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28/05/2009 | CANADA | N°2009_CSC_22

Canada | R. c. Van, 2009 CSC 22 (28 mai 2009)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716

Date : 20090528

Dossier : 32681

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Duc Van

Intimé

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 49)

Motifs dissidents :

(par. 50 à 102)

Le juge LeBel (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella et

Rothstein)

Le juge Cromwell (avec l'accord des juges Binnie, Fish et Charron)

______________________________

R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S....

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716

Date : 20090528

Dossier : 32681

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Duc Van

Intimé

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell

Motifs de jugement :

(par. 1 à 49)

Motifs dissidents :

(par. 50 à 102)

Le juge LeBel (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella et Rothstein)

Le juge Cromwell (avec l'accord des juges Binnie, Fish et Charron)

______________________________

R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Duc Van Intimé

Répertorié : R. c. Van

Référence neutre : 2009 CSC 22.

No du greffe : 32681.

2009 : 13 janvier; 2009 : 28 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (le juge en chef Winkler et les juges Sharpe et Juriansz), 2008 ONCA 383, 236 O.A.C. 219, 92 O.R. (3d) 462, [2008] O.J. No. 1892 (QL), 2008 CarswellOnt 2734, qui a annulé les déclarations de culpabilité de l'accusé et ordonné l'arrêt des procédures. Pourvoi accueilli, les juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell sont dissidents.

John McInnes, pour l'appelante.

Joseph S. Wilkinson et Philip Norton, pour l'intimé.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein rendu par

Le juge LeBel —

I. Introduction

[1] Monsieur Jack Kong a été poignardé, volé et laissé agonisant dans son appartement l'après‑midi du 21 décembre 2000. En dépit de la gravité de ses blessures, il a survécu et a identifié son agresseur, l'intimé M. Duc Van, son ancien ami et compagnon de jeu. Au procès, M. Van a prétendu que M. Kong l'avait faussement désigné comme agresseur et a avancé une thèse selon laquelle M. Kong, connu pour ses activités de jeu illégales, avait en fait été victime d'une attaque par les membres d'une organisation de prêt usuraire. Ce moyen de défense a été rejeté et le jury l'a déclaré coupable de tentative de meurtre, de vol qualifié et de séquestration.

[2] Les juges majoritaires de la Cour d'appel de l'Ontario ont accueilli l'appel de M. Van et annulé les condamnations au motif que l'un des témoins clés du ministère public, un policier, avait donné son avis concernant la culpabilité de l'accusé et laissé entendre qu'il s'était fondé sur des renseignements non présentés au jury au procès. Selon les juges de la majorité, l'omission du juge du procès de donner une directive restrictive concernant l'utilisation admissible du témoignage du policier constituait une erreur grave à laquelle on ne pouvait remédier au moyen de la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. Comme l'accusé avait déjà subi trois procès et purgé la plus grande partie de sa peine, les juges majoritaires ont ordonné l'arrêt des procédures. La présente affaire a été instruite de plein droit en raison du jugement dissident du juge en chef Winkler, qui a considéré l'erreur comme étant mineure dans le contexte de l'accusation et de l'ensemble du procès. Le juge en chef Winkler aurait maintenu les condamnations en recourant à la disposition réparatrice.

[3] Le pourvoi doit être accueilli. Le juge du procès a effectivement commis une erreur en omettant de donner une directive restrictive concernant le témoignage du policier, mais cette erreur a été sans conséquence et n'a eu aucune incidence sur le verdict. En conséquence, les déclarations de culpabilité doivent être rétablies en application du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel.

II. Contexte factuel

[4] L'intimé et M. Kong se sont rendus ensemble au Casino Niagara le 20 décembre 2000, le soir précédant l'agression. Ils ont joué chacun de leur côté durant la majeure partie de la soirée, mais se sont rencontrés au café‑restaurant du casino vers la fin de la soirée. Entre 3 h 15 et 4 h, les deux hommes sont montés à bord de la fourgonnette de l'intimé et sont repartis vers Toronto. Monsieur Kong a déclaré avoir quitté le casino avec, en sa possession, environ six mille dollars en argent comptant. Le premier événement inhabituel cette nuit‑là s'est produit lorsque M. Kong et l'intimé ont interrompu leur voyage de retour à la maison pour réparer une crevaison. Alors qu'il était accroupi à l'extérieur de la fourgonnette et s'affairait à remplacer le pneu, Monsieur Kong a reçu un dur coup à la tête. Monsieur Kong a déclaré dans son témoignage que l'intimé avait accepté le blâme et qu'il s'était excusé de l'avoir blessé, expliquant qu'un maillet lui avait accidentellement échappé. Monsieur Kong a déclaré avoir accepté les excuses de son ami et, la tête ensanglantée, est retourné à la fourgonnette. L'intimé a toutefois nié au procès avoir causé, accidentellement ou intentionnellement, une blessure à la tête de M. Kong et a prétendu n'avoir aucune idée quant à la façon dont la blessure avait été causée.

[5] Le témoignage de M. Kong concernant les événements qui se sont produits par la suite et l'attentat perpétré contre sa vie diffère de façon marquée de la version présentée par M. Van au procès. Monsieur Kong a affirmé que, dès leur arrivée à Toronto, l'intimé a arrêté la fourgonnette dans le secteur bordant le lac Ontario et qu'il en est descendu pour aller uriner dans la neige. De retour, il s'est assis tranquillement pendant quelques minutes et, lorsque M. Kong lui a demandé pourquoi ils s'étaient arrêtés, il lui a dit « d'attendre ». Après quelques minutes, une auto‑patrouille est apparue et l'intimé a repris la route. L'intimé a déposé M. Kong à son appartement entre 7 h et 11 h le 21 décembre 2000; il y est revenu peu de temps après avec des herbes médicinales qu'il a appliquées sur la blessure de son ami. Plus tard au cours de la journée, l'intimé s'est présenté une autre fois à l'appartement de M. Kong avec de la nourriture. À la fin du repas, il a offert à M. Kong de lui appliquer à nouveau des herbes médicinales sur la tête.

[6] Pendant que M. Kong était étendu face au lit pour faciliter l'application, l'intimé l'a poignardé au dos à trois reprises. Monsieur Kong prétend qu'ils en sont venus à un corps à corps et que l'intimé a, à un certain moment, tenu un couteau contre sa gorge, l'a volé, lui a lié les mains et les pieds avec le cordon du téléphone, a coupé la ligne téléphonique, puis a lavé le couteau dans le lavabo. Monsieur Kong a demandé à l'intimé de quitter les lieux en lui promettant de ne pas appeler la police. L'intimé aurait alors frappé M. Kong au visage avec un poêle à frire, lui aurait inséré un sac en plastique dans la bouche et un oreiller sur le visage et lui aurait dit qu'il ne quitterait pas les lieux avant que M. Kong s'évanouisse. Feignant d'être inconscient, M. Kong n'a pas bronché lorsque l'intimé l'a frappé à l'aine et lui a asséné un coup de pied au genou. L'intimé a vérifié le pouls de M. Kong et, apparemment satisfait des résultats, lui a volé une importante somme d'argent, puis a quitté l'appartement le laissant gisant sur le sol, sous un matelas.

[7] Contre toute attente, M. Kong a survécu. Il est resté inconscient pendant quelque temps, puis il a réussi à se rendre en titubant dans le corridor, où il a été secouru par un voisin vers 18 h 30. Il a été traité pour deux poumons collabés et des plaies par arme blanche à la poitrine, à l'abdomen, au foie, au dos, au cou et au bras gauche et à la main droite, et il a été incapable de parler avant le 2 janvier 2001.

[8] Pour sa part, l'intimé prétend avoir été accusé à tort par M. Kong et a livré un récit bien différent des événements de la journée. Il a nié avoir fait ce jour‑là un arrêt dans le secteur de Toronto bordant le lac et a prétendu que cet incident était en fait survenu lors d'un précédent voyage au casino en compagnie de M. Kong. Il a affirmé être rentré chez lui après avoir déposé M. Kong à son appartement le matin de l'agression, et l'avoir appelé de chez lui pour savoir s'il avait besoin d'être conduit à l'hôpital pour sa blessure à la tête. Monsieur Kong aurait prétendument répondu par la négative mais lui aurait demandé d'apporter plutôt de la nourriture. L'intimé a déclaré être retourné à l'appartement de M. Kong avec du congee et des herbes médicinales après avoir déposé sa fille à l'école. Environ 15 minutes plus tard, l'intimé a quitté l'appartement de M. Kong pour aller chercher son ex‑femme et la conduire à un centre de ressources en emploi. Il a affirmé qu'à 10 h ce matin‑là, il se trouvait chez lui et dans son lit. Selon son témoignage, il n'aurait pas revu M. Kong ce jour‑là et n'aurait pas participé au vol et à l'agression.

[9] La déposition faite lors du procès par l'ex‑femme de l'intimé, Mme Le Hoa Du, relativement à une série d'événements s'est avérée généralement compatible avec la version de l'intimé quant à ses allées et venues entre 7 h 45 et 10 h. Le centre de ressources en emploi a confirmé que Mme Du s'était inscrite au centre le 21 décembre 2000, à 10 h 10. Toutefois, son témoignage ne contient aucun renseignement concernant les activités de l'intimé après ce moment‑là.

[10] Les relevés des appels faits à partir du téléphone cellulaire de l'intimé ne donnent qu'un bref aperçu de ses allées et venues l'après‑midi de l'agression et contredisent le témoignage qu'il a livré au procès. Selon ces relevés, l'intimé a appelé M. Kong à trois reprises entre 8 h 20 et 8 h 23 et il a appelé son ex‑femme deux fois à 8 h 50; tous ces appels auraient été effectués près de la station cellulaire située à l'intersection des rues Spadina et Dundas, tout près de l'appartement de M. Kong. L'intimé n'a pas contesté ces éléments de preuve; il a déclaré avoir appelé M. Kong pour qu'il le laisse entrer dans son appartement. Plus important encore, les relevés d'appels ont indiqué qu'à 16 h, l'intimé avait effectué d'un endroit situé près de la station cellulaire Spadina et Dundas un autre appel à une personne non identifiée. L'intimé n'a mentionné dans son témoignage aucune autre circonstance qui l'aurait amené à se trouver aussi près du lieu de l'agression environ deux heures et demie avant que M. Kong ne soit trouvé ensanglanté dans le corridor de son immeuble résidentiel.

[11] Tandis que M. Kong se rétablissait à l'hôpital et avant qu'il ne recouvre l'usage de la parole, la police a entrepris d'enquêter sur l'agression. Elle a commencé par suspecter des hommes de main d'un usurier, parce que M. Kong était connu dans la communauté du quartier chinois pour ses habitudes de jeu et sa participation à l'exploitation d'une loterie illégale. Toutefois, lorsque M. Kong a parlé aux policiers le 2 janvier 2001 et a identifié l'intimé comme étant son agresseur, les policiers ont abandonné la thèse de l'usurier et ont orienté exclusivement leur enquête sur M. Van.

III. Historique judiciaire

A. Cour supérieure de justice de l'Ontario

[12] Le 10 avril 2003, un jury présidé par le juge Brennan a déclaré l'intimé coupable de tentative de meurtre, de vol qualifié et de séquestration. Après avoir accordé à M. Van une réduction de peine pour la période de détention présentencielle, le juge du procès a condamné M. Van à sept ans d'emprisonnement. Le procès d'une durée de 17 jours, suivait deux autres procès qui avaient été annulés en raison du désaccord du jury.

[13] Au procès, l'intimé a témoigné pour sa propre défense. Selon sa thèse, l'agression aurait été vraisemblablement perpétrée par un mari jaloux, informé que sa femme était demeurée à la résidence de M. Kong après une visite au casino, ou par des gens à qui M. Kong devait de l'argent, des usuriers ou des membres d'un gang asiatique. Il a allégué que les policiers chargés de l'enquête avaient incorrectement porté leur attention sur lui après que M. Kong l'eût désigné comme l'auteur de l'agression. À l'appui de cet argument, il a invoqué la déclaration du témoin du ministère public, le sergent‑détective Nealon, un policier du Service de police de Toronto comptant 19 années de service. Le sergent‑détective Nealon, l'enquêteur principal dans l'affaire Kong, a témoigné pour le ministère public concernant les mesures prises par la police après l'agression. Lors de son témoignage, le sergent‑détective Nealon a fait plusieurs déclarations qui constituaient du ouï‑dire et un témoignage d'opinion. Le juge Brennan a toutefois omis de donner au jury une directive restrictive concernant les utilisations admissibles et inadmissibles de la déposition du sergent‑détective Nealon. Aucune objection n'a été formulée au procès concernant l'absence de directive restrictive à cet égard.

B. Cour d'appel de l'Ontario, 2008 ONCA 383, 92 O.R. (3d) 462 (le juge Sharpe pour la majorité, le juge en chef Winkler, dissident)

[14] L'intimé a invoqué plusieurs moyens en appel, dont deux ont été rejetés à l'unanimité par la cour. Le premier concernait l'argument de l'intimé selon lequel le juge du procès avait omis de renvoyer expressément à tous les éléments de preuve de la défense lorsqu'il a donné au jury ses directives concernant le fardeau de la preuve et la présomption d'innocence, comme l'y obligeait l'arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742. Bien que la cour ait conclu que la directive présentait une « lacune » à cet égard, elle n'estimait pas que cette lacune constituait une erreur (par. 20). Quant au deuxième moyen d'appel, l'intimé a plaidé que le juge du procès avait omis de donner la directive habituelle concernant l'utilisation permise des déclarations compatibles et non compatibles faites antérieurement par M. Kong. La cour a jugé que cette omission n'avait pas été contestée au procès, qu'elle n'avait causé aucun préjudice ou tort à l'accusé et qu'elle ne constituait donc pas une erreur justifiant l'annulation de la décision.

[15] La Cour d'appel s'est divisée au sujet de l'omission du juge du procès de donner une directive restrictive à l'égard du témoignage du sergent‑détective Nealon. Exprimant l'opinion des juges majoritaires, le juge Sharpe a reconnu que le témoignage du sergent‑détective Nealon était admissible dans le but retreint de créer un récit des faits de l'enquête policière en prévision de l'argument de la défense voulant que l'enquête ait été menée de manière incorrecte. Toutefois, les juges majoritaires ont conclu que le jury aurait dû être informé, conformément aux arrêts R. c. Dhillon (2002), 161 O.A.C. 231, et R. c. Mallory, 2007 ONCA 46, 220 O.A.C. 239, qu'il ne devait pas utiliser la preuve par ouï‑dire et le témoignage d'opinion contenus dans le récit des faits pour arriver à la décision globale concernant la culpabilité ou l'innocence de l'accusé. Les juges majoritaires ont en particulier émis des réserves sur la déclaration du sergent‑détective Nealon dans laquelle il disait croire que l'intimé était coupable. Ils ont alors conclu que les affirmations faites par ce dernier en réinterrogatoire laissaient entendre qu'il était parvenu à cette opinion en se basant sur une preuve qui n'avait pas été présentée au jury.

[16] Le juge Sharpe a refusé d'appliquer la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel pour maintenir les déclarations de culpabilité étant donné que l'absence d'une directive restrictive à l'égard du témoignage du sergent‑détective Nealon ne constituait pas une erreur négligeable ou inoffensive : R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823. En outre, la preuve du ministère public contre l'accusé n'était pas accablante, comme le démontre le désaccord de deux jurys lors des procès antérieurs. Le propos du sergent‑détective Nealon, selon lequel une preuve incriminante non divulguée au jury l'avait amené à croire à la culpabilité de l'accusé, aurait pu influencer le jury de manière telle que si ce propos n'avait pas été tenu, le verdict n'aurait pas nécessairement été le même. Pour ces raisons, les juges majoritaires ont accueilli l'appel, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné l'arrêt des procédures.

[17] Le juge en chef Winkler, dissident, aurait rejeté l'appel et confirmé la déclaration de culpabilité en application du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Il était convaincu que l'erreur était sans conséquence dans le contexte global de la preuve et de la thèse de la défense présentée au procès. Qui plus est, les éléments de preuve défavorables à l'intimé étaient convaincants. Ce dernier était incapable d'expliquer comment M. Kong s'était blessé à la tête sur le chemin du retour à Toronto, de dire où il se trouvait au moment où l'agression a vraisemblablement eu lieu; il ne pouvait non plus expliquer les relevés d'appels de son téléphone cellulaire indiquant qu'il se trouvait près de l'appartement de M. Kong au moment où l'agression aurait été perpétrée. Enfin, la victime l'avait directement identifié comme étant son agresseur. L'intimé n'avait pas pu réfuter le témoignage de M. Kong et s'est plutôt appuyé sur des hypothèses pour échafauder la thèse du crime commis pour le compte d'un groupe d'usuriers. En raison de la solidité de la preuve contre l'intimé, le juge en chef Winkler n'était pas convaincu que le jury se serait appuyé sur le témoignage du sergent‑détective Nealon [traduction] « pour en faire un mauvais usage d'une manière qui soit préjudiciable à l'accusé » (par. 58). Puisqu'une directive restrictive n'aurait pas influé sur le verdict du jury, le juge en chef Winkler aurait rejeté l'appel.

IV. Analyse

[18] La première question que doit trancher notre Cour est celle de savoir si le juge du procès a commis une erreur en omettant de donner au jury une directive restrictive concernant le témoignage du sergent‑détective Nealon. Si cette omission constitue une erreur de droit, il faut ensuite décider si la déclaration de culpabilité peut quand même être maintenue en application de la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Je reconnais que la Cour d'appel a correctement identifié une erreur dans l'exposé du juge du procès au jury, mais je ne suis pas d'accord pour conclure que la disposition réparatrice ne s'applique pas.

[19] L'intimé soulève aussi une des questions tranchées par la Cour d'appel à l'unanimité, le problème du caractère adéquat de la directive du juge du procès en ce qui a trait au fardeau de la preuve et à la présomption d'innocence en rapport avec la preuve présentée par l'intimé. Selon ce dernier, la Cour d'appel a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en omettant, dans sa directive concernant le fardeau de la preuve, d'attirer expressément l'attention du jury sur des éléments de preuve de la défense autres que le propre témoignage de l'accusé, et que la cour aurait dû tenir compte de cette erreur lorsqu'elle a appliqué la disposition réparatrice. Cette question peut être résolue d'entrée de jeu.

A. La directive de l'arrêt W. (D.)

[20] Dans l'arrêt W. (D.), notre Cour a conclu que le juge doit indiquer aux jurés qu'ils doivent prononcer l'acquittement : (1) s'ils croient la déposition de l'accusé; (2) s'ils ne croient pas la déposition de l'accusé mais ont un doute raisonnable à la suite de celle‑ci; (3) s'ils ne croient pas la déposition de l'accusé mais ont malgré tout un doute raisonnable concernant la culpabilité de l'accusé compte tenu du reste de la preuve qu'ils ont acceptée (p. 758). Cette directive s'avère particulièrement importante lorsqu'il faut choisir entre la crédibilité de l'accusé et celle d'un témoin du ministère public, comme dans la présente espèce. Dans un tel cas, l'exposé doit être examiné dans son ensemble pour déterminer si le jury a reçu des directives adéquates; le libellé tiré de l'arrêt W. (D.) peut ne pas être suivi à la lettre.

[21] Le juge du procès a donné la directive suivante au jury sur l'application du fardeau de la preuve à la preuve produite par l'intimée :

[traduction] Si vous croyez le témoignage de M. Van lorsqu'il affirme qu'il n'a pas commis les infractions qui lui sont reprochées, vous devez conclure qu'il n'est pas coupable.

Même si vous ne croyez pas le témoignage de M. Van, s'il subsiste un doute raisonnable concernant sa culpabilité ou un élément essentiel de l'infraction reprochée, vous devez conclure qu'il n'est pas coupable.

Maintenant, même si, à la suite de la déposition de l'accusé, vous n'avez aucun doute raisonnable concernant sa culpabilité ou un élément essentiel de l'infraction reprochée, vous pouvez le reconnaître coupable uniquement si le reste de la preuve que vous acceptez démontre sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. Je crois que vous avez entendu la même directive des deux avocats [. . .] mais gardez à l'esprit ce à quoi elle sert : elle pose en principe la présomption d'innocence et le fardeau de la preuve qui constituent la base, le facteur de sécurité sous‑jacent de notre système de justice criminelle. [d.a., p. 1195‑1196]

[22] L'intimé prétend que la mention, par le juge du procès, du « témoignage de M. Van » restait insuffisante et que la directive aurait dû expressément faire mention des autres éléments de preuve de la défense, notamment les relevés d'appels du téléphone cellulaire et le témoignage de Mme Du. Cependant, je suis d'accord avec la Cour d'appel pour conclure que cette lacune* ne constituait pas une erreur justifiant l'annulation de la décision.

[23] La directive de l'arrêt W. (D.) est présentée au jury pour lui faire bien comprendre la façon d'appliquer le fardeau de la preuve à la question de la crédibilité. Il faut signaler aux jurés qu'un procès ne constitue pas un concours de crédibilité entre les témoins et qu'ils n'ont pas à accepter la preuve de la défense dans son entier pour prononcer l'acquittement (W. (D.), p. 757; R. c. J.H.S., 2008 CSC 30, [2008] 2 R.C.S. 152, par. 9). Si l'exposé comporte une erreur sur cette question, le fait que la directive soit correctement reliée à d'autres points de l'exposé est une indication que le jury a reçu des directives correctes (W. (D.), p. 758). Je suis persuadé que le jury aurait compris, en l'espèce, la manière d'appliquer la présomption d'innocence et le fardeau de la preuve à tous les éléments de preuve présentés au procès. À de nombreuses reprises dans son exposé au jury, le juge du procès a indiqué clairement que le fardeau de la preuve incombe toujours au ministère public et que si le jury conserve un doute raisonnable fondé sur l'ensemble de la preuve, il doit prononcer l'acquittement. La directive du juge n'a pas amené les jurés à penser à tort qu'ils étaient tenus d'accepter tous les autres éléments de preuve présentés par la défense pour prononcer l'acquittement, comme l'a plaidé l'intimé. J'estime que toute lacune dans la directive de l'arrêt W. (D.), s'il en était, aurait été amplement comblée dans le reste de l'exposé.

B. Témoignage du sergent‑détective Nealon

[24] La principale question à trancher dans le présent pourvoi concerne les utilisations admissibles et inadmissibles du témoignage du sergent‑détective Nealon. Il faut aussi examiner si l'absence d'une directive restrictive à cet égard constitue une erreur à laquelle peut remédier la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. J'étudierai d'abord l'erreur alléguée dans l'instance concernant le témoignage du sergent‑détective Nealon.

[25] L'intimé a élaboré une défense fondée sur les lacunes de l'enquête. Il a prétendu que les policiers chargés de l'enquête ont eu tort de porter leur attention sur lui après que M. Kong l'eut désigné comme agresseur, excluant ainsi toutes les autres pistes de l'enquête. Plus particulièrement, selon l'intimé, les policiers chargés de l'enquête ont d'abord cru que le crime était lié aux activités de jeu de M. Kong (la « thèse de l'usurier »), mais ils ont écarté ces soupçons sans raison valable après qu'il eut été identifié par M. Kong. Les tribunaux d'instance inférieure ont affirmé que lorsque la défense avance une théorie d'enquête policière inadéquate, le juge du procès peut décider que la preuve obtenue dans le cadre de l'enquête, notamment le ouï‑dire, est admissible dans le but de créer un récit des faits de l'enquête. Comme la Cour d'appel de l'Ontario l'a signalé toutefois dans l'affaire Mallory, le risque inhérent à cette stratégie de défense tient au fait que son utilisation permet alors au ministère public de présenter les éléments de preuve découlant de l'enquête policière qui sont pertinents aux moyens invoqués (par. 87; voir également R. c. Lane, 2008 ONCA 841, 243 O.A.C. 156). Ainsi, on pourrait autoriser le ministère public à présenter une preuve par ouï‑dire issue de l'enquête et un témoignage d'opinion qui seraient autrement inadmissibles, sauf pour la partie de la preuve comprise dans le récit des faits de l'enquête.

[26] Les instances inférieures ont également décidé que le juge de procès qui admet une preuve de ce genre doit donner au jury une directive restrictive concernant ses utilisations admissibles et inadmissibles. Les jurés doivent être informés qu'ils ne peuvent utiliser une preuve de ce genre que dans le but restreint d'établir un compte rendu des procédures suivies dans le cadre de l'enquête. De plus, le jury doit être mis en garde contre une utilisation de la preuve par ouï‑dire et du témoignage d'opinion qui serait autrement inadmissible pour déterminer la culpabilité ou l'innocence de l'accusé (Dhillon, par. 51; Mallory, par. 92).

[27] En l'espèce, le ministère public a fait entendre plusieurs témoins pour démontrer que l'enquête policière était adéquate et que les policiers étaient justifiés de porter leur attention sur l'intimé M. Van plutôt que sur les gangs asiatiques et les organisations d'usuriers. Le sergent‑détective Nealon, cité par le ministère public, a fourni un compte rendu complet des mesures qu'il a prises, à titre d'enquêteur principal, une fois que son partenaire le détective Morton, un membre de l'unité d'intervention spéciale relative au crime organisé asiatique, et lui‑même eurent été chargés du dossier de M. Kong. Il a expliqué qu'ils ont tous les deux suivi des pistes fragiles, en se fondant sur les notes que leur avaient remises les policiers initialement chargés de l'enquête, et que, alors que M. Kong était incapable de communiquer avec eux, ils ont échafaudé une théorie selon laquelle l'agression était liée à des usuriers ou à des gangs asiatiques.

[28] Le détective Morton a déclaré qu'il avait d'abord pensé à l'implication d'usuriers parce que la main de la victime avait été [traduction] « pratiquement sectionnée », un signe selon lui que l'agresseur voulait indiquer clairement à la victime et à la communauté que l'argent devait être remboursé. Le détective Morton a déclaré qu'il s'agit d'une façon de procéder propre aux usuriers, car ils ne tuent pas habituellement leurs débiteurs. Pour reprendre ses termes, [traduction] « [l]es morts ne paient pas » (d.a., p. 731). Suivant cette piste, le détective Morton a compilé de nombreuses photographies de suspects possibles et les a apportées avec lui à l'hôpital le jour précédant celui de son entretien fructueux avec M. Kong le 2 janvier 2001. Il n'a toutefois jamais montré les photographies à M. Kong puisque les policiers ont abandonné leur théorie après que la victime eut promptement désigné son agresseur comme étant « Man Tak », soit l'intimé, M. Van. À ce moment‑là, le détective Morton a également appris que la blessure à la main de M. Kong était simplement attribuable au fait qu'il avait tenté de se défendre alors qu'on le poignardait, ce qui a encore plus ébranlé le fondement de la thèse de l'usurier. Le sergent‑détective Nealon a également précisé dans son témoignage les tentatives subséquentes des policiers en vue de retrouver M. Van et d'obtenir une preuve corroborant le récit de M. Kong.

[29] Tout au long de son témoignage, le sergent‑détective Nealon a fait un certain nombre de déclarations qui ont aidé à créer un compte rendu cohérent du déroulement de l'enquête. Toutefois, ces déclarations demeuraient du ouï‑dire. Même si le juge du procès n'a pas autorisé certaines questions, une bonne partie de la preuve par ouï‑dire s'est retrouvée devant le jury de cette façon. Outre la difficulté que soulève le ouï‑dire, la Cour d'appel a estimé que deux aspects du témoignage du sergent‑détective Nealon posaient particulièrement problème. D'abord, l'avocate du ministère public a conclu son interrogatoire principal en posant la question suivante :

[traduction]

Q. Voyez‑vous aujourd'hui autre chose dans l'enquête qui pourrait aider le jury à se prononcer sur la culpabilité ou l'innocence de l'accusé? Je crois que nous avons tout couvert. [d.a., p. 282]

La Cour d'appel a jugé que cette déclaration du ministère public risquait de laisser entendre au jury que le témoignage du sergent‑détective Nealon devait être utilisé non seulement pour prouver que l'enquête était adéquate, mais également pour démontrer directement la culpabilité de l'accusé.

[30] Puis, le témoignage du sergent‑détective Nealon soulève un deuxième problème important. Il survient à l'occasion de l'échange suivant entre le policier et l'avocate du ministère public lors du réinterrogatoire :

[traduction]

Q. Pour quelle raison les renseignements obtenus de M. Kong ont‑ils réduit votre champ de recherche?

R. À la suite de l'entretien avec M. Kong et avec les renseignements qu'il m'a donnés, au cours des vingt heures qui ont suivi, de nombreux renseignements ont été dévoilés et m'ont indiqué la seule piste à suivre et, en raison de tous ces renseignements, il m'a semblé qu'il ne valait pas la peine de suivre les autres pistes car, à mon sens, les renseignements obtenus de Jack Kong m'avaient mené sur la bonne piste dans ce cas.

Q. D'accord.

Alors je suppose, simplement pour ne pas trop entrer dans le détail, mais la question suivante est : pourquoi n'avez‑vous pas continué de chercher du côté des gangs, des prêteurs ou des usuriers, pourquoi avez‑vous délaissé cette piste?

R. Parce que, selon moi, Duc Van est le responsable de cet acte.

Q. Vous vous fondez sur?

R. Mon enquête --

Q. D'accord.

R. -- et les renseignements que j'ai obtenus. [Je souligne; d.a., p. 306-307.]

[31] Dans cet échange, non seulement le sergent‑détective a‑t‑il donné son opinion personnelle sur la culpabilité de l'intimé, mais il a également suggéré que son opinion pouvait se fonder sur des renseignements qui n'auraient peut‑être pas été présentés au jury lors du procès. La Cour d'appel a conclu que le jury pouvait, à partir de cette déclaration, conclure que le policier avait eu accès à une preuve incriminante qui n'avait pas été présentée au procès.

[32] Le juge du procès n'a pas inclus dans son exposé au jury une directive restrictive concernant le témoignage du policier. Il convient de signaler que l'avocat de la défense ne s'est pas objecté à la réception en preuve des parties problématiques de la déposition du policier au moment où les déclarations ont été faites et il n'a formulé aucune objection à cet égard après l'exposé au jury. (Les conséquences de l'omission de s'opposer seront examinées plus en détail dans les présents motifs.) Quoi qu'il en soit, la Cour d'appel a conclu à l'unanimité que l'omission du juge de restreindre au compte rendu l'utilisation du ouï‑dire issu de l'enquête et du témoignage d'opinion constituait une erreur. L'appelant a concédé le bien fondé de cette conclusion.

[33] Je suis d'accord avec la Cour d'appel sur ce point; il serait effectivement difficile de conclure autrement. La loi est claire : la présentation d'une preuve par ouï‑dire issue d'une enquête et d'un témoignage d'opinion se rapportant à une défense fondée sur une enquête policière inadéquate sans qu'une directive restrictive ne soit donnée comporte le risque que le jury utilise cette preuve autrement inadmissible dans un but inadmissible : Dhillon et Mallory. Tout comme mon collègue, j'estime qu'en l'espèce, l'absence d'une directive restrictive concernant la présentation d'une preuve par ouï‑dire issu de l'enquête et le témoignage d'opinion du policier constituait une erreur de droit. Je dois maintenant décider si la déclaration de culpabilité peut être maintenue en dépit de cette erreur. À mon avis, c'est le cas dans le présent appel.

C. La disposition réparatrice : sous‑alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel

[34] Il convient pour l'instant de prendre un peu de recul et de reconnaître qu'une erreur commise dans un procès criminel ne justifie pas toujours l'intervention de la cour d'appel. Aux termes de l'al. 686(1)a) du Code criminel, un appel d'une déclaration de culpabilité ne peut être admis que dans le cas d'une erreur de droit, d'un verdict déraisonnable ou d'une erreur judiciaire. En l'espèce, nul ne conteste que l'omission d'une directive restrictive constitue une erreur de droit visée au sous‑al. 686(1)a)(ii) et que l'appel aurait donc pu** être accueilli. Toutefois, il appartient toujours à notre Cour de déterminer si, par le recours au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code, les déclarations de culpabilité peuvent être maintenues malgré l'existence d'une erreur. Aux termes de cette dernière disposition, une déclaration de culpabilité peut être maintenue si l'erreur n'a pas causé un tort important ni une erreur judiciaire grave. Il incombe au ministère public de démontrer à la cour d'appel que la disposition est applicable et de la convaincre de maintenir la déclaration de culpabilité en dépit de l'erreur. Pour ce faire, la poursuite doit établir que l'erreur de droit entre dans l'une des deux catégories suivantes. La première catégorie est celle des erreurs inoffensives ou négligeables qui n'ont aucune incidence sur le verdict. La seconde catégorie englobe les erreurs graves qui justifieraient la tenue d'un nouveau procès ou un acquittement n'eut été du fait que la preuve présentée contre l'accusé était à ce point accablante qu'il aurait été impossible de rendre un autre verdict : Khan; R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239.

[35] Dans l'arrêt Khan, notre Cour a examiné ces deux catégories d'erreurs et a expliqué pourquoi elle a confirmé les déclarations de culpabilité malgré ces erreurs. L'erreur tombant dans la première catégorie représente une erreur inoffensive à première vue ou sans incidence. L'application de la disposition réparatrice dispense une cour d'appel d'annuler une déclaration de culpabilité en raison seulement d'une erreur si négligeable qu'elle n'aurait pu causer aucun préjudice à l'accusé ni, par conséquent, influer sur le verdict. En fait, des acquittements ou des nouveaux procès ordonnés trop facilement sur la base d'erreurs de cette nature affecteraient négativement la perception que se forme la société d'un procès équitable et d'une bonne administration de la justice (voir Chibok c. The Queen (1956), 24 C.R. 354 (C.S.C.), p. 359). Le juge en chef Lamer avait fait une mise en garde en ce sens dans l'arrêt R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, en rappelant, à propos des erreurs dans l'exposé du juge du procès au jury, que « l'accusé a droit à ce que le jury reçoive des directives appropriées. Il n'existe toutefois aucune obligation que les directives au jury soient parfaites » (par. 2 (souligné dans l'original)). Ainsi, une légère déviation par rapport à la norme de l'exposé parfait au jury peut s'assimiler à une erreur inoffensive pouvant justifier le maintien d'une déclaration de culpabilité. De même, une erreur pourrait n'avoir qu'une incidence mineure si elle a trait à une question qui ne se situe pas au cœur de la décision globale sur la culpabilité ou l'innocence, ou si elle avantage la défense, par exemple par l'imposition d'un fardeau de preuve plus exigeant au ministère public (Khan, par. 30). Toutefois, la décision quant à la qualification d'une erreur ou de son incidence comme mineure devrait être prise sans évaluer la force probante des autres éléments de preuve présentés au procès. La question essentielle reste de déterminer si, à première vue ou du fait de son incidence, l'erreur demeurait si mineure, si dépourvue de lien avec la question au cœur du procès, ou si manifestement dépourvue d'un effet préjudiciable qu'un juge ou un jury raisonnable n'aurait pas pu rendre un verdict différent si l'erreur n'avait pas été commise.

[36] Une cour d'appel peut également confirmer une déclaration de culpabilité en application du sous‑al. 686(1)b)(iii) si une erreur n'est pas mineure et ne peut être considérée comme n'ayant causé aucun préjudice à l'accusé, mais lorsque la preuve contre l'accusé est à ce point accablante qu'un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées conclurait forcément à la culpabilité (Khan, par. 31). Dans l'arrêt R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909, le juge Sopinka a avec justesse admis cette possibilité de confirmer une déclaration de culpabilité même dans le cas où une erreur grave aurait été commise au procès lorsqu'il a écrit qu'« il est justifié de priver l'accusé d'un procès régulier puisque cette privation est minime lorsque le résultat serait forcément une autre déclaration de culpabilité » (p. 916, confirmé dans Khan, par. 31). Cette norme élevée selon laquelle une déclaration de culpabilité doit inévitablement ou inéluctablement être prononcée conserve toute sa validité parce qu'une cour d'appel, qui n'a pas entendu les témoignages ni suivi le déroulement du procès, n'évalue rétroactivement la solidité de la preuve du ministère public qu'avec difficulté (Trochym, par. 82). Il est donc nécessaire de laisser à l'accusé le bénéfice de tout doute éventuel concernant la solidité de la preuve du ministère public. Cette justification du maintien d'une déclaration de culpabilité dans ces circonstances est claire; pour citer le juge Binnie dans R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, par. 46 :

Si la preuve contre l'accusé est forte et qu'il n'y a aucune possibilité réaliste qu'un nouveau procès aboutisse à un verdict différent, il est manifestement dans l'intérêt public d'éviter les coûts et retards qu'entraînent des procédures supplémentaires. C'est ce que le législateur a prévu.

Ce raisonnement se retrouve dans mes motifs concordants dans l'arrêt Khan (par. 90). Ainsi, une cour d'appel demeure justifiée de rejeter un appel d'une déclaration de culpabilité en cas d'erreurs mineures qui ne pouvaient manifestement pas avoir une incidence sur le verdict et en cas d'erreurs plus graves commises alors qu'une preuve accablante a été produite contre l'accusé puisque la question sous‑jacente est toujours de savoir si, n'eût été l'erreur, le verdict aurait été le même : R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599.

D. Application au présent pourvoi

[37] Dans ce pourvoi, le juge du procès a commis une erreur en omettant de donner au jury une directive restrictive à l'égard de l'utilisation admissible du témoignage du sergent‑détective Nealon. À mon avis, bien que cette erreur puisse sembler ne pas être négligeable, considérée isolément, son effet restait suffisamment faible dans le contexte pour ne causer aucun préjudice à l'accusé et le verdict aurait nécessairement été le même en l'absence de l'erreur.

[38] Premièrement, la majorité des éléments de preuve par ouï‑dire présentés par le sergent‑détective Nealon lors de son témoignage ont été dûment soumis au jury par les témoignages directs et recevables d'autres témoins. La plupart des mentions des déclarations de M. Kong faites par le sergent‑détective Nealon, par exemple, concordaient avec le témoignage direct de M. Kong au procès. Les éléments de preuve par ouï‑dire qui n'ont pas été soumis au jury au moyen d'autres sources se situaient en marge de la question principale soulevée au procès. L'utilisation par le jury de ces éléments de preuve du fait de la véracité de leur contenu n'aurait pas influé sur le verdict. Par exemple, l'intimé cherche à s'attaquer aux déclarations du sergent‑détective Nealon concernant les notes obtenues des policiers qui avaient amorcé l'enquête, concernant ses communications avec les sœurs de M. Kong et concernant ses entretiens avec des employés du Casino Niagara et avec un agent de la Police provinciale de l'Ontario en poste au casino. Toutefois, aucun de ces éléments de preuve n'a été controversé ou contesté par la défense au procès ni n'a tendu à établir la culpabilité ou l'innocence de l'accusé. Ils ont simplement été joints au compte‑rendu de l'enquête et la connaissance que le jury a eu de ces événements n'aurait pas pu causer un préjudice à l'accusé. Le peu d'importance des éléments de preuve par ouï‑dire autrement irrecevables présentés par le sergent‑détective Nealon dans son témoignage, en l'absence d'une directive restrictive, tend à confirmer l'incidence minime de l'erreur.

[39] Deuxièmement, il faut reconnaître que l'opinion du sergent‑détective Nealon sur la culpabilité de l'intimé était injustifiée et clairement exclue par la jurisprudence en raison du risque que le jury accepte aveuglément l'opinion du témoin sans tirer ses propres conclusions sur la preuve faite (voir R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, par. 49). Toutefois, dans le contexte de la déposition du sergent‑détective Nealon et du procès dans son ensemble, cette opinion exprimée en l'absence de directive restrictive ne semble pas avoir eu des conséquences importantes sur le verdict. Le sergent‑détective Nealon a fait part au jury des raisons pour lesquelles son confrère et lui ont orienté leur enquête vers M. Van plutôt que de continuer d'explorer la piste d'un attentat par des individus connus comme des hommes de main d'un usurier. Ce faisant, il serait naturel pour lui de laisser entendre qu'il croyait suivre la bonne piste en enquêtant sur M. Van. Le fait qu'un policier enquête sur la personne qu'il soupçonne le plus d'être coupable ne devrait pas plonger les jurés dans l'étonnement. En outre, dans son exposé, le juge du procès a rappelé à de nombreuses reprises aux jurés que seule leur opinion sur la preuve importait. Je ne doute pas que le jury aura compris son rôle de juge principal des faits au procès.

[40] Mon collègue laisse entendre que le témoignage du sergent‑détective Nealon tenait une place particulièrement importante dans le procès et il affirme au par. 53 de ses motifs que « la preuve, telle que présentée au jury, opposait [. . .] l'opinion d'un policier chevronné et respecté au témoignage de l'accusé ». Je ne crois pas qu'une expression d'opinion claire de l'agent et une affirmation ambiguë énoncées dans le cours d'un procès de 17 jours suffisent pour changer complètement la nature de ce procès, comme on le laisse entendre. S'il est clair que le sergent‑détective Nealon demeurait un témoin digne de foi pour le ministère public, il n'était pas le seul témoin du ministère public ni le seul policier à témoigner au sujet des mesures prises au cours de l'enquête policière. Je ne puis admettre que le jury ait attribué une telle importance au témoignage du sergent‑détective Nealon, malgré sa longue expérience et le fait qu'il ait pris place à la table de l'avocat du ministère public dans la salle d'audience. Là encore, je ne veux aucunement que mes propos soient mal interprétés. Je n'approuve pas l'utilisation des témoignages d'opinion en pareilles circonstances. Toutefois, je ne vois pas comment, dans ce contexte, cet énoncé en particulier de l'opinion du policier aurait pu influer sur le verdict.

[41] Troisièmement, en toute déférence, je ne puis accepter la conclusion des juges majoritaires de la Cour d'appel selon laquelle la mention, par le sergent‑détective Nealon, des [traduction] « renseignements que j'ai obtenus » aurait pu permettre au jury de croire qu'il avait en sa possession un élément de preuve inculpatoire qui n'avait pas été présenté au procès (par. 31). La mention des renseignements obtenus faite par le sergent‑détective Nealon ne pourrait être interprétée*** comme se rapportant à un élément de preuve non présenté au jury que si elle est examinée hors contexte. Cette déclaration a été faite lors du réinterrogatoire, après la présentation détaillée des éléments de preuve obtenus au cours de l'enquête. Un jury raisonnable n'aurait pas interprété cette déclaration comme faisant référence à des sources anonymes, mais plutôt aux éléments de preuve que le témoin venait juste de présenter, en raison, en particulier, de l'omission de l'avocat de la défense de s'opposer à la déclaration en question à ce moment. Encore une fois, le jury a reçu des directives appropriées à de nombreuses reprises sur son devoir de se fonder seulement sur la preuve présentée au procès et d'éviter de se lancer dans des conjectures. Par exemple, le juge du procès a précisé ce qui suit dans ses directives au jury :

[traduction] Vous avez le droit de tirer des conclusions sensées à partir de la preuve que vous acceptez, mais vous ne devez pas conjecturer sur la preuve qui aurait pu être présentée ou vous permettre de deviner ou d'inventer des théories sans aucune preuve à l'appui. [d.a., p. 1180‑1181]

Ainsi, je souscris à l'opinion du juge en chef Winkler, dissident en Cour d'appel, selon lequel il reste très peu probable que le jury ait pu interpréter la déclaration du sergent‑détective Nealon comme un renvoi à des sources anonymes ou qu'il se soit fondé sur cette inférence dans ses délibérations.

[42] Quant à la question que l'avocate du ministère public a posée au sergent‑détective Nealon sur l'existence d'autres détails de l'enquête qui puissent [traduction] « aider le jury à établir la culpabilité ou l'innocence de l'accusé », j'estime que son choix de mots, bien que malencontreux, n'avait guère de conséquences et n'aurait causé aucun préjudice réel à l'accusé. Le jury devait sûrement savoir que l'avocate voulait seulement achever l'interrogatoire principal et s'assurer que le témoin n'avait rien omis de mentionner. L'argument selon lequel le jury se servirait de cette déclaration pour inférer que tout ce que le sergent‑détective Nealon avait antérieurement relaté pourrait ultimement entraîner un verdict de culpabilité n'est pas fondé. Même considérée conjointement avec les autres aspects problématiques du témoignage du sergent‑détective Nealon, l'absence d'une directive restrictive à l'égard de cette question n'aurait eu aucun effet important sur l'impression que le témoignage du sergent‑détective Nealon laissait au jury.

[43] Il convient de souligner que l'avocat de la défense a omis de s'opposer à bon nombre des questions posées au sergent‑détective Nealon dont les réponses sont maintenant l'objet du présent pourvoi. De même, l'avocat ne s'est pas plaint, par la suite, de l'absence manifeste d'une directive restrictive dans l'exposé du juge au jury. Le défaut de signaler une erreur dans une telle directive peut laisser penser qu'il ne s'agissait pas d'une erreur grave ou que celle‑ci n'a pas rendu le procès inéquitable (Jacquard, par. 38, et R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 58). Cela étant dit, il demeure toujours possible de considérer une erreur comme grave malgré l'absence d'objection au procès (R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129, p. 143, et R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293, p. 1319‑1320). En l'espèce, l'appelante soutient que l'absence d'objection de l'avocat de la défense représente peut‑être un choix tactique : il n'aurait pas voulu limiter davantage l'usage possible du témoignage du policier, élément capital de la défense. Toutefois, les juges majoritaires de la Cour d'appel ont mis en doute la logique de cet argument puisque le juge du procès avait mis le jury en garde au sujet des lacunes de la théorie de la défense relative à l'implication d'un usurier. Ainsi, une directive restrictive à l'égard du témoignage du policier n'aurait pu causer aucun nouveau préjudice à la théorie de la défense. Je suis porté à partager cet avis. Selon moi, l'omission de l'avocat de s'opposer aux erreurs au procès ne découle pas d'une décision calculée, mais plutôt du fait que ces erreurs n'étaient pas importantes dans le contexte de l'affaire.

[44] Même si en l'espèce les parties se sont affrontées sur la crédibilité de leur preuve, la preuve de la défense n'a soulevé, néanmoins, aucune question sérieuse de crédibilité. Par exemple, l'intimé cherche à attaquer la crédibilité de M. Kong en signalant qu'il n'a pu décrire ses blessures avec exactitude et d'une manière compatible avec son dossier médical. L'intimé fait remarquer que M. Kong n'a pas déclaré qu'il avait été poignardé au côté gauche de la poitrine comme au côté droit, et qu'il n'a pas dit avoir reçu à l'abdomen un coup de couteau qui lui a perforé l'intestin. Toutefois, la preuve médicale confirmait clairement ces blessures. En toute déférence, je dois souligner que cet argument frôle l'absurdité. Peu importe que M. Kong ait ou non eu pleinement conscience de l'importance de ses blessures, les blessures elles‑mêmes ne sont pas contestées. De plus, on ne peut s'attendre à ce que la victime d'une agression d'une telle gravité soit consciente de chacune des blessures subies et des caractéristiques de chacune d'entre elles.

[45] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l'erreur commise par le juge du procès en omettant de donner une directive restrictive sur l'utilisation admissible de la preuve fournie par le policier chargé de l'enquête était mineure. Il était improbable qu'elle cause un préjudice réel à l'accusé et qu'elle ait une incidence sur le verdict du jury.

E. La portée du présent pourvoi

[46] L'appelante demande à notre Cour de donner des précisions sur l'épineuse question de savoir [traduction] « dans quelles circonstances, s'il y a lieu, la défense devrait être autorisée à présenter une preuve par ouï‑dire issu d'une enquête policière pour appuyer l'allégation selon laquelle l'enquête policière concernant d'autres pistes était inadéquate » (Dhillon, par. 46). Cette stratégie de la défense peut certainement faire dévier le cours du procès ou même causer un préjudice irréparable à l'accusé. Dans l'arrêt Dhillon, par exemple, la Cour d'appel de l'Ontario a jugé que la présentation par le ministère public d'une preuve de la mauvaise réputation de l'accusé et de sa famille pour réfuter l'allégation de la défense selon laquelle l'enquête était inadéquate a entaché si complètement les procédures que la cour a ordonné un nouveau procès. Dans le même ordre d'idées, dans l'arrêt Mallory, en prévision d'une attaque de la défense visant l'intégrité de l'enquête policière, le ministère public a présenté un nombre appréciable d'éléments de preuve par ouï‑dire hautement préjudiciables, notamment une preuve d'une déclaration de culpabilité antérieure, des aveux de l'accusé et d'autres renseignements policiers par ailleurs irrecevables en preuve. La possibilité que cette stratégie de la défense dérape ne signifie évidemment pas qu'un procès ne peut fonctionner efficacement lorsque cette stratégie est déployée par la défense : voir Lane, par. 40‑50. Nous devons toutefois garder à l'esprit que ce type de défense reste susceptible de faire dévier les procès criminels vers des culs‑de‑sac ou d'y introduire des questions secondaires, qui se révéleront non pertinentes à propos de la question centrale de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé.

[47] En l'espèce, la décision du juge du procès d'admettre la preuve portant sur l'allégation d'enquête policière inadéquate n'a pas été contestée devant les juridictions inférieures et les parties n'ont pas traité la question de sa recevabilité dans le présent pourvoi. Pour ces motifs, il n'apparaît pas opportun en l'espèce d'établir les paramètres visant l'utilisation, par la défense, de la preuve par ouï‑dire issu de l'enquête en vue d'appuyer une allégation d'enquête policière inadéquate ou déficiente.

V. Conclusion

[48] En résumé, l'erreur que le juge du procès a commise en ne donnant pas au jury de directive restrictive quant au témoignage de l'enquêteur principal n'a entraîné que des conséquences mineures qui n'auraient pu influer sur le verdict. Appliquant le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir les déclarations de culpabilité de l'intimé.

[49] L'intimé avait également fait appel de la peine devant la Cour d'appel. Les juges majoritaires n'ont pas eu à trancher cette question puisqu'ils ont ordonné l'arrêt des procédures. En raison de la décision de cette Cour de rétablir les condamnations toutefois, la question de l'appel de la peine est renvoyée pour examen à la Cour d'appel.

Version française des motifs des juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell rendus par

Le juge Cromwell (dissident) —

I. Introduction

[50] Il ne fait aucun doute que la victime, M. Kong, a été agressée brutalement. Au procès, il s'agissait de déterminer si son agresseur était l'intimé, M. Duc Van. Ce dernier a témoigné et a présenté d'autres éléments de preuve pour étayer sa prétention selon laquelle il n'était pas l'agresseur de M. Kong. La crédibilité était donc un enjeu primordial au procès.

[51] La preuve du ministère public comprenait notamment le témoignage d'un policier chevronné indiquant qu'à son avis, l'accusé était coupable. Dans son témoignage, le policier laissait également entendre que son opinion était fondée en partie sur des faits qui corroboraient la version des événements donnée par M. Kong, mais qui n'avaient pas été présentés au jury.

[52] Nul ne conteste que le juge du procès a commis une erreur de droit en omettant de donner au jury les directives appropriées quant à l'utilisation très limitée qu'il pouvait faire de ce témoignage. Les parties s'entendent sur le fait qu'il ne s'agissait pas là d'une simple erreur mineure ou négligeable à première vue et que la preuve présentée contre l'accusé n'était pas accablante. Toutefois, le ministère public soutient qu'il ne faut pas tenir compte de cette erreur car il n'existe aucune possibilité raisonnable qu'elle ait influé sur la décision du jury de prononcer un verdict de culpabilité. Je ne puis retenir cette thèse.

[53] Au procès, la crédibilité de l'intimé et celle de M. Kong étaient au cœur du débat, et la preuve, telle que présentée au jury, opposait d'une manière interdite en droit l'opinion d'un policier chevronné et respecté au témoignage de l'accusé. La question fondamentale au procès était de savoir si l'ensemble de la preuve suscitait un doute raisonnable. À mon avis, on ne saurait affirmer dans ce contexte qu'il s'agissait d'une erreur inoffensive que de soumettre aux jurés l'opinion du policier sans leur dire qu'ils ne devraient y accorder aucune valeur. En toute déférence pour l'opinion contraire, je suis d'avis de confirmer la décision des juges majoritaires de la Cour d'appel en ce sens et de rejeter le pourvoi.

II. Questions en litige et autres questions

[54] La façon dont l'affaire est venue devant nous et la position du ministère public réduisent sensiblement les questions en litige. Il est donc utile de préciser d'emblée les questions que nous sommes appelés à trancher.

[55] Nul ne conteste que le juge du procès a commis une erreur de droit en omettant de donner au jury, comme la loi l'exige, les directives quant à l'utilisation limitée que ce dernier pouvait faire du témoignage du policier. La seule question soulevée dans le pourvoi formé de plein droit par le ministère public est celle sur laquelle le juge en chef Winkler était dissident en Cour d'appel : l'omission fautive du juge du procès de donner au jury les directives nécessaires a‑t‑elle causé un tort important ou une erreur judiciaire grave au sens du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46?

[56] De plus, nul ne conteste les principes juridiques qui régissent l'application de cette disposition du Code, souvent appelée la disposition réparatrice. Il est bien établi que la disposition réparatrice ne peut être appliquée que si l'erreur était inoffensive, en ce sens que même en l'absence de l'erreur, il n'existe aucune possibilité raisonnable que le verdict eut été différent : voir p. ex. R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599. On peut considérer qu'une erreur n'a pas eu d'incidence sur le verdict dans deux types de situations. La première catégorie englobe tant l'erreur négligeable que l'erreur mineure à première vue ou ayant une incidence mineure, et la seconde comprend les cas où la preuve contre l'accusé est à ce point accablante que nul verdict autre que la déclaration de culpabilité ne serait possible. Le ministère public reconnaît, avec raison à mon avis, qu'il ne s'agit pas en l'espèce d'un cas où l'erreur elle‑même était mineure à première vue ni d'un cas où la preuve était accablante.

[57] La question que nous devons trancher en l'espèce est de savoir si l'erreur, bien qu'elle ne soit pas mineure à première vue, reste tout de même inoffensive parce qu'il n'existe aucune possibilité raisonnable qu'elle ait changé quoi que ce soit : R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 30; R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, par. 2. Selon le ministère public, il s'agit du seul fondement sur lequel l'erreur en cause peut être qualifiée d'inoffensive. Comme l'avocat du ministère public l'a fait remarquer dans sa plaidoirie et dans son mémoire, nous sommes saisis en l'espèce d'une erreur qui n'est pas mineure à première vue et qui, selon le ministère public, a eu des conséquences mineures (transcription, p. 27; m.a., par. 33).

[58] Les parties conviennent que cette erreur ne saurait être qualifiée d'inoffensive du fait qu'elle serait négligeable. Les erreurs négligeables sont à ce point mineures en soi qu'elles ne peuvent être considérées comme ayant eu une incidence sur le résultat : voir p. ex. Khan, par. 29‑30. Non seulement le ministère public reconnaît que l'erreur en l'espèce n'était pas mineure à première vue, mais il soutient que cette opinion ne peut être raisonnablement défendue. Comme il l'a affirmé dans son mémoire (au par. 33) : [traduction] « Puisque la directive a été complètement omise, on ne saurait raisonnablement prétendre que l'erreur était mineure à première vue. » (Je souligne.)

[59] Le ministère public ne prétend pas que la preuve de la culpabilité de l'intimé était accablante. En présence d'une preuve accablante, une erreur est inoffensive parce que, même sans cette erreur, il aurait été impossible d'obtenir un verdict autre qu'une déclaration de culpabilité en raison de cette preuve accablante : Khan, par. 31. Toutefois, ce n'est pas le cas en l'espèce. Comme l'a admis l'avocat du ministère public durant sa plaidoirie et dans son mémoire, [traduction] « il ne s'agit pas d'une preuve accablante » et « je ne prétends pas qu'il s'agit d'une preuve accablante en ce sens que même une erreur grave entraînant des conséquences graves pourrait être corrigée. Tel n'est pas le cas » (transcription, p. 6 et 26 (je souligne); m.a., par. 46). À mon sens, cette admission a été faite à juste titre compte tenu des questions importantes de crédibilité soulevées par la preuve de la défense : voir p. ex. R. c. B. (F.F.), [1993] 1 R.C.S. 697; R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239; R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912.

[60] La question que nous devons trancher est par conséquent très circonscrite : l'omission du juge du procès de donner au jury les directives nécessaires peut‑elle être jugée inoffensive parce qu'il n'existe aucune possibilité raisonnable qu'elle ait influé sur le verdict?

[61] Afin d'expliquer pourquoi je conclus par la négative, je vais d'abord situer l'erreur dans le contexte de ce procès; j'examinerai ensuite brièvement les principes juridiques applicables puis j'expliquerai pourquoi, à mon avis, il existe une possibilité raisonnable que l'omission fautive de donner des directives ait influé sur l'issue du procès.

III. L'erreur en contexte

1. Le contexte factuel établi au procès

[62] À l'issue d'un procès devant jury qui a duré 17 jours, l'intimé a été reconnu coupable de tentative de meurtre, de vol qualifié et de séquestration. Il n'était pas contesté que M. Kong avait été victime d'une agression brutale à laquelle il a heureusement survécu. Toutefois, la question à trancher était de savoir si l'intimé était l'agresseur. Au début, M. Kong n'était pas en mesure de communiquer efficacement avec la police, qui soupçonnait que le crime pouvait avoir un rapport avec le recouvrement de dettes liées à ses activités de jeu illégales. Par la suite, M. Kong a désigné l'intimé comme étant son agresseur.

[63] Par conséquent, l'issue de l'affaire reposait sur la crédibilité : M. Kong et l'intimé ont présenté au jury deux versions différentes de l'agression et des événements qui y ont mené.

[64] Monsieur Kong a déclaré que la nuit précédant l'agression, l'intimé et lui se sont rendus ensemble au Casino Niagara à bord de la fourgonnette de l'intimé. Monsieur Kong a soutenu que lors du voyage de retour, tôt le matin, l'intimé l'a frappé à la tête avec un marteau mais a prétendu qu'il s'agissait d'un accident. Plus tard le même jour, il a été poignardé dans son appartement et dépouillé d'une quantité importante d'argent comptant. Il a relaté l'agression en détail et a désigné l'intimé comme étant son agresseur.

[65] L'intimé a témoigné et a présenté des éléments de preuve. Il prétendait essentiellement qu'il n'était pas l'agresseur. Il a reconnu être allé au casino avec M. Kong la veille de l'agression et s'être rendu à son appartement pour lui porter de la nourriture le jour de l'agression, mais il a nié avoir participé au crime. Sa défense laissait entendre que les policiers avaient écarté trop rapidement leurs premiers soupçons que l'agression dont M. Kong a été victime avait été commise par quelqu'un qui tentait de recouvrer des dettes de jeu (la thèse de l'usurier). L'intimé a également présenté concernant ses allées et venues le 21 décembre des éléments de preuve qui contredisaient certains éléments de la preuve soumise par M. Kong quant aux événements qui se sont produits le jour du crime.

[66] Ainsi, la crédibilité et l'existence d'un doute raisonnable à l'égard de l'ensemble de la preuve constituaient les questions principales soumises au jury : M. Kong a donné une version des faits et l'intimé a donné une version très différente.

2. La preuve problématique

[67] En l'espèce, la preuve problématique a été présentée par le sergent‑détective Dan Nealon. Comme l'a indiqué le juge Sharpe, s'exprimant pour les juges majoritaires de la Cour d'appel (2008 ONCA 383, 92 O.R. (3d) 462, par. 21‑28), le sergent‑détective Nealon, qui était au moment du procès membre du corps policier de Toronto depuis 19 ans, a mené l'enquête avec le détective Craig Morton. Devant le jury, le sergent‑détective Nealon occupait un poste de premier plan. À titre d'enquêteur principal du ministère public, il n'était pas assujetti à l'ordonnance d'exclusion des témoins et, pendant la plus grande partie du procès, il a pris place à la table des avocats du ministère public. Le sergent‑détective Nealon a été l'avant‑dernier policier à témoigner et il a été appelé à la barre juste avant M. Kong. Le témoignage du sergent‑détective Nealon n'a presque rien ajouté à celui des autres policiers ou à celui de M. Kong qui l'a suivi à la barre. Il semble qu'il devait expliquer les mesures prises par la police lors de l'enquête sur l'agression, et qu'il devait convaincre le jury que le crime avait fait l'objet d'une enquête adéquate et minutieuse.

[68] Le sergent‑détective Nealon a déclaré qu'il avait examiné les notes des autres policiers qui participaient à l'enquête. Il a décrit les diverses mesures prises pour trouver des renseignements concernant M. Kong, auprès des membres sa famille, au casino ainsi que lors de recherches pour retrouver la fourgonnette de l'intimé. Il a expliqué que, comme la police avait d'abord cru que l'agression pouvait être liée à un gang, un policier était de faction auprès de M. Kong [traduction] « au cas où la personne qui a commis ce crime aurait voulu l'achever ». Le sergent‑détective Nealon a déclaré avoir parlé, au Casino, à un policier de la Police provinciale de l'Ontario (« PPO ») qui lui a communiqué des [traduction] « renseignements de sécurité » qui [traduction] « corroboraient plus ou moins ce que la victime [lui] disait ».

[69] Des aspects importants du témoignage du sergent‑détective Nealon quant à la manière dont l'enquête s'est déroulée étaient fondés sur du ouï‑dire ou sur des sources non identifiées. À plusieurs reprises, même si on lui avait demandé d'éviter le ouï‑dire, il a relaté ce qu'il avait fait après avoir obtenu des renseignements de diverses sources, notamment de M. Kong. Le sergent‑détective Nealon a décrit les efforts qu'il a déployés pour obtenir auprès du personnel du Casino Niagara des renseignements démontrant les antécédents de l'intimé à cet endroit. Il a également déclaré qu'un policier avait identifié le propriétaire de la fourgonnette conduite par l'intimé. Il a fait état d'une description de l'intimé qu'un témoin avait donnée à un autre policier, ce qui constitue un double ouï‑dire.

[70] Dans son récit des faits de l'enquête, le sergent‑détective Nealon a indiqué qu'au moment où lui et les membres de son équipe rassemblaient les différentes bribes d'information, — il a décrit certaines de ces informations et parmi celles‑ci, le ministère public a reconnu que certaines constituaient du ouï‑dire et l'on a dit au jury de ne pas en tenir compte — l'enquête [traduction] « progressait considérablement », alors qu'ils estimaient que l'intimé était l'agresseur de M. Kong. À plusieurs reprises au cours de sa déposition, le sergent‑détective Nealon a exprimé son opinion personnelle quant à la culpabilité de l'intimé : [traduction] « À ce moment‑là [après une entrevue avec M. Kong], j'avais l'impression que l'homme responsable de cette agression sur [M. Kong] était une personne dénommée Duc Van, qui conduisait une Dodge Caravan 1987 de couleur rouge portant cette plaque d'immatriculation. »

[71] Durant le contre‑interrogatoire du sergent‑détective Nealon, lorsque l'avocat de la défense a commencé à lui poser des questions sur son enquête et sur ce qu'il savait de la participation de M. Kong à des activités de jeu illégales et à des gangs asiatiques, l'avocat du ministère public s'est opposé à la présentation éventuelle d'une preuve par ouï‑dire. Par conséquent, l'avocat de la défense a accepté de limiter la portée de ses questions aux soupçons que le policier entretenait concernant les gangs asiatiques et aux mesures qu'il avait prises pour vérifier ces soupçons. Le sergent‑détective Nealon a reconnu que l'une des séries de photos montrées à M. Kong comprenait la photo d'un homme soupçonné d'être un agent de recouvrement pour des usuriers et un suspect possible dans l'affaire d'agression, et que l'enquête avait porté sur la possibilité que M. Kong ait une dette de jeu. Il a reconnu avoir obtenu des renseignements concernant un article d'un journal publié en chinois qui avait effrayé M. Kong car ce dernier y était désigné comme victime et son nom et son adresse y étaient publiés. Le sergent‑détective Nealon a également reconnu qu'une fois que M. Kong eut désigné l'intimé comme étant son agresseur, toutes les autres pistes d'enquête ont été exclues et les policiers se sont mis à la recherche de l'intimé et des éléments de preuve permettant de corroborer sa culpabilité.

[72] Le juge du procès a autorisé l'avocat du ministère public à réexaminer, lors d'un réinterrogatoire, les motifs qui ont poussé les policiers à cibler leur enquête sur l'intimé :

[traduction]

Q. Pour quelle raison les renseignements obtenus de M. Kong ont‑ils réduit votre champ de recherche?

R. À la suite de l'entretien avec M. Kong et avec les renseignements qu'il m'a donnés, au cours des vingt heures qui ont suivi, de nombreux renseignements ont été dévoilés et m'ont indiqué la seule piste à suivre et, en raison de tous ces renseignements, il m'a semblé qu'il ne valait pas la peine de suivre les autres pistes car, à mon sens, les renseignements obtenus de Jack Kong m'avaient mené sur la bonne piste dans ce cas.

Q. D'accord. Alors je suppose, simplement pour ne pas trop entrer dans le détail, mais la question suivante est : pourquoi n'avez‑vous pas continué de chercher du côté des gangs, des prêteurs ou des usuriers, pourquoi avez‑vous délaissé cette piste?

R. Parce que, selon moi, Duc Van est le responsable de cet acte.

Q. Vous vous fondez sur?

R. Mon enquête [. . .] et les renseignements que j'ai obtenus. [Je souligne; d.a., p. 306-307.]

Le témoignage du sergent‑détective Nealon, tant lors de l'interrogatoire principal que lors du réinterrogatoire, comportait de la preuve par ouï‑dire et un témoignage d'opinion. Le sergent‑détective Nealon laissait entendre que son opinion n'était pas fondée uniquement sur des renseignements qui avaient été présentés au jury et que ces renseignements venaient corroborer la version des événements faite par M. Kong.

3. Le contexte juridique

[73] La Cour d'appel a conclu à l'unanimité que le ouï‑dire issu de l'enquête et le témoignage d'opinion du policier nécessitaient une directive restrictive. Comme l'a indiqué le juge Sharpe au nom des juges majoritaires (et le juge en chef Winkler, dissident, ne lui a pas donné tort sur ce point), le juge du procès aurait dû avertir le jury [traduction] « que ce témoignage n'avait d'utilité qu'à titre de compte rendu explicatif du déroulement de l'enquête, et que le ouï‑dire, les sources non révélées au jury dont M. Nealon s'était servi pour faire avancer l'enquête ainsi que l'opinion de ce dernier étaient autrement inadmissibles et ne constituaient pas des éléments de preuve que le jury pouvait utiliser pour conclure à la culpabilité de l'appelant » (par. 30).

[74] Sans ces directives, deux dangers connexes persistaient : premièrement, le jury pouvait utiliser indûment la preuve dite de « ouï‑dire issu de l'enquête » comme preuve de sa véracité et, deuxièmement, il pouvait à tort accorder du poids à l'opinion personnelle du policier selon laquelle l'intimé était coupable.

[75] Puisqu'ils se renforçaient mutuellement, ces deux aspects problématiques étaient encore plus préoccupants, cumulés, qu'ils ne pouvaient l'être chacun de son côté. L'opinion du sergent‑détective Nealon, tout comme l'insinuation que cette opinion reposait sur des éléments qui n'avaient pas été présentés au jury mais qui corroboraient le témoignage de M. Kong, ajoutaient à la crédibilité de ce dernier. Ainsi que l'a signalé le juge Sharpe au par. 31 de ses motifs :

[traduction] Je trouve particulièrement troublante l'impression qui se dégage du témoignage de M. Nealon dans son ensemble — et spécialement de sa déclaration lors du réinterrogatoire — qu'un ensemble de renseignements non révélés au jury l'avait amené à conclure que l'appelant était coupable. Il était très possible que ses nombreuses mentions des renseignements « dévoilés » ou qu'il avait « obtenus » aient donné à penser au jury que ce policier chevronné et respecté disposait d'éléments de preuve incriminants qui n'avaient pas été présentés au procès. Il aurait fallu mettre le jury en garde contre une telle inférence.

4. L'incidence possible sur le verdict

[76] Tel qu'indiqué précédemment, l'intimé a témoigné et il a nié avoir été l'agresseur. Il a également soumis une preuve qui étayait certains aspects de sa version des faits et contredisait certains points du témoignage de M. Kong. Dans ses directives, le juge a correctement indiqué aux jurés qu'ils devaient acquitter l'intimé, même s'ils n'ajoutaient pas foi à la preuve qu'il avait soumise, si son témoignage suscitait dans leur esprit un doute raisonnable au sujet de sa culpabilité ou si, compte tenu de l'ensemble de la preuve, un doute raisonnable subsistait dans leur esprit. Afin de déterminer les effets de l'erreur, par conséquent, il s'impose de ne pas perdre de vue que la question à trancher est celle de savoir s'il n'existe aucune possibilité raisonnable que le jury, même instruit correctement, ait eu un doute raisonnable au sujet de la culpabilité de l'intimé.

IV. Analyse des arguments du ministère public

[77] Démontrer qu'il n'existe aucune possibilité raisonnable qu'un jury ait un doute raisonnable devant des preuves contradictoires relève de l'exploit. Mais c'est ce que doit faire le ministère public pour que son pourvoi soit accueilli. Il tente de s'acquitter de son obligation au moyen de cinq arguments principaux. À mon avis, ces arguments ne sont pas convaincants.

[78] Tout d'abord, le ministère public soutient en fait que la formulation de directives appropriées aurait fait plus de tort à la défense que leur omission qui constitue l'erreur en l'espèce. Si cet argument était retenu, on pourrait déterminer les répercussions de l'omission et il faudrait conclure qu'elle était inoffensive parce que la défense se serait trouvée dans une position encore plus défavorable si les directives appropriées avait été données.

[79] En toute déférence, on ne saurait répondre de la sorte à l'omission du juge d'indiquer au jury de ne pas tenir compte de l'opinion du sergent‑détective Nealon selon laquelle l'intimé était coupable. Le ministère public reconnaît qu'une directive appropriée en l'espèce aurait notamment signalé au jury que l'opinion du sergent‑détective selon laquelle il avait arrêté le coupable ne prouvait rien et qu'il fallait en faire abstraction. Une telle directive n'aurait causé aucun tort à la défense et elle ne lui aurait pas non plus été moins favorable que l'omission de la donner.

[80] Le ministère public soutient ensuite que le témoignage d'opinion du policier serait inoffensif parce que le jury lui aurait de toute manière imputé l'opinion que l'accusé était coupable. À mon avis, cet argument va à l'encontre de principes élémentaires de droit établis depuis longtemps, et il a plutôt pour effet de souligner la nécessité de la directive qui a été omise.

[81] Il me semble que cet argument du ministère public fait abstraction de nombreuses connaissances acquises au sujet des dangers de la preuve par opinion. Comme le signale le juge LeBel au par. 39 de ses motifs, « l'opinion [du sergent‑détective Nealon] sur la culpabilité de l'intimé était injustifiée et clairement exclue par la jurisprudence en raison du risque que le jury accepte aveuglément l'opinion du témoin sans tirer ses propres conclusions sur la preuve faite ». Ce point de vue trouve beaucoup d'appui en jurisprudence, notamment dans les motifs du juge Major dans R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275 :

Selon un principe fondamental de notre droit, le témoin ordinaire ne peut pas rendre un témoignage d'opinion; il ne peut témoigner que sur les faits relevant de ses connaissances, de ses observations et de son expérience. Il s'agit d'un principe louable puisqu'il appartient au juge des faits, qu'il s'agisse d'un jury ou d'un juge seul, de décider quelles conclusions secondaires doivent être tirées des faits prouvés. [par. 49]

[82] Il convient de rappeler qu'il est dangereux à au moins trois égards d'accepter en preuve un témoignage d'opinion comme celui du policier en l'espèce. Premièrement, le policier usurpe la fonction du jury en formulant des conclusions fondamentales — une conclusion concernant la culpabilité de l'intimé — à partir de faits qu'il connaît. Deuxièmement, le témoignage d'opinion obscurcit le fondement factuel des conclusions tirées. En l'espèce, dans le meilleur des cas, il n'était pas certain que l'opinion du policier reposât exclusivement sur des éléments de preuve qui avaient été présentés au jury et, dans le pire des cas, il était probable que ce n'était pas le cas. Enfin, il y avait le danger que la longue expérience et les bons états de service du sergent‑détective Nealon inciteraient le jury à attribuer un poids indu à ses opinions : voir, par exemple, Graat c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 819, p. 839‑840.

[83] Ce dernier point revêt une importance particulière en l'espèce. Le risque que le jury accorde plus de crédit à l'opinion irrégulièrement formulée simplement parce qu'elle émanait d'un policier expérimenté et respecté était réel. Autrement dit, on pouvait avec raison craindre que [traduction] « le jury renonce à analyser les faits de façon indépendante et souscrive trop facilement à l'opinion d'un expert ou d'un autre témoin influent » : McCormick on Evidence (6e éd. 2006), vol. 1, § 12. Cette opinion n'a, bien sûr, pas été soumise comme étant celle d'un expert, mais elle n'en présente pas moins les dangers signalés à cet égard par le juge Major dans D.D. au par. 53 :

Le principal danger découlant de l'admission d'un témoignage d'opinion est que les fonctions du jury risquent d'être usurpées par celles du témoin. Ce danger est particulièrement présent dans les cas de témoignages d'opinion d'experts. Devant les qualifications impressionnantes d'un expert [. . .], les jurés sont plus susceptibles d'abandonner leur rôle de juge des faits et de simplement s'en remettre à l'opinion de l'expert dans leur désir d'en venir à un résultat juste.

[84] Comme l'a souligné le juge Sharpe, le sergent‑détective Nealon comptait 19 ans de service dans la police de Toronto au moment de l'enquête qu'il menait avec le détective Morton. Le sergent‑détective a été l'avant‑dernier policier à témoigner, et il a été appelé à la barre juste avant M. Kong. Il a été exempté de l'ordonnance d'exclusion des témoins et, pendant la plus grande partie du procès, il a pris place à la table des avocats du ministère public. Le rôle spécial qu'il a joué dans la poursuite et son témoignage au sujet de l'exhaustivité de l'enquête et des heures supplémentaires qu'il y a consacrées ont pu contribuer à fonder sa crédibilité dans l'esprit du jury — lequel a fort bien pu attribuer une importance particulière à son témoignage — ainsi qu'à ajouter à la crédibilité de la victime, M. Kong, et à discréditer l'intimé.

[85] En résumé, la jurisprudence reconnaît depuis longtemps le risque qu'un jury accorde un poids indu aux opinions des policiers et, compte tenu des faits de l'espèce, il existait à tout le moins une possibilité raisonnable que ce risque se concrétise si le juge ne donnait pas les directives restrictives qu'il fallait.

[86] En outre, loin de justifier l'absence de directives restrictives, l'argument du ministère public voulant que le jury aurait vraisemblablement supposé que l'enquêteur croyait l'intimé coupable signale plutôt la nécessité de ces directives. Les opinions de policiers au sujet de la culpabilité d'un accusé n'ont pas leur place dans les délibérations du jury. En faisant valoir que le jury supposerait que, pour les policiers, l'accusé est coupable, on met en évidence la nécessité de donner des directives restrictives, en particulier lorsque le point de vue des policiers prend la forme d'un témoignage d'opinion.

[87] À mon avis, il est impossible de déterminer avec certitude l'incidence qu'a pu avoir l'opinion du sergent‑détective Nealon quant à la culpabilité de l'accusé. Ce l'est d'autant plus que l'intimé, en l'espèce, a témoigné, a nié sa participation et a présenté une preuve en défense. Il est également impossible d'établir l'effet qu'aurait pu avoir sur le jury une directive lui indiquant de ne tenir aucun compte de l'opinion du sergent‑détective. On ne saurait affirmer qu'il n'existe aucune possibilité raisonnable que l'absence de directive ait influé sur l'issue du procès.

[88] Pour le jury, il ressortait du témoignage du sergent‑détective Nealon qu'un policier expérimenté et respecté croyait M. Kong et non l'intimé. On ne peut, à mon avis, conclure à l'absence de possibilité raisonnable que cette omission n'ait pas pesé dans le prononcé du verdict de culpabilité.

[89] Dans son troisième argument, le ministère public soutient que les juges majoritaires de la Cour d'appel ont eu tort de craindre que le témoignage du policier ne soit perçu comme reposant sur des éléments qui n'avaient pas été présentés au jury. Selon cet argument, les jurés auraient considéré que le policier se reportait simplement à des points déjà mis en preuve et n'auraient pas pensé que l'opinion de ce dernier était fondée sur des éléments qui ne leur avaient pas été présentés. Je ne puis accepter cet argument.

[90] Le sergent‑détective Nealon a fait mention, dans sa déposition, de plusieurs sources de renseignements dont le jury ne disposait pas. Le témoin a indiqué, par exemple, qu'il avait examiné les carnets de note des policiers responsables de l'enquête avant qu'il la prenne en charge. Il a nommé certains des policiers, mais pas tous, et aucun d'eux n'a témoigné au procès. Il a mentionné ses entretiens avec les trois sœurs de M. Kong, mais aucune n'a été citée comme témoin. Il a déclaré qu'il avait fait cela pour [traduction] « recueillir des renseignements au sujet de [M. Kong] et de son passé et des renseignements [. . .] concernant l'infraction ». Il a évoqué sa conversation avec un agent du renseignement de la PPO au casino qui lui a fourni des renseignements [traduction] « corroborant plus ou moins les dires de la victime ». Il a fait état d'entrevues avec huit employés de casino non identifiés ainsi que d'une déclaration de M. Kong qu'il a enregistrée sur vidéo. Rien de cela n'a été autrement présenté au jury. Dans sa déposition, le policier mentionnait aussi de [traduction] « nombreux renseignements », ainsi que son opinion, fondée sur l'ensemble de son enquête, que l'intimé était le coupable. Il a donné l'impression, par sa déposition, que tous les renseignements provenant de toutes les sources auxquelles il avait puisé corroboraient la version des faits donnée par M. Kong. L'extrait du réinterrogatoire reproduit précédemment est indicatif de la probabilité que le jury comprenne que l'opinion du policier reposait sur tout ce qu'il avait fait, y compris de nombreux éléments qui n'avaient pas été mis en preuve. Il affirmait, en fait, que son opinion que l'intimé était coupable reposait, comme il l'a dit, sur [traduction] « [son] enquête [. . .] et les renseignements [qu'il] a obtenus ».

[91] Je partage l'opinion des juges majoritaires de la Cour d'appel que ce témoignage a donné l'impression que l'opinion personnelle du témoin au sujet de la culpabilité de l'intimé reposait en partie sur un ensemble de renseignements qui n'avaient pas été présentés au jury. J'ajouterais qu'il a expressément été dit au jury que certains de ces renseignements (comme ceux obtenus de l'agent de renseignement de la PPO) corroboraient la version des faits de M. Kong, tandis qu'il ressortait implicitement du témoignage du policier que d'autres renseignements avaient également cet effet, par exemple les entretiens avec les trois sœurs et les huit employés du casino.

[92] Je conclus que les jurés auraient eu l'impression que l'opinion du sergent‑détective Nealon au sujet de la culpabilité de l'intimé et de la crédibilité de M. Kong ne reposait pas uniquement sur sa longue expérience dans la police mais également sur un ensemble de renseignements qui ne leur avait pas été présentés. Cette impression ajoutait à la gravité de l'omission d'indiquer dans des directives appropriées qu'il ne fallait pas accorder de poids à cette opinion.

[93] Dans son quatrième argument, le ministère public soutient que d'autres directives du juge ont atténué les effets de son omission de donner les directives restrictives appropriées. Il s'agit en fait d'une seule et brève directive formulée en cours d'instance, se rapportant à l'utilisation par le sergent‑détective Nealon, pendant son témoignage, des notes du détective Morton, et de plusieurs directives enjoignant au jury de fonder sa décision sur les éléments de preuve qui lui avait été présentés.

[94] À mon avis, ces directives n'ont absolument pas atténué l'effet de l'erreur en l'espèce. Le témoignage du sergent‑détective Nealon était à l'évidence un élément de preuve qui avait été présenté au jury, et il était donc visé par les directives répétées du juge selon lesquelles le jury devait fonder sa décision sur la totalité de la preuve.

[95] Enfin, le ministère public plaide l'absence d'objection de la part de l'avocat de la défense et nous invite à en conclure que l'omission de la directive n'a pas influé sur l'issue du procès. Je ne puis accepter ce raisonnement.

[96] Lorsqu'il s'agit d'apprécier l'importance d'une erreur de droit compte tenu de la réalité concrète d'un procès, l'absence d'objection constitue, naturellement, un facteur pertinent. Notre Cour a indiqué qu'il y avait lieu de prendre en considération l'omission de l'avocat de la défense de faire des commentaires au procès : R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 38; voir aussi R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129, et R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293. La conclusion formulée tant à l'égard de l'exactitude générale d'une directive qu'à l'égard des conséquences probables d'une erreur et de la gravité de celle‑ci peut faire intervenir l'absence d'objection, mais il ne s'agit là que d'un facteur parmi d'autres.

[97] L'absence de directive restrictive constituait une erreur, et il est impossible, à mon avis, d'affirmer que la substance des directives nécessaires a été communiquée dans d'autres aspects des directives au jury. Par conséquent, le fait qu'il n'y ait pas eu d'objection n'est d'aucun secours pour l'appréciation de l'exactitude générale des directives du juge. Toutes les autres considérations étayent à mon avis la reconnaissance, par le ministère public, qu'il s'agissait d'une erreur grave, et selon moi, on peut sérieusement penser que l'omission a directement influé sur la question cruciale de la crédibilité de l'intimé et de M. Kong. Il faut donc se demander si l'absence d'objection, en elle‑même, pourrait nous convaincre qu'il n'existe aucune possibilité raisonnable que l'erreur ait eu des conséquences.

[98] Selon moi, cette absence d'objection n'est pas convaincante. Les facteurs pointant vers la conclusion contraire sont trop déterminants pour que cette seule considération fasse pencher la balance.

[99] Il est certain que les avocats qui s'abstiennent délibérément de contester une directive pour des raisons d'ordre tactique ne trouvent pas grâce aux yeux des tribunaux d'appel. Rien dans le dossier de la présente espèce n'indique toutefois que l'absence d'objection s'inscrive dans une stratégie calculée. Comme le juge Sharpe, dans les motifs des juges majoritaires de la Cour d'appel, et comme le juge LeBel dans ses motifs, j'estime qu'il n'y a pas lieu de penser que l'absence d'objection participe en l'espèce d'une décision stratégique de la défense. Le juge du procès avait déjà averti le jury qu'il ne devait pas se fonder sur des hypothèses pour accepter la thèse des usuriers soutenue par la défense. Une directive restrictive n'aurait pas affaibli davantage la position de la défense. Et une directive restrictive concernant l'opinion du policier n'aurait d'aucune façon affaibli la défense.

[100] J'estime que, prise isolément ou combinée à d'autres facteurs, l'absence d'objection de l'avocat de la défense au procès ne peut en l'espèce aider le ministère public à s'acquitter du fardeau de prouver que la grave erreur de droit en cause ne pouvait raisonnablement avoir eu de répercussion sur le verdict.

[101] En conclusion, l'omission de donner une directive restrictive au sujet du témoignage d'opinion du policier fondé en partie sur un ensemble de renseignements qui n'avaient pas été présentés au jury constituait une erreur grave tout à fait susceptible d'influer sur l'appréciation, par le jury, de la crédibilité non seulement de l'intimé, mais aussi de M. Kong. La gravité de cette erreur n'a pas été atténuée par d'autres directives. La présentation d'une directive appropriée n'aurait pas causé préjudice à la défense, et il est impossible de dire quel effet une telle directive aurait eu sur les délibérations du jury. Comme les juges majoritaires de la Cour d'appel, j'estime que le ministère public ne s'est pas acquitté de sa lourde obligation de démontrer qu'il n'existe pas de possibilité raisonnable que l'omission de la directive aurait été sans conséquence sur l'issue du procès.

V. Conclusion

[102] Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi accueilli, les juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell sont dissidents.

Procureur de l'appelante : Procureur général de l'Ontario, Toronto.

Procureur de l'intimé : Joseph S. Wilkinson, Toronto.

* Voir Erratum [2009] 2 R.C.S. iv.

** Voir Erratum [2009] 2 R.C.S. iv.

*** Voir Erratum [2009] 2 R.C.S. iv.


Synthèse
Référence neutre : 2009 CSC 22 ?
Date de la décision : 28/05/2009
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et les déclarations de culpabilité sont rétablies

Analyses

Droit criminel - Procès - Exposé au jury - Ouï‑dire issu de l'enquête et témoignage d'opinion du policier - Omission d'une directive restrictive - Application de la disposition réparatrice - Accusé prétendant avoir été faussement identifié comme agresseur - Compte rendu du déroulement de l'enquête fourni par l'enquêteur principal - Déposition de l'enquêteur contenant du ouï‑dire et une opinion personnelle - Accusé reconnu coupable mais déclaration de culpabilité annulée en appel - Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en omettant de donner au jury une directive restrictive concernant le témoignage du policier? - Dans l'affirmative, les déclarations de culpabilité peuvent‑elles être maintenues en application de la disposition réparatrice? - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)b)(iii).

K a été poignardé, volé et laissé agonisant dans son appartement mais il a survécu. La police a commencé par suspecter des hommes de main d'un usurier d'avoir commis le crime. Toutefois, lorsque K fut en mesure de parler, il a identifié l'accusé V, son ami et compagnon de jeu, comme étant son agresseur. Les policiers ont abandonné la thèse de l'usurier. Au procès, V a prétendu que K l'avait faussement désigné comme agresseur et a avancé une thèse selon laquelle K, connu pour ses activités de jeu illégales, avait en fait été agressé par des membres d'une organisation de prêt usuraire, et que les policiers chargés de l'enquête avaient incorrectement porté leur attention sur lui lorsque K l'eut désigné comme agresseur. À l'appui de cet argument, il a invoqué la déclaration de N, un policier chevronné et l'enquêteur principal dans l'affaire K, qui a témoigné pour le ministère public concernant les mesures prises par la police après l'agression. Lors de son témoignage, N a fait plusieurs déclarations qui constituaient du ouï‑dire et un témoignage d'opinion, affirmant notamment qu'il croyait que V était coupable. Il a également laissé entendre que son opinion était fondée en partie sur des faits qui corroboraient la version des événements donnée par K mais qui n'avaient pas été présentés au jury. Le juge du procès n'a pas donné au jury une directive restrictive concernant les utilisations admissibles et inadmissibles de la déposition de N et aucune objection n'a été formulée au procès concernant l'absence de directive restrictive à cet égard. Le jury a déclaré V coupable de tentative de meurtre, de vol qualifié et de séquestration. Les juges majoritaires de la Cour d'appel ont annulé les condamnations et ont conclu que l'omission du juge du procès de donner une directive restrictive concernant l'utilisation admissible du témoignage du policier constituait une erreur grave à laquelle on ne pouvait remédier au moyen de la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. Le juge dissident a considéré l'erreur comme étant mineure dans le contexte de l'accusation et de l'ensemble du procès et aurait maintenu les condamnations en recourant à la disposition réparatrice.

Arrêt (les juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et les déclarations de culpabilité sont rétablies.

La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Deschamps, Abella et Rothstein : La présentation d'une preuve par ouï‑dire issu d'une enquête et d'un témoignage d'opinion se rapportant à une défense fondée sur une enquête policière inadéquate sans qu'une directive restrictive ne soit donnée comporte le risque que le jury utilise cette preuve autrement inadmissible dans un but inacceptable. En l'espèce, l'absence d'une directive restrictive concernant le ouï‑dire issu de l'enquête et le témoignage d'opinion du policier constituait une erreur de droit, mais cette erreur a été sans conséquence et n'a eu aucune incidence sur le verdict. En conséquence, en dépit de l'erreur, les déclarations de culpabilité peuvent être maintenues et doivent être rétablies en application du sous‑al. 686(1)b)(iii). [3] [33]

La majorité des éléments de preuve par ouï‑dire présentés par N lors de son témoignage ont été dûment soumis au jury par les témoignages directs et recevables d'autres témoins. Les éléments de preuve par ouï‑dire qui n'ont pas été soumis au jury au moyen d'autres sources se situaient en marge de la question principale soulevée au procès. L'utilisation par le jury de ces éléments de preuve du fait de la véracité de leur contenu n'aurait pas influé sur le verdict. Dans le contexte de la déposition de N et du procès dans son ensemble, l'opinion exprimée en l'absence de directive restrictive ne semble pas avoir eu des conséquences importantes sur le verdict. N a fait part au jury des raisons pour lesquelles son confrère et lui ont orienté leur enquête vers V plutôt que vers des individus connus comme des hommes de main d'un usurier. Il serait naturel pour lui de laisser entendre qu'il croyait suivre la bonne piste en enquêtant sur V, et le fait qu'un policier enquête sur la personne qu'il soupçonne le plus d'être coupable ne devrait pas plonger les jurés dans l'étonnement. En outre, dans son exposé, le juge du procès a rappelé à de nombreuses reprises aux jurés que seule leur opinion sur la preuve importait. S'il est clair que N demeurait un témoin digne de foi pour le ministère public, il n'était pas le seul témoin du ministère public ni le seul policier à témoigner au sujet des mesures prises au cours de l'enquête policière. [38‑40]

La mention par N des « renseignements que j'ai obtenus » n'aurait pu laisser croire au jury qu'il avait en sa possession un élément de preuve inculpatoire qui n'avait pas été présenté au procès. Cette déclaration a été faite lors du réinterrogatoire, après la présentation détaillée des éléments de preuve obtenus au cours de l'enquête. Un jury raisonnable aurait interprété cette déclaration comme faisant référence non pas à des sources anonymes, mais plutôt aux éléments de preuve que le témoin venait juste de présenter, en raison, en particulier, de l'omission de l'avocat de la défense de s'opposer à la déclaration en question à ce moment. L'omission de l'avocat de s'opposer aux erreurs au procès ne découle pas d'une décision calculée, mais plutôt du fait que ces erreurs n'étaient pas importantes dans le contexte de l'affaire. Le jury a reçu des directives appropriées à de nombreuses reprises sur son devoir de se fonder seulement sur la preuve présentée au procès et d'éviter de se lancer dans des conjectures. La question que l'avocate du ministère public a posée à N sur l'existence d'autres détails de l'enquête qui puissent « aider le jury à établir la culpabilité ou l'innocence de l'accusé », bien que malencontreuse, n'a guère eu de conséquences et n'aurait causé aucun préjudice réel à V. Le jury devait sûrement savoir que l'avocate voulait seulement achever l'interrogatoire principal et s'assurer que le témoin n'avait rien omis de mentionner. L'argument selon lequel le jury se servirait de cette déclaration pour inférer que tout ce que N avait antérieurement relaté pourrait finalement entraîner un verdict de culpabilité n'est pas fondé. [41‑43]

Pour ce qui est de la directive du juge du procès en ce qui a trait au fardeau de la preuve et à la présomption d'innocence en rapport avec la preuve présentée par V, toute lacune dans la directive de l'arrêt W. (D.), s'il en était, a été amplement comblée dans le reste de l'exposé. [19] [23]

Les juges Binnie, Fish, Charron et Cromwell (dissidents) : L'omission du juge du procès de donner une directive restrictive au sujet du témoignage d'opinion de N, fondé en partie sur un ensemble de renseignements qui n'avaient pas été présentés au jury, constituait une erreur grave tout à fait susceptible d'influer sur l'appréciation, par le jury, de la crédibilité non seulement de l'accusé V mais aussi de K. La crédibilité et l'existence d'un doute raisonnable à l'égard de l'ensemble de la preuve constituaient les questions principales soumises au jury. Sans les directives requises relatives au ouï‑dire issu de l'enquête et au témoignage d'opinion du policier, deux dangers connexes persistaient : premièrement, le jury pouvait utiliser indûment la preuve dite de « ouï‑dire issu de l'enquête » comme preuve de sa véracité et, deuxièmement, il pouvait à tort accorder du poids à l'opinion personnelle de N selon laquelle V était coupable. Puisqu'ils se renforçaient mutuellement, ces deux aspects problématiques étaient encore plus préoccupants, cumulés, qu'ils ne pouvaient l'être chacun de son côté. L'opinion de N, tout comme l'insinuation que cette opinion reposait sur des éléments qui n'avaient pas été présentés au jury mais qui corroboraient le témoignage de K, ajoutaient à la crédibilité de ce dernier. [66] [74‑75] [101]

L'argument du ministère public, selon lequel le témoignage d'opinion de N serait inoffensif parce que le jury lui aurait de toute manière imputé l'opinion que V était coupable, fait abstraction des dangers de la preuve par opinion. Par son témoignage, N usurpe la fonction du jury en formulant des conclusions fondamentales — une conclusion concernant la culpabilité de V — à partir de faits que N connaît. Ensuite, le témoignage d'opinion obscurcit le fondement factuel des conclusions tirées. Dans le meilleur des cas, il n'était pas certain que l'opinion de N reposait exclusivement sur des éléments de preuve qui avaient été présentés au jury et, dans le pire des cas, il était probable que ce n'était pas le cas. Enfin, il y avait le danger que le jury accorde plus de crédit à l'opinion irrégulièrement formulée simplement parce qu'elle émanait d'un policier expérimenté et respecté, ajoutant ainsi à la crédibilité de K tout en discréditant V. Loin de justifier l'absence de directives restrictives, l'argument du ministère public voulant que le jury aurait vraisemblablement supposé que le policier chargé de l'enquête croyait V coupable signale la nécessité de ces directives. [80‑84] [86]

Le témoignage de N a donné l'impression que son opinion personnelle au sujet de la culpabilité de V reposait en partie sur un ensemble de renseignements qui n'avaient pas été présentés au jury. Il a expressément été dit au jury que certains de ces renseignements corroboraient la version des faits de K tandis qu'il ressortait implicitement du témoignage de N que d'autres renseignements avaient également cet effet. Les jurés auraient eu l'impression que l'opinion de N au sujet de la culpabilité de V et de la crédibilité de K ne reposait pas uniquement sur sa longue expérience dans la police mais également sur un ensemble de renseignements qui ne leur avait pas été présentés. Cette impression ajoutait à la gravité de l'omission d'indiquer dans des directives appropriées qu'il ne fallait pas accorder de poids à l'opinion de N. [91‑92]

Prise isolément ou combinée à d'autres facteurs, l'absence d'objection de l'avocat de la défense au procès ne peut en l'espèce être raisonnablement considérée comme une décision stratégique de la défense ni ne peut aider le ministère public à s'acquitter du fardeau de prouver que la grave erreur de droit en cause ne pouvait raisonnablement avoir eu de répercussion sur le verdict. [99‑100]

La gravité de l'erreur n'a pas été atténuée par d'autres directives. La présentation d'une directive appropriée visant ce témoignage d'opinion n'aurait pas causé préjudice à la défense, et il est impossible de dire quel effet une telle directive aurait eu sur les délibérations du jury. Le ministère public ne s'est pas acquitté de sa lourde obligation de démontrer qu'il n'existe pas de possibilité raisonnable que l'omission de la directive aurait été sans conséquence sur l'issue du procès. [101]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Van

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge LeBel
Arrêts mentionnés : R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
R. c. Dhillon (2002), 161 O.A.C. 231
R. c. Mallory, 2007 ONCA 46, 220 O.A.C. 239
R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823
R. c. J.H.S., 2008 CSC 30, [2008] 2 R.C.S. 152
R. c. Lane, 2008 ONCA 841, 243 O.A.C. 156
R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239
Chibok c. The Queen (1956), 24 C.R. 354
R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314
R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909
R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751
R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599
R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275
R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523
R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129
R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293.
Citée par le juge Cromwell (dissident)
R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599
R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823
R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829
R. c. B. (F.F.), [1993] 1 R.C.S. 697
R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239
R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912
R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275
Graat c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 819
R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314
R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129
R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 686(1)a)(ii), 686(1)b)(iii).
Doctrine citée
McCormick on Evidence, vol. 1, 6th ed. By Kenneth S. Broun, General Editor. St. Paul, Minn. : Thomson/West, 2006.

Proposition de citation de la décision: R. c. Van, 2009 CSC 22 (28 mai 2009)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2009-05-28;2009.csc.22 ?
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