si la doctrine de l’obligation de consulter devrait s’appliquer au processus législatif. Les parties nous ont fait part de trop peu d’observations sur la manière dont il conviendrait d’assurer le respect de l’honneur de la Couronne, si ce n’est par le truchement du mécanisme précis de l’obligation de consulter. Un autre contexte ferait intervenir d’autres considérations. Je souligne qu’il y a des différences importantes entre le contrôle judiciaire d’une mesure administrative à la lumière l’obligation de consulter et le contrôle judiciaire d’une loi : Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, par. 36.

IV. Conclusion

[50] Pour les motifs exposés précédemment, je conclus qu’aucun aspect du processus législatif — du stade de l’élaboration jusqu’à la promulgation — ne déclenche l’obligation de consulter. Dans le contexte de cette obligation, la Cour a jugé que la « conduite de la Couronne » englobe uniquement les actes accomplis par l’exécutif, ou en son nom. Je suis d’avis de ne pas étendre l’application de la doctrine de l’obligation de consulter au processus législatif.

[51] Enfin, mes conclusions au sujet de l’obligation de consulter ne s’appliquent pas au processus dans le cadre duquel des mesures législatives subordonnées (comme des règlements ou des règles) sont prises, puisque ce processus relève clairement du pouvoir exécutif et non du pouvoir législatif : voir N. Bankes, « The Duty to Consult and the Legislative Process : But What About Reconciliation? » (2016) (en ligne), p. 5. Qui plus est, mes conclusions n’ont aucune incidence sur le caractère exécutoire des dispositions de traités, mis en œuvre au moyen de lois, qui exigent expressément des consultations préalables : voir, par ex., Nisga’a Final Agreement, Chapitre 11, par. 30‑31; Nisga’a Final Agreement Act, S.B.C. 1999, c. 2; Loi sur l’accord définitif nisga’a, L.C. 2000, c. 7 . Dans ces cas, les modalités et les formes requises par la loi (par ex., les contraintes procédurales relatives à l’édiction des lois) doivent nécessairement être appliquées : Hogg, par. 12.3(b); voir également R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234.

[52] J’ajouterais ceci. Même si l’obligation de consulter ne s’applique pas au processus législatif, il ne s’ensuit pas nécessairement que, une fois adoptée, une loi susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits protégés par l’art. 35 est conforme au principe de l’honneur de la Couronne. Les principes constitutionnels — comme la séparation des pouvoirs et la souveraineté parlementaire — qui soustraient le processus législatif à l’obligation de consulter ne relèvent pas pour autant la Couronne de son obligation d’agir honorablement ni ne restreignent l’application de l’art. 35 . Même si un groupe autochtone sera empêché de contester une loi en invoquant un manquement à l’obligation de consulter, les tribunaux pourront possiblement reconnaître l’existence d’autres mesures de protection dans des causes à venir. Ce n’est pas parce que la doctrine de l’obligation de consulter, qui a évolué de manière à encadrer la conduite de l’exécutif, ne s’applique pas dans la sphère législative que la Couronne, en sa qualité de souveraine, est libérée de son obligation de se comporter honorablement.

[53] Pour les motifs exposés précédemment, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs des juges Abella et Martin rendus par

La juge Abella —

[54] Je souscris à l’opinion de la juge Karakatsanis selon laquelle le pourvoi devrait être rejeté au motif que le contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7 , ne peut être exercé à l’encontre de mesures prises par des ministres fédéraux dans le cadre du processus parlementaire : par. 2(2) , art. 18 et 18.1 . Cela dit, à mon avis, l’adoption de lois qui sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 fait naître une obligation de consulter, et les lois adoptées en violation de cette obligation peuvent être contestées directement en vue d’obtenir réparation.

[55] Le principe de l’honneur de la Couronne régit la relation qui unit le gouvernement du Canada et les peuples autochtones. Ce principe fait naître une obligation de consulter et d’accommoder applicable à toutes les mesures gouvernementales envisagées susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux et issus de traités, revendiqués ou établis, y compris, à mon avis, aux mesures législatives. L’obligation de consulter découle de l’effet, et non de la source, de la mesure gouvernementale. La responsabilité fondamentale de la Couronne d’agir honorablement dans tous ses rapports avec les peuples autochtones ne dépend pas de l’étiquette officielle que l’on appose au genre de mesures que prend le gouvernement à l’égard des droits et intérêts ancestraux protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 . Comme il s’agit d’un impératif constitutionnel, le principe de l’honneur de la Couronne ne saurait être miné, et encore moins écarté, par l’affirmation de la souveraineté parlementaire du législateur.

[56] En l’espèce, l’analyse doit débuter par le principe fondamental du droit canadien des Autochtones voulant que les rapports du gouvernement avec les peuples autochtones soient régis par le principe de l’honneur de la Couronne : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, par. 17; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 62. Selon ce principe, les fonctionnaires de la Couronne doivent se comporter honorablement lorsqu’ils agissent au nom du souverain : Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), [2013] 1 R.C.S. 623, par. 65. L’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsque cette dernière transige avec les peuples autochtones, que ce soit en exerçant ses pouvoirs législatifs (voir R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1114) ou ses pouvoirs exécutifs (voir R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 41; Nation haïda, par. 16).

[57] La position selon laquelle le principe de l’honneur de la Couronne ne lie pas le Parlement me paraît indéfendable à la lumière de la jurisprudence de la Cour en droit des Autochtones. L’honneur de la Couronne découle de l’exercice de fait de l’autorité de cette dernière sur les terres et les ressources que contrôlaient antérieurement les peuples autochtones et de l’affirmation par elle de sa souveraineté sur ces peuples : Nation haïda, par. 32; Manitoba Metis Federation, par. 66. À l’époque de la colonisation française et britannique, les peuples autochtones vivaient au sein de sociétés distinctes et possédaient leurs propres structures sociales et politiques, ainsi que des lois et des intérêts dans les terres : Mitchell c. M.R.N., [2001] 1 R.C.S. 911, par. 9 (la juge en chef McLachlin). Bien que la politique britannique reconnaissait et respectait certains droits d’occupation des peuples autochtones, elle reposait sur le principe que « la souveraineté et la compétence législative, et même le titre sous‑jacent, à l’égard de ces terres revenaient à Sa Majesté » : Sparrow, p. 1103. Cette souveraineté présumée a fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones équitablement et honorablement : Mitchell, par. 9; Manitoba Metis Federation, par. 66‑67.

[58] En conséquence, l’objectif fondamental du principe de l’honneur de la Couronne est la réconciliation des sociétés autochtones préexistantes avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne : Manitoba Metis Federation, par. 66. La réconciliation est l’« objectif fondamental du droit moderne relatif aux droits ancestraux et issus de traités » : Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2005] 3 R.C.S. 388, par. 1 (le juge Binnie). L’objet de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 est de favoriser cette réconciliation : Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), [2004] 3 R.C.S. 550, par. 42.

[59] Le principe de l’honneur de la Couronne définit les rapports historiques qui unissent le gouvernement et les peuples autochtones, et les droits contemporains doivent être définis en fonction de ces rapports : Sparrow, p. 1108. Il s’agit d’un concept profondément enraciné en droit des Autochtones dont on peut retracer les origines dans la Proclamation royale de 1763, un document fondamental que la Cour a décrit comme étant « analogue [à] la Magna Carta » : Calder c. Procureur général de la Colombie‑Britannique, [1973] R.C.S. 313, p. 395 (le juge Hall). Depuis, ce principe a acquis un statut constitutionnel avec l’enchâssement de l’art. 35 et est donc devenu un impératif constitutionnel qui donne naissance à des obligations de la Couronne que les tribunaux sont appelés à faire respecter : J. Timothy S. McCabe, The Honour of the Crown and its Fiduciary Duties to Aboriginal Peoples (2008), p. 53.

[60] Le principe de l’honneur de la Couronne ne constitue toutefois pas en soi une cause d’action. Il s’agit plutôt d’un principe qui concerne la façon dont la Couronne doit s’acquitter d’obligations spécifiques : Manitoba Metis Federation, par. 73. Ces obligations varient selon les circonstances. Lorsqu’elle négocie et applique des traités, la Couronne doit agir avec intégrité et honneur et éviter la moindre apparence de manœuvres malhonnêtes : Nation haïda, par. 19; Badger, par. 41; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, par. 4. Lorsque le gouvernement prend un règlement qui porte atteinte aux droits ancestraux, l’honneur de la Couronne exige que cette mesure soit justifiée : Sparrow, p. 1109. Et lorsque le gouvernement envisage une mesure susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux ou issus de traités, l’honneur de la Couronne fait naître une obligation de consulter et d’accommoder.

[61] Ancrée dans le principe de l’honneur de la Couronne, l’obligation de consulter découle de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne et vise à favoriser le processus de conciliation : McCabe, p. 90; Nation haïda, par. 45 et 59. Elle joue un rôle important dans le « processus de négociation honorable et de conciliation qui débute au moment de l’affirmation de la souveraineté et se poursuit au‑delà du règlement formel des revendications » : Nation haïda, par. 32. Cette obligation, lorsqu’elle existe, exige qu’il y ait une véritable consultation entre le gouvernement et le groupe touché, c’est‑à‑dire un effort réel de la part du gouvernement d’agir en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne dans ce contexte précis : Dwight G. Newman, Revisiting the Duty to Consult Aboriginal Peoples (2014), p. 88‑89. On peut utiliser la notion de continuum pour interpréter l’obligation de consulter, qui tient compte des diverses situations selon que la consultation est plus ou moins nécessaire pour atteindre son objectif : Newman, p. 89; Nation haïda, par. 43.

[62] J’estime que l’obligation de consulter n’est pas qu’un « moyen » de respecter le principe de l’honneur de la Couronne. L’obligation prend naissance parce qu’il ne serait pas honorable pour la Couronne de prendre des décisions importantes qui ont un effet préjudiciable sur les droits ancestraux et issus de traités sans faire l’effort de consulter les peuples autochtones et, le cas échéant, de trouver des accommodements à leurs préoccupations. La Couronne doit agir honorablement lorsqu’elle définit les droits garantis par l’art. 35 et les concilie avec d’autres droits et intérêts sociétaux. Cette obligation emporte celle de consulter : Nation haïda, par. 20. Il ne s’agit pas de savoir si l’obligation de consulter convient dans les circonstances, mais de savoir si l’obligation de consulter s’applique à la décision.

[63] Comme l’honneur de la Couronne imprègne l’ensemble des rapports du gouvernement avec les peuples autochtones, l’obligation de consulter doit s’appliquer à l’exercice de tous les pouvoirs qui sont assujettis à un examen fondé sur l’art. 35 . À mon sens, ces pouvoirs comprennent l’adoption des lois. À l’instar de l’analyse de l’atteinte fondée sur l’arrêt Sparrow, l’obligation de consulter s’applique indépendamment du genre de mesure gouvernementale en cause et prend naissance dès lors qu’il y un risque d’effets préjudiciables.

[64] Cette conclusion découle de l’évolution jurisprudentielle de l’obligation de consulter, qui est passée d’un aspect de l’analyse de l’atteinte dans l’arrêt Sparrow à une obligation indépendante dans Nation haïda. C’est dans l’arrêt Sparrow que la Cour a eu l’occasion pour la première fois d’examiner les conséquences juridiques de l’art. 35 et d’ébaucher un cadre d’analyse qui accorderait au caractère constitutionnel des mots « reconnus et confirmés » l’importance qui lui revient : Sparrow, p. 1106. Reconnaissant l’importance du contexte et la façon progressive d’aborder l’art. 35 , le juge en chef Dickson et le juge La Forest ont proposé un test de justification qui obligerait le gouvernement à établir non seulement qu’il avait un objectif législatif valide, mais aussi que la mesure législative était conforme au principe de l’honneur de la Couronne. Ils sont arrivés, à la p. 1114, à la conclusion suivante :

. . . l’honneur de Sa Majesté est en jeu lorsqu’elle transige avec les peuples autochtones. Les rapports spéciaux de fiduciaire et la responsabilité du gouvernement envers les autochtones doivent être le premier facteur à examiner en déterminant si la mesure législative ou l’action en cause est justifiable.

Pour déterminer si les mesures législatives de la Couronne étaient conformes au principe de l’honneur de la Couronne, il faudrait, selon les circonstances, examiner si le groupe autochtone en question a été consulté : Sparrow, p. 1119; voir également R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013, par. 110; R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, par. 64.

[65] La consultation a joué un rôle encore plus important dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, une affaire portant sur un titre ancestral, où le juge en chef Lamer a reconnu pour la première fois que la consultation était une « obligation » procédurale. À son avis, bien que la nature et la portée de l’obligation varieraient selon les circonstances, « [i]l y a toujours obligation de consulter » : par. 168. Le juge en chef Lamer s’était inspiré de ses commentaires récents sur la doctrine relative à l’ordre de priorité dans l’arrêt Gladstone, qui décrivaient un droit à la fois procédural et substantiel : « [à] l’étape de la justification, l’État doit démontrer que les modalités de répartition de la ressource ainsi que la répartition elle‑même reflètent l’intérêt prioritaire des titulaires des droits ancestraux à l’égard de cette pêcherie. » : Gladstone, par. 62. Par analogie, dans le contexte d’un titre ancestral, cela pourrait vouloir dire que « les gouvernements prennent en compte la participation des peuples autochtones à la mise en valeur des ressources de la Colombie‑Britannique » : Delgamuukw, par. 167. Comme le juge en chef Lamer l’a expliqué, cette obligation de consulter découle des rapports de fiduciaire qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones : ibid., par. 168.

[66] Ces premières décisions en matière de justification ont établi que l’honneur de la Couronne était un principe fondamental dont il fallait tenir compte pour évaluer les mesures législatives adoptées. Ce principe exigeait non seulement un résultat concret qui accordait l’importance qui leur revient aux droits et aux intérêts ancestraux en jeu, mais également une façon de transiger qui cadrait avec la relation particulière qu’entretient la Couronne avec les titulaires de droits ancestraux. Plus précisément, la Cour a affirmé que la consultation était un facteur important dont il fallait tenir compte pour évaluer si l’atteinte aux droits ancestraux ou issus de traités par le gouvernement était justifiée au regard de l’art. 35 . Le genre de mesure gouvernementale en cause ne change rien à l’importance de cette consultation; ainsi, dans l’arrêt Sparrow, où l’on contestait la Loi sur les pêcheries, L.R.C. 1970, c. F‑14, une loi fédérale, la Cour a reconnu l’importance d’informer et de consulter les groupes autochtones visés lorsqu’il est question de mesures de conservation réglementaires : p. 1119.

[67] Bien que, dans ces arrêts, la Cour se soit penchée sur la consultation pour décider si l’atteinte était justifiée, c’est le processus suivi avant l’atteinte qui a engagé l’honneur de la Couronne. Ainsi, en toute logique, l’obligation qui incombe à la Couronne de consulter ne dépend pas de la conclusion qu’il y a eu atteinte, mais constitue plutôt une composante de l’obligation primordiale de la Couronne d’agir honorablement envers les peuples autochtones lorsqu’elle réglemente leurs droits. C’est exactement le raisonnement qui a mené la Cour à reconnaître l’obligation indépendante de consulter dans les arrêts de principe Nation haïda, Taku River et Première nation crie Mikisew.

[68] Dans les pourvois connexes Nation haïda et Taku River, la juge en chef McLachlin a conclu que l’obligation légale de consulter et d’accommoder prend naissance dès lors que la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle d’un titre ou de droits ancestraux et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur ces droits ou ce titre : Nation haïda, par. 31; Taku River, par. 24‑25. Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué, l’existence de cette obligation légale de consulter le groupe intéressé, avant qu’il ait apporté la preuve de sa revendication, était nécessaire pour comprendre les décisions antérieures de la Cour dans lesquelles elle a examiné la consultation, où la confirmation du droit et celle de la justification de l’atteinte reprochée ont été débattues en même temps. L’obligation de consulter ne pouvait dépendre de l’existence d’un droit prouvé ou, par extension, de la preuve de l’atteinte. Le fait que le comportement de la Couronne adopté avant l’établissement du droit pouvait être examiné dans le contexte de la justification réfutait tout argument à l’effet contraire : Nation haïda, par. 34.

[69] Alors que les arrêts Nation haïda et Taku River concernaient principalement la protection des revendications non établies durant le processus de négociation de traités, l’arrêt Première nation crie Mikisew a clairement indiqué que l’obligation de consulter prend également naissance à l’égard de droits établis. Les parties avaient demandé quelles étaient les obligations de la Couronne lorsqu’elle exerce le pouvoir que lui confère le Traité no 8 de prendre des terres cédées par les Mikisew « de temps à autre ». Le juge Binnie a explicitement rejeté une approche qui conclurait que chaque « prise » effectuée subséquemment par la Couronne serait une atteinte aux droits issus de traités des Mikisew, qui devrait être justifiée conformément au test énoncé dans l’arrêt Sparrow : par. 31‑32. Il a plutôt conclu que lorsque la mesure envisagée par la Couronne est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur ces droits issus de traités, l’obligation de consulter devient applicable : par. 34. Même si la « prise » était clairement prévue par le traité, la Couronne était tenue de gérer le processus de façon honorable : par. 31 et 33.

[70] Dans cette trilogie de décisions, la Cour a confirmé que l’obligation de la Couronne de consulter et d’accommoder les groupes autochtones prend naissance indépendamment de son obligation de justifier les atteintes aux droits ancestraux et issus de traités. Dans le contexte de l’obligation de consulter, la question décisive n’est pas de savoir si l’atteinte aux droits est justifiée, mais consiste plutôt à déterminer « ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts de la Couronne et ceux des Autochtones » : Nation haïda, par. 45. En ce sens, la trilogie marque un changement en faveur de la conciliation de la souveraineté autochtone et de celle de la Couronne et contribue à percevoir l’honneur de la Couronne comme une limite à sa souveraineté dans le contexte de ses relations avec les peuples autochtones : Mark D. Walters, « The Morality of Aboriginal Law » (2006), 31 Queen’s L.J. 470, p. 513‑514.

[71] L’arrêt Nation haïda a établi un nouveau cadre juridique pour nous permettre de comprendre les obligations du gouvernement envers les peuples autochtones, articulées autour du principe de l’honneur de la Couronne : Jamie D. Dickson, The Honour and Dishonour of the Crown: Making Sense of Aboriginal Law in Canada (2015), p. 116. Il s’agit du cadre fondamental dans lequel l’obligation de consulter, et l’obligation de justifier les atteintes, doivent désormais être interprétées. Suivant le cadre d’analyse établi par l’arrêt Sparrow, la mesure gouvernementale pourrait toujours être scrutée pour déterminer si elle est compatible avec l’honneur de la Couronne, y compris l’obligation de consulter, peu importe que cette mesure ait été de nature exécutive ou législative. N’étant plus limitée au contexte de la justification, l’obligation de consulter fait désormais « partie du cadre juridique essentiel » du droit des Autochtones au Canada : Little Salmon/Carmacks, par. 69. À l’instar de l’analyse préconisée dans Sparrow, la doctrine de l’obligation de consulter imprègne la sphère des mesures gouvernementales, exigeant une consultation chaque fois que ces mesures sont susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur les droits revendiqués ou établis protégés par l’art. 35 .

[72] Des pourvois subséquents ont renforcé cette interprétation élargie de l’obligation de consulter. Dans l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, [2010] 2 R.C.S. 650, la juge en chef McLachlin a réitéré que c’est « l’approche généreuse et téléologique » qui s’applique à l’obligation de consulter : par. 43. La « mesure gouvernementale » qui donne naissance à l’obligation n’était pas limitée à l’exercice de pouvoirs conférés par la loi. En outre, elle comprenait toute « décision stratégique prise en haut lieu » qui était susceptible d’avoir un effet sur des droits ancestraux ou des revendications autochtones : Carrier Sekani, par. 44, citant Jack Woodward, Native Law (feuilles mobiles), vol. 1, p. 5‑41. Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué, les décisions prises en haut lieu ou les modifications structurelles apportées à la gestion des ressources peuvent ouvrir la voie à d’autres décisions qui auront un effet préjudiciable direct sur les terres et les ressources et peuvent faire en sorte que les groupes autochtones soient dépouillés en tout ou en partie de leur droit constitutionnel de voir leurs intérêts pris en considération : Carrier Sekani, par. 47. Il s’agit là même d’un effet préjudiciable qui suffit à déclencher l’obligation de consulter et d’accommoder reconnue par Nation haïda.

[73] Plus récemment, dans l’arrêt Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., [2017] 1 R.C.S. 1069, et le pourvoi connexe Chippewas of the Thames First Nation c. Pipelines Enbridge Inc., [2017] 1 R.C.S. 1099, la Cour a examiné si un régime administratif, à savoir le processus d’approbation de l’Office national de l’énergie, pouvait donner naissance à l’obligation de consulter. Indiquant que l’Office est le « moyen par lequel la Couronne agit », la Cour a conclu que ses décisions constitueraient une mesure de la Couronne emportant l’obligation de consulter : Clyde River, par. 29; Chippewas, par. 29. Ainsi, la Couronne ne peut se soustraire ni à son obligation de consulter ni à l’honneur de la Couronne, en déléguant ses pouvoirs décisionnels à un tribunal établi par le Parlement.

[74] Je ne vois toutefois pas cet élargissement du champ d’application de l’obligation de consulter dans le contexte administratif comme un rejet de son application dans d’autres aspects des rapports du gouvernement avec les peuples autochtones, d’autant plus que la Cour s’est expressément abstenue de se prononcer sur cette question : Carrier Sekani, par. 44; voir également Clyde River, par. 28. Dans Clyde River, au par. 25, la Cour a réitéré que les mesures pertinentes prises par la Couronne devaient être définies non pas selon leur forme, mais selon les effets préjudiciables qu’elles peuvent causer :

Les mesures de la Couronne susceptibles de donner naissance à l’obligation de consulter ne se limitent pas à l’exercice, par la Couronne ou en son nom, de la prérogative royale ou de pouvoirs conférés par la loi, et ne se limitent pas non plus aux décisions qui ont une incidence immédiate sur les terres et les ressources. Il faut se demander si la mesure a des effets préjudiciables, quelle qu’en soit la cause, sur des droits ancestraux ou issus de traités. D’ailleurs, un des objectifs de la consultation consiste à cerner les effets préjudiciables, à les réduire au minimum et à y remédier si possible (Carrier Sekani, par. 45‑46). [Je souligne.]

[75] Bien que le droit régissant le contrôle judiciaire, qui s’applique à l’exercice de pouvoirs législatifs ou de la prérogative royale, soit souvent en cause dans des affaires de consultation, l’obligation de consulter elle‑même se rapporte à tout exercice des pouvoirs de la Couronne, y compris aux mesures législatives.

[76] Les arrêts Nation haïda et Sparrow fournissent des analyses distinctes non pas selon le genre de mesure gouvernementale en litige, mais selon la nature de l’intervention dans les droits garantis par l’art. 35 . L’arrêt Sparrow établit un cadre d’analyse pour déterminer si la mesure gouvernementale, y compris l’exercice d’un pouvoir législatif ou exécutif, constitue une atteinte aux droits protégés par l’art. 35 , et si cette atteinte peut être justifiée. L’arrêt Nation haïda, en revanche, oblige le gouvernement à consulter lorsqu’il envisage une mesure qui est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur ces mêmes droits et revendications. Ensemble, ces obligations complémentaires veillent à ce que l’honneur de la Couronne soit préservé dans l’ensemble des mesures qui font intervenir sa relation particulière avec les peuples autochtones. Le gouvernement a à la fois l’obligation de consulter et l’obligation de justifier les atteintes — aucune obligation n’enlève quoi que ce soit à l’autre, et l’existence de l’une ainsi que le manquement qui peut en découler ne dépendent pas de l’autre.

[77] L’existence conjointe de ces deux obligations a été confirmée par l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, [2014] 2 R.C.S. 257 (la juge en chef McLachlin). Comme il y est clairement indiqué, l’obligation procédurale de consulter s’applique en plus de l’obligation substantielle qui incombe au gouvernement d’agir en conformité avec les droits ancestraux et issus de traités protégés par l’art. 35 : par. 80. Pour justifier une atteinte, la Couronne doit démontrer qu’elle s’est acquittée de son obligation procédurale au moment où la mesure était envisagée, que l’atteinte poursuit un objectif impérieux et réel, et que l’avantage qu’en retire le public est proportionnel à tout effet préjudiciable de la mesure sur l’intérêt autochtone : Tsilhqot’in, par. 125. La même analyse s’applique, que la mesure soit de nature législative ou exécutive : par. 77 et 125.

[78] Puisque le fondement même de l’obligation de consulter s’applique aussi bien en contexte exécutif qu’en contexte législatif, il ne serait pas logique d’adopter une approche analytique différente lorsqu’une mesure législative est contestée. Il est préférable de mener des consultations tout au long du processus plutôt que d’adopter l’approche qui consisterait à contester la mesure après coup, puisque la consultation protège les droits garantis par l’art. 35 d’un préjudice irréparable et favorise la réconciliation. Plus important encore, cette façon de faire reconnaît que la sphère législative n’échappe pas au principe de l’honneur de la Couronne, qui se rattache à tout exercice de la souveraineté. Tous deux ancrés dans le principe de l’honneur de la Couronne, les cadres d’analyse établis par les arrêts Nation haïda et Sparrow englobent tous les champs du processus décisionnel également, exigeant une consultation dès l’existence potentielle d’effets préjudiciables et l’obligation de justifier toute atteinte qui pourrait en découler. Rétablir la situation qui existait avant l’arrêt Nation haïda dans ce contexte reviendrait essentiellement à soustraire le processus législatif de l’application du principe de l’honneur de la Couronne en confondant l’obligation de consulter du gouvernement avec son obligation distincte de justifier les atteintes.

[79] Approuver une telle lacune dans le principe de l’honneur de la Couronne laisserait également un vide dans le cadre d’analyse régissant l’art. 35 . L’arrêt Nation haïda donne ouverture à des mesures de consultation après l’atteinte d’un seuil réduit, en fonction de l’existence potentielle d’effets préjudiciables sur un droit revendiqué ou établi. Si les décisions législatives étaient uniquement assujetties au cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Sparrow, les groupes autochtones ayant des droits établis seraient tenus de satisfaire au critère d’atteinte le plus sévère pour exercer leurs droits d’être consultés, et ceux dont les revendications ne sont pas établies seraient totalement exclus. Les effets préjudiciables qui ne s’élèveraient pas au rang d’atteinte prima facie ne pourraient être redressés, laissant les titulaires de droits ancestraux vulnérables aux mêmes objectifs gouvernementaux réalisés grâce à des mesures législatives plutôt qu’exécutives.

[80] Ce résultat serait contraire à l’esprit de l’arrêt Nation haïda de la Cour et cadrerait difficilement avec l’approche adoptée dans l’arrêt Première nation crie Mikisew. Lorsque le gouvernement prend des terres en application du Traité no 8, il ne convient pas de passer directement à une analyse fondée sur l’arrêt Sparrow; le tribunal doit d’abord examiner si le processus était compatible avec l’honneur de la Couronne : Première nation crie Mikisew, par. 57 et 59. Une mesure qui aurait un effet préjudiciable sur les droits de chasse, de pêche et de piégeage garantis aux Mikisew déclencherait l’obligation de consulter, peu importe qu’il y ait eu atteinte ou pas : par. 34. La prémisse qui sous‑tend la décision dans Première nation crie Mikisew serait contrecarrée si la même mesure pouvait être exécutée au moyen d’une loi sans consultation. Fait à noter, bien que l’arrêt Première nation crie Mikisew portait sur la disposition régissant la « prise », le Traité no 8 assujettit de la même façon les droits issus de traités des Mikisew à « tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté ». Ce processus doit également être exécuté avec honneur.

[81] Comme le révèle la présente analyse, il n’existe aucune justification, sur les plans tant doctrinal que conceptuel, qui exclurait l’obligation de consulter dans le contexte législatif. Le présent appel invite toutefois la Cour à examiner si et comment les principes de la souveraineté parlementaire et du privilège parlementaire restreignent le pouvoir des cours de justice de faire respecter l’obligation de consulter lorsqu’elle est appliquée à la prise de mesures législatives.

[82] La souveraineté parlementaire fait appel au concept selon lequel le Parlement détient le pouvoir d’adopter et d’abroger quelque loi que ce soit : Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. Supp.), p. 12‑1. Le privilège ou l’immunité parlementaire décrit l’ensemble des pouvoirs et privilèges dont jouissent les chambres du Parlement fédéral et les assemblées législatives provinciales qui sont nécessaires pour qu’elles puissent fonctionner comme entités législatives : Hogg, p. 1‑13.

[83] Je ne partage pas l’opinion de mes collègues selon laquelle la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire immunisent nécessairement le processus législatif contre le contrôle judiciaire qui viserait à évaluer s’il y a eu une consultation adéquate des peuples autochtones. L’obligation du gouvernement de consulter lorsqu’il édicte des lois qui réglementent des droits ancestraux est considérée comme une question que les tribunaux sont appelés à faire respecter depuis que la Cour, dans l’arrêt Sparrow, a reconnu pour la première fois que la consultation est un indicateur pertinent de la justification. À mon avis, il est difficile de voir comment le fait d’évaluer la consultation dans le cadre de l’analyse de la justification préconisée par l’arrêt Sparrow ne contreviendrait pas de la même façon à ces principes. Je ne vois en outre pas comment ces principes compromettraient l’application de l’obligation de consulter consacrée à l’art. 35 , mais pas les dispositions des traités modernes mis en œuvre par une loi qui prévoit que la Couronne doit consulter les Premières Nations lorsqu’elle élabore et modifie des lois[1].

[84] Il me semble que les questions soulevées par le présent appel exigent que la Cour concilie la protection du processus législatif de l’interférence des tribunaux et celle des droits des Autochtones du processus législatif, plutôt que de choisir entre elles. Comme l’expliquent mes collègues, les concepts de souveraineté et de privilège parlementaires sont fondamentaux pour assurer que la branche législative du gouvernement est en mesure de s’acquitter de son travail sans interférence indue : Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 28‑29; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 41; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 389. Ces concepts ne peuvent toutefois pas supplanter le principe de l’honneur de la Couronne. La jurisprudence indique clairement que le droit des groupes autochtones d’être consultés quant aux décisions susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs intérêts n’est pas simplement politique. Il s’agit d’un droit juridique ayant force constitutionnelle : Nation haïda, par. 10 et 34; Sparrow, p. 1103‑1104. Je ne saurais accepter une approche qui remplace un droit juridique exécutoire d’être consulté par le droit vague et non exécutoire à ce que le gouvernement « se conduise honorablement ». L’obligation de consulter n’est pas une suggestion de consulter, il s’agit d’une obligation, tout comme l’honneur de la Couronne n’est pas simplement une « belle formule » ou un objectif ambitieux : Nation haïda, par. 16.

[85] Il ne fait aucun doute que l’honneur de la Couronne et l’obligation correspondante de consulter peuvent avoir une incidence sur le processus législatif. Cela est toutefois inévitable si l’on veut prendre au sérieux la garantie prévue à l’art. 35 . La nécessité d’ajuster le processus législatif ne peut justifier l’effacement des droits garantis par la Constitution. En effet, il ne servirait à rien d’avoir une constitution si les assemblées législatives pouvaient procéder comme si elle n’existait pas lorsque c’est opportun.

[86] Dans l’arrêt Sparrow, la Cour a jugé impossible de concevoir l’art. 35 comme autre chose qu’une limite constitutionnelle à l’exercice de la souveraineté parlementaire : p. 1109. Il me semble plutôt ironique que le principe de la souveraineté parlementaire soit désormais utilisé comme bouclier pour bloquer la revendication des Mikisew de leur droit d’être consultés. À mon avis, une telle approche ranime l’esprit heureusement réprimé de la décision St. Catherine’s Milling et Lumber Co. c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46 (C.P.), dans laquelle les droits ancestraux [traduction] « dépendaient du bon vouloir du souverain » : p. 54.

[87] Le fait que ces droits ont une incidence politique n’enlève rien à leur force exécutoire en droit. Cela met plutôt en relief leur rôle essentiel pour concilier la souveraineté autochtone et celle de la Couronne. Suivant notre Constitution, il incombe aux pouvoirs exécutif et législatif, ainsi qu’aux dirigeants autochtones, de collaborer et de concilier les revendications opposées et les griefs historiques : Dickson, p. 146. Il s’agit de ce qu’on a appelé l’ordre constitutionnel génératif, qui [traduction] « requiert que la Couronne négocie avec les peuples autochtones pour que leurs droits soient reconnus dans leur état actuel, qui met en balance leurs besoins, d’une part, et les intérêts de la société en général, d’autre part » : Brian Slattery, « Aboriginal Rights and the Honour of the Crown » (2005), 29 S.C.L.R. (2d) 433, p. 436; Carrier Sekani, par. 38. Ce processus est soutenu par le pouvoir judiciaire, qui a comme rôle de faire respecter l’honneur de la Couronne et de tenir celle‑ci responsable lorsque cette norme n’est pas respectée. La mesure prise unilatéralement est l’antithèse même des principes d’honneur et de réconciliation, qui sous‑tendent tant l’obligation de consulter que le fondement même du droit moderne des Autochtones : Mitchell, par. 11.

[88] Les décisions qui préconisent une protection contre l’ingérence dans le processus parlementaire doivent donc être interprétées dans le contexte d’une obligation qui ne constitue pas seulement un impératif constitutionnel, mais qui consiste en une reconnaissance des limites de la souveraineté de la Couronne elle‑même. La nature unique de l’art. 35 signifie que l’on peut établir une distinction entre ses limites et les décisions qui ont examiné les effets d’autres droits et obligations sur la souveraineté parlementaire. Dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co., des sociétés de radiodiffusion ont contesté l’interdiction des caméras de télévision imposée par l’Assemblée législative de la Nouvelle‑Écosse en faisant valoir qu’elle était contraire à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés , qui protège la liberté de la presse et des autres moyens de communication. La juge McLachlin était d’avis que la réaffectation des pouvoirs occasionnée par la Charte n’allait pas jusqu’à éliminer le droit constitutionnel inhérent du Parlement d’exclure les étrangers de son enceinte : par. 389. Toutefois, bien que la Charte définisse un ensemble de droits individuels qui sont protégés contre les mesures de l’État, la majeure partie de la Constitution, y compris l’art. 35 , répartit les pouvoirs entre les entités gouvernantes, comme la séparation des pouvoirs entre les gouvernements fédéral et provinciaux, ou la séparation des pouvoirs entre les différentes branches de l’État. De la même façon, l’art. 35 définit la relation entre la souveraineté de la Couronne et les « peuples autochtones du Canada », qui exige de concilier les intérêts de la Couronne et ceux des groupes autochtones.

[89] De même, dans l’arrêt Authorson c. Canada (Procureur général), [2003] 2 R.C.S. 40 (le juge Major), la question consistait à savoir si la Déclaration canadienne des droits, L.R.C. 1985, ann. III, prévoyait des garanties d’application régulière de la loi aux anciens combattants lorsque le législateur a édicté la loi pour rendre une créance d’intérêts inexécutoire. Le juge Major a fait remarquer que selon la « tradition parlementaire, il est clair que tout ce qu’un citoyen canadien peut exiger, sur le plan procédural, c’est qu’un projet de loi fasse l’objet de trois lectures à la Chambre des communes et au Sénat et qu’il reçoive la sanction royale » : par. 37. Mais la pertinence de cette décision est forcément limitée par son contexte, soit la Déclaration canadienne des droits, qui, contrairement à la Loi constitutionnelle de 1982 , s’applique uniquement aux lois édictées. De plus, la préoccupation du juge Major selon laquelle l’interprétation de la Déclaration canadienne des droits préconisée par les demandeurs « modifierait la Constitution canadienne » (par. 41) est moins convaincante dans le contexte de l’art. 35 , où les restrictions découlent de fait d’une modification constitutionnelle. De plus, comme l’art. 35 l’indique clairement, il ne convient pas d’assimiler les peuples autochtones à « un citoyen canadien », particulièrement lorsqu’il est question des droits procéduraux prévus par la Constitution.

[90] En fait, d’autres décisions envisagent expressément l’imposition de normes constitutionnelles au processus législatif. Par exemple, dans le Renvoi : résolution pour modifier la Constitution du Canada, [1981] 1 R.C.S. 753, sur lequel est fondé l’arrêt Authorson, la Cour a indiqué que l’auto‑définition de la procédure législative s’exerce « sous réserve de prescriptions constitutionnelles prépondérantes, ou de prescriptions auto‑imposées par la loi ou internes » : p. 785. Et, dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, qui établit que la rédaction et le dépôt d’un projet de loi ne devraient absolument pas faire l’objet d’une intervention des tribunaux, la Cour ne traite expressément pas de la question de l’examen fondé sur la Charte lorsqu’il pourrait être porté atteinte à un droit garanti : p. 559. Comme je l’ai déjà dit, bien que l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. donne à penser que des exigences procédurales ne seront pas facilement imposées dans le contexte de la Charte , je doute que ce raisonnement soit convaincant en présence de l’impératif constitutionnel établi à l’art. 35 .

[91] Bien que le pouvoir judiciaire doive respecter les rôles distincts de chaque institution dans notre ordre constitutionnel, son propre rôle consiste à veiller au respect du principe de la primauté du droit et à protéger les droits garantis par la Constitution : Criminal Lawyers Association, par. 28‑29; New Brunswick Broadcasting Co., p. 389. À mon avis, il serait erroné d’interpréter la souveraineté parlementaire de manière à écarter les obligations découlant de l’honneur de la Couronne qui ont pris naissance dès lors que la souveraineté a été proclamée. Comme tous les principes constitutionnels, la souveraineté parlementaire doit être mise en balance avec d’autres aspects de notre ordre constitutionnel, dont l’obligation de consulter : Zachary Davis, « The Duty to Consult and Legislative Action » (2016), 79 Sask L. Rev. 17, p. 21‑22. La « volonté souveraine » à elle seule n’atteste pas en soi de la légitimité dans le contexte d’une démocratie constitutionnelle caractérisée par des valeurs, des droits et des obligations opposés : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 61‑63.

[92] Même si la souveraineté parlementaire ne peut supplanter l’honneur de la Couronne, il importe de donner à sa force en tant que principe constitutionnel le poids qui convient afin d’atteindre un juste équilibre entre ces concepts. La souplesse inhérente à la doctrine de l’obligation de consulter devrait être utilisée pour tenir compte du pouvoir discrétionnaire plus large dont le législateur doit pouvoir jouir dans le contexte législatif. Puisque la portée de l’obligation de consulter est fortement tributaire des circonstances, je ne vois pas pourquoi l’éventail des obligations de consulter et d’accommoder qui peuvent prendre naissance ne suffit pas pour répondre aux difficultés singulières soulevées dans la sphère législative : Delgamuukw, par. 168; Nation haïda, par. 43‑45. Des obligations de consulter vues couramment comme celle d’aviser les parties concernées et de leur donner l’occasion de présenter des observations ne sont pas étrangères au processus législatif. En outre, les mesures législatives ne vont pas toutes donner naissance à une obligation de consulter. Cette obligation est déclenchée uniquement lorsque la Couronne, ayant connaissance de l’existence potentielle du droit ou du titre ancestral en cause, envisage d’adopter une loi qui pourrait avoir un effet préjudiciable sur ce droit ou ce titre. Ces effets potentiels doivent être suffisamment prévisibles et directs pour engager l’honneur de la Couronne.

[93] La procédure applicable et l’étendue des mesures de réparation lorsque le gouvernement manque à son obligation de consulter dans le contexte du processus législatif seront forcément aussi limitées par la mise en balance constitutionnelle entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. Dans le cadre du contrôle judiciaire d’une mesure exécutive, les recours relatifs à la consultation sont souvent intentés avant que la décision soit prise, et les réparations habituelles comprennent notamment une ordonnance enjoignant à la Couronne de consulter, la nomination d’un médiateur et une supervision judiciaire continue : Newman, p. 78; Clyde River, par. 24. Inversement, à mon sens, les contraintes institutionnelles dans le contexte législatif exigent que les demandeurs contestent la loi existante. Autoriser les contestations directes de la procédure parlementaire avant l’adoption de la loi empiéterait indûment sur le processus législatif. Le Parlement a le contrôle exclusif de ses propres débats, qui doivent être respectés par les tribunaux : New Brunswick Broadcasting Co., p. 386. Bien que les tribunaux n’aient pas le rôle de dicter les procédures que les législateurs doivent adopter pour respecter leur obligation de consulter, ils peuvent néanmoins examiner si le processus choisi concorde avec la relation particulière qu’entretient la Couronne avec les peuples autochtones du Canada. Cet exercice n’a pas à être plus exigeant que le contrôle judiciaire déjà effectué dans le cadre de l’analyse de la justification fondée sur l’arrêt Sparrow.

[94] Contester une loi existante sur le fondement de vices de procédure n’est pas nouveau en droit canadien. Dans l’arrêt British Columbia Teachers’ Federation c. Colombie‑Britannique, [2016] 2 R.C.S. 407, inf. (2015), 71 B.C.L.R. (5th) 223 (C.A.), les juges majoritaires de la Cour ont approuvé la démarche suivie par le juge Donald de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique relativement au droit de négocier collectivement garanti par l’al. 2d) de la Charte , qui permettrait aux tribunaux de prendre en considération l’absence de consultation dans le contexte législatif. Dans sa dissidence, le juge Donald a conclu que le Parlement ne pouvait agir unilatéralement au moyen d’une mesure législative pour modifier des modalités d’emploi sans s’acquitter de ses obligations constitutionnelles de tenir une consultation antérieure à l’adoption de la loi comme substitut à la négociation collective protégée par l’al. 2d) . Semblable à l’obligation de consulter dans le contexte autochtone, la liberté d’association en contexte de relations du travail garantit le droit à un processus de négociation collective véritable permettant la réalisation d’objectifs liés au travail : Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 94; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, [2015] 1 R.C.S. 245, par. 53.

[95] Dans ses motifs, le juge Donald de la Cour d’appel a reconnu que le fait que les modalités d’emploi soient exprimées dans une convention collective traditionnelle ou au moyen de l’adoption d’une loi ne faisait aucune différence quant aux droits garantis aux employés par l’al. 2d) : par. 287. Même dans le contexte législatif, une violation de la Charte peut découler du défaut du gouvernement de consulter de bonne foi avant l’adoption de la loi. Le juge Donald était conscient de la responsabilité des tribunaux de surveiller et de restreindre les mesures gouvernementales afin de contrôler le déséquilibre des forces en contexte de relations du travail. [traduction] « [L]’obligation de consulter dans ce contexte ne restreint pas indûment le législateur, pas plus d’ailleurs que tous les autres droits et libertés protégés par la Charte ne restreignent le législateur » : par. 293. Il en est de même pour l’obligation qui incombe à la Couronne en application de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 d’agir honorablement.

[96] Toutefois, cela ne signifie pas qu’une contestation fondée sur l’arrêt Nation haïda, si elle était accueillie, invaliderait nécessairement la loi. L’obligation de consulter vise à encourager les gouvernements à tenir compte des effets des mesures qu’ils adoptent sur les collectivités autochtones et à consulter de façon proactive. Elle ne devrait pas remplacer le test de l’atteinte énoncé dans l’arrêt Sparrow ou devenir un moyen de routine pour invalider la loi : Newman, p. 63. En ce sens, l’obligation de consulter diffère des modalités et de la forme requises (et auto‑imposées) en matière constitutionnelle, qui permettent également le contrôle judiciaire du processus législatif : voir par ex., Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Gallant c. The King, [1949] 2 D.L.R. 425 (C.S. Î.‑P.‑É.) (le juge en chef Campbell). Le défaut de se conformer à une modalité et à une forme requises entraîne l’invalidité de la loi, puisque [traduction] « le caractère exécutoire des règles dans la Constitution ne fait aucun doute » : Hogg, p. 12‑11, 12‑18 et 12‑19. Toutefois, l’obligation de consulter est une obligation constitutionnelle qu’il faut respecter, et non une règle de procédure en soi. Le test consiste à déterminer ce qui est nécessaire pour préserver l’honneur de la Couronne et pour concilier les intérêts dans ces circonstances : Nation haïda, par. 45.

[97] Sans écarter la possibilité que, dans certains cas, une loi adoptée en violation de l’obligation de consulter puisse être invalidée par une cour de révision, la mesure de redressement généralement appropriée prendra la forme d’une déclaration. Le jugement déclaratoire dans ces circonstances reconnaît que l’objectif fondamental de l’obligation de consulter est la conciliation, qui « ne constitue pas une réparation juridique définitive au sens usuel du terme » : Nation haïda, par. 32. Dans l’arrêt Manitoba Metis Federation, la Cour a prononcé un jugement déclarant que le Canada n’avait pas agi avec diligence dans l’exécution de l’obligation précise envers les Métis prévue à l’art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, c. 3. Ce défaut a entraîné un manquement à une autre obligation précise découlant de l’honneur de la Couronne — l’obligation de s’acquitter de ses obligations constitutionnelles de façon téléologique et avec diligence : Dickson, p. 116. Les jugements déclaratoires constituent une réparation d’une portée restreinte, qui peut être ordonnée, peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée : Manitoba Metis Federation, par. 143. En contexte législatif, le jugement déclaratoire permet aux tribunaux de façonner le cadre juridique tout en respectant le rôle constitutionnel d’une autre branche de l’État d’agir à l’intérieur de ces limites : Canada (Premier ministre) c. Khadr, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 46‑47.

[98] Par conséquent, un groupe autochtone a droit à un jugement déclaratoire si la Couronne ne l’a pas consulté durant le processus menant à l’édiction d’une loi qui pourrait avoir un effet préjudiciable sur ses intérêts. Une mesure de redressement de ce type a l’effet concret de clarifier quels sont les obligations et les droits des deux parties dans le contexte de leur relation particulière et du processus de conciliation : Mohawks of the Bay of Quinte c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 669, par. 61 (le juge Rennie).

I. Dispositif

[99] Puisque la Cour fédérale n’avait pas compétence pour examiner la demande de contrôle judiciaire fondée sur les art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales , je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

Le juge Brown —

I. Introduction

[100] Le présent pourvoi soulève deux questions. Premièrement, la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7 , autorise‑t‑elle le contrôle judiciaire de la conduite contestée qui sous‑tend la demande d’un tel contrôle présentée par la Mikisew Cree First Nation (ci-après la « Première Nation crie Mikisew ») ? Et, deuxièmement, la conduite contestée en l’espèce donne‑t‑elle naissance à l’obligation de consulter ?

[101] Je répondrais à ces deux questions par la négative. Je souscris aux motifs exposés par les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale : 2016 CAF 311, [2017] 3 R.C.F. 298. Les paragraphes 2(1) et 2(2) ainsi que l’art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales empêchent le contrôle judiciaire de l’élaboration, de la rédaction ou du dépôt des projets de loi omnibus. Lorsque les ministres de la Couronne participent à l’élaboration, à la rédaction ou au dépôt d’un projet de loi, ils agissent à titre de législateurs et tirent leur pouvoir de la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 , et non pas à titre d’« office fédéral » au sens de la Loi sur les Cours fédérales . Les décisions prises par les ministres lorsqu’ils s’acquittent de leurs fonctions législatives ne peuvent donc pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[102] De plus, les principes de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire s’appliquent aux activités parlementaires ainsi qu’au processus menant au dépôt d’un projet de loi à la Chambre des communes. L’élaboration, la rédaction et le dépôt des projets de loi omnibus sont ainsi à l’abri d’interventions judiciaires. En outre, aucune des actions menées dans le contexte de l’élaboration, de la rédaction et du dépôt des projets de loi omnibus ne peut être considérée comme une « conduite de la Couronne » donnant naissance à l’obligation de consulter. En l’espèce, la conduite contestée relève entièrement de l’exercice du pouvoir législatif (c’est‑à‑dire qu’elle fait partie intégrante du processus législatif) et ne constitue donc pas une conduite de l’exécutif à laquelle s’applique l’obligation de consulter.

[103] Ma collègue la juge Karakatsanis semble convenir que le privilège parlementaire et la séparation des pouvoirs empêchent les cours de justice d’imposer l’obligation de consulter : par. 2 et 38‑50. J’estime en tout respect que ses conclusions sont loin d’être catégoriques à cet égard (par. 2 : « les tribunaux doivent faire preuve de retenue »; par. 2, 32 et 41 : « [l]a doctrine de l’obligation de consulter ne convient pas »; par. 29 : « si c’est en invoquant l’obligation de consulter »; par. 32 : « que les tribunaux s’abstiennent d’intervenir dans le processus législatif »; par. 35 : « cette réticence à surveiller le processus législatif »; par. 38 : « entraverait indûment »; par. 40 : « il serait extrêmement difficile »; italiques ajoutés). Pour les motifs qui suivent, (section intitulée « II. C. L’élaboration, le dépôt, l’examen et l’adoption des projets de loi ne constituent pas des “conduites de la Couronneˮ qui donnent naissance à l’obligation de consulter »), la question de savoir si une cour de justice peut imposer l’obligation de consulter dans le contexte du processus par lequel s’exerce le pouvoir législatif n’est pas qu’une simple question de « retenue », d’« abst[ention] » ou de « réticence », ou une question de décider si l’imposition d’une telle obligation créerait une contrainte « ind[ue] » ou qui « ne convient [. . .] pas » à cet exercice du pouvoir. Il s’agit plutôt d’une question de constitutionnalité touchant aux limites du pouvoir judiciaire, une question à laquelle une majorité des juges de la Cour devrait donner une réponse claire et correcte sur le plan constitutionnel.

[104] Ma collègue irait toutefois plus loin, en soulevant — mais sans trancher la question — la possibilité qu’une loi qui ne porte pas atteinte aux droits protégés par l’art. 35 , mais qui serait « susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur [eux] », pourrait être jugée incompatible avec l’honneur de la Couronne : par. 3 et 25. Ce faisant, elle mine toutefois les principes mêmes qui l’ont menée à conclure que l’imposition de l’obligation de consulter constituerait une entrave « ind[ue] » dans les circonstances de la présente cause. En outre, en soulevant la possibilité (je le souligne, sans qu’aucune des parties au présent appel n’en ait fait la demande) qu’une loi valablement adoptée et conforme à la Constitution, qui n’est pas ou ne pourrait être contestée avec succès sur le fondement de l’art. 35 , peut néanmoins être déclarée « incompatible avec [l’honneur de la Couronne] » par une cour, ma collègue sèmerait une grande incertitude dans ce domaine du droit. Une telle incertitude nuirait aux peuples autochtones, et, de fait, à toutes les personnes qui se fient sur l’efficacité des lois valablement adoptées et conformes à la Constitution.

[105] Je ne peux donc pas souscrire aux motifs de la juge Karakatsanis. Je suis certes d’avis, comme elle, que l’appel devrait être rejeté, mais je rédige des motifs distincts pour tenter d’apporter à la question une certaine clarté sur le plan analytique. Les faits, les décisions des instances inférieures ainsi que la législation pertinente sont exposés dans les motifs de ma collègue.

II. Analyse

A. La Loi sur les Cours fédérales empêche le contrôle de l’élaboration et de la mise en œuvre de politiques législatives au moyen de projets de loi omnibus par les ministres et le gouverneur général en conseil

[106] Les principes de base sont instructifs. La Cour fédérale ne jouit pas d’une compétence inhérente. Le législateur doit donc lui conférer la compétence voulue pour qu’elle puisse entendre et trancher une affaire : Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, par. 43; ITO — International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, p. 766. En adoptant les articles 18 , 18.1 et 28 de la Loi sur les Cours fédérales , le législateur a accordé à la Cour fédérale et à la Cour d’appel fédérale la compétence exclusive pour contrôler les actes posés par un « office fédéral » ou les décisions prises par un tel « office ».

[107] Le paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales définit ainsi le terme « office fédéral » :

Définitions

2 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

. . .

office fédéral Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[108] Le Sénat et la Chambre des communes sont expressément exclus de cette définition aux termes du par. 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales :

Sénat et Chambre des communes

(2) Il est entendu que sont également exclus de la définition de office fédéral le Sénat, la Chambre des communes, tout comité de l’une ou l’autre chambre, tout sénateur ou député, le conseiller sénatorial en éthique, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique à l’égard de l’exercice de sa compétence et de ses attributions visées aux articles 41.1 à 41.5 et 86 de la Loi sur le Parlement du Canada , le Service de protection parlementaire et le directeur parlementaire du budget.

[109] Ensemble, les paragraphes 2(1) et 2(2) précisent que la source de la « compétence ou des pouvoirs » exercés est le facteur principal pour juger si un décideur est visé ou non par la définition d’« office fédéral » : Anisman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52, 400 N.R. 137, par. 29‑31; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605, par. 47; D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec le concours de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), rubrique 2:4310. En outre, le retrait des législateurs de la définition d’« office fédéral » confirme légalement le principe général, sur lequel je reviendrai plus loin, selon lequel l’exercice de la compétence ou des pouvoirs n’est pas susceptible de contrôle judiciaire lorsqu’il tire son origine du droit régissant le processus législatif.

[110] La demande de contrôle judiciaire présentée par la Première Nation crie Mikisew était fondée sur le fait que les ministres intimés ne l’avaient pas consultée dans le cadre de l’élaboration de [traduction] « politiques environnementales », y compris lors de la mise en œuvre de ces politiques par l’élaboration et le dépôt de deux projets de loi omnibus : la Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, L.C. 2012, c. 19 — projet de loi C‑38; la Loi de 2012 sur l’emploi et la croissance, L.C. 2012, c. 31 — projet de loi C‑45; avis de demande, d.a., p. 122. Les actes officiels posés par le pouvoir exécutif, qui ne sont ni prévus par la Constitution ni perçus à juste titre comme un exercice d’une prérogative de la Couronne, doivent relever « d’un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière » : Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, par. 20.

[111] La Première Nation crie Mikisew n’a toutefois relevé aucun moment pendant l’élaboration, la rédaction ou le dépôt des projets de loi omnibus où les ministres ont exercé un pouvoir conféré par une loi ou une prérogative de la Couronne. Au contraire, comme l’ont reconnu les juges majoritaires de la Cour d’appel (par. 28), les lois habilitantes invoquées par la Première Nation crie Mikisew (m.a. par. 101, note 109) pour établir que les ministres exerçaient des pouvoirs exécutifs à titre de ministres de la Couronne au cours de la phase d’élaboration des projets de loi ne font référence qu’à la portée du mandat des ministres ainsi qu’aux obligations et fonctions dont ils peuvent s’acquitter dans l’exécution de leur mandat : voir Loi sur le ministère des Pêches et des Océans, L.R.C. 1985, c. F‑15 ; Loi sur le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, L.R.C. 1985, c. I‑6 ; Loi sur le ministère de l’Environnement, L.R.C. 1985, c. E‑10 ; Loi sur le ministère des Transports, L.R.C. 1985, c. T‑18 ; Loi sur le ministère des Ressources naturelles, L.C. 1994, c. 41 ; Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, c. F‑11 .

[112] Je constate qu’aucune de ces lois ne traite expressément ou implicitement de l’élaboration des projets de loi en vue de leur dépôt au Parlement. Les ministres n’exerçaient pas des fonctions ministérielles, c’est‑à‑dire exécutives. Il s’ensuit donc qu’aucune des mesures ou des décisions contestées dans la demande de contrôle judiciaire de la Première Nation crie Mikisew n’a été prise par un « office fédéral ». Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont donc conclu à bon droit que les tribunaux d’instances inférieures n’avaient pas été valablement saisis de l’affaire.

[113] Cette conclusion s’impose également compte tenu de la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 , intitulée « Pouvoir législatif ». En effet, cette partie décrit, notamment, les pouvoirs des deux Chambres du Parlement — la Chambre des communes et le Sénat — à l’égard desquels le Parlement est souverain, sous réserve uniquement des limites à son pouvoir législatif établies par la Loi constitutionnelle de 1867 . L’élaboration, le dépôt et l’examen des projets de loi par la Chambre des communes sont tous des exercices nécessaires du pouvoir législatif dans le cadre du processus législatif. Bien que les ministres du Cabinet soient des membres de l’exécutif, ils participent à ce processus — par exemple, en présentant des projets de loi gouvernementaux — en leur capacité législative, et non pas en leur capacité exécutive.

[114] La demande de contrôle judiciaire de la Première Nation crie Mikisew vise donc à contester la conduite adoptée par certains ministres qui agissaient à titre de députés et qui étaient, comme tous les députés, habilités à légiférer par la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 . Cela renforce ma conclusion voulant que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour examiner cette demande de contrôle judiciaire.

[115] Cela dit, même en faisant fi de cet obstacle juridictionnel, tant la séparation des pouvoirs que le privilège parlementaire, la portée bien interprétée du contrôle judiciaire et la jurisprudence de la Cour sur l’obligation de consulter m’amènent à conclure que la demande de contrôle judiciaire de la Première Nation crie Mikisew ne peut pas être accueillie.

B. La formulation et le dépôt des projets de loi échappent au contrôle judiciaire du fait de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire

(1) La séparation des pouvoirs

[116] Tant devant la Cour que devant la Cour d’appel fédérale, les parties ont exprimé leur désaccord quant à la portée de l’activité qui est protégée par les principes de séparation des pouvoirs et de privilège parlementaire. La Première Nation crie Mikisew convient que la formulation et le dépôt d’un projet de loi au Parlement sont des mesures législatives qui échappent à tout contrôle judiciaire. Elle plaide toutefois que l’élaboration des politiques qui sous‑tendent cette formulation et ce dépôt est effectuée par des fonctionnaires à la demande de ministres et doit donc être considérée comme une conduite de l’exécutif susceptible de contrôle judiciaire. En revanche, le Canada soutient que l’ensemble du processus législatif — de l’élaboration initiale des politiques à la sanction royale — est une activité législative qui ne peut pas être supervisée par les cours de justice.

[117] Je souscris à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle l’ensemble du processus législatif — de l’élaboration initiale des politiques à la sanction royale inclusivement — constitue un exercice du pouvoir législatif qui est à l’abri de l’ingérence des tribunaux. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 28, les « choix politiques » relèvent du pouvoir législatif, tandis que leur mise en œuvre et leur administration incombent au pouvoir exécutif. Cela empêche les tribunaux d’imposer une obligation de consulter dans le cadre du processus législatif.

[118] Le principe de la séparation des pouvoirs met en outre le processus d’élaboration par le Cabinet des principes directeurs en matière de législation ainsi que la préparation et le dépôt des projets de loi aux fins d’examen par le Parlement (et par les législatures) à l’abri du contrôle judiciaire. Toujours dans l’arrêt Criminal Lawyers’ Association, au par. 28, la Cour a reconnu que chaque pouvoir de l’État canadien a un rôle distinct :

Le pouvoir législatif fait des choix politiques, adopte des lois et tient les cordons de la bourse de l’État, car lui seul peut autoriser l’affectation de fonds publics. L’exécutif met en œuvre et administre ces choix politiques et ces lois par le recours à une fonction publique compétente. Le judiciaire assure la primauté du droit en interprétant et en appliquant ces lois dans le cadre de renvois et de litiges sur lesquels il statue de manière indépendante et impartiale, et il défend les libertés fondamentales garanties par la Charte .

Or, un pouvoir ne peut pas jouer son rôle lorsqu’un « autre empiète indûment sur lui » : Criminal Lawyers’ Association, par. 29.

[119] Certes, il faut reconnaître que, dans notre système parlementaire, la séparation des pouvoirs « n’est pas une structure rigide et absolue » (Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, par. 54) qui respecte des limites clairement établies. Les ministres de la Couronne jouent un rôle essentiel dans le processus législatif dont ils font partie intégrante : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 559. « [S]auf dans de rares cas, l’exécutif contrôle, fréquemment et de fait, le législatif » : Wells, par. 54. Cela ne signifie pas pour autant que l’appartenance des ministres aux pouvoirs tant exécutif que législatif de l’État canadien rend leurs rôles dans l’une ou l’autre de ces branches indissociables aux fins du contrôle judiciaire. Dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, à la p. 559, la Cour a rejeté l’argument de la Colombie‑Britannique selon lequel, bien que le privilège parlementaire protège les procédures parlementaires internes, la théorie de l’expectative légitime pourrait tout de même s’appliquer à l’exécutif de façon à l’empêcher d’élaborer et de déposer le projet de loi contesté. Selon la Cour, « [l]a rédaction et le dépôt d’un projet de loi font partie du processus législatif dans lequel les tribunaux ne s’immiscent pas. [I]l n’appartient pas aux tribunaux judiciaires d’intercaler dans le processus législatif d’autres exigences procédurales ».

[120] Selon la jurisprudence de la Cour, le processus législatif débute lorsque le projet de loi est à l’étape embryonnaire, et ce, même quand il est élaboré par des ministres de la Couronne. Un ministre agit en sa capacité exécutive lorsqu’il exerce des pouvoirs prévus par la loi dans le but de faire avancer une politique du gouvernement; ce n’est toutefois pas ce qui s’est produit en l’espèce. Les ministres désignés ont pris une série de décisions politiques, qui ont mené à la rédaction d’une proposition législative présentée ultérieurement au Cabinet. C’est cette proposition qui a finalement conduit à l’élaboration des projets de loi omnibus et à leur dépôt à la Chambre des communes. Ainsi, toutes les mesures contestées appartenaient au processus législatif qui consiste à déposer des projets de loi au Parlement et elles ont été prises par des ministres qui agissaient en leur capacité législative.

[121] En outre, les mesures contestées en l’espèce ne sont pas devenues « exécutives », plutôt que « législatives », du simple fait qu’elles ont été accomplies par des fonctionnaires, ou avec leur aide. En effet, les fonctionnaires qui formulent des recommandations de politiques avant l’élaboration et le dépôt d’un projet de loi n’« exécutent » pas des politiques ou des directives législatives existantes. Au contraire, leurs mesures visent à orienter les changements qui seront éventuellement apportés aux politiques législatives et elles sont de nature strictement législative.

(2) Le privilège parlementaire

[122] Il serait aussi contraire au privilège parlementaire d’imposer une obligation de consulter relativement à l’élaboration des politiques législatives puisque ce privilège consiste en une protection contre l’ingérence dans [traduction] « le travail parlementaire des députés — c.‑à‑d. dans toute activité de ceux‑ci ayant un lien avec les travaux du Parlement » : J. P. J. Maingot, Parliamentary Immunity in Canada (2016), p. 16 (je souligne). Il ne s’agit pas d’un anachronisme ou d’une subtilité technique. Le privilège parlementaire est [traduction] « l’indispensable immunité que le droit accorde aux députés [. . .] pour leur permettre d’effectuer leur travail législatif, “y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement” » : Maingot, p. 15, citant Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 46. Comme la tâche qui consiste à « demander des comptes au gouvernement » est la raison d’être du Parlement (Maingot, p. 317, citant W. Gladstone, Débats de la Chambre des communes du Royaume‑Uni (Hansard), 29 janvier 1855, p. 1202; voir aussi Vaid, par. 46), le principe du privilège parlementaire est essentiel pour que le Parlement s’acquitte de ses fonctions constitutionnelles. Comme la Cour l’a déclaré dans le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, à la p. 560, « [t]oute restriction imposée au pouvoir [. . .] de déposer des projets de loi constitue une limitation de la souveraineté du Parlement lui‑même ». Le Parlement a donc le droit « d’exercer une liberté absolue pour ce qui est de la formulation, du dépôt, de la modification et de l’adoption d’une loi » : Galati c. Canada (Gouverneur général), 2015 CF 91, [2015] 4 R.C.F. 3, par. 34.

[123] Je reconnais que le privilège parlementaire s’applique sous réserve de certaines contraintes imposées par la Constitution du Canada. Par exemple, dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, la Cour a conclu que l’art. 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, c. 3, consacre une exigence d’adopter, d’imprimer et de publier les lois de la province dans les deux langues officielles. Elle impose ainsi à la législature du Manitoba une obligation constitutionnelle quant aux modalités et à la forme de l’adoption valide de ses lois. D’autres exigences quant aux modalités et à la forme sont énoncées à la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 : par exemple, à l’art. 48 (« Quorum de la Chambre des communes »), à l’art. 49 (« Votation dans la Chambre des Communes »), et au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 .

[124] La Première Nation crie Mikisew soutient que l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 a aussi pour effet de créer une exigence quant aux modalités et à la forme applicables au processus législatif qui se traduit par une obligation constitutionnelle de consulter que peuvent sanctionner les tribunaux. Or, l’obligation de consulter se distingue des exigences quant aux modalités et à la forme imposées par la Constitution que doit respecter le législateur afin d’adopter une loi valide. S’agissant de l’exercice du pouvoir législatif, la demande ne vise pas les modalités et la forme de l’adoption des lois, mais plutôt la procédure suivie pour l’adoption des lois ou pour y mener. En outre, comme la Cour l’a affirmé dans l’arrêt Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40, par. 37, « tout ce qu’un citoyen canadien peut exiger, sur le plan procédural, c’est qu’un projet de loi fasse l’objet de trois lectures à la Chambre des communes et au Sénat et qu’il reçoive la sanction royale ». Dans le même ordre d’idées, bien qu’une loi qui entrave de façon substantielle l’exercice du droit de négociation collective protégé par l’al. 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés puisse être déclarée invalide, « [l]e législateur n’est pas tenu de consulter les parties visées avant d’adopter une mesure législative » : Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 157. En résumé, bien que la Constitution soit la loi suprême du Canada et qu’elle rende inopérante toute loi incompatible avec ses dispositions, elle ne permet pas aux demandeurs d’écarter le privilège parlementaire en contestant le processus qui a conduit à la formulation, au dépôt ou à l’adoption d’une loi.

[125] Considérer que l’élaboration et l’analyse des options politiques relatives à la formulation et au dépôt des projets de loi sont de nature législative est plus conforme à l’interprétation en droit canadien de la portée du contrôle judiciaire (dans le sens de contrôle judiciaire de la constitutionnalité plutôt que de contrôle judiciaire d’une mesure administrative). Le contrôle judiciaire est [traduction] « le pouvoir de déterminer si [une] loi en particulier est valide ou invalide » : P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. supp.), p. 15‑1 (je souligne). Il s’agit donc de l’examen de lois sanctionnées afin d’en assurer la constitutionnalité, et non pas, en règle générale, de l’examen du processus législatif par les tribunaux.

[126] De plus, ce point de vue cadre avec le libellé du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 selon lequel : « [la Constitution] rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». Il concorde également avec la mise en balance faite par la Cour dans les arrêts R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1109, et Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257, par. 77‑78, du pouvoir législatif, d’une part, et des droits garantis par l’art. 35 ainsi que de l’objectif de réconciliation, d’autre part, selon laquelle le « gouvernement » doit justifier toute mesure législative qui porte atteinte à l’art. 35 . Je tiens à souligner que cette situation diffère du cadre régissant une conduite — envisagée ou réelle — adoptée par la Couronne en vertu d’une loi habilitante. Je vais maintenant examiner ce cadre.

C. L’élaboration, le dépôt, l’examen et l’adoption des projets de loi ne constituent pas des « conduites de la Couronne » qui donnent naissance à l’obligation de consulter

[127] Dans l’arrêt Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 35, la Cour a énoncé les trois éléments qui, pris ensemble, donnent naissance à une obligation de consulter : (i) la Couronne doit avoir connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle d’un droit ou titre ancestral, (ii) la Couronne doit envisager une conduite, et (iii) cette conduite doit être susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur une revendication autochtone ou sur un droit ancestral ou issu de traités. L’obligation de consulter les peuples autochtones et, si nécessaire, de prendre en compte leurs intérêts découle du principe de l’honneur de la Couronne : Nation haïda, par. 16.

[128] Il faut toutefois comprendre que la « conduite de la Couronne » qui fait naître l’obligation de consulter, exclut les fonctions parlementaires (et, de fait, judiciaires) de l’État canadien. La Couronne représente un ensemble de pouvoirs et de privilèges et le terme « Couronne » est principalement, mais non exclusivement, utilisé pour désigner deux aspects de l’État canadien : le monarque et l’exécutif. En un sens, aucune activité de l’État n’est indépendante de la Couronne : O. Hood Phillips, P. Jackson et P. Leopold, O. Hood Phillips & Jackson: Constitutional and Administrative Law (8e éd. 2001), par. 2‑020. Cela dit, les fonctions parlementaires et judiciaires ont été clairement soustraites au contrôle de la Couronne : Magna Carta (1215); Case of Proclamations (1611), 12 Co. Rep. 74, 77 E.R. 1352; Bill of Rights de 1689; Act of Settlement de 1701; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 63. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 , selon lequel la Constitution du Canada « repos[e] sur les mêmes principes [constitutionnels] que celle du Royaume‑Uni », est, comme le juge en chef Lamer l’a reconnu, le « portail de l’édifice constitutionnel » par l’entremise duquel les principes énoncés dans ces instruments juridiques font désormais partie de l’architecture même de la Constitution du Canada : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 109; voir également par. 83, 87 et 107.

[129] Devant la Cour, l’avocat de la Première Nation crie Mikisew a contesté cette affirmation, laissant plutôt entendre que le libellé des formules d’édiction du Canada (« [. . .] Sa Majesté, sur l’avis et avec le consentement du Sénat et de la Chambre des communes du Canada, édicte [. . .] ») signifie que la Couronne exerce un contrôle sur le processus d’adoption des lois : transcription, p. 149. Or, il s’agit d’une mauvaise interprétation de la mention de « Sa Majesté » dans ces formules. Cette mention ne signifie pas, comme il l’a plaidé, que [traduction] « [l]a loi constitue une mesure de la Couronne » : transcription, p. 149. Elle ne fait que rendre compte du rôle de la Couronne au Parlement dans le processus législatif d’adoption des lois.

[130] Je m’explique : le Parlement est composé de la Chambre des communes, du Sénat et de la Reine : Loi constitutionnelle de 1867, art. 17 . L’étendue du rôle législatif de la Reine — c’est‑à‑dire, le rôle de la Couronne au Parlement — comprend [traduction] « trois actes déterminants qui relèvent des fonctions principales du Parlement à titre d’organe législatif : la recommandation royale, le consentement royal et la sanction royale » : C. Robert, « The Role of the Crown‑in‑Parliament : A Matter of Form and Substance », dans M. Bédard et P. Lagassé, dir., La Couronne et le Parlement (2015), 95, p. 96 (je souligne).

[131] La recommandation royale dont il est question à l’art. 54 de la Loi constitutionnelle de 1867 constitue la procédure à suivre pour autoriser la dépense de deniers publics. Le consentement royal est une pratique fondée sur une convention qui limite le droit du Parlement de prendre des mesures portant atteinte à la prérogative de la Couronne ou à d’autres droits et intérêts de la Couronne. Cependant, en l’espèce, c’est la sanction royale qui est pertinente, car c’est l’acte prévu par les formules d’édiction invoquées par l’avocat de la Première Nation crie Mikisew. La sanction royale est aussi expressément exigée par l’art. 55 de la Loi constitutionnelle de 1867 , qui prévoit que, lorsqu’un projet de loi voté par la Chambre des communes et le Sénat est présenté au gouverneur‑général pour la sanction de la Reine, ce dernier déclare qu’il le sanctionne (ou refuse cette sanction, ou qu’il réserve le projet de loi) au nom de la Reine.

[132] Les articles 54 et 55 se trouvent dans la partie IV de la Loi constitutionnelle de 1867 et se rapportent donc, aux termes de la Constitution, au « pouvoir législatif ». Cela est logique parce que la recommandation royale, le consentement royal et la sanction royale sont distincts des autres exercices du pouvoir de la Couronne. Contrairement, par exemple, aux organismes d’origine législative comme l’Office national de l’énergie, ou aux ministres de la Couronne qui agissent en vertu d’un pouvoir délégué par la loi, la Couronne au Parlement « [n’] existe [pas] pour exercer le pouvoir de nature exécutive que le législateur concerné l’autorise à exercer »; en outre, les étapes suivies dans le cadre du processus parlementaire d’élaboration des lois, y compris la sanction royale, ne sont pas « le moyen par lequel la Couronne agit » : Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069, par. 29. Comme l’a déclaré la Cour aux par. 28‑29 de cet arrêt :

Il importe de répéter que l’obligation de consulter incombe à la Couronne. En un sens, la « Couronne » s’entend de la personnification de Sa Majesté de l’État canadien dans l’exercice des prérogatives et des privilèges qui lui sont réservés. Cependant, la Couronne désigne aussi la souveraine dans l’exercice de son rôle législatif officiel (lorsqu’elle sanctionne les projets de loi, qu’elle refuse de les sanctionner ou qu’elle réserve sa décision), et en tant que chef du pouvoir exécutif (McAteer c. Canada (Attorney General), 2014 ONCA 578, 121 O.R. (3d) 1, par. 51; P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 11‑12; mais voir Carrier Sekani, par. 44). Pour cette raison, le mot « Couronne » est couramment employé comme symbole du pouvoir exécutif et pour désigner ce pouvoir. . .

Selon cette interprétation, l’ONÉ n’est pas, à proprement parler, « la Couronne ». Il n’est pas non plus, à proprement parler, un mandataire de la Couronne, étant donné que — comme l’ONÉ exerce ses activités de manière indépendante des ministres de la Couronne — il n’existe entre eux aucun lien de dépendance (Hogg, Monahan et Wright, p. 465). Cependant, en tant qu’organisme créé par la loi à qui incombe la responsabilité visée à l’al. 5(1)b) de la LOPC, l’ONÉ agit pour le compte de la Couronne lorsqu’il prend une décision définitive à l’égard d’une demande de projet. En termes simples, dès lors que l’on accepte qu’un organisme de réglementation existe pour exercer le pouvoir de nature exécutive que le législateur concerné l’autorise à exercer, toute distinction entre les mesures de cet organisme et celles de la Couronne disparaît rapidement. Dans ce contexte, l’ONÉ est le moyen par lequel la Couronne agit, d’où l’emploi interchangeable dans Carrier Sekani des expressions « mesure gouvernementale » et « mesure [. . .] de la Couronne » (par. 42‑44). Par conséquent, il importe peu que le décideur ultime dans un projet soit le Cabinet ou l’ONÉ. Dans les deux cas, la décision constitue une mesure de la Couronne qui peut donner naissance à l’obligation de consulter. Comme l’a affirmé en dissidence le juge Rennie de la Cour d’appel fédérale dans Chippewas of the Thames, « [l]’obligation, comme l’honneur de la Couronne, ne s’envole pas en fumée simplement parce qu’une décision sans appel a été rendue par un tribunal établi par le Parlement, plutôt que par le Cabinet » (par. 105). La mesure prise par l’ONÉ dans l’exercice du pouvoir qu’il possède, en vertu de l’al. 5(1)b) de la LOPC, de prendre la décision ultime concernant des essais tels ceux proposés en l’espèce, constitue manifestement une mesure de la Couronne. [Je souligne.]

[133] Cette description des divers aspects distincts du pouvoir de la Couronne (et donc de la conduite de la Couronne) confirme que l’exercice de son pouvoir dans l’adoption des lois (« lorsqu’elle sanctionne les projets de loi, qu’elle refuse de les sanctionner ou qu’elle réserve sa décision ») est de nature législative. Il ne s’agit pas d’une « conduite de la Couronne » — c’est‑à‑dire d’une conduite de nature exécutive — qui peut donner naissance à l’obligation de consulter.

D. L’honneur de la Couronne

[134] Ce qui précède constitue une réponse aux motifs concordants du juge Pelletier en Cour d’appel, qui a laissé entendre que l’art. 17 de la Loi sur les Cours fédérales — qui prévoit que « [s]auf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne » — permet de solliciter un jugement déclaratoire. Or, en un mot, la référence à la « Couronne » dans cette disposition ne vise pas la Couronne lorsqu’elle s’acquitte de ses fonctions législatives : voir Fédération franco‑ténoise c. Canada, 2001 CAF 220, [2001] 3 C.F. 641, par. 58.

[135] Il ressort également de ce qui précède que, contrairement aux prétentions de la Première Nation crie Mikisew ainsi qu’à l’opinion exprimée par ma collègue la juge Abella selon laquelle « l’obligation de consulter [. . .] se rapporte à tout exercice des pouvoirs de la Couronne, y compris aux mesures législatives » (par. 75), la Couronne n’adopte pas les lois. C’est le Parlement qui le fait. Or, le principe de l’honneur de la Couronne ne lie pas le Parlement.

[136] Ma collègue la juge Karakatsanis semble accepter cette conclusion, du moins en ce qui a trait à l’obligation de consulter. Elle évoque cependant aussi la possibilité qu’une loi qui ne porte pas atteinte aux droits protégés par l’art. 35 , mais qui est « susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur » ceux‑ci, peut néanmoins être incompatible avec l’honneur de la Couronne : par. 3, 25, 44 et 52. Selon sa vision de la question, indépendamment de toute revendication invoquant l’atteinte aux droits, celui qui réclame des droits pourrait solliciter un jugement déclarant qu’une loi valablement adoptée et conforme à la Constitution — deux caractéristiques qui, en droit, ne découlent pas de la conduite de la Couronne — « [ne] donne [néanmoins pas] effet au principe de l’honneur de la Couronne » : par. 45. Autrement, « si les effets de la loi ne constituaient pas une atteinte à des droits protégés ou si les droits n’étaient que revendiqués (et non établis), le groupe autochtone ne pourrait pas contester avec succès la validité constitutionnelle de la loi suivant le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Sparrow » : par. 43. Permettre à la Couronne de « faire par un moyen » (présumément en adoptant des lois) « ce qu’elle ne peut pas faire par un autre » (présumément en agissant en vertu de son pouvoir législatif) « compromettrait l’entreprise de réconciliation » : par. 44, ce qui suppose de « favoris[er] la négociation et le règlement juste des revendications autochtones comme solution de rechange aux recours judiciaires et aux résultats imposés par les tribunaux » : par. 22.

[137] Ainsi, affirme ma collègue, « l’obligation de consulter n’est pas le seul moyen de donner effet au principe de l’honneur de la Couronne quand une loi est susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux ou issus de traités » : par. 45. Tout en reconnaissant que « la Cour n’est pas directement saisie de la question de savoir si d’autres mesures de protection existent ou devraient exister » (par. 49), elle avance l’hypothèse que « [l]es tribunaux peuvent créer d’autres doctrines » : art. 45. Même si « [l]es parties nous ont fait part de trop peu d’observations sur la manière dont il conviendrait d’assurer le respect de l’honneur de la Couronne, si ce n’est par le truchement du mécanisme précis de l’obligation de consulter » (par. 49), elle propose néanmoins qu’il « peut convenir de prononcer un jugement déclaratoire dans un cas où le législateur adopte une loi incompatible avec l’obligation de la Couronne d’agir honorablement envers les peuples autochtones » : par. 47.

[138] Tout d’abord, je note qu’une part importante de l’hypothèse de ma collègue est inapplicable en l’espèce. Les droits de la Première Nation crie Mikisew ne sont pas simplement revendiqués. Ce sont des droits consacrés par le Traité no 8. À ce titre, la seule préoccupation soulevée par ma collègue qui pourrait vraisemblablement se concrétiser en l’espèce, c’est qu’il y ait « un effet préjudiciable » sur ces droits, sans qu’il leur soit porté atteinte, par les lois en cause dans le présent appel.

[139] Quoi qu’il en soit, à mon avis, puisqu’elle a reconnu qu’il n’y avait pas d’atteinte prouvée en l’espèce, ma collègue cherche un problème à résoudre (tout en refusant expressément de le résoudre). Elle croit en outre avoir trouvé ce problème dans ce qu’elle perçoit comme la conduite potentiellement déshonorable adoptée par la Couronne lorsqu’elle a adopté des mesures législatives qui ne portent pas atteinte aux droits (même si elles ont « un effet préjudiciable » sur eux) — ce qui, je l’ai déjà exprimé clairement, n’est pas vraiment un problème, puisque, en droit constitutionnel, « la Couronne » n’adopte pas les lois. Autrement dit, ma collègue mine les principes constitutionnels mêmes que sont la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire, ainsi que les limites constitutionnelles qu’ils fixent au contrôle judiciaire du processus législatif qui, précisément, étayent sa conclusion que ce processus, y compris l’adoption de lois, n’est pas assujetti à une obligation de consulter. Ce faisant, elle donne son aval à l’enflure du pouvoir judiciaire — que notre Constitution non seulement ne requiert pas, mais proscrit — au détriment du pouvoir des assemblées législatives sur leurs procédures. Loin de préserver ce que ma collègue appelle « l’équilibre respectueux qui règne entre les [. . .] piliers de notre démocratie » (par. 2), cela mène au manque de respect entre les institutions. Il ne serait pas plus « respectueux » (ou légitime sur le plan constitutionnel) qu’une assemblée législative provinciale s’estime autorisée à donner des directives à la Cour ou à toute autre cour de justice sur leurs processus délibératifs.

[140] Même en faisant fi de cette objection, les motifs de ma collègue fondés sur l’honneur de la Couronne semblent ne pas écarter la possibilité qu’une loi valablement adoptée (qui n’est pas ou ne pourrait être contestée avec succès sur le fondement de l’art. 35 ) puisse être déclarée « incompatible avec [l’honneur de la Couronne] » parce que le législateur n’aurait pas respecté l’honneur de la Couronne. Ce faisant, elle se heurte aux mêmes principes constitutionnels de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire qui constituent la totalité du fondement constitutionnel de sa conclusion selon laquelle le processus législatif n’est pas assujetti à une obligation de consulter. L’honneur de la Couronne n’est pas en soi une cause d’action; ce principe sert plutôt à déterminer comment il faut s’acquitter des obligations qui y sont assujetties : Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 73. Or, tout en concluant que l’obligation de consulter justiciable qui découle de l’honneur de la Couronne ne s’applique pas au processus législatif, ma collègue, en substance, traite ensuite l’honneur de la Couronne comme la source potentielle d’une obligation justiciable incombant aux législateurs de s’abstenir d’adopter certaines lois parce qu’elles « ont un effet préjudiciable » sur des droits au sens large, ou de ne pas le faire sans consultation.

[141] À cet égard, le renvoi de ma collègue à « d’autres formes de réparation [tel] un jugement déclaratoire dans un cas où le législateur adopte une loi incompatible avec l’obligation de la Couronne d’agir honorablement [. . .] » est éloquent : par. 47. Pour quelle raison, précisément, une cour accorderait‑elle une « réparation »? S’il n’est pas porté atteinte à l’art. 35 , la réponse est qu’il n’y a aucune raison d’accorder une « réparation », à moins que l’obligation de consulter qui découle de l’honneur de la Couronne soit elle‑même traitée comme si elle était applicable au processus législatif, en dépit de la conclusion contraire de ma collègue. Ainsi, indépendamment de la façon dont une cour pourrait présenter les hypothétiques « autres doctrines » (par. 45) qui pourraient être élaborées — par exemple, comme une obligation d’accommodement, comme une obligation de ne pas « avoir un effet préjudiciable » sur les droits en cause, ou comme une obligation fiduciaire —, il en résulterait une obligation qui serait, en substance, réductible soit à l’obligation que la Première Nation crie Mikisew demande à la Cour d’imposer en l’espèce, soit à une quelconque autre formulation qui se butte encore une fois à la séparation des pouvoirs et au privilège parlementaire. En conséquence, tout en reconnaissant que ma collègue déclare qu’il ne peut y avoir d’obligation de consulter justiciable dans le cadre du processus législatif, la logique de ses motifs risque néanmoins de la mener vers le résultat que préconise la juge Abella, bien que par le truchement du parcours tortueux et incertain de litiges supplémentaires.

[142] Cela m’amène à formuler une objection supplémentaire. En soulevant (puis en laissant en suspens) cet argument chimérique quant à l’honneur de la Couronne — que ni l’appelant ni aucun des intervenants n’ont même songé à soulever —, ma collègue Karakatsanis jetterait le droit dans une incertitude considérable. Il vaut la peine de se demander qui souffrirait du poids de cette incertitude. À cet égard, il est ironique que ma collègue insiste pour dire que l’honneur de la Couronne favorise la promotion de la « réconciliation » qui, dit‑elle, suppose de « favoris[er] la négociation et le règlement juste des revendications autochtones comme solution de rechange aux recours judiciaires et aux résultats imposés par les tribunaux » : par. 22, italiques ajoutés. Les motifs de ma collègue auraient pourtant l’effet opposé. Elle invite les titulaires des droits protégés par l’art. 35 — soit les peuples autochtones eux‑mêmes — à consacrer des années et des ressources considérables à des litiges sur la foi d’une faible possibilité qu’ils aient identifié d’ « autres formes de réparation » que la Cour juge « convenir ». Autrement dit, même si « [o]n ne parvient que rarement, voire jamais, à une véritable réconciliation dans une salle d’audience » (Clyde River, par. 24), c’est vers les salles d’audience que la spéculation laissée en suspens par ma collègue les dirigerait. Le fardeau de la réconciliation pèserait ainsi précisément sur le seul groupe de Canadiens dont l’affirmation de souveraineté n’est pas ce qui a besoin d’être réconcilié avec qui que ce soit ou quoi que ce soit.

[143] Comme l’explique mon collègue, le juge Rowe (par. 160‑165), les effets de l’incertitude juridique que créeraient les motifs de la juge Karakatsanis seraient également ressentis par les législateurs à qui l’on dit, essentiellement, qu’ils ne peuvent pas adopter des lois qui « ont un effet préjudiciable » sur certains droits qui pourraient exister (mais sans y porter atteinte) — et que, s’ils le font, ils pourraient être sujets à un « recours » qui n’est pas encore reconnu. Les législateurs seraient donc dans le noir, possiblement durant de nombreuses années, quant à l’efficacité des projets de loi de crédit (et donc des budgets du gouvernement), et de la législation relative à des questions aussi diverses que l’offre de soins de santé et d’éducation, la protection de l’environnement, l’infrastructure du transport, l’agriculture et l’activité industrielle, même si — cela mérite d’être souligné — cette législation est validement adoptée et totalement conforme aux droits ancestraux et issus de traités protégés par l’art. 35 . Cette situation créerait en outre une incertitude intolérable pour les gouvernements responsables de mettre en œuvre une telle législation, et pour tous ceux qui exercent des activités économiques ou autres en se fiant sur l’efficacité de lois valablement adoptées et conformes à la Constitution.

III. Conclusion

[144] Une cour de justice qui se trouve au sommet de l’appareil judiciaire ne devrait pas chercher à semer l’incertitude, mais plutôt à la dissiper en énonçant chaque fois que cela est possible, comme c’est le cas en l’espèce, des règles de droit claires. Pour bien me faire comprendre, je le répète : procéder au contrôle judiciaire du processus législatif, en contrôlant notamment, après le fait, le processus d’adoption des lois pour vérifier la conformité à l’art. 35 et à l’honneur de la Couronne, est inconstitutionnel.

[145] Le fait qu’il en soit ainsi ne diminue pas la valeur et la sagesse inhérentes à la consultation des peuples autochtones avant l’adoption de lois susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur l’exercice de droits ancestraux ou issus de traités. La consultation durant le processus législatif, y compris à l’étape de l’élaboration de la politique, est une considération importante dans l’analyse de la justification au regard de l’art. 35 : Sparrow, p. 1119; Tsilhqot’in, par. 77‑78. Cela dit, l’absence de consultation ou les lacunes de ce processus ne peuvent être examinées qu’une fois la loi adoptée, et encore, uniquement dans le contexte d’une contestation, fondée sur l’art. 35 , de la teneur de la loi ainsi adoptée ou de ses effets (par opposition à une contestation du processus législatif jusqu’à l’édiction inclusivement de la loi en question).

[146] Je rejetterais donc le pourvoi.

[147] Le Canada ne sollicite aucuns dépens. La Cour d’appel fédérale a adjugé les dépens au Canada quand elle a annulé le jugement déclaratoire de la Cour fédérale. Comme le Canada ne nous a pas demandé de modifier cette ordonnance, je m’abstiendrais de le faire. Je ne rendrais aucune ordonnance au sujet des dépens devant la Cour.

Version française des motifs des juges Moldaver, Côté et Rowe rendus par

Le juge Rowe —

[148] Je souscris aux motifs du juge Brown. En particulier, je fais mienne son analyse relative à l’absence de compétence de la Cour fédérale pour procéder au contrôle prévu par la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F‑7 , à la distinction entre la Couronne et le pouvoir législatif, à la préparation des lois en tant que fonction législative, à la séparation des pouvoirs — notamment entre le législatif et le judiciaire —, et à l’importance cruciale de maintenir le privilège parlementaire.

[149] J’ajouterais à cela trois principaux éléments. En premier lieu, contrairement aux prétentions de l’appelante la Mikisew Cree First Nation, le fait que l’obligation de consulter n’a pas été reconnue comme exigence procédurale dans le cadre du processus législatif ne prive pas les demandeurs autochtones de tout moyen efficace de faire reconnaître par les tribunaux les atteintes à leurs droits protégés par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 . En second lieu, si l’on reconnaissait l’existence d’une obligation constitutionnelle de consulter les peuples autochtones durant le processus de l’élaboration des projets de loi (et à propos d’autres questions devant être soumises pour examen aux assemblées législatives, notamment les budgets), cela perturberait grandement l’exécution de ce travail. En troisième lieu, la démarche préconisée par l’appelante aurait une autre conséquence sérieuse : les tribunaux seraient appelés à intervenir pour superviser les interactions entre les parties autochtones et les responsables de l’élaboration des projets de loi (et d’autres mesures) soumis à l’examen du Parlement et des législatures provinciales.

I. Il existe des moyens efficaces de défendre et de protéger les droits garantis par l’article 35

[150] L’avocat des Mikisew prétend que, si l’obligation de consulter n’était pas étendue au processus législatif, il serait impossible de faire respecter leur droit d’être consultés utilement par la Couronne. Cette affirmation repose sur l’idée qu’une « conduite de la Couronne » englobe les fonctions législatives, une idée que mon collègue le juge Brown a rejetée à juste titre. Cela ne veut pas dire que les Mikisew ne disposent d’aucun recours pour exercer leurs droits issus de traités et contester les projets de loi en cause.

[151] Comme je l’expliquerai davantage plus loin, les moyens de contester l’atteinte aux droits issus de traités des Mikisew sont bien établis dans R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, et dans les arrêts subséquents : voir p. ex. Nation Tsilhqot’in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585; Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010. Les Mikisew peuvent aussi reprocher à la Couronne d’avoir manqué à son obligation de consulter au moment d’envisager la prise d’une mesure gouvernementale, comme l’exigent l’arrêt Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, et la jurisprudence subséquente : voir, p. ex., Ktunaxa Nation c. Colombie‑Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54, [2017] 2 R.C.S. 386; Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650.

[152] L’appelante demande à la Cour de reconnaître que l’obligation de consulter est déclenchée par l’élaboration d’un projet de loi, autrement dit, à l’étape de la réflexion sur les orientations du processus législatif. Sur le plan pratique, on peut voir cette proposition comme un déplacement de l’obligation procédurale, reconnue la première fois dans Nation haïda, de la décision de l’exécutif — que ce soit par l’application d’un projet de loi ou par un autre moyen (Rio Tinto, par. 43) — aux toutes premières étapes du processus législatif. Dans l’état actuel du droit, c’est grâce au cadre d’analyse relatif à l’atteinte et à la justification exposé par la Cour dans Sparrow et confirmé récemment dans Nation Tsilhqot’in (voir les par. 118‑125), que les titulaires lésés de droits ancestraux peuvent contester la constitutionnalité d’une loi sur le fondement de l’art. 35 . La proposition des Mikisew court‑circuiterait ce processus en exigeant qu’il y ait consultation avant même le début de la rédaction d’un projet de loi. Toute mesure législative susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur un droit ancestral ou une revendication autochtone serait présumée inconstitutionnelle à moins qu’il y ait eu une consultation adéquate. En pratique, cela transformerait la consultation prélégislative, un facteur du cadre énoncé dans Sparrow (décrit ci‑après), en une exigence constitutionnelle. Pareille consultation se tiendrait non seulement auprès des titulaires de droits établis, mais également auprès de quiconque a un droit ancestral non établi qui pourrait être compromis par la mesure législative envisagée.

[153] Rien ne justifie d’étendre la règle de droit de cette façon. Les droits prévus à l’art. 35 ne sont pas absolus. À l’instar d’autres dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982 , l’art. 35 s’appuie sur des principes constitutionnels plus larges, tout en étant restreint par ceux‑ci. L’honneur de la Couronne découle de l’obligation fiduciaire qui incombe au Canada envers les peuples autochtones depuis l’affirmation de sa souveraineté; il s’agit d’un principe directeur des relations du Canada avec les peuples autochtones : Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, par. 24, cité avec approbation dans Manitoba Métis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 66. La jurisprudence actuelle prévoit la protection et la défense des droits ancestraux ainsi que le respect des principes constitutionnels de la souveraineté parlementaire et de la séparation des pouvoirs. Il importe de poursuivre ces deux objectifs, ce qui peut se faire tout en préservant l’honneur de la Couronne.

[154] Il est possible de contester une loi qui porterait atteinte à un droit ancestral ou issu de traités en recourant au cadre d’analyse relatif à l’atteinte et à la justification formulé dans Sparrow. Pour établir une violation de l’art. 35 , une partie doit d’abord démontrer qu’elle détient un droit ancestral qui n’était pas éteint lors de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 (R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686), ou un droit issu de traités (R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; Delgamuukw). Ensuite, la partie doit établir qu’il y a eu atteinte prima facie à ce droit du fait d’une restriction déraisonnable, d’une contrainte excessive ou de la privation du moyen préféré d’exercer le droit : Sparrow, p. 1112‑1113. Une fois l’atteinte prima facie établie, il incombe à la Couronne de démontrer que l’atteinte en cause repose sur un objectif législatif régulier et qu’elle est conforme au principe de l’honneur de la Couronne et à l’obligation fiduciaire de celle‑ci envers les peuples autochtones. Au même titre que d’autres facteurs, y compris l’indemnisation et le fait de minimiser l’atteinte, toute consultation préalable est prise en compte pour décider si l’atteinte était justifiée. Il est bien établi par la jurisprudence que, s’il y a atteinte à un droit et si celle‑ci n’a pas été justifiée (en fonction de la norme juridique applicable), les tribunaux accordent une réparation substantielle afin de la prévenir ou (si cela est impossible) afin d’atténuer les conséquences pour ceux et celles qui sont victimes d’une violation de leurs droits protégés par l’art. 35 . Dans le cas d’une disposition législative qui porte atteinte aux droits protégés, cette disposition sera nulle et n’autorisera aucune prise de règlement si le tribunal conclut que l’atteinte est injustifiée : P.W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. (feuilles mobiles)), p. 28‑62.

[155] L’importance que revêt une consultation préalable dans l’analyse relative à l’atteinte et à la justification incite fortement les législateurs à demander l’avis des communautés autochtones dont les intérêts peuvent être touchés par une loi en devenir. À titre d’exemple, des provinces ont reconnu l’importance de consulter les peuples autochtones avant d’adopter une loi susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur l’exercice de droits ancestraux ou issus de traités dans la province : voir, p. ex., Saskatchewan, « First Nation and Metis Consultation Policy Framework », (Regina : juin 2010), p. 5; Manitoba, « Interim Provincial Policy For Crown Consultations with First Nations, Metis Communities and Other Aboriginal Communities », (Winnipeg : 4 mai 2009), p. 1; Québec, Secrétariat aux affaires autochtones, « Guide intérimaire en matière de consultation des communautés autochtones » (Ville de Québec : SAAA, 2008), p. 4. Cela dit, une bonne politique publique n’équivaut pas nécessairement à un droit constitutionnel. Il appartient à chaque gouvernement — fédéral, provincial ou territorial — de décider des modalités de la consultation à la lumière de l’arrêt Sparrow.

[156] Je passe maintenant à l’obligation de consulter reconnue dans Nation haïda. Elle prend naissance lorsque trois conditions sont réunies. Premièrement, la Couronne doit avoir connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ancestral revendiqué. Deuxièmement, la Couronne doit envisager une mesure ou une décision. Troisièmement, la mesure doit être susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur le droit ancestral en question. Du point de vue de la Couronne, l’obligation de consulter sert deux objectifs distincts : elle a d’abord pour fonction d’établir les faits, car, grâce à la consultation, la Couronne se renseigne sur la teneur de l’intérêt ou du droit en cause de même que sur l’incidence qu’aurait la mesure qu’elle envisage sur cet intérêt ou sur ce droit. Le second objectif est d’ordre pratique : la Couronne doit s’interroger sur l’opportunité d’accommoder les intérêts des Autochtones et sur la façon de s’y prendre. Elle doit aborder le processus en cherchant à concilier les intérêts. Si l’on démontre qu’il y a eu manquement à l’obligation de consulter, la décision en question sera annulée et, dans les faits, on dira au décideur de « refaire ses devoirs », cette fois en procédant à une consultation adéquate. Si la consultation s’est révélée adéquate, mais qu’il y a manquement à l’obligation d’accommoder, plusieurs réparations tant procédurales que substantielles peuvent être accordées.

[157] La Cour a affirmé dans Rio Tinto que toute possibilité qu’une mesure de la Couronne ait un effet préjudiciable donne naissance à l’obligation de consulter et d’accommoder. Toujours selon la Cour, cette obligation peut prendre naissance à l’égard de « décisions de gestion ou politiques qui sont prises en haut lieu » (par. 87). Les décisions politiques en cause dans Rio Tinto ont été prises par l’exécutif au sujet d’un projet de développement en particulier. Dans cette affaire, la décision attaquée portait sur la vente de l’électricité produite à partir d’un barrage hydroélectrique situé sur la rivière Nechako. Il est nécessaire de replacer l’affirmation de la Cour dans le contexte où elle a été faite, ce qui permet de conclure qu’elle n’étaye pas la proposition selon laquelle la Constitution impose l’obligation de consulter durant le processus législatif. Cette conclusion est renforcée par l’exigence que la décision attaquée soit susceptible d’avoir des effets préjudiciables. La Cour a jugé qu’il doit y avoir un « lien de causalité entre la mesure ou la décision envisagée par le gouvernement et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral » : par. 45 (italiques ajoutés). L’avocat des Mikisew s’appuie en grande partie sur les motifs donnés par la Cour dans Rio Tinto. Or, cet arrêt n’étaye pas la conclusion que l’obligation de consulter doit s’appliquer au processus législatif. En fait, la Cour a explicitement laissé en suspens la question de savoir si une « mesure gouvernementale » emportant l’obligation de consulter inclut le processus législatif : par. 44.

[158] Bien que les projets de loi C‑38 (adopté en tant que Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, L.C. 2012, c. 19 ) et C‑45 (adopté en tant que Loi de 2012 sur l’emploi et la croissance, L.C. 2012, c. 31 ) aient modifié le cadre réglementaire applicable à certains cours d’eau, l’usage de ceux‑ci n’est pas revenu de ce fait à un état de laissez‑faire. La réglementation provinciale, territoriale et fédérale en matière d’environnement continue de s’appliquer. Les appelants soutiennent que la réduction de la surveillance environnementale par le gouvernement fédéral [traduction] « nuit profondément » aux droits issus de traités en supprimant un processus d’évaluation environnementale qui donnerait naissance à l’obligation de consulter : m.a., par. 13. Cependant, il ne s’agit pas du type d’effet préjudiciable envisagé dans Nation haïda et la jurisprudence subséquente. Ce que protège l’article 35 , c’est le droit ancestral ou issu de traités lui‑même. Un ensemble précis de dispositions en vue de la réglementation environnementale n’est pas équivalent à un droit protégé par l’art. 35 , et tout particulièrement n’est pas équivalent au droit issu d’un traité sur lequel se fondent les Mikisew en l’espèce. Comme la Cour l’a mentionné dans Rio Tinto, « [l]’effet préjudiciable ne s’entend pas [. . .] d’une répercussion négative sur la position de négociation d’un groupe autochtone » : par. 50. Le préjudice doit toucher l’exercice futur du droit lui‑même : par. 46.

[159] En résumé, quand une loi est adoptée, les parties qui soutiennent qu’elle a pour effet de porter atteinte aux droits protégés par l’art. 35 disposent de recours fondés sur l’arrêt Sparrow. Celles qui prétendent qu’une décision prise par le gouvernement en vertu du pouvoir que lui confère cette loi nuira à un droit qu’elles revendiquent disposeront de recours fondés sur Nation haïda. D’autres mesures gouvernementales, outre les décisions prises en vertu d’un pouvoir conféré par la loi, peuvent aussi donner naissance à l’obligation de consulter : Rio Tinto, par. 43. Lorsque surviennent de nouvelles situations où il faut adapter ou étendre la jurisprudence précitée, les tribunaux constituent un moyen de faire ainsi évoluer le droit. Le besoin de le faire n’a toutefois pas été démontré au vu des faits de l’espèce.

II. Conséquences pour la séparation des pouvoirs

[160] Pour saisir les conséquences de l’imposition de l’obligation de consulter lors de l’élaboration des projets de loi qui seront soumis à l’examen du Parlement ou des législatures provinciales, il faut tout d’abord comprendre les nombreuses étapes de ce processus. (Je ne me prononce pas sur les législatures territoriales en raison des différences notables qui existent entre leur fonctionnement et celui du Parlement ainsi que des législatures provinciales.) L’avocat des Mikisew a été d’un grand secours à cet égard en portant à la connaissance de la Cour — et en mentionnant lors de sa plaidoirie — un document dans lequel le Bureau du Conseil privé énumère les nombreuses étapes à suivre : Canada, Conseil privé, Lois et règlements : l’essentiel (2e éd 2001), p. 60. En paraphrasant légèrement ce document, les étapes en question sont les suivantes :

Préparation

1. Le ministère prépare des analyses et des plans; il faut obtenir l’approbation ministérielle pour procéder à des consultations concernant les orientations.

2. Le premier ministre examine et approuve les questions liées aux rouages (s’il y a lieu).

3. Le ministre décide des solutions possibles et des recommandations à faire au Cabinet.

4. Le mémoire au Cabinet est rédigé.

5. Le mémoire au Cabinet fait l’objet de consultations interministérielles.

6. Le mémoire au Cabinet est approuvé par le sous‑ministre et la haute direction.

7. Le mémoire au Cabinet est approuvé par le ministre parrain et envoyé au Bureau du Conseil privé.

8. Le Bureau du Conseil privé renseigne le président du comité du Cabinet.

9. Le comité du Cabinet examine le mémoire au Cabinet et le Bureau du Conseil privé rend public un rapport de comité.

10. Le Cabinet ratifie le rapport de comité et le Bureau du Conseil privé rend public un compte rendu de décision.

11. Le ministère de la Justice prépare un avant‑projet de loi avec l’aide de l’équipe de rédaction de la Section de la législation, le ministère parrain et les Services juridiques ministériels.

12. Le projet de loi est approuvé par les hauts fonctionnaires compétents du ministère parrain.

13. Le ministre parrain étudie et signe le projet de loi.

14. Le leader du gouvernement à la Chambre des communes étudie le projet de loi.

15. Le leader du gouvernement à la Chambre des communes demande au Cabinet le pouvoir délégué d’approuver le dépôt du projet de loi.

16. Le Bureau du Conseil privé rend le projet de loi public.

La Chambre des communes

17. Le leader du gouvernement à la Chambre des communes donne un avis du dépôt du projet de loi.

18. Le projet de loi est déposé à la Chambre des communes : première lecture.

19. Le projet de loi passe à la deuxième lecture (approbation des orientations).

20. Le projet de loi est étudié en comité (étude article par article).

21. Le comité fait rapport sur le projet de loi et recommande, le cas échéant, des amendements à celui‑ci.

22. Le projet de loi passe à la troisième lecture et à l’approbation finale de la Chambre des communes.

Le Sénat

23. Le projet de loi est déposé au Sénat : première lecture.

24. Le projet de loi passe à la deuxième lecture (approbation des orientations).

25. Le projet de loi est étudié en comité (étude article par article).

26. Le comité fait rapport sur le projet de loi et recommande, le cas échéant, des amendements à celui‑ci.

27. Le projet de loi passe à la troisième lecture et à l’approbation finale du Sénat.

Sanction royale

28. Le projet de loi reçoit la sanction royale de la part du gouverneur général.

29. Le texte législatif (désormais une loi) entre en vigueur à la sanction royale ou (si la loi le prévoit) à une date ultérieure.

Application de la loi

30. Des règlements et des décisions sont pris, en vertu du pouvoir conféré par la loi.

[161] Le portrait est le même dans les provinces, mis à part le fait que leur législature est unicamérale; autrement dit, elles n’ont pas de chambre haute correspondant au Sénat. L’argumentation des Mikisew portait principalement sur les 16 premières étapes énumérées précédemment, qui ont trait à l’élaboration des projets de loi, une tâche qu’ils qualifient à tort de conduite de la Couronne. Le juge Brown a traité de la confusion dans la position des Mikisew du fait qu’ils amalgament la Couronne et le Parlement ou les législatures provinciales : voir, par exemple, l’utilisation du terme ambigu « legislative processes » ([traduction] « processus législatifs ») au par. 50 et à d’autres endroits dans leur mémoire. Si la distinction entre la Couronne et le Parlement ou les législatures provinciales était écartée, la prochaine chose logique à faire serait de dire que l’obligation de consulter s’étend à l’étude du projet de loi par le Parlement ou par les législatures provinciales, soit aux étapes 17 à 29 décrites précédemment.

[162] D’un autre point de vue, pourquoi l’obligation de consulter devrait‑elle viser uniquement les projets de loi? Pourquoi ne viserait‑elle pas les mesures budgétaires (dont le budget des dépenses)? Ces mesures sont destinées à l’examen du Parlement et l’on pourrait soutenir qu’elles sont susceptibles de porter atteinte aux droits protégés par l’art. 35 ou d’avoir un effet préjudiciable sur la revendication de ces droits.

[163] Si quelqu’un transgresse le principe de la séparation des pouvoirs et considère le Parlement ou les législatures provinciales comme faisant partie de la Couronne, toutes les répercussions susmentionnées peuvent s’ensuivre. Les conséquences de ce qui précède seraient profondes et méritent mûre réflexion. En outre, je le répète, les conséquences toucheraient non seulement le Parlement canadien, mais aussi les législatures provinciales.

[164] Les 16 premières étapes de l’élaboration des projets de loi démontrent qu’il ne s’agit pas d’un processus simple. C’est plutôt un processus fort complexe qui mobilise de nombreux acteurs au sein du gouvernement. L’imposition de l’obligation de consulter à ce stade pourrait en fait paralyser le fonctionnement interne au quotidien du gouvernement. Ce qui est aujourd’hui complexe et difficile risquerait de devenir interminable et dysfonctionnel. Inévitablement, des différends se soulèveraient quant à la façon de s’acquitter de cette obligation. Voilà pourquoi le principe de la séparation des pouvoirs fonctionne comme il le fait. Les tribunaux sont mal outillés pour traiter des considérations procédurales complexes associées au processus législatif. Songez aux questions pratiques suivantes qui se poseraient si la Cour devait reconnaître l’existence d’une obligation de consulter durant l’élaboration des projets de loi.

[165] Quatre questions (comportant toutes plusieurs facettes) découleraient directement de ce que réclament les Mikisew :

a) Quels types de lois donneraient naissance à l’obligation de consulter? Serait‑ce seulement les lois dont le point de mire est la situation des peuples autochtones? On pourrait soutenir que non; cette obligation s’étendrait plutôt à de nombreuses lois d’application générale (comme en l’espèce).

b) Pour donner effet à l’obligation, quels groupes autochtones faudrait‑il consulter? De quelle manière seraient‑ils identifiés? Dans le cas d’une loi d’application générale, l’obligation requerrait‑elle que l’on consulte tous les groupes autochtones se trouvant dans le ressort en cause?

c) À quel stade (du processus en 16 étapes) la consultation devrait‑elle avoir lieu? Se pourrait‑il que l’obligation exige de consulter à plus d’une étape, quand on passe de la formulation des orientations possibles au choix d’une démarche recommandée, à l’étude et à l’approbation (peut‑être avec des changements) d’un comité du Cabinet, puis de tout le Cabinet, à la rédaction du projet de loi et à l’approbation de son dépôt?

d) Que faudrait‑il faire pour s’acquitter de l’obligation de consulter dans différentes situations? De quelle manière conviendrait‑il de trancher cette question et à qui reviendrait cette décision?

Trois autres questions découleraient de l’élargissement logique du cadre que les Mikisew réclament à la Cour :

e) Si l’élaboration d’un projet de loi susceptible de porter atteinte aux droits protégés par l’art. 35 donnait naissance à l’obligation de consulter, cette obligation ne serait‑elle pas aussi déclenchée par la préparation d’autres mesures soumises à l’étude du Parlement, notamment le budget, y compris le budget des dépenses?

f) De plus, si l’obligation de consulter s’étendait à l’étude par le Parlement et par les législatures provinciales, n’aurait‑elle pas vraisemblablement d’importantes conséquences imprévisibles sur le fonctionnement des assemblées législatives qui nuiraient aux pouvoirs et aux privilèges de ces dernières?

g) Le rapport entre les institutions de l’exécutif et celui entre elles et le Parlement sont complexes. Quel serait l’impact sur le fonctionnement du Cabinet, sur le rôle du premier ministre à titre de chef du Cabinet ainsi que sur la responsabilité du ministère envers le Parlement ou une législature provinciale? N’y aurait‑il pas d’importantes conséquences vraisemblablement imprévisibles pour les conventions, les pratiques et les procédures régissant le fonctionnement du Cabinet et sa relation avec le Parlement ou les législatures provinciales?

[166] Le lecteur attentif de la liste précédente comportant 30 étapes aura constaté la mention des « consultations concernant les orientations » à l’étape 1. En pratique, et pour favoriser une bonne administration publique, les consultations sur les orientations possibles durant l’élaboration des projets de loi sont monnaie courante. Elles ne sont toutefois pas exigées par la Constitution.

[167] De même, je tiens à souligner de nouveau que, selon la jurisprudence, la consultation est un facteur de la justification de toute violation de l’art. 35 suivant le cadre d’analyse établi dans Sparrow. Ainsi, lorsque l’adoption d’une loi risque de porter atteinte aux droits protégés par l’art. 35 , il y a une forte incitation à consulter. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’imposition d’une obligation de consulter prescrite par la Constitution est fondamentalement différente et son application serait forcément contrôlée par les tribunaux. Si le Parlement ou une législature provinciale souhaitaient se lier par une exigence de moyen ou de forme qui comporterait l’obligation de consulter les peuples autochtones avant l’adoption des lois, ils seraient libres de le faire : Hogg, p. 12‑12. Cela dit, les cours ne vont pas s’ingérer dans le pouvoir discrétionnaire des assemblées législatives en imposant des exigences procédurales supplémentaires à des organismes législatifs : Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40.

[168] Je précise enfin que la loi elle‑même ne porte habituellement pas atteinte à des droits protégés par l’art. 35 . Lorsque c’est le cas, il est possible d’intenter un recours pour atteinte en application de l’arrêt Sparrow. En temps normal, c’est plutôt une conduite de la Couronne, que ce soit par l’exercice d’un pouvoir que lui confère la loi ou en vertu de son propre pouvoir, qui porte atteinte à des droits ou qui a des effets préjudiciables sur un droit revendiqué. Nation haïda et les arrêts qui l’ont suivi imposent alors une obligation de consulter et, s’il y a lieu, une obligation d’accommoder. Quant à l’obligation de consulter, les mesures de la Couronne sont susceptibles de contrôle judiciaire selon les principes généraux en la matière : Nation haïda. Ces principes ne permettent pas aux tribunaux de contrôler des décisions de nature législative pour des motifs d’équité procédurale : Canada (Procureur général) c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, p. 759‑759. Règle générale, le gouvernement n’a pas à faire preuve d’équité procédurale dans l’exercice de fonctions législatives : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 558; Wells c. Terre‑Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, par. 59; Authorson, par. 41.

III. Le rôle de la Cour

[169] Aussi certainement que la nuit succède au jour, si pareille obligation devait être imposée, il y aurait des mésententes sur les questions susmentionnées et sur bien d’autres. Comment de telles mésententes seraient‑elles réglées? En présence d’une obligation imposée par la Constitution, les parties concernées s’adresseraient inévitablement aux tribunaux. Ces derniers seraient par conséquent appelés à surveiller l’exécution d’une obligation de consulter durant l’élaboration des projets de loi (tout comme, selon toute vraisemblance, d’autres mesures, notamment les budgets, qui nécessitent l’approbation du Parlement ou d’une législature provinciale). Je souscris à l’analyse du juge Brown relative aux conséquences de l’imposition d’une obligation de consulter sur la séparation des pouvoirs.

[170] J’ajouterais ce qui suit. Si les tribunaux devaient imposer une obligation de consulter durant l’élaboration des projets de loi, la prochaine chose qu’ils devraient faire en toute logique ne serait‑elle pas d’imposer aux assemblées législatives une obligation de consulter durant leur étude des projets de loi? En pareil cas, il faudrait situer les « consultations » quelque part aux étapes de la première lecture, de la deuxième lecture, de l’étude en comité, du rapport, de la troisième lecture et de la sanction royale. Si le Parlement ou une législature décidait de prendre part à une consultation avec des peuples autochtones conformément à l’arrêt Sparrow, le stade auquel se tiendrait cette consultation relèverait de son pouvoir discrétionnaire. C’est pourtant la réparation que le juge du procès a suggérée en l’espèce : la possibilité pour les groupes touchés de présenter des observations au Parlement. Le juge du procès a affirmé dans son ordonnance que l’obligation de consulter a pris naissance « à l’époque où chacun des projets de loi [. . .] a été déposé au Parlement : Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2014 CF 1244, 470 F.T.R. 243, par. 112. Ce résultat contrevient au principe de la séparation des pouvoirs et il amènerait nécessairement les tribunaux à encadrer l’exercice par le Parlement et les législatures de leurs pouvoirs et privilèges. Cela transformerait de fond en comble notre système de gouvernement.

IV. Conclusion

[171] Me voilà revenu au point de départ, soit à la question de savoir s’il y a dans la jurisprudence une « lacune » qui doit être comblée. Comme je l’ai expliqué précédemment, il n’existe aucune lacune de ce genre. La défense des droits protégés par l’art. 35 n’exige pas l’imposition d’une obligation de consulter durant l’élaboration des projets de loi. En fait, l’imposition d’une telle obligation irait à l’encontre de la distinction entre la Couronne et les assemblées législatives. Elle contreviendrait au principe de la séparation des pouvoirs. Elle empièterait sur le privilège parlementaire. Elle amènerait les tribunaux à superviser des questions qu’ils se sont toujours abstenus de superviser. Bref, l’imposition d’une telle obligation n’offrirait pas aux droits garantis par l’art. 35 la protection dont ils ont besoin. Elle contreviendrait plutôt à des principes constitutionnels fondamentaux et poserait des problèmes plutôt que d’en résoudre.

[172] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi sans adjuger de dépens.

Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelant : JFK Law Corporation, Victoria et Vancouver.
Procureur des intimés : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs des intervenants Champagne and Aishihik First Nations, Kwanlin Dün First Nation, Little Salmon Carmacks First Nation, First Nation of Na‑Cho Nyak Dun, Teslin Tlingit Council, First Nations of the Maa‑nulth Treaty Society : Ratcliff & Company, North Vancouver.
Procureur de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée des Premières Nations, Ottawa.
Procureurs des intervenants le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee) et le Gouvernement de la nation crie : Gowling WLG (Canada), Montréal.
Procureurs de l’intervenante la Fédération métisse du Manitoba : Pape Salter Teillet, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Advocates for the Rule of Law : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Federation of Sovereign Indigenous Nations : Federation of Sovereign Indigenous Nations, Saskatoon; Westaway Law Group Professional Corporation, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant Gitanyow Hereditary Chiefs : Grant Huberman, Vancouver.


[1] Mémoire des intervenants conjoints, Champagne and Aishihik First Nations, Kwanlin Dün First Nation, Little Salman Carmacks First Nation, First Nation of Na‑Cho Nyak Dun, Teslin Tlingit Council, et First Nations of the Maa‑nulth Treaty Society.


Synthèse
Référence neutre : 2018CSC40 ?
Date de la décision : 11/10/2018
Type d'affaire : Arrêt

Analyses

Tribunaux — Cour fédérale — Compétence — Contrôle judiciaire — Adoption par le Parlement de lois modifiant le régime canadien de protection de l’environnement — Présentation par une première nation d’une demande de contrôle judiciaire concernant l’élaboration et le dépôt de projets de loi — La Cour fédérale avait-elle compétence pour se prononcer quant à la demande de la première nation? Droit constitutionnel — Peuples autochtones — Droits issus de traités — Couronne — Obligation de consulter — Adoption par le Parlement de lois modifiant le régime canadien de protection de l’environnement — Absence de consultation d’une première nation pendant toute l’élaboration des projets de loi et avant que ceux‑ci reçoivent la sanction royale — Demande par la première nation d’un jugement déclarant que la Couronne avait l’obligation de la consulter parce que les mesures législatives étaient susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur ses droits de chasser, de piéger et de pêcher issus de traité et qu’elle a manqué à cette obligation — L’obligation de consulter s’applique-t-elle au processus législatif?

Au mois d’avril 2012, deux projets de lois omnibus ayant une incidence importante sur le régime canadien de protection environnementale ont été déposés au Parlement. Aucune consultation n’a été menée auprès de la Première Nation crie Mikisew quant aux deux projets de loi omnibus ni à quelque étape que ce soit de leur élaboration ni avant qu’ils ne reçoivent la sanction royale. Les Mikisew ont présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, plaidant que la Couronne avait l’obligation de les consulter en ce qui concerne l’élaboration des mesures législatives, car celles‑ci étaient susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur leurs droits de chasse, de piégeage et de pêche, qui leur sont garantis par le Traité no 8. Le juge saisi de la demande de contrôle a rendu un jugement déclaratoire portant que l’obligation de consulter s’appliquait et que les Mikisew avaient le droit de recevoir un avis les informant des dispositions pertinentes des projets de loi et de se voir offrir la possibilité de présenter des observations. En appel, les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont statué que le juge saisi de la demande de contrôle avait commis une erreur en procédant au contrôle judiciaire d’une mesure législative en contravention de la Loi sur les Cours fédérales . Les juges majoritaires ont conclu que lorsque les ministres élaborent une politique, ils agissent à titre de législateurs et leurs actions ne sont pas assujetties au pouvoir de contrôle des tribunaux. Selon eux, la décision de première instance ne respectait pas les principes de la souveraineté parlementaire, de la séparation des pouvoirs et du privilège parlementaire. Les Mikisew ont porté la décision en appel.


Parties
Demandeurs : Le chef Steve Courtoreille, en son nom et au nom des membres de la Mikisew Cree First Nation, Appelant
Défendeurs : Gouverneur général en conseil, ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canadien, ministre des Finances, ministre de l’Environnement, ministre des Pêches et des Océans, ministre des Transports et ministre des Ressources naturelles, Intimés
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 11 octobre 2018, 2018CSC40


Origine de la décision
Date de l'import : 03/11/2018
Fonds documentaire ?: Jugements de la Cour supreme
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2018-10-11;2018csc40 ?
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