COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Colombie‑Britannique c. Zastowny, [2008] 1 R.C.S. 27, 2008 CSC 4
Date : 20080208
Dossier : 31552
Entre :
Sa Majesté la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique
Appelante/Intimée à l’appel incident
c.
Dean Richard Zastowny
Intimé/Appelant à l’appel incident
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 45)
Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron)
______________________________
Colombie-Britannique c. Zastowny, [2008] 1 R.C.S. 27, 2008 CSC 4
Sa Majesté la Reine du chef de la
province de la Colombie‑Britannique Appelante/intimée au pourvoi incident
c.
Dean Richard Zastowny Intimé/appelant au pourvoi incident
Répertorié : Colombie-Britannique c. Zastowny
Référence neutre : 2008 CSC 4.
No du greffe : 31552.
2007 : 14 décembre; 2008 : 8 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Saunders et Smith) (2006), 269 D.L.R. (4th) 510, 225 B.C.A.C. 191, 371 W.A.C. 191, 40 C.C.L.T. (3d) 240, [2006] B.C.J. No. 997 (QL), 2006 BCCA 221, qui a annulé en partie un jugement du juge Cohen, [2004] B.C.J. No. 2044 (QL), 2004 BCSC 1273. Pourvoi principal accueilli et pourvoi incident rejeté.
Keith L. Johnston et Karen Horsman, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.
Megan R. Ellis, pour l’intimé/appelant au pourvoi incident.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[1] Le présent pourvoi soulève la question de savoir dans quelles circonstances, le cas échéant, un individu peut obtenir des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération antérieure qu’il a subie pendant qu’il était incarcéré.
[2] L’intimé Dean Richard Zastowny a été incarcéré, à l’âge de 18 ans, pour avoir commis une introduction par effraction destinée à satisfaire sa dépendance au crack. Pendant son incarcération, il a été agressé sexuellement à deux reprises par un employé de la prison, Roderic David MacDougall. Après sa remise en liberté, M. Zastowny est devenu héroïnomane et récidiviste. Il a passé 12 des 15 années suivantes en prison pour avoir commis diverses infractions. En 1996, pendant qu’il était incarcéré, M. Zastowny a appris que M. MacDougall faisait l’objet d’une enquête. Il a révélé à la police que M. MacDougall l’avait agressé. En conséquence, M. MacDougall a été reconnu coupable des agressions sexuelles qui lui étaient reprochées. Monsieur Zastowny a ensuite intenté une action en dommages‑intérêts, notamment pour la perte de rémunération. Le juge de première instance a accordé à M. Zastowny des dommages‑intérêts généraux et majorés pour les agressions, ainsi que des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération antérieure et ultérieure résultant de ces agressions. Les dommages‑intérêts accordés pour la perte de rémunération antérieure comprenaient une indemnité pour le temps que M. Zastowny avait passé en prison. La Cour d’appel a abaissé le montant des dommages‑intérêts accordés pour la perte de rémunération antérieure de manière à indemniser M. Zastowny uniquement pour le temps qu’il a passé derrière les barreaux après être devenu admissible à la libération conditionnelle, et elle a réduit de 30 p. 100 les dommages‑intérêts accordés pour la perte de rémunération ultérieure de manière à tenir compte du risque élevé de récidive qu’il présentait.
[3] À mon avis, à l’exception des cas exceptionnels où, par exemple, quelqu’un a été condamné à tort, une personne ne peut pas être indemnisée pour les périodes de chômage due à l’incarcération pour un comportement qui mérite d’être puni selon le droit criminel, ni pour les conséquences de la peine qui lui est infligée. Conclure le contraire créerait entre le droit criminel et le droit civil un « conflit » qui compromettrait l’intégrité de notre système de justice.
[4] Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi principal et de rejeter le pourvoi incident.
II. Les faits
[5] Monsieur Zastowny a été exclu temporairement de l’école en 9e année parce qu’il avait consommé de la marijuana, et il a abandonné ses études en 10e année. À l’adolescence, il a consommé non seulement de la marijuana, mais aussi de l’acide, des champignons magiques et de l’alcool, et par la suite, lorsqu’il avait 17 ans, il a commencé à consommer du crack et a développé une grave dépendance. Il s’est tourné vers le crime pour satisfaire sa dépendance et, en 1988 alors qu’il était âgé de 18 ans, il a été reconnu coupable d’introduction par effraction et a été envoyé à Oakalla, un centre correctionnel pour hommes en Colombie‑Britannique.
[6] Monsieur MacDougall était agent de gestion des cas au service de placement des détenus dans le milieu carcéral. Monsieur MacDougall a, à deux reprises, agressé sexuellement M. Zastowny en lui faisant une fellation contre son gré. Il est venu à bout de la résistance de M. Zastowny en le menaçant d’actes de violence de la part d’autres détenus et en lui promettant un transfèrement vers un centre correctionnel moins dangereux. Monsieur Zastowny n’a parlé à personne de ce qui était arrivé.
[7] Peu après la deuxième agression, M. Zastowny a été envoyé dans un camp de travail forestier. Il s’est enfui du camp, mais il a été capturé et renvoyé à Oakalla pour y purger le reste de sa peine. Après sa remise en liberté en 1989, il est devenu héroïnomane. Monsieur Zastowny a passé 12 des 15 années suivantes en prison pour avoir commis diverses infractions. Pendant qu’il était incarcéré pour un vol qualifié commis en 1996, il a appris que M. MacDougall faisait l’objet d’une enquête et il a communiqué avec la police. Monsieur MacDougall a été accusé des infractions dont M. Zastowny et d’autres personnes avaient été victimes, et il a été reconnu coupable à l’issue de deux procès.
[8] Le Dr Robert Ley, psychologue spécialisé en évaluation et counselling de cocaïnomanes et d’héroïnomanes, a témoigné au procès. Il s’est dit d’avis que le comportement antisocial et la criminalité de M. Zastowny résultaient des agressions. Il a affirmé, dans son rapport, que l’image et l’estime que M. Zastowny avait de lui‑même étaient raisonnablement stables avant les agressions, mais qu’à la suite des agressions celui‑ci avait une faible estime de lui‑même et un comportement antisocial, en plus de souffrir d’angoisse sexuelle. Le Dr Ley a relié aux agressions l’amertume et le sentiment de révolte que M. Zastowny éprouvait à l’égard des agents de correction. Selon lui, c’est à cause de ces agressions que M. Zastowny consommait de l’alcool, que l’héroïne est devenue par la suite sa drogue préférée et qu’il éprouvait un besoin accru de s’autodétruire. Il a ajouté que M. Zastowny avait eu une bonne morale du travail et de bons antécédents à cet égard jusqu’à ce qu’il développe une dépendance au crack à l’âge de 18 ans, après quoi il avait été, la plupart du temps, incapable de conserver un emploi. Il a conclu que la toxicomanie et la criminalité de M. Zastowny avaient nui directement à sa capacité d’obtenir et de conserver un emploi et que les agressions sexuelles avaient accentué considérablement sa consommation abusive de substances psychoactives.
III. Les décisions des juridictions inférieures
A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [2004] B.C.J. No. 2044 (QL), 2004 BCSC 1273
[9] Monsieur Zastowny a intenté avec succès une action en dommages‑intérêts contre la province de la Colombie‑Britannique. Lors du procès, la province a reconnu
que le critère de la responsabilité du fait d’autrui énoncé dans l’arrêt Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, était respecté, et qu’elle était donc — en sa qualité d’employeur de M. MacDougall — responsable du fait d’autrui du préjudice que les agressions avaient causé à M. Zastowny. Le juge Cohen s’est fortement appuyé sur le témoignage du psychologue, le Dr Ley. Il a ordonné à la province de verser 60 000 $ à titre de dommages‑intérêts généraux et majorés, ainsi que 15 000 $ pour des frais de consultation futurs, 150 000 $ pour la perte de rémunération antérieure et 50 000 $ pour la perte de revenus ultérieure.
[10] Le juge Cohen a accordé des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération subie pendant les périodes d’incarcération due aux agressions de M. MacDougall. Il a estimé que la contribution de M. MacDougall à la méfiance de M. Zastowny à l’égard du système de justice criminelle et à son antipathie pour les autorités judiciaires avait amené ce dernier à taire les mauvais traitements dont il avait été victime et à écoper de peines plus lourdes que s’il avait dénoncé ces mauvais traitements. De plus, en raison de l’attitude qu’il a adoptée à l’égard des autorités carcérales pendant qu’il était en prison, M. Zastowny a purgé la plupart de ses peines jusqu’à la date de sa libération d’office. Le juge a conclu qu’il était improbable que M. Zastowny aurait été condamné aux mêmes peines ou qu’il aurait purgé ses peines au maximum si les tribunaux et les autorités carcérales avaient su qu’il avait été agressé sexuellement par un employé de prison.
[11] Le juge Cohen a examiné et analysé en profondeur la jurisprudence relative au principe ex turpi causa non oritur actio — aucun droit d’action ne naît d’une cause indigne. Il a jugé que ce principe ne pouvait être appliqué en l’espèce pour refuser d’accorder à M. Zastowny des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération subie pendant son incarcération, du fait que la rémunération réclamée ne pouvait pas être considérée comme un profit tiré des activités illégales de M. Zastowny ni comme un moyen d’esquiver ou de réduire sa sanction pénale.
[12] Le juge Cohen a également accordé une indemnité pour la perte de revenus ultérieure, en faisant remarquer que les agressions contribueraient probablement à faire éprouver à M. Zastowny des difficultés avec les employeurs ou les personnes en situation d’autorité.
B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (2006), 269 D.L.R. (4th) 510, 2006 BCCA 221
[13] La Cour d’appel était partagée de trois façons sur la question de l’indemnisation de la perte de rémunération due à l’incarcération. Le juge en chef Finch estimait qu’il y avait lieu de maintenir l’ordonnance du juge de première instance.
[14] Le juge Smith a conclu que M. Zastowny ne pouvait être indemnisé pour la perte de revenus subie pendant son incarcération. Il aurait réduit de 80 p. 100 le montant accordé pour la perte de capacité de gain antérieure de manière à exclure la période d’incarcération de M. Zastowny (12 années sur une période de 15 ans).
[15] Le juge Smith a estimé que le principe ex turpi n’était pas pertinent du fait que [traduction] « la cause d’action [de M. Zastowny] ne découl[ait] pas de sa propre conduite illégale ou immorale ». Il aurait plutôt refusé d’accorder un montant pour la perte de rémunération antérieure subie pendant l’incarcération en se fondant sur le principe novus actus interveniens — le principe de l’événement nouveau. À son avis, le comportement criminel que M. Zastowny a adopté après les agressions sexuelles a rompu le lien de causalité entre ces agressions et son emprisonnement.
[16] La juge Saunders considérait que M. Zastowny devrait récupérer une partie de la rémunération qu’il avait perdue pendant son incarcération. Elle a divisé la période d’incarcération de M. Zastowny en [traduction] « période fixe » non indemnisable (période précédant l’admissibilité à la libération conditionnelle) qui, selon elle, était la conséquence que M. Zastowny devait subir pour avoir adopté un comportement criminel, et en « période additionnelle » indemnisable (période ultérieure à l’admissibilité à la libération conditionnelle) qui, à ses yeux, était plus directement liée à la réaction de M. Zastowny aux agressions dont il avait été victime. Elle a donc réduit de 40 p. 100 seulement le montant des dommages‑intérêts accordés pour la perte de rémunération antérieure.
[17] Afin de dénouer l’impasse et de rendre une ordonnance efficace, le juge Smith a souscrit au dispositif proposé par la juge Saunders, mais il a clairement indiqué qu’il ne revenait pas pour autant sur les propos qu’il avait tenus dans ses motifs.
IV. Analyse
A. Pourvoi : dommages‑intérêts pour la perte de rémunération subie pendant les périodes d’incarcération
[18] La question en l’espèce est de savoir s’il est interdit à un demandeur d’être indemnisé pour la perte de rémunération qu’il subit pendant une période où il est incapable de travailler parce qu’il est incarcéré.
(1) Le principe ex turpi causa non oritur actio
[19] Le principe ex turpi appliqué en matière de responsabilité délictuelle n’a pas été bien compris par le passé. Dans l’arrêt Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) affirme que l’application de ce principe dans le domaine de la responsabilité délictuelle « a connu des hauts et des bas, au Canada comme à l’étranger » (p. 171). L’arrêt de principe qui explique la politique judiciaire qui sous‑tend le principe ex turpi et son application dans le contexte du droit de la responsabilité délictuelle est le jugement majoritaire rendu par la juge McLachlin dans l’affaire Hall c. Hebert.
[20] La question est de savoir « dans quelles circonstances la conduite immorale ou criminelle du demandeur devrait‑elle l’empêcher d’obtenir les dommages‑intérêts auxquels il aurait droit par ailleurs » (p. 169). Les principes et l’approche qui suivent sont énoncés dans l’arrêt Hall c. Hebert et s’appliquent en l’espèce.
1. L’application du principe ex turpi dans le contexte de la responsabilité délictuelle entraîne le rejet d’actions par ailleurs valides et recevables (p. 169).
2. Par conséquent, son application doit avoir un fondement doctrinal ferme et un encadrement clair et avoir lieu « dans des circonstances très limitées » (p. 169).
3. Son application n’est justifiée que pour préserver l’intégrité du système juridique. Cette préoccupation n’est en cause que lorsque l’attribution de dommages‑intérêts dans une poursuite civile aurait pour effet de permettre à une personne de tirer profit de sa conduite illégale ou fautive, ou ferait en sorte qu’elle échappe à une sanction pénale ou qu’elle bénéficie d’une réduction de cette sanction (p. 169).
En somme, cela introduirait une incohérence dans le droit. Il est particulièrement important dans ce contexte de se rappeler que le droit doit viser à constituer un tout unifié, dont les parties — les domaines contractuel, délictuel et pénal — doivent se combiner dans une indispensable harmonie. Si les tribunaux devaient, d’une main, punir la conduite qu’ils approuvent de l’autre, cela équivaudrait à [traduction] « créer une faille intolérable dans l’unité conceptuelle du droit » : Weinrib, loc. cit., à la p. 42. Nous voyons donc que, dans son aspect le plus fondamental, le souci des tribunaux est de protéger l’intégrité du système juridique. [p. 176]
4. En général, le principe ex turpi n’empêche pas l’attribution de dommages‑intérêts en matière de responsabilité délictuelle du fait qu’une telle attribution tend à indemniser le demandeur au lieu de constituer un « profit » :
De tels dommages‑intérêts ne font rien d’autre que remettre le demandeur dans la position où il se trouverait si le délit ne s’était pas produit [. . .] [Le demandeur ne devrait] obt[enir] que la valeur, ou l’équivalent, des préjudices qu’il a subis par la faute d’autrui. Il ne retire rien du fait qu’il avait adopté une conduite illégale. [p. 176‑177]
5. Le principe ex turpi est un moyen de défense opposable dans une action fondée sur la responsabilité délictuelle. La conduite illégale du demandeur n’entraîne pas l’exercice d’un pouvoir judiciaire discrétionnaire d’annuler ou de refuser d’établir l’obligation de diligence touchant la relation qui existe entre un demandeur et un défendeur. Elle est indépendante de cette relation. Il se peut que le défendeur ait causé un préjudice en agissant mal ou en faisant montre de négligence, mais « la responsabilité de la faute est écartée uniquement parce que le souci de l’intégrité du système juridique a préséance sur la nécessité de faire assumer sa responsabilité au défendeur » (p. 181‑182).
6. Considérer le principe ex turpi comme un moyen de défense fait en sorte qu’il incombe au défendeur de prouver l’existence de la conduite illégale ou immorale faisant obstacle à l’action du demandeur. De plus, en tant que moyen de défense, ce principe permet de faire la distinction entre les demandes relatives à un préjudice personnel et les demandes qui permettraient de tirer profit d’une conduite illégale ou immorale ou encore d’échapper à une sanction pénale ou de bénéficier d’une réduction de cette sanction.
[21] En l’espèce, nul ne conteste les montants accordés pour le préjudice personnel que les agressions sexuelles ont causé à M. Zastowny, c’est‑à‑dire les montants accordés à titre de dommages‑intérêts généraux et majorés et l’indemnité pour des frais de consultation futurs. Nul ne conteste non plus le montant accordé pour la perte de rémunération antérieure que M. Zastowny a subie pendant qu’il n’était pas incarcéré. La seule question qui se pose en l’espèce est de savoir si M. Zastowny a droit à une indemnité pour la perte de rémunération subie pendant qu’il était incarcéré.
[22] La perte de rémunération que M. Zastowny a subie pendant qu’il était incarcéré résulte des actes illégaux dont il a été reconnu coupable et pour lesquels il a été condamné à purger une peine d’emprisonnement. J’estime donc que le principe ex turpi empêche M. Zastowny de toucher des dommages‑intérêts pour le temps qu’il a passé en prison parce que l’attribution de tels dommages‑intérêts créerait une incohérence dans le droit. Cela s’explique par le fait que l’attribution de tels dommages‑intérêts équivaudrait, comme l’a précisé la juge McLachlin dans l’arrêt Hall c. Hebert, p. 178, « à donner d’une main ce que l’on retire de l’autre ». La personne qui se voit infliger une sanction pénale subit également les conséquences civiles qui découlent normalement de cette sanction. La perte de rémunération compte parmi les conséquences de l’emprisonnement. Comme l’a conclu la juge Deschamps dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec inc., [2003] 3 R.C.S. 228, 2003 CSC 68, par. 33, « [t]out contrevenant doit subir les conséquences découlant de son emprisonnement, voire la perte de son emploi en cas d’indisponibilité. » L’attribution de dommages‑intérêts pour la perte de rémunération subie pendant l’incarcération constituerait une réduction de la conséquence normale de la peine prévue par le droit criminel.
[23] Préserver l’intégrité du système de justice en empêchant toute incohérence dans le droit est une question de politique judiciaire qui sous‑tend le principe ex turpi. La « politique judiciaire » est le motif que notre Cour a invoqué pour rejeter une demande semblable pour la perte de rémunération antérieure due à l’incarcération dans l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, 2005 CSC 25. Dans cette affaire, le demandeur était un résidant d’une réserve des Premières nations. Lorsqu’il était âgé de 14 ans, il s’est inscrit à un club de boxe de la réserve dont le fonctionnement était assuré par le ministère des Affaires indiennes et du Nord, et la gestion par William Starr. Ce dernier a agressé sexuellement l’appelant en le soumettant à deux actes de masturbation. H.L. est devenu alcoolique, a éprouvé des difficultés émotionnelles et a adopté un comportement criminel. Il a réclamé des dommages‑intérêts au gouvernement du Canada, notamment pour la perte de revenus antérieure et ultérieure qu’il avait subie en raison des agressions sexuelles. La demande visait notamment la perte subie pendant ses périodes d’incarcération. Il a obtenu gain de cause en première instance, mais la Cour d’appel de la Saskatchewan a annulé les dommages‑intérêts accordés pour la perte de revenus.
[24] Notre Cour a accueilli le pourvoi dans la mesure où elle a rétabli les dommages‑intérêts accordés pour la perte de rémunération antérieure que H.L. avait subie pendant qu’il était en liberté, mais elle a exclu de cette indemnisation la perte subie pendant ses périodes d’incarcération. Le juge Fish, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a conclu que l’attribution de dommages‑intérêts pour la perte de rémunération due à l’incarcération était non seulement non étayée par la preuve, mais encore qu’elle était, de toute façon, non conforme aux principes judiciaires :
Dans son calcul de la perte de revenus antérieure, le juge de première instance n’a pas retranché de la période considérée le temps où H.L. avait été incarcéré. La Cour d’appel a eu tout à fait raison, à mon avis, d’intervenir à cet égard. Comme l’a fait remarquer le juge Cameron, indemniser une personne de la perte de revenus résultant d’un comportement criminel va à l’encontre de l’objet même de notre système de justice pénale [. . .] Une telle indemnisation, lorsqu’elle peut être accordée, doit se fonder sur des motifs exceptionnels pressants et s’appuyer sur une preuve de causalité claire et convaincante.
. . .
Par conséquent, quel que soit le point de vue adopté, la conclusion du juge de première instance que les abus sexuels ont causé la perte de revenus due à l’incarcération n’est ni conforme aux principes judiciaires ni étayée par la preuve. [Je souligne; par. 137 et 143.]
[25] Le juge Bastarache a rédigé des motifs dissidents dans l’arrêt H.L., mais il a exprimé un point de vue semblable à celui du juge Fish sur la question particulière de l’attribution de dommages‑intérêts pour la perte de rémunération subie pendant les périodes d’incarcération. S’exprimant en son propre nom et en celui de deux autres juges, il a conclu qu’indemniser un demandeur pour la perte de rémunération due à l’incarcération irait « à l’encontre des principes de notre système de justice pénale » (par. 344). En tirant cette conclusion, le juge Bastarache a attiré l’attention sur les motifs du juge Samuels dans l’arrêt australien State Rail Authority of New South Wales c. Wiegold (1991), 25 N.S.W.L.R. 500 (C.A.), p. 514 :
[traduction] Si le demandeur a été déclaré coupable d’un crime et condamné à une peine, c’est parce que, au regard du droit criminel, il a été jugé responsable de ses actes et une peine appropriée lui a été infligée. Il doit donc subir les conséquences de la peine, directes et indirectes. Si, au regard de la responsabilité civile délictuelle, le contrevenant n’était pas tenu responsable de ses actes et devait être indemnisé par l’auteur du délit, la décision du tribunal pénal serait mise en échec. Il en résulterait entre le droit civil et le droit pénal une sorte de conflit susceptible de déconsidérer la justice. [Je souligne.]
[26] L’arrêt H.L. permet d’affirmer que la politique judiciaire qui sous‑tend le principe ex turpi empêche d’esquiver ou d’atténuer les conséquences directes et indirectes de la sanction pénale.
[27] Les tribunaux du Royaume‑Uni ont appliqué le principe ex turpi pour des motifs semblables à ceux jugés appropriés dans les arrêts Hall c. Hebert et H.L. Dans l’affaire Clunis c. Camden and Islington Health Authority, [1998] Q.B. 978 (C.A.), le demandeur avait obtenu son congé d’un hôpital où il avait été détenu en vertu de la Mental Health Act 1983 du Royaume‑Uni. Son état mental s’est détérioré et, deux mois plus tard, il a poignardé à mort un étranger. Il a plaidé coupable à une accusation d’homicide involontaire coupable. Par la suite, il a intenté une action pour négligence contre l’autorité sanitaire locale. Il a soutenu que, parce que l’autorité sanitaire avait manqué à son devoir, il serait détenu plus longtemps qu’il l’aurait par ailleurs été et ne recouvrerait vraisemblablement sa liberté qu’au bout de nombreuses années. La Cour d’appel a statué qu’il n’avait aucune cause d’action parce que sa demande [traduction] « repos[ait] essentiellement » sur un acte illégal. Le lord juge Beldam s’est exprimé ainsi, à la p. 990 :
[traduction] [L]a demande présentée par le demandeur repose essentiellement sur son acte illégal d’homicide involontaire coupable; il faut considérer qu’il savait ce qu’il faisait et qu’il savait que c’était mal, même si son degré de culpabilité était moindre à cause de ses troubles mentaux. La cour ne devrait pas permettre que l’on se serve d’elle pour faire respecter des obligations censées découler de l’acte criminel commis par le demandeur lui‑même, et, par conséquent, nous sommes d’avis d’accueillir l’appel pour ce motif.
Dans son document de consultation no 160, intitulé The Illegality Defence in Tort (2001), §4.100, la United Kingdom Law Commission fait remarquer ce qui suit :
[traduction] L’arrêt Clunis c. Camden and Islington Health Authority [. . .] semble parfaitement justifiable si l’on retient le raisonnement de la cohérence : il serait tout à fait incohérent d’emprisonner ou de détenir une personne parce qu’elle est responsable d’une infraction grave, et de l’indemniser ensuite pour sa détention.
[28] Une conclusion semblable a été tirée dans l’arrêt Worrall c. British Railways Board, [1999] E.W.J. No. 2025 (QL) (C.A.), où le lord juge Mummery a affirmé ceci, au par. 34 :
[traduction] Du fait qu’il a été reconnu coupable de ces infractions, le demandeur doit, dans la présente action, être tenu entièrement et personnellement responsable en droit de ses actes criminels délibérés et des conséquences de ces actes, y compris la perte financière découlant de la condamnation criminelle. Il serait incompatible avec sa condamnation criminelle d’attribuer au défendeur négligent en l’espèce la responsabilité légale des conséquences financières des crimes qu’il a été déclaré coupable d’avoir délibérément commis.
[29] Le juge Cohen a refusé d’appliquer le principe ex turpi du fait qu’il estimait que [traduction] « l’indemnisation de la perte de rémunération [n’était pas] un moyen d’esquiver ou de “réduire” la sanction pénale du demandeur » (par. 245), que la sanction pénale était une peine d’incarcération et qu’il n’accordait pas un montant à titre d’indemnité pour l’incarcération. Le juge Cohen avait pris connaissance de la jurisprudence du Royaume‑Uni et de l’Australie, dans laquelle l’indemnisation des conséquences civiles de l’incarcération était refusée, mais il ne disposait pas de l’arrêt H.L. de notre Cour.
[30] La politique judiciaire qui sous‑tend le principe ex turpi interdit l’attribution de dommages‑intérêts pour la perte de rémunération due à l’incarcération parce que l’attribution de tels dommages‑intérêts crée dans le droit une incohérence qui compromet l’intégrité du système de justice. En sollicitant des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération qu’il a subie pendant son incarcération, M. Zastowny demande d’être indemnisé pour les conséquences des actes illégaux qu’il a commis et dont il a été déclaré criminellement responsable. Monsieur Zastowny a été puni pour ses actes illégaux parce qu’il avait une intention coupable suffisante pour en être tenu criminellement responsable. Il est personnellement responsable de ses actes criminels et des conséquences en découlant. Il ne peut les attribuer à autrui ni esquiver ces conséquences ou chercher à les faire atténuer. Comme l’a fait remarquer le juge Samuels dans l’arrêt State Rail, accorder une réparation civile pour une période d’incarcération laisse entendre que le comportement d’un individu auquel s’attache une sanction pénale peut être attribué à autrui. E. K. Banakas a analysé cette question dans son article intitulé « Tort Damages and the Decline of Fault Liability : Plato Overruled, But Full Marks to Aristotle! », [1985] Cambridge L.J. 195, p. 197 :
[traduction] Même s’il est moralement irrationnel de punir une personne incapable de rendre compte de ses actions, il est encore moins rationnel de l’indemniser de la peine qui lui a été infligée à la suite d’une déclaration de culpabilité non contestée relativement à une infraction exigeant la mens rea. Si la déclaration de culpabilité est maintenue, la peine est un préjudice légitime; dans le cas contraire, aucune peine ne devrait être infligée ni aucun préjudice de cette nature ne devrait faire l’objet d’une indemnisation en l’espèce. Le droit de la responsabilité délictuelle a suffisamment de pain sur la planche sans devoir jouer le rôle de conscience du droit criminel; en outre, si les tribunaux commencent à accorder des indemnités fondées sur la négligence pour le préjudice légitime qu’ils ont eux‑mêmes infligé, où tout cela s’arrêtera‑t‑il? [Je souligne.]
(2) Distinction entre « période fixe » et « période additionnelle »
[31] La juge Saunders a divisé les périodes d’incarcération de M. Zastowny en [traduction] « période fixe » non indemnisable (période précédant l’admissibilité à la libération conditionnelle) et en « période additionnelle » indemnisable (période ultérieure à l’admissibilité à la libération conditionnelle), et elle a accordé des dommages‑intérêts pour cette dernière période. Indépendamment des questions de preuve relatives à cette division, je suis incapable de souscrire en principe à cette approche.
[32] Monsieur Zastowny purgeait une peine criminelle légitimement infligée. Aucune distinction ne devrait être établie entre « période fixe » et « période additionnelle », du fait que la peine légitimement infligée à M. Zastowny comprenait les deux. L’attribution de dommages‑intérêts pour une période d’incarcération liée à une peine légitimement imposée créerait entre le droit criminel et le droit civil le conflit que la politique judiciaire qui sous‑tend le principe ex turpi exige d’éviter. Pour reprendre les propos de la juge McLachlin dans l’arrêt Hall c. Hebert, « le souci de l’intégrité du système juridique a préséance sur la nécessité de faire assumer sa responsabilité au défendeur » (p. 181-182). Il serait illogique d’incarcérer une personne pour une infraction criminelle et de l’indemniser ensuite pour cette incarcération. Monsieur Zastowny purgeait la peine infligée pour son comportement criminel. Il ne peut attribuer à personne d’autre une partie de la peine qui lui a été légitimement infligée afin d’atténuer partiellement les conséquences de son comportement criminel.
[33] Comme l’a expliqué l’avocat de la province, la notion de l’indemnisation pour la « période additionnelle » pose d’autres problèmes. Les commissions des libérations conditionnelles ont compétence exclusive pour prendre des décisions en matière de libération conditionnelle. Ces décisions discrétionnaires sont de nature contextuelle et reposent notamment sur l’évaluation de facteurs comme la sécurité publique, les intérêts des victimes ainsi que les intérêts du contrevenant en matière de réadaptation et de réinsertion. Un tribunal de première instance qui entendrait une action pour négligence ne disposerait pas de tous les documents qui sont soumis à la commission des libérations conditionnelles. Il se trouverait forcé de « deviner » quelle aurait été la décision de la commission des libérations conditionnelles si elle avait attribué à quelqu’un d’autre une partie ou la totalité du comportement adopté par le contrevenant pendant la période d’incarcération ayant précédé son admissibilité à la libération conditionnelle, et si elle lui avait accordé la libération conditionnelle pour ce motif. Il n’appartient pas au tribunal de première instance saisi d’une action pour négligence d’examiner le bien‑fondé d’une décision discrétionnaire rendue par une commission des libérations conditionnelles. C’est précisément ce qu’il ferait s’il concluait qu’une personne n’aurait pas été incarcérée pendant une période additionnelle, n’eût été l’acte de négligence d’une autre personne. Pour ces motifs, l’approche de la « période fixe » et de la « période additionnelle » doit être rejetée.
(3) Le principe novus actus interveniens
[34] Selon le juge Smith, c’est l’application du principe novus actus interveniens qui faisait obstacle à l’indemnisation de la perte de rémunération antérieure subie pendant l’incarcération. Sa conclusion était fondée sur son interprétation des propos tenus par le juge Fish dans l’arrêt H.L. :
[traduction] [P]uisque l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général) tient pour acquis que le comportement que H.L. a adopté dans l’intervalle a rompu le lien de causalité entre les agressions sexuelles et son emprisonnement, c’est le principe novus actus interveniens qui s’applique — le principe de « l’événement nouveau » : The Dictionary of Canadian Law, (Carswell : Scarborough, 1995) 2e éd., p. 813.
Dans l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général), le juge Fish s’est exprimé ainsi dans un passage que j’ai déjà cité, mais que je reproduis pour des raisons de commodité :
142 Quoi qu’il en soit, le lien de causalité entre les abus sexuels et la perte de revenus pendant l’incarcération a été rompu par le comportement criminel de H.L. Durant les périodes en cause, l’absence d’emploi rémunérateur était due à l’emprisonnement, et non à l’alcoolisme, et cet emprisonnement résultait du comportement criminel de H.L., et non des actes de M. Starr ni de l’alcoolisme de H.L. qui avait découlé de ces actes selon la preuve. [Souligné par le juge Smith; par. 105-106.]
[35] Je ne puis souscrire à la conclusion du juge Smith selon laquelle le juge Fish a appliqué le principe novus actus dans l’arrêt H.L. Nulle part le juge Fish n’a‑t‑il utilisé l’expression novus actus interveniens ou analysé les raisons pour lesquelles ce principe pourrait s’appliquer. À mon sens, le juge Fish faisait tout simplement ressortir l’absence d’élément de preuve qui aurait pu lier la criminalité de H.L. aux agressions dont il avait été victime. Contrairement à l’affaire H.L., il existe, en l’espèce, des éléments de preuve qui lient la criminalité de M. Zastowny aux agressions sexuelles dont il a été victime.
[36] En toute déférence, je crois que le juge Smith a confondu les principes novus actus et ex turpi lorsqu’il a tiré la conclusion suivante, au par. 111 :
[traduction] Il ne s’agissait pas de savoir si l’attribution de dommages‑intérêts à l’intimé pour le préjudice découlant de ses propres actes criminels serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice; il s’agissait plutôt de savoir si les actes criminels de l’intimé devrait contribuer à rompre le lien de causalité parce que l’indemniser des pertes subies en raison de la peine qui lui a été infligée pour ces actes criminels irait à l’encontre de l’objet du système de justice criminelle en créant entre le droit criminel et le droit civil un conflit qui les déconsidérerait tous les deux.
[37] La question de savoir s’il existe un lien de causalité et si ce lien a été rompu est une question de fait. Un lien de causalité factuel n’est pas rompu en raison d’un conflit entre le droit civil et le droit criminel.
[38] En fait, dans le cas qui nous occupe, le juge Cohen a estimé, à la lumière du témoignage du Dr Ley, que les incarcérations de M. Zastowny et leur durée étaient attribuables aux agressions sexuelles dont il avait été victime. Contrairement à l’affaire H.L., la preuve présentée en l’espèce établit l’existence d’un lien de causalité entre les agressions sexuelles, d’une part, et les activités criminelles et l’incarcération de M. Zastowny, d’autre part. Il n’y a aucune raison de modifier les conclusions de fait du juge Cohen. Monsieur Zastowny ne peut pas obtenir des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération due à son incarcération, et ce, malgré l’existence du lien de causalité. Il en est ainsi en raison de la politique judiciaire qui sous‑tend le principe ex turpi, selon laquelle il ne devrait pas y avoir de conflit entre le droit criminel et le droit civil.
[39] En outre, il ne conviendrait pas en l’espèce d’appliquer le principe novus actus du fait que cela pourrait laisser croire que l’incarcération du demandeur peut rompre définitivement le lien de causalité, ce qui n’est pas nécessairement le cas. Le lien de causalité peut, selon les faits, continuer de justifier l’attribution de dommages‑intérêts pour la perte de rémunération qu’une personne subit pendant qu’elle n’est pas incarcérée. En d’autres termes, le juge de première instance peut juger opportun d’accorder à un demandeur des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération subie après une période d’incarcération. C’est ce que notre Cour fera en se contentant d’abaisser le montant des dommages‑intérêts accordés à M. Zastowny pour la perte de rémunération de manière à exclure ses périodes d’incarcération entre 1988 et 2003.
(4) Circonstances exceptionnelles
[40] Le juge Fish a maintenu une possibilité dans l’arrêt H.L. lorsqu’il a conclu, au par. 137, que l’indemnisation de la perte de rémunération antérieure due à l’incarcération devrait « se fonder sur des motifs exceptionnels pressants ».
[41] Il n’y a aucune exception en l’espèce. Il n’existe aucune distinction rationnelle entre l’indemnisation de la perte de rémunération accordée dans l’affaire H.L. et celle qui est cause en l’espèce. Bien que je convienne avec le juge en chef Finch que les circonstances entourant les agressions sexuelles étaient graves et qu’il y a eu abus de confiance de la part de M. MacDougall en sa qualité d’employé de la province, il en sera ainsi dans tous les cas où un employeur institutionnel est tenu responsable du fait d’autrui pour les délits sexuels d’un employé. Par exemple, dans l’affaire H.L., la victime était un jeune adolescent dont l’agresseur était un représentant du gouvernement sur la réserve. En outre, comme l’a souligné le juge Smith, le juge de première instance a, dans son calcul des dommages‑intérêts majorés, tenu compte des circonstances graves ayant entouré les agressions de M. Zastowny.
[42] Puisque l’attribution de dommages‑intérêts pour la perte de rémunération subie pendant une période d’incarcération créerait une incohérence entre le droit de la responsabilité délictuelle et les principes de la responsabilité criminelle en droit criminel, les seules « circonstances exceptionnelles » sont celles où l’indemnisation de la perte de rémunération subie pendant une période d’incarcération ne minerait pas une sanction pénale légitimement infligée, tel le cas où un individu a été condamné à tort. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles valables qui peuvent engendrer un conflit entre le droit criminel et le droit civil.
B. Pourvoi incident : dommages-intérêts pour la perte de rémunération ultérieure
[43] En première instance, le juge Cohen a accordé une indemnité de 50 000 $ pour la perte de rémunération ultérieure. Il n’a pas précisé que cette indemnisation visait les périodes pendant lesquelles M. Zastowny pourrait être incarcéré dans l’avenir, bien qu’il ait affirmé que le Dr Ley était d’avis que le demandeur [traduction] « présentait un risque très élevé de récidive en matière de consommation de drogue et de criminalité ». En appel, les juges Smith et Saunders ont convenu de réduire cette indemnité de 30 p. 100, de manière à tenir compte du « risque élevé de récidive » décrit par le psychologue. Dans son pourvoi incident, M. Zastowny soutient que la Cour d’appel a commis une erreur en abaissant le montant de l’indemnité accordée pour la perte de revenus ultérieure.
[44] Le juge de première instance n’a pas exclu les périodes d’incarcération de M. Zastowny lorsqu’il a calculé les dommages‑intérêts pour la perte de rémunération antérieure. Même s’il a constaté que M. Zastowny présentait un risque élevé de récidive, rien n’indique qu’il a exclu du calcul des dommages‑intérêts pour la perte de rémunération ultérieure les périodes pendant lesquelles M. Zastowny risque fortement d’être incarcéré dans l’avenir. Il n’était donc pas déraisonnable pour les juges Saunders et Smith de conclure que le montant des dommages‑intérêts accordés pour la perte de rémunération ultérieure devait être réduit de manière à tenir compte de la probabilité que M. Zastowny retourne en prison — un « risque très élevé » selon le Dr Ley.
V. Dispositif
[45] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi principal et de rejeter le pourvoi incident, avec dépens dans les deux cas.
Pourvoi principal accueilli avec dépens. Pourvoi incident rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident : Megan Ellis & Company, Vancouver.