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20/12/2017 | CANADA | N°2017CSC63

Canada | Canada, Cour suprême, 20 décembre 2017, 2017CSC63


TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE

Coalition canadienne pour une bonne gouvernance et Comptables professionnels agréés du Canada
Intervenantes

CORAM : La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

MOTIFS DE JUGEMENT CONJOINTS : Les juges Gascon et Brown (avec l’accord des juges Karakatsanis et Rowe)

MOTIFS DISSIDENTS EN PARTIE : La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Wagner et Côté)

NOTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recue

il des arrêts de la Cour suprême du Canada.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges...

TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE

Coalition canadienne pour une bonne gouvernance et Comptables professionnels agréés du Canada
Intervenantes

CORAM : La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

MOTIFS DE JUGEMENT CONJOINTS : Les juges Gascon et Brown (avec l’accord des juges Karakatsanis et Rowe)

MOTIFS DISSIDENTS EN PARTIE : La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Wagner et Côté)

NOTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Responsabilité délictuelle — Obligation de diligence — Négligence — Déclaration inexacte faite par négligence — Défaut du vérificateur de découvrir la fraude des administrateurs d’une société et pertes subies par la société — Application correcte du cadre d’analyse permettant d’établir la responsabilité délictuelle dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence ou de prestation négligente d’un service par un vérificateur — Le vérificateur a t il manqué à l’obligation de diligence et est il en conséquence responsable des pertes de la société? — Date à compter de laquelle il convient de calculer le montant des dommages intérêts.

Livent a produit et présenté des spectacles dans les théâtres qu’elle possédait au Canada et aux États Unis, et ses actions étaient cotées à la bourse dans ces deux pays. Afin d’accroître le succès de Livent, ses administrateurs ont manipulé les documents financiers de l’entreprise. Deloitte était le vérificateur de Livent; elle n’a jamais découvert la fraude. En août 1997 cependant, Deloitte a découvert des irrégularités dans la comptabilisation des profits de la vente d’un actif. Deloitte n’a pas démissionné. Afin d’aider Livent à solliciter des investissements, Deloitte l’a plutôt aidée à préparer, et elle a approuvé, un communiqué de presse publié en septembre 1997 qui présentait de façon inexacte la comptabilisation des profits. En octobre 1997, Deloitte a fourni une lettre de confort pour un appel public à l’épargne. Elle a également préparé le rapport du vérificateur pour l’exercice 1997 de Livent, rapport qu’elle a finalisé en avril 1998. De nouveaux investisseurs ont plus tard découvert la fraude. Une enquête et une nouvelle vérification ultérieures ont donné lieu à des états financiers modifiés. En novembre 1998, Livent a demandé la protection contre l’insolvabilité. Elle a vendu ses éléments d’actif et a été mise sous séquestre en 1999. Livent a plus tard poursuivi Deloitte en responsabilité délictuelle et en responsabilité contractuelle.

Le juge de première instance a conclu que Deloitte avait une obligation de diligence pour fournir des renseignements exacts aux actionnaires de Livent. Il a conclu que Deloitte n’avait pas respecté la norme de diligence applicable en vertu de cette obligation, soit en août 1997, lorsqu’elle n’a pas découvert la fraude et n’a pas pris les mesures que cette découverte rendait nécessaires, ou en avril 1998, lorsqu’elle a approuvé les états financiers de 1997 de Livent. Le juge de première instance a conclu que le montant des dommages intérêts équivalait à l’écart entre la valeur de Livent à la date à laquelle Deloitte aurait dû démissionner et la valeur de Livent au moment de la faillite. Il a retranché 25 pour cent de ce montant pour tenir compte des imprévus ou des pertes commerciales qui, selon lui, étaient trop éloignées pour que Deloitte puisse en être tenue responsable. En conséquence, le juge de première instance a accordé à Livent des dommages intérêts s’élevant à 84 750 000 dollars pour manquement à son obligation de diligence ou, autrement, pour violation de contrat. La Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance et a rejeté l’appel de Deloitte et l’appel incident de Livent.

Arrêt (la juge en chef McLachlin et les juges Wagner et Côté sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli en partie.

Les juges Karakatsanis, Gascon, Brown et Rowe : Le cadre général d’analyse établi dans l’arrêt Anns c. London Borough of Merton, [1997] 2 All E.R. 492 (H.L.) et précisé plus tard dans Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, s’applique dans le cas d’une perte purement économique découlant d’une déclaration inexacte faite par négligence ou de la prestation négligente d’un service par un vérificateur. Le cadre d’analyse à deux volets des arrêts Anns et Cooper pose les questions de savoir s’il existe une obligation de diligence prima facie entre les parties, et si, dans l’affirmative, des considérations de politique résiduelles sont susceptibles d’écarter l’imposition d’une obligation de diligence. Au premier volet de l’analyse, il existe une obligation de diligence prima facie lorsque le lien de proximité et la prévisibilité raisonnable d’un préjudice sont établis. Au moment de l’examen du lien de proximité, si un rapport relève d’une catégorie déjà établie, ou s’il s’agit d’un rapport analogue, l’existence du lien étroit et direct requis est établie. Sil est également possible d’établir l’existence d’un risque de préjudice raisonnablement prévisible, il est satisfait au premier volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper et il est possible d’affirmer l’existence d’une obligation de diligence. Dans de telles circonstances, le deuxième volet du cadre d’analyse entrera rarement en jeu parce que les considérations de politique résiduelles auront déjà été prises en compte lorsque l’existence du lien de proximité a été reconnue.

Lorsqu’ils ne peuvent conclure à l’existence d’un lien de proximité établi, les tribunaux doivent procéder à une analyse exhaustive à cet égard. Pour déterminer si le lien étroit et direct existe, les tribunaux doivent examiner tous les facteurs pertinents découlant du lien existant entre le demandeur et le défendeur. Dans le cas d’une perte purement économique attribuable à une déclaration inexacte faite par négligence ou à la prestation négligente d’un service, deux facteurs jouent un rôle déterminant dans l’analyse du lien de proximité : l’engagement pris par le défendeur et le fait pour le demandeur de s’y fier. Lorsqu’il s’engage à fournir une déclaration ou un service dans des circonstances qui invitent à la confiance raisonnable du demandeur, le défendeur est tenu d’agir avec diligence raisonnable, et le demandeur a le droit de se fier à l’engagement pris par le défendeur. Ce sont ces droits et ces obligations corollaires qui créent un lien de proximité. Toute décision de la part du demandeur de se fier à l’engagement qui excède la portée de la responsabilité assumée par le défendeur excède nécessairement le cadre du lien de proximité et, par conséquent, celui de l’obligation de diligence qui incombe au défendeur. Ce principe a pour effet de restreindre à juste titre la responsabilité au motif que le défendeur ne saurait être tenu responsable d’un risque de préjudice contre lequel il ne s’est pas engagé à protéger le demandeur.

L’examen de la prévisibilité raisonnable dans le cadre de l’analyse relative à l’obligation de diligence prima facie consiste à se demander si le préjudice subi par le demandeur constituait une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence du défendeur. La prévisibilité raisonnable s’attache à la probabilité de préjudice découlant de la négligence du défendeur. Dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence ou de prestation négligente d’un service, le lien de proximité sert à guider l’analyse de la prévisibilité. L’objet qui sous tend l’engagement et le fait de se fier à cet engagement restreint le type de préjudice dont on pourrait raisonnablement prévoir qu’il découlera de la négligence du défendeur. Le préjudice du demandeur sera raisonnablement prévisible si le défendeur aurait dû raisonnablement prévoir que le demandeur se fierait à sa déclaration, et si cette confiance serait raisonnable dans les circonstances particulières de l’affaire. Tant le caractère raisonnable que la prévisibilité raisonnable de cette confiance du demandeur seront déterminés en fonction du lien de proximité entre les parties.

Au deuxième volet du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper, il s’agit de déterminer si des considérations de politique résiduelles étrangères au lien existant entre les parties sont susceptibles d’écarter l’imposition d’une obligation de diligence. À cette étape, l’analyse ne porte pas sur le lien existant entre les parties mais sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général. Les facteurs à prendre en compte incluent les questions de savoir si la loi prévoit déjà une réparation, s’il faut craindre le risque de créer une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes et si d’autres raisons de politique générale indiquent que l’obligation de diligence ne devrait pas être reconnue. La place qu’occupe l’examen des considérations de politique dans le cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper est importante. Cet examen fait suite à ceux du lien de proximité et de la prévisibilité, et il vise à déterminer si, malgré le lien de proximité qui unit les parties et le caractère raisonnablement prévisible du préjudice subi par le demandeur, le défendeur devrait tout de même être exonéré de responsabilité. La possibilité de limiter la responsabilité en dépit de la reconnaissance du lien de proximité et de la prévisibilité raisonnable démontre clairement à quel point il convient d’y recourir avec circonspection.

Aucun lien de proximité n’a déjà été établi entre un vérificateur et son client à des fins de sollicitation de fonds d’investissement. Il faut donc en l’espèce procéder à une analyse exhaustive du lien de proximité. D’août à octobre 1997, les services que Deloitte a fournis à Livent — notamment une assistance constante concernant le communiqué de presse et la fourniture de la lettre de confort — avaient pour objet d’aider Livent à solliciter des investissements. Compte tenu de cet engagement, il était permis à Livent de s’attendre à ce que Deloitte agisse avec diligence raisonnable dans la prestation de ces services. Partant, il existait un lien de proximité, mais seulement quant au contenu de l’engagement pris par Deloitte. Les pertes qui échappent à la portée de cet engagement ne sont pas susceptibles d’indemnisation par Deloitte. Relativement au communiqué de presse et à la lettre de confort, Deloitte ne s’est jamais engagée à aider les actionnaires de Livent à surveiller la gestion. Elle ne saurait donc être tenue responsable pour avoir omis de faire preuve de diligence raisonnable afin de faciliter cette surveillance. Puisque Livent n’avait aucun droit de se fier aux déclarations de Deloitte à une fin autre que celle visée par l’engagement de cette dernière, la confiance de Livent n’était ni raisonnable ni raisonnablement prévisible. En conséquence, l’augmentation de la perte ou du déficit de liquidation de Livent découlant de cette confiance ne constituait pas un préjudice raisonnablement prévisible. En l’absence d’une obligation de diligence prima facie, point n’est besoin d’examiner les considérations de politique résiduelles.

Cependant, la Cour a déjà reconnu qu’un vérificateur qui procède à une vérification exigée par la loi est tenu à une obligation, et qu’une action intentée par une société relativement à des pertes découlant d’une vérification exigée par la loi entachée de négligence pourrait être accueillie. Une vérification exigée par la loi a pour objet de permettre aux actionnaires collectivement de superviser la gestion et de prendre des décisions relativement à l’administration globale de la société. Il s’agit exactement là de la tâche dont les actionnaires de Livent n’ont pas été en mesure de s’acquitter à cause de la préparation négligente, par Deloitte, de son rapport du vérificateur pour l’exercice 1997. Deloitte n’a pas modifié le but dans lequel elle s’est engagée à produire le rapport de 1997, ni ne s’est dégagée de toute responsabilité à l’égard de ce but. En conséquence, l’existence d’un lien de proximité est établie quant à la vérification exigée par la loi, compte tenu du rapport de proximité déjà reconnu. De plus, le type de préjudice subi par Livent était une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence de Deloitte. Par le rapport de 1997, Deloitte s’est engagée à aider les actionnaires de Livent à examiner en détail la conduite de la gestion. En effectuant cette vérification avec négligence, et en restreignant la capacité des actionnaires de Livent à surveiller la gestion, Deloitte a exposé Livent à des risques raisonnablement prévisibles, notamment à des pertes qu’une vérification adéquate aurait permis d’éviter. Puisque le lien de proximité relève d’une catégorie déjà reconnue, point n’est besoin d’examiner les considérations de politique résiduelles. Deloitte avait une obligation de diligence envers Livent et elle a manqué à cette obligation. Deloitte ne peut se fonder sur aucun des moyens de défense que sont l’illégalité et la faute contributoire parce que les actes frauduleux des administrateurs de Livent ne peuvent être attribués à l’entreprise.

L’éloignement n’est pas un obstacle à l’indemnisation de Livent. L’éloignement appelle à se demander si le préjudice a trop peu de lien avec l’acte fautif pour que le défendeur puisse raisonnablement être tenu responsable. Il recoupe en théorie l’analyse de la prévisibilité raisonnable, mais l’analyse relative à l’obligation de diligence s’intéresse au type de préjudice qu’il est raisonnable de prévoir qu’il découlera de la conduite du défendeur, alors que l’analyse relative à l’éloignement s’attache au préjudice réel subi par le demandeur. Toutefois, la perte en l’espèce — qui découle du défaut de Deloitte de respecter l’engagement précis qu’elle avait pris envers Livent relativement au rapport de 1997 — était raisonnablement prévisible.

Le juge de première instance a évalué à 53,9 millions de dollars les dommages subis par Livent après le rapport de 1997. Si l’on applique à cette somme la réduction pour éventualités de 25 pour cent ordonnée par le juge de première instance, on obtient la somme de 40 425 000 dollars. C’est là la somme dont Deloitte est responsable. Au procès, Livent a reconnu que ses pertes attribuables à la prestation négligente d’un service ou à la violation de contrat seraient identiques. Une responsabilité dans la même mesure est donc appliquée à Deloitte pour la demande concurrente fondée sur la violation de contrat.

La juge en chef McLachlin et les juges Wagner et Côté (dissidents en partie) : Deloitte avait une obligation de diligence envers Livent, obligation à laquelle elle a manqué lorsqu’elle n’a pas détecté et dénoncé la fraude commise par Livent dans les états financiers vérifiés. Cependant, Deloitte n’est pas responsable des pertes qu’a subies Livent. L’action en responsabilité délictuelle doit être rejetée. L’action en responsabilité contractuelle de Livent aboutit au même résultat.

Les tribunaux ont fourni deux approches théoriques pour limiter les pertes purement économiques indemnisables à la suite d’une déclaration inexacte faite par négligence. Selon la première, l’étendue de l’obligation de diligence de la personne qui donne le conseil ne couvre pas la perte alléguée. Selon la deuxième, la perte est trop éloignée de l’acte négligent et n’a donc pas été causée, en droit, par cet acte. Dans les deux cas, l’analyse suscite des considérations semblables et arrive au même point. L’analyse relative au caractère éloigné porte sur l’acte fautif et sa proximité à la perte alléguée. La liste des facteurs devant être pris en considération n’est pas exhaustive. La connaissance de la situation du demandeur par la personne donnant le conseil, les attentes raisonnables découlant de la relation et la présence de facteurs intermédiaires ayant mené à la perte sont des facteurs qui peuvent être pris en compte dans l’analyse. L’analyse relative à l’étendue de l’obligation de diligence porte sur la corrélation entre le conseil du défendeur et la perte du demandeur. Il faut se demander si cette corrélation était immédiate. Dans les cas de perte économique, elle vise la fin pour laquelle le conseil a été donné, et il faut se demander si une personne raisonnable aurait pu prévoir que le conseil donné par négligence aurait causé la perte en question en raison du fait que le demandeur s’y soit fié.

L’analyse de l’obligation de diligence mène au critère en deux étapes énoncé dans l’arrêt Anns c. London Borough of Merton, [1977] 2 All E.R. 492 (H.L.). La première étape du critère consiste à déterminer s’il y a proximité, ou une relation suffisamment étroite, entre les parties. Elle est axée sur le lien entre l’engagement ou la déclaration du défendeur et la perte alléguée. La fin pour laquelle la déclaration a été faite joue un rôle capital, et c’est une question de faits qu’il faut trancher en fonction de la preuve présentée au procès.

En l’espèce, on peut discerner trois fins auxquelles devaient servir les états financiers vérifiés par Livent : 1) présenter un état exact de la situation financière de Livent et lui fournir des opinions du vérificateur qu’elle pourra utiliser pour attirer des investissements; 2) découvrir des erreurs ou des actes fautifs afin de permettre à Livent de corriger elle même cette faute ou de prendre des mesures à cet égard; et 3) fournir des rapports de vérification qui serviraient à la surveillance de la gestion de Livent par les actionnaires. Ces fins seulement définissent l’étendue de l’obligation de diligence de Deloitte.

L’acte fautif de Deloitte n’a pas empêché Livent d’attirer des capitaux d’investissement. En fait, Livent a attiré beaucoup de capitaux grâce aux déclarations de Deloitte. De même, l’acte fautif de Deloitte n’a pas empêché Livent de déceler dans la gestion de l’entreprise la faute que Livent aurait corrigée si elle en avait été informée. Enfin, Livent n’a pas prouvé que l’acte fautif de Deloitte a empêché ses actionnaires d’exercer leur surveillance d’une façon qui aurait mis fin plus tôt aux activités causant des pertes à l’entreprise. Le juge de première instance n’a pas conclu que les actionnaires de Livent se sont fiés aux états financiers vérifiés de façon négligente par Deloitte, ou que, s’ils avaient reçu des états financiers exacts et s’y étaient fiés, ils auraient agi d’une façon qui aurait empêché Livent de poursuivre ses activités et de diminuer ses actifs au cours de la période entre la production des états financiers en cause et l’insolvabilité de Livent. Essentiellement, le juge de première instance ne s’est pas demandé si les actionnaires s’étaient effectivement fiés aux états financiers vérifiés, et il ne s’est pas demandé si, dans le cas où les actionnaires s’étaient fiés à ces états financiers, cette confiance les avait empêchés de prendre des mesures pour changer les choses. Finalement, il ne s’est pas demandé si ces mesures, si elles avaient été prises, auraient empêché les pertes que Livent a accumulées pendant la période de sept mois en question. Si le juge de première instance avait posé ces questions, il aurait été tenu d’y répondre par la négative, puisque Livent n’a présenté aucune preuve à l’appui de réponses affirmatives. En conséquence, aucun fondement factuel n’établissait une perte attribuable au manque de surveillance des actionnaires.

Selon les juges majoritaires, si Deloitte avait présenté des rapports de vérification justes, les actionnaires et les dirigeants de Livent auraient pu prendre des décisions qui auraient limité les pertes de l’entreprise. C’est peut être le cas, mais il ne suffit pas que l’on se fie à des affirmations non prouvées pour définir l’étendue de l’obligation de diligence et démontrer par la suite la causalité. L’approche des juges majoritaires laisse croire qu’à la suite d’un rapport entaché de négligence, un vérificateur deviendra généralement garant de toutes les pertes subies par un client. Et cela malgré les décisions subséquentes — conséquentes ou fantaisistes — prises par les actionnaires du client. Toutefois, ce caractère conséquent ne peut être présumé; il doit être prouvé.

Puisqu’il n’a pas été démontré que les pertes en question sont visées par l’obligation de diligence de Deloitte, la première étape du critère énoncé dans Anns n’a pas été franchie. Il n’est donc pas nécessaire de se demander si des considérations de politique générale non liées à la relation entre les parties annihilent la responsabilité prima facie. Cependant, s’il était nécessaire de le faire, les considérations de politique générale que sont l’attribution inéquitable de la perte et l’indétermination empêcheraient que Deloitte soit tenue responsable.

Jurisprudence
Citée par les juges Gascon et Brown
Arrêt appliqué : Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165; distinction d’avec les arrêts : South Australia Asset Management Corp. c. York Montague Ltd., [1997] A.C. 191; Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662; Hart Building Supplies Ltd. c. Deloitte & Touche, 2004 BCSC 55, 41 C.C.L.T. (3d) 240; arrêts expliqués : Anns c. London Borough of Merton, [1977] 2 All E.R. 492; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; arrêts mentionnés : Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021; Kamloops (Ville) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Haig c. Bamford, [1977] 1 R.C.S. 466; Edwards c. Barreau du Haut Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; Childs c. Desormeaux, 2006 CSC 18, [2006] 1 R.C.S. 643; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129; Fullowka c. Pinkerton’s of Canada Ltd., 2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132; Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543; Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562; Caparo Industries plc. c. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568; Glanzer c. Shepard, 135 N.E. 275 (1922); Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (1931); Yuen Kun Yeu c. Attorney General of Hong Kong, [1988] 1 A.C. 175; Edgeworth Construction Ltd. c. N. D. Lea & Associates Ltd., [1993] 3 R.C.S. 206; Gross c. Great West Life Assurance Co., 2002 ABCA 37, 299 A.R. 142; Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114; Overseas Tankship (U.K.) Ltd. c. Morts Dock & Engineering Co., [1961] A.C. 388; Hughes Holland c. BPE Solicitors, [2017] UKSC 21, [2017] 2 W.L.R. 1029; Nykredit Mortgage Bank plc. c. Edward Erdman Group Ltd. (No. 2), [1997] 1 W.L.R. 1627; Platform Home Loans Ltd. c. Oyston Shipways Ltd., [2000] 2 A.C. 190; Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181; Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1991] 3 R.C.S. 3; Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159; Colombie Britannique c. Zastowny, 2008 CSC 4, [2008] 1 R.C.S. 27; Stone & Rolls Ltd. (in liquidation) c. Moore Stephens, [2009] UKHL 39, [2009] 1 A.C. 1391; 373409 Alberta Ltd. (Séquestre de) c. Banque de Montréal, 2002 CSC 81, [2002] 4 R.C.S. 312; Bilta (U.K.) Ltd. (in liquidation) c. Nazir (No. 2), [2015] UKSC 23, [2016] A.C. 1.

Citée par la juge en chef McLachlin (dissidente en partie)
Caparo Industries plc. c. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568; Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (1931); D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071; Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45; Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; BG Checo International Ltd. c. British Columbia Hydro and Power Authority, [1993] 1 R.C.S. 12; South Australia Asset Management Corp. c. York Montague Ltd., [1996] 3 All E.R. 365; Hughes Holland c. BPE Solicitors, [2017] UKSC 21, [2017] 2 W.L.R. 1029; Hogarth c. Rocky Mountain Slate Inc., 2013 ABCA 57, 542 A.R. 289; Wightman c. Widdrington (Succession), 2013 QCCA 1187, [2013] R.J.Q. 1054; Platform Home Loans Ltd. c. Oyston Shipways Ltd., [1999] 1 All E.R. 833; Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114; Citadelle, Cie d’assurances générales c. Vytlingam, 2007 CSC 46, [2007] 3 R.C.S. 373; Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136; Anns c. London Borough of Merton, [1977] 2 All E.R. 492; Sutherland Shire Council c. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1; Overseas Tankship (U.K.) Ltd. c. Morts Dock & Engineering Co., [1961] A.C. 388; Candler c. Crane Christmas & Co., [1951] 1 All E.R. 426; Burns c. Homer Street Development Limited Partnership, 2016 BCCA 371, 91 B.C.L.R. (5th) 383; Aneco Reinsurance Underwriting Ltd. (in liquidation) c. Johnson & Higgins Ltd., [2001] UKHL 51, [2001] 2 All E.R. (Comm.) 929; Canadian Imperial Bank of Commerce c. Deloitte & Touche, 2016 ONCA 922, 133 O.R. (3d) 561; Temseel Holdings Ltd. c. Beaumonts Chartered Accountants, [2002] EWHC 2642 (Comm.), [2003] P.N.L.R. 27; B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] R.C.S. 228; Asamera Oil Corp. c. Sea Oil & General Corp., [1979] 1 R.C.S. 633.

Lois et règlements cités
Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1990, c. N.1, art. 3.
Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C 36.
Loi sur les corporations, L.R.M. 1987, c. C225.
Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, c. B.16, partie XII, art. 153, 154.

Doctrine et autres documents cités
Beever, Allan. Rediscovering the Law of Negligence, Oxford, Hart, 2007.
Black’s Law Dictionary, 10th ed. by Bryan A. Garner, ed., St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2014, « indeterminate ».
Blom, Joost. « Do We Really Need the Anns Test for Duty of Care in Negligence? » (2016), 53 Alta. L. Rev. 895.
Hohfeld, Wesley Newcomb. « Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning » (1913), 23 Yale L.J. 16.
Jutras, Daniel. « Civil Law and Pure Economic Loss : What Are We Missing? » (1987), 12 Rev. can. dr. comm. 295.
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Linden, Allen M., and Bruce Feldthusen. Canadian Tort Law, 8th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2006.
MacPherson, Darcy L. « Emaciating the Statutory Audit — A Comment on Hart Building Supplies Ltd. v. Deloitte & Touche » (2005), 41 Rev. can. dr. comm. 471.
Tushnet, Mark V. « Defending the Indeterminacy Thesis », in Brian Bix, ed., Analyzing Law : New Essays in Legal Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998, 223.
Waddams, S. M. The Law of Damages, 5th ed., Toronto, Canada Law Book, 2012.
Weinrib, Ernest J. « The Disintegration of Duty » (2006), 31 Adv. Q. 212.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy et les juges Blair et Lauwers), 2016 ONCA 11, 128 O.R. (3d) 225, 393 D.L.R. (4th) 1, 342 O.A.C. 201, 52 B.L.R. (5th) 225, 31 C.B.R. (6th) 205, 24 C.C.L.T. (4th) 177, [2016] O.J. No. 51 (QL), 2016 CarswellOnt 122 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Gans, 2014 ONSC 2176, 11 C.B.R. (6th) 12, 10 C.C.L.T. (4th) 182, 26 B.L.R. (5th) 15, [2014] O.J. No. 1635 (QL), 2014 CarswellOnt 4365 (WL Can.). Pourvoi accueilli en partie, la juge en chef McLachlin et les juges Wagner et Côté sont dissidents en partie.
Peter H. Griffin, Matthew Fleming, Scott Rollwagen et Nina Bombier, pour l’appelante.
Peter F. C. Howard, Patrick O’Kelly, Nicholas McHaffie et Aaron Kreaden, pour l’intimée.
Markus Koehnen, David Kent et Jeffrey Levine, pour l’intervenante la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance.
Guy J. Pratte, Nadia Effendi et Duncan A. W. Ault, pour l’intervenante Comptables professionnels agréés du Canada.

Version française du jugement des juges Karakatsanis, Gascon, Brown et Rowe rendu par

LES JUGES GASCON ET BROWN —

I. Introduction

[1] Le présent pourvoi donne à la Cour l’occasion de confirmer le cadre analytique qui permet d’imposer une responsabilité en cas de déclaration inexacte faite par négligence ou de prestation négligente d’un service par un vérificateur.

[2] Nous sommes d’accord pour l’essentiel avec la Juge en chef. Nous souscrivons au cadre d’analyse général qui régit les demandes relatives à des déclarations inexactes faites par négligence (motifs de la Juge en chef, par. 146 147). Et nous sommes d’accord pour dire que Deloitte & Touche (maintenant Deloitte S.E.N.C.R.L./s.r.l.) ne devrait pas être tenue responsable de l’augmentation du déficit de liquidation de sa société cliente, Livent Inc., qui a suivi la prestation négligente, par Deloitte, de services relatifs à la sollicitation de fonds d’investissement.

[3] Cependant, nous concluons que Deloitte devrait être tenue responsable de l’augmentation du déficit de liquidation de Livent qui a suivi la vérification exigée par la loi. Dans l’arrêt Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, notre Cour a reconnu qu’une vérification exigée par la loi a pour objet de permettre aux actionnaires collectivement « de superviser la gestion et de prendre des décisions relativement à la bonne administration globale [de la société] [. . .] » ce qui permet « aux actionnaires, en tant que groupe, de protéger les intérêts [de la société] » (par. 56 (soulignement omis)). Il s’agit exactement là de la tâche dont les actionnaires de Livent n’ont pas été en mesure de s’acquitter à cause de la négligence de Deloitte. En conséquence, l’existence de Livent en tant qu’entreprise a été artificiellement prolongée, de sorte que sa situation financière s’est entre temps détériorée. Des éléments de preuve suffisants permettaient de conclure à la responsabilité de Deloitte du fait que la surveillance par les actionnaires était compromise. L’application du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper, conjuguée au fondement de la responsabilité du vérificateur que notre Cour a expressément reconnu dans Hercules, nous amène à confirmer la conclusion de responsabilité tirée par le juge de première instance du fait de la préparation négligente du rapport du vérificateur exigé par la loi.

[4] En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi à l’encontre de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario, 2016 ONCA 11, 128 O.R. (3d) 225, mais en partie seulement.

II. Faits et historique judiciaire

[5] Nous souscrivons de manière générale aux faits et à l’historique des procédures judiciaires exposés par la Juge en chef dans ses motifs. En particulier, elle dégage bien la conclusion principale tirée par le juge de première instance, selon qui Deloitte n’a pas respecté la norme de diligence requise, et ce, à deux occasions : [TRADUCTION] « . . . soit en août 1997, lorsqu’elle n’a pas découvert la fraude et n’a pas pris les mesures que cette découverte rendait nécessaires, ou en avril 1998, lorsqu’elle a approuvé les états financiers de 1997 de Livent» (motifs de la Juge en chef, par. 127; motifs de première instance, 2014 ONSC 2176, 10 C.C.L.T. (4th) 182, par. 241 242). Tout comme la Juge en chef, nous ne contestons pas ces conclusions. Nous estimons toutefois utile de donner quelques précisions à cet égard.

[6] Les conclusions de négligence formulées par le juge de première instance peuvent être classées en fonction de deux événements distincts : (1) l’approbation par Deloitte d’un communiqué de presse en 1997 (« communiqué de presse ») et la fourniture d’une lettre de confort (« lettre de confort »); et (2) la préparation et l’approbation par Deloitte de l’opinion sans réserve du vérificateur pour l’exercice 1997 (« rapport de 1997 »). Nous ne qualifierions pas tous ces documents d’« états financiers vérifiés ». D’ailleurs, le fait de ne pas tenir compte des distinctions entre ces documents empêche une analyse adéquate de l’obligation de diligence.

[7] Livent fait valoir qu’elle s’est fiée à son détriment à Deloitte à chacune de ces occasions, ce qui a compromis sa capacité de surveiller ses activités. Plus précisément, Livent affirme que si Deloitte avait fait preuve de prudence dans ces déclarations, son existence n’aurait pas été artificiellement prolongée et elle aurait ainsi subi une perte moindre (établie par l’augmentation du déficit entre son actif et son passif au moment de sa liquidation) : motifs de première instance, par. 23 25, citant la déclaration modifiée de Livent, par. 210 et 212. Un compte rendu détaillé des événements ayant mené à ces deux déclarations s’avère donc essentiel en l’espèce pour l’analyse en matière de négligence.
A. Conclusion principale de négligence : le communiqué de presse et la lettre de confort (août à octobre 1997)

[8] Sur le plan chronologique, le communiqué de presse et la lettre de confort sont les premières déclarations qui, selon le juge de première instance, étaient entachées de négligence causant un préjudice indemnisable.

[9] La lettre de confort se rapporte à un accord visant l’acquisition, par Dundee Realty Corp., des droits relatifs à la propriété de l’espace se trouvant au dessus du Pantages Theatre et des terrains adjacents appartenant à Livent (« accord sur les droits relatifs à la propriété du dessus »). Deloitte a vérifié les documents comptables et les rapports relatifs à cette acquisition et y a découvert des irrégularités dans la comptabilisation des profits déclarés. Ultimement, Livent et Deloitte ne se sont pas entendues au sujet de ces irrégularités, de sorte que Deloitte a dû choisir entre donner sa démission (et signaler ces irrégularités aux autorités de réglementation et au vérificateur suivant), ou rester en poste (et accepter ainsi l’avis de Livent sur la manière de signaler les irrégularités en question). Deloitte a, par négligence, choisi la deuxième avenue. Elle n’a pas donné sa démission ni informé qui que ce soit des irrégularités qu’elle avait découvertes. Elle a plutôt aidé à préparer, et elle a approuvé, le communiqué de presse du 2 septembre 1997 qui présentait de façon inexacte la comptabilisation des profits découlant de l’accord sur les droits relatifs à la propriété du dessus.

[10] En outre, le communiqué de presse a été publié [TRADUCTION] « la veille d’un appel public à l’épargne pour lequel [Deloitte] aurait à fournir une lettre de confort » (motifs de première instance, par. 193). En conséquence, Deloitte — encore par négligence — a fourni la lettre de confort le 10 octobre 1997 à l’appui d’une souscription de débentures s’élevant à 125 millions de dollars U.S. L’objet du communiqué de presse et de la lettre de confort est crucial. Il ne s’agissait pas d’informer Livent de sa propre situation financière, mais plutôt d’informer les investisseurs de la situation financière de Livent, en les « rassurant » au sujet de leur investissement (même si l’un des associés principaux de Deloitte a reconnu expressément que Deloitte n’était [TRADUCTION] « pas en mesure de « rassurer » les autorités de réglementation, les investisseurs ou les membres du comité de vérification quant à la conformité des états financiers intermédiaires aux principes comptables généralement reconnus ») (motifs de première instance, par. 178 (italiques ajoutés; soulignement dans l’original omis)). Abandonnant son « scepticisme professionnel, voire les normes de vérification généralement reconnues » (par. 209), Deloitte a donné son approbation au communiqué de presse et à la lettre de confort — et ce, apparemment dans le but de conserver sa relation fructueuse avec Livent.

[11] Compte tenu de ce qui précède, le juge de première instance a évalué le préjudice subi par Livent à compter du 31 août 1997, soit la « date d’évaluation » ou la date à laquelle Deloitte aurait démissionné si elle avait agi de façon raisonnable. Toutefois, le juge de première instance a aussi réduit de 25 pour cent les dommages subis par Livent, pour les « éventualités » censées représenter la somme que Livent aurait perdue même sans la négligence de Deloitte.

[12] Deloitte se pourvoit à l’encontre de l’indemnité accordée par le juge de première instance, laquelle correspond au préjudice évalué (75 pour cent du préjudice total) qui, selon le juge, serait survenu après la date à laquelle Deloitte aurait dû démissionner.

B. Conclusion subsidiaire de négligence : le rapport de 1997 (avril 1998)

[13] Le juge de première instance a estimé à titre subsidiaire que, si Deloitte s’est raisonnablement abstenue de démissionner en août ou en septembre 1997, elle a fait preuve de négligence en préparant le rapport de 1997, qu’elle a finalisé en avril 1998. Cette vérification, qui manquait [TRADUCTION] d’« indépendance d’esprit », reprenait pour l’essentiel le rapport exigé par la loi pour l’exercice 1996 (« rapport de 1996 »), malgré le fait que (1) Livent présentait déjà un risque excessif, étant donné ses [TRADUCTION] « antécédents plus que modestes en matière de pratiques comptables agressives, voire douteuses » (motifs de première instance, par. 211); et que (2) Deloitte avait découvert, avant que la vérification ne soit terminée, que Livent l’avait délibérément induite en erreur quant à la nature des ententes contractuelles sur lesquelles reposait l’accord sur les droits relatifs à la propriété du dessus. D’une certaine façon, cette dernière découverte d’une tromperie délibérée — qui a précédé une [TRADUCTION] « pagaille monstre » (par. 213) — n’a pas suffi à convaincre Deloitte de mettre fin à son association avec Livent, même si tous ses associés principaux appelés à témoigner ont admis que [TRADUCTION] « leur scepticisme professionnel collectif aurait dû être des plus élevés » à ce moment (par. 214), et même si l’explication que Livent a donnée par la suite au sujet de cette tromperie [TRADUCTION] « n’avait absolument aucun sens » (par. 234(5)). Que Deloitte se soit pliée de bon gré aux demandes manifestement frauduleuses de Livent a non seulement laissé le juge de première instance [TRADUCTION] « bouche bée » (par. 238), mais défiait [TRADUCTION] « toute compréhension » (par. 239).

[14] Compte tenu de ce qui précède, le juge de première instance a également évalué le préjudice subi par Livent à une date d’évaluation [TRADUCTION] « subsidiaire », à savoir le 31 mars 1998, soit la date à laquelle Deloitte aurait présenté une opinion prudente si elle avait agi de façon raisonnable (motifs de première instance, par. 306, note 188, et par. 369, note 228).

[15] Nous répétons que la fin que visait la déclaration est d’une importance cruciale. Contrairement au communiqué de presse et à la lettre de confort (qui visaient à informer les investisseurs de la situation financière de Livent), le rapport de 1997 visait à informer Livent de sa propre situation financière, et ce, à diverses fins, la plus importante étant la surveillance de sa gestion par les actionnaires.
III. Analyse

A. Obligation de diligence

[16] Traditionnellement, le critère de l’arrêt Anns c. London Borough of Merton, [1997] 2 All E.R. 492 (H.L.) a régi l’analyse de l’obligation de diligence dans les décisions de notre Cour qui traitent des actions pour une perte purement économique (Hercules; Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021). Fait important cependant, le critère établi dans Anns qui permet, au Canada, d’imputer une responsabilité délictuelle a été depuis précisé. Dans Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, notre Cour a assuré une plus grande certitude du droit de la responsabilité délictuelle en clarifiant les facteurs qu’il convient d’examiner pour chacun des volets du critère de l’arrêt Anns. Bien que notre Cour n’ait pas encore appliqué le cadre d’analyse issu des arrêts Anns et Cooper à une affaire de négligence d’un vérificateur, nous faisons nôtres ces propos formulés par le juge La Forest au nom de la Cour dans Hercules : « . . . j’estime qu’il serait incorrect de créer une [TRADUCTION] “poche” de cas de déclaration inexacte faite par négligence [. . .] où l’existence d’une obligation de diligence serait déterminée différemment des autres cas de négligence » (par. 21).

[17] Nous passons donc à l’examen du critère en matière de responsabilité délictuelle, en commençant par l’arrêt Hercules de notre Cour, et à l’application correcte du cadre général d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper aux cas de responsabilité des vérificateurs.

(1) L’arrêt Hercules : le critère de l’arrêt Anns

[18] Dans l’arrêt Hercules, notre Cour a reconnu que le vérificateur qui procède à une vérification exigée par la loi à l’égard de son entreprise cliente est tenu à une obligation. Bien que la Cour ait rejeté l’action intentée par les actionnaires pour perte de leurs placements personnels, elle a maintes fois affirmé qu’une action intentée par la société elle même relativement à ses propres pertes découlant d’une vérification exigée par la loi entachée de négligence aurait pu être accueillie (par. 58 59; voir aussi par. 1 et 60 64) :
Tous les participants au présent pourvoi [. . .] ont soulevé la question de savoir si les actions des appelants pour les pertes qu’ils ont subies sur le plan de leurs participations existantes, en raison de l’incapacité dans laquelle ils auraient été de surveiller la gestion des sociétés, auraient dû être intentées sous forme d’action oblique [. . .].
. . . si une action doit être intentée pour les pertes subies en raison de ces préjudices, elle doit l’être soit par la société même (par l’entremise de la direction), soit par voie d’action oblique.

[19] Dans Hercules, l’analyse de l’obligation de diligence supposait l’application du critère utilisé à l’époque en droit canadien en matière de négligence pour établir l’existence d’une obligation de diligence, à savoir le critère de l’arrêt Anns. Ce critère à deux volets posait les questions de savoir (1) s’il existe une obligation de diligence prima facie entre les parties; et (2) si, dans l’affirmative, des considérations de politique résiduelles justifient de restreindre ou de rejeter la portée de l’obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient, ou les dommages auxquels un manquement à l’obligation peut donner lieu (Hercules, par. 20; Kamloops (Ville) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, p. 10 11; Norsk, p. 1155; Bow Valley, par. 47).

[20] Selon le critère de l’arrêt Anns, une obligation de diligence prima facie existe s’il y a « entre le demandeur et le défendeur, un lien suffisamment étroit » pour que « le manque de diligence de la part [du défendeur] puisse être raisonnablement perçu par celui ci comme étant susceptible de causer un préjudice au demandeur » (Hercules, par. 22; Kamloops, p. 10). Autrement dit, lorsque le préjudice subi par le demandeur est une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence du défendeur, il existe une obligation de diligence prima facie. Ce rapport, le cas échéant, a été qualifié de « lien étroit » (ibid.). Dans Hercules, la Cour a précisé davantage le critère de la prévisibilité raisonnable qui permettait d’établir l’existence du lien étroit requis par le critère de l’arrêt Anns dans le contexte d’une action pour perte purement économique attribuable à une déclaration inexacte faite par négligence ou à la prestation négligente d’un service. Plus précisément, la Cour a affirmé que l’existence d’un lien étroit était assujettie au respect de deux conditions : (1) le défendeur devrait prévoir raisonnablement que le demandeur se fiera à sa déclaration; et (2) la confiance accordée par le demandeur devrait, dans les circonstances, être raisonnable. La Cour a expliqué que la prise en compte de la confiance dont a fait preuve le demandeur dans le cadre du critère de la prévisibilité raisonnable du préjudice ne revenait pas à « abandonner les préceptes fondamentaux [. . .] du critère [de l’arrêt] Anns » (par. 25). Au contraire, puisque, dans les affaires de perte purement économique attribuable à une déclaration inexacte faite par négligence ou à la prestation négligente d’un service, le préjudice subi par le demandeur découle de la confiance dont il a fait preuve à son détriment, le caractère raisonnable de cette confiance permet de déterminer si le préjudice causé est raisonnablement prévisible (par. 25 26). En conséquence, lorsque le critère de l’arrêt Anns a été appliqué dans des affaires de déclaration inexacte faite par négligence, la prévisibilité raisonnable du préjudice découlant de la confiance raisonnable accordée à la déclaration a suffi à elle seule à établir l’existence d’un lien étroit qui appuie l’existence d’une obligation de diligence prima facie (Hercules, par. 25 et 27; Norsk, p. 1154; Bow Valley, par. 61).

[21] Le premier volet du critère de l’arrêt Anns est donc peu exigeant, en ce qu’il impose des obligations envers une catégorie presque illimitée de personnes susceptibles de se fier aux déclarations, et ce, à des fins presque illimitées. En effet, comme la Cour l’a affirmé dans Hercules, « [d]ans le monde commercial contemporain, les vérificateurs eux mêmes peuvent presque toujours raisonnablement prévoir que différentes personnes (par exemple, des actionnaires, des créanciers, les auteurs éventuels d’une offre de prise de contrôle, des investisseurs, etc.) se fieront, pour toute une gamme de raisons, à leurs rapports de vérification » (par. 32). C’est pourquoi — à cause du critère peu exigeant de la « prévisibilité » permettant d’établir l’existence d’une obligation de diligence prima facie au premier volet du critère de l’arrêt Anns — la Cour s’est tournée vers le deuxième volet de ce critère pour écarter ou limiter l’obligation de diligence en se fondant sur la « considération de principe » de l’indétermination. C’est à cette étape que la Cour a examiné l’identité des demandeurs et l’objet de l’opinion du vérificateur pour écarter la responsabilité à l’égard des pertes relatives aux placements et à la dévaluation subies par les actionnaires pris individuellement (par. 27 28; voir aussi Haig c. Bamford, [1977] 1 R.C.S. 466). Plus précisément, la Cour a conclu que l’un des objets d’une vérification exigée par la loi — à savoir, « permettre aux actionnaires, en tant que groupe, de superviser la gestion et de prendre des décisions relativement à la bonne administration globale des sociétés » (par. 56 (souligné dans l’original)) — aurait permis à la société cliente d’être indemnisée pour ses propres pertes au moment de la mise sous séquestre si l’action avait été intentée au nom de la société. Comme nous le verrons, le préjudice subi par Livent par suite du rapport de 1997 est précisément le type de préjudice qualifié d’indemnisable dans l’arrêt Hercules.
(2) L’arrêt Cooper a précisé le critère de l’arrêt Anns

[22] Alors que la décision de la Cour dans Hercules fait autorité quant à l’obligation de diligence à laquelle un vérificateur est tenu dans le cadre d’une vérification exigée par la loi, le cadre d’analyse permettant de déterminer si cette obligation est retenue a depuis fait l’objet de précisions. Dans les affaires connexes Cooper et Edwards c. Barreau du Haut Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562, notre Cour a révisé le critère de l’arrêt Anns en établissant plus clairement la distinction entre la prévisibilité et la proximité, et en mettant l’accent sur une application plus stricte du premier volet de l’analyse (Cooper, par. 30). Donc, alors que nous nous appuyons sur l’arrêt Hercules pour affirmer que le vérificateur peut avoir envers son client une obligation de diligence relativement à un engagement particulier, c’est au cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper que nous devons nous reporter pour déterminer si une raison de principe justifie d’imputer une responsabilité. Et s’il est appliqué correctement, ce cadre d’analyse ne permettra que rarement, voire jamais, de conclure à l’existence d’une obligation de diligence prima facie susceptible de donner lieu à une responsabilité indéterminée. En conséquence, et en tout respect pour les opinions contraires, il n’y a pas de raison de recourir au deuxième volet du critère pour rejeter toute responsabilité en l’espèce.
a) Premier volet : obligation de diligence prima facie

[23] Dans l’arrêt Cooper, notre Cour a reconnu que la « prévisibilité ne suffit pas à elle seule » pour établir l’existence d’une obligation de diligence prima facie (par. 22; voir aussi Edwards, par. 9). La Cour s’est ainsi éloignée du critère de l’arrêt Anns, qui avait fondé la reconnaissance d’une obligation prima facie sur la simple prévisibilité du préjudice (Hercules, par. 25 et 27; Norsk, p. 1154; Bow Valley, par. 61). Depuis l’arrêt Cooper, le premier volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper exige « autre chose » (Cooper, par. 29). Cette « autre chose » correspond au lien de proximitié (Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, par. 47 48; Childs c. Desormeaux, 2006 CSC 18, [2006] 1 R.C.S. 643, par. 12; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129, par. 23; et Fullowka c. Pinkerton’s of Canada Ltd., 2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132, par. 18).

[24] Dans l’arrêt Cooper, la Cour n’a pas indiqué s’il convenait d’examiner d’abord le lien de proximité ou la prévisibilité raisonnable. Dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence ou de prestation négligente d’un service, cependant, il sera plus utile d’examiner le lien de proximité avant la prévisibilité. Les conséquences auxquelles le défendeur peut raisonnablement s’attendre en raison de sa négligence dépendent des caractéristiques de ses liens avec le demandeur et, en particulier dans ces cas, de l’objet de l’engagement du défendeur. Cela dit, tant le lien de proximité que la prévisibilité du préjudice méritent un examen plus approfondi.
(i) Le lien de proximité

[25] L’examen du lien de proximité dans l’analyse relative à l’obligation de diligence prima facie appelle à se demander si le lien entre les parties est à ce point « étroit et direct » qu’il serait, « vu ce lien, [. . .] juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur » (Cooper, par. 32 et 34).

[26] Selon le critère de l’arrêt Anns, l’existence d’un lien de proximité « ne fournit pas en soi une justification, fondée sur des principes, qui permette de rendre une décision juridique » (Hercules, par. 23). En fait, l’expression « lien étroit » n’exprimait rien de plus « qu’un résultat, un jugement ou une conclusion » (ibid.), où la simple prévisibilité raisonnable d’un préjudice pouvait être établie. Bien que, selon le cadre des arrêts Anns et Cooper, l’analyse du lien de proximité soit devenue plus stricte, ces termes descriptifs demeurent valables. Ce que nous voulons dire, c’est que les termes « lien de proximité » servent toujours, en partie, à décrire brièvement les catégories de rapports pour lesquelles on a déjà reconnu l’existence d’un lien étroit (Cooper, par. 23). Si un rapport relève d’une catégorie déjà établie, ou s’il s’agit d’un rapport analogue, l’existence du lien étroit et direct requis est établie. Ainsi, dans la mesure où il est possible d’établir l’existence d’un risque de préjudice raisonnablement prévisible – ou cette existence a déjà été établie par un précédent analogue , il est satisfait au premier volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper et il est possible d’affirmer l’existence d’une obligation de diligence (ibid., par. 36). Dans de telles circonstances, le deuxième volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper entrera rarement en jeu parce que les considérations de politique résiduelles auront déjà été prises en compte lorsque l’existence du lien de proximité a été reconnue (ibid., par. 39; Edwards, par. 10).

[27] La Cour a parfois décrit de façon générale certaines catégories où le lien de proximité a déjà été établi. Dans l’arrêt Hill, par exemple, la Cour énumère les relations suivantes qui font naître une obligation de diligence : « [l]a relation entre l’automobiliste et les autres usagers de la route, celle du médecin et de son patient, et celle de l’avocat et de son client » (par. 25). Or, les liens de proximité ne seront pas toujours décrits de façon si générale. Plus particulièrement, la question de savoir si un lien de proximité existe entre deux parties en général ou seulement à des fins particulières, ou relativement à des actes en particulier, dépendra de la nature de la relation particulière en cause (ibid., par. 27; Haig, p. 479). En effet, comme nous l’expliquons plus loin, les facteurs permettant d’établir de « nouveaux cas » de liens de proximité dépendent des caractéristiques des rapports entre les parties et des circonstances de chaque affaire en particulier (Cooper, par. 34 et 35).

[28] Ainsi, lorsqu’une partie cherche à fonder l’existence d’un lien de proximité sur une catégorie déjà établie ou analogue, le tribunal doit être attentif aux facteurs particuliers qui ont permis d’établir cette catégorie pour déterminer si la relation en cause est en fait vraiment la même que celle établie auparavant ou si elle est analogue. Et, en corollaire, les tribunaux doivent s’abstenir de conclure de manière trop générale à l’existence de catégories établies puisque, rappelons le, les considérations de politique résiduelles ne sont pas examinées si l’existence d’un lien de proximité est établie sur le fondement d’une catégorie reconnue (Cooper, par. 39). Cela est logique du point de vue analytique. Les tribunaux ne sauraient reconnaître l’existence d’un lien de proximité sans avoir considéré les considérations de politique résiduelles examinées au deuxième volet du critère. Ainsi, lorsqu’un tribunal se fonde sur une catégorie établie de lien de proximité, « aucune considération de politique prioritaire [n’]écarte » l’obligation de diligence (ibid.). Or, l’une des conséquences de cette approche est que, pour conclure à l’existence d’un lien de proximité sur le fondement d’une catégorie établie ou analogue, il faut tenir compte, dans chaque cas, non seulement de l’identité des parties, mais aussi du lien particulier en cause. Autrement, les tribunaux risquent de reconnaître l’existence d’une obligation de diligence prima facie sans avoir procédé à l’examen requis au deuxième volet portant sur les considérations de politique résiduelles.

[29] Lorsqu’ils ne peuvent conclure à l’existence d’un lien de proximité établi, les tribunaux doivent procéder à une analyse exhaustive à cet égard. Pour déterminer si le « ’lien étroit et direct’ qui caractérise l’obligation de diligence en common law » existe, (Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543, par. 24, citant Cooper, par. 32, et Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), p. 580 581) les tribunaux doivent examiner tous les facteurs pertinents « découlant du lien existant entre l[e] demande[ur] et le défendeur » (Cooper, par. 30 (souligné dans l’original); Edwards, par. 9; Childs, par. 24; Odhavji, par. 50; Hill, par. 24; Fullowka, par. 26; Saadati, par. 24). Bien que ces facteurs soient variés et qu’ils dépendent des circonstances de l’affaire (Cooper, par. 35), notre Cour a affirmé qu’ils étaient composés « des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d’autres intérêts en jeu » (ibid., par. 34; Odhavji, par. 50; Fullowka, par. 26) ainsi que des obligations imposées par la loi (Cooper, par. 38; Edwards, par. 9 et 13; Odhavji, par. 56).

[30] Dans le cas d’une perte purement économique attribuable à une déclaration inexacte faite par négligence ou à la prestation négligente d’un service, deux facteurs jouent un rôle déterminant dans l’analyse du lien de proximité : l’engagement pris par le défendeur et le fait pour le demandeur de s’y fier. Lorsqu’il s’engage à fournir une déclaration ou un service dans des circonstances qui invitent à la confiance raisonnable du demandeur, le défendeur est tenu d’agir avec diligence raisonnable, et le demandeur a le droit de se fier à l’engagement pris par le défendeur (W. N. Hohfeld, « Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning » (1913), 23 Yale L.J. 16, p. 49 50). Ce sont ces droits et ces obligations corollaires qui créent un lien de proximité (Haig, p. 477; Caparo Industries plc. c. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568 (H.L.), p. 637 638; Glanzer c. Shepard, 135 N.E. 275 (N.Y. 1922), p. 275 276; Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), p. 445 446; E. J. Weinrib, « The Disintegration of Duty » (2006), 31 Adv. Q. 212, p. 230).

[31] Or, tout comme les obligations, les droits ne sont pas illimités. Toute décision de la part du demandeur de se fier à l’engagement qui excède la portée de la responsabilité assumée par le défendeur — à savoir, qui est étrangère à l’objet de la déclaration ou du service qu’il s’est engagé à fournir — excède nécessairement le cadre du lien de proximité et, par conséquent, celui de l’obligation de diligence qui incombe au défendeur (Weinrib; A. Beever, Rediscovering the Law of Negligence (2007), p. 293 294). Ce principe, aussi appelé « règle de l’objet », a pour effet de restreindre à juste titre la responsabilité au motif que le défendeur ne saurait être tenu responsable d’un risque de préjudice contre lequel il ne s’est pas engagé à protéger le demandeur (Glanzer, p. 275 et 277; Ultramares, p. 445 446; Haig, p. 482). En tenant compte de tous les facteurs pertinents découlant du lien existant entre les parties, l’analyse du lien de proximité permet non seulement de déterminer l’existence d’une relation de proximité, mais aussi de délimiter la portée des droits et des obligations découlant de cette relation. En somme, l’analyse établit non seulement « un fondement rationnel à la ligne de démarcation entre ceux qui bénéficient de l’obligation de diligence et les autres » (Fullowka, par. 70), elle fixe aussi à la portée de cette obligation une délimitation rationnelle fondée sur l’objet de la responsabilité assumée par le défendeur. Comme nous allons l’expliquer, cette délimitation rationnelle est essentielle pour déterminer le type de préjudice qui constituait une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence du défendeur.
(ii) La prévisibilité raisonnable

[32] L’examen de la prévisibilité raisonnable dans le cadre de l’analyse relative à obligation de diligence prima facie consiste à se demander si le préjudice subi par le demandeur constituait une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence du défendeur (Cooper, par. 30).

[33] De manière générale, la prévisibilité raisonnable s’attache à la probabilité de préjudice découlant de la négligence du défendeur (Donoghue, p. 580). Cet examen ne se prête pas à une précision actuarielle et n’exige pas une telle précision. La jurisprudence établit toutefois le contenu de l’analyse de la prévisibilité et donne à cet égard des précisions aux tribunaux. Dans l’abstrait, une déclaration inexacte faite par négligence ou la prestation négligente d’un service par un défendeur pourrait éventuellement donner lieu à d’innombrables préjudices découlant indirectement du service envisagé à l’origine. C’était le cas dans l’affaire Hercules, où la Cour a reconnu qu’un nombre potentiellement infini de personnes pourraient se fier au rapport du vérificateur (p. ex., les actionnaires ou des auteurs d’une offre de prise de contrôle), et ce, pour une gamme de raisons potentiellement infinie (p. ex., des investissements ou des offres de prise de contrôle), dont chacune pourrait entraîner divers préjudices prévisibles.

[34] Or, comme nous l’avons fait observer, la prévisibilité raisonnable du préjudice n’est plus la seule considération prise en compte au premier volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper. Depuis l’arrêt Cooper, il convient de prouver autant la prévisibilité raisonnable que le lien de proximité — défini dans l’arrêt Cooper comme un obstacle distinct et plus exigeant que la prévisibilité raisonnable – afin d’établir une obligation de diligence prima facie. Et dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence ou de prestation négligente d’un service, le lien de proximité — fondé sur l’engagement du défendeur et le fait pour le demandeur de s’y fier — sert à guider l’analyse de la prévisibilité. C’est donc dire que l’objet qui sous tend l’engagement et le fait de se fier à cet engagement restreint le type de préjudice dont on pourrait raisonnablement prévoir qu’il découlera de la négligence du défendeur.

[35] Quant aux principes fondamentaux, n’oublions pas que le préjudice subi par le demandeur dans une affaire de cette nature découle de ce que ce dernier s’est fié à son détriment à l’engagement du défendeur, peu importe qu’il s’agisse d’une déclaration ou de la prestation d’un service. Il s’ensuit que le préjudice du demandeur sera raisonnablement prévisible si (1) le défendeur aurait dû raisonnablement prévoir que le demandeur se fierait à sa déclaration; et si (2) cette confiance serait raisonnable dans les circonstances particulières de l’affaire. (Hercules, par. 27). Tant le caractère raisonnable que la prévisibilité raisonnable de cette confiance du demandeur seront déterminés en fonction du lien de proximité entre les parties. Un demandeur a le droit de se fier au défendeur pour qu’il agisse avec une diligence raisonnable à l’égard de l’objet particulier de l’engagement qu’il prend, et la confiance que le demandeur accorde au défendeur à cette fin est donc à la fois raisonnable et raisonnablement prévisible. Mais le demandeur ne peut pas se fier au défendeur pour une autre fin, car une telle confiance excèderait la portée de l’engagement du défendeur. Dans un tel cas, tout préjudice consécutif subi par le demandeur n’aurait pu être raisonnablement prévisible.

[36] Nous ajoutons ce qui suit. La Cour a reconnu que, selon le critère de l’arrêt Anns, un vérificateur peut avoir, sur le seul fondement de la prévisibilité raisonnable, une obligation de diligence prima facie à l’égard d’innombrables personnes (Hercules, par. 32). Nous reconnaissons qu’en l’appliquant aux affaires de déclaration inexacte faite par négligence, le cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper permettra de reconnaître une gamme beaucoup plus restreinte de préjudices raisonnablement prévisibles et, par conséquent, une gamme plus restreinte d’obligations de diligence prima facie. Il ne s’agit aucunement de critiquer le cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper, mais plutôt de reconnaître que c’était là l’objectif même de la directive formulée par la Cour dans l’arrêt Cooper — soit que le premier volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper exigeait « autre chose » que la simple prévisibilité. En rendant nécessaire l’examen de la relation entre les parties, comme nous venons de le voir, l’arrêt Cooper a mis à la disposition des tribunaux canadiens un complément d’outils juridiques servant à déterminer s’il est « juste et équitable » d’imposer une obligation de diligence prima facie.
b) Deuxième volet : les considérations de politique résiduelles

[37] Lorsque l’existence d’une obligation de diligence prima facie est établie sur le fondement du lien de proximité et de la prévisibilité raisonnable, l’analyse passe au deuxième volet du cadre établi dans les arrêts Anns et Cooper. Il s’agit alors de déterminer si « des considérations de politique résiduelles » étrangères au lien existant entre les parties sont susceptibles d’écarter l’imposition d’une obligation de diligence (Cooper, par. 30; Edwards, par. 10; Odhavji, par. 51).

[38] Par « résiduelles », nous voulons dire que ces considérations « ne portent pas sur le lien existant entre les parties [qui a déjà été examiné au premier volet du critère], mais sur l’effet que la reconnaissance d’une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général » (Cooper, par. 37; voir aussi Edwards, par. 10). Donc, dans la mesure où le premier volet relatif à l’obligation de diligence prima facie fait apparemment intervenir des considérations « de politique » découlant du lien existant entre les parties — c. à d., où l’on reconnaît qu’il est judicieux de ne tenir un défendeur responsable de négligence que s’il a un lien de proximité avec le demandeur et que le préjudice subi était raisonnablement prévisible (voir Cooper, par. 25) — il n’y a pas lieu de réexaminer ces considérations « de politique » au deuxième volet (ibid., par. 28). En effet, un tel réexamen serait redondant tout en prêtant à confusion sur le plan analytique (ibid., par. 29).

[39] L’arrêt Cooper, et plus particulièrement la démarcation rigoureuse qu’il établit entre les facteurs « découlant du lien existant [entre les parties] » (par. 30 (souligné dans l’original)) et les facteurs qui « ne portent pas sur le lien existant entre les parties » (par. 37), a remis en cause l’étape à laquelle il faut tenir compte de certains facteurs selon le cadre d’analyse établi par les arrêts Anns et Cooper. Par exemple, les principes habituellement examinés au deuxième volet du critère de l’arrêt Anns dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence, à savoir (1) si le défendeur connaissait le demandeur ou la catégorie de demandeurs susceptibles de se fier à sa déclaration; et (2) si les pertes que le demandeur aurait subies en raison de la confiance qu’il a accordée au défendeur découlent de l’opération même visée par la déclaration en cause (Hercules, par. 27 et 40; Bow Valley, par. 55 56), ne sont plus examinées au second volet. En effet, comme nous l’avons expliqué, ces facteurs découlent du lien existant entre les parties et il en est donc dûment tenu compte au premier volet de l’analyse relative au lien de proximité et à la prévisibilité raisonnable.

[40] Que reste t il donc à examiner au deuxième volet du cadre établi par les arrêts Anns et Cooper? Dans Cooper, notre Cour a dégagé des facteurs qui sont étrangers au lien existant entre les parties, notamment (1) si la loi prévoit déjà une réparation; (2) s’il faut craindre le risque que la reconnaissance de l’obligation de diligence crée « une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes »; et (3) si « [d]’autres raisons de politique générale [indiquent] que l’obligation de diligence ne devrait pas être reconnue » (par. 37). En ce sens, l’analyse relative aux considérations de politique résiduelles est une analyse normative. Elle appelle à déterminer s’il serait préférable, pour des raisons d’ordre juridique ou théorique, ou pour des raisons tenant à d’autres préoccupations sociales, de ne pas reconnaître l’existence d’une obligation de diligence dans un cas donné.

[41] La place qu’occupe l’examen des considérations de politique dans le cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper est importante. Cet examen fait suite à ceux du lien de proximité et de la prévisibilité, et il vise à déterminer si, malgré le lien de proximité qui unit les parties, et malgré le caractère raisonnablement prévisible du préjudice subi par le demandeur, le défendeur devrait tout de même être exonéré de responsabilité (Cooper, par. 30; Odhavji, par. 51). La possibilité de limiter la responsabilité en dépit de la reconnaissance du lien de proximité et de la prévisibilité raisonnable démontre clairement à quel point il convient d’y recourir avec circonspection (Cooper, par. 30, citant Yuen Kun Yeu c. Attorney General of Hong Kong, [1988] 1 A.C. 175 (C.P.); Edgeworth Construction Ltd. c. N.D. Lea & Associates Ltd., [1993] 3 R.C.S. 206, p. 218). Ce n’est qu’en de rares cas — tels les cas concernant des décisions de politique gouvernementale (Cooper, par. 38 et 53) ou des décisions prises par des organismes quasi judiciaires (ibid., par. 52; Edwards, par. 19) — que le défendeur sera exonéré de responsabilité alors que sa négligence a causé un préjudice raisonnablement prévisible au demandeur, avec qui il a un lien étroit et direct. Eu égard à ce qui précède, l’étape à laquelle certains facteurs sont pris en considération dans le cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper revêt une importance.

[42] En l’espèce, la Juge en chef conclut que s’il était nécessaire de passer à la deuxième étape du cadre d’analyse énoncé dans les arrêts Anns et Cooper, elle exonérerait Deloitte de responsabilité en raison de la considération de politique résiduelle liée à l’indétermination (par. 166). Nous admettons que la responsabilité indéterminée peut, dans certains cas, constituer une considération de politique résiduelle légitime (Cooper, par. 37 et 54; Hercules, par. 31). Nous estimons toutefois qu’une préoccupation liée à la responsabilité indéterminée ne devrait que rarement, voire jamais, subsister après une analyse correcte du lien de proximité et de la prévisibilité (Saadati, par. 34; Fullowka, par. 70). L’application rigoureuse du premier volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper devrait dans presque tous les cas écarter les préoccupations liées à la responsabilité indéterminée. C’est ce qui ressort d’une appréciation de ce que signifie en réalité le concept de responsabilité indéterminée.

[43] La responsabilité indéterminée est une responsabilité de nature particulière et non d’une importance particulière. Plus précisément, il ne faut pas confondre responsabilité indéterminée et lourde responsabilité (Gross c. Great West Life Assurance Co., 2002 ABCA 37, 299 A.R. 142, par. 38). Certaines activités — comme le pilotage d’aéronefs commerciaux, la fabrication de médicaments pharmaceutiques ou la vérification de grandes sociétés — peuvent fort bien faire naître une lourde responsabilité. Or, une telle responsabilité tient à la nature des engagements pris par le défendeur et aux préjudices, graves mais raisonnablement prévisibles, qu’une exécution négligente risque de causer. C’est pour cette raison que ces engagements à risque élevé donnent habituellement lieu à des indemnités importantes. C’est aussi pour cette raison que les clauses contractuelles limitant la responsabilité peuvent souvent s’avérer nécessaires (Edgeworth, p. 220). Par contre, la responsabilité découlant de ces engagements « à risque élevé » ne peut être qualifiée d’« indéterminée » que s’il est impossible d’en établir la portée (Black’s Law Dictionary (10e éd. 2014), le mot « indeterminate »). Autrement dit, la responsabilité est réellement « indéterminée » si [TRADUCTION] « les sources de droit reconnues et leurs méthodes d’application reconnues, telles la déduction et l’analogie — ne permettent pas de trancher la question » (M. V. Tushnet, « Defending the Indeterminacy Thesis », dans B. Bix, dir., Analyzing Law : New Essays in Legal Theory (1998), 223, 224 225). Plus précisément, il y a trois aspects pertinents à ce qu’on appelle l’« indétermination » dans ces cas : (1) l’indétermination quant à la valeur (« responsabilité pour un montant indéterminé »), (2) l’indétermination temporelle (« responsabilité [. . .] pour un temps indéterminé »), et (3) l’indétermination quant au demandeur (« responsabilité [. . .] à l’égard d’une catégorie indéterminée » de demandeurs): Hercules, par. 31, citant Ultramares, p. 444. Il va sans dire que, dans le cas d’une demande indéterminée quant à la valeur, au temps et aux demandeurs, les outils juridiques dont nous disposons ne permettent pas de déterminer le montant des dommages intérêts à accorder pour les préjudices illimités qui découleront d’une telle demande.

[44] Cela dit, la responsabilité dite indéterminée saurait très difficilement résister à une analyse rigoureuse du lien de proximité et de la prévisibilité au premier volet du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper. Dans le cas d’une déclaration inexacte faite par négligence ou de la prestation négligente d’un service, l’analyse requise du lien de proximité couvrira l’indétermination relative au demandeur parce que la catégorie de demandeurs est déterminée; seules sont visées les personnes envers qui le défendeur s’est engagé. De la même manière, la prévisibilité, qui est circonscrite par l’objet de l’engagement en question, devrait écarter les craintes relatives à l’indétermination quant à la valeur, parce que la valeur des dommages intérêts est limitée — c. à d. déterminée — par le caractère raisonnablement prévisible du préjudice (Hercules, par. 32). Enfin, l’analyse du lien de proximité et de la prévisibilité devrait porter sur l’indétermination temporelle étant donné que, plus la période au cours de laquelle le préjudice aura été subi est longue, moins il est probable que ce préjudice soit visé par l’engagement du défendeur et qu’il soit prévisible, dans son ensemble. D’où la déclaration du juge en chef Cardozo dans l’arrêt Ultramares fréquemment cité, à savoir que l’obligation qui donne lieu à l’indétermination [TRADUCTION] « fait naître un doute quant à l’existence d’une erreur dans la reconnaissance d’une obligation qui expose à toutes ces conséquences » (p. 444; voir également Weinrib, p. 231; Beever, p. 275). En d’autres termes, une conclusion de responsabilité indéterminée tirée à l’étape de l’établissement d’un préjudice tend fortement à indiquer qu’une erreur de droit a été commise à l’étape de l’établissement d’une obligation, puisque la reconnaissance d’une obligation prima facie de portée indéterminée sous tend la conclusion de responsabilité indéterminée.

[45] Nous tenons à ajouter une dernière remarque. La responsabilité indéterminée n’est rien de plus qu’une considération de politique résiduelle. La reconnaissance de l’indétermination n’a pas à trancher la question de la responsabilité dans tous les cas. Aborder l’analyse autrement ferait de la responsabilité indéterminée — une considération de politique générale — un veto de politique générale. Bien que l’indétermination puisse jouer contre la responsabilité, d’autres considérations de politique générale — par exemple, les marges de profit énormes dont bénéficient souvent les acteurs [TRADUCTION] « qui prennent un risque élevé », ou la mesure dans laquelle ces acteurs assument volontairement le risque d’une responsabilité indéterminée — peuvent ultimement justifier le maintien de cette responsabilité, malgré son caractère indéterminé (Beever, p. 293). En conséquence, même dans les rares cas où la responsabilité indéterminée résiste aux analyses du lien de proximité et de la prévisibilité, l’indétermination ne primera pas nécessairement d’emblée (Fullowka, par. 70). D’ailleurs, toute soi disant « responsabilité indéterminée » qui résiste au premier volet du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper découle probablement du risque contre lequel le défendeur s’est engagé volontairement à protéger le demandeur, et peut donc entraîner, de façon juste et équitable, une responsabilité.
B. Application

[46] Maintenant que nous avons établi le cadre juridique permettant de déterminer la responsabilité dans le cas d’une perte purement économique découlant d’une déclaration inexacte faite par négligence ou de la prestation négligente d’un service, il nous faut maintenant l’appliquer aux deux conclusions de négligence formulées par le juge de première instance en l’espèce.

[47] En résumé, à la première étape du cadre d’analyse énoncé dans Anns et Cooper, il y a obligation de diligence si la proximité et la prévisibilité raisonnable du préjudice sont établies. À notre avis, les engagements de Deloitte relativement à la sollicitation d’investissements, et le rapport de 1997, ont donné lieu à des liens de proximité. Les fins pour lesquelles ces engagements ont été pris déterminent quant à eux le type de préjudice qui était raisonnablement prévisible en raison du fait que Livent s’est fiée à ces engagements et ce rapport. Livent s’est fiée au rapport de 1997 aux fins pour lesquelles il a été préparé. Le préjudice qui en a résulté était donc raisonnablement prévisible. Toutefois, on ne peut dire la même chose pour l’aide entachée de négligence que Deloitte a fournie en ce qui a trait à la sollicitation d’investissements.

[48] À la deuxième étape du cadre d’analyse des arrêts Anns et Cooper, des considérations de politique résiduelles peuvent écarter l’obligation de diligence de Deloitte. Cependant, aucune ne s’applique à la préparation entachée de négligence du rapport de 1997 par Deloitte.
(1) Sollicitation d’investissements (août à octobre 1997)
a) Obligation de diligence prima facie
(i) Lien de proximité

[49] L’analyse relative au lien de proximité consiste d’abord à se demander si le lien en question appartient, ou s’il est analogue, à l’une des catégories de liens qui ont déjà été reconnues (Cooper, par. 36; Edwards, par. 9).

[50] Dans Hercules, notre Cour a conclu que le lien entre un vérificateur et son entreprise cliente pouvait être suffisamment étroit pour donner lieu à une obligation de diligence. Il ne s’agissait cependant pas d’un lien de proximité entre un vérificateur et son client en général. Le lien ainsi reconnu se limitait à la préparation d’une vérification exigée par la loi (par. 14).

[51] Dans l’affaire qui nous occupe, le lien de proximité invoqué n’est pas de portée si limitée. Livent affirme que Deloitte avait envers elle une obligation de diligence relativement à (1) la préparation du rapport de 1997; et à (2) l’approbation du communiqué de presse et la rédaction de la lettre de confort. Nous estimons primordial pour l’issue du présent pourvoi de faire une distinction entre ces deux catégories de documents.

[52] Le simple fait que l’existence d’un lien de proximité ait été reconnue entre un vérificateur et son client pour une fin donnée n’est pas suffisant pour conclure à l’existence d’un lien de proximité entre les mêmes parties pour toutes les fins. Rappelons qu’une interprétation trop large d’une catégorie établie de liens de proximité qui ne tient pas compte du champ d’activité à l’égard duquel l’existence d’un lien a déjà été établie risque de donner lieu à l’imposition prématurée d’une obligation de diligence prima facie. En toute déférence, c’est cette erreur même qui vicie les motifs du juge de première instance et de la Cour d’appel. Cette approche est fondamentalement incompatible avec le cadre d’analyse établi par notre Cour dans l’arrêt Cooper. Pour ce motif, nous ne reconnaissons pas que la Cour a déjà établi l’existence d’un lien de proximité entre un vérificateur et son client à des fins de sollicitation de fonds d’investissement. Dans ces circonstances, nous devons procéder à une analyse exhaustive du lien de proximité.

[53] Comme nous l’avons déjà indiqué, dans le cas d’une déclaration inexacte faite par négligence, une telle analyse est axée sur l’objet de l’engagement du défendeur et le fait pour le demandeur de s’y fier. D’août à octobre 1997, les services que Deloitte a fournis à Livent — notamment une assistance constante concernant le communiqué de presse et la fourniture de la lettre de confort — avaient pour objet d’aider Livent à solliciter des investissements. Compte tenu de cet engagement, il était permis à Livent de s’attendre à ce que Deloitte agisse avec diligence raisonnable dans la prestation de ces services. Partant, il existe un lien de proximité quant au contenu de l’engagement pris par Deloitte. L’engagement de Deloitte ne permettait pas à Livent de se fier aux déclarations et aux services fournis par Deloitte à toutes les fins possibles. En fait, le lien « étroit et direct » qui obligeait Deloitte à faire preuve de diligence raisonnable se limitait à l’objet de l’engagement pris par celle ci. À cet égard, nous sommes d’accord avec la Juge en chef pour dire que « [l]es pertes découlant de l’incapacité [de Livent] à attirer des investissements [. . .] peuvent être visées par l’obligation de diligence de Deloitte », mais seulement relativement au communiqué de presse et à la lettre de confort (par. 153).
(ii) Prévisibilité raisonnable

[54] Livent a établi l’existence d’un lien de proximité ayant comme fin la sollicitation d’investissements, et elle affirme que l’augmentation de son déficit de liquidation à partir de l’automne 1997 était une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence de Deloitte, parce qu’elle s’était fiée au [TRADUCTION] « faux portrait financier que Deloitte n’aurait pas dû attester » pour prolonger artificiellement sa solvabilité (m.i., par. 108). En d’autres termes, si Deloitte avait démissionné plutôt que de continuer à aider Livent à solliciter des investissements, Livent aurait su quelle était sa situation financière réelle et aurait évité qu’elle se détériore entre temps. Or, nous estimons que ce type de préjudice ne constitue pas une conséquence raisonnablement prévisible de l’assistance fournie par Deloitte de manière négligente en vue de solliciter des investissements. C’est ce qui ressort de nos observations précédentes quant à la façon dont la portée du lien de proximité entre les parties a pour effet de circonscrire le type de préjudices raisonnablement prévisibles.

[55] Dans le cas d’une déclaration inexacte faite par négligence ou de la prestation négligente d’un service, le préjudice subi par le demandeur sera raisonnablement prévisible (1) lorsque le défendeur pourrait raisonnablement prévoir que le demandeur se fiera à sa déclaration; et (2) lorsque, dans les circonstances particulières de l’affaire, la confiance du demandeur serait raisonnable (Hercules, par. 27). Pour déterminer si la confiance du demandeur est raisonnable et raisonnablement prévisible, il faut se demander si le demandeur pouvait se fier au défendeur à cette fin précise. En l’espèce, Livent plaide qu’elle s’est fiée à son détriment aux déclarations et aux services fournis par Deloitte pour prolonger artificiellement l’existence de l’entreprise. Cette confiance n’est cependant pas liée à la sollicitation de fonds d’investissement, mais plutôt à la surveillance de la gestion. Aux termes de l’engagement pris par Deloitte, au cours de l’automne 1997, celle ci s’est engagée à aider Livent à solliciter des fonds d’investissement, non pas à surveiller la gestion. Les pertes associées à cet engagement — par exemple, l’incapacité de solliciter des investissements en raison de la négligence de Deloitte — sont susceptibles d’indemnisation par Deloitte. Ce n’est cependant pas le cas des pertes qui échappent à la portée de cet engagement, notamment celles qui sont liées à l’absence de surveillance de la gestion dont l’effet a été de prolonger la solvabilité de Livent. Autrement dit, en préparant la lettre de confort, Deloitte ne s’est jamais engagée à aider les actionnaires de Livent à surveiller la gestion. Deloitte ne saurait donc être tenue responsable pour avoir omis de faire preuve de diligence raisonnable afin de faciliter cette surveillance. Et puisque Livent n’avait aucun droit de se fier aux déclarations de Deloitte à une fin autre que celle visée par l’engagement de cette dernière, la confiance de Livent n’était ni raisonnable ni raisonnablement prévisible. En conséquence, l’augmentation du déficit de liquidation de Livent découlant du fait que celle ci s’est fiée au communiqué de presse et à la lettre de confort ne constituait pas un préjudice raisonnablement prévisible.

[56] Cela ne veut pas dire que Livent ne disposait d’aucun moyen de surveiller la gestion à l’époque où Deloitte l’a aidée à solliciter des investissements. En effet, pour les besoins d’une surveillance interne, Livent pouvait raisonnablement se fier au rapport de 1996 préparé par Deloitte. Contrairement à la lettre de confort, le rapport de 1996 avait pour objet d’aider les actionnaires à surveiller la gestion. Par conséquent, sa préparation négligente pouvait causer un préjudice raisonnablement prévisible, les actionnaires étant incapables de surveiller la gestion. Le juge de première instance a toutefois conclu en fait que la négligence dont Deloitte avait fait preuve dans la préparation du rapport de 1996 n’avait causé aucun préjudice à Livent. Puisque Livent n’a pas formé de pourvoi incident contre cette conclusion, nous nous abstenons de toute autre remarque à ce sujet.
b) Considérations de politique résiduelles

[57] Ayant conclu à l’absence d’une obligation de diligence prima facie pour ce qui est de la collaboration de Deloitte dans la sollicitation de fonds d’investissement et de l’augmentation consécutive du déficit de liquidation de Livent, point n’est besoin d’examiner les considérations de politique résiduelles.
(2) Opinion sans réserve pour l’exercice 1997 (avril 1998)
a) Obligation de diligence prima facie
(i) Proximité

[58] Notre Cour a déjà établi que le vérificateur est tenu à l’égard d’une société cliente à une obligation de diligence dans la préparation d’une vérification exigée par la loi. Il s’ensuit que le lien de proximité reconnu dans l’arrêt Hercules sera déterminant pour ce qui est de l’existence d’une obligation de diligence en l’espèce, à moins que la fin à laquelle Deloitte s’est engagée à préparer cette vérification soit différente de celle en cause dans l’arrêt Hercules. Comme nous le verrons, elle ne l’est pas.

[59] Dans l’arrêt Hercules, au par. 48, notre Cour a cité les propos formulés par lord Oliver dans l’arrêt Caparo, à la p. 583, au sujet des objectifs d’une vérification exigée par la loi :
[TRADUCTION] Il appartient aux vérificateurs de s’assurer, autant que possible, que l’information financière relative aux affaires de la société préparée par les administrateurs reflète exactement la situation de la société, afin, premièrement, de protéger la société elle‑même contre les conséquences d’erreurs ou, peut‑être, de fautes non décelées [. . .] et, deuxièmement, de fournir aux actionnaires des renseignements fiables qui leur permettront d’examiner soigneusement la gestion des affaires de la société et d’exercer leurs pouvoirs collectifs de récompenser, de contrôler ou de destituer ceux à qui cette gestion a été confiée. [Nous soulignons; soulignement dans l’original omis.]

[60] Selon le juge La Forest, ces buts ne différaient pas de ceux visés aux dispositions relatives à la vérification exigée par la Loi sur les corporations, C.P.L.M. c. C225, du Manitoba, en cause dans Hercules. Au sujet du deuxième but, notre Cour a déclaré qu’une vérification exigée par la loi était nécessaire afin de « permettre [aux actionnaires], en tant qu’entité, de prendre des décisions quant à la façon dont ils veulent que la société soit gérée, d’évaluer le rendement des administrateurs et des dirigeants, et de décider s’ils veulent les garder en poste ou les remplacer » (Hercules, par. 49). Ainsi, le but des rapports de vérification « était précisément d’aider la collectivité des actionnaires des sociétés vérifiées à en surveiller la gestion » (ibid.).

[61] Aucune des parties devant nous n’a prétendu que les buts visés par la préparation de la vérification exigée par la loi, qui sont reconnus en droit canadien depuis une vingtaine d’années, ont changé. Ces buts sont compatibles avec la loi ontarienne applicable en l’espèce, la Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, c. B.16 (« LSAO »). Plus particulièrement, les art. 153 et 154 de la LSAO exigent que Deloitte, en tant que vérificateur de Livent, procède à l’examen des états financiers de cette dernière afin que les administrateurs de Livent puissent s’acquitter de leur obligation de soumettre chaque année aux actionnaires, lors de l’assemblée générale annuelle, un rapport du vérificateur. Par ailleurs, bien qu’il fût précisé dans les lettres de mission entre Deloitte et Livent que la détection de la fraude n’était pas garantie même si Deloitte prenait toutes les précautions raisonnables, elles ne libéraient pas cette dernière de sa responsabilité en cas d’omission, par négligence, de détecter une fraude. Nous estimons donc que Deloitte n’a pas modifié le but dans lequel elle s’est engagée à produire le rapport de 1997 ni ne s’est dégagée de toute responsabilité à l’égard de ce but.

[62] Compte tenu de ce qui précède, aucune raison ne justifie d’établir une distinction entre le but de la vérification exigée par la loi en l’espèce et le but qui sous tendait la vérification exigée par la loi en cause dans l’arrêt Hercules. Il s’ensuit que l’existence d’un lien de proximité est établie entre Livent et Deloitte quant à la vérification exigée par la loi, compte tenu du rapport de proximité déjà reconnu par notre Cour.
(ii) Prévisibilité raisonnable

[63] Livent affirme que l’augmentation de son déficit de liquidation était une conséquence prévisible de la vérification négligente de Deloitte, parce que le rapport de vérification a préservé un faux portrait financier sur lequel Livent s’est appuyée pour prolonger de façon artificielle sa solvabilité et retarder sa mise en faillite. Autrement dit, si Deloitte avait pris des précautions raisonnables en procédant à la vérification des états financiers de Livent, cette dernière aurait découvert la fraude et évité la dévalorisation de son actif entre temps.

[64] À notre avis, ce type de préjudice était une conséquence raisonnablement prévisible de la vérification négligente faite par Deloitte. Le but du rapport de 1997 était double, comme la Cour l’a indiqué dans Hercules : (1) protéger la société contre les conséquences d’erreurs et de fautes non décelées; et (2) fournir aux actionnaires des renseignements fiables qui leur permettront d’examiner la gestion de l’entreprise (par. 48, citant Caparo, p. 583). Ces buts, comme nous l’avons déjà expliqué de façon générale dans notre analyse de la proximité, précisent la portée du préjudice raisonnablement prévisible. Plus précisément, au moment où Deloitte s’est engagée à produire le rapport de 1997, Livent était en droit de s’attendre à ce que Deloitte prenne des précautions raisonnables pour le préparer dans le respect de ces buts reconnus. Que Livent s’en soit remise à Deloitte dans le but de surveiller la conduite de la gestion était donc aussi raisonnable que raisonnablement prévisible. Et, puisque le préjudice subi par Livent découle de la confiance qu’elle a eue à son détriment, le préjudice lié à cette confiance était lui même raisonnablement prévisible.

[65] Il s’ensuit que le type de préjudice subi par Livent en l’espèce était une conséquence raisonnablement prévisible de la négligence de Deloitte. Par le rapport de 1997, Deloitte s’est engagée à aider les actionnaires de Livent à examiner en détail la conduite de la gestion. En effectuant cette vérification avec négligence, et en restreignant la capacité des actionnaires de Livent à surveiller la gestion, Deloitte a exposé Livent à des risques raisonnablement prévisibles, notamment à des « pertes d’entreprise » qu’une vérification adéquate aurait permis d’éviter. D’ailleurs, le risque de préjudice découlant d’une fraude non détectée est précisément le type de préjudice qu’une vérification exigée par la loi vise à prévenir.

[66] Un dernier point à cet égard. Dans l’arrêt Hercules (par. 48), la Cour a cité l’arrêt Caparo à l’appui de la proposition selon laquelle les vérifications exigées par la loi visent notamment à « fournir aux actionnaires des renseignements fiables qui leur permettront d’examiner soigneusement la gestion des affaires de la société ». Si les décisions d’affaires prises par la suite — qui n’auraient pas résisté à un tel examen — ne relèvent pas de l’obligation de diligence du vérificateur, on peut se demander quel préjudice, s’il en est, pourrait donner lieu à une responsabilité pour vérification négligente quant à ce but reconnu de la vérification. La surveillance des affaires d’une entreprise suppose non seulement que l’on connait les problèmes de celle ci, mais aussi que l’on prend des décisions témoignant d’une compréhension de ces problèmes. En fait, ce n’est qu’en agissant en fonction des renseignements contenus dans un rapport de vérification préparé de façon raisonnablement diligente qu’une entreprise peut éviter des pertes auxquelles elle n’aurait pu échapper sans cette vérification.
b) Considérations de politique résiduelles

[67] Ayant conclu à l’existence d’un lien de proximité relevant d’une catégorie déjà reconnue, point n’est besoin d’examiner les considérations de politique résiduelles qui écarteraient l’obligation de diligence ou en restreindraient la portée (Cooper, par. 39). Néanmoins, comme la Juge en chef conclut, subsidiairement, que la considération de politique de la responsabilité indéterminée empêcherait toute indemnisation en l’espèce (par. 165 166), il est utile d’examiner comment le lien de proximité établi en l’espèce rend impossible la responsabilité indéterminée.

[68] Comme nous l’avons vu, l’indétermination dans de tels cas peut être considérée sous trois aspects pertinents : (1) un temps indéterminé, (2) un demandeur indéterminé et (3) un montant indéterminé (Hercules, par. 31, citant Ultramares, p. 444. Aucun de ces aspects n’est présent en l’espèce, ce qui est conforme à l’observation que nous avons formulée plus tôt, selon laquelle une application rigoureuse du cadre d’analyse retenu dans les arrêts Anns et Cooper aura habituellement, sinon toujours, pour effet d’empêcher l’imposition d’une responsabilité qui soit de quelque façon indéterminée (Saadati, par. 34; Fullowka, par. 70).

[69] En l’espèce, au regard de l’indétermination temporelle, toute prétention voulant que Livent puisse être indemnisée pendant un temps indéterminé du fait de la préparation négligente du rapport de 1997 dénature fondamentalement la portée des vérifications annuelles exigées par la loi. L’évaluation du préjudice découlant du rapport de 1997 ne saurait porter sur une période indéterminée. Au contraire, les vérifications exigées par la loi doivent se faire sur une base annuelle (LSAO, art. 154). Partant, la responsabilité qui pourrait s’attacher à la vérification négligente pour un exercice en particulier ne saurait aller au delà de la vérification pour l’exercice suivant, laquelle remplacerait en fait la vérification antérieure en tant que cause factuelle et juridique du préjudice allégué. En termes simples, le délai pendant lequel il est possible d’encourir une responsabilité en raison d’une seule vérification exigée par la loi entachée de négligence n’est pas indéterminé. Il est de un an.

[70] Pour ce qui est de l’indétermination quant au demandeur, la catégorie de demandeurs visée en l’espèce ne pourrait être moins indéterminée : elle est constituée d’un seul demandeur — Livent. Dans l’arrêt Hercules, notre Cour a fait remarquer que « différentes personnes (par exemple, des actionnaires, des créanciers, les auteurs éventuels d’une offre de prise de contrôle, des investisseurs, etc.) se fieront [. . .] à leurs rapports de vérification » (par. 32). Ce recours a donné lieu à une responsabilité indéterminée parce que la catégorie de demandeurs (les « différentes personnes ») était indéterminée. Par exemple, un nombre indéterminé d’investisseurs pouvaient se fier au rapport de vérification pour éclairer leurs décisions en matière d’investissement. La présente affaire est, par contre, totalement différente. Le fait qu’il n’y a qu’un seul demandeur potentiel écarte toute possibilité d’indétermination.

[71] Soulignons en passant que Deloitte dit de l’action intentée par Livent qu’elle est intentée, en réalité (c’est à dire, à la lumière de son insolvabilité), par ses différentes parties intéressées. Or, cet argument confond la demanderesse, Livent, avec ses parties intéressées qui pourraient tirer profit du succès de l’action intentée par elle, et fait ainsi abstraction de la personnalité morale distincte de Livent. Plus important encore, cet argument va directement à l’encontre de la conclusion de notre Cour dans Hercules selon laquelle une action oblique — qui, elle aussi, pourrait profiter à divers intéressés — est le recours approprié en cas de vérification exigée par la loi entachée de négligence (par. 1 et 58 64).

[72] L’absence d’une indétermination quant au temps et au demandeur explique par ailleurs l’absence d’une indétermination quant à la valeur en l’espèce. Ici, l’utilisation malavisée des fonds d’investissement par Livent ne peut donner lieu à une responsabilité pour une valeur indéterminée. En fait, la responsabilité dont il est question en l’espèce ne saurait excéder les pertes d’une seule entreprise. Lorsqu’elle a accepté de procéder à la vérification de Livent, Deloitte devait savoir que Livent était une entreprise d’envergure, et qu’elle pouvait subir d’importantes pertes financières si elle était mal informée par son vérificateur. Mais une responsabilité importante est distincte d’une responsabilité indéterminée (Gross, par. 38). Autrement dit, Deloitte était, en réalité, « en mesure d’évaluer l’ampleur de sa responsabilité éventuelle » avant d’entreprendre son rapport de 1997 (motifs de la Juge en chef, par. 176). La situation est très différente du montant potentiellement illimité correspondant aux investissements perdus par un nombre incalculable de tiers ayant fondé leurs décisions d’affaires sur des états financiers vérifiés (voir Hercules, par. 32). La considération selon laquelle Deloitte ne connaissait pas « l’étendue de [sa] responsabilité au moment où [elle accepte] un engagement » de Livent (motifs de la Juge en chef, par. 176) confond la responsabilité indéterminée et la responsabilité non déterminée.

[73] La Juge en chef qualifie la responsabilité que l’on cherche à imposer en l’espèce d’« indéterminée » parce que la confiance de Livent échapperait à la portée de l’engagement de Deloitte (par. 170). Nous ne partageons pas cet avis. Au contraire, l’indétermination quant à la valeur est limitée par les fins auxquelles le rapport de vérification a été préparé, et le fait pour Livent de s’y fier correspondait clairement à ces fins. Dans l’arrêt Hercules, notre Cour a rejeté une action intentée par des investisseurs au motif qu’ils pouvaient utiliser les rapports de vérification « pour quelque fin connexe ou non voulue » (par. 38), ce qui donnait lieu à une responsabilité indéterminée (puisque les diverses fins auxquelles peut servir un rapport de vérification sont potentiellement illimitées). Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. Le rapport de 1997 a été préparé dans le but exprès de permettre aux actionnaires de Livent de surveiller la gestion, et la perte en question est le résultat de leur incapacité à assurer cette surveillance. Il s’ensuit que les buts qui sous tendent le rapport de 1997 — deux seulement, comme nous l’avons expliqué — ne donnent pas lieu à une éventuelle indétermination, et s’attachent, corollairement, à des pertes éventuelles qui, elles non plus, ne sont pas indéterminées. Il ne s’agit pas d’un cas où, par exemple, une tierce partie inconnue se serait fiée à un rapport de vérification pour faire une offre publique d’achat — un but qui échappe à la portée de la vérification (Hercules, par. 32). Il s’agit plutôt d’un cas où l’un des objectifs établis de la vérification a été sapé, et où, comme il fallait s’y attendre, des pertes s’en sont suivies (Haig, p. 478 479).

[74] En l’espèce, une seule demanderesse (Livent) poursuit Deloitte pour défaut de respecter l’une des deux fins visées par le rapport de vérification (la surveillance de la gestion), lequel rapport aurait été remplacé par une vérification effectuée une année plus tard. Il n’y a aucune responsabilité indéterminée dans un tel contexte. À cet égard, les observations formulées au nom de la Cour par le juge La Forest dans l’arrêt Hercules (par. 37) sont pertinentes :
. . . dans les cas où le défendeur connaît le demandeur (ou la catégorie de demandeurs) et où les déclarations du défendeur sont utilisées précisément dans le but ou aux fins de l’opération pour lesquels elles ont été faites, les considérations de principe entourant la responsabilité indéterminée sont dénuées d’intérêt étant donné que l’étendue de la responsabilité peut facilement être circonscrite.

[75] L’absence d’indétermination en l’espèce entre Deloitte (un vérificateur) et Livent (l’entreprise qui est sa cliente) n’a rien de surprenant étant donné (1) que dans l’arrêt Hercules, notre Cour a reconnu l’existence d’une obligation de diligence entre un vérificateur et l’entreprise qui est sa cliente relativement à une vérification exigée par la loi; et (2) que dans l’arrêt Cooper, notre Cour a indiqué qu’il n’était pas nécessaire d’examiner le deuxième volet du cadre établi dans les arrêts Anns et Cooper lorsqu’il existe un lien de proximité déjà reconnu.
c) Éloignement

[76] La Juge en chef affirme que l’exonération absolue de responsabilité serait tout autant accordée à Deloitte à l’issue d’une analyse fondée sur le caractère éloigné (par. 173). Nous ne sommes pas de cet avis.

[77] Pour avoir gain de cause dans une action fondée sur la négligence, le demandeur doit démontrer (1) que le défendeur avait envers lui une obligation de diligence; (2) que par ses agissements, le défendeur a manqué à la norme de diligence; (3) que le demandeur a subi des dommages; et (4) que ces dommages sont imputables, en fait et en droit, au manquement du défendeur (Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, par. 3; Saadati, par. 13). Le principe de l’éloignement, ou de la causalité juridique, appelle à se demander si [TRADUCTION] « le préjudice a trop peu de lien avec l’acte fautif pour que le défendeur puisse raisonnablement être tenu responsable » (Mustapha, par. 12, citant A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (8e éd. 2006), p. 360; voir aussi Saadati, par. 34). Il est bien établi en droit que [TRADUCTION] « le fait que le préjudice était prévisible par l’homme raisonnable est le seul critère de la responsabilité » Mustapha, par. 12, citant Overseas Tankship (U.K.) Ltd. c. Morts Dock & Engineering Co., [1961] A.C. 388 (C.P.), p. 424). Ainsi, le préjudice aura un lien suffisant avec l’acte fautif s’il en est une conséquence raisonnablement prévisible.

[78] Nous reconnaissons qu’ainsi interprété, le principe de l’éloignement recoupe en théorie l’analyse de la prévisibilité raisonnable considérée dans le cadre de l’analyse de l’obligation de diligence prima facie (Mustapha, par. 15). Mais les deux analyses sont distinctes : l’analyse relative à l’obligation de diligence s’intéresse au type de préjudice qu’il est raisonnable de prévoir qu’il découlera de la conduite du défendeur, alors que l’analyse relative à l’éloignement s’attache à la prévisibilité raisonnable du préjudice réel subi par le demandeur (L. N. Klar et C. S. G. Jefferies, Tort Law, (6e éd. 2017), p. 565 : [TRADUCTION] « [l]es questions relatives à l’éloignement visent à déterminer l’étendue de la responsabilité au regard du préjudice causé au demandeur, une fois établie l’existence d’une relation découlant d’une obligation » (nous soulignons).

[79] L’éloignement, pour l’essentiel, tient à la prévisibilité raisonnable du préjudice réel subi par le demandeur. Or, et comme nous l’avons expliqué, la perte en l’espèce — qui découle du défaut de Deloitte de respecter l’engagement précis qu’elle avait pris envers Livent — était raisonnablement prévisible. Il s’ensuit que l’éloignement n’est pas un obstacle à l’indemnisation de Livent.

[80] Pourtant, la Juge en chef estime que la perte de Livent est trop éloignée parce qu’on ne saurait l’attribuer au fait que les actionnaires se sont fiés au rapport de 1997 pour surveiller la gestion de l’entreprise. En particulier, elle affirme que « Livent n’a pas prouvé, et le juge de première instance n’a pas conclu, que les actionnaires de Livent se sont fiés aux états financiers vérifiés de façon négligente par Deloitte, ou que s’ils avaient reçu des états financiers exacts et s’y étaient fiés, ils auraient agi d’une façon qui aurait empêché Livent de poursuivre ses activités et de diminuer ses actifs » (par. 159). Avec égards, nous envisageons la question différemment. Dans sa déclaration modifiée, Livent a fait valoir comme suit sa thèse de la confiance compromise des actionnaires (m.a., vol. III, p. 112):
[TRADUCTION] En raison des manquements à leur obligation, les vérificateurs ont raté maintes occasions de découvrir et de révéler les irrégularités et erreurs comptables planifiées par Drabinsky et Gottlieb. En conséquence, les parties intéressées de Livent ont été privées de l’occasion d’exercer leur volonté collective, notamment en limogeant Drabinsky et Gottlieb et en évitant du coup les pertes, dommages et dettes encore plus élevés qu’ont subi Livent et les parties intéressées de Livent. [Nous soulignons.]

[81] De même, en résumant la thèse défendue par Livent au procès, le juge de première instance a écrit ce qui suit (par. 23) :
[TRADUCTION] La négligence dont [Deloitte] aurait fait preuve en produisant des opinions sans réserve a, du même coup, privé les administrateurs et les actionnaires honnêtes de la possibilité de mettre, avant la date à laquelle ils l’ont fait, un terme à la fraude, ainsi qu’aux pertes que la société a ultimement subies. [Nous soulignons.]

[82] Le juge de première instance a accepté cette thèse : [TRADUCTION] « je crois que les administrateurs honnêtes et les actionnaires innocents en l’espèce devaient pouvoir se fier aux vérifications faites par Deloitte pour s’acquitter de leur tâche de surveillance » (par. 341). Néanmoins, la Juge en chef ne reconnaît pas la responsabilité de Deloitte parce que selon elle, « Livent n’a présenté aucune preuve à l’appui » de l’affirmation selon laquelle ses actionnaires auraient demandé à la direction de rendre des comptes s’ils avaient reçu un rapport non entaché de négligence en mars 1998 (par. 161). Or, c’est précisément ce qui ressort du dossier. Le 18 novembre 1998, Livent a reçu un rapport de vérification — prudemment préparé — de ses états financiers modifiés pour l’exercice 1997. Ce rapport de vérification prudent révélait un écart [TRADUCTION] « important, voire colossal » dans le revenu déclaré (motifs de première instance, par. 15). Plus particulièrement, ce rapport laissait voir une perte additionnelle de plus de 50 millions de dollars pour l’exercice 1997.

[83] La réponse de Livent, lorsqu’elle a reçu ce rapport, est éloquente et, à notre avis, elle contredit toute prétention qu’un examen attentif par des actionnaires informés aurait permis à Livent d’agir autrement que de la manière attendue. Ce même jour, [TRADUCTION] « Drabinsky et Gottlieb ont été congédiés pour un motif valable [. . .] et Livent a elle même demandé la protection de la loi sur la faillite » aux États Unis (motifs de première instance, par. 16). Le lendemain, « Livent s’est placée sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, c. C 36 au Canada » (ibid.). Il est difficile de démontrer avec plus d’éloquence quand et comment les actionnaires de Livent auraient « empêché Livent de poursuivre ses activités et de diminuer ses actifs » si Deloitte s’était montrée prudente dans la préparation de son rapport de vérification en mars 1998 (motifs de la Juge en chef, par. 159).

[84] Au vu du dossier, toute hypothèse suivant laquelle les actionnaires de Livent auraient pu ne rien faire devant une fraude patente est tout simplement insoutenable. De fait, l’hypothèse semblable voulant que les actionnaires de Livent auraient pu ne rien faire s’ils avaient été placés devant l’éventualité d’un déficit de liquidation d’environ 365 millions de dollars au début d’avril 1998 (alors que nous savons qu’à la mi novembre 1998, le déficit de liquidation réel de 413 830 000 dollars a immédiatement provoqué la requête en faillite de Livent) est — également au vu du dossier — tout aussi improbable.

[85] La Juge en chef, toutefois, propose un motif additionnel pour exonérer Deloitte de responsabilité : Deloitte aurait dû être responsable « seulement à l’égard des renseignements » qu’elle a fournis (l’opinion du vérificateur), et non « à l’égard de la décision que ceux ci devaient éclairer » (par. 171). Cette proposition n’écarte pas la responsabilité de Deloitte en l’espèce.
d) Moyens additionnels de limiter la responsabilité : renseignements, conseils et le « principe SAAMCO »

[86] La Juge en chef cherche à limiter la responsabilité de Deloitte parce que celle ci a simplement fourni des « renseignements » à Livent, et non des « conseils », et qu’en conséquence, elle n’a pas « assum[é] [. . .] la responsabilité de ce que les actionnaires décident de faire avec ces renseignements » (par. 170). À cet égard, elle cite (au par. 149) le passage suivant tiré de Hughes Holland c. BPE Solicitors, [2017] UKSC 21, [2017] 2 W.L.R. 1029, par. 44 :
[TRADUCTION] L’évaluateur ou le rédacteur d’actes translatifs de propriété, par exemple, ne communiquera que rarement plus qu’une partie précise des renseignements sur lesquels repose la décision de son client. De manière générale, il se limite à fournir ce que lord Hoffmann [dans SAAMCO] appelait de l’« information ». À l’autre extrémité du spectre, un conseiller en placements qui conseille un client au sujet de l’achat de certaines actions en bourse, ou un conseiller financier qui se prononce sur l’opportunité d’investir dans une rente des sommes détenues dans un fonds de retraite autogéré sont susceptibles, selon le propos de lord Hoffmann, d’être considérés comme ayant fourni des « opinions ». Entre ces deux extrêmes, chaque cas dépendra probablement de la gamme de questions au sujet desquelles le défendeur a assumé une responsabilité, et on ne peut énoncer à cet égard une règle plus précise.

[87] Il est vrai que Deloitte, en tant que vérificateur, n’a pas conseillé Livent concernant ses décisions d’affaires. Mais elle a tout de même « assumé la responsabilité » de fournir des renseignements exacts auxquels les actionnaires pourraient se fier pour examiner en détail la conduite de la direction. Deloitte n’échappe pas à sa responsabilité tout simplement parce qu’une vérification entachée de négligence ne peut en soi causer un préjudice financier. Un rapport du vérificateur ne cause jamais de lui même un préjudice financier. Ce n’est que si quelqu’un s’y fie à son détriment qu’il entraîne des conséquences tangibles.

[88] Il ne faut pas sous estimer les conséquences qu’entraînerait un tel raisonnement. En limitant effectivement la responsabilité du vérificateur aux seuls préjudices découlant de la vérification entachée de négligence, tout en excluant le préjudice constituant une conséquence raisonnablement prévisible (c. à d. l’incapacité de surveiller la gestion), un objectif principal de la vérification exigée par la loi est mis à mal, et les vérificateurs sont ainsi dégagés de responsabilité pour tout acte négligent compromettant la surveillance de l’entreprise. Cette constatation est incompatible avec la jurisprudence de notre Cour (qui prévoit l’indemnisation du préjudice raisonnablement prévisible, même si ce préjudice n’est pas strictement immédiat) en plus d’entrer en conflit avec l’arrêt Hercules (qui visait à limiter, dans le cas d’une vérification exigée par la loi, la responsabilité des vérificateurs aux réclamations déterminées de l’entreprise plutôt qu’aux réclamations indéterminées des intéressés, et non à dégager les vérificateurs de pratiquement toute responsabilité).

[89] À notre avis, la Juge en chef commet une erreur lorsqu’elle invoque le principe qu’on peut appeler le « principe SAAMCO » — tiré de l’arrêt de la Chambre des lords South Australia Asset Management Corp. c. York Montague Ltd., [1997] A.C. 191 (« SAAMCO »); voir aussi Nykredit Mortgage Bank plc. c. Edward Erdman Group Ltd. (No. 2), [1997] 1 W.L.R. 1627 (H.L.); Platform Home Loans Ltd. c. Oyston Shipways Ltd., [2000] 2 A.C. 190 (H.L.); et BPE Solicitors — pour la même raison qu’elle commet une erreur lorsqu’elle invoque la dichotomie entre les renseignements et les conseils décrite dans BPE Solicitors. Son application de ces deux décisions du Royaume Uni prend appui sur le fait que Deloitte n’a jamais assumé la responsabilité des préjudices découlant des activités de Livent — soit parce que ces préjudices n’étaient pas causés seulement par les renseignements figurant dans le rapport de 1997 (BPE Solicitors), ou parce que ces préjudices ne découlaient pas des renseignements erronés dans le rapport de 1997 (SAAMCO). Cependant, lorsqu’elle a assumé la responsabilité d’aider les actionnaires à surveiller la gestion, Deloite a effectivement assumé la responsabilité des préjudices découlant de cette surveillance compromise.

[90] En termes simples, le principe SAAMCO rejette l’idée d’une indemnisation des pertes purement économiques lorsque le demandeur aurait subi un préjudice même si la déclaration inexacte faite de façon négligente par le défendeur s’avérait dans les faits exacte. Reformulé sous forme de critère, le principe rejette toute responsabilité lorsqu’une cause subsidiaire étrangère à la négligence du défendeur est la source véritable du préjudice subi par le demandeur. Cette cause subsidiaire et étrangère explique pourquoi la véracité de la déclaration erronée entachée de négligence n’a aucune incidence sur le préjudice subi en fin de compte par le demandeur (c. à d. pourquoi, malgré la véracité de cette déclaration, la cause subsidiaire aurait entraîné le préjudice). Ou pourquoi, du point de vue de l’obligation de diligence, le défendeur n’aurait pas pu s’engager à protéger le demandeur contre les préjudices qu’auraient entraînés les sources subsidiaires et étrangères. Dans l’arrêt SAAMCO, la Chambre des lords a expliqué le principe par l’excellent exemple albertain de l’alpiniste :
[TRADUCTION] Un alpiniste sur le point d’entreprendre une escalade difficile s’inquiète de l’état de son genou. Il consulte un médecin qui lui fait négligemment un examen superficiel et conclut que le genou est en bon état. L’alpiniste se joint à l’expédition, ce qu’il n’aurait pas fait si le médecin l’avait informé du véritable état de son genou. Il subit une blessure qui est une conséquence entièrement prévisible de l’ascension, mais qui n’a rien à voir avec son genou. [P. 213]

[91] Dans cet exemple, la déclaration inexacte entachée de négligence du médecin (le diagnostic de bon état du genou) est une cause subsidiaire et étrangère à la cause de la blessure de l’alpiniste (un accident d’alpinisme sans rapport avec le genou, par exemple, une avalanche). Ainsi, même si la déclaration inexacte faite par négligence s’était avérée véridique (c. à d. même si le genou de l’alpiniste avait été en bon état), l’alpiniste se serait quand même blessé puisque le bon état de son genou n’aurait pas empêché la blessure causée par l’avalanche. Autrement dit, le médecin n’aurait pas pu s’engager à le protéger d’une avalanche, qui n’a aucun rapport avec son diagnostic.

[92] Deloitte est dans une situation différente de celle du médecin. Sa négligence avait trait à une vérification exigée par la loi qui devait permettre aux actionnaires de surveiller la gestion de l’entreprise. Cette surveillance éclaire (ou concerne) elle même des décisions d’affaires ultérieures de l’entreprise. C’est donc dire que les pertes commerciales de Livent ne sont pas une cause subsidiaire et étrangère au préjudice qu’elle a subi. Au contraire, la capacité des actionnaires à surveiller la conduite des affaires de Livent dépendait entièrement du rapport d’évaluation exigé par la loi qui a précédé cette surveillance. Plus particulièrement, le fait que les actionnaires se fiaient sur ce rapport et la façon dont ce rapport présentait les administrateurs et leurs opérations commerciales constituaient des éléments essentiels de leur surveillance de la gestion — surveillance qui, rappelons le, constituait le but même pour lequel Deloitte s’était engagée à agir avec diligence raisonnable.

[93] Une interprétation correcte du principe SAAMCO mène donc à la conclusion que celui ci ne limite pas la responsabilité de Deloitte pour ce qui est du rapport de 1997.

[94] Cependant, nous ajoutons que la Cour, avant de procéder à un examen minutieux de l’application du principe SAAMCO en droit canadien, devrait attendre que d’autres décisions soient rendues, dans lesquelles les tribunaux inférieurs auraient étudié davantage le principe, les avocats auraient soumis des arguments plus complets et, surtout, les faits seraient plus semblables à ceux dans la décision SAAMCO. Celle ci portait sur la question de savoir si un évaluateur négligent devrait être responsable non seulement de la différence entre son évaluation et une évaluation prudente, mais aussi de la chute subséquente des marchés, qui a exacerbé les pertes du prêteur. Dans ce contexte précis, la perte attribuable à l’évaluation négligente est facilement isolable; il s’agit de la différence entre l’évaluation négligente et l’évaluation prudente. Toutefois, il en va autrement dans le contexte des vérifications exigées par la loi, où il est beaucoup plus complexe d’isoler la « cause » des pertes futures découlant d’activités commerciales futures. D’ailleurs, comme l’a souligné lord Sumption dans BPE Solicitors (par. 46) :
[TRADUCTION] Lorsque la perte découle d’une panoplie de facteurs commerciaux qu’il appartenait au demandeur de cerner et d’évaluer, il sera généralement difficile, voire impossible, et inutile de quantifier et de déterminer les répercussions financières de chacun d’entre eux.

[95] Quoi qu’il en soit, le principe SAAMCO, du moins de la façon dont la Juge en chef l’applique en l’espèce, est contraire à la jurisprudence canadienne. Selon le droit canadien établi en matière de responsabilité délictuelle, un défendeur est responsable lorsque le demandeur prouve — pour ce qui est de la causalité — que le défendeur a causé le préjudice du demandeur en fait (Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, par. 8) et en droit (Mustapha, par. 12 13). Comme nous l’avons déjà expliqué, Livent a prouvé ces deux éléments quant aux préjudices qu’elle a subis à la suite du rapport de 1997. Il s’ensuit que Deloitte est responsable des préjudices subis par Livent par suite du rapport. Certes, un défendeur peut limiter sa responsabilité, même si le demandeur prouve la causalité juridique et factuelle, lorsque le défendeur prouve que, même en l’absence de négligence de sa part, le demandeur aurait de toute façon subi un certain préjudice en raison d’autres causes hypothétiques (Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 15 16). Or, le juge de première instance a déjà pris en compte ces autres causes hypothétiques en réduisant les dommages de 25 pour cent (motifs de première instance, par. 324 326). Et dans la mesure où la Juge en chef conclut que Livent n’a pas réussi à prouver que d’autres causes hypothétiques n’ont pas causé 75 pour cent des dommages, elle fait abstraction du fait que c’est à Deloitte, et non à Livent, qu’il incombe de prouver que la responsabilité devrait être limitée de cette façon (Rainbow Industrial Caterers, p. 15 16).
C. Moyens de défense

[96] Ayant conclu que nous confirmerions la décision du juge de première instance selon laquelle Deloitte est responsable de la négligence dont elle a fait preuve relativement à la vérification exigée par la loi, il nous faut finalement examiner les deux moyens de défense que Deloitte a plaidés devant notre Cour. Premièrement, Deloitte soutient que les deux tribunaux d’instance inférieure ont eu tort de ne pas conclure que la défense d’illégalité ne rendait pas irrecevable l’action de Livent. Deuxièmement, Deloitte soutient que même si l’action de Livent n’a pas été jugée irrecevable pour cause d’illégalité, Deloitte devrait seulement être tenue responsable d’une partie du préjudice du fait de la faute contributoire de Livent.

[97] Ces deux moyens sont fondés sur l’applicabilité de la doctrine de l’identification à la société. La faute en cause n’étant pas celle de Livent, mais celle de ses administrateurs Drabinsky et Gottlieb, aucun des moyens de défense invoqués par Deloitte ne saurait être retenu à moins que cette dernière ne puisse démontrer que les actes frauduleux commis par les employés de Livent devraient être attribués à l’entreprise. La doctrine de l’identification à la société n’est cependant pas une doctrine autonome; il s’agit plutôt d’un moyen par lequel des actes peuvent être attribués à une société pour la fin ou la défense particulière en cause. Il s’ensuit que cette doctrine commande une analyse indépendante de chaque moyen de défense.
(1) L’illégalité

[98] La défense d’illégalité fait obstacle à une action en responsabilité délictuelle par ailleurs valide parce que le demandeur a commis un acte illégal ou immoral et qu’il ne devrait donc pas être indemnisé (Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159, p. 169; Colombie Britannique c. Zastowny, 2008 CSC 4, [2008] 1 R.C.S. 27, par. 20). Fondé sur des considérations d’ordre public, ce moyen ne peut être soulevé que dans des circonstances très « limité[es] », soit seulement lorsqu’il est nécessaire de préserver « l’intégrité du système de justice » (Hall, p. 179 180). Et l’intégrité du système de justice ne sera compromise que lorsque « l’attribution de dommages intérêts dans une poursuite civile aurait pour effet de permettre à une personne de tirer profit de sa conduite illégale ou fautive, ou de faire en sorte qu’elle échappe à une sanction pénale ou qu’elle bénéficie d’une réduction de cette sanction » (Hall, p. 169; Zastowny, par. 3).

[99] En l’espèce, la seule conduite illégale ou fautive a été commise par les administrateurs de Livent, Drabinsky et Gottlieb, et par certains de ses dirigeants. Ainsi, pour que Deloitte puisse invoquer la défense d’illégalité, elle doit pouvoir attribuer la « conduite illégale ou fautive » de certains administrateurs et dirigeants à Livent elle même, la demanderesse dans la présente affaire.

[100] Le critère applicable à l’attribution d’un acte à une société a été énoncé par notre Cour dans l’arrêt Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662. Afin de pouvoir imputer les actes frauduleux d’un employé à la société qui l’emploie, deux conditions doivent être remplies : (1) l’auteur de la faute doit être l`âme dirigeante de la société; et (2) les actes fautifs de l’âme dirigeante ne doivent pas excéder son pouvoir, en ce sens qu’ils doivent être accomplis dans le cadre du secteur d’activités de la société qui lui est attribué. Pour les besoins de cette analyse, une personne cessera d’être une âme dirigeante à moins que l’acte qu’elle a commis (1) n’ait pas été complètement frauduleux envers la société; et (2) ait eu en partie pour but ou pour conséquence de procurer un avantage à la société (p. 681 682 et 712 713).

[101] À première vue, il semblerait que l’on ait satisfait à ces conditions en l’espèce. Drabinsky et Gottlieb étaient les âmes dirigeantes, leurs actes relevaient du secteur d’activités de la société qui leur était attribué, et leurs actes frauduleux avaient véritablement pour but de tenter d’aider Livent en prolongeant artificiellement son existence. En fait, l’application de la doctrine en l’espèce s’accorderait avec la décision dans Hart Building Supplies Ltd. c. Deloitte & Touche, 2004 BCSC 55, 41 C.C.L.T. (3d) 240, dont les faits sont analogues à ceux de l’espèce. Dans cette affaire, le critère établi par notre Cour dans l’arrêt Canadian Dredge a été rigoureusement appliqué dans le contexte d’une action civile pour négligence intentée contre un vérificateur, et ses conditions ont été remplies. La cour a imputé les actes frauduleux de [TRADUCTION] « l’alter ego et âme dirigeante » à la société cliente du vérificateur et a exclu toute indemnisation pour la préparation négligente par le vérificateur d’une vérification exigée par la loi.

[102] À notre avis, toutefois, l’application stricte de la décision de notre Cour dans Canadian Dredge n’était pas justifiée dans Hart, et elle n’est pas justifiée en l’espèce. Il convient de rappeler que l’arrêt Canadian Dredge s’inscrit dans un contexte de responsabilité criminelle. Ainsi, la question sous jacente dans cette affaire était de savoir qui devait porter la responsabilité des actes criminels de l’âme dirigeante d’une société. En conséquence, les facteurs de politique générale dégagés dans cette affaire qui favorisent l’imputation à la société de l’illégalité ou des actes fautifs de son âme dirigeante, découlaient de l’« avantage social » à tenir une société responsable des actes criminels de ses employés lorsque ces actes sont expressément conçus et accomplis, du moins en partie, pour profiter à la société (Canadian Dredge, p. 704).

[103] Cependant, comme le juge Estey l’a lui même reconnu, la doctrine n’en est qu’une de « nécessité juridique », et lorsque son application « ne protégerait aucun intérêt de la collectivité » ou ne « favorisera[it pas] l’ordre public », la règle n’aurait « plus de raison d’être » (Canadian Dredge, p. 707 708 et 718 719). Bien que des considérations de politique générale et la nécessité juridique puissent jouer en faveur de l’imputation à la société des actes de ses âmes dirigeantes dans certaines poursuites criminelles, il en va autrement de l’imputation des actes d’une âme dirigeante pour le besoin d’une poursuite au civil dans le contexte de la préparation négligente d’une vérification exigée par la loi. Comme nous l’avons indiqué, le but même d’une vérification exigée par la loi est d’offrir un moyen de découvrir la fraude et les actes fautifs. Ainsi, refuser d’imputer la responsabilité à la société au motif qu’un de ses employés a commis les actes mêmes contre lesquels le vérificateur a été retenu pour protéger la société reviendrait donc à vider de son sens la vérification exigée par la loi. (D. L. MacPherson, « Emaciating the Statutory Audit — A Comment on Hart Building Supplies Ltd. v. Deloitte & Touche » (2005), 41 Can. Bus. L.J. 471). Comme Livent l’a fait valoir, il serait illogique de refuser de tenir responsable le vérificateur qui a omis par négligence de détecter une fraude [TRADUCTION] « lorsqu’il est probable que le préjudice [de la société] se produira et qu’il sera vraisemblablement très grave » (m.i., par. 94).

[104] Ainsi, bien que l’arrêt Canadian Dredge de notre Cour demeure l’arrêt de principe pour l’application de la doctrine de l’identification à la société, nous aimerions réaffirmer une nuance. Les principes établis dans l’arrêt Canadian Dredge offrent un fondement suffisant pour conclure que les actes d’une âme dirigeante doivent être imputés à la société, mais il ne s’agit pas d’un fondement nécessaire (p. 681 682). Comme il s’agit d’un principe qui repose sur une considération de politique générale et qui permet seulement de conclure à la responsabilité criminelle d’une société ou de l’exonérer de la responsabilité civile, les tribunaux conservent le pouvoir discrétionnaire de s’abstenir de l’appliquer lorsque, dans les circonstances de l’espèce, il ne serait pas dans l’intérêt public de le faire. Et lorsque, comme en l’espèce, l’application de ce principe viderait de son sens la raison même pour laquelle l’obligation de diligence a été reconnue, il sera rarement dans l’intérêt public de l’appliquer. Si un professionnel s’engage à fournir un service visant à détecter un acte fautif, l’existence de cet acte fautif ne fera normalement pas pencher la balance en faveur de la non imputation d’une responsabilité civile pour négligence par application de la doctrine de l’identification à la société. (Cela dit, nous reportons à une autre occasion l’examen de la question de savoir s’il en va de même dans le contexte d’une société à actionnaire unique, où l’unique administrateur et actionnaire engage le vérificateur afin qu’il découvre une action fautive que l’administrateur a lui même commise : Stone & Rolls Ltd. (in liquidation) c. Moore Stephens, [2009] UKHL 39, [2009] 1 A.C. 1391; voir également 373409 Alberta Ltd. (Séquestre de) c. Banque de Montréal, 2002 CSC 81, [2002] 4 R.C.S. 312, par. 22; Bilta (U.K.) Ltd. (in liquidation) c. Nazir (No. 2), [2015] UKSC 23, [2016] A.C. 1, par. 30).

[105] Enfin, vu l’application limitée de la défense d’illégalité, tel que la Cour l’a reconnu dans les arrêts Hall et Zastowny, nous concluons qu’aucune autre raison impérieuse ne justifie le recours à la doctrine de l’identification à la société dans les circonstances de l’espèce.
(2) La faute contributoire

[106] À titre subsidiaire, Deloitte plaide que la Cour d’appel a commis une erreur en tenant Deloitte responsable de la totalité de la perte prouvée, et plus particulièrement qu’elle aurait dû conclure que Livent avait commis une faute contributoire au sens de l’art. 3 de la Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1990, c. N.1 :
Dans une action en dommages intérêts qui se fonde sur la faute ou la négligence du défendeur, si le tribunal constate qu’il y a eu, de la part du demandeur, faute ou négligence qui a contribué aux dommages, le tribunal répartit les dommages intérêts selon la part respective de responsabilité de chaque partie.

[107] Encore là, les seuls actes impliquant Livent en l’espèce ont été commis par ses administrateurs, Drabinsky et Gottlieb, et certains de ses dirigeants. Ainsi, pour que Deloitte puisse invoquer la défense de faute contributoire, elle doit pouvoir attribuer la conduite de certains administrateurs et dirigeants à Livent elle même.

[108] Deloitte souligne que, à la différence de la doctrine discrétionnaire de l’illégalité, l’art. 3 de la Loi sur le partage de la responsabilité est impératif (« . . . le tribunal répartit les dommages intérêts [. . .] »), et elle soutient que l’identification à la société doit être permise parce que [TRADUCTION] « l’application de la doctrine de l’identification à la société doit être adaptée aux termes de la règle de fond qu’elle sert » (m.a., par. 132, citant les motifs de la Cour d’appel, par. 157). Cet argument témoigne toutefois d’une incompréhension des dispositions impératives de la Loi sur le partage de la responsabilité. Cette loi exige qu’il soit tenu compte de la faute du demandeur dans la répartition des dommages intérêts. Or, l’identification à la société est une condition préalable à l’imputation d’une faute à la demanderesse Livent. En d’autres termes, l’argument avancé par Deloitte — que l’art. 3 de la Loi sur le partage de la responsabilité exige que Livent supporte sa part de la faute — présuppose l’identification à la société, ce qui consiste à mettre la charrue devant les bœufs. La Loi sur le partage de la responsabilité rend seulement obligatoire la contribution du demandeur négligent; elle ne rend pas obligatoire l’attribution d’une négligence au demandeur.

[109] Quoi qu’il en soit, nous répétons la conclusion tirée précédemment que lorsque, comme en l’espèce, l’application de la doctrine de l’identification à la société aurait pour effet de miner l’objet même de l’établissement d’une obligation de diligence, il sera rarement dans l’intérêt public de l’appliquer. Un vérificateur négligent ne peut limiter sa responsabilité pour sa propre négligence en attribuant à la société les actes fautifs de ses employés, de tels actes étant précisément ce que le vérificateur s’est engagé à découvrir. En outre, si Deloitte voulait limiter sa responsabilité en la partageant, il n’était aucunement nécessaire qu’elle s’appuie sur la doctrine de l’identification à la société. Plus particulièrement, Deloitte aurait pu demander que les parties coupables, Drabinsky et Gottlieb, soient mises en cause afin qu’elles répondent de leurs actes fautifs. Pour une raison inconnue, elle a décidé de ne pas le faire. Il reste que la possibilité de mettre en cause un administrateur frauduleux joue en défaveur de l’application de la doctrine. En l’espèce, il n’est pas dans l’intérêt public de s’attaquer à la personnalité juridique distincte de l’entreprise alors que le fautif aurait pu être dûment mis en cause.
D. Conclusion

[110] Compte tenu de ce qui précède, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, mais seulement en partie.

[111] À notre avis, le juge de première instance et la Cour d’appel ont eu tort de conclure que la négligence dont Deloitte avait fait preuve en ce qui concerne le communiqué de presse et la lettre de confort avait causé des préjudices qui étaient raisonnablement prévisibles compte tenu du lien de proximité qu’il y avait entre les parties. À l’époque, les services de Deloitte avaient été retenus afin de solliciter des investissements, non pas afin de faciliter la surveillance de la gestion de l’entreprise. Comme les pertes de Livent ne découlaient pas d’un défaut de solliciter des investissements, nous sommes d’avis de refuser l’indemnisation pour l’accroissement du déficit de liquidation de Livent à compter de l’automne 1997.

[112] Nous sommes toutefois d’avis d’accorder une indemnité pour l’augmentation du déficit de liquidation qui a suivi le rapport de 1997. Nous sommes d’accord avec le juge de première instance pour dire que [TRADUCTION] « Deloitte n’aurait pas dû approuver le rapport de 1997 au début d’avril 1998 » (par. 242) et que l’augmentation consécutive du déficit de liquidation de Livent relevait de l’obligation de diligence à laquelle Deloitte était tenue envers Livent quant à la préparation d’une vérification exigée par la loi, laquelle visait expressément à aider Livent à surveiller la gestion de l’entreprise.

[113] Le juge de première instance a évalué les dommages subis par Livent après le rapport de 1997 à 53,9 millions de dollars (par. 306, note 188 et par. 369, note 228). Si l’on applique à cette somme la réduction pour éventualités de 25 pour cent ordonnée par le juge de première instance, on obtient la somme de 40 425 000 dollars. C’est là la somme dont Deloitte est responsable.

[114] Tout au long du litige, les parties ont considéré qu’il s’agissait principalement d’une poursuite fondée sur la négligence. C’est aussi ce que le juge de première instance a fait remarquer (par. 47). Au procès, Livent a reconnu que ses pertes attribuables à la prestation négligente d’un service ou à la violation de contrat seraient identiques (ibid.). Le juge de première instance a acquiescé et a conclu que la demande de Livent fondée sur le contrat était [TRADUCTION] « accueillie [. . .] pour les [mêmes] raisons » qu’il accueillait sa demande fondée sur la prestation négligente d’un service, et que les éléments de sa demande fondée sur le contrat étaient « incorporés par renvoi à la conclusion relative à la ‘négligence’ » (par. 243). Compte tenu de ce qui précède, nous sommes d’avis d’imposer à Deloitte une responsabilité dans la même mesure pour la demande concurrente fondée sur la violation de contrat.

[115] En conséquence, le pourvoi est accueilli en partie. La somme de 84 750 000 dollars accordée en première instance est réduite à 40 425 000 dollars. Livent a droit à ses dépens dans toutes les cours.

Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Wagner et Côté rendus par

LA JUGE EN CHEF —

[116] Garth Drabinsky et Myron Gottlieb ont édifié dans le domaine du théâtre un empire nord américain qui s’est fait connaître sous le nom de Livent Inc. À la poursuite d’un succès encore plus fulgurant, ils ont recouru à la manipulation des documents financiers de l’entreprise. Lorsque le stratagème a été découvert, Livent s’est effondrée. Ses actifs ont été liquidés. MM. Drabinsky et Gottlieb ont été incarcérés.

[117] L’affaire qui nous occupe compte parmi les nombreuses poursuites qui ont suivi. Les juridictions inférieures ont jugé que Deloitte & Touche, un cabinet de comptables et vérificateur de Livent, a manqué à l’obligation de diligence envers cette dernière lorsqu’elle n’a pas détecté et dénoncé la fraude commise par Livent, ce qui a fait en sorte que Livent a pu poursuivre ses activités et continuer à perdre de l’argent — argent qu’elle réclame maintenant à Deloitte.

[118] Je suis d’accord avec les juridictions inférieures pour dire que Deloitte avait une obligation de diligence envers Livent, obligation à laquelle elle a manqué lorsqu’elle n’a pas détecté et dénoncé la fraude commise par Livent dans les états financiers vérifiés qu’elle a préparés. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que Deloitte est responsable de pratiquement toutes les pertes qu’a subies Livent alors qu’elle sombrait rapidement dans l’insolvabilité en raison d’investissements voués à l’échec. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
I. Les faits

[119] La saga qui a mené à ces procédures a commencé en 1989, lorsque deux aspirants magnats du spectacle, MM. Drabinsky et Gottlieb, ont lancé une offre publique d’achat visant leur employeur, Cineplex Odeon Corporation. Lorsque leur offre a échoué, ils ont constitué la société MyGar Partnership qui a acheté tous les éléments d’actif et certains éléments de passif de la division des spectacles sur scène de Cineplex. Il s’agissait notamment du Pantages Theatre de Toronto et des droits sur un spectacle connaissant un incroyable succès, The Phantom of the Opera (Le Fantôme de l’Opéra). MyGar a mené ses activités par l’intermédiaire de sa société prête nom, Live Entertainment Corporation of Canada Inc., et en 1993, ces deux entités ont fusionné pour devenir Live Entertainment of Canada Inc., ou Livent Inc. Livent a percé le marché boursier canadien en lançant la même année un premier appel public à l’épargne. À la fin de 1995, les actions de Livent étaient aussi cotées au marché d’actions NASDAQ de New York.

[120] Deloitte & Touche (maintenant Deloitte S.E.N.C.R.L./s.r.l.) est devenue le vérificateur de MyGar en 1989 et a continué d’agir à ce titre pour MyGar et son successeur, Livent, jusqu’en 1998.

[121] Livent a eu recours à la stratégie d’intégration verticale. Contrairement à d’autres acteurs de l’industrie des spectacles sur scène, Livent a regroupé l’ensemble des activités, de la production à la présentation des spectacles, sous un même toit, lequel appartenait d’ailleurs à Livent en sa qualité de propriétaire de théâtres. Il s’agissait d’un projet extrêmement coûteux et risqué. Livent a investi dans le secteur immobilier à Toronto, Vancouver, New York et Chicago. Elle a produit et présenté une série de comédies musicales spectaculaires (et par conséquent coûteuses). Lorsque les spectacles étaient couronnés de succès, Livent récoltait tous les fruits. Dans le cas contraire, elle assumait seule les pertes.

[122] Messieurs Drabinsky et Gottlieb voulaient à tout prix démontrer que leur modèle d’entreprise fonctionnait bien. Pour y arriver, de concert avec leurs associés, ils ont falsifié les comptes, et ce, de quatre manières :
i. MM. Drabinsky et Gottlieb ont empoché quelque 7,5 millions de dollars en pots de vin au cours des deux années précédant le premier appel public à l’épargne de Livent. Ils y sont parvenus en faisant payer par MyGar des factures fausses ou gonflées à divers entrepreneurs, qui versaient en retour de l’argent à MM. Drabinsky et Gottlieb personnellement ou à une autre société que ceux ci contrôlaient. Une partie importante des dépenses falsifiées étaient consignées comme des éléments d’actif. Les bilans de MM. Drabinsky et Gottlieb étaient donc truffés de faussetés dès 1991.
ii. Les dirigeants et les employés de Livent ont falsifié les documents financiers de l’entreprise en transférant les dépenses d’une période comptable à une autre et d’une activité ou production à une autre. Ils ont trafiqué le logiciel de comptabilité de Livent pour effectuer et dissimuler ces manœuvres.
iii. Livent a exagéré son résultat net en prolongeant la période d’amortissement des coûts de production de ses spectacles et, pour certaines périodes, en écartant complètement l’amortissement. À cette fin, elle a transféré des millions de dollars des « coûts préalables à la production » de ses spectacles vers des biens immobilisés ou d’un spectacle à l’autre et, en particulier, à des spectacles qui n’étaient pas encore présentés.
iv. L’entreprise a enregistré des revenus fictifs en concluant des conventions de prêt ou des accords de financement qu’elle camouflait en ventes d’actifs. Livent a prétendu vendre différents droits afférents à ses productions et propriétés, tout en concluant en même temps des accords parallèles secrets qui permettaient aux acheteurs de recouvrer le prix payé. Les recettes inscrites aux livres provenant de ces transactions se chiffraient largement en millions de dollars.

[123] Livent a non seulement induit les marchés en erreur, elle a aussi trompé son vérificateur. Deloitte n’a jamais découvert les stratagèmes de la société. Livent a continué à réunir des capitaux d’investissement et à les réinvestir dans des projets de scène non rentables. Le rapport du vérificateur présenté par Deloitte pour l’exercice de 1997 de Livent n’a pas révélé la fraude, et même si elle a exprimé son opposition lorsque Gottlieb a présenté des états financiers trimestriels falsifiés au comité de vérification en août 1997, Deloitte n’a pas démissionné.

[124] La vérité a éclaté en 1998. De nouveaux investisseurs ont nommé d’autres dirigeants, qui ont découvert des « irrégularités ». Deloitte a fait une rétractation concernant ses opinions du vérificateur relatives aux exercices 1996 et 1997. Une enquête et une nouvelle vérification subséquentes ont donné lieu à des états financiers modifiés. MM. Drabinsky et Gottlieb ont été suspendus, congédiés et déclarés coupables de fraude.

[125] En novembre 1998, Livent a demandé la protection contre l’insolvabilité au Canada et aux États Unis et en août 1999, elle a vendu ses éléments d’actif. Elle a été mise sous séquestre le mois suivant. Le juge de première instance a conclu que Livent avait subi des pertes de 113 000 000 de dollars entre le moment où Deloitte a négligé de mettre un terme à sa relation avec Livent et l’insolvabilité de Livent. Il a diminué ce montant de 25 pour cent pour tenir compte des imprévus et a accordé des dommages intérêts s’élevant à 84 750 000 dollars. Livent cherche à recouvrer ces pertes auprès de Deloitte.
II. Historique judiciaire

[126] Livent a poursuivi Deloitte pour 450 000 000 de dollars et demandé d’autres mesures de réparation. Elle a présenté des demandes concurrentes en responsabilité délictuelle et en responsabilité contractuelle; les parties ont convenu que, dans un cas ou dans l’autre, le montant des dommages intérêts serait le même. Livent a soutenu que Deloitte était responsable de chaque dollar qu’elle a perdu à compter de la date du manquement, par Deloitte, à son obligation de diligence. Deloitte a plaidé en défense que la plupart des pertes alléguées échappaient à la portée de sa responsabilité juridique. Les juridictions inférieures ont tranché principalement en faveur de Livent.
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario (rôle des affaires commerciales) (le juge Gans), 2014 ONSC 2176, 11 C.B.R. (6th) 12

[127] Le juge de première instance a conclu que Deloitte avait une obligation de diligence pour fournir des renseignements exacts aux actionnaires de Livent. Il a estimé que la norme de diligence en vertu de cette obligation exigeait que Deloitte prenne des mesures qui auraient effectivement privé Livent de l’accès aux marchés des capitaux et l’auraient obligée à déclarer faillite 14 mois avant que cette dernière demande finalement la protection contre l’insolvabilité. Le juge a conclu que Deloitte n’avait pas respecté cette norme de diligence, soit en août 1997, lorsqu’elle n’a pas découvert la fraude et n’a pas pris les mesures que cette découverte rendait nécessaires, ou en avril 1998, lorsqu’elle a approuvé les états financiers de 1997 de Livent.

[128] Le juge de première instance a conclu que le montant des dommages intérêts équivalait à l’écart entre la valeur de Livent au moment où le manquement a eu lieu et la valeur de Livent au moment de l’insolvabilité (113 000 000 de dollars). De ce montant, il a retranché 25 pour cent pour tenir compte des [TRADUCTION] « imprévus » ou des « pertes commerciales » attribuables aux « activités de scène non rentables mais légitimes » (par. 324 326) de Livent, qui, selon le juge, étaient trop éloignées pour que Deloitte puisse en être tenue responsable.

[129] Le juge de première instance a également rejeté l’argument de Deloitte selon lequel l’illégalité invoquée comme moyen de défense devait empêcher Livent de toucher une indemnité, ou le montant de cette indemnité devait être réduit pour cause de faute contributoire suivant l’art. 3 de la Loi sur le partage de la responsabilité, L.R.O. 1990, c. N.1.

[130] En conséquence, le juge de première instance a accordé à Livent des dommages intérêts s’élevant à 84 750 000 dollars pour manquement à son obligation de diligence ou, autrement, pour violation de contrat.
B. Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef Strathy et les juges Blair et Lauwers), 2016 ONCA 11, 128 O.R. (3d) 225

[131] La Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance et a rejeté l’appel et l’appel incident.
III. Analyse

[132] En l’espèce, la seule question en litige est de savoir si Deloitte est responsable de la majeure partie des pertes que Livent a subies après que Deloitte n’ait pas réussi à découvrir la fraude commise par les dirigeants de l’entreprise et à la signaler dans ses états financiers vérifiés (la perte totale diminuée de 25 pour cent pour les imprévus et les mauvais investissements de Livent). Livent affirme que si Deloitte avait signalé la fraude au moment où elle aurait dû le faire, Livent aurait été forcée de cesser ses activités, ce qui lui aurait évité de subir la perte qu’elle a subie par la suite. Elle a plutôt continué à réunir des capitaux et à les dépenser d’une façon qui diminuait la valeur nette de Livent. Deloitte plaide qu’elle n’est pas responsable de la totalité de la perte subie avant la liquidation de Livent parce que cette perte échappe à l’étendue de l’obligation de diligence de Deloitte, ou parce qu’elle est trop « éloignée » de la cause juridique.

[133] Le droit en matière de déclarations inexactes faites par négligence prévoit une indemnisation limitée des pertes purement économiques (financières) pour deux raisons. La première, c’est qu’il peut être injuste de tenir une personne responsable de la totalité des pertes subies en raison de sa déclaration inexacte, alors que d’autres décisions et actes ont contribué à ces pertes : c’est ce qu’on appelle le principe de l’attribution équitable de la perte. La seconde est qu’il faut éviter le spectre de la responsabilité indéterminée, que le droit de la négligence n’a jamais admise.

[134] Ces deux raisons — une de principe et l’autre de politique générale — sont complémentaires. Ensemble, elles donnent lieu à des résultats justes et favorisent la prévisibilité du droit.

[135] Comme l’a fait observer lord Bridge dans Caparo Industries plc. c. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568 (H.L.), à la page 576 :
[TRADUCTION] Conclure que l’auteur de la déclaration a, quant à son exactitude, une obligation de diligence envers toute personne qui voudrait l’invoquer à quelque fin que ce soit signifie non seulement lui imposer, selon l’énoncé classique du juge en chef Cardozo, « une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée » ([Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), p. 444]), mais aussi conférer à des tiers le droit tout à fait injustifié de tirer profit pour leur propre bénéfice des connaissances d’expert ou de l’expertise professionnelle attribuée à l’auteur de la déclaration.
Voir également D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071, par. 18; Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, par. 31; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, p. 1137, la juge McLachlin; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 99, citant Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, par. 54.

[136] Pour ces raisons, les tribunaux de common law ont rejeté le critère simple du « facteur déterminant » pour l’indemnisation des pertes économiques causées par une déclaration inexacte faite par négligence : BG Checo International Ltd. c. British Columbia Hydro and Power Authority, [1993] 1 R.C.S. 12, p. 44; South Australia Asset Management Corp. c. York Montague Ltd., [1996] 3 All E.R. 365 (H.L.) (« SAAMCO »), p. 369 372, lord Hoffmann; Hughes Holland c. BPE Solicitors, [2017] UKSC 21, [2017] 2 W.L,R. 1029, par. 38, lord Sumption; Hogarth c. Rocky Mountain Slate Inc., 2013 ABCA 57, 542 A.R. 289, par. 37 38, le juge Slatter.

[137] Le critère du « facteur déterminant », qui vise seulement à déterminer si la perte n’aurait pas été subie si l’acte fautif n’avait pas été commis, donne une portée trop large à la responsabilité. Il ferait en sorte que les vérificateurs ou les conseillers dont les services ont été retenus à des fins limitées deviendraient les garants de tout le projet et de tout ce qui en découle. Il n’importerait pas que la perte ne se serait pas produite n’eût été d’autres décisions (comme, en l’espèce, les décisions peu judicieuses de Livent en matière d’investissement). Il n’importerait pas non plus que la perte soit causée par un enchevêtrement complexe de prises de décisions, prises des mois ou des années après la production de la déclaration inexacte faite par négligence. Pour obtenir l’indemnisation de la totalité des pertes subséquentes auprès des vérificateurs, il suffirait de montrer que leur déclaration inexacte a joué un rôle en déclenchant la saga des pertes subséquentes. Cela est injuste : une personne qui donne un conseil pour une fin précise ne devrait pas être tenue responsable de la façon dont d’autres personnes utilisent ce renseignement à d’autres fins, et ne devrait pas non plus avoir à assumer la totalité de la perte. Aussi, cela donnerait lieu à une responsabilité indéterminée. Un vérificateur qui donne un conseil ne pourrait jamais savoir à quoi il s’expose, ou si ses honoraires sont suffisants pour couvrir le risque auquel il s’expose.

[138] Le rejet du critère du « facteur déterminant » pour évaluer s’il y a lieu d’accorder l’indemnisation d’une perte économique est ancré dans la common law. Cependant, il convient de signaler que le droit civil du Québec reconnaît aussi la nécessité de limiter l’indemnisation des pertes économiques à celles qui ont un lien suffisant avec la caractéristique du comportement du défendeur qui en fait un acte fautif : voir Wightman c. Widdrington (Succession), 2013 QCCA 1187, [2013] R.J.Q. 1054, par. 229 231 et 243 246; voir aussi D. Jutras, « Civil Law and Pure Economic Loss : What Are We Missing? » (1987), 12 Rev. can. dr. comm. 295, p. 308 309.

[139] Les tribunaux ont donné deux explications théoriques pour limiter les pertes économiques indemnisables à la suite d’une déclaration inexacte faite par négligence. Selon la première, l’étendue de l’obligation de diligence de la personne qui donne le conseil ne couvre pas la perte alléguée. Selon la deuxième, la perte est trop éloignée de l’acte négligent et n’a donc pas été causée, en droit, par cet acte.

[140] Bien que les avocats puissent débattre de l’approche qui est préférable, le fait est que celles ci, encore, sont complémentaires — deux côtés de la même médaille. En fait, l’analyse relative à l’obligation de diligence et celle relative au caractère éloigné suscitent des considérations semblables.

[141] L’analyse relative à l’« étendue de l’obligation de diligence » porte sur la corrélation entre le conseil du défendeur et la perte du demandeur. Il faut se demander si cette corrélation était « immédiate ». Dans les cas de perte économique, elle vise la fin pour laquelle le conseil a été donné, et il faut se demander si une personne raisonnable aurait pu prévoir que le conseil donné par négligence aurait causé la perte en question en raison du fait que le demandeur s’y soit fié : Hercules, par. 24 et 41. Autrement dit, est ce que la perte découlait du conseil, ou des décisions et circonstances subséquentes? Ainsi, dans Caparo, lord Bridge a confirmé que la portée du délit détermine la réparation à laquelle a droit la partie lésée. Voir aussi Platform Home Loans Ltd. c. Oyston Shipways Ltd., [1999] 1 All E.R. 833 (H.L.), p. 847, lord Hobhouse.

[142] L’approche relative au « caractère éloigné » porte sur des facteurs semblables à ceux de l’approche relative à l’« étendue de l’obligation de diligence » — les deux visent l’acte fautif et sa proximité à la perte alléguée. La liste des facteurs devant être pris en considération n’est pas exhaustive. La connaissance de la situation du demandeur par la personne donnant le conseil, les attentes raisonnables découlant de la relation et la présence de facteurs intermédiaires ayant mené à la perte sont des facteurs qui peuvent être pris en compte dans l’analyse : Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, par. 12 et 14 16; Citadelle, Cie d’assurances générales c. Vytlingam, 2007 CSC 46, [2007] 3 R.C.S. 373, par. 31; Westmount (Ville) c. Rossy, 2012 CSC 30, [2012] 2 R.C.S. 136, par. 48.

[143] Je suis d’accord avec lord Sumption qui fait observer, dans l’arrêt BPE Solicitors, une décision récente de la Cour suprême du Royaume Uni, que peu importe sous quel angle on envisage l’affaire — que ce soit du point de vue de l’étendue de l’obligation de diligence ou de celui du caractère éloigné — on arrive au même point. Pour reprendre ses propres mots, [TRADUCTION] « que l’on décrive le principe [. . .] comme étant axé sur l’étendue de l’obligation ou sur la portée de la responsabilité pour manquement à celle ci ne change pas la façon dont le principe s’applique » : par. 38, voir aussi L. N. Klar et C. S. G. Jefferies, Tort Law (6e éd. 2017), p. 565 566.

[144] Pour le besoin des présents motifs, j’examinerai tout d’abord si les pertes dont il est question sont visées par l’obligation de diligence de Deloitte. Cette analyse nous amène au critère en deux étapes visant à établir l’existence d’une obligation de diligence et son étendue, qui a été énoncé dans l’arrêt Anns c. London Borough of Merton, [1977] 2 All E.R. 492 (H.L.) — est ce que la relation entre les parties donne lieu à une obligation de diligence prima facie d’éviter le type de perte alléguée et, dans l’affirmative, cette obligation est elle écartée par des considérations de principe?

[145] Au Royaume Uni, les tribunaux ont abandonné le critère en deux étapes énoncé dans Anns, mais ils ont continué à exiger que l’étendue de l’obligation de diligence soit soigneusement circonscrite eu égard à la corrélation entre la conduite du défendeur et les dommages du demandeur, le contexte et la politique générale. Ils ont insisté sur le fait qu’il n’existe rien de tel qu’une obligation de diligence dans l’abstrait; l’obligation est toujours définie par son étendue. Comme l’a dit lord Bridge dans Caparo, à la p. 581, [TRADUCTION] « [i]l ne suffit jamais de se demander simplement si A a une obligation de diligence envers B. Il est toujours nécessaire de déterminer l’étendue de l’obligation en fonction de la nature du préjudice contre lequel A doit exonérer B » : voir aussi BPE Solicitors, par. 21 23; Sutherland Shire Council c. Heyman, (1985), 60 A.L.R. 1 (H.C.), p. 40, le juge Brennan; Platform Home Loans Ltd., p. 847, lord Hobhouse, citant Overseas Tankship, (U.K.) Ltd. c. Morts Dock & Engeneering Co. Ltd., [1961] A.C. 288 (C.P.) (« The Wagon Mound No. 1 »), p. 425; Candler c. Crane Christmas & Co., [1951] 1 All E.R. 426 (C.A.), p. 436, lord Denning, dissident.

[146] La première étape du critère établi dans Anns consiste à déterminer s’il y a proximité, ou une relation suffisamment étroite, entre les parties. Elle est axée sur le lien entre l’engagement du défendeur (dont la violation constitue l’acte fautif) et la perte alléguée. Le défendeur avait il envers le demandeur une obligation de diligence prima facie consistant à empêcher la perte eu égard, d’une part, aux conséquences raisonnablement prévisibles de la conduite du défendeur compte tenu de la proximité des parties et, d’autre part, aux facteurs relatifs à la relation entre les parties qui annihilent la responsabilité délictuelle? (voir Cooper, par. 30 et 34). À cette étape de l’analyse retenue dans Anns, il faut examiner les questions de politique relatives au lien existant entre les parties : Cooper, par. 37.

[147] La fin pour laquelle la déclaration a été faite (l’engagement) joue un rôle capital pour établir si un type précis de perte économique était la conséquence raisonnablement prévisible de la négligence : Hercules, par. 37 40. A t elle été faite pour permettre à l’entreprise de réunir des capitaux? Dans l’affirmative, une perte causée par le défaut de réunir des capitaux pourrait être indemnisable. A t elle été faite pour permettre aux actionnaires d’examiner la gestion de l’entreprise? Dans l’affirmative, les actionnaires pourraient être indemnisés pour leur perte en raison de leur incapacité à demander des comptes à l’entreprise : Hercules, par. 51 57. Dans chaque cas, il faut établir à quelle fin la déclaration a été faite, et se demander si la perte en question est immédiate, ou étroitement liée au défaut du défendeur de mener à bien cette fin.

[148] Lorsqu’un vérificateur déclare faussement ou à tort que les états financiers vérifiés sont valables et peuvent donc être utilisés pour les fins auxquelles ils sont destinés, cela constitue de la négligence ou un acte fautif. La perte économique liée à cet acte fautif précis est indemnisable; les autres pertes ne le sont pas. Que ce soit au Royaume Uni, au Québec ou dans les provinces de common law du Canada, les tribunaux se concentrent sur la nature précise de l’acte fautif afin de déterminer quelle perte est indemnisable. Comme lord Sumption l’a expliqué dans BPE Solicitors, pour que la perte économique alléguée soit une conséquence raisonnablement prévisible de l’acte fautif du défendeur, elle doit avoir [TRADUCTION] « découlé de la bonne chose, soit de la caractéristique particulière qui fait du comportement du défendeur un acte fautif » : par. 38. Ou comme l’a affirmé lord Hoffmann dans SAAMCO, à la page 371 :
[TRADUCTION] Normalement le droit limite la responsabilité aux conséquences attribuables à ce qui fait en sorte que l’acte commis est fautif. Lorsque la responsabilité pour négligence découle du fait d’avoir fourni des renseignements inexacts, elle se rattache aux conséquences qu’entraîne l’inexactitude des renseignements.
Voir également Burns c. Homer Street Development Limited Partnership, 2016 BCCA 371, 91 B.C.L.R. (5th) 383, par. 106; Hogarth, par. 37 38, le juge Slatter.

[149] Dans BPE Solicitors, lord Sumption a signalé au par. 44 que l’étendue de l’obligation de diligence et la portée de la responsabilité du défendeur dépendront des circonstances précises qui éclairent la fin pour laquelle la déclaration a été préparée :
[TRADUCTION] L’évaluateur ou le rédacteur d’actes translatifs de propriété, par exemple, ne communiquera que rarement plus qu’une partie précise des renseignements sur lesquels repose la décision de son client. De manière générale, il se limite à fournir ce que lord Hoffmann [dans SAAMCO] appelait de l’« information ». À l’autre extrémité du spectre, un conseiller en placements qui conseille un client au sujet de l’achat de certaines actions en bourse, ou un conseiller financier qui se prononce sur l’opportunité d’investir dans une rente des sommes détenues dans un fonds de retraite autogéré sont susceptibles, selon le propos de lord Hoffmann, d’être considérés comme ayant fourni des « opinions ». Entre ces deux extrêmes, chaque cas dépendra probablement de la gamme de questions au sujet desquelles le défendeur a assumé une responsabilité, et on ne peut énoncer à cet égard une règle plus précise.
Voir aussi Aneco Reinsurance Underwriting Ltd. (in liquidation) c. Johnson & Higgins Ltd., [2001] UKHL 51, [2001] 2 All E.R. (Comm.) 929, par. 40 41, lord Steyn, et par. 66, lord Millett; Canadian Imperial Bank of Commerce c. Deloitte & Touche, 2016 ONCA 922, 133 O.R. (3d) 561, par. 46 47 et 69 71; Temseel Holdings Ltd. c. Beaumonts Chartered Accountants, [2002] EWHC 2642 (Comm.), [2003] P.N.L.R. 27, par. 22 29 et 57 62.

[150] Les fins pour lesquelles le rapport du vérificateur est produit est une question de faits qui repose sur la preuve présentée au procès : voir BPE Solicitors, par. 44; Aneco, par. 40 41, lord Steyn, et par. 66, lord Millett; Canadian Imperial Bank of Commerce, par. 47; Temseel, par. 57 62. Les obligations qu’imposent les lois peuvent être pertinentes : Hercules, par. 49.

[151] Dans ce contexte, j’aborde maintenant la question qui nous occupe : quelle était l’étendue de l’obligation de diligence de Deloitte envers Livent? Pour répondre à cette question, il faut savoir à quelles fins Deloitte a préparé les déclarations, ce qui définira l’acte fautif, soit l’omission par négligence de fournir les renseignements exacts pour les fins visées.

[152] En l’espèce, on peut discerner trois fins auxquelles devaient servir les états financiers vérifiés par Livent : 1) présenter un état exact de la situation financière de Livent et lui fournir des opinions du vérificateur qu’elle pourra utiliser pour attirer des investissements; 2) découvrir des erreurs ou des actes fautifs commis par Livent ou ses employés jusque là passés inaperçus, afin de permettre à Livent de corriger elle même cette faute ou de prendre des mesures à cet égard; et 3) fournir des rapports de vérification qui serviraient à la surveillance de la gestion de l’entreprise par les actionnaires (voir p. ex. la Partie XII, Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, c. B.16; motifs de première instance, par. 89 96 et 280). Livent avait le droit d’être indemnisée pour les pertes occasionnées par le fait qu’elle même et ses actionnaires se sont fiés aux rapports de vérification de Deloitte à ces fins.

[153] Ces fins seulement définissent l’étendue de l’obligation de diligence de Deloitte. Sa négligence a t elle empêché Livent d’attirer des investissements? Sa négligence a t elle empêché Livent de découvrir des actes fautifs passés inaperçus pour qu’elle puisse corriger la faute? Enfin, sa négligence a t elle empêché les actionnaires de surveiller la gestion de l’entreprise? Les pertes découlant de l’incapacité à attirer des investissements, de l’incapacité de Livent à corriger des fautes passées inaperçues ou de l’incapacité des actionnaires d’exercer leur pouvoir de surveillance, peuvent toutes être visées par l’obligation de diligence de Deloitte.

[154] La première possibilité est que l’acte fautif de Deloitte a empêché Livent d’attirer des capitaux d’investissement. Livent n’invoque pas cet argument; en fait, elle a attiré beaucoup de capitaux grâce aux déclarations de Deloitte. Il s’agit là de l’essence de sa plainte — si elle n’avait pas réussi à attirer ces capitaux, elle n’aurait pas pu les dépenser dans de nouveaux spectacles, qui se sont avérés des échecs et qui ont diminué la valeur de Livent. L’actif de l’entreprise n’a pas été diminué par son incapacité à attirer des investissements, mais plutôt par la gestion inconsidérée de ces investissements par Livent, révélée seulement lors de l’insolvabilité.

[155] La deuxième possibilité est que l’acte fautif a empêché Livent — l’entreprise elle même — de déceler dans la gestion de l’entreprise la faute que les dirigeants de Livent auraient corrigée s’ils avaient été au courant du véritable état des choses. Cette possibilité suppose une situation où la direction de l’entreprise, agissant en toute honnêteté et avec diligence, n’est pas en mesure de corriger la faute interne parce que les vérificateurs ont négligé de la révéler.

[156] Telle n’est pas la situation de Livent. Livent n’a présenté aucune preuve que ses dirigeants n’étaient pas au courant de la faute commise par MM. Drabinsky et Gottlieb. En réalité, elle n’aurait pas pu le faire, puisque MM. Drabinsky et Gottlieb, les fraudeurs, étaient eux mêmes les dirigeants. Loin de se fier aux états financiers vérifiés comme garantie que tout allait bien pour l’entreprise, MM. Drabinsky et Gottlieb savaient que les rapports du vérificateur étaient inexacts. Rien ne prouve que quiconque occupant un poste à un échelon inférieur de la direction de Livent aurait dénoncé la fraude si les déclarations de Livent l’avaient révélée plus tôt.

[157] La troisième possibilité est que l’acte fautif de Deloitte a empêché les actionnaires de Livent d’exercer leur surveillance d’une façon qui aurait mis fin plus tôt aux activités causant des pertes à l’entreprise. Livent soutient (et mes collègues les juges Gascon et Brown acceptent cet argument) qu’elle s’est fiée à Deloitte pour produire un rapport sur lequel ses actionnaires pourraient s’appuyer pour s’acquitter de leur fonction de surveillance, ce qui, de l’avis de tous, était une des fins pour lesquelles les états financiers vérifiés ont été préparés. Livent plaide, et mes collègues concluent, que toutes les pertes que la surveillance par les actionnaires aurait pu permettre d’éviter sont indemnisables, y compris la diminution de la valeur de l’entreprise.

[158] Cette proposition se heurte à deux difficultés. La première est que Livent n’a jamais prouvé les éléments nécessaires pour l’établir, et le juge de première instance n’a jamais conclu à leur existence. La deuxième est une considération de politique générale connexe : permettre l’indemnisation en l’absence de la preuve nécessaire reviendrait à ouvrir la porte à l’indemnisation indéterminée. J’examinerai ces difficultés l’une après l’autre.

[159] D’abord, bien que le juge de première instance mentionne dans ses motifs l’obligation de Deloitte envers les actionnaires de Livent telle qu’elle a été énoncée dans Hercules, il n’y avait pas de preuve de la responsabilité fondée sur le fait que la surveillance des actionnaires soit compromise. La thèse de Livent voulait simplement que, par application du critère du « facteur déterminant », toutes les pertes découlant des mauvais investissements postérieurs aux vérifications faites avec négligence étaient indemnisables. Livent n’a pas prouvé, et le juge de première instance n’a pas conclu, que les actionnaires de Livent se sont fiés aux états financiers vérifiés de façon négligente par Deloitte, ou que s’ils avaient reçu des états financiers exacts et s’y étaient fiés, ils auraient agi d’une façon qui aurait empêché Livent de poursuivre ses activités et de diminuer ses actifs au cours de la période entre la production des états financiers en cause et l’insolvabilité de Livent.

[160] Le juge de première instance, qui a accepté la thèse de Livent, a conclu que l’obligation de diligence doit être suffisamment générale pour englober toutes les pertes qui auraient été visées par le critère du « facteur déterminant ». Il a affirmé ce qui suit :
[TRADUCTION] À mon avis, la prestation ou la retenue ultime d’une opinion sans réserve n’est qu’un aspect de la conduite d’une vérification conformément aux [normes de vérification généralement reconnues]. Ce n’est qu’une petite partie de l’obligation de diligence. En fait, si l’argument [du demandeur] était retenu, il empêcherait l’applicabilité du critère du « facteur déterminant ». Plutôt que de se demander si les dommages auraient été subis n’eût été l’omission par négligence de détecter certaines erreurs ou la fraude, on pourrait seulement se demander si les dommages auraient été subis n’eût été la prestation d’une opinion sans réserve. [Je souligne; par. 285.]

[161] En raison de l’interprétation large de l’obligation de diligence adoptée par Livent et acceptée par le juge de première instance, ce dernier a omis de tenir compte des paramètres de la confiance raisonnable et prévisible des actionnaires, comme l’exigeait l’arrêt Hercules lorsqu’il a défini l’étendue de l’obligation de diligence en ce qui a trait aux pertes découlant du fait que la surveillance des actionnaires soit compromise. Mes collègues concluent autrement, en faisant remarquer que le juge de première instance croyait que les actionnaires pouvaient se fier aux états financiers vérifiés négligemment par Deloitte pour obtenir un indice de la santé de Livent. Un point essentiel toutefois, le juge de première instance ne s’est pas demandé si les actionnaires s’étaient effectivement fiés aux états financiers vérifiés — un élément crucial pour la cause d’action. Il ne s’est pas demandé si, dans le cas où les actionnaires s’étaient fiés à ces états financiers, cette confiance les avait empêchés de prendre des mesures pour remplacer les administrateurs ou les dirigeants ou changer les choses autrement. Il ne s’est pas demandé si cela aurait inclus la cessation des activités de Livent le 31 mars 1998 (ou du moins avant qu’elle ne cesse ses activités en novembre 1998). Finalement, il ne s’est pas demandé si ces mesures, si elles avaient été prises, auraient empêché les pertes que Livent a accumulées pendant la période de sept mois en question. Si le juge de première instance avait posé ces questions, il aurait été tenu d’y répondre par la négative, puisque Livent n’a présenté aucune preuve à l’appui de réponses affirmatives.

[162] Pour les besoins de la présente affaire, je ne tiens pas compte du fait que les actionnaires, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Hercules, ne sont pas parties à la demande ou à l’action. Dans l’hypothèse où cela ne poserait pas problème, il est possible d’avancer l’hypothèse que les faits nécessaires auraient pu être prouvés (bien que, compte tenu de la courte période, cela aurait été peu probable). Mais le point le plus fondamental est que Livent n’a pas prouvé ces éléments, et qu’en conséquence, aucun fondement factuel n’établissait une perte attribuable au manque de surveillance des actionnaires. La chaîne hypothétique des événements requise pour établir la responsabilité pour ce motif évite complètement la complexité du processus décisionnel des actionnaires.

[163] La position de Livent et l’approche du juge du procès font tomber la distinction entre le processus décisionnel des actionnaires, pour lequel le vérificateur fournit des renseignements à une seule fin — demander des comptes aux dirigeants dans l’intérêt de l’entreprise — et le processus décisionnel des dirigeants, pour lequel le vérificateur fournit des renseignements à une fin différente — prendre des mesures à l’égard des erreurs et des actes fautifs. Considérer la responsabilité de cette façon crée une discordance entre l’étendue de l’obligation de diligence, le type de perte qu’elle viserait et les éléments réels qui doivent être prouvés pour que le demandeur obtienne gain de cause.

[164] La deuxième difficulté connexe à laquelle se heurte l’argument relatif à la surveillance par les actionnaires en l’espèce est que cela aurait pour conséquence une attribution inéquitable de la perte et une responsabilité indéterminée pour l’auteur des déclarations du vérificateur, ce qui annihile l’obligation de diligence : Hercules, par. 36 37.

[165] La position de Livent — selon laquelle Deloitte est responsable de toutes les pertes sans qu’il soit nécessaire de prouver les éléments requis pour présenter une thèse fondée sur le fait que la surveillance des actionnaires soit compromise — donnerait lieu à une attribution inéquitable de la perte, ainsi qu’à un montant indéterminé de dommages intérêts. En ce qui a trait à la théorie relative à la surveillance par les actionnaires soutenue par Livent, le manquement à une obligation, principalement envers les actionnaires collectivement (qui n’ont pas présenté de demande) et seulement de façon incidente envers l’entreprise, donnerait lieu à une responsabilité pour chaque dollar que Livent a dépensé après le moment où les actionnaires ont pu se fier aux déclarations. Le vérificateur serait pratiquement garant de tout ce que ferait par la suite Livent — et non les actionnaires collectivement, envers lesquels il a l’obligation de diligence. Cela ne constituerait pas une attribution équitable de la responsabilité. Le même scénario ferait naître le spectre de la responsabilité indéterminée. Les vérificateurs seraient incapables de prévoir raisonnablement quelle serait leur responsabilité ultime lorsqu’ils fournissent des services à des clients; cela serait hors de leur contrôle. Peu importe si les décisions prises ultérieurement par le client sont mauvaises ou si l’enchevêtrement des opérations ayant mené à la perte est complexe — des facteurs qui ne peuvent être prévus — le vérificateur serait responsable de la totalité de la perte, pour le motif que cette perte n’aurait pas eu lieu n’eût été l’acte de négligence.

[166] Pour les motifs qui précèdent, je conclus qu’il n’a pas été démontré que les pertes en question sont visées par l’obligation de diligence de Deloitte. La première étape du critère énoncé dans Anns n’a pas été franchie. Il n’est pas nécessaire de se demander si des considérations de politique générale non liées à la relation entre les parties annihilent la responsabilité prima facie. Cependant, s’il était nécessaire de le faire, les considérations de politique générale que sont l’attribution inéquitable de la perte et l’indétermination empêcheraient que Deloitte soit tenue responsable.

[167] J’ajoute à ce point une note théorique. Dans Hercules, le juge La Forest, écrivant au nom de la Cour, a conclu que le spectre de la perte indéterminée pourrait constituer une considération de politique générale écartant la responsabilité à l’égard d’une certaine perte à la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns. Cependant, depuis Cooper il est clair que les considérations de politique générale relatives à la relation entre les parties doivent être prises en compte à la première étape du critère de l’arrêt Anns. Il ne serait donc pas nécessaire d’avoir recours à la deuxième étape pour examiner les répercussions de la responsabilité indéterminée : voir J. Blom, « Do We Really Need the Anns Test for Duty of Care in Negligence? » (2016), 53 Alta. L. Rev. 895, p. 906 et 908.

[168] La jurisprudence aura à préciser les limites de la responsabilité d’un vérificateur du fait que la surveillance des actionnaires est compromise. En l’absence d’une conclusion selon laquelle le vérificateur qui fournit des renseignements sur lesquels se fonderont les actionnaires pour exercer leur pouvoir de surveillance assume la responsabilité à l’égard de toutes les conséquences éventuelles de la poursuite des activités, les faits constatés par le juge de première instance ne nous permettent pas de le faire dans la présente affaire.

[169] Le défaut de Livent de prouver que toute perte subie peut être attribuée au fait que les actionnaires se sont fiés au rapport de vérification de fin d’exercice pour 1997 entaché de négligence aux fins de la surveillance de l’entreprise constitue un fondement suffisant pour accueillir le pourvoi dans sa totalité. Mais la thèse de la surveillance par les actionnaires que Livent veut maintenant invoquer comporte un autre aspect qui pose problème. Il s’agit d’une question de principe.

[170] Comme je l’ai déjà expliqué, un vérificateur qui fournit un rapport de fin d’exercice en vue d’aider les actionnaires d’une société à surveiller la gestion n’assume pas, en l’absence de preuve, la responsabilité de ce que les actionnaires décident de faire avec ces renseignements. Le rapport annuel du vérificateur vise à éclairer la prise de décisions par les actionnaires, et non à dicter leurs décisions. Le vérificateur ne se porte pas garant de tous les risques associés à la prise de décisions d’affaires par les actionnaires; il est seulement responsable du fait d’avoir exposé les actionnaires au risque que les renseignements qu’il a fournis soient inexacts. Même si la totalité de la perte aurait été évitée si le vérificateur avait respecté la norme de diligence, la société ne peut se voir accorder des dommages intérêts que pour la partie de la perte pouvant être attribuée au manquement par le vérificateur à son obligation de diligence, qui est limitée par la fin ou les fins pour lesquelles il a exprimé son opinion. Le vérificateur ne peut être tenu responsable du montant indéterminé de la perte susceptible de résulter des actes (ou de l’inaction) des actionnaires, puisque la détermination de ces actes échappe à la responsabilité du vérificateur, et elle échappe donc à l’étendue de son obligation de diligence. De la même façon, une perte qui ne peut être attribuée au manquement du vérificateur est trop éloignée pour être indemnisable.

[171] Pour ce motif, la notion de privation d’une occasion n’est pas utile. Dans toute affaire portant sur la fourniture délictuelle de renseignements, le demandeur peut faire valoir que, s’il avait seulement su la vérité, il aurait eu la possibilité de faire des choix différents de ceux qu’il a ultimement faits. À moins que la personne qui a fourni les renseignements ait assumé la responsabilité non seulement à l’égard des renseignements, mais aussi à l’égard de la décision que ceux ci devaient éclairer, il importe peu de savoir ce que le demandeur aurait fait différemment si des renseignements différents lui avaient été fournis. Il faut plutôt déterminer dans quelle mesure la perte que cela a effectivement entraînée peut être attribuée à l’inexactitude (c. à d. le caractère délictuel) des renseignements fournis.

[172] Il ressort des conclusions du juge de première instance que Deloitte n’a jamais assumé la responsabilité des décisions — que ce soit celles des dirigeants de Livent ou de ses actionnaires collectivement, — pouvant être considérées comme ayant causé la perte subie par Livent. Ce que Livent a prouvé, c’est qu’elle s’est fiée aux opinions sans réserve de Deloitte pour obtenir des fonds auprès de tiers, et qu’elle a réussi à le faire. Deloitte n’est pas responsable envers Livent de la perte découlant de l’utilisation de ces fonds par Livent, même si certaines des opinions de Deloitte ont été préparées dans le but d’attirer ces investissements, étant donné que Livent n’a pas prouvé que Deloitte a assumé une responsabilité quant à la façon dont Livent a dépensé ces fonds.

[173] L’analyse qui précède est fondée sur l’étendue de l’obligation de diligence de Deloitte. Le résultat serait le même si l’analyse avait été faite selon l’approche du caractère éloigné pour la question de la responsabilité à l’égard de la perte économique subie à la suite d’une déclaration inexacte faite par négligence. La question relative à cette approche est celle de savoir si la perte alléguée est trop éloignée de l’acte fautif pour que cet acte soit la « cause juridique » de la perte. La question fondamentale qui se pose est celle de savoir si la perte est raisonnablement prévisible, compte tenu de divers facteurs, y compris la relation entre les parties et les attentes qui en découlent, les circonstances de l’affaire et d’autres facteurs portant sur le lien entre l’acte fautif et la perte alléguée, y compris les influences externes ou intermédiaires. En fin de compte, il faut établir l’existence d’un lien étroit et immédiat entre l’acte fautif et la perte alléguée, compte tenu de tous ces facteurs et de la fin pour laquelle les renseignements ont été fournis.

[174] Il s’ensuit que Livent ne peut recouvrer de Deloitte les pertes alléguées. L’action en responsabilité délictuelle doit être rejetée. L’action en responsabilité contractuelle de Livent aboutit au même résultat; dans ce cas également, les pertes seraient trop éloignées : voir B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228, p. 243 244, citant Asamera Oil Corp. Ltd. c. Sea Oil & General Corp., [1979] 1 R.C.S. 633; S. M. Waddams, The Law of Damages (5e éd., 2012), §14.720. Vu la décision du juge de première instance, au par. 243, suivant laquelle les éléments de l’action en responsabilité contractuelle étaient identiques à ceux de l’action en responsabilité délictuelle, il s’ensuit que le juge a commis une erreur en concluant à l’existence d’une violation du contrat.

[175] Même si, à plusieurs égards, je suis d’accord avec la façon dont les juges Gascon et Brown formulent le cadre général qui régit cette question, je diverge d’opinion quant à deux aspects importants. D’abord, j’estime que, pour que Livent puisse démontrer le bien fondé de sa demande, elle doit prouver les éléments requis pour établir la responsabilité de Deloitte fondée sur le fait que la surveillance des actionnaires est compromise. Selon mes collègues, si Deloitte avait présenté des rapports de vérification justes, les actionnaires et les dirigeants de Livent auraient pu prendre des décisions qui auraient limité les pertes de l’entreprise. C’est peut être le cas, mais il ne suffit pas que l’on se fie à des affirmations non prouvées pour définir l’étendue de l’obligation de diligence et démontrer par la suite la causalité. L’approche de mes collègues laisse croire qu’à la suite d’un rapport entaché de négligence, un vérificateur deviendra généralement garant de toutes les pertes subies par un client. Et cela malgré les décisions subséquentes — conséquentes ou fantaisistes — prises par les actionnaires du client. Je conclus par contre que le caractère conséquent ne peut être présumé mais doit être prouvé.

[176] Ensuite, je ne partage pas l’avis de mes collègues concernant la responsabilité indéterminée. Ils soutiennent que la responsabilité n’est pas indéterminée lorsqu’un tribunal de révision peut après coup fixer pour la perte alléguée du demandeur une valeur ou un laps de temps. Cependant, le principe de la common law à l’encontre de l’indétermination vise à faire en sorte que les vérificateurs et les autres conseillers puissent déterminer l’étendue de leur responsabilité au moment où ils acceptent un engagement et rendent leurs services. La question est de savoir si, avant de poser un acte, un vérificateur ou un autre conseiller est en mesure d’évaluer l’ampleur de sa responsabilité éventuelle quant aux types de pertes pour lesquelles il se rend responsable. Bien que Deloitte ait pu être en mesure d’établir la valeur nette totale de Livent, cette dernière n’a pas prouvé que Deloitte avait une responsabilité à l’égard de la multitude de façons dont Livent pouvait avoir diminué sa valeur après avoir reçu les états financiers vérifiés. Voilà ce qui rend indéterminée, et par conséquent, soustraite à l’obligation de diligence la responsabilité que retiennent mes collègues.

[177] Puisque je conclus que Deloitte n’est pas responsable des pertes alléguées, il n’est pas nécessaire de procéder à la répartition des dommages intérêts aux termes de l’art. 3 de la Loi sur le partage de la responsabilité, et il n’est pas non plus nécessaire d’examiner si Deloitte peut invoquer l’illégalité comme moyen de défense contre Livent.
IV. Dispositif

[178] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, avec dépens en faveur de Deloitte.

Pourvoi accueilli en partie avec dépens en faveur de Livent Inc. dans toutes les cours, la juge en chef MCLACHLIN et les juges WAGNER et CÔTÉ sont dissidents en partie.
Procureurs de l’appelante : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto; Dentons Canada, Toronto.
Procureurs de l’intimée : Stikeman Elliott, Toronto et Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance : McMillan, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Comptables professionnels agréés du Canada : Borden Ladner Gervais, Toronto et Ottawa.

RÉFÉRENCE : Deloitte & Touche c. Livent Inc. (Séquestre de), 2017CSC63 APPEL ENTENDU : 15 février 2017
JUGEMENT RENDU : 20/12/2017
DOSSIER : 36875


Synthèse
Référence neutre : 2017CSC63 ?
Date de la décision : 20/12/2017

Analyses

Responsabilité délictuelle — Obligation de diligence — Négligence — Déclaration inexacte faite par négligence — Défaut du vérificateur de découvrir la fraude des administrateurs d’une société et pertes subies par la société — Application correcte du cadre d’analyse permettant d’établir la responsabilité délictuelle dans les cas de déclaration inexacte faite par négligence ou de prestation négligente d’un service par un vérificateur -Le vérificateur a t il manqué à l’obligation de diligence et est il en conséquence responsable des pertes de la société? — Date à compter de laquelle il convient de calculer le montant des dommages intérêts.

Livent a produit et présenté des spectacles dans les théâtres qu’elle possédait au Canada et aux États Unis, et ses actions étaient cotées à la bourse dans ces deux pays. Afin d’accroître le succès de Livent, ses administrateurs ont manipulé les documents financiers de l’entreprise. Deloitte était le vérificateur de Livent; elle n’a jamais découvert la fraude. En août 1997 cependant, Deloitte a découvert des irrégularités dans la comptabilisation des profits de la vente d’un actif. Deloitte n’a pas démissionné. Afin d’aider Livent à solliciter des investissements, Deloitte l’a plutôt aidée à préparer, et elle a approuvé, un communiqué de presse publié en septembre 1997 qui présentait de façon inexacte la comptabilisation des profits. En octobre 1997, Deloitte a fourni une lettre de confort pour un appel public à l’épargne. Elle a également préparé le rapport du vérificateur pour l’exercice 1997 de Livent, rapport qu’elle a finalisé en avril 1998. De nouveaux investisseurs ont plus tard découvert la fraude. Une enquête et une nouvelle vérification ultérieures ont donné lieu à des états financiers modifiés. En novembre 1998, Livent a demandé la protection contre l’insolvabilité. Elle a vendu ses éléments d’actif et a été mise sous séquestre en 1999. Livent a plus tard poursuivi Deloitte en responsabilité délictuelle et en responsabilité contractuelle. Le juge de première instance a conclu que Deloitte avait une obligation de diligence pour fournir des renseignements exacts aux actionnaires de Livent. Il a conclu que Deloitte n’avait pas respecté la norme de diligence applicable en vertu de cette obligation, soit en août 1997, lorsqu’elle n’a pas découvert la fraude et n’a pas pris les mesures que cette découverte rendait nécessaires, ou en avril 1998, lorsqu’elle a approuvé les états financiers de 1997 de Livent. Le juge de première instance a conclu que le montant des dommages intérêts équivalait à l’écart entre la valeur de Livent à la date à laquelle Deloitte aurait dû démissionner et la valeur de Livent au moment de la faillite. Il a retranché 25 pour cent de ce montant pour tenir compte des imprévus ou des pertes commerciales qui, selon lui, étaient trop éloignées pour que Deloitte puisse en être tenue responsable. En conséquence, le juge de première instance a accordé à Livent des dommages intérêts s’élevant à 84 750 000 dollars pour manquement à son obligation de diligence ou, autrement, pour violation de contrat. La Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance et a rejeté l’appel de Deloitte et l’appel incident de Livent.


Parties
Demandeurs : Deloitte & Touche (prorogée depuis sous le nom de Deloitte S.E.N.C.R.L./s.r.l.)
Défendeurs : Livent Inc., par son séquestre et administrateur spécial Roman Doroniuk
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 20 décembre 2017, 2017CSC63


Origine de la décision
Date de l'import : 15/02/2018
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2017-12-20;2017csc63 ?
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