COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433
Date : 20110311
Dossier : 33464
Entre :
Dennis Robert White
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 103)
Motifs concordants :
(par. 104 à 131)
Motifs dissidents :
(par. 132 à 198)
Le juge Rothstein (avec l’accord des juges LeBel, Abella et Cromwell)
La juge Charron (avec l’accord de la juge Deschamps)
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et le juge Fish)
R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433
Dennis Robert White Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. White
No du greffe : 33464.
2010 : 14 mai; 2011 : 11 mars.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Finch, Ryan et Chiasson), 2009 BCCA 513, 278 B.C.A.C. 177, 248 C.C.C. (3d) 499, 71 C.R. (6th) 266, 471 W.A.C. 177, [2009] B.C.J. No. 2276 (QL), 2009 CarswellBC 3083, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé pour meurtre au deuxième degré. Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie et Fish sont dissidents.
Kathleen M. Bradley et Nikos Harris, pour l’appelant.
Wendy L. Rubin, c.r., pour l’intimée.
Version française du jugement des juges LeBel, Abella, Rothstein et Cromwell rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction [1] Aux premières heures du matin, le 3 décembre 2005, Lee Matasi a été tué d’une balle au cœur. Selon plusieurs témoins oculaires, le coup de feu a été tiré par l’appelant, Dennis Robert White. Les deux protagonistes en étaient venus aux mains après une remarque désobligeante de M. Matasi à l’endroit de M. White, qui avait un pistolet chargé. Un coup de feu a été tiré au cours de l’empoignade. M. Matasi a été atteint à la poitrine et est mort sur le coup. M. White a fui les lieux immédiatement, mais il a plus tard été arrêté par la police.
[2] M. White a été accusé de meurtre au deuxième degré. La question de l’identité du tireur est demeurée en litige tout au long de la présentation de la preuve du ministère public. Toutefois, à la fin du procès, l’avocat de la défense avait concédé, dans les faits (mais non officiellement), que M. White avait tiré illégalement sur M. Matasi et qu’il était donc coupable d’homicide involontaire coupable. La seule question que le jury devait trancher était donc celle de savoir si M. White avait l’intention requise pour commettre un meurtre au deuxième degré. Le jury a conclu que l’accusé avait cette intention et l’a déclaré coupable de cette infraction.
[3] M. White a interjeté appel de la déclaration de culpabilité à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, en invoquant une erreur du juge du procès dans ses directives au jury. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rejeté l’appel à la majorité (le juge en chef Finch étant dissident), et M. White se pourvoit maintenant devant notre Cour.
[4] Le principal motif d’appel de M. White se rapporte à un élément de preuve circonstancielle présenté par le ministère public. La thèse développée par la défense, au procès, était que M. White avait tiré accidentellement sur la victime alors que les deux hommes en colère luttaient corps à corps. Une petite partie de la réponse donnée par le ministère public pour réfuter cette thèse dans sa plaidoirie finale était formulée ainsi :
[traduction] Notez également que l’accusé s’est enfui tout de suite après le coup de feu. Il a fui sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis, juste fui sur-le-champ. On se serait attendu à ce que Dennis White hésite si le coup de feu n’avait pas été intentionnel. [d.a., p. 563]
[5] L’avocat de la défense n’a pas soulevé d’objection à cet argument ni tenté de le réfuter et ne s’est pas opposé à la façon dont le juge du procès a présenté la question au jury. Néanmoins, M. White a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité en s’appuyant sur les erreurs que le juge du procès aurait commises dans ses directives au jury concernant la pertinence de cet argument du ministère public.
[6] Sur le fondement des arrêts R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129, et R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72 (« White (1998) »), de notre Cour, M. White a soutenu en appel que le juge du procès aurait dû mentionner expressément aux jurés que la preuve des circonstances entourant sa fuite n’avait aucune valeur probante quant à la question qu’ils devaient trancher. Selon lui, la preuve sur laquelle s’appuyait le ministère public était tout aussi compatible avec l’homicide involontaire coupable qu’avec le meurtre au deuxième degré, et n’était donc pas pertinente pour l’examen de l’unique question en litige. Vu la nature préjudiciable de cette preuve, l’omission du juge du procès d’indiquer au jury qu’elle n’avait « aucune valeur probante » constituait une erreur de droit viciant irrémédiablement le verdict du jury et justifiant la tenue d’un nouveau procès.
[7] La Cour d’appel a refusé, à la majorité, d’ordonner un nouveau procès. Elle a conclu que l’exposé du juge au jury était entaché d’une erreur, mais que cette erreur était sans gravité et ne pouvait avoir d’incidence sur le verdict final.
[8] Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Les faits de la présente espèce diffèrent de ceux de l’affaire Arcangioli, et j’estime que l’exposé au jury était correct. De toute manière, même en supposant que le juge du procès a commis une erreur dans ses directives, j’estime que cette erreur était inoffensive et je confirmerais le verdict en vertu du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46.
II. La Cour d’appel, 2009 BCCA 513, 278 B.C.A.C. 177 A. Les juges Ryan et Chiasson [9] S’exprimant au nom de la majorité, la juge Ryan a rejeté l’appel, concluant que le juge du procès avait commis une erreur, mais que celle-ci était si négligeable qu’elle n’avait pu influer sur le verdict du jury. La juge Ryan a donc appliqué la disposition réparatrice.
[10] Bien que la juge Ryan ait reconnu que le juge du procès avait commis une erreur, elle divergeait apparemment d’opinion avec le juge en chef Finch, dissident, sur la nature de cette erreur. Elle a accepté l’argument du ministère public selon lequel il est possible d’établir une distinction entre la preuve de la fuite même et la preuve de la [traduction] « façon » dont M. White a pris la fuite — en l’espèce, M. White « n’a pas hésité avant de s’enfuir » (par. 145).
[11] Toutefois, la juge Ryan a estimé que la directive du juge du procès concernant le comportement postérieur à l’infraction était équivoque. Selon l’une des interprétations possibles, cette directive pouvait donner à penser que le juge invitait le jury à tenir compte de la fuite même pour déterminer si M. White avait l’intention requise pour commettre un meurtre au deuxième degré. Pareille invitation constituait une erreur de droit. Néanmoins, dans le contexte global de l’affaire, il s’agissait, selon la juge, d’une erreur négligeable qui n’avait vraisemblablement pas influé sur les délibérations du jury. La juge a donc rejeté l’appel.
B. Le juge en chef Finch [12] Le juge en chef Finch aurait accueilli l’appel. Selon lui, le juge du procès avait donné des directives incorrectes au jury, et la disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel ne permettait pas de remédier à cette erreur.
[13] Après avoir passé en revue la jurisprudence applicable, notamment les arrêts Arcangioli et White (1998), il a conclu que, lorsque l’accusé a admis l’actus reus d’une infraction, mais nie avoir eu l’intention spécifique requise, le jury doit recevoir une directive lui indiquant que la preuve du comportement postérieur à l’infraction n’a [traduction] « aucune valeur probante » parce qu’elle n’est pas pertinente quant au degré de culpabilité de l’accusé. Appliquant ce principe à l’espèce, il a rejeté la prétention du ministère public voulant que la façon dont M. White avait fui soit incompatible avec la thèse du coup de feu accidentel invoquée en défense. Il estimait plutôt que cette façon de fuir était compatible tant avec l’homicide involontaire coupable qu’avec le meurtre. Il a expliqué que [traduction] « [l]’intention de commettre un meurtre n’est pas la seule conclusion que l’on peut raisonnablement tirer de la preuve que l’accusé a pris la fuite “instantanément” et sans hésiter »; en fait, cette manière de fuir était « tout aussi compatible avec la conclusion qu’il était conscient de son comportement au cours des événements violents ayant abouti au coup de feu qui a atteint M. Matasi, même si ce coup de feu était involontaire, qu’avec la conclusion qu’il avait l’intention de tuer M. Matasi » (par. 75‑76).
[14] Le juge en chef Finch a donc conclu que le juge du procès avait commis une erreur en n’indiquant pas au jury que la preuve n’avait [traduction] « aucune valeur probante » (par. 78). Selon lui, il s’agissait d’une erreur grave, car le juge du procès avait expressément dit au jury qu’il pouvait tenir compte [traduction] « du comportement que M. White a adopté après l’événement en fuyant le lieu du crime » pour établir s’il avait l’intention voulue pour commettre un meurtre au deuxième degré (par. 80 et 93).
[15] Le juge en chef Finch était aussi d’avis qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer la disposition réparatrice. Puisque l’unique question que le jury devait trancher était celle de savoir si M. White avait l’intention requise pour commettre un meurtre au deuxième degré, l’erreur entachant la directive du juge du procès ne pouvait être qualifiée de « négligeable ». La preuve présentée contre M. White n’était pas non plus « à ce point accablante qu’il aurait été impossible de rendre un autre verdict » (R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34). Il était donc d’avis d’ordonner un nouveau procès.
III. Les questions en litige [16] Selon moi, le présent pourvoi soulève les trois questions suivantes :
(1) Comment les règles de preuve régissant l’admissibilité, les directives restrictives et les mises en garde s’appliquent-elles au comportement postérieur à l’infraction?
(2) L’exposé au jury, en l’espèce, satisfait-il aux règles de preuve telles qu’elles s’appliquent aux directives restrictives et aux mises en garde?
(3) Sinon, y a-t-il lieu d’appliquer la disposition réparatrice?
J’examinerai successivement chacune de ces questions.
IV. Analyse A. Comment les règles de preuve régissant l’admissibilité, les directives restrictives et les mises en garde s’appliquent-elles au comportement postérieur à l’infraction? (1) La jurisprudence
[17] Il est accepté depuis longtemps que des gestes accomplis par l’accusé après un crime — par exemple la fuite, la destruction d’éléments de preuve ou l’invention de mensonges — peuvent, dans certaines circonstances, constituer une preuve circonstancielle de sa culpabilité. Au cours des dernières années, cependant, la terminologie employée pour désigner ce type de preuve s’est quelque peu modifiée.
[18] Cette preuve a déjà été décrite comme la preuve de la « conscience de culpabilité ». La juge Weiler a ainsi expliqué quelle en était la valeur probante, dans R. c. Peavoy (1997), 34 O.R. (3d) 620 (C.A.), à la p. 629 :
[traduction] La preuve relative au comportement après le fait est admise d’ordinaire pour établir que l’accusé a agi d’une manière jugée compatible, selon l’expérience humaine et la logique, avec le comportement d’une personne coupable et non avec celle d’une personne innocente.
On a employé l’expression « conscience de culpabilité » pour décrire un tel comportement parce qu’il servait d’appui à l’inférence que l’intéressé se croyait coupable du crime dont il était accusé. Il peut arriver que la culpabilité de l’accusé soit l’explication la plus plausible de certains aspects de son comportement après le fait. Par exemple, lorsqu’une personne avoue avoir commis un acte ayant causé la mort, la preuve qu’elle a caché l’arme ou qu’elle s’est enfuie peut fonder (mais ne fonde pas nécessairement) la conclusion qu’il y a eu homicide coupable (par opposition à l’homicide non coupable) (Peavoy, p. 630). Un tel comportement « après le fait » est donc admissible à titre de preuve circonstancielle.
[19] Dans White (1998), toutefois, notre Cour a cessé d’avoir recours à l’expression « conscience de culpabilité » pour décrire la preuve d’un comportement après le fait, estimant qu’elle était trop étroite et quelque peu trompeuse. Le comportement après le fait peut en réalité avoir de multiples usages et son utilité ne se limite pas à étayer la conclusion que l’accusé avait une « intention coupable ». Voici ce qu’a affirmé le juge Major au nom de notre Cour, au par. 20 :
La « conscience de culpabilité » est simplement une conclusion qui peut être tirée à partir de la preuve relative au comportement de l’accusé; il ne s’agit pas en soi d’une catégorie de preuve particulière. En outre, les termes « conscience de culpabilité » évoquent, à l’égard du comportement en cause, une conclusion qui va à l’encontre de la présomption d’innocence et qui peut nuire à l’accusé dans l’esprit des jurés.
Le juge Major a en outre proposé un terme plus neutre, comme « comportement postérieur à l’infraction », pour désigner cette catégorie générale de preuve. On éviterait ainsi deux écueils, soit le confinement de la pertinence de ce type de comportement à l’état d’esprit de l’accusé et l’affaiblissement de la présomption d’innocence.
[20] Comme l’a souligné la juge Ryan, ce changement terminologique a peut-être engendré des difficultés conceptuelles jusque-là inconnues, car la preuve de la « conscience de culpabilité » renvoie à une catégorie relativement étroite d’actes, consistant habituellement à tenter de ne pas être découvert ou poursuivi, qui peuvent fonder, à eux seuls, une conclusion de culpabilité (motifs de la C.A., par. 128-129). Autrement dit, la preuve qu’une personne se considère coupable d’un crime peut étayer la conclusion qu’elle est coupable de ce crime. Une jurisprudence s’est développée quant aux avertissements et aux directives restrictives qui doivent être donnés au jury à l’égard de cette catégorie de preuve relativement étroite.
[21] La catégorie de la preuve du « comportement postérieur à l’infraction » est beaucoup plus large puisqu’elle se rapporte à tout ce qu’a fait l’accusé après l’infraction. Ce changement de terminologie a donc pu amener des juges du procès à croire que toute preuve relative aux faits et gestes de l’accusé après l’infraction nécessite une mise en garde particulière ou des directives restrictives (voir motifs de la C.A., par. 129, la juge Ryan). Or, ce n’est pas le cas.
[22] Le principe selon lequel le comportement après le fait peut constituer une preuve circonstancielle de culpabilité est toujours valable. Fondamentalement, l’admissibilité d’une telle preuve est simplement fonction de sa pertinence (White (1998), par. 23). Pour reprendre les propos du juge Major dans White (1998), « [l]a preuve relative au comportement postérieur à l’infraction ne diffère pas fondamentalement des autres types de preuve circonstancielle. Dans certains cas, elle peut être très incriminante, et dans d’autres, elle peut ne jouer qu’un rôle secondaire de corroboration » (par. 21). Comme pour tous les autres éléments de preuve, la pertinence et la valeur probante du comportement postérieur à l’infraction s’apprécient au cas par cas (par. 26). Par conséquent, la formulation de directives restrictives concernant la catégorie générale du comportement postérieur à l’infraction obéit aux mêmes principes que dans le cas de tout autre élément de preuve circonstancielle. Ainsi, bien que l’expression « conscience de culpabilité » ne soit plus usitée, la poursuite peut encore présenter une preuve de comportement après le fait pour étayer la conclusion que l’accusé a agi comme une personne qui serait coupable de l’infraction reprochée — pourvu qu’il puisse être démontré que cette preuve, comme tout élément de preuve circonstancielle, est pertinente à l’égard de cette conclusion.
[23] Cela dit, bien que la jurisprudence en matière criminelle atteste depuis longtemps l’utilisation de la preuve du comportement postérieur à l’infraction, elle reconnaît aussi depuis longtemps que la production de cette preuve aux fins d’établir la « conscience de culpabilité » de l’accusé comporte un important risque d’erreur de la part du jury (Gudmondson c. The King (1933), 60 C.C.C. 332 (C.S.C.)). Les jurés peuvent être tentés de « conclu[re] trop rapidement, à partir de la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction, que l’accusé est coupable » (White (1998), par. 57), sans se demander, comme il se doit, si le comportement en question n’a pas d’autres explications.
[24] Dans la plupart des cas,
le meilleur moyen dont dispose le juge du procès pour écarter ce danger est tout simplement de s’assurer que le jury sait que d’autres raisons sont susceptibles d’expliquer les actes de l’accusé et qu’il ne doit tirer sa conclusion finale quant à la signification du comportement de l’accusé qu’après avoir pris en considération l’ensemble de la preuve dans le cadre du déroulement normal de ses délibérations. Sous réserve de telles directives de prudence, il appartient aux membres du jury de tirer, en dernière analyse, les conclusions de leur choix à partir de la preuve présentée. [Je souligne; White (1998), par. 57.]
[25] Le risque d’erreur de la part du jury est particulièrement élevé lorsque l’accusé a avoué une conduite criminelle connexe au crime dont il est accusé. La preuve du comportement postérieur à l’infraction visant à étayer une conclusion de « conscience de culpabilité » peut alors n’être que peu, sinon aucunement utile pour établir le degré de culpabilité de l’accusé.
[26] C’est ce qui s’est produit dans Arcangioli. M. Arcangioli était accusé d’avoir poignardé quelqu’un au cours d’une bagarre où plusieurs personnes avaient agressé une seule victime. M. Arcangioli avait été vu en train de fuir les lieux après que la victime eut été poignardée, et le ministère public a voulu utiliser cette fuite comme preuve circonstancielle de la « conscience de culpabilité » de l’accusé. Le juge du procès avait indiqué au jury qu’une telle inférence était effectivement possible et le jury a déclaré M. Arcangioli coupable. La Cour d’appel de l’Ontario, à la majorité, a confirmé le verdict de culpabilité.
[27] Notre Cour a toutefois estimé que le jury avait reçu des directives incorrectes et elle a ordonné un nouveau procès. L’accusé avait reconnu avoir été du nombre des assaillants et avoir asséné plusieurs coups de poing à la victime, ce qui le rendait coupable de voies de fait simples. Il avait également déclaré s’être enfui après avoir vu une autre personne poignarder la victime, sous le coup de la panique qui s’est emparée de lui parce qu’il avait déjà commis un crime. La Cour a jugé que, même si la fuite de M. Arcangioli établissait sa « conscience de culpabilité », il pouvait tout autant s’agir de sa culpabilité pour voies de faits simples que de sa culpabilité pour voies de fait graves (c.-à-d. le coup de couteau). La preuve de sa fuite n’avait donc aucune valeur probante pour ce qui était d’établir quelle infraction il avait commise, et la juge du procès aurait dû indiquer au jury que cette preuve ne pouvait fonder aucune conclusion quant à son degré de culpabilité.
(2) Les règles de preuve régissant l’admissibilité, les directives restrictives et les mises en garde et leur application au comportement postérieur à l’infraction
[28] En l’espèce, la Cour doit décider si le juge du procès aurait dû donner au jury une directive restrictive portant que la preuve du comportement de M. White postérieur à l’infraction n’avait aucune valeur probante quant à savoir si M. White avait la mens rea de l’infraction d’homicide involontaire coupable ou de l’infraction de meurtre au deuxième degré. Les directives restrictives ont pour objet d’empêcher le jury de tenir compte de certains éléments de preuve, soit à l’égard de toutes les questions à trancher ou à l’égard de l’une ou de certaines d’entre elles.
[29] De même, la conclusion qu’un élément de preuve est inadmissible a pour effet d’empêcher le jury d’en tenir compte à tous égards pour l’ensemble du dossier. Des questions d’admissibilité surgiront tout au long de la présentation de la preuve, et les éléments jugés inadmissibles ne seront pas versés au dossier. En revanche, le jury ne reçoit une directive restrictive que dans l’exposé au jury. Cette directive ne peut évidemment s’appliquer qu’aux éléments de preuve qui ont d’abord été admis en preuve. Toutefois, il peut arriver que des éléments de preuve jugés admissibles au procès doivent être exclus des délibérations du jury à l’égard de certaines ou de la totalité des questions en litige. Il est nécessaire d’inclure une directive restrictive dans l’exposé au jury lorsqu’il appert, une fois toute la preuve présentée, que certains éléments qui ne paraissaient poser aucun problème lorsqu’ils ont été admis ne devraient pas être soumis à l’appréciation du jury à l’égard de l’une ou de plusieurs des questions à trancher.
[30] L’exclusion d’un élément de preuve inadmissible et l’inclusion d’une directive restrictive dans l’exposé au jury ont essentiellement le même but : empêcher le jury de tenir compte d’un élément de preuve, à l’égard de l’ensemble du dossier (dans le cas de l’inadmissibilité) ou d’une ou de plusieurs questions en litige (dans le cas d’une directive restrictive). En outre, les mêmes règles de preuve régissent l’admissibilité de la preuve et la nécessité d’une directive restrictive.
[31] Comme « [l]a preuve relative au comportement postérieur à l’infraction ne diffère pas fondamentalement des autres types de preuve circonstancielle », l’admissibilité de cette preuve et la formulation de directives restrictives devraient obéir aux mêmes principes de preuve que les autres éléments de preuve circonstancielle. Plus particulièrement, elle doit, pour être admise, être pertinente relativement à une question en litige et n’être visée par aucune règle d’exclusion particulière (p. ex., la règle du ouï-dire); elle peut également être exclue par suite de l’exercice d’un pouvoir judiciaire discrétionnaire reconnu (D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (5e éd. 2008), p. 26), comme le pouvoir d’écarter des éléments de preuve dont l’effet préjudiciable l’emporte sur leur valeur probante. Ces mêmes principes déterminent aussi quand une directive restrictive est nécessaire et quel doit en être le contenu.
[32] J’expliquerai à présent comment ces principes généraux de preuve s’appliquent lorsqu’il s’agit de décider s’il faut formuler une directive restrictive concernant la preuve du comportement postérieur à l’infraction. Par souci de clarté, je regrouperai ces principes sous quatre titres : a) la pertinence, b) le récit des faits (qu’il faut voir comme un allègement de la règle de la pertinence), c) les règles d’exclusion particulières et d) le pouvoir discrétionnaire.
[33] À titre préliminaire, il est primordial de garder à l’esprit que soustraire à l’examen du jury une preuve qui pose un risque accru d’erreur de sa part n’est pas la seule façon d’éviter pareil écueil. En effet, il est aussi possible, et souvent opportun, pour le juge du procès de prévenir le jury des risques posés par certains types de preuve. Pareille mise en garde a pour objet de signaler au jury le danger, constaté par les tribunaux au fil du temps, tout en lui permettant, une fois bien informé, d’apprécier la preuve avec prudence.
[34] « Directive restrictive » et « mise en garde » (ou « avertissement ») ne sont pas des termes techniques étroitement définis que les tribunaux ont toujours distingués. Il faut néanmoins établir une distinction entre les deux sortes de directives suivantes : celles qui interdisent au jury de tenir compte de la preuve à une ou plusieurs fins et celles qui lui laissent le soin d’apprécier une preuve, mais l’appellent à la prudence. Par souci de clarté, je qualifierai les premières de directives restrictives, et les secondes d’avertissements ou de mises en garde.
[35] Cette distinction est importante parce que, dans le cas qui nous occupe, le juge a bel et bien dit aux jurés qu’ils devaient apprécier la preuve relative à la fuite de M. White avec prudence et que son comportement pouvait avoir une ou plusieurs explications. En l’espèce, M. White a fait valoir que le juge aurait dû, en plus de mettre le jury en garde, lui indiquer qu’il ne devait pas prendre en considération sa fuite immédiate pour décider s’il avait commis un meurtre au deuxième degré ou un homicide involontaire coupable. Par conséquent, après avoir analysé les principes régissant les directives restrictives, j’expliquerai e) comment une mise en garde peut atténuer les risques associés à certains éléments de preuve qui doivent être laissés à l’appréciation du jury.
a) La pertinence
[36] M. White soutient que le juge du procès a commis une erreur en ne donnant pas de directive restrictive selon laquelle son comportement postérieur à l’infraction n’avait « aucune valeur probante » quant à son degré de culpabilité — quant à savoir s’il était coupable de meurtre ou d’homicide involontaire coupable. La question de savoir si le jury doit recevoir une directive lui indiquant qu’un élément de preuve n’a « aucune valeur probante » est essentiellement une question de pertinence : si un élément de preuve n’est pas pertinent à l’égard d’une question en litige, il doit être soustrait à l’appréciation du jury (White (1998), par. 26, expliquant Arcangioli). Je conviens avec le juge Binnie que la preuve non pertinente doit être exclue ou, si elle a déjà été versée au dossier, faire l’objet d’une directive portant qu’elle n’a « aucune valeur probante » (par. 169). La preuve répond à la norme de la pertinence [traduction] « lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle tend d’une façon quelconque à rendre la thèse qu’elle appuie plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans elle » (Paciocco et Stuesser, p. 31, cité avec approbation dans R. c. J.‑L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 R.C.S. 600, par. 47, et R. c. B. (L.) (1997), 35 O.R. (3d) 35, p. 44 (C.A.); voir aussi Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190, p. 199-201, le juge Lamer (plus tard Juge en chef, exprimant son opinion dissidente sur la question de la pertinence)).
[37] L’arrêt Arcangioli, et l’arrêt White (1998) qui l’a suivi, énoncent le principe qu’une directive selon laquelle la preuve n’a « aucune valeur probante » est nécessaire lorsque le comportement de l’accusé postérieur à l’infraction peut « s’expliquer tout autant par » la perpétration de deux infractions ou plus, ou est « tout aussi compatible » avec deux infractions ou plus (White (1998), par. 28; Arcangioli, p. 145 et 147). Ce principe ne va pas au-delà de la règle fondamentale de la pertinence et ne la rend pas plus complexe. Lorsqu’on dit qu’un élément de preuve n’est pas pertinent, qu’il n’a pas de valeur probante à l’égard d’un point en litige ou qu’il peut « s’expliquer tout autant par » une conclusion ou l’autre sur un point en litige ou être « tout aussi compatible » avec l’une ou l’autre conclusion, on dit la même chose de trois façons différentes.
[38] Comme pour tous les autres types de preuve, la pertinence ou la valeur probante du comportement postérieur à l’infraction « dépend des faits de chaque espèce » (White (1998), par. 26). Je conviens avec le juge Binnie qu’aucune règle générale de preuve ne s’applique à ce comportement : sa pertinence s’apprécie au cas par cas.
[39] Il se peut qu’un élément de preuve ait une valeur probante à l’égard d’une question en litige, mais non d’une autre. Par exemple, il est possible que la fuite même soit pertinente à l’égard de l’identité de l’assaillant, mais ne le soit pas quant au degré de culpabilité de l’accusé — quant à savoir s’il est coupable de meurtre ou d’homicide involontaire coupable. Dans un tel cas, les règles de preuve demeurent les mêmes : la preuve est soumise à l’appréciation du jury, qui doit décider du poids à lui accorder concernant l’identité, mais une directive restrictive lui indiquant que la preuve est dépourvue de valeur probante relativement à la question de savoir si l’accusé avait la mens rea pour commettre un meurtre ou un homicide involontaire coupable lui interdit d’en tenir compte pour trancher cette question. L’obligation des juges de donner parfois une directive restrictive concernant les conclusions qui peuvent ou non être tirées de la preuve relève simplement de l’application de la règle de la pertinence, adaptée aux différentes questions soulevées dans une affaire.
[40] M. White a demandé à notre Cour d’accepter que l’arrêt Arcangioli et ceux qui l’ont suivi, notamment l’arrêt White (1998), établissent le principe très large selon lequel [traduction] « le comportement postérieur à l’infraction est généralement inadmissible pour déterminer si un accusé est coupable d’homicide involontaire coupable ou de meurtre » (m.a., par. 46). Toutefois, l’arrêt Arcangioli n’a pas — et n’était pas censé avoir — une portée aussi étendue. Suivant Arcangioli et White (1998), tout dépend des faits et la directive indiquant que la preuve du comportement postérieur à l’infraction n’a « aucune valeur probante » est justifiée lorsque ce comportement peut « s’expliquer tout autant » par l’une ou l’autre conclusion sur un point en litige ou être « tout aussi compatible » avec l’une ou l’autre (en l’espèce, la conclusion qu’il y a eu meurtre ou qu’il y a eu homicide involontaire coupable), c’est-à-dire lorsque la preuve n’a pas de valeur probante relativement à cette question en litige, compte tenu des faits.
[41] Il arrive parfois, lorsque l’accusé a admis l’actus reus, qu’une grande partie du comportement de l’accusé après l’infraction ne soit pas pertinente quant à son degré de culpabilité. En effet, dans White (1998), le juge Major a affirmé qu’une directive indiquant que la preuve n’a « aucune valeur probante » sera « très probablement justifiée » en pareilles circonstances (par. 28 (je souligne)). Il n’entendait toutefois pas énoncer ainsi un principe indépendant régissant l’admissibilité de la preuve ou les directives restrictives. Il ressort clairement des arrêts Arcangioli et White (1998) que le critère fondamental demeure toujours celui de la pertinence, dans son sens ordinaire :
. . . lorsque le comportement de l’accusé peut s’expliquer tout autant par une conscience de culpabilité de deux infractions ou plus, et que l’accusé a reconnu sa culpabilité à l’égard d’une seule ou de plusieurs parmi ces infractions, le juge du procès devrait donner comme directive au jury que cette preuve n’a aucune valeur probante relativement à une infraction précise. [Je souligne; Arcangioli, p. 145.]
. . . le jury ne doit pas être autorisé à tenir compte d’un élément de preuve se rapportant au comportement de l’accusé après l’infraction lorsque l’accusé a avoué avoir commis une autre infraction et que cet élément de preuve ne peut logiquement appuyer une conclusion de culpabilité à l’égard d’un de ces crimes, à l’exclusion de l’autre. [Je souligne; White (1998), par. 23.]
[42] Il faut donc voir les arrêts Arcangioli et White (1998) comme reformulant, en l’adaptant à un contexte précis, la règle établie selon laquelle un élément de preuve circonstancielle doit être pertinent à l’égard du fait en cause. L’appréciation de la pertinence s’effectue chaque fois en fonction des faits. La valeur probante de la preuve du comportement postérieur à l’infraction à l’égard du degré de culpabilité de l’accusé dans un cas donné dépend entièrement de la nature particulière du comportement, de son rapport avec l’ensemble du dossier et des questions soulevées au procès. Il y aura assurément des cas où, suivant la logique et l’expérience humaine, certains aspects du comportement de l’accusé après l’infraction étayeront une conclusion concernant son degré de culpabilité.
[43] Le juge Binnie s’inscrit en faux contre mon opinion selon laquelle les principes généraux applicables à tous les éléments de preuve circonstancielle devraient s’appliquer en l’espèce (par. 178-180). À son avis, « il ne suffit pas de simplement déterminer si la preuve selon laquelle l’appelant a fui [traduction] “sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis” pourrait être pertinente quant à la question de l’intention de commettre un meurtre “selon la logique et l’expérience humaine” » (par. 180). Le juge Binnie évoque l’importance de tenir compte « de l’expérience pratique acquise par les tribunaux au fil des ans en ce qui concerne le risque que certains types de comportement postérieur à l’infraction induisent le jury en erreur » (ibid.). Selon lui, l’« attitude postérieure à l’infraction » (ibid.) est un type de preuve qui appelle une prudence particulière.
[44] Avec égards, je ne suis pas d’accord avec deux éléments de l’approche du juge Binnie. Premièrement, lorsque se pose la question de savoir « s’il y a lieu de soustraire la preuve à l’examen du jury parce qu’elle n’est pas pertinente », il suffit de déterminer si la preuve se rapporte au fait substantiel en cause selon la logique et l’expérience humaine. Bien entendu, les juges devraient mettre à profit les connaissances acquises par les tribunaux et les résultats d’études selon lesquels certains types de preuve peuvent sembler avoir une valeur probante alors que ce n’est pas le cas. Ces connaissances peuvent aider à établir qu’un élément de preuve donné est trop équivoque pour répondre au critère de la pertinence. Il s’agit toujours du test qui consiste à déterminer si un élément de preuve donné tend à augmenter ou à diminuer la vraisemblance d’un fait, mais à l’aide de données supplémentaires tirées de l’expérience des tribunaux.
[45] Toutefois, dans son analyse de la pertinence, le juge Binnie parle de l’expérience pratique des tribunaux en ce qui concerne le « risque que certains types de comportement postérieur à l’infraction induisent le jury en erreur » (par. 180 (je souligne)). Il fait aussi référence au rapport Kaufman, lequel indique qu’il « est possible de surutiliser et de mal utiliser une [. . .] preuve fondée sur le “comportement” de l’accusé » (par. 182 (je souligne)). Je ne suis pas d’accord qu’il faut, pour évaluer la pertinence d’un élément de preuve, prendre en considération le risque qu’il induise le jury en erreur ou qu’il soit mal utilisé par le jury. Le juge du procès doit plutôt remédier à ce risque en exerçant son pouvoir discrétionnaire d’exclure un élément de preuve dont l’effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante ou en incluant, dans son exposé aux jurés, une mise en garde appelant le jury à la prudence dans l’utilisation de l’élément de preuve en cause. Je traite plus loin de ces deux solutions.
[46] Deuxièmement, je ne suis pas d’accord pour dire que la présente affaire pose le genre de problèmes habituellement associés à la preuve relative à l’attitude. En effet, elle ne soulève pas les mêmes difficultés que les cas où un témoignage au sujet d’une expression faciale ou de l’absence à des funérailles peut entraîner une erreur judiciaire. Le ministère public n’a pas invité le jury à se fonder sur le fait que M. White avait ou non l’air bouleversé ou surpris, mais plutôt sur le fait qu’il n’a pas hésité avant de s’enfuir. Comme je vais l’expliquer, la preuve concrète objective que M. White a fui sans hésiter immédiatement après avoir fait feu sur M. Matasi n’a rien à voir avec les problèmes graves relevés par la Commission d’enquête Kaufman concernant la déclaration de culpabilité de M. Morin et l’affaire Nelles (R. c. Nelles (1982), 16 C.C.C. (3d) 97 (C. prov. Ont. (Div. crim.))).
b) Le récit des faits
[47] L’exigence fondamentale de la pertinence s’allège quelque peu dans le contexte d’un témoignage narratif. Un élément dont la présentation ne vise pas à prouver un point en litige ni à étayer les arguments de la poursuite, mais simplement à compléter le récit des faits, peut être admis en preuve même s’il ne satisfait pas à l’exigence stricte de la pertinence (Paciocco et Stuesser, p. 45‑47). Le juge du procès n’a pas à formuler, à propos de chaque élément de preuve simplement présenté dans le but de compléter le récit des faits, une directive restrictive particulière indiquant que cet élément n’a « aucune valeur probante » à l’égard des questions en litige.
[48] Je précise qu’il n’est question ici que de l’allègement de l’exigence de la pertinence à l’égard du récit des faits et non de la relation entre le récit des faits et d’autres règles d’exclusion particulières (p. ex., la règle relative au ouï-dire).
c) Les règles d’exclusion particulières
[49] Bien qu’aucune ne soit en cause en l’espèce, des règles particulières d’exclusion peuvent également faire en sorte que certains types d’éléments de preuve, par ailleurs pertinents, ne soient pas soumis au jury. Les « raisons juridiques » d’exclure une preuve dont le juge Binnie fait état dans ses motifs (par. 168) entrent dans cette catégorie.
d) Le pouvoir d’exclusion discrétionnaire
[50] Il est possible que des éléments de preuve par ailleurs admissibles ne soient pas soumis à l’appréciation du jury parce que leur effet préjudiciable l’emporte sur leur valeur probante. Cette exclusion peut prendre la forme d’un refus d’admettre l’élément en preuve au procès. Il peut également arriver que la nature disproportionnellement préjudiciable d’un élément de preuve se révèle uniquement lorsque la totalité de la preuve a été présentée. Le juge du procès peut alors indiquer aux jurés, dans ses directives, qu’ils ne doivent pas tenir compte d’un élément de preuve particulier dans leurs délibérations.
[51] L’exclusion d’un élément de preuve au motif qu’il est plus préjudiciable qu’il n’est probant ne peut donner lieu à une directive indiquant qu’il n’a « aucune valeur probante » : cet élément a à tout le moins, par hypothèse, une valeur probante minimale à l’égard d’une question en litige. Comme l’a signalé la Cour dans White (1998), la décision rendue dans Arcangioli ne reposait pas sur l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire :
Il importe de souligner que, dans ce genre d’affaire, même si la preuve ne peut être jugée non pertinente relativement à la question en litige, elle pourra être soustraite à l’examen du jury par le juge du procès parce qu’elle est plus préjudiciable qu’elle n’est probante. Il en irait de même dans le cas où deux infractions distinctes ont été perpétrées et où la preuve relative au comportement après l’infraction ne permet pas d’établir une distinction entre elles. Toutefois, une telle décision ressortirait au pouvoir discrétionnaire normalement conféré au juge du procès et ne serait pas dictée par l’arrêt Arcangioli. [par. 33]
Bien que ce point n’ait pas été soulevé dans le présent pourvoi, il y a lieu de faire une distinction entre soustraire le comportement postérieur à l’infraction à l’appréciation du jury parce qu’il n’a aucune valeur probante relativement à une question en litige et l’exclure parce que sa valeur probante est moindre que son effet préjudiciable. Il se peut que l’exercice de ce pouvoir d’exclusion discrétionnaire constitue la solution la plus opportune à certaines craintes que le jury utilise mal le comportement postérieur à l’infraction et la « preuve relative à l’attitude ».
[52] Comme je l’ai expliqué plus tôt, ces craintes ne justifient pas d’appliquer au comportement postérieur à l’infraction ou à la « preuve relative à l’attitude » un critère de pertinence différent de celui qui s’applique aux autres éléments de preuve circonstancielle. Le pouvoir discrétionnaire du juge du procès d’exclure une preuve qui est plus préjudiciable qu’elle n’est probante reconnaît que certains jurés utilisent parfois mal une preuve pertinente. Toutefois, comme ce pouvoir discrétionnaire remet en question la compétence du jury en tant que juge des faits, il faut évoquer explicitement l’effet préjudiciable excessif de la preuve et se garder de le camoufler derrière la conclusion que cette preuve n’a aucune valeur probante. Si le juge n’exerce pas ce pouvoir discrétionnaire, il faut faire confiance au jury, auquel on aura souvent fait une mise en garde, pour soupeser la preuve pertinente.
[53] De l’avis du juge Binnie, la preuve selon laquelle M. White a fui sans hésiter aurait dû être soustraite à l’appréciation du jury parce qu’elle n’était pas pertinente, mais il aurait conclu, subsidiairement, que le juge du procès aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire d’exclure cette preuve parce que son effet préjudiciable l’emportait sur sa valeur probante (par. 176). Je ne suis pas d’accord. Soulignons qu’à aucun moment au cours du procès on a demandé au juge du procès d’exercer ce pouvoir, et nul n’a prétendu non plus devant la Cour d’appel ou notre Cour qu’il aurait dû l’exercer. Quoi qu’il en soit, comme je l’explique plus loin, la preuve était probante et je ne trouve dans le dossier aucune raison de décider qu’elle aurait eu un effet préjudiciable disproportionné.
e) Comment une mise en garde peut atténuer les risques liés à certains éléments de preuve qui doivent être laissés à l’appréciation du jury
[54] L’élément de preuve jugé pertinent est généralement admissible, et il revient alors au jury de décider du poids à lui accorder. De même, lorsqu’une preuve est jugée pertinente à l’égard d’une question en litige particulière, le jury devrait normalement décider librement du poids à lui accorder pour tirer ses conclusions sur cette question. Il en sera ainsi, sous réserve des règles particulières d’exclusion et du pouvoir discrétionnaire du juge d’exclure les éléments de preuve plus préjudiciables que probants.
[55] L’expérience des tribunaux a néanmoins démontré que certains éléments de preuve qui doivent être laissés à l’appréciation du jury selon les règles de preuve ordinaires risquent davantage d’être mal interprétés ou mal utilisés. Certains types d’éléments de preuve peuvent sembler plus probants qu’ils ne le sont en réalité, être invariablement moins fiables qu’ils ne le paraissent ou être compatibles (mais pas tout aussi compatibles) avec des explications moins évidentes que celles avancées par une partie. Il se peut que les jurés profanes ne saisissent pas d’emblée ces risques (voir R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104, par. 4). Les tribunaux ont donc reconnu que le juge du procès devrait signaler aux jurés les risques associés à certains types de preuve qu’il laisse à leur appréciation. La teneur et la nature de cette mise en garde doivent contrer le risque et être fonction de sa gravité.
[56] L’avertissement ou la mise en garde n’a pas pour objet de soustraire la preuve à l’examen du jury. Une mise en garde permet plutôt au jury de bénéficier de l’expérience des tribunaux quant aux risques associés à certains types de preuve, tout en respectant sa compétence à titre de juge des faits. En somme, on peut avoir confiance en la capacité des jurés d’apprécier correctement la preuve s’ils sont mis au fait des risques qui ne sont pas forcément évidents pour le citoyen moyen. Notre système de jurys procède de la conviction que les jurés sont des juges des faits intelligents et raisonnables. Présumer que des jurés ayant reçu des directives appropriées n’apprécieront pas raisonnablement la preuve ou tireront des conclusions irrationnelles ou hypothétiques d’éléments de preuve pertinents va à l’encontre de cette prémisse fondamentale. Je fais mienne l’opinion exprimée par le juge en chef Dickson, dans R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, selon laquelle « on aurait bien tort de trop insister sur le risque que le jury puisse faire mauvais usage de ladite preuve. En effet, une telle attitude pourrait nuire gravement à l’ensemble du système de jurys. Ce qui fait toute la force du jury, c’est que la question ultime de la culpabilité ou de l’innocence est tranchée par un groupe de citoyens ordinaires qui ne sont pas des juristes et qui apportent au processus judiciaire une saine mesure de bon sens » (p. 692 (soulignement dans l’original)).
[57] Dans ses motifs, le juge Binnie ne fait aucune distinction claire entre le fait de soustraire une preuve à l’examen du jury et celui d’appeler le jury à la prudence à l’égard de certains éléments de preuve. En effet, lorsqu’il parle de « la question de savoir si une directive restrictive s’impose » (par. 178), il cite en exemple les directives des juges concernant les témoignages des informateurs dans un établissement de détention et l’identification par témoin oculaire (par. 185). Or, ces deux types de preuve ne sont pas systématiquement soustraits à l’examen du jury au moyen d’une directive restrictive; ils sont généralement laissés à l’appréciation du jury, qui reçoit alors une mise en garde dans l’exposé du juge.
[58] Le juge du procès est tenu de donner au jury une mise en garde de type Vetrovec quand il laisse à son appréciation le témoignage d’un informateur dans un établissement de détention. Cette directive « doit prendre en compte le double objectif de la mise en garde de type Vetrovec : premièrement, éveiller l’attention du jury sur le danger de se fonder sur les dépositions de témoins douteux en l’absence de toute confirmation et expliquer pourquoi elles doivent être examinées de façon particulièrement rigoureuse; deuxièmement, si les circonstances le justifient, fournir aux jurés les outils nécessaires pour déterminer les éléments de preuve pouvant renforcer la crédibilité de ces témoins » (Khela, par. 47, le juge Fish, cité dans R. c. Hurley, 2010 CSC 18, [2010] 1 R.C.S. 637, par. 11).
[59] L’identification par témoin oculaire illustre de façon encore plus frappante l’importance de faire une distinction entre la directive restrictive qui soustrait une preuve à l’examen du jury et la mise en garde qui appelle le jury à la prudence relativement à une preuve. Dans la très grande majorité des cas, l’identification par témoin oculaire est pertinente quant à l’identité, c’est-à-dire pour ce qui est de savoir si l’accusé est bien l’auteur de l’infraction. Il arrive cependant que l’identification par témoin oculaire « donne l’illusion d’être crédible » parce qu’un témoin honnête et sincère peut se tromper (R. c. Hibbert, 2002 CSC 39, [2002] 2 R.C.S. 445, par. 50-51, concernant expressément « l’identification par témoin oculaire à l’audience », mais traitant aussi de l’identification par témoin oculaire en général; voir aussi R. c. Curran (2004), 188 O.A.C. 1, par. 29). La solution ne consiste pas à interdire aux jurés de prendre en considération la déposition d’un témoin oculaire pour trancher la question de l’identité, mais plutôt à les prévenir que ce témoignage n’est peut-être pas aussi fiable qu’il le paraît. C’est d’ailleurs ce que font généralement les juges.
[60] En bref, il importe de garder à l’esprit que, devant une preuve qui présente des risques, le juge du procès n’a pas à faire un choix déchirant entre soustraire la preuve à l’examen du jury à l’égard d’une ou de plusieurs questions en litige, et laisser simplement la preuve à l’appréciation du jury sans le guider de quelque façon que ce soit. Le juge a aussi le choix de signaler les risques au jury et de l’aider ainsi à s’acquitter de son rôle de juge des faits. À mon avis, une directive restrictive convient uniquement dans les cas où la preuve n’est pas pertinente quant à une ou plusieurs questions en litige, est assujettie à une règle d’exclusion particulière ou est considérée plus préjudiciable que probante par le juge du procès. Dans les autres cas, l’enseignement que les tribunaux ont tiré de leur expérience quant aux risques associés à certains types de preuve doit être transmis au jury au moyen d’une mise en garde.
B. L’exposé au jury, en l’espèce, satisfait-il aux règles de preuve telles qu’elles s’appliquent aux directives restrictives et aux mises en garde? (1) Le juge du procès ne devait pas donner une directive restrictive
[61] Le juge du procès a fait une mise en garde en l’espèce. Nul n’a fait valoir que la mise en garde ne signalait pas adéquatement au jury la possibilité qu’il y ait d’autres explications au fait que M. White a fui sans hésiter. Il n’a pas été plaidé non plus que le juge du procès aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire d’exclure la preuve ou appliquer une règle d’exclusion particulière. Notre Cour n’a été saisie d’aucune de ces questions. La seule question soulevée devant notre Cour est de savoir si le juge du procès devait donner une directive restrictive selon laquelle le fait que M. White a fui sans hésiter n’était pas probant pour décider de sa culpabilité de meurtre ou d’homicide involontaire coupable; autrement dit, si le juge devait préciser que ce fait n’était pas pertinent.
a) La question revêtait peu d’importance au procès
[62] Le pourvoi soulève la question de savoir si la preuve que M. White a fui sans hésiter permettait de déterminer son degré de culpabilité — s’il avait commis un meurtre ou un homicide involontaire coupable. Je dois dire d’entrée de jeu que cette question revêtait peu d’importance au procès. Comme le révèle l’analyse approfondie du dossier conduite par la juge Charron (par. 111-121), cette question ne constituait pas un élément important de la thèse du ministère public.
[63] Sans vouloir répéter les propos de la juge Charron, je souligne que trois éléments du dossier sont particulièrement révélateurs de l’importance minime, au procès, de la preuve d’absence d’hésitation avant la fuite en ce qui concerne la question de l’intention. Premièrement, la question de l’identité du tireur est demeurée en litige tout au long de la présentation de la preuve du ministère public. La preuve de la fuite revêtait une importance primordiale pour la thèse du ministère public sur cette question. Deuxièmement, dans la démonstration de sa thèse sur l’intention, le ministère public a mis l’accent sur la preuve criminalistique et la déposition des témoins oculaires. Le fait que M. White a fui sans hésiter a joué un rôle infime dans la thèse du ministère public concernant l’intention. Troisièmement, l’avocat de la défense n’a pas répondu, dans sa plaidoirie finale, aux arguments formulés par le ministère public relativement à la preuve d’absence d’hésitation avant la fuite, et il n’a pas non plus fait part au juge du procès de quelque réserve que ce soit sur l’utilisation de cette preuve.
b) La pertinence de l’absence d’hésitation avant la fuite
[64] Après avoir décrit le contexte dans lequel la question a été soulevée au procès, j’examinerai maintenant la question de savoir si le fait que M. White a fui sans hésiter était pertinent quant à son degré de culpabilité, c’est-à-dire pour déterminer s’il avait commis un meurtre ou un homicide involontaire coupable.
[65] Le ministère public a cherché à convaincre le jury que le comportement de M. White immédiatement après le coup de feu était incompatible avec la thèse du coup de feu accidentel. Selon M. White, ces propos [traduction] « contreviennent à la règle bien établie portant qu’un comportement postérieur à l’infraction, comme la fuite, ne peut être admis en preuve pour établir le degré de culpabilité de l’accusé » (m.a., par. 58). Invoquant Arcangioli et les arrêts qui l’ont suivi, il soutient que le ministère public a invité le jury à conclure à l’existence d’une « conscience de culpabilité » de meurtre au deuxième degré à partir de la « fuite immédiate », conclusion qu’il lui était interdit de tirer.
[66] La présente espèce se distingue cependant de l’affaire Arcangioli sur le plan des faits. Le comportement évoqué par le ministère public n’est pas la fuite même, mais plutôt le fait que M. White n’a pas hésité avant de prendre la fuite après qu’un coup de feu provenant de son arme a atteint M. Matasi à la poitrine. Il en était autrement dans Arcangioli, où c’était simplement la fuite comme telle qui était en cause. Dans cette dernière affaire — comme en l’espèce, d’ailleurs — la simple fuite de l’accusé n’était d’aucune utilité pour déterminer s’il était coupable de l’infraction la plus grave ou la moins grave. En l’espèce, toutefois, le fait que M. White n’a pas hésité après qu’un coup de feu provenant de son arme a atteint une autre personne à la poitrine pourrait effectivement être utile pour répondre à cette question.
[67] Selon la logique et l’expérience humaine, on s’attendrait à observer certains signes physiques, comme de l’hésitation, chez une personne ordinaire qui vient d’atteindre accidentellement une autre personne d’une balle à la poitrine et de la tuer. Le jury pouvait conclure que l’absence d’une telle réaction ne cadrait pas avec la thèse invoquée par la défense, voulant que le coup soit parti accidentellement au cours de la lutte corps à corps entre les deux hommes. Pour reprendre les termes employés dans Arcangioli et White (1998), l’absence d’hésitation n’était pas « tout aussi compatible » avec un coup de feu accidentel qu’avec un coup de feu intentionnel et ne pouvait « s’expliquer tout autant par » l’un ou l’autre. L’absence d’hésitation est moins compatible avec la thèse de l’accident. Par conséquent, la preuve que M. White n’a pas hésité au moment du coup de feu, en réaction à la tournure imprévue et désastreuse des événements, étaye la conclusion qu’il a délibérément appuyé sur la détente.
[68] Encore une fois, la présente affaire n’est pas une simple réplique de l’affaire Arcangioli. Il existe selon moi une différence notable entre les deux questions suivantes :
Était-il tout aussi vraisemblable que l’accusé fuie les lieux, qu’il ait commis un meurtre ou qu’il ait commis un homicide involontaire coupable? (dans Arcangioli)
Était-il tout aussi vraisemblable que l’accusé hésite avant de prendre la fuite, qu’il ait tiré délibérément sur la victime ou qu’il ait tiré accidentellement? (en l’espèce)
[69] Ces deux questions font intervenir des considérations distinctes. D’un côté, la logique et l’expérience humaine enseignent qu’il n’y a pas lieu de penser que l’auteur d’un homicide involontaire coupable serait plus susceptible que l’auteur d’un meurtre de demeurer sur les lieux du crime. Dans les deux cas, cette personne a commis une infraction très grave, soit un homicide coupable, et la probabilité qu’il s’enfuie est la même. Dans les deux cas, de nombreuses raisons peuvent motiver sa fuite : éviter l’arrestation, minimiser la preuve la reliant au crime ou gagner du temps. En fait, la fuite est une réaction tout aussi compatible avec un grand nombre d’infractions beaucoup moins graves comme le vol, le vandalisme ou les voies de fait simples (comme il en est question dans Arcangioli).
[70] En revanche, la logique et l’expérience humaine enseignent aussi que les auteurs d’un acte involontaire sont plus susceptibles de manifestations visibles, comme des signes d’hésitation, avant de continuer à agir que les auteurs d’un acte volontaire. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’accident a un effet physique marqué sur l’intéressé (la décharge d’une arme à feu qu’il tient dans sa main) et de terribles conséquences, comme la mort d’une autre personne. Comme je l’ai expliqué, le fait de fuir sans hésiter est moins compatible avec un coup de feu mortel accidentel qu’avec un coup de feu mortel intentionnel. Par conséquent, en ce qui concerne la question de la pertinence, il y a une différence entre la preuve de la fuite même et la preuve de l’absence d’hésitation avant la fuite.
[71] Dans R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, le juge LeBel, qui a rédigé les motifs de la majorité, a abordé une question analogue, mais de façon incidente.
[72] Dans cette affaire, un homme était accusé d’avoir tué par balle un policier qui était entré chez lui pour régler une querelle conjugale. L’accusé a prétendu que le coup de feu avait été tiré accidentellement, et il a témoigné qu’il ne se souvenait pas des événements ayant conduit au coup de feu à cause des effets du gaz poivré que le policier avait utilisé contre lui. Pour attaquer sa crédibilité, le ministère public a indiqué que, quelques secondes après le coup de feu, l’accusé avait rechargé l’arme et dit à sa femme qu’il voulait se suicider, sans même se soucier de vérifier si le policier était mort. D’après le ministère public, ces gestes étaient incompatibles avec le témoignage de l’accusé selon lequel il ne se rappelait pratiquement rien du coup de feu lui-même. Le ministère public a donc cherché à miner la crédibilité de ce témoignage en attirant l’attention sur cette discordance.
[73] Bien que le ministère public ait utilisé la preuve du comportement postérieur à l’infraction à la seule fin d’attaquer la crédibilité de l’accusé, il aurait pu, selon le juge LeBel, faire valoir que ce comportement permettait de tirer une conclusion au sujet de l’état d’esprit de l’accusé au moment du coup de feu :
Le comportement de l’accusé postérieur à l’infraction peut également servir à discréditer les moyens de défense relatifs à l’état d’esprit de l’accusé au moment de la perpétration de l’infraction, qui peuvent donc influer sur sa capacité de former l’intention requise pour commettre l’infraction, par exemple le moyen de défense fondé sur l’intoxication (R. c. Pharr, 2007 ONCA 551, 227 O.A.C. 112, par. 8-15; Peavoy, p. 630-631) et celui fondé sur la « non-responsabilité criminelle » que l’accusé peut invoquer en vertu de l’art. 16 (R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 42-53). En l’espèce, le ministère public aurait pu présenter l’argument que la conscience qu’avait l’appelant immédiatement après le coup de feu constituait une preuve circonstancielle pertinente de son intention, puisque cette conscience réfutait sa prétention selon laquelle le gaz poivré l’avait totalement désorienté. Si le ministère public l’avait fait, le jury aurait alors dû recevoir des directives relativement à la valeur probante limitée du comportement de l’appelant postérieur à l’infraction. [Je souligne; par. 40.]
[74] À mon avis, la situation qui nous occupe n’est pas différente. Un jury pourrait légitimement conclure que l’absence d’hésitation chez M. White après le coup de feu contredisait sa prétention que le coup était parti accidentellement. La preuve de l’absence d’hésitation est donc pertinente quant à l’existence de l’intention requise pour commettre un meurtre au deuxième degré.
[75] Cette preuve n’était pas entachée des lacunes caractéristiques de la « preuve relative à l’attitude » au point d’être dénuée de pertinence. Ces lacunes caractéristiques sont généralement associées à l’utilisation en preuve des inférences sur l’état mental ou émotif de l’accusé (p. ex., s’il semblait calme ou nerveux) que le témoin tire de l’apparence ou du comportement de l’accusé. On présente alors l’état mental ou émotif de l’accusé comme un élément suspect et une preuve de culpabilité (voir Nelles; R. c. Levert (2001), 150 O.A.C. 208, par. 24-27; R. c. Trotta (2004), 191 O.A.C. 322, par. 40-43 (notre Cour a accueilli l’appel de cet arrêt et ordonné un nouveau procès, mais uniquement sur la base d’une preuve nouvelle, 2007 CSC 49, [2007] 3 R.C.S. 453)).
[76] Ce genre de preuve pose problème du fait que le lien inférentiel entre la perception qu’a le témoin du comportement de l’accusé et l’état mental de l’accusé peut être ténu (Trotta, par. 40). Les conclusions du témoin reposent sur son impression et son interprétation subjectives du comportement de l’accusé (Levert, par. 27). Qui plus est, elles semblent comporter une certaine part de lecture de la pensée (R. c. Anderson, 2009 ABCA 67, 3 Alta. L.R. (5th) 29, par. 51). En outre, dans la mesure où le témoin infère l’état d’esprit de l’accusé de son apparence, on peut se demander à juste titre s’il ne s’agit pas d’une preuve d’opinion inadmissible de la part d’un témoin non expert. Cette preuve doit être distinguée d’une preuve objective du comportement de l’accusé qui permet aux jurés de tirer leurs propres conclusions sur son état d’esprit.
[77] L’absence d’hésitation avant la fuite constitue un fait objectif à partir duquel on demande au juge des faits (et non au témoin) de conclure que l’accusé n’était ni bouleversé ni surpris. Il ne s’agissait pas en l’espèce d’un cas où on a produit en preuve le comportement observable de l’accusé pour démontrer l’existence d’un remous intérieur attribuable à une conscience de culpabilité. La preuve en l’espèce n’est pas comparable au témoignage d’un médecin selon lequel une infirmière avait [traduction] « une expression très étrange » et ne montrait aucun signe d’affliction « à l’occasion de la mort d’un bébé dont elle prenait soin » pendant qu’elle « s’acquittait de la tâche éprouvante de rédiger la note de décès comme elle devait le faire » (Nelles, p. 125, cité par le juge Binnie au par. 142 de ses motifs); elle n’est pas comparable non plus au témoignage que l’accusé semblait [traduction] « anormalement tranquille » sur les lieux d’un crime et a détourné le regard (Anderson, par. 50, cité par le juge Binnie au par. 143 de ses motifs). La preuve en l’espèce consistait plutôt en l’absence d’un réflexe immédiat.
[78] En fait, je suis d’accord avec la juge Charron que la remarque de l’avocat du ministère public n’était assurément pas « une invitation à conclure à l’intention de commettre un meurtre en se fondant sur “l’air” qu’avait M. White juste avant sa fuite » (par. 122). Comme le montre son analyse du dossier, « bien que chacun des témoins de l’incident ait affirmé que le tireur s’était enfui immédiatement, le ministère public n’a demandé à aucun témoin quel “air” avait le tireur lorsqu’il a pris la fuite » (par. 122 (en italique dans l’original)). Si des éléments de « preuve relative à l’attitude » étaient en cause en l’espèce, c’est plutôt l’avocat de la défense qui a tenté de les présenter. Je suis également d’accord pour dire que, si l’avocat de la défense était parvenu à établir que des éléments de preuve démontraient que M. White semblait surpris ou bouleversé après le coup de feu, le jury aurait eu le droit de bénéficier de cette preuve (motifs de la juge Charron, par. 126).
[79] Certes, l’utilisation par le ministère public de la preuve de l’absence d’hésitation avant la fuite présuppose qu’une certaine gamme de réactions sont normales : elle tient pour avéré que la plupart des gens hésitent ou montrent quelque autre signe de surprise lorsqu’un drame horrible se produit accidentellement. Bien sûr, il se peut que certaines personnes ne réagissent pas de cette façon. Je considère toutefois que cette perception d’une réaction normale presque réflective ou involontaire est bien fondée. Je suis sûr que, s’il existait une preuve d’hésitation, l’avocat de la défense l’aurait utilisée comme démontrant le caractère accidentel du drame. Bien qu’il ne soit pas déterminant, un écart par rapport à cette norme est plus compatible avec un coup de feu intentionnel qu’avec un coup de feu accidentel. Le juge du procès aurait donc eu tort de dire au jury, comme M. White soutient qu’il aurait dû le faire, que cette preuve n’avait aucune valeur probante relativement à l’intention. Cette preuve n’était pas dénuée de pertinence.
(2) Dans ses directives au jury, le juge du procès ne l’a pas invité à prendre en considération la preuve de la fuite même pour déterminer le degré de culpabilité de l’appelant — c’est-à-dire s’il avait commis un meurtre ou un homicide involontaire coupable
[80] Selon M. White, même si le ministère public était autorisé à invoquer le fait qu’il n’était pas surpris, le juge du procès a commis une erreur dans ses directives aux jurés en les invitant à considérer la fuite même comme une preuve de son intention de tirer sur M. Matasi.
[81] Le juge du procès a parlé à deux reprises du comportement postérieur à l’infraction en ce qui concerne la fuite de M. White. Il l’a mentionné une première fois en donnant ses directives au jury sur la question de l’intention. Vers la fin de ses directives sur ce point, il a tenu les propos suivants :
[traduction] Vous pouvez tenir compte du comportement que M. White a adopté après l’événement en fuyant le lieu du crime, mais vous devez utiliser cette preuve avec prudence. Il se peut qu’elle ne démontre rien de plus que, pour différentes raisons, M. White aurait eu des ennuis s’il était resté sur les lieux et il se peut qu’elle ne soit pas très utile pour évaluer son état d’esprit précis au moment où le coup de feu a été tiré. C’est à vous d’analyser et d’apprécier cette preuve. [d.a., p. 606]
Il a ensuite parlé de la façon dont M. White a pris la fuite dans son résumé de la thèse du ministère public :
[traduction] Le ministère public prétend que la preuve la plus convaincante est la preuve criminalistique. Selon lui, l’emplacement des fragments de balle est significatif et indique que M. Matasi ne pouvait pas se tenir debout parce que, vu la dénivellation, une balle tirée vers le nord aurait terminé sa course non pas sur le sol, mais dans un immeuble de la rue Water après avoir traversé le corps de M. Matasi. Le ministère public a finalement indiqué que l’accusé s’était enfui sans hésitation ou confusion apparentes, ce qui donne à croire qu’il voulait réellement que les événements qui se sont produits se produisent. Selon le ministère public, cela indique de l’une des deux manières possibles qu’il avait l’intention requise pour être déclaré coupable de meurtre. [Je souligne; d.a., p. 609.]
[82] Prise hors contexte, la première de ces remarques peut paraître équivoque. Lorsqu’elle est lue isolément, on ne saurait dire avec certitude si elle invite le jury à tenir compte de la fuite même, ou plutôt des circonstances entourant la fuite. Cependant, notre Cour n’est pas tenue de retenir automatiquement l’interprétation la plus favorable à M. White. Lors de l’examen des directives données au jury par le juge du procès, les tribunaux d’appel ne sont pas tenus, d’emblée, d’interpréter de manière restrictive tous les mots ou toutes les expressions qui, isolément, paraissent ambigus. Ils doivent plutôt vérifier d’abord s’il est possible de résoudre l’ambiguïté en appliquant les principes généraux d’interprétation et en situant la remarque correctement dans son contexte. Pour reprendre les propos du juge LeBel dans Jaw, le principe de l’interprétation restrictive d’un exposé au jury « ne s’applique qu’en dernier ressort et il ne prévaut pas sur une interprétation fondée sur l’objet et le contexte » (par. 38, citant R. c. Paré, [1987] 2 R.C.S. 618; R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864, p. 881-882; R. c. Mac, 2002 CSC 24, [2002] 1 R.C.S. 856, par. 4; R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 472-474).
[83] Dans Jaw, le juge LeBel a refusé de résoudre l’ambiguïté en faveur de l’accusé, car il ne s’agissait pas d’un cas où « le juge du procès a utilisé un mot ou une expression qui était raisonnablement susceptible de plus d’une interprétation, laissant ainsi au jury le soin de déterminer le sens voulu » (par. 37). Selon le juge LeBel, les propos contestés, interprétés dans le contexte global de l’exposé et de la preuve produite au procès, ne possédaient qu’un seul sens raisonnable. La possibilité qu’une cour d’appel puisse interpréter différemment les mots utilisés « ne signifie pas que l’exposé crée de l’incertitude pour les jurés » (Jaw, par. 37).
[84] Ces commentaires sont pertinents en l’espèce. Bien qu’il soit possible en théorie d’interpréter les propos du juge du procès comme une invitation à considérer la fuite de M. White comme une preuve de sa « conscience de culpabilité », cette interprétation ne serait pas raisonnable compte tenu du contexte dans lequel ils ont été formulés. La fuite même était manifestement admissible comme preuve de l’identité et en tant qu’élément du récit des faits. En fait, le ministère public n’aurait pas pu donner un compte rendu complet de ce qui est survenu sur le lieu du crime et des faits menant à l’arrestation de M. White sans mentionner que ce dernier avait pris la fuite. Toutefois, la fuite même n’était plus importante au moment où le juge du procès a donné ses directives au jury; elle n’était qu’accessoire aux autres éléments de preuve sur lesquels se fondait le ministère public. Celui-ci n’a jamais laissé entendre que la décision de M. White de prendre la fuite était révélatrice de son degré de culpabilité. De plus, le juge du procès a bien résumé, à peine plus loin dans son exposé, à quelle fin le ministère public avait produit la preuve du comportement de M. White après le fait.
[85] À la lumière de ce qui précède, je ne crois pas que les jurés aient pu comprendre que le juge du procès leur indiquait que la fuite en soi de M. White était pertinente pour le prononcé de leur verdict. Pour paraphraser le juge LeBel, il ne s’agissait pas en l’espèce d’un cas où les jurés avaient à deviner s’ils devaient tenir compte de la fuite en soi ou des circonstances l’entourant pour déterminer le degré de culpabilité de l’accusé.
(3) La mise en garde faite au jury par le juge du procès était suffisante
[86] À mon avis, le fait que M. White a fui sans hésiter était pertinent quant à son degré de culpabilité. Je suis donc d’avis que cette preuve a été soumise à juste titre à l’appréciation du jury.
[87] Cette preuve présentait toutefois certains risques. Le fait que M. White a fui sans hésiter et n’a montré aucun signe de surprise pouvait s’expliquer autrement que par la thèse selon laquelle il a appuyé délibérément sur la détente. Il est justifié de croire que, normalement, la personne qui en tue accidentellement une autre d’un coup de feu aura un moment d’hésitation ou manifestera quelque autre signe de surprise. Néanmoins, il est possible que des personnes singulières ne réagissent pas normalement. Bien que cette preuve soit pertinente même si d’autres explications, moins vraisemblables, sont possibles, il se peut que le jury n’ait pas songé d’emblée à ces autres explications. Le juge du procès pouvait donc, sans agir de façon irrégulière, appeler le jury à la prudence à l’égard de cette preuve et préciser qu’elle ne lui serait peut-être pas très utile. C’est ce qu’il a fait. Sa mise en garde était suffisante pour informer le jury des risques associés à cette preuve et lui permettre de bien la soupeser.
[88] Je suis donc d’avis de répondre par l’affirmative à la deuxième question : À mon avis, les directives du juge du procès au jury sur le comportement postérieur à l’infraction étaient suffisantes et ne constituaient pas une erreur de droit.
C. Y a-t-il lieu d’appliquer la disposition réparatrice en l’espèce? [89] Bien que je sois d’avis que l’exposé au jury ne contient aucune erreur, j’aborderai brièvement la question de savoir s’il y aurait lieu, en l’espèce, d’appliquer ce qu’on appelle la « disposition réparatrice », soit le sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Selon moi, il y aurait effectivement lieu de l’appliquer. Même en supposant que le juge du procès a commis une erreur de droit dans ses directives au jury, il s’agit d’une erreur négligeable qui est inoffensive à première vue.
[90] Le paragraphe 686(1) prévoit ce qui suit :
686. (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :
a) peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :
. . .
(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit . . .
. . .
b) peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants :
. . .
(iii) bien qu’elle estime que, pour un motif mentionné au sous-alinéa a)(ii), l’appel pourrait être décidé en faveur de l’appelant, elle est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit . . .
[91] Notre Cour a examiné récemment les principes régissant l’application de la disposition réparatrice dans l’arrêt Van. S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge LeBel a fait remarquer que deux catégories d’erreur satisfont aux exigences du sous-al. 686(1)b)(iii) :
L’erreur tombant dans la première catégorie représente une erreur inoffensive à première vue ou sans incidence. L’application de la disposition réparatrice dispense une cour d’appel d’annuler une déclaration de culpabilité en raison seulement d’une erreur si négligeable qu’elle n’aurait pu causer aucun préjudice à l’accusé ni, par conséquent, influer sur le verdict. En fait, des acquittements ou des nouveaux procès ordonnés trop facilement sur la base d’erreurs de cette nature affecteraient négativement la perception que se forme la société d’un procès équitable et d’une bonne administration de la justice (voir Chibok c. The Queen (1956), 24 C.R. 354 (C.S.C.), p. 359). [. . .] De même, une erreur pourrait n’avoir qu’une incidence mineure si elle a trait à une question qui ne se situe pas au cœur de la décision globale sur la culpabilité ou l’innocence, ou si elle avantage la défense, par exemple par l’imposition d’un fardeau de preuve plus exigeant au ministère public (Khan, par. 30). Toutefois, la décision quant à la qualification d’une erreur ou de son incidence comme mineure devrait être prise sans évaluer la force probante des autres éléments de preuve présentés au procès. La question essentielle reste de déterminer si, à première vue ou du fait de son incidence, l’erreur demeurait si mineure, si dépourvue de lien avec la question au cœur du procès, ou si manifestement dépourvue d’un effet préjudiciable qu’un juge ou un jury raisonnable n’aurait pas pu rendre un verdict différent si l’erreur n’avait pas été commise. [par. 35]
[92] Un tribunal d’appel peut également confirmer une déclaration de culpabilité en application du sous-al. 686(1)b)(iii) dans les cas où l’erreur commise n’est pas négligeable et ne peut être considérée comme n’ayant causé aucun préjudice à l’accusé, mais où la preuve contre l’accusé est à ce point accablante qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées conclurait forcément à la culpabilité (R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 31).
[93] Par conséquent, les erreurs « négligeables » ou « inoffensives » représentent la première catégorie d’erreurs répondant aux exigences de la disposition réparatrice. Pour établir si une erreur n’a qu’une incidence mineure, le tribunal peut analyser le contexte global de l’affaire, mais doit s’abstenir d’évaluer la valeur probante des autres éléments de preuve présentés contre l’accusé (Van, par. 35 et 37). Par exemple, une erreur grave en apparence lorsque prise isolément peut s’avérer négligeable parce que, située dans son contexte, elle concernait « un aspect très mineur de l’affaire qui n’aurait pas pu avoir d’incidence sur son issue ou des questions dont le jury était forcément au courant » (Khan, par. 30).
[94] La deuxième catégorie, quant à elle, regroupe les erreurs qui, bien que graves et préjudiciables, n’auraient pas pu influer sur le verdict parce que la preuve contre l’accusé était accablante. La cour d’appel doit alors évaluer la valeur probante des autres éléments de preuve pour décider si une déclaration de culpabilité aurait été inévitablement prononcée même si l’erreur grave n’avait pas été commise. Lorsqu’un jury ayant reçu des directives appropriées aurait forcément conclu à la culpabilité, la confirmation de la déclaration de culpabilité n’entraîne aucune injustice appréciable envers l’accusé (Van, par. 36). Il est aussi dans l’intérêt public d’éviter les coûts et retards qu’entraînerait un nouveau procès dont l’issue ne serait vraisemblablement pas différente (Van, par. 36, citant R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 46, le juge Binnie). Néanmoins, la norme élevée selon laquelle une déclaration de culpabilité doit être inévitable ou inéluctable pour qu’il soit remédié aux erreurs graves doit être respectée, « parce qu’une cour d’appel, qui n’a pas entendu les témoignages ni suivi le déroulement du procès, n’évalue rétroactivement la solidité de la preuve qu’avec difficulté » (Van, par. 36, citant R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239, par. 82).
[95] À mon avis, l’erreur en cause, si erreur il y a, tombe dans la première catégorie. Idéalement, le juge du procès aurait dû, dans ses directives au jury sur la question de l’intention, mentionner expressément et uniquement le fait que M. White n’a pas hésité et ne s’est pas montré bouleversé, plutôt que de parler du comportement qu’il a adopté [traduction] « en fuyant le lieu du crime ». À mon avis, comme je l’ai déjà expliqué, le contexte de ces propos aurait résolu sur-le-champ toute ambiguïté, mais à supposer, aux fins de la discussion, que ces propos demeurent toujours ou irréductiblement ambigus et qu’ils constituent de ce fait une erreur, il s’agit d’une erreur négligeable.
[96] Ces propos n’invitaient pas expressément le jury à tenir compte de la fuite même relativement à l’intention. Au pire, le jury a reçu des directives qui n’étaient pas d’une clarté idéale quant aux éléments qu’il pouvait prendre en considération pour trancher la question de l’intention. Puisque le ministère public n’a jamais mis en cause la fuite même, et que le juge du procès a bien résumé la thèse du ministère public à cet égard, l’incidence de cette erreur sur le jury ne peut être qualifiée que de négligeable et d’insignifiante. Le jury ne risquait pas sérieusement d’être amené à considérer la fuite même comme pertinente pour déterminer si M. White avait l’intention requise pour commettre un meurtre au deuxième degré.
[97] Dans R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, le juge en chef Lamer a signalé, au sujet des erreurs dans l’exposé du juge du procès au jury, que « l’accusé a droit à ce que le jury reçoive des directives appropriées. Il n’existe toutefois aucune obligation que les directives au jury soient parfaites » (par. 2 (soulignement dans l’original)). Si les directives en l’espèce n’étaient pas parfaites, elles étaient assurément adéquates pour accomplir ce qui devait être accompli. Vu sa nature, la prétendue erreur n’aurait vraisemblablement pas influé sur les délibérations du jury. Ainsi, même en supposant que le juge du procès a commis une erreur, il s’agissait, pour reprendre les termes du juge LeBel, d’une erreur « manifestement dépourvue d’un effet préjudiciable » (Van, par. 35).
[98] De surcroît, dans le contexte global de l’affaire, la formulation imparfaite des directives du juge du procès sur la preuve que M. White avait fui sans hésiter ne pouvait avoir qu’un effet très minime. Bien qu’elle ait été pertinente et laissée à juste titre à l’examen du jury, cette preuve n’était absolument pas un élément primordial de la thèse du ministère public concernant le degré de culpabilité et la mens rea. Soit dit en toute déférence, le dossier n’appuie pas l’opinion du juge Binnie selon laquelle il s’agissait « d’un élément important de la plaidoirie adressée au jury par le ministère public et des directives finales du juge du procès » sur l’intention de commettre un meurtre (par. 160). La partie de la plaidoirie finale adressée par le ministère public au jury qui concernait l’intention occupait au total huit pages complètes de la transcription. Seul le passage suivant, qui n’occupe que six lignes sur ces huit pages, traitait de l’hésitation de M. White avant sa fuite :
[traduction] Notez également que l’accusé s’est enfui tout de suite après le coup de feu. Il a fui sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis, juste fui sur‑le‑champ. On se serait attendu à ce que Dennis White hésite si le coup de feu n’avait pas été intentionnel. [d.a., p. 563]
C’est la seule fois où le ministère public a mentionné le comportement de M. White après l’infraction en corrélation avec la question de l’intention.
[99] De plus, dans son exposé au jury, le juge du procès a mentionné brièvement que le ministère public a relié la fuite de M. White à l’identité de l’auteur du coup de feu, alors déjà concédée par la défense. Le juge du procès a parlé une autre fois de la preuve relative à la fuite, en des termes qui démontrent à quel point cette preuve était accessoire par rapport à l’ensemble de la preuve du ministère public. Je reproduis ici ses propos, par souci de commodité :
[traduction] Le ministère public prétend que la preuve la plus convaincante est la preuve criminalistique. Selon lui, l’emplacement des fragments de balle est significatif et indique que M. Matasi ne pouvait pas se tenir debout parce que, vu la dénivellation, une balle tirée vers le nord aurait terminé sa course non pas sur le sol, mais dans un immeuble de la rue Water après avoir traversé le corps de M. Matasi. Le ministère public a finalement indiqué que l’accusé s’était enfui sans hésitation ou confusion apparentes, ce qui donne à croire qu’il voulait réellement que les événements qui se sont produits se produisent. Selon le ministère public, cela indique de l’une des deux manières possibles qu’il avait l’intention requise pour être déclaré coupable de meurtre. [Je souligne.]
En conséquence, le fait que le ministère public ait utilisé l’absence d’hésitation de M. White avant sa fuite pour prouver qu’il s’agissait d’un meurtre au deuxième degré et la manière dont le juge du procès a parlé de la fuite dans son résumé de la thèse du ministère public ne revêtaient pas du tout une importance primordiale.
[100] La preuve criminalistique et la déposition des témoins oculaires au sujet du comportement de M. White avant l’infraction et au moment de l’infraction jouaient en revanche un rôle primordial dans la preuve du ministère public sur la question de la mens rea. Je vais maintenant analyser cette preuve uniquement dans le but de démontrer l’importance minime du comportement postérieur à l’infraction dans le contexte global de l’affaire.
[101] Une grande partie de la preuve du ministère public visait à réfuter la thèse du coup de feu accidentel. La preuve que M. White n’a pas hésité avant de fuir n’était qu’un élément très mineur de la preuve. Les nombreux autres éléments de preuve revêtaient plus d’importance. Ce sont, notamment : la déposition des témoins oculaires à propos de l’attitude de matamore et de la dextérité dont a fait preuve M. White en maniant le pistolet avant l’infraction; la preuve criminalistique que le pistolet Glock en l’espèce était muni de différents dispositifs de sécurité l’empêchant de se décharger accidentellement; le témoignage d’expert selon lequel il faut appliquer une pression de cinq livres et demie sur la détente pour tirer avec cette arme à feu, ce qu’un expert a comparé au fait de lever un pot de deux litres de lait avec un doigt; la preuve criminalistique montrant que, d’après l’angle auquel la balle a pénétré la poitrine de la victime, M. White a tiré vers le bas sur la victime qui était en position assise; le témoignage de M. McRitchie selon lequel, juste avant d’entendre le coup de feu fatal, il a vu M. White se tenir au-dessus de la victime et la maintenir au sol par la chemise; le fait que des témoins dont la déposition confirmait la version des faits de la défense ont avoué ne pas avoir vu M. White et la victime lutter corps à corps au moment du coup de feu fatal, que beaucoup d’entre eux avaient bu et que certains étaient dans un état d’ébriété avancé.
[102] À la lumière du dossier dans son ensemble, la preuve du comportement postérieur à l’infraction revêtait peu d’importance. Par conséquent, bien que je ne décèle aucune erreur dans les directives du juge du procès, j’estime que, si elles comportaient une erreur, il y aurait lieu d’y remédier par l’application de la disposition réparatrice du par. 686(1) : il s’agirait d’une erreur inoffensive à première vue, qui ne toucherait qu’un aspect mineur de l’affaire.
V. Conclusion [103] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs des juges Deschamps et Charron rendus par
La juge Charron —
1. Introduction
[104] J’ai pris connaissance des motifs du juge Binnie et je souscris pour l’essentiel à son analyse des règles de droit concernant l’utilisation qui peut être faite de la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction. Je ne suis cependant pas d’accord avec l’importance qu’il accorde à la remarque que l’avocat du ministère public a faite dans sa plaidoirie finale, suivant laquelle M. White avait quitté immédiatement les lieux [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis ». Comme je vais l’expliquer, lorsqu’on la situe dans son contexte, cette remarque ne pouvait être interprétée par le jury que comme une observation rhétorique de l’avocat du ministère public suivant laquelle aucun élément de preuve n’étayait la thèse du coup de feu accidentel proposée par la défense. Je suis donc d’accord avec le juge Rothstein pour dire qu’il n’y a pas lieu de modifier le verdict du jury. J’en arrive toutefois à cette conclusion par un chemin différent. Je vais commencer par une brève discussion des points au sujet desquels je partage l’avis du juge Binnie avant d’analyser en détail ceux sur lesquels je diverge d’opinion.
[105] À l’instar du juge Binnie, j’estime que la preuve du comportement postérieur à l’infraction n’est assujettie à aucune règle spéciale. Comme le juge Binnie le souligne, c’est nettement une erreur que de supposer que la preuve de ce que l’accusé a pu dire ou faire après la perpétration de l’infraction est assujettie à des règles d’admissibilité spéciales ou justifie une mise en garde particulière quant à l’utilisation que le juge des faits peut en faire. Comme il le dit si bien :
La règle générale demeure qu’il appartient aux jurés de décider, eu égard à l’ensemble de la preuve, si le comportement postérieur à l’infraction utilisé en preuve contre l’accusé est lié à la perpétration du crime dont il est question, plutôt qu’à autre chose. Le cas échéant, c’est au jury qu’il incombe de déterminer le poids à accorder à cette preuve pour rendre ultimement un verdict de culpabilité ou de non-culpabilité. Dans la plupart des cas, le juge du procès qui s’immisce dans ce processus usurpe le rôle du juge des faits, dévolu exclusivement au jury. [par. 137]
[106] Je partage également l’avis du juge Binnie selon lequel l’expérience a démontré que, dans certaines instances, les jurés attribuent une force probante injustifiée à certains types d’éléments de preuve, de sorte qu’ils doivent, au besoin, être mis en garde en conséquence. Ainsi qu’il le souligne, l’identification par un témoin oculaire et les aveux faits en prison à des indicateurs de police sont des exemples qui viennent spontanément à l’esprit. De même, il se peut que certains éléments de preuve portant sur le comportement postérieur à l’infraction semblent tendre à établir la culpabilité, alors qu’il s’agit, en réalité, d’un comportement essentiellement équivoque par définition. Ainsi, la preuve indiquant que l’accusé a menti à la police au sujet de l’infraction peut amener les jurés à conclure trop hâtivement à sa culpabilité, sans tenir compte des autres raisons pour lesquelles il a peut-être menti. Une mise en garde particulière peut ainsi s’avérer nécessaire. Il peut arriver que, dans certaines situations, la valeur probante de la preuve soit bien mince et largement contrebalancée par son effet préjudiciable, de sorte qu’il est préférable de la soustraire complètement à l’appréciation du jury. Mon collègue le juge Rothstein explique comment ces principes généraux commandent une évaluation au cas par cas.
[107] J’estime en outre, comme le juge Binnie, que les conclusions tirées par un témoin à partir de sa propre observation de l’attitude de l’accusé peuvent fort bien appeler une mise en garde particulière ou faire l’objet d’une ordonnance d’exclusion conformément à ces principes. À titre d’exemple, le juge Binnie rappelle les procès tristement célèbres de Susan Nelles et de Guy Paul Morin, tous deux poursuivis pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis. Il signale à juste titre que la preuve faite contre chacune de ces deux personnes reposait en partie sur des inférences de culpabilité tirées de leur comportement équivoque après l’infraction. Ainsi, un témoin a déclaré avoir vu, sur le visage de Mme Nelles, [traduction] « une expression très étrange et aucun signe d’affliction » à la suite du décès du quatrième bébé (R. c. Nelles (1982), 16 C.C.C. (3d) 97 (C. prov. Ont. (Div. crim.)), p. 124). Dans l’affaire de Guy Paul Morin, des témoins de la police avaient tiré une conclusion défavorable de culpabilité du fait, par exemple, que M. Morin était venu à leur rencontre au lieu d’attendre qu’ils se présentent à sa porte. Dans le rapport qu’il a rédigé au sujet de la condamnation injustifiée de Guy Paul Morin, le commissaire Kaufman a estimé qu’il s’agissait là d’un fait anodin qui n’était devenu incriminant qu’en raison de la perception personnelle que les policiers avaient de M. Morin (l’honorable Fred Kaufman, Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin : Rapport (1998), p. 910-911).
[108] En revanche, contrairement au juge Binnie, je ne pense pas que la présente espèce entre dans la même catégorie parce que l’avocat du ministère public a mentionné, dans sa plaidoirie finale, que M. White avait quitté immédiatement les lieux [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis ». À mon avis, le ministère public n’a pas invité ainsi le jury à tirer une conclusion de culpabilité injustifiée, comme le prétend M. White. J’expliquerai plus loin que cette remarque, interprétée dans le contexte de la preuve et des questions en litige au procès, devait forcément être perçue par le jury comme une observation rhétorique de l’avocat du ministère public suivant laquelle aucun élément de preuve n’étayait la thèse du coup de feu accidentel proposée par la défense. Le défaut de l’avocat de la défense de soulever quelque question que ce soit au procès, au sujet de la plaidoirie finale de l’avocat du ministère public ou des instructions du juge du procès concernant la preuve de la fuite, appuie cette interprétation.
[109] En toute déférence, j’estime par ailleurs que le dossier n’offre aucun fondement à l’argument, retenu par le juge Binnie, suivant lequel la présente espèce est essentiellement identique à l’affaire R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129. Dans l’affaire Arcangioli, l’accusé avait admis avoir participé aux faits incriminés et la seule question en litige au procès était son degré de culpabilité. À l’opposé, comme je l’expliquerai, l’identité de l’auteur du coup de feu était au cœur du débat lors du procès de M. White et la preuve de sa fuite était très pertinente quant à la question de l’identification. Il s’agissait par ailleurs d’une partie inextricable du récit des faits, car chacun des témoins de l’incident avait mentionné que le tueur s’était enfui, un pistolet à la main. La preuve était donc admissible au procès et a été soumise à bon droit à l’appréciation du jury. M. White ne peut, en appel, récrire à son gré le scénario de son procès. De plus, en ce qui a trait à l’intention, le juge du procès a pris soin d’expliquer aux jurés qu’ils devaient utiliser la preuve de la fuite de M. White [traduction] « avec prudence », car il se peut « qu’elle ne démontre rien de plus que, pour différentes raisons, l’appelant aurait eu des ennuis s’il était resté sur les lieux et il se peut qu’elle ne soit pas très utile pour évaluer son état d’esprit précis au moment où le coup de feu a été tiré » (d.a., p. 606). Dans le contexte du présent procès, cela suffisait.
[110] Je suis par conséquent d’accord avec le juge Rothstein pour dire qu’il n’existe aucun motif de modifier le verdict du jury. J’arrive toutefois à cette conclusion par un chemin un peu différent.
2. Les juridictions inférieures
[111] Le juge Binnie a résumé les faits relatifs au coup de feu mortel. Il n’est pas nécessaire de les répéter ici. Toutefois, vu la conclusion à laquelle j’arrive, j’estime nécessaire de relater en détail ce qui s’est passé au procès.
[112] Au procès, le ministère public a fait valoir que M. White était l’auteur du coup de feu, qu’il avait intentionnellement atteint M. Matasi à la poitrine et qu’il devait être reconnu coupable de meurtre au deuxième degré. Pour prouver ces allégations, le ministère public a notamment fait entendre des témoins oculaires, en l’occurrence les trois jeunes hommes qui se trouvaient avec M. Matasi au coin de la rue, les jeunes hommes qui accompagnaient M. White et les autres personnes qui ont été témoins de certains des faits avant ou immédiatement après le coup de feu. Bon nombre des témoins avaient bu ce soir-là et certains avaient consommé beaucoup d’alcool. Bien que leur version des faits diffère à certains égards et que des discordances aient été relevées entre leur témoignage au procès et leurs déclarations antérieures, leurs descriptions de la victime et de l’individu qui luttaient corps à corps juste avant le coup de feu mortel concordent de façon générale. Leurs témoignages concordent aussi sur le fait que l’auteur du coup de feu a quitté les lieux sur-le-champ, un pistolet à la main.
[113] Il importe de signaler que la question de l’identité de l’auteur du coup de feu était au cœur de la preuve présentée par le ministère public tout au long du procès. En plus d’obtenir des détails au sujet de ce que chacun des témoins avait observé au sujet de l’échauffourée, une grande partie de l’interrogatoire direct auquel le ministère public a soumis les témoins a été consacrée à la question de l’identification. Certains des témoins connaissaient M. White avant le soir en question et ont pu l’identifier aisément comme la personne qu’ils avaient vue impliquée dans l’empoignade. D’autres témoins qui ne connaissaient pas M. White ont été invités à fournir autant de détails que possible sur l’apparence physique de l’individu qu’ils avaient vu le soir de la tragédie. On a en outre demandé des précisions à des témoins sur leur participation à une séance de reconnaissance de photos. En contre-interrogatoire, l’avocat de la défense a contesté l’exactitude et la fiabilité du témoignage de chacun des témoins, en ce qui a trait non seulement aux faits qu’ils avaient observés, mais aussi à l’identité du tireur. La défense n’a pas présenté de preuve. La stratégie déployée par la défense au cours du procès consistait à attaquer la fiabilité de la preuve à charge en faisant valoir qu’en dernière analyse le ministère public pouvait tout au plus établir qu’un coup de feu avait été tiré accidentellement, on ne sait comment, au cours de l’empoignade.
[114] J’insiste sur le fait que la question de l’identification est demeurée au cœur du débat tout au long de la présentation de la preuve, car il ressort du dossier que les témoignages relatifs à la fuite ont été présentés régulièrement en vue d’établir l’identité de l’auteur du coup de feu. La preuve relative à la fuite faisait aussi inextricablement partie du récit des faits, chacun des témoins de l’événement ayant affirmé que le tueur s’était enfui immédiatement après le coup de feu mortel, un pistolet à la main. De plus, dans la mesure où la preuve relative à la fuite établissait que M. White était la personne qui s’était enfuie, elle avait une force probante considérable en ce qui concerne la question de l’identification. C’est effectivement la preuve relative à sa fuite qui a, tout compte fait, scellé le sort de M. White en ce qui concerne la question de l’identité. L’avocat du ministère public — qui s’est adressé au jury avant que la défense ne laisse entendre que l’implication de M. White dans l’altercation pouvait être concédée — a en effet rassemblé ces éléments de preuve dans sa plaidoirie finale et dit aux jurés qu’ils auraient [traduction] « peu de mal à conclure, au-delà de tout doute raisonnable, que Dennis White est la personne qui a tiré le coup de feu qui a tué Lee Matasi » (d.a., p. 555). Après avoir fait référence aux témoignages des témoins oculaires au sujet de l’identification, l’avocat du ministère public a résumé comme suit la preuve relative à la fuite :
[traduction] Vous vous souvenez que certains des amis de Lee Matasi se sont lancés à la poursuite du fuyard. Vous vous souvenez que ce dernier est passé devant John Vandanya [sic] puis devant Chris Price, au café. Il était armé du pistolet. La preuve a révélé le parcours emprunté par le tireur : il a remonté la rue Richards jusqu’à la rue Pender, a tourné à droite sur Pender, puis à gauche sur Seymour, où, vous vous souviendrez, Michael Fyfe et Jesse DeChamplain [phonétique], qui pourchassaient M. White, ont été arrêtés par le sergent Mitchell.
Vous savez que l’accès à la ruelle de la rue Seymour, près de la rue Pender, mène à la ruelle qui débouche sur la rue Dunsmuir, au sud, et vous avez les images vidéo de la ruelle sous la cote 11 DVD IA06, de l’individu qui court en direction est dans la ruelle Pender et qui prend la ruelle à droite vers le sud en direction de la rue Dunsmuir. Et là encore, des images de lui, dans le prolongement de la ruelle vers la rue Dunsmuir, portant, dans la main droite, ce qui selon moi est le pistolet, alors qu’il court vers la rue Dunsmuir et, tout de suite après, sa rencontre avec les agents MacLean [phonétique] et Tellabanyen [phonétique]. Vous avez l’aveu suivant lequel Dennis White est la personne qu’ils ont arrêtée. C’est bien lui qui a jeté dans une benne à rebuts l’arme à feu qui a tué Lee Matasi.
Je crois que ce qui précède vous permet de conclure avec certitude que Dennis White est la personne qui a abattu Lee Matasi ce soir‑là. Comme on pouvait s’y attendre, certaines des personnes qui ont été témoins du drame n’ont pas été en mesure de reconnaître l’accusé, ce qui, vu le reste de la preuve, ne tire pas à conséquence. [d.a., p. 555-556]
[115] L’avocat de la défense a commencé sa plaidoirie finale en déclarant : [traduction] « Il n’est pas contesté dans la présente affaire que notre client a commis un crime » (d.a., p. 564), mais il n’est pas allé jusqu’à admettre formellement que M. White était l’auteur du coup de feu. Le juge du procès a par conséquent demandé à l’avocat de la défense de lui indiquer quelles directives il devait donner au jury sur la question de l’identification. L’avocat de la défense a expliqué qu’il ne concédait rien au sujet de l’identification et qu’il était d’accord avec l’avocat du ministère public pour dire que le juge du procès devait donner des directives aux jurés sur la question de l’identification, mais qu’il pouvait leur dire qu’ils n’auraient probablement pas beaucoup de mal à la trancher (d.a., p. 582).
[116] M. White ne s’est plaint, ni lors du procès ni lors de l’appel, de la preuve relative à la fuite ou de l’utilisation qui en a été faite pour établir qu’il était l’auteur du coup de feu, et pareille objection n’aurait d’ailleurs pas pu être justifiée. Le présent appel est plutôt axé sur un commentaire que l’avocat du ministère public a fait à la fin de son exposé au jury, sur le fait qu’aucun élément de preuve ne tendait à démontrer que M. White avait hésité avant de quitter les lieux après le coup de feu. Après avoir examiné en détail la preuve sur laquelle la poursuite se fondait pour prouver l’intention de commettre un meurtre, l’avocat du ministère public a conclu son exposé par les paroles suivantes :
[traduction] Notez également que l’accusé s’est enfui tout de suite après le coup de feu. Il a fui sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis, juste fui sur-le-champ. On se serait attendu à ce que Dennis White hésite si le coup de feu n’avait pas été intentionnel.
Si vous acceptez que Lee Matasi a été abattu de cette façon, vous allez conclure que l’accusé a commis un meurtre en tuant Lee Matasi, de l’une ou l’autre des deux façons décrites. J’estime que la preuve ne permet de tirer aucune autre conclusion. Il n’y a aucun élément de preuve ni aucune interprétation raisonnable de la preuve qui puisse vous conduire à le déclarer coupable d’un crime moindre que le meurtre. Je vous remercie. [Je souligne; d.a., p. 563.]
[117] Dans sa plaidoirie finale, l’avocat de M. White n’a pas réagi à cet argument final du ministère public sur l’absence d’hésitation et de tout signe de bouleversement ou d’indécision. Il n’en a pas fait mention non plus dans le débat ultérieur qui a eu lieu avant que le juge donne ses directives au jury, et ce, même si le juge du procès a explicitement demandé : [traduction] « Avant d’aller plus loin, est-ce que l’un d’entre vous a des réserves au sujet de ce que l’autre a dit hier? » (d.a., p. 580). En fait, lorsque le juge du procès s’est entretenu avec les avocats avant de donner ses directives au jury, aucun d’eux n’a demandé qu’une mise en garde ou des directives particulières lui soient données au sujet de la preuve relative à la fuite. Ce n’est que devant la Cour d’appel que M. White a, pour la première fois, avancé l’argument que, par cette remarque, l’avocat du ministère public avait invité à tort le jury à tirer une conclusion injustifiée à partir de la preuve relative à la fuite pour le déclarer coupable de meurtre plutôt que d’homicide involontaire coupable.
[118] Pour bien comprendre l’incidence que ce commentaire de l’avocat du ministère public a pu avoir sur le jury, il faut le situer dans le contexte de l’ensemble des arguments formulés par le ministère public sur la question de l’intention et de la preuve présentée au procès. Ainsi que je vais l’expliquer, la mention dans la preuve du fait que l’accusé a fui sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis a joué un rôle accessoire dans la thèse du ministère public concernant l’intention.
[119] À l’appui de sa thèse selon laquelle M. White avait intentionnellement fait feu sur M. Matasi avec l’intention requise de le tuer, le ministère public a d’abord parlé aux jurés de la preuve du mobile, en leur expliquant que, même si le ministère public n’avait pas à faire la preuve du mobile du crime, [traduction] « il est utile d’avoir une idée des raisons pour lesquelles un événement s’est produit » (d.a., p. 556). L’avocat du ministère public a passé en revue de façon assez détaillée la preuve du comportement de M. White plus tôt ce soir-là, qui donnait à croire qu’il « voulait être un caïd et prouver aux autres qu’il était un caïd » (ibid.). Le point culminant de cette preuve est le moment où l’on apprend que M. White a exhibé son arme et que, en réponse à quelqu’un qui a dit croire que c’était un faux, il a tiré un coup de feu « là encore, pour impressionner » (ibid.), aux dires du ministère public. Le ministère public a ensuite expliqué au jury que, lorsque M. Matasi avait dénigré M. White devant les autres, lui avait manqué de respect, fait la leçon et dit que ce n’était pas cool d’avoir une arme, M. White « ne pouvait plus reculer, c’était lui le caïd qui avait une arme » (d.a., p. 557). L’avocat du ministère public a poursuivi en expliquant en quoi la preuve démontrait que la bagarre s’était terminée lorsque M. White, sous le coup de la colère, avait intentionnellement tiré sur M. Matasi.
[120] L’avocat du ministère public a ensuite passé en revue la preuve criminalistique qui, soutenait-il, excluait l’hypothèse d’un coup de feu accidentel. Cette preuve démontrait notamment qu’il fallait appliquer une pression de cinq livres et demie pour faire feu, et qu’il fallait des connaissances et une certaine dextérité pour charger et recharger le pistolet. L’avocat du ministère public a également beaucoup tablé sur le témoignage « convaincant » de Dale McRitchie, le gérant d’une boîte de nuit située tout près, qui avait observé en partie l’altercation. Le ministère public a souligné que, contrairement à bon nombre des autres témoins, M. McRitchie n’était pas sous l’influence de l’alcool lorsqu’il a observé l’altercation et qu’il n’était associé ni à la victime ni à l’agresseur. Le témoignage de M. McRitchie a été révisé en détail. Il a essentiellement expliqué qu’après avoir entendu un coup de feu, il était sorti de sa boîte de nuit et avait aperçu la victime sur le sol et M. White, le visage crispé par la colère, qui empoignait la victime par la chemise et braquait un pistolet sur lui. M. McRitchie a ensuite entendu le mot [traduction] « salaud » et, tout de suite après, un autre coup de feu (d.a., p. 487).
[121] L’avocat du ministère public a ensuite entrepris une analyse approfondie des éléments de preuve qui appuyaient la version des faits de M. McRitchie, y compris des éléments de preuve criminalistique qui, soutenait-il, indiquaient que [traduction] « la balle a été tirée vers le bas, en l’occurrence vers Lee Matasi, qui était étendu sur le sol » (d.a., p. 563). C’est à la fin de ces observations sur la question de l’intention que l’avocat du ministère public a ajouté la remarque contestée sur laquelle M. White fonde son appel.
[122] À mon avis, le commentaire de l’avocat du ministère public ne pouvait pas raisonnablement être interprété par le jury comme une invitation à conclure, à partir de la preuve de la fuite, que l’intention de commettre un meurtre était établie. Il ressort nettement de l’exposé de l’avocat du ministère public que la preuve de la fuite visait à juste titre la question de l’identification. Le jury ne pouvait pas non plus considérer le commentaire de l’avocat du ministère public comme une invitation à conclure à l’intention de commettre un meurtre en se fondant sur « l’air » qu’avait M. White juste avant sa fuite. L’avocat du ministère public venait tout juste de consacrer beaucoup de temps à expliquer quels éléments de preuve portaient sur la question de l’intention. Or, aucun de ces éléments de preuve n’est en litige dans le présent appel. Par ailleurs, bien que chacun des témoins de l’incident ait affirmé que le tireur s’était enfui immédiatement, le ministère public n’a demandé à aucun témoin quel « air » avait le tireur lorsqu’il a pris la fuite. Les seuls éléments de preuve à cet égard que le ministère public a réussi à obtenir sont les explications que M. McRitchie a données dans son témoignage au sujet du coup de feu lui-même. Voici ce que ce témoin a déclaré lors de son interrogatoire principal (d.a., p. 488) :
[traduction]
Q. Avez-vous remarqué son visage?
R. Oui, l’expression qu’il avait sur le visage m’a effectivement frappé parce qu’il était -- c’était évident qu’il était furieux.
Q. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il était furieux?
R. Eh bien, il était en train de se battre avec l’homme qui se trouvait sous lui.
Q. Et son visage à ce moment-là?
R. Il avait les traits pointus.
Q. Hum?
R. Je dirais un visage en lame de couteau.
Q. Pardon?
R. Un visage en lame de couteau.
[123] Ce n’est qu’à deux reprises que des questions ont été posées sur l’air qu’avait le tireur après le coup de feu fatal et les deux questions ont été posées en contre-interrogatoire par la défense. L’échange suivant a eu lieu avec Michael Fyfe (d.a., p. 377) :
[traduction]
Q. D’accord. Mais j’avancerais l’idée que vous étiez tellement intoxiqué que -- vous ne réfléchissiez pas vraiment lorsque vous vous êtes lancé à la poursuite de cet homme armé. Comment se fait-il que vous n’ayez pas eu peur?
R. Pourquoi je n’avais pas peur?
Q. Oui.
R. Parce que je n’avais pas peur, je voulais l’attraper.
Q. Il avait l’air effrayé, n’est-ce pas, lorsqu’il s’est enfui en courant?
R. J’avais l’air effrayé?
Q. Il avait l’air effrayé.
R. Je n’ai pas vu son visage lorsqu’il s’est enfui. Je l’ai seulement vu de dos en essayant de le rattraper. [Je souligne.]
[124] Lors du contre-interrogatoire de Kennedy Kirk, la défense lui a posé les questions suivantes, qui vont à peu près dans le même sens (d.a., p. 460 et 461) :
[traduction]
Q. Vous avez entendu le coup de feu au Shine et vous avez vu cet individu -- mais vous ne l’avez pas vu tirer le coup de feu, n’est-ce pas?
R. Non.
Q. Mais vous avez vu le même individu plus tard en train de ramasser un pistolet dans la rue devant le Shine?
R. Mm-hmm.
Q. Et partir?
R. Ouais.
Q. D’accord. Pourrait-on dire qu’il avait l’air effrayé?
R. Je ne dirais pas effrayé, mais déterminé.
Q. Ah oui, vous diriez maintenant qu’il avait l’air déterminé?
R. Bien, je veux dire qu’il avait certainement l’air de quelqu’un qui voulait être ailleurs. [Je souligne.]
[125] L’avocat de la défense a ensuite contre-interrogé longuement M. Kirk (apparemment sans beaucoup de succès) au sujet de sa déclaration antérieure à la police, dans laquelle il avait dit : [traduction] « J’imagine qu’il a pris peur, enfin, il a laissé tomber son arme alors qu’il s’éloignait, il l’a reprise à terre et a tourné au coin de la rue » (d.a., p. 462).
[126] En résumé, aucune preuve ne permettait de qualifier d’une manière ou d’une autre l’attitude du tireur lorsqu’il s’est enfui, immédiatement après le coup de feu. À mon avis, il n’est pas du tout vraisemblable, au vu du dossier, que le commentaire du ministère public concernant l’absence de preuve à cet égard ait pu amener le jury à conclure à tort à la culpabilité de l’appelant à partir de la preuve de son attitude. Quoi qu’il en soit, même s’il existait une preuve significative de l’air qu’avait le tireur immédiatement après le coup de feu mortel, je ne verrais aucune raison de soustraire cette preuve à l’examen du jury. Qu’adviendrait-il, par exemple, si les témoins avaient effectivement déclaré que l’auteur du crime avait l’air surpris ou bouleversé au moment où le dernier coup est parti, ou qu’il s’était baissé pour vérifier l’état de M. Matasi et avait hésité quelques secondes avant de déguerpir? Le jury aurait le droit de bénéficier de ces observations. D’ailleurs, compte tenu de la stratégie adoptée par la défense en l’espèce, une telle preuve aurait joué un rôle capital pour la défense. À mon avis, lorsqu’on la situe dans son contexte, la remarque du ministère public suivant laquelle l’accusé a fui [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis » n’aurait pu être interprétée autrement par les personnes présentes que comme une observation rhétorique suivant laquelle il n’existait aucune preuve de cette nature, de sorte qu’il ne fallait accorder aucune crédibilité à la thèse de la défense suivant laquelle le coup de feu était parti accidentellement.
[127] M. White reproche par ailleurs deux erreurs au juge du procès. En premier lieu, plutôt que de corriger l’observation erronée du ministère public (dont nul ne s’est plaint au procès), le juge l’a répétée à l’intention du jury lorsqu’il a résumé la thèse du ministère public. En second lieu, plutôt que de donner aux jurés une directive de type Arcangioli leur indiquant que la preuve de la fuite n’avait « aucune valeur probante », comme il l’aurait dû, le juge du procès leur a en fait laissé le soin d’apprécier cet élément pour trancher la question de l’intention en déclarant ce qui suit :
[traduction] Vous pouvez tenir compte du comportement que M. White a adopté après l’événement en fuyant le lieu du crime, mais vous devez utiliser cette preuve avec prudence. Il se peut qu’elle ne démontre rien de plus que, pour différentes raisons, l’appelant aurait eu des ennuis s’il était resté sur les lieux et il se peut qu’elle ne soit pas très utile pour évaluer son état d’esprit précis au moment où le coup de feu a été tiré. C’est à vous d’analyser et d’apprécier cette preuve. [d.a., p. 606]
[128] Tout comme l’exposé final de l’avocat du ministère public au jury, la répétition, par le juge de première instance, de l’argument de l’avocat du ministère public doit être interprétée dans son contexte. En reprenant cette thèse à l’intention du jury, le juge de première instance a suivi essentiellement le fil du raisonnement que l’avocat du ministère public avait développé dans sa plaidoirie finale, donnant une description détaillée — sur plusieurs pages dans la transcription — , des éléments de preuve sur lesquels le ministère public s’était fondé pour étayer sa thèse tant sur la question de l’identification que sur celle de l’intention. Il a ensuite conclu sa revue de la thèse du ministère public en ces termes :
[traduction] Le ministère public a finalement indiqué que l’accusé s’était enfui sans hésitation ou confusion apparentes, ce qui donne à croire qu’il voulait réellement que les événements qui se sont produits se produisent. Selon le ministère public, cela indique de l’une des deux manières possibles qu’il avait l’intention requise pour être déclaré coupable de meurtre. [d.a., p. 609]
[129] À mon avis, les jurés n’auraient pas interprété ces deux phrases différemment des passages de la plaidoirie finale de l’avocat du ministère public qu’elles étaient censées résumer. Dans la première phrase, le juge répète simplement l’observation rhétorique de l’avocat du ministère public au sujet de l’absence d’éléments de preuve étayant la thèse du coup de feu accidentel. La dernière phrase renvoie à l’ensemble de la preuve du ministère public sur la question de l’intention.
[130] Enfin, dans le contexte de la preuve présentée et des questions débattues au procès, les directives du juge du procès sur la preuve de la fuite n’étaient entachées d’aucune erreur. Comme cette preuve faisait inextricablement partie du récit des faits et était d’une grande pertinence quant à la question de l’identification, c’est à juste titre que le juge a laissé au jury le soin de l’apprécier. C’est dans ce contexte que la preuve de la fuite a été passée en revue à l’intention du jury, qui a dû en comprendre correctement la signification. Sur la question de l’intention, la mise en garde additionnelle du juge du procès suivant laquelle cette preuve avait une valeur limitée quant à l’état d’esprit de M. White était suffisante. Vu l’ensemble des faits, le passage où le juge explique que [traduction] « pour différentes raisons, [M. White] aurait eu des ennuis s’il était resté sur les lieux » était une déduction logique que le jury aurait fort bien pu tirer lui-même.
[131] Je suis par conséquent d’accord avec le juge Rothstein pour dire que les directives au jury ne contenaient pas d’erreur et je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie et Fish rendus par
[132] Le juge Binnie (dissident) — Le pourvoi soulève de nouveau la question de savoir quelles directives le juge devrait donner aux jurés concernant l’utilisation qu’ils peuvent faire de la preuve du comportement postérieur à l’infraction. En règle générale, bien entendu, la preuve de ce qu’un accusé a pu dire ou faire avant, durant et après l’infraction reprochée peut être pertinente quant à la question de sa culpabilité ou de sa non-culpabilité. Si la preuve est admissible, il reviendra au jury de déterminer quelle utilisation il en fera dans son appréciation des faits. À cet égard, la preuve du comportement postérieur à l’infraction est traitée comme toute autre preuve circonstancielle. Elle ne doit pas être examinée isolément, mais plutôt conjointement avec le reste de la preuve dans son ensemble.
[133] Toutefois, l’expérience a démontré que le comportement postérieur à l’infraction invoqué par les poursuivants pour établir la culpabilité d’un accusé est parfois essentiellement équivoque — comme la réaction étrange de l’accusé lorsque les policiers lui ont parlé pour la première fois ou le fait qu’il n’a pas aidé la victime. Même lorsqu’on considère qu’une preuve a une faible valeur probante à l’égard d’une question en litige, sa valeur persuasive peut causer un préjudice inéquitable à l’accusé lorsqu’elle est utilisée par un poursuivant chevronné. Ainsi, dans certains cas, il a été jugé nécessaire de soustraire cette preuve à l’appréciation des jurés ou de leur donner une directive qui leur signale le danger qu’elle représente et limite l’utilisation qu’ils peuvent en faire.
[134] En l’espèce, l’appelant a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré. Le débat porte sur la possibilité que le jury ait tiré à tort l’inférence que l’appelant était coupable de meurtre plutôt que d’homicide involontaire coupable, en raison du commentaire du ministère public selon lequel l’appelant a fui le lieu d’un homicide à Vancouver [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis ». La défense a répliqué qu’il n’était guère surprenant que l’appelant ait fui rapidement. Il savait que son arme illégale, un pistolet Glock, s’était déchargée — accidentellement ou non — au cours d’une bataille de rue avec un inconnu. La victime s’était effondrée sur le sol.
[135] Dans sa plaidoirie finale, la défense a reconnu que l’appelant avait tiré sur la victime, mais les récits des témoins de la bagarre qui a précédé le coup de feu étaient contradictoires. L’appelant affirme que le jury aurait dû être averti qu’il ne pouvait pas s’appuyer sur l’argument du ministère public au sujet de l’attitude de l’appelant pour conclure que celui-ci avait l’intention spécifique requise pour commettre un meurtre, car tant sa fuite que les actes qui l’ont précédée étaient tout aussi compatibles avec un coup de feu accidentel et, par conséquent, avec un homicide involontaire coupable. Le juge du procès n’a pas mis un frein à l’argumentation du ministère public. Il a dit au jury, au sujet de l’intention de commettre un meurtre : [traduction] « Vous pouvez tenir compte du comportement que M. White a adopté après l’événement en fuyant le lieu du crime, mais vous devez utiliser cette preuve avec prudence. »
[136] La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu à la majorité, le juge en chef Finch étant dissident, que [traduction] « l’exposé au jury était erroné en ce sens qu’il n’était pas complet, mais que l’erreur était inoffensive et n’aurait pas pu avoir d’incidence sur le verdict du jury » (2009 BCCA 513, 278 B.C.A.C. 177, par. 146). Je souscris à l’opinion unanime de cette cour que [traduction] « l’exposé au jury était erroné », mais, contrairement aux juges majoritaires, je n’appliquerais pas la disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. À l’instar du juge en chef Finch, je ne crois pas qu’il s’agissait d’une erreur inoffensive. La preuve de la culpabilité de l’accusé pour meurtre, mise à part la preuve de son attitude après l’infraction, était loin d’être accablante. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.
I. Aperçu
[137] Les jurés apprécient les faits et le juge du procès veille à ne pas usurper leur fonction. Il est évident que la juge Ryan, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour d’appel, était préoccupée par l’intervention excessive et inutile des juges. Elle a affirmé ce qui suit dans ses motifs :
[traduction] . . . la jurisprudence semble avoir dérivé au point où tous les faits et gestes de l’accusé après la perpétration de l’infraction sont maintenant qualifiés de « comportement postérieur à l’infraction » ou de « comportement après le fait » et sujets à une mise en garde particulière, que le ministère public les utilise ou non comme éléments de preuve. [par. 129]
Soit dit en toute déférence, il n’est absolument pas vrai que la preuve de « tous les faits et gestes de l’accusé après la perpétration de l’infraction, [. . .] [est] sujet[te] à une mise en garde particulière, que le ministère public les utilise ou non comme éléments de preuve ». La règle générale demeure qu’il appartient aux jurés de décider, eu égard à l’ensemble de la preuve, si le comportement postérieur à l’infraction utilisé en preuve contre l’accusé est lié à la perpétration du crime dont il est question, plutôt qu’à autre chose. Le cas échéant, c’est au jury qu’il incombe de déterminer le poids à accorder à cette preuve pour rendre ultimement un verdict de culpabilité ou de non-culpabilité. Dans la plupart des cas, le juge du procès qui s’immisce dans ce processus usurpe le rôle du juge des faits, dévolu exclusivement au jury.
[138] Cela dit, le juge du procès passe une plus grande partie de sa vie professionnelle dans une salle d’audience qu’une personne sommée de quitter son travail ou son foyer pour agir à titre de juré. L’expérience a enseigné aux juges que, dans certains cas, les jurés attribuent à certains types d’éléments de preuve (p. ex., une identification par témoin oculaire et des aveux faits en prison) une force de persuasion plus grande qu’ils ne le mériteraient. Une mauvaise utilisation de ces éléments de preuve a parfois entraîné des condamnations injustifiées. Ce risque existe lorsque le ministère public utilise certains types de comportement postérieur à l’infraction. Il est alors tout à fait logique que les juges transmettent aux jurés le savoir qu’ils ont acquis collectivement au fil des ans, particulièrement lorsque cet enseignement risque d’aller à l’encontre de l’intuition première de certains jurés.
[139] Lorsqu’ils apprennent qu’on a vu l’accusé fuir le lieu du crime ou qu’il a fait à la police une déclaration dont certains éléments se sont révélés faux, les jurés peuvent sauter à la conclusion qu’il avait une intention coupable et, de là, qu’il est coupable de l’infraction qu’on lui reproche. Or, cette conclusion peut être totalement erronée. Il se peut que l’accusé se soit sauvé, non pas pour fuir la justice, mais sous le coup de la panique, et qu’il ait donné de faux renseignements de bonne foi. La preuve de l’attitude de l’accusé après l’infraction est souvent équivoque. Le témoignage des policiers qui ont affirmé que Guy Paul Morin avait réagi étrangement à l’enlèvement et au décès de sa petite voisine a joué un rôle dans sa condamnation injustifiée pour meurtre.
[140] La preuve du comportement postérieur à l’infraction, dans son ensemble, se retrouvera simplement au dossier comme une partie banale de l’exposé des faits. Lorsqu’elle est invoquée à l’appui de la thèse de la poursuite, elle sera évidemment pertinente et admissible si, selon la logique, le bon sens et l’expérience humaine (comme le veut l’expression), elle aide à trancher une question en litige.
[141] En l’espèce, mon collègue, le juge Rothstein, estime que l’argumentation du ministère public concernant l’attitude de l’accusé après l’infraction a été laissée à bon droit à l’appréciation du jury en tant que preuve de l’intention de commettre un meurtre, plutôt que de la survenue d’un accident. Il écrit ce qui suit :
. . . la simple fuite de l’accusé n’était d’aucune utilité pour déterminer s’il était coupable de l’infraction la plus grave ou la moins grave. En l’espèce, toutefois, le fait que M. White n’a pas hésité après qu’un coup de feu provenant de son arme a atteint une autre personne à la poitrine pourrait effectivement être utile pour répondre à cette question. [En italique dans l’original; par. 66.]
Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps que l’interprétation subjective, par un témoin, de l’attitude montrée par l’accusé après l’infraction présente un grand danger (alors que les jurés n’ont peut-être aucune raison d’en être conscients si on ne le leur signale pas). Comme nous le verrons, ce danger a été commenté et expliqué de façon convaincante par l’honorable Fred Kaufman dans le rapport de la Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin : Rapport (1998), p. 1314-1323.
[142] Cette preuve de l’attitude dépend trop du sens de l’observation et de la perception des témoins et implique souvent une série d’inférences hypothétiques menant à une conclusion de culpabilité d’une infraction particulière à partir d’une réaction différente de celle que l’observateur jugerait « normale ». Dans l’une des affaires criminelles les plus troublantes des récentes années, une infirmière de l’hôpital pour enfants de Toronto a été libérée à l’issue de son enquête préliminaire pour le meurtre de quatre enfants en bas âge dont elle prenait soin. Le juge Vanek a rejeté la preuve de l’attitude de l’accusée parce qu’il l’estimait sans valeur :
[traduction] Je suis incapable de voir une preuve quelconque de culpabilité dans le fait qu’un médecin avait, d’un coup d’œil furtif, relevé « une expression très étrange » sur le visage d’une jeune femme qu’il connaissait à peine, qui venait de vivre une expérience très bouleversante et qui, entre autres tâches difficiles à l’occasion de la mort d’un bébé dont elle prenait soin, s’acquittait de la tâche éprouvante de rédiger la note de décès comme elle devait le faire.
(R. c. Nelles (1982), 16 C.C.C. (3d) 97 (C. prov. Ont. (Div. crim.)), p. 125)
[143] De même, dans R. c. Anderson, 2009 ABCA 67, 3 Alta. L.R. (5th) 29, l’accusé était inculpé de meurtre au premier degré. Le ministère public a présenté une preuve révélant qu’un ami de l’accusé qui l’avait emmené dans sa voiture après l’homicide avait remarqué qu’il était [traduction] « anormalement tranquille » près du lieu du crime et qu’un autre témoin l’avait vu détourner la tête lorsqu’ils étaient passés en voiture devant la scène du crime scrutée par les enquêteurs. La cour a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en soumettant cette preuve à l’appréciation du jury (par. 52).
[144] En l’espèce, le ministère public a expressément exhorté les jurés à inférer l’intention de l’appelant de commettre un meurtre du fait qu’il avait quitté les lieux [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis, juste fui sur-le-champ ». Le ministère public n’a pas mis l’accent sur la fuite (un fait objectif), mais sur la prétendue attitude de l’appelant (en l’occurrence, une question de perception et d’opinion de la part d’un inconnu, nécessairement déterminée par les attentes subjectives et le cadre de référence culturel de cet inconnu quant à l’attitude à laquelle il s’attendrait).
[145] Pour les motifs qui suivent, je partage l’opinion du juge en chef Finch de la Colombie-Britannique qu’il ne fallait pas, en l’espèce, laisser cette preuve de l’attitude de l’accusé à l’appréciation du jury relativement à la question cruciale (et pour ainsi dire l’unique question) en litige — soit celle de l’intention de commettre un meurtre ou de la survenue d’un accident. On ne saurait s’attendre à ce que qui que ce soit dont l’arme de poing illégale vient de se décharger en pleine bataille de rue traîne sur les lieux pour en constater les conséquences.
II. Les faits
[146] Le pourvoi concerne le meurtre insensé d’un inconnu, commis au petit matin par l’appelant lors d’une sortie en ville, à Vancouver, le 3 décembre 2005. L’appelant portait et exhibait une arme à feu Glock. La victime, Lee Matasi, a été tuée par balle après une bagarre à l’extérieur d’une boîte de nuit. Plus tôt dans la soirée, M. Matasi avait consommé de l’alcool à Gastown avec quelques amis. Alors qu’il retournait chez lui, il a croisé l’appelant sur la rue à l’extérieur d’une autre boîte de nuit. Comme nous l’avons déjà dit, ils ne se connaissaient pas.
[147] Selon son ancienne petite amie, l’appelant faisait beaucoup de tapage, était [traduction] « en mode party » et, aux dires d’un autre témoin, il semblait « très énervé ». Tout à coup, il a relevé son chandail pour montrer à certaines personnes qu’il avait une arme à feu. D’autres témoins ont entendu quelqu’un mettre en doute qu’il s’agissait d’un vrai pistolet et ont regardé l’appelant tirer sur un immeuble pour prouver qu’il ne s’agissait pas d’une imitation, en disant d’un ton sarcastique : [traduction] « C’est pas un vrai, vous pensez ».
[148] Sur ces entrefaites, M. Matasi, qui se trouvait à passer par là, a dit spontanément : [traduction] « C’est pas cool de tirer ». M. Matasi et ses amis étaient ivres. Un témoin les a entendus hurler quelque chose comme : [traduction] « Pourquoi tu ne tires pas encore? » ou « Pète la fenêtre! » Selon un autre témoin, ils ont crié [traduction] : « Démolis la fenêtre, démolis ce camion‑là! » L’appelant a répondu à M. Matasi et à ses comparses en hurlant et a remonté la côte dans leur direction. Lorsqu’il les a rejoints, il a relancé la dispute avec M. Matasi. Une bagarre s’en est suivie. À un certain moment, il y a eu un coup de feu. Le pistolet s’est retrouvé par terre, mais l’appelant l’a récupéré. La bagarre a continué.
[149] À partir de là, les récits divergent. Selon certains témoins, avant que le deuxième coup de feu — mortel — ne retentisse, les deux hommes se battaient, debout. Toutefois, le témoin principal du ministère public, qui n’avait pas bu, a décrit avoir vu une personne, qu’il a identifiée comme l’appelant, tenir un autre homme qui était assis sur le sol, les jambes écartées devant lui. L’appelant se tenait au-dessus de cet autre homme, il le tenait par le collet et il était déchaîné. Il pointait une arme à feu sur lui. Le témoin a dit avoir entendu le mot [traduction] « salaud » juste avant d’entendre un coup de feu. Le ministère public a vivement encouragé le jury à croire la deuxième version et à rendre un verdict de culpabilité de meurtre. La défense l’a exhorté à retenir la première version et à rendre un verdict de culpabilité d’homicide involontaire coupable. M. Matasi est mort d’un seul coup de feu à la poitrine.
[150] Après le coup de feu, l’appelant a immédiatement fui la scène et couru dans une ruelle. La police l’a vu déposer un objet dans une benne à ordures. L’appelant a été arrêté, et une arme à feu Glock a été retirée des ordures. Au procès, il n’a pas témoigné. Dans sa plaidoirie, l’avocat du ministère public a indiqué au jury qu’il pouvait inférer de la [traduction] « fuite immédiate » après le coup de feu, que l’appelant était coupable de meurtre. Le ministère public a soutenu que l’absence d’hésitation de l’appelant avant sa fuite indique qu’il a agi avec l’intention de tuer. Le pourvoi porte sur l’utilisation qui peut être faite de la preuve de l’attitude de l’appelant après le coup de feu et de sa fuite. Le ministère public soutient néanmoins que, si la Cour arrive à la conclusion que le juge du procès a commis une erreur (conformément à la conclusion unanime de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique), le verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré devrait être confirmé par application de la disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel.
III. Historique judiciaire
A. Cour suprême de la Colombie-Britannique (le juge McEwan)
[151] Sur la question de l’intention, le juge du procès a donné les directives suivantes au jury :
[traduction] Par conséquent, il faut maintenant se demander si M. White avait l’intention ou l’état d’esprit nécessaire pour être déclaré coupable de meurtre. Le meurtre exige un état d’esprit particulier. Pour qu’un homicide coupable soit considéré comme un meurtre, le ministère public doit établir que M. White avait l’intention a) de tuer M. Matasi, ou b) de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui était indifférent qu’il meure ou non. L’indifférence dans ce contexte signifie que M. White pouvait voir ou prévoir le risque que M. Matasi meure de ses blessures, mais a tout de même agi et pris ce risque.
. . .
Pour déterminer l’état d’esprit de M. White, c’est-à-dire ce qu’il avait réellement l’intention de faire, vous devez examiner tous les éléments de preuve. Vous devez tenir compte de ce que M. White a fait, selon vous, tout au long des événements menant au coup de feu reçu par M. Matasi et après le coup de feu. Vous devez tenir compte de ce qui s’est passé, selon vous, au moment où on a tiré, si c’est possible. Vous devez décider à quelle conclusion vous arrivez à partir de ce que M. White a dit à n’importe quel moment et de la signification de ses propos.
[152] Au sujet du comportement de l’appelant après l’infraction, par rapport à l’intention spécifique requise pour qu’il soit déclaré coupable de meurtre, et de son état d’esprit, le juge du procès a affirmé :
[traduction] Vous pouvez tenir compte du comportement que M. White a adopté après l’événement en fuyant le lieu du crime, mais vous devez utiliser cette preuve avec prudence. Il se peut qu’elle ne démontre rien de plus que, pour différentes raisons, l’appelant aurait eu des ennuis s’il était resté sur les lieux et il se peut qu’elle ne soit pas très utile pour évaluer son état d’esprit précis au moment où le coup de feu a été tiré. C’est à vous d’analyser et d’apprécier cette preuve. [Je souligne.]
L’avocat de la défense ne s’est pas opposé à cet aspect de l’exposé.
B. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique (le juge en chef Finch (dissident) et les juges Ryan et Chiasson)
(1) La majorité — la juge Ryan
[153] La question essentielle était de savoir si le ministère public avait prouvé que l’appelant, lorsqu’il a tiré sur M. Matasi, avait l’intention requise pour commettre un meurtre. Le ministère public ne s’est pas fondé sur la preuve de la fuite même pour établir que l’appelant avait conscience d’avoir commis un meurtre. Il a plutôt insisté sur l’absence d’hésitation de l’appelant avant sa fuite. Selon la juge Ryan, ce domaine du droit [traduction] « comporte autant, voire plus de difficultés qu’avant les arrêts Arcangioli [R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129] et White [R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72 (« White (1998) »)] » (par. 145). Plus précisément, elle a dit que
[traduction] l’arrêt Arcangioli n’appuie pas la proposition selon laquelle chaque fois que l’accusé avoue avoir accompli l’actus reus d’un crime, mais nie un degré de culpabilité donné à l’égard de ce crime ou nie avoir perpétré une infraction connexe découlant du même ensemble de faits pertinents, le comportement postérieur à l’infraction, comme la fuite ou la destruction de la preuve, n’aura aucune valeur probante quant à l’intention. Dans certains cas, une telle preuve peut servir à établir l’intention. [par. 126]
Il aurait été préférable que le juge du procès mentionne que l’absence d’hésitation était un élément circonstanciel de la preuve du ministère public et donne ensuite la mise en garde proposée dans Arcangioli concernant la fuite. Toutefois, cette erreur était inoffensive et n’aurait pas pu avoir d’incidence sur le verdict. Le juge du procès n’a pas dit au jury que la fuite, à elle seule, pouvait étayer une conclusion de culpabilité (par. 145). Les juges majoritaires ont appliqué la disposition réparatrice et rejeté l’appel.
(2) Le juge en chef Finch, dissident
[154] Le juge en chef Finch aurait accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès. En l’espèce, la seule question en litige était celle de la mens rea, puisque l’actus reus avait été concédé par l’avocat de la défense dans sa plaidoirie finale (par. 69). La fuite immédiate de l’appelant n’était pas une conduite exagérée par rapport au degré de culpabilité avoué et [traduction] « [l]’intention de commettre un meurtre n’est pas la seule conclusion que l’on peut raisonnablement tirer de la preuve que l’accusé a pris la fuite “instantanément” et sans hésiter » (par. 75).
[traduction] Le fait que l’appelant n’a pas hésité avant de s’enfuir est tout aussi compatible avec la conclusion qu’il était conscient de son comportement au cours des événements violents ayant abouti au coup de feu qui a atteint M. Matasi, même si ce coup de feu était involontaire, qu’avec la conclusion qu’il avait l’intention de tuer M. Matasi. Autrement dit, en l’espèce, le fait de s’enfuir sans hésiter est compatible tant avec l’homicide involontaire coupable qu’avec le meurtre.
Puisque l’absence d’hésitation et la fuite instantanée de l’accusé peuvent s’expliquer par la conscience de culpabilité tant à l’égard d’une infraction qu’à l’égard d’une ou plusieurs autres, ce comportement n’a aucune valeur probante quant à l’intention. Par conséquent, on aurait dû informer le jury qu’il ne pouvait utiliser cette preuve pour déterminer le degré de culpabilité de l’appelant, c’est‑à‑dire trancher entre le meurtre et l’homicide involontaire coupable. [par. 76‑77]
[155] Loin d’avoir reçu une directive selon laquelle cette preuve n’avait « aucune valeur probante », le jury s’est fait dire par le ministère public, et ensuite par le juge, qu’il pouvait tenir compte du comportement postérieur à l’infraction pour déterminer l’intention. Bien que le juge du procès ait dit au jury qu’il était possible que la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction ne soit pas très utile pour déterminer l’intention de l’appelant, il lui a tout de même laissé le soin [traduction] « d’analyser et d’apprécier » cette preuve. Le juge du procès a donné au jury la possibilité d’utiliser la preuve du comportement postérieur à l’infraction pour inférer l’intention. Il aurait dû lui indiquer expressément qu’il ne pouvait tirer une telle inférence. Le défaut de le faire constitue une erreur de droit qui n’est pas inoffensive et à laquelle on ne peut appliquer la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii).
IV. Les dispositions législatives pertinentes
[156] Le Code criminel prévoit ce qui suit :
686. (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :
a) peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :
. . .
(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit,
. . .
b) peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants :
. . .
(iii) bien qu’elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l’appel pourrait être décidé en faveur de l’appelant, elle est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit . . .
V. Analyse
[157] Dans un procès, il n’y a pas de tombée du rideau sur le dévoilement des faits dès que les éléments de l’infraction sont tous réunis. La preuve du comportement subséquent est souvent utile pour expliquer ce qui s’est passé plus tôt et le juge des faits a droit à toute l’aide qui peut lui être fournie. Dans la plupart des cas, la preuve du comportement postérieur à l’infraction sera probante et parfaitement acceptable. Par exemple, dans R. c. Ménard, [1998] 2 R.C.S. 109, la preuve contre l’accusé inculpé de meurtre au deuxième degré était en grande partie circonstancielle. La seule question en litige était celle de l’identité. La preuve du comportement postérieur à l’infraction incluait de fausses déclarations de l’accusé à la police après le meurtre, ainsi que des éléments indiquant que l’accusé avait essayé de se débarrasser de l’automobile tachée de sang de la victime et de ses propres vêtements tachés de sang et qu’il avait tenté de s’enfuir des lieux où il avait caché ces éléments de preuve. L’accusé a prétendu qu’il avait agi ainsi uniquement par crainte qu’on établisse un lien entre lui et des biens volés et il a nié être impliqué de quelque façon que ce soit dans le meurtre. Son comportement postérieur à l’infraction semblait totalement disproportionné par rapport à sa prétendue crainte concernant les biens volés. Aucune directive restrictive n’avait été donnée. Le juge du procès avait simplement insisté sur le fait que la preuve du comportement postérieur à l’infraction [traduction] « peut ou non indiquer la culpabilité » (par. 24). La Cour a conclu qu’il revenait au jury de déterminer laquelle des interprétations opposées il devait retenir, le cas échéant. Il s’agit donc de la règle générale.
[158] Contrairement à l’accusé dans l’affaire Ménard, l’appelant dans le présent pourvoi a admis sa participation physique au meurtre. Le ministère public lui-même reconnaît que le simple fait que l’appelant se soit enfui du lieu du crime est tout aussi compatible avec un état de panique à la suite d’un coup de feu accidentel qu’avec une stratégie pour éviter d’être tenu responsable d’un meurtre intentionnel. Selon le ministère public, le fait que l’accusé a fui sans se montrer bouleversé ou indécis — une preuve de son attitude — et sans hésiter permettait au jury de conclure à l’existence de l’intention spécifique requise pour commettre un meurtre. Au vu des faits de la présente affaire, je crois que le ministère public a tenté de bâtir une argumentation qui donne l’apparence de la solidité à ce qui n’est que du vent. Comme le juge Hall l’a judicieusement fait remarquer dans R. c. Campbell (1998), 122 C.C.C. (3d) 44 (C.A. C.‑B.), [traduction] « Il peut y avoir une multitude de raisons expliquant pourquoi une personne fait des bêtises après avoir vécu une expérience traumatisante » (par. 23). Voir aussi Gudmondson c. The King (1933), 60 C.C.C. 332 (C.S.C.).
[159] Les règles régissant les directives aux jurés dans les cas où la preuve du ministère public n’a aucune valeur probante, ou une valeur probante trop faible pour contrebalancer le préjudice inéquitable qui en découlerait, sont énoncées dans les arrêts récents de notre Cour Arcangioli, White (1998) et Ménard. Comme le juge en chef Finch, je ne crois pas que, sur le plan des principes, la présente espèce se distingue de l’affaire Arcangioli. J’appliquerais l’arrêt Arcangioli et j’accueillerais le pourvoi.
A. L’argument du ministère public
[160] En l’espèce, le comportement de l’appelant tout juste après l’infraction n’a pas été présenté simplement « en tant que partie inextricable de l’exposé des faits » : R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519, par. 58. Le ministère public a plutôt tenté de s’en servir pour établir l’intention de commettre un meurtre. Tout comme dans Arcangioli, il s’agissait d’un élément important de la plaidoirie adressée au jury par le ministère public et des directives finales du juge du procès. Les arguments présentés par le ministère public pour tenter d’utiliser la preuve de l’attitude de l’accusé au profit de la poursuite font partie des derniers propos que les jurés ont entendus avant d’entamer leurs délibérations. En l’espèce, comme dans Arcangioli, « le jury risque de ne pas prendre en considération les autres explications possibles du comportement de l’accusé et de se servir à tort de cet élément de preuve pour conclure immédiatement à la culpabilité » (White (1998), par. 22). Cette preuve a été admise à une étape du procès où l’identité du tireur était toujours en litige. Cependant, les problèmes ont surgi lorsque le ministère public s’est appuyé sur cette preuve dans sa plaidoirie finale, alors que l’identité du tireur avait été établie, pour convaincre le jury de déclarer l’accusé coupable de meurtre plutôt que d’homicide involontaire coupable parce qu’il ne s’était pas montré « bouleversé » et n’avait pas « hésité ». Le juge du procès a aggravé la situation en indiquant au jury qu’il pouvait déterminer l’intention de l’accusé en se fondant sur la fuite, tout simplement, c’est-à-dire sur le [traduction] « comportement que M. White a adopté après l’événement en fuyant le lieu du crime ». Le ministère public faisait référence à l’attitude de l’appelant après le coup de feu, un élément distinct de la fuite proprement dite. Les propos du juge du procès semblent avoir dépassé la position plus nuancée du ministère public et attiré l’attention des jurés sur la fuite en tant que telle.
[161] Si la question de l’identité avait été soumise au jury, la preuve de la fuite aurait sans aucun doute été très pertinente. Elle aurait pu être utilisée par le jury, de concert avec d’autres éléments de preuve, pour conclure que l’appelant était le tireur. Mais, en fin de compte, l’identité de l’appelant a été admise. Le ministère public n’a pas présenté cette preuve en tant que partie de l’exposé des faits, mais plutôt comme preuve de la perpétration d’un meurtre au deuxième degré. J’estime que, suivant Arcangioli, cette preuve ne pouvait être admise afin d’établir l’intention spécifique nécessaire pour justifier un verdict de culpabilité pour meurtre.
B. Le comportement postérieur à l’infraction pertinent ne se limite pas à la conscience de culpabilité
[162] La juge Ryan, de la Cour d’appel, a indiqué que, jusqu’à l’arrêt White (1998), [traduction] « seul le comportement que l’accusé aurait adopté pour éviter d’être découvert et poursuivi ou à une fin semblable appelait une mise en garde spéciale. Il en est ainsi parce que, si l’on croit que l’accusé a voulu éviter d’être découvert ou d’être poursuivi, cet acte à lui seul peut étayer une conclusion de culpabilité. » (par. 129 (souligné dans l’original)). Si la question du comportement postérieur à l’infraction surgit plus fréquemment devant les tribunaux sous diverses formes, c’est peut-être parce que des poursuivants créatifs en font un usage plus audacieux. Comme l’a fait remarquer un commentateur, un peu à regret, [traduction] « [i]l fut un temps où une preuve de fuite était le seul comportement après le fait significatif dont l’avocat de la défense devait tenter de limiter les effets négatifs au procès », mais depuis peu, souligne-t-il, la preuve du comportement postérieur à l’infraction s’est étendue à toutes sortes de choses : V. Rondinelli, « The Probative Force : Getting Inside the Guilty Mind and Keeping Out Equivocal Conduct » (2005), 26:3 Criminal Lawyers’ Association Newsletter, p. 38. La nécessité de faire une « mise en garde spéciale » ne dépendra pas de savoir si cette preuve peut ou non étayer à elle seule une conclusion de culpabilité, mais plutôt de l’appréciation que le tribunal fera du risque que le jury tire des inférences inacceptables relativement aux questions sur lesquelles s’appuie la poursuite en s’adressant au jury. Pour reprendre les propos de la juge Weiler dans R. c. Peavoy (1997), 34 O.R. (3d) 620 (C.A.) : [traduction] « La question principale est la suivante : “En quoi le comportement après le fait est-il pertinent?” » (p. 629).
[163] La preuve peut avoir une valeur probante à l’égard d’une question en litige, mais pas à l’égard d’une autre. Par exemple, dans R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, l’accusé était inculpé de meurtre au premier degré relativement à l’assassinat de son beau-père. Il était également inculpé de tentative de meurtre de la compagne de son beau-père, blessée par balle. Il a invoqué deux moyens dans sa défense : (i) sa responsabilité criminelle n’était pas engagée parce que, au moment de la fusillade, il était atteint de troubles mentaux, et (ii) il n’avait pas eu l’intention requise de tuer la victime. Une partie de la preuve au procès a démontré que l’accusé avait caché l’arme du crime (un fusil), qui ne portait aucune empreinte digitale lorsque la police l’a découverte. Reconnaissant que deux questions étaient « en litige », le juge en chef Lamer a statué, à l’égard de l’intention de commettre un meurtre, que le juge aurait dû, pour écarter le risque d’une conclusion inacceptable, donner au jury une directive selon laquelle cette preuve n’avait « aucune valeur probante ». Par contre, il a estimé que cette même preuve du comportement postérieur à l’infraction était pertinente quant à l’évaluation du moyen de défense de non-responsabilité criminelle invoqué par l’accusé. Il a affirmé ce qui suit :
. . . cette preuve n’avait aucune valeur probante relativement à [l’actus reus ou aux questions d’identité]; en fait, elle n’était pas pertinente à leur égard.
Toutefois, contrairement aux affaires Arcangioli, Marinaro ou Charlette [(1992), 83 Man. R. (2d) 187 (C.A.)], la tentative alléguée de dissimuler l’arme du crime et de détruire des éléments de preuve était une preuve circonstancielle pertinente dont le jury devait tenir compte en évaluant le moyen de défense fondé sur la « non-responsabilité criminelle » que l’appelant avait invoqué en vertu de l’art. 16. [Souligné dans l’original; par. 49‑50.]
Voir également R. c. MacKinnon (1999), 43 O.R. (3d) 378 (C.A.), p. 383-384.
[164] Dans R. c. Cudjoe, 2009 ONCA 543, 68 C.R. (6th) 86, le juge Watt a remarqué que [traduction] « [l]a preuve relative au comportement après le fait est typique de nombreux éléments de preuve présentés dans un procès criminel : l’admissibilité de cette preuve est limitée. Le juge des faits peut utiliser cette preuve à une ou plusieurs fins, mais non à d’autres. Par conséquent, la production de cette preuve dans un procès avec jury impose au juge l’obligation d’expliquer au jury ce qu’il peut en faire et ce qu’il ne peut pas en faire » (par. 81). Cela ne signifie pas que pareilles directives restrictives sont obligatoires dans tous les cas où le comportement postérieur à l’infraction est mis en preuve. Tout dépendra des faits. Néanmoins, la mise en garde du juge Watt, qui possédait une vaste expérience pratique de juge présidant des procès criminels avec jury, est judicieuse.
C. La preuve du comportement postérieur utilisée par le ministère public dans sa plaidoirie finale comme un indicateur de culpabilité doit se rapporter à une question litigieuse
[165] De façon générale, la pertinence devrait être appréciée au regard des « questions en litige ». Comme l’a indiqué le juge Major dans White (1998), au par. 26 : « L’arrêt Arcangioli établit qu’un élément de preuve ne doit être présenté au jury que s’il est pertinent aux fins de trancher un point litigieux dans l’affaire. »
[166] Dans R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, le juge LeBel a souligné que « [l]e comportement de l’accusé postérieur à l’infraction peut également servir à discréditer les moyens de défense relatifs à l’état d’esprit de l’accusé au moment de la perpétration de l’infraction, qui peuvent donc influer sur sa capacité de former l’intention requise pour commettre l’infraction, par exemple le moyen de défense fondé sur l’intoxication [. . .] et celui fondé sur la “non‑responsabilité criminelle” que l’accusé peut invoquer en vertu de l’art. 16 » du Code criminel (par. 40 (citations omises)). Dans Jaw, la preuve du comportement postérieur à l’infraction concernait des actes concrets objectifs — après le meurtre, l’accusé avait rechargé son fusil et dit à sa conjointe en sortant à l’extérieur qu’il avait l’intention de se suicider. L’attitude de l’accusé n’était pas en cause.
[167] Toutefois, l’une des difficultés que pose le type de preuve du comportement postérieur à l’infraction en cause en l’espèce tient à ce que, souvent, [traduction] « les inférences recherchées [. . .] peuvent être trop équivoques pour que la preuve ait une valeur quelconque » (D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (5e éd. 2008), p. 33). Dans R. c. Figueroa, 2008 ONCA 106, [2008] 58 C.R. (6th) 305, le juge Doherty souligne que [traduction] « [b]ien qu’il lui appartienne de faire un choix parmi les inférences raisonnables pouvant découler de la preuve, le jury ne saurait être invité à tirer des inférences hypothétiques ou déraisonnables » (par. 35). Voir également Jaw, au par. 39.
[168] Bien entendu, on pourrait en dire autant de la preuve circonstancielle du comportement antérieur à l’infraction. Si la preuve relative à une question litigieuse n’a aucune valeur probante — ou a une « valeur » qui dépend entièrement d’« inférences hypothétiques ou déraisonnables », — elle n’est pas pertinente et ne devrait pas encombrer inutilement les délibérations du jury. La question consiste, comme toujours, à évaluer la force du lien inférentiel entre la preuve et le fait que l’on cherche à établir (Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (3e éd. 2009), §2.58). Dans d’autres cas, les inférences qui, selon le ministère public, devraient être tirées du comportement postérieur à l’infraction sont inacceptables pour des raisons juridiques et non parce qu’elles sont illogiques. Cela se produit fréquemment dans le cas du droit d’un suspect de garder le silence. L’affaire Turcotte en est un exemple, tout comme l’affaire R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293, où il a été démontré que l’accusé avait refusé de parler à la police après son arrestation pour complot en vue d’importer de la cocaïne. Le ministère public a posé la question suivante à l’accusé : « [P]ourquoi n’avez-vous pas dit aux autorités dès votre arrestation que les choses paraissaient mal, mais que vous pouviez fournir une explication? Pourquoi ne l’avez-vous pas fait? » (p. 1312). Le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité et citant le juge Martin dans un arrêt précédent, a conclu « qu’une personne accusée d’une infraction criminelle [a] le droit de garder le silence et un jury n’a pas le droit de tirer une conclusion défavorable à l’accusé parce qu’il a choisi d’exercer ce droit » (p. 1316 (je souligne)). Voir R. c. Symonds (1983), 9 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), p. 227. La majorité a refusé d’appliquer la disposition réparatrice et a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[169] Bref, si la preuve ne peut justifier (ou ne peut, en droit, être utilisée pour justifier) la conclusion recherchée par la poursuite, elle devrait être exclue ou, si elle a déjà été versée au dossier, le jury devrait en être dessaisi de fait par une directive précisant qu’elle n’a « aucune valeur probante ».
D. L’arrêt Arcangioli s’applique
[170] La question est de savoir si le présent dossier est devenu identique à l’affaire Arcangioli parce que l’actus reus de l’homicide a finalement été reconnu. La seule « question en litige » que le jury devait trancher était celle de l’intention (ou de l’absence d’intention) de l’appelant de commettre un meurtre. Dans Arcangioli, l’accusé était inculpé de voies de fait graves relativement à une agression à coups de couteau survenue au cours d’une bagarre. L’accusé a avoué avoir asséné plusieurs coups de poing à la victime, mais a témoigné avoir pris la fuite lorsqu’il a vu une autre personne sur les lieux poignarder la victime dans le dos. Le juge du procès a dit au jury que la preuve de la fuite de l’accusé était un facteur qu’il devait prendre en considération en rendant son verdict, mais que cette preuve n’était pas concluante. Il arrive parfois que des personnes innocentes s’enfuient des lieux d’un crime. L’accusé a été reconnu coupable. L’avocat de la défense ne s’était pas opposé à l’exposé du juge sur cette question, mais notre Cour a néanmoins ordonné la tenue d’un nouveau procès. Le juge du procès aurait dû dire au jury que la fuite de l’accusé était tout aussi compatible avec les voies de fait simples qu’avec les voies de fait graves. Par conséquent, la preuve n’était pas logiquement probante à l’égard de la seule « question en litige » et le « jury aurait dû être averti de ne tirer aucune conclusion de la fuite » (p. 145 (je souligne)).
[171] Lorsque, comme en l’espèce et dans l’affaire Arcangioli, la participation de l’accusé à l’homicide n’est pas une question litigieuse sur laquelle le jury doit se prononcer, mais que le ministère public cherche à lier la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction uniquement à « l’ampleur de cette participation ou [à] son incidence sur le plan légal », une directive précisant que cette preuve n’a aucune valeur probante peut être justifiée. Voici ce que dit le juge Major :
Une telle directive sera très probablement justifiée lorsque, comme dans l’affaire Arcangioli, l’accusé avoue avoir accompli l’actus reus, mais nie un degré de culpabilité donné à l’égard de cet acte ou nie avoir perpétré une infraction connexe découlant du même ensemble de faits considérés.
(White (1998), par. 28)
Par conséquent, une directive selon laquelle un élément de preuve n’a « aucune valeur probante », comme celle exigée dans l’arrêt Arcangioli, ne s’impose que dans « certaines circonstances particulières » (White (1998), par. 27), c’est-à-dire lorsque la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction soumise par le ministère public n’a pas de valeur probante à l’égard d’une « question en litige ». À mon avis, en prouvant que l’accusé avait fui [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis », le ministère public a invité le jury [traduction] « à tirer des inférences hypothétiques ou déraisonnables » (Figueroa, par. 35). Je conclus donc qu’une directive restrictive s’imposait, comme dans Arcangioli, en raison de l’absence de lien pertinent avec une « question en litige ». Certes, dans Arcangioli, il ne s’agissait pas d’une preuve d’attitude, mais tant la présente affaire que l’affaire Arcangioli mettaient en jeu une preuve du comportement postérieur à l’infraction qui ne pouvait servir de fondement à l’inférence que le ministère public suggérait au jury.
[172] Quoi qu’il en soit, bien que le ministère public se soit appuyé sur l’attitude de l’accusé avant sa fuite, le juge du procès a indiqué aux jurés qu’ils pouvaient utiliser la preuve de la fuite même comme preuve probante de l’intention, alors que l’arrêt Arcangioli interdit expressément cette inférence.
E. Lorsque la preuve du comportement postérieur à l’infraction est pertinente, mais que son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante, le juge du procès doit donner une directive restrictive
[173] Lorsque la poursuite outrepasse les limites de l’équité en présentant une preuve du comportement postérieur à l’infraction qui a peut-être une valeur probante, mais uniquement accessoire, et qui porte inéquitablement préjudice à un accusé — en ce sens qu’elle risque de fausser le processus d’appréciation des faits par le jury en détournant son attention de l’objectif principal de ses délibérations, ou en ternissant simplement la réputation de l’accusé — , le juge du procès peut exclure cette preuve ou, si elle est déjà au dossier, donner une directive précisant qu’elle n’a aucune valeur probante. Dans White (1998), le juge Major a indiqué que, même si « la preuve ne peut être jugée non pertinente relativement à la question en litige, elle pourra être soustraite à l’examen du jury par le juge du procès parce qu’elle est plus préjudiciable qu’elle n’est probante » (par. 33). Voir également R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, et R. c. B. (S.C.) (1997), 36 O.R. (3d) 516 (C.A.).
[174] Dans R. c. Bisson, [1997] R.J.Q. 286 (C.A.), le juge Fish (maintenant juge à la Cour suprême du Canada), dissident, a rappelé que le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire d’indiquer au jury de ne pas tenir compte de la preuve qui aurait un effet préjudiciable inéquitable :
[traduction] Si le juge est convaincu que l’effet préjudiciable de la preuve l’emporte sur sa valeur probante — par exemple parce que le jury risque fortement de s’y fier à tort — cette preuve devrait aussi être exclue ou soustraite à l’appréciation du jury . . . [p. 322]
Les juges Doherty et Rosenberg ont tenu des propos semblables dans B. (S.C.) :
[traduction] Le comportement qui n’est rien de plus qu’inhabituel ou irréfléchi peut revêtir une importance injustifiée lorsqu’il est examiné après coup au procès. Le juge des faits peut accorder une trop grande importance au comportement après le fait, peu importe que la preuve de ce comportement soit présentée par le ministère public ou par la défense. Le juge évitera ce risque en exerçant judicieusement son pouvoir d’exclure les éléments de preuve préjudiciables même s’ils ont une certaine valeur probante. [Je souligne; p. 527.]
[175] Par exemple, dans R. c. Bennett (2003), 67 O.R. (3d) 257 (C.A.), l’accusé a été inculpé du meurtre au premier degré d’une femme de 18 ans. La preuve qui pesait contre lui était entièrement circonstancielle. La poursuite a présenté de nombreux éléments de preuve relatifs au comportement de l’accusé après l’infraction, y compris sa colère lorsqu’il a été décrit comme une personne capable de tuer la victime, son omission de faire certains appels téléphoniques lorsqu’il a appris le décès de la victime et le fait qu’il n’a pas demandé à la police l’identité de la victime (p. 259). Le juge en chef McMurtry a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en permettant au jury de tenir compte d’une preuve du comportement postérieur à l’infraction tellement ténue qu’elle l’invitait à lancer des hypothèses préjudiciables à l’accusé. Voilà pourquoi, entre autres, la Cour d’appel a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Voir également R. c. Baltrusaitis (2002), 58 O.R. (3d) 161 (C.A.), et R. c. Powell (2006), 215 C.C.C. (3d) 274 (C.S.J. Ont.), par. 35.
[176] Bien que, selon moi, la description de l’attitude de l’accusé qui aurait fui [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis » aurait dû faire l’objet d’une directive précisant qu’elle n’avait aucune valeur probante, j’aurais conclu, subsidiairement, que le juge du procès devait donner une directive à l’égard de cette preuve parce que son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante.
[177] On pourrait soutenir que la Cour n’a pas à examiner cet aspect des règles régissant les directives au jury dans le cadre d’un appel de plein droit, parce que, dans ses motifs de dissidence, le juge en chef Finch conclut que cette preuve n’a aucune valeur probante, et non que son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante. Je ne crois pas que la Cour doive s’imposer pareille limite dans un appel de plein droit. Selon moi, la dissidence du juge en chef Finch porte sur une question plus large, si l’on se reporte au jugement formel de la juridiction inférieure : « La nature de l’erreur commise par le juge du procès dans ses instructions au jury au sujet des circonstances de la fuite de l’appelant ». Le juge en chef Finch a conclu qu’une directive restrictive aurait dû être donnée à l’égard de la preuve des « circonstances de la fuite de l’appelant ». L’appelant peut faire valoir la conclusion de droit sur laquelle porte la dissidence en invoquant tout motif justifié par le dossier.
F. Désaccord avec le juge Rothstein
[178] Il ne fait pas de doute que le comportement postérieur à l’infraction entre dans la catégorie des éléments de preuve circonstancielle et que la question de savoir si une directive restrictive s’impose dépendra largement des faits. Le juge Rothstein conclut, au sujet de la preuve du comportement postérieur à l’infraction que l’« admissibilité de cette preuve et la formulation de directives restrictives devraient obéir aux mêmes principes de preuve que les autres éléments de preuve circonstancielle » (par. 31). À l’appui de cette proposition, le juge Rothstein cite le passage suivant des motifs du juge Major dans White (1998) : « La preuve relative au comportement postérieur à l’infraction ne diffère pas fondamentalement des autres types de preuve circonstancielle » (par. 21). Or, il faut absolument signaler que le juge Major nuance ainsi ses propos dans White (1998) :
Il est toutefois reconnu que la preuve relative au comportement postérieur à l’infraction présentée à l’appui d’une conclusion de conscience de culpabilité crée une grande ambiguïté et est susceptible d’induire le jury en erreur. Comme l’a signalé notre Cour dans l’arrêt Arcangioli, le jury risque de ne pas prendre en considération les autres explications possibles du comportement de l’accusé et de se servir à tort de cet élément de preuve pour conclure immédiatement à la culpabilité. [par. 22]
[179] Le juge Major poursuit, au par. 23, en décrivant les règles de droit qui ont été adoptées précisément pour répondre à ces préoccupations. Ces règles peuvent en fait découler des principes de base régissant la preuve circonstancielle appliqués dans un contexte particulier, mais ce sont les sujets de préoccupation relevés dans Arcangioli — et non les principes généraux régissant la preuve circonstancielle — qui sont en litige dans le présent pourvoi.
[180] Autrement dit, il ne suffit pas de simplement déterminer si la preuve selon laquelle l’appelant a fui [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis » pourrait être pertinente quant à la question de l’intention de commettre un meurtre « selon la logique et l’expérience humaine » (motifs du juge Rothstein, par. 36, voir également le par. 42). Comme nous l’avons vu, la pertinence dépend plutôt de la question de savoir si la preuve a une valeur probante relativement à une question en litige. Si la preuve relative à l’attitude postérieure à l’infraction n’est pas probante, elle ne sera pas pertinente. Et la valeur probante de la preuve relative à l’attitude doit être évaluée au regard de l’expérience pratique acquise par les tribunaux au fil des ans en ce qui concerne le risque que certains types de comportement postérieur à l’infraction induisent le jury en erreur. L’utilisation de la preuve relative à l’attitude postérieure à l’infraction (le Nouveau Petit Robert : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (2010), définit l’« attitude » notamment comme suit, à la p. 173 : « Manière de se tenir (et, par ext., Comportement) qui correspond à une certaine disposition psychologique »), en tant qu’élément du comportement après le fait, a suscité de nombreuses difficultés sur le plan pratique, notamment dans le cas de la condamnation injustifiée de Guy Paul Morin et dans celui de la poursuite infructueuse de l’infirmière Susan Nelles.
[181] Dans la présente espèce, mon collègue le juge Rothstein reconnaît que le fait que l’appelant a fui n’est pas pertinent, mais il retient l’argument du ministère public concernant l’attitude de l’appelant (sa manière de fuir [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis ») vu sa pertinence et son à-propos. Selon moi, cette position invite le jury à tirer une inférence hypothétique et déraisonnable de culpabilité de meurtre au deuxième degré. Il me semble tout aussi plausible de conclure qu’une personne en possession d’un pistolet illégal avec lequel un inconnu vient d’être abattu — accidentellement ou non — se sauverait aussi vite et aussi loin que possible, sans hésiter le moindrement.
[182] Pris isolément, le simple fait que l’accusé a fui les lieux du crime peut être un fait objectif. Il en va autrement d’éléments qu’un observateur interprète comme le défaut d’hésiter momentanément, ou de se montrer « bouleversé » ou « indécis ». Ce genre de preuve repose sur des suppositions non exprimées voulant qu’il soit normal d’hésiter, mais anormal de réagir instantanément et que le comportement de l’appelant déroge à une norme de procrastination présumée, mais non énoncée (quelle que soit cette « norme »). De plus, on dit que cette présumée dérogation à la norme présumée justifie — potentiellement — une autre inférence selon laquelle l’accusé avait l’intention de commettre un meurtre. Cette double inférence pose problème et s’appuie sur le type d’appréciation subjective après les faits dont l’expérience a démontré la non-fiabilité. Comme le mentionne le rapport Kaufman, « [i]l est possible de surutiliser et de mal utiliser une présumée preuve fondée sur le “comportement” de l’accusé en tant que preuve circonstancielle de culpabilité. [. . .] Le comportement le plus innocent peut paraître suspect aux personnes que d’autres faits prédisposent à l’interpréter ainsi » (p. 1315).
[183] Tenter d’établir l’état d’esprit d’un accusé à partir de renseignements de seconde main concernant son attitude après un événement traumatisant risque fort de dépendre dans une trop large mesure de facteurs subjectifs comme la personnalité de l’accusé, son degré de conscience et le milieu socioculturel de la personne qui observe et de celle qui est observée. Un commentateur, cité dans le rapport Kaufman, aux p. 1318-1319, dit ce qui suit à ce sujet :
[traduction] . . . bien qu’un comportement ne correspondant pas aux stéréotypes puisse légitimement soulever les doutes des enquêteurs, une conclusion de culpabilité ne peut raisonnablement pas en être déduite. [. . .] Le maximum que l’on puisse dire est que les réactions émotionnelles de l’accusé à l’événement semblaient inhabituelles. La culpabilité serait, bien entendu, l’une des explications possibles des comportements apparemment inhabituels de l’accusé; mais on pourrait aussi logiquement expliquer ce comportement en disant que les réponses émotionnelles générales de l’accusé ou ses niveaux d’expression diffèrent de la norme. Sans recourir à un éventail d’examens psychologiques ou à l’admission de preuves sur la façon dont l’accusé avait réagi dans d’autres situations comparables (si vraiment on peut en trouver), il est difficile de voir comment le jury pourrait éliminer cette explication possible.
(A. Palmer, « Guilt and the Consciousness of Guilt : The Use of Lies, Flight and other “Guilty Behaviour” in the Investigation and Prosecution of Crime » (1997), 21 Melbourne U. L. Rev. 95, p. 142 (je souligne))
[184] Pour justifier de s’en remettre au bon sens des jurés, le juge Rothstein cite, au par. 56 de ses motifs, un extrait de l’arrêt Corbett. Toutefois, le juge Dickson indique clairement dans cet arrêt que l’utilisation par le ministère public du casier judiciaire d’un accusé devrait faire l’objet de « directives claires » :
À mon avis, la meilleure façon de réaliser l’équilibre et d’atténuer ces risques est de fournir au jury des renseignements complets, mais de lui donner, en même temps, des directives claires quant à l’usage limité qu’il doit faire de ces renseignements. Les règles qui imposent des restrictions aux renseignements pouvant être portés à la connaissance du juge des faits devraient être évitées sauf en dernier recours. Il vaut mieux s’en remettre au bon sens des jurés et leur donner tous les renseignements pertinents, à condition que ceux-ci soient accompagnés de directives claires dans lesquelles le juge du procès précise les limites de leur valeur probante en droit. [Je souligne; p. 691.]
Dans le présent dossier, le jury n’a pas reçu de telles « directives claires ».
[185] Bref, je suis d’avis que les tribunaux devraient continuer de s’appuyer sur leur expérience concernant l’utilisation de la preuve du comportement postérieur à l’infraction — plus particulièrement lorsqu’il s’agit de la « preuve de l’attitude » de l’accusé après l’infraction — et donner des directives au jury, en tenant compte de cette expérience, comme le font les juges en ce qui concerne les témoignages des informateurs dans un établissement de détention, la preuve relative au casier judiciaire de l’accusé, la preuve d’identification par témoin oculaire et la preuve relative à une conduite répréhensible n’ayant pas fait l’objet d’une accusation (c.-à-d. la preuve de faits similaires). Bien sûr, tout argument relatif à la nécessité de donner (ou non) des directives restrictives est fonction des faits de l’espèce. Je passe donc à l’application de ces principes aux faits de la présente affaire.
VI. Application aux faits
[186] La preuve du comportement de l’appelant après le coup de feu n’a certainement pas été utilisée simplement en tant que partie de l’exposé des faits : Turcotte, par. 58. Elle portait sur une question claire. La preuve selon laquelle l’accusé aurait fui [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis » tendait-elle à rendre plus probable ou moins probable l’existence de l’intention spécifique requise pour justifier un verdict de meurtre au deuxième degré? Le juge du procès a donné des directives correctes au jury concernant l’intention requise :
[traduction] . . . le ministère public doit établir que M. White avait l’intention a) de tuer M. Matasi, ou b) de lui causer des lésions corporelles qu’il savait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui était indifférent qu’il meure ou non. L’indifférence dans ce contexte signifie que M. White pouvait voir ou prévoir le risque que M. Matasi meure de ses blessures, mais a tout de même agi et pris ce risque.
Ayant admis avoir causé illégalement la mort de M. Matasi, l’appelant était à tout le moins coupable d’homicide involontaire coupable. Passer d’une condamnation pour homicide involontaire coupable à une condamnation pour meurtre au deuxième degré est lourd de conséquences. L’appelant avait droit à ce que le jury reçoive des directives appropriées concernant la preuve que le ministère public pouvait utiliser pour établir, hors de tout doute raisonnable, l’intention de commettre un meurtre.
[187] Dans une situation semblable, l’approche applicable est celle qui a été établie par notre Cour dans Arcangioli et dans R. c. Marinaro, [1996] 1 R.C.S. 462, où elle a expressément adopté l’opinion dissidente de la juridiction inférieure, exprimée par le juge en chef Dubin, de l’Ontario ((1994), 95 C.C.C. (3d) 74), qui a écrit ce qui suit :
[traduction] Toutefois, à partir du moment où l’appelant avoue pendant le procès qu’il a causé la mort de la victime, cette preuve [du comportement postérieur à l’infraction] a très peu de pertinence. Elle ne permet pas de déterminer si l’appelant est coupable de meurtre ou d’homicide involontaire coupable. [Je souligne; p. 81.]
[188] Néanmoins, le ministère public a tenté de distinguer la présente affaire des affaires Arcangioli et Marinaro en pressant le jury de s’appuyer sur des observations subjectives concernant le fait que l’accusé avait fui [traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis ». Il a présenté sa thèse au jury comme suit :
[traduction] Notez également que l’accusé s’est enfui tout de suite après le coup de feu. Il a fui sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis, juste fui sur-le-champ. On se serait attendu à ce que Dennis White hésite si le coup de feu n’avait pas été intentionnel. [Je souligne.]
L’affirmation catégorique du ministère public selon laquelle [traduction] « [o]n se serait attendu à ce [qu’il] hésite » présuppose qu’il existe un temps de réaction « normal » quelconque pour l’appelant dans le contexte d’un accident. Toutefois, l’absence prétendue d’émoi ou d’indécision de la part de l’appelant est entièrement subjective et sujette à interprétation (contrairement aux paroles et aux actes concrets dont il était question dans Jaw). Le juge du procès a paraphrasé le raisonnement prôné par le ministère public, sans le corriger :
[traduction] Le ministère public a finalement indiqué que l’accusé s’était enfui sans hésitation ou confusion apparentes, ce qui donne à croire qu’il voulait réellement que les événements qui se sont produits se produisent. Selon le ministère public, cela indique de l’une des deux manières possibles qu’il avait l’intention requise pour être déclaré coupable de meurtre.
En fait, loin de restreindre la portée de l’observation du ministère public, le juge du procès a vraisemblablement renforcé la possibilité que le jury conclue légitimement à l’intention de commettre un meurtre à partir du simple fait de la fuite :
[traduction] Pour déterminer l’état d’esprit de M. White, c’est-à-dire ce qu’il avait réellement l’intention de faire, vous devez examiner tous les éléments de preuve. Vous devez tenir compte de ce que M. White a fait, selon vous, tout au long des événements menant au coup de feu reçu par M. Matasi et après le coup de feu. . .
. . .
Vous pouvez tenir compte du comportement que M. White a adopté après l’événement en fuyant le lieu du crime, mais vous devez utiliser cette preuve avec prudence. [Je souligne.]
À ce moment-là, le juge du procès ne fait aucune allusion à la distinction que fait le ministère public entre le simple fait que l’appelant a pris la fuite et son attitude juste avant qu’il fuie ([traduction] « sans hésiter, ni se montrer bouleversé ou indécis »). Le juge du procès parle de la « fuite » en général. Il ajoute :
[traduction] Il se peut [que la preuve du comportement qu’il a adopté en fuyant] ne démontre rien de plus que, pour différentes raisons, l’appelant aurait eu des ennuis s’il était resté sur les lieux. Il se peut également qu’elle ne soit pas très utile pour évaluer son état d’esprit précis au moment où le coup de feu a été tiré. C’est à vous d’analyser et d’apprécier cette preuve. [Je souligne.]
[189] À mon avis, cette directive était incorrecte. Le jury ne pouvait pas, à partir de la preuve du comportement que l’appelant a adopté « en fuyant le lieu du crime », conclure immédiatement qu’il avait l’intention de commettre un meurtre. En ce qui a trait à l’argument relatif à l’attitude de l’accusé, avancé par le ministère public, j’estime qu’il ouvrait la porte à une conclusion hypothétique et déraisonnable quant à l’existence de l’intention de commettre un meurtre. La preuve de l’attitude de l’accusé n’avait pas de valeur probante relativement à l’intention et elle n’était donc pas pertinente.
[190] Sur cette question, le juge Rothstein affirme, au par. 77, que l’absence d’hésitation ne constitue en fait aucunement une preuve d’attitude, mais un fait objectif qu’il est possible d’interpréter subjectivement pour inférer que l’accusé n’était ni bouleversé, ni surpris. Soit dit en toute déférence, la question n’est pas de savoir s’il existe un élément objectif, mais si la preuve, prise dans son contexte, démontre la thèse de la poursuite. Dans Bennett, par exemple, la Cour d’appel de l’Ontario a qualifié une série de faits « objectifs » de « preuve d’attitude très suspecte qui peut facilement être mal interprétée » :
[traduction] . . . le juge du procès n’aurait pas dû laisser à l’appréciation des jurés trois de ces éléments de preuve à partir desquels ils pouvaient tirer une inférence de conscience coupable : la colère de l’appelant lorsqu’il a été décrit comme une personne capable de tuer la victime, son omission de faire certains appels téléphoniques et le fait qu’il n’a pas demandé aux policiers si Jennifer était la victime. Ces formes de comportement sont des exemples de preuve d’attitude très suspecte qui peut facilement être mal interprétée. [Je souligne; par. 118.]
Bien que cette décision traite la notion de preuve relative à l’attitude de façon assez générale, elle renforce à juste titre le principe sous-jacent voulant que le jury ne doive pas être invité à tirer des inférences non équivoques d’un comportement équivoque sur le fondement de suppositions sur les raisons (en l’occurrence) de réactions physiques interprétées (ou mal interprétées) subjectivement. Ce type de preuve ne fournit pas d’assise solide à un verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré.
[191] De plus, comme le juge en chef Finch l’a souligné dans sa dissidence : [traduction] « Puisque l’absence d’hésitation et la fuite instantanée de l’accusé peuvent s’expliquer par la conscience de culpabilité tant à l’égard d’une infraction qu’à l’égard d’une ou plusieurs autres, ce comportement n’a aucune valeur probante quant à l’intention » (par. 77). Je souscris à cette conclusion. Des personnes différentes réagissent différemment à un événement traumatisant. Dire que celui qui avait l’intention de commettre un meurtre prendra immédiatement la fuite et que celui qui a tué accidentellement quelqu’un, sans intention meurtrière, hésitera avant de s’enfuir, même s’il est en possession flagrante de l’arme illégale qui a causé la mort de la victime, relève de la pure conjecture. Le ministère public a demandé au jury de tirer [traduction] « des inférences hypothétiques ou déraisonnables » sur la question de l’intention spécifique (Figueroa, par. 35) et, à mon avis, le jury aurait dû recevoir des directives précisant que la preuve de la fuite et de l’attitude de l’accusé avant sa fuite n’a aucune valeur probante quant à l’existence de l’intention de commettre un meurtre.
A. Défaut de l’avocat de la défense de s’opposer aux directives que le juge a données au jury
[192] En l’espèce le ministère public insiste, comme il l’avait fait dans Arcangioli et Jacquard, sur le fait que l’avocat de la défense ne s’est pas opposé à cet aspect de l’exposé lors du procès. Dans certains cas, il s’agit d’un facteur convaincant. Dans Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a affirmé, aux p. 343 et 344, que « [b]ien que ce ne soit pas concluant, il n’est pas sans importance de remarquer que l’avocat de l’accusé n’a fait aucun commentaire, à la fin de l’exposé, sur l’omission du juge du procès d’attirer l’attention du jury sur les témoignages ».
[193] Il existe certainement des cas où l’incidence d’événements survenus lors du procès ne ressort pas clairement de la transcription, et le fait qu’un avocat de la défense chevronné n’ait pas soulevé d’objection peut indiquer que les erreurs maintenant invoquées ont été perçues, en contexte, comme inoffensives. Bien entendu, dans d’autres situations, la décision de ne pas s’opposer peut être prise à des fins stratégiques, notamment lorsque l’avocat de la défense estime qu’il serait plus dommageable de corriger l’erreur que de la passer sous silence. Quoi qu’il en soit, « l’exposé au jury est la responsabilité du juge du procès et non de l’avocat de la défense » (Jacquard, par. 37). La gravité de l’erreur est un facteur valable pour justifier l’intervention d’une cour d’appel.
[194] L’appelant n’avait pas droit à un procès parfait, mais il avait droit à un procès équitable, et le défaut de son avocat de soulever une objection lors du procès ne devrait pas le priver d’une réparation. L’erreur concernait directement la seule « question en litige » en l’espèce.
B. La disposition réparatrice ne s’applique pas
[195] Bien que, contrairement au juge Rothstein, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ait conclu, à l’unanimité, que le juge du procès avait commis une erreur dans son exposé au jury, elle a décidé, à la majorité, d’appliquer la disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iii) au motif que l’erreur de droit n’avait pas engendré de tort important ni d’erreur judiciaire grave.
[196] La jurisprudence sur l’application de la disposition réparatrice a été examinée récemment par notre Cour dans R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, et R. c. Illes, 2008 CSC 57, [2008] 3 R.C.S. 134. En règle générale, cette disposition peut uniquement être invoquée à l’égard des « erreurs négligeables qui n’ont aucune incidence sur le verdict » ou des « graves erreurs qui justifieraient la tenue d’un nouveau procès, si ce n’était que la cour d’appel juge la preuve présentée accablante au point de conclure qu’aucun tort important ni erreur judiciaire grave ne s’est produit ». La preuve est « accablante » lorsque « le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité » (Illes, par. 21) : voir R. c. Charlebois, 2000 CSC 53, [2000] 2 R.C.S. 674, par. 11; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 26; R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239, par. 81.
[197] À mon avis, la preuve de meurtre au deuxième degré présentée par la poursuite ne saurait être considérée comme accablante. Les témoignages des témoins oculaires étaient contradictoires, tant sur le plan des détails que sur le plan de leurs souvenirs généraux de la bagarre qui a précédé le coup de feu. La preuve criminalistique concernant l’angle dans lequel la balle mortelle a pénétré dans la victime étayait dans une certaine mesure la thèse du ministère public, mais elle n’était guère déterminante. Bref, le jury disposait de peu d’éléments lui permettant de choisir entre un combat corps à corps (laissant croire à un homicide involontaire) et un coup de feu tiré sur un homme qui était déjà au sol, les jambes « écartées devant lui » (pouvant laisser croire à un meurtre au deuxième degré). Dans ces circonstances incertaines, le comportement de l’accusé après l’infraction en ce qui concerne son temps de réaction et son attitude a pris énormément d’importance, ce qui explique sans doute pourquoi le ministère public a insisté sur cette preuve dans sa plaidoirie finale. Le juge en chef Finch a expliqué brièvement son refus d’appliquer la disposition réparatrice :
[traduction] Je ne peux conclure qu’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict eût été différent si le jury avait été informé que la preuve du comportement de l’appelant après l’infraction ne pouvait être utilisée pour trancher la question de l’intention. Je le répète, cette question était la seule question en litige que le jury devait examiner. On ne saurait conclure sans risque d’erreur que le fait que le juge n’a pas corrigé l’exhortation du ministère public à conclure à l’intention sur le fondement de la fuite immédiate de l’appelant, conjugué à la façon dont il a passé en revue la thèse du ministère public, au fait qu’il n’a pas donné de directive précisant que la preuve du comportement postérieur à l’infraction n’avait « aucune valeur probante » et au fait qu’il a donné une directive liant cette preuve à l’élément mental, n’aurait pas pu influer sur l’issue du procès de l’appelant. [par. 100]
Je suis d’accord pour dire que l’erreur n’était pas inoffensive. La disposition réparatrice ne devrait pas trouver application.
VII. Dispositif
[198] J’aurais accueilli le pourvoi et ordonné la tenue d’un nouveau procès.
Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et les juges Binnie et Fish sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Peck and Company, Vancouver.
Procureur de l’intimée : Procureur général de la Colombie-Britannique, Vancouver.