R. c. Charlebois, [2000] 2 R.C.S. 674
Patrick Charlebois Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié: R. c. Charlebois
Référence neutre: 2000 CSC 53.
No du greffe: 27213.
2000: 13 avril; 2000: 10 novembre.
Présents: Les juges Gonthier, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (1999), 135 C.C.C. (3d) 414, [1999] J.Q. no 568 (QL), qui a rejeté l’appel interjeté par l’accusé contre sa déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré. Pourvoi rejeté, le juge Arbour est dissidente.
Michel Pennou, pour l’appelant.
Stella Gabbino, pour l’intimée.
Version française du jugement des juges Gonthier, Bastarache, Binnie et LeBel rendu par
1 Le juge Bastarache — L’appelant, Patrick Charlebois, a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré pour avoir tiré sur Éric Jetté, derrière la tête, pendant qu’il dormait. Au procès, Charlebois soutient sans succès qu’il a commis l’homicide en état de légitime défense. La question du présent pourvoi est celle de savoir si l’appelant a droit à un nouveau procès en raison d’erreurs commises par le juge du procès. À mon avis, les erreurs commises par le juge du procès, s’il en est, n’ont pas causé de préjudice important à l’appelant et peuvent être corrigées par l’application du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46.
I. Les faits
2 L’argument de légitime défense de l’appelant est fondé sur la peur incontrôlable qu’il a fini par éprouver à l’égard de Jetté au cours de leur longue et difficile relation. Il ressort du dossier que, même s’il arrivait parfois aux deux hommes d’avoir des rapports amicaux, Jetté dominait Charlebois, d’une personnalité plus dépendante, et profitait de lui. L’enfance de l’appelant, empreinte d’instabilité et de violence, explique en partie que Jetté ait pu faire de lui son «souffre‑douleur».
3 La nuit du meurtre, Jetté se dispute avec sa petite amie et se rend à l’appartement de Charlebois. Peu après son arrivée, alors que le voisin de l’appelant, Alain Lalancette, est toujours sur les lieux, Jetté passe un couteau devant le visage de l’accusé et lui dit: «Ouais, on va se faire du fun à soir moé pis toé.»
4 Charlebois témoigne que sa peur s’est intensifiée après le départ de Lalancette, surtout lorsque Jetté remarque que l’appelant est toujours en possession de l’arme à feu qu’il a refusé de lui vendre en prétextant qu’il ne l’avait plus. Néanmoins, Jetté ne dit rien au sujet du fusil. Après le retour du colocataire de l’accusé, Jetté s’étend sur le canapé et dit à l’appelant d’aller se coucher.
5 L’appelant dit dans son témoignage qu’une fois dans sa chambre, sa panique devient intolérable. Il se lève, prend le fusil, s’approche de Jetté et tire sur lui, derrière la tête. Il n’y a pas eu de dispute, d’accrochage ou de menaces. Immédiatement après avoir tiré, l’accusé appelle le 911 et raconte l’histoire suivante au sujet d’une empoignade:
. . . j’viens de commettre un meurtre . . . j’ai eu assez peur j’mé t’en allé . . . y’é t’arrivé chez nous ben sa brosse là . . . Pis en tout cas, pis y savait j’avais un arme pis y l’a pris, sa blond l’a laissé toute pis en tout cas y’était sur l’gros rush là j’ai essayé de l’convaincre de pas faire de gaffe pis toute, pis là on c’est comme chicané pis le coup y’a parti . . . [J]’t’ais ben gelé pis là bang tout t’arrivé là paf ostie . . .
Quand on l’arrête, l’accusé déclare: «J’ai fait une connerie.» Le jury le déclare coupable de meurtre au deuxième degré.
6 En appel, l’accusé conteste, entre autres, les directives du juge au jury sur la légitime défense, sur le témoignage de l’expert produit par la défense et sur la preuve de bonne moralité de l’appelant. Il conteste aussi la décision du juge du procès de permettre au ministère public de lui demander en contre‑interrogatoire s’il accepterait de se soumettre à une prise de sang et d’être examiné par un psychiatre désigné par le ministère public. La Cour d’appel du Québec rejette l’appel, le juge Fish étant dissident: [1999] J.Q. no 568 (QL). L’accusé interjette appel de plein droit auprès de notre Cour.
II. Les dispositions législatives pertinentes
7 L’article 34 du Code énonce les éléments constitutifs de la légitime défense:
34. (1) Toute personne illégalement attaquée sans provocation de sa part est fondée à employer la force qui est nécessaire pour repousser l’attaque si, en ce faisant, elle n’a pas l’intention de causer la mort ni des lésions corporelles graves.
(2) Quiconque est illégalement attaqué et cause la mort ou une lésion corporelle grave en repoussant l’attaque est justifié si:
a) d’une part, il la cause parce qu’il a des motifs raisonnables pour appréhender que la mort ou quelque lésion corporelle grave ne résulte de la violence avec laquelle l’attaque a en premier lieu été faite, ou avec laquelle l’assaillant poursuit son dessein;
b) d’autre part, il croit, pour des motifs raisonnables, qu’il ne peut autrement se soustraire à la mort ou à des lésions corporelles graves.
Même si le juge du procès a mentionné au jury les par. 34(1) et (2), les circonstances en l’espèce sont visées par le par. (2) étant donné que l’appelant a manifestement fait usage de violence avec l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves.
8 Le présent pourvoi porte principalement sur l’application de la disposition réparatrice du Code, le sous‑al. 686(1)b)(iii), qui prévoit ce qui suit:
686. (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité [. . .], la cour d’appel:
. . .
b) peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants:
. . .
(iii) bien qu’elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii) [sur une question de droit], l’appel pourrait être décidé en faveur de l’appelant, elle est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit;
III. Les questions en litige
9 L’appelant soutient que la Cour d’appel a commis une erreur en appliquant le sous‑al. 686(1)b)(iii) aux quatre erreurs commises par le juge du procès:
a) donner des directives erronées au jury sur la légitime défense;
b) présenter incorrectement le témoignage de l’expert de la défense au jury;
c) limiter la pertinence de la preuve de bonne moralité de l’accusé;
d) permettre au ministère public de demander à l’accusé s’il accepterait de se soumettre à une prise de sang.
L’appelant soutient aussi que, contrairement à la conclusion à laquelle est arrivée la Cour d’appel, le juge du procès a commis une erreur de droit en autorisant le ministère public à lui demander s’il accepterait d’être examiné par un psychiatre désigné par le ministère public. Avant d’aborder ces erreurs individuellement et cette dernière question, j’examine la norme relative à l’application de la disposition.
IV. Analyse
10 Le sous‑alinéa 686(1)b)(iii) du Code habilite une cour d’appel à rejeter un appel, bien qu’une erreur ait été commise au procès, lorsqu’elle est d’avis qu’«aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave» ne s’est produit. Dans Mahoney c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 834, à la p. 852, le juge McIntyre explique comment la cour doit établir si un tort important ou une erreur judiciaire grave s’est produit:
[L]a disposition ne peut être appliquée que par suite d’une décision en droit selon laquelle des erreurs ont été commises au procès mais qu’«aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit», et alors seulement selon un critère juridique strict. La détermination de ce qui constitue un tort important ou une erreur judiciaire grave doit comporter l’interprétation de ces termes en fonction du contexte dans lequel ils sont employés dans le Code et une telle interprétation du Code est considérée depuis longtemps comme une question de droit. La décision de la Cour comporte une analyse des droits dont l’accusé jouit en vertu de la loi et une appréciation de l’effet des erreurs commises au procès. Dès qu’un appelant établit en cour d’appel que des erreurs de droit ont été commises à son procès, il a droit à ce que son appel soit accueilli et il a aussi droit à un nouveau procès ou à un acquittement, selon les circonstances, à moins que la disposition ne soit appliquée pour annuler ces droits. La cour d’appel doit examiner les erreurs en fonction de l’ensemble du procès. Même si cela comporte un nouvel examen de la preuve, il est évident que cet examen va bien au delà de la détermination de questions de fait. [Je souligne.]
Dans Mahoney, notre Cour applique la disposition pour réparer l’erreur commise par le juge du procès (lorsqu’il dit dans ses directives au jury qu’il est possible de tirer une conclusion défavorable du fait que l’accusé a tardé à révéler ses allées et venues) en raison du poids accablant de la preuve matérielle.
11 On a récemment traité dans R. c. Brooks, [2000] 1 R.C.S. 237, 2000 CSC 11, de la façon convenable d’appliquer le sous‑al. 686(1)b)(iii). S’exprimant au nom des juges dissidents, le juge Major a repris l’énoncé qu’il a fait dans l’arrêt R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599, et qui définit précisément le seuil d’application de la disposition. Le juge Major confirme (au par. 104) que la tâche du tribunal d’appel est de
déterminer s'il existe une possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l'absence de l'erreur en question.
Les motifs que j’ai rédigés dans Brooks acceptent implicitement son énoncé comme explication correcte du droit. Ainsi qu’en a convenu le ministère public, la disposition ne doit être appliquée que dans les cas où
la preuve est à ce point accablante que le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité. Dans ce cas, il est justifié de priver l'accusé d'un procès régulier puisque cette privation est minime lorsque le résultat serait forcément une autre déclaration de culpabilité.
(R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909, à la p. 916)
12 Ayant cela à l’esprit, j’examine chacune des erreurs qui, selon l’appelant, lui donnent droit à un nouveau procès, afin d’établir leur ampleur et ensuite de déterminer si la disposition doit être appliquée en l’espèce, c’est‑à‑dire, notamment, s’il existe une possibilité raisonnable que le jury aurait acquitté l’accusé si les erreurs n’avaient pas été commises.
(1) L’ampleur de l’erreur dans l’exposé au jury sur la légitime défense
13 Le juge du procès a correctement indiqué au jury les trois éléments de la légitime défense: (1) l’existence d’une attaque illégale; (2) l’appréhension raisonnable d’un danger de mort ou de lésions corporelles graves; (3) la croyance raisonnable de ne pas pouvoir se soustraire à ce danger autrement qu’en tuant l’assaillant: voir R. c. Pétel, [1994] 1 R.C.S. 3. Il dit, dans ses directives, que l’évaluation de chacun de ces éléments suppose d’abord la prise en considération de la perception de l’accusé et ensuite celle du point de vue de «l’homme raisonnable, l’homme moyen, qui se trouve dans la situation de l’accusé». Cet énoncé est compatible avec la nature à la fois subjective et objective du critère décrit dans Reilly c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 396, à la p. 404:
Le paragraphe 34(2) met en cause l’état d’esprit de l’accusé au moment où il a causé la mort. Ce paragraphe ne protège l’accusé que lorsque celui‑ci appréhende la mort ou une lésion corporelle grave résultant de l’attaque qu’il repousse et lorsqu’il croit qu’il ne peut se soustraire à la mort ou à une lésion corporelle grave autrement que par la force qu’il a employée. Son appréhension doit néanmoins être raisonnable et sa croyance doit se fonder sur des motifs raisonnables et probables. En vertu du paragraphe, le jury doit se fonder sur ce qu’il croit, à la lumière de la preuve, être l’évaluation de la situation par l’accusé et sa perception quant à la réaction que cette situation exigeait, dans la mesure où on peut vérifier cette perception à partir d’un critère objectif. [Je souligne; soulignement dans l’original omis.]
Le juge du procès explique ainsi l’aspect objectif du critère au jury:
Présumons que vos délibérations vous amènent à une réponse positive à chacune de ces questions [les trois éléments du par. 34(2), du point de vue subjectif], vous devez ensuite procéder à déterminer si la perception de l’accusé était raisonnable. C’est le test de l’homme raisonnable. Est‑ce que l’homme raisonnable, l’homme moyen, qui se trouve dans la situation de l’accusé, aurait eu les mêmes perceptions. L’homme raisonnable n’est pas «superman». Il n’est pas non plus un débile mental. L’homme raisonnable est Jean‑Paul tout le monde, l’homme moyen. Donc, chaque élément, [. . .] perception d’une attaque illégale, appréhension d’un danger de mort et croyance qu’il ne peut pas s’en sortir autrement qu’en tuant la victime doit être évalué, premièrement, du point de vue subjectif. Et lorsque je dis subjectif, du point de vue de l’accusé, la perception de l’accusé. Et deuxièmement, d’une façon objective, du point de vue de l’homme raisonnable. Dans les trois cas, dans les trois situations c’est‑à‑dire dans l’évaluation de ces trois éléments essentiels à l’ouverture d’une défense de légitime défense, vous devez chercher à déterminer quelle était la perception des faits pertinents par l’accusé et si cette perception était raisonnable. Il s’agit donc d’une évaluation objective, l’erreur honnête, mais raisonnable, relativement à l’existence d’une attaque est donc permise. [Je souligne.]
La Cour d’appel conclut que le juge du procès a commis une erreur en faisant une référence ambiguë et vague à «l’homme raisonnable, l’homme moyen, qui se trouve dans la situation de l’accusé». L’appelant soutient que le juge du procès aurait dû au moins informer le jury que cette personne ordinaire était dotée des caractéristiques particulières de l’appelant.
14 Après avoir examiné l’exposé au jury dans son ensemble, je ne crois pas que l’imprécision de la référence du juge du procès soit grave. En fait, le juge du procès a fait le lien entre les épisodes de violence et de peur que l’appelant a connus entre les mains de la victime et la personne raisonnable. Lue dans le cadre de l’exposé pris dans son ensemble, cette partie des directives aurait clairement indiqué au jury qu’il devait évaluer la perception de l’appelant en se demandant si une personne raisonnable, dotée de l’expérience de Charlebois, placée dans les circonstances de la nuit en question, aurait raisonnablement eu les mêmes perceptions. Il ne s’agit pas là d’un cas où le jury a reçu des directives erronées selon lesquelles il doit évaluer le caractère raisonnable des perceptions de l’appelant du point de vue d’un «étranger»: voir R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, à la p. 883.
15 Dans Pétel, précité, à la p. 14, notre Cour, unanime sur ce point, conclut que le juge du procès a donné des directives appropriées au jury en disant qu’il devait «chercher à déterminer quelle était l’évaluation de la situation par l’accusée et à comparer cette évaluation à celle qu’aurait faite une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances». C’est exactement la façon dont le juge du procès a procédé dans la présente affaire. Il a indiqué que le jury devait évaluer le caractère raisonnable des perceptions de Charlebois en tenant compte des précédents épisodes de violence subis par l’accusé:
Est‑ce que l’homme raisonnable, dans des circonstances pareilles, aurait perçu les événements de la même façon?
Et je vous suggère de poursuivre le même raisonnement lorsque vous aborderez le deuxième élément. L’appréhension raisonnable d’un danger de mort ou des lésions corporelles graves. L’accusé a employé le mot peur bien souvent dans son témoignage. Est‑ce que la preuve indique un historique de violence entre lui et Jetté? Il y a certainement une preuve de violence entre lui et Jetté. Il y a certainement une preuve de violence à deux occasions, chaque occasion reliée à la question du vol. A part ça, est‑ce qu’il y a raison de croire que l’accusé avait appréhendé un danger de mort? Vous avez toutes sortes de preuves pour vous aider. Vous avez les témoignages concernant Jetté. Vous avez les témoignages que c’était un violent, un individu qui aimait beaucoup se bagarrer. Vous avez ses antécédents qui indiquent, comme le procureur de la Couronne a souligné, aucun crime de violence. Vous avez la période de temps pendant laquelle l’accusé connaissait Jetté. Et vous avez preuve des relations des fois houleuses, des fois harmonieuses.
Donc, à la lumière de tout ça, vous allez examiner la question de si, il avait une appréhension raisonnable de danger dans les circonstances. Et si l’homme raisonnable, dans de telles circonstances, aurait eu la même perception. [Je souligne.]
Ayant terminé sa description des incidents violents survenus entre l’appelant et la victime, le juge du procès a, de façon assez claire, exhorté le jury à examiner «à la lumière de tout ça» le caractère raisonnable de la perception de l’accusé et la question de savoir si une personne ordinaire dans les mêmes circonstances aurait eu la même perception. À mon avis, il s’agit là d’une façon correcte d’examiner l’application du par. 34(2).
16 L’appelant se fonde sur l’arrêt Lavallee, précité, pour soutenir ses prétentions. À mon avis, cet arrêt ne s’applique pas en l’espèce. Dans Lavallee, notre Cour conclut qu’il est inapproprié, dans le cadre du syndrome de la femme battue, d’appliquer à la partie objective du par. 34(2) la référence à l’«homme ordinaire» (à la p. 874):
S’il est difficile d’imaginer ce qu’un «homme ordinaire» ferait à la place d’un conjoint battu, cela tient probablement au fait que, normalement, les hommes ne se trouvent pas dans cette situation. Cela arrive cependant à certaines femmes. La définition de ce qui est raisonnable doit donc être adaptée à des circonstances qui, somme toute, sont étrangères au monde habité par l’hypothétique «homme raisonnable».
L’appelant admet que la relation entre lui et la victime en l’espèce est très différente de celle de l’affaire Lavallee. Accueillir le pourvoi pour ce motif reviendrait à légitimer une extension de la portée de Lavallee que ni les faits ni les principes ne justifient. Bien que nous ayons assoupli l’exigence d’imminence de la menace dans l’analyse de la légitime défense dans le cas des femmes battues en nous fondant sur les témoignages d’experts énonçant la situation particulière dans laquelle elles se trouvent, il n’y a pas lieu d’en étendre davantage la portée sur le fondement de la preuve présentée en l’espèce.
17 Finalement, l’appelant soutient que le jury a reçu des directives erronées quant au troisième élément essentiel, c’est‑à‑dire la question de savoir si l’accusé croyait sincèrement, mais à tort, qu’il n’avait d’autre choix que de tuer. L’appelant prétend que le juge du procès n’a pas clairement indiqué que, si la perception de l’accusé était sincère et raisonnable, cela répondrait à l’exigence du par. 34(2) même si la perception était erronée. Le passage suivant de l’exposé au jury montre que le juge du procès a parfaitement compris la tâche qui lui incombait:
Il y a une preuve à l’effet qu’au moment où l’accusé a tiré sur la victime, il croyait qu’une attaque était imminente. Vous trouverez peut‑être que la perception de l’accusé était en erreur. Même si la perception de l’accusé était mal fondée, mais si vous êtes d’avis qu’il fut raisonnable quand même, il a le droit d’être trouvé non coupable, à la condition que la force appliquée rencontre les exigences de 34(2) c’est‑à‑dire qu’il n’aurait pu se soustraire autrement qu’en tuant la victime. [Je souligne.]
Cette directive est compatible avec la directive faisant autorité donnée dans l’arrêt Reilly, précité, à la p. 404:
Étant donné que le par. 34(2) met en cause la perception de l’accusé concernant l’attaque dont il a fait l’objet, ainsi que la réaction requise pour répondre à cette attaque, on peut encore conclure que l’accusé a agi en la légitime défense même si sa perception était faussée. Celle‑ci doit quand même se fonder sur des motifs raisonnables et probables en ce sens qu’il doit s’agir d’une erreur qu’un homme ordinaire prenant des précautions normales aurait pu commettre dans les mêmes circonstances.
L’appelant soutient en outre que le jury aurait dû recevoir une directive selon laquelle il n’existe pas d’obligation formelle de fuir son domicile. Vu les faits particuliers de la présente affaire et l’allégation générale qui est faite, je ne vois pas la nécessité de traiter de cette question générale. L’accusé et la victime ne vivaient pas ensemble. La question qui se pose est de savoir s’il existait une possibilité raisonnable de fuir au moment où l’homicide a été commis.
18 L’examen de l’exposé du juge au jury montre que les erreurs, s’il en est, dans les directives sur la légitime défense ont causé un préjudice minime. Je suivrais donc la voie tracée par la majorité de la Cour d’appel et appliquerais l’art. 686. J’accepte le point de vue de l’intimée selon lequel la référence à «l’homme raisonnable [. . .] dans la situation de l’accusé» n’est pas incomplète au point de créer un tort important ou une erreur judiciaire grave. Pris dans son ensemble, l’exposé au jury n’a pas pu donner aux jurés l’impression qu’ils devaient examiner le caractère raisonnable des perceptions de l’appelant en se plaçant du point de vue de l’homme raisonnable hypothétiquement neutre, en faisant abstraction de la situation personnelle de l’accusé.
(2) L’ampleur de l’erreur quant au témoignage d’expert
19 Le Dr Lafleur est le psychiatre que l’appelant a cité comme témoin expert pour établir qu’il souffrait d’anxiété aiguë lorsqu’il a fait feu. Il est le dernier témoin entendu. L’appelant souligne que le juge du procès n’a pas résumé comme il se doit le témoignage du Dr Lafleur et qu’il n’a pas établi de lien entre ce témoignage et sa défense. Tant le juge dissident que les juges majoritaires de la Cour d’appel sont d’avis que l’exposé au jury comporte des lacunes à ces égards. Comme le montre ce qui suit, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu raison de décider que le sous‑al. 686(1)b)(iii) doit s’appliquer.
(i) Le résumé du témoignage du Dr Lafleur
20 Le juge doit clairement présenter au jury les éléments de preuve essentiels susceptibles d’étayer la défense de l’accusé. En l’occurrence, l’appelant soutient que le juge du procès a fait deux erreurs: l’une, en ne résumant pas le témoignage du Dr Lafleur; l’autre, en diminuant injustement la valeur du témoignage du Dr Lafleur en insistant trop sur le fait que son opinion n’était pas fondée sur tous les éléments de preuve pertinents.
21 À mon avis, ces allégations ne révèlent pas une grave erreur judiciaire. En ce qui a trait à la première plainte, l’examen de l’exposé au jury pris dans son ensemble montre que le juge du procès a, à plusieurs reprises, donné des détails sur le témoignage du Dr Lafleur. En fait, l’exposé au jury regorge de références à son témoignage, qui, je le répète, était le dernier entendu et était frais dans la mémoire des jurés. Je n’accepte pas non plus l’argument selon lequel le fait que le juge du procès insiste sur ce que le Dr Lafleur n’a pas pris en considération a causé un préjudice grave à l’appelant.
22 Le juge du procès a d’abord mentionné le témoignage du Dr Lafleur au début de son exposé au jury, lorsqu’il a donné ses directives sur l’évaluation de la preuve d’expert. Juste avant l’ajournement, il a résumé le fondement de l’opinion du Dr Lafleur de la façon suivante:
Vous avez, à mon avis, à peser avec beaucoup de soin, le témoignage du Dr Lafleur parce que les conclusions du Dr Lafleur sont contestées dans la thèse de la Couronne. Dans bien des cas, le Dr Lafleur a fait allusion à des déclarations obtenues par toute une série de personnes qui ont témoigné devant vous, mais par contre, il y a certaines autres choses qu’il n’avait jamais consultées. Notamment, la cassette de 911. Notamment, les photographies, le plan de l’appartement. Il ne s’était non plus adressé à la position de la victime dans une évaluation qui a touché très, très près à la défense de légitime défense.
Je n’émets aucune opinion sur la valeur de son témoignage, c’est à vous de décider, mais évidemment, vous devez regarder non seulement les données auxquelles il s’est adressé, mais également les choses qu’il n’a pas regardées pour arriver à sa conclusion.
Cette directive est manifestement appropriée. Comme l’exige l’arrêt Lavallee, précité, à la p. 896, «[l]e juge doit, bien sûr, faire comprendre au jury que plus l’expert se fonde sur des faits non établis par la preuve moins la valeur probante de son opinion sera grande.» J’ajouterais que le corollaire est également vrai: plus l’expert omet de prendre en considération des faits pertinents, moins le jury peut accorder de poids à son opinion.
23 L’appelant soutient que le juge du procès a répété inutilement les faiblesses du fondement probatoire du rapport du Dr Lafleur. Cette prétention est fondée sur le commentaire que le juge du procès a fait lorsqu’il a repris la séance, après l’ajournement:
Avant l’ajournement, j’étais en train de vous avertir que notamment sur votre évaluation du témoignage du Dr Lafleur, il y a lieu de considérer non seulement ce qu’il a pris en considération, mais ce qu’il n’a pas pris en considération. [Le] Dr Lafleur a émis une opinion sur l’état d’esprit de l’accusé au moment où l’incident s’est produit, dans le but d’étayer la prétention de l’accusé, qu’il avait appréhendé l’imminence d’une attaque.
Le fait que le Dr Lafleur n’était pas ou ne s’est pas posé des questions pour savoir si la victime dormait, si les lumières étaient ouvertes ou fermées, n’a pas posé une question sur l’entrée, sur si oui ou non, la victime était au courant de l’arrivée de l’accusé. Qu’il n’était pas au courant que la victime était étendue à plat ventre sur le sofa. N’a pas vu les photos. Il n’était pas au courant du coup de crosse, sont peut‑être des facteurs que vous voulez considérer en décidant quel poids vous allez attacher à l’opinion du Dr Lafleur sur la question de la perception de l’accusé.
Selon moi, le fait de répéter les directives données avant la pause est inutile. Je fais remarquer toutefois que, dans sa première phrase, le juge du procès a eu raison de prévenir les jurés qu’en évaluant le témoignage du Dr Lafleur, ils devaient tenir compte tant de ce que celui‑ci a pris en considération que de ce qu’il n’a pas pris en considération.
(ii) L’omission d’établir le lien entre le témoignage du Dr Lafleur et les éléments de la légitime défense
24 Dans R. c. G. (R.M.), [1996] 3 R.C.S. 362, au par. 9, notre Cour a rappellé la règle établie de longue date:
Lorsqu’il donne des directives au jury, il est essentiel que le juge du procès résume la thèse ou la position de la défense et qu’il mentionne les éléments essentiels qui influent sur cette défense de façon à permettre au jury de bien apprécier la preuve.
L’appelant affirme que le juge du procès n’a pas expressément établi de lien entre le témoignage du Dr Lafleur et les éléments pertinents de la légitime défense. Ceci était au coeur de la dissidence à la Cour d’appel (au par. 69):
[traduction] . . .ainsi que mon collègue le fait remarquer, le juge n’a pas réexaminé le témoignage non contesté de l’expert convoqué au soutien de ce moyen de défense. Encore moins a‑t‑il établi le lien entre ce témoignage et l’élément de la légitime défense sur lequel il reposait — le caractère raisonnable de la perception de l’appelant selon laquelle il agissait en légitime défense.
Le juge du procès a établi le lien entre le témoignage du Dr Lafleur et les éléments de la légitime défense à plusieurs reprises, même s’il n’a pas chaque fois expressément déclaré que c’est en fait ce qu’il faisait. Même si le juge du procès aurait pu s’exprimer de façon plus claire, «la norme qu’applique une cour d’appel qui examine un exposé au jury n’est pas celle de la perfection» (R. c. Malott, [1998] 1 R.C.S. 123, au par. 15). Dans R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, notre Cour reconnaît (au par. 2) que, même si le droit à un jury ayant reçu des directives appropriées existe, «[i]l n’existe [. . .] aucune obligation que les directives au jury soient parfaites» (soulignement omis). Force nous est d’accepter qu’il n’incombe pas au juge du procès de présenter un argument favorable à la défense ou un exposé au jury qui profite à celle‑ci (voir R. c. Dickhoff (1998), 130 C.C.C. (3d) 494 (C.A. Sask.)).
25 Tel qu’en fait foi le passage rapporté plus haut, en expliquant l’importance du témoignage du Dr Lafleur pour la défense, le juge du procès a établi un lien entre son témoignage et le premier élément de la légitime défense, à savoir la crainte d’une attaque immédiate:
[Le] Dr Lafleur a émis une opinion sur l’état d’esprit de l’accusé au moment où l’incident s’est produit, dans le but d’étayer la prétention de l’accusé, qu’il avait appréhendé l’imminence d’une attaque.
En mettant en relief le fait que l’évaluation du Dr Lafleur de l’état d’esprit de l’appelant étayait la crainte de l’appelant d’une attaque imminente, le juge du procès a décrit l’essence du témoignage de l’expert et l’objectif recherché par la défense en le faisant entendre. De plus, en parlant du troisième élément de la légitime défense, l’existence de motifs raisonnables de croire qu’il n’y avait pas d’autre choix que le recours à la force, le juge du procès a une fois de plus cité le témoignage du Dr Lafleur:
La croyance qu’on ne peut pas s’en sortir autrement qu’en tuant l’agresseur, croyance raisonnable. Croyait‑il que la seule façon de s’en sortir était de tuer la victime? Vous allez vous demander cette question en premier. Et évidemment, pour vous aider, vous avez la preuve à l’effet que Piché était dans sa chambre. Les Lalancette étaient dans l’appartement 3. La porte qui était dans le corridor était accessible avant même qu’on arrive au salon. Oui, c’est exact, le Dr Lafleur a parlé d’un climat de peur, mais n’oubliez pas son témoignage à l’effet que l’accusé réalisait que tuer quelqu’un était moralement et légalement mauvais. Ce n’est pas une question ici de troubles mentaux en aucun sens.
L’appelant soutient qu’en établissant un lien entre le témoignage du Dr Lafleur et la question manifestement dénuée de pertinence du trouble mental, le juge du procès a, à tort, diminué la valeur de ce témoignage. Je ne crois pas que cette prétention particulière ait beaucoup d’importance. À mon avis, le juge du procès a simplement rappelé au jury que le témoignage du Dr Lafleur sur la crainte de l’appelant était pertinent pour ce qui est de leur prise en considération de cet élément de la légitime défense. Le fait qu’il ait par la suite rejeté les questions non pertinentes a peu d’importance, surtout lorsque l’exposé au jury est pris dans son ensemble.
26 Finalement, je souligne le fait que le juge du procès reconnaît que le témoignage du Dr Lafleur est pertinent quant à l’existence de la préméditation qui est exigée pour une déclaration de culpabilité de meurtre au premier degré. Il dit:
Peut‑être ici le témoignage du docteur Lafleur serait utile dans ce sens. Si vous acceptez l’état d’anxiété dont a témoigné l’accusé et dont a témoigné le docteur Lafleur, vous allez peut‑être vous demander, pouvait‑il, l’accusé, dans un tel état, peser et réfléchir sur les avantages et désavantages de tuer Jetté?
En déclarant l’appelant coupable de meurtre au deuxième degré, le jury a admis l’existence d’un doute raisonnable quant à la préméditation. La référence du juge du procès au témoignage du Dr Lafleur étaye la prétention de l’appelant selon laquelle c’est uniquement lorsqu’il est dans un état d’anxiété qu’il est incapable de peser et d’analyser sa décision d’agir. Le fait que le juge du procès ait reconnu que le témoignage du Dr Lafleur, s’il était admis, jetterait un doute sur la capacité de l’appelant de peser les autres choix qui s’offraient à lui est un autre lien entre le témoignage et le troisième élément de la légitime défense.
27 Les passages précédents de l’exposé au jury montrent que les erreurs commises par le juge du procès dans son résumé et la façon dont il a traité le témoignage du Dr Lafleur ont causé un préjudice minime. Le juge du procès a donné au jury comme directive de prendre en considération, au cours de ses délibérations, le climat de peur décrit par le Dr Lafleur et a répété à plusieurs reprises son témoignage selon lequel l’appelant était dans un état d’anxiété lorsqu’il a fait feu. En attirant l’attention sur le témoignage du Dr Lafleur, le juge du procès veillait à ce qu’il soit pris en considération lors de la discussion de chacun des éléments de la légitime défense.
28 Cela dit, j’admets qu’il aurait été préférable que le juge du procès approfondisse davantage ses commentaires sur le témoignage du Dr Lafleur, comme l’a indiqué le juge Beauregard dans les motifs de la majorité (au par. 25):
Il eût été préférable qu’après avoir dit au jury que la thèse de Charlebois était la légitime défense, le juge rappelle au jury l’opinion du psychiatre Lafleur suivant laquelle, lorsqu’il a tiré, Charlebois souffrait d’une anxiété chronique devenue aiguë par l’arrivée de Jetté chez lui, l’incident du couteau et la présence, au su de Jetté, de l’arme dans l’appartement. Ainsi, avant de traiter de ce qui affaiblissait le témoignage du psychiatre, le juge en aurait montré les aspects positifs.
Je suis d’accord avec le juge Beauregard en ce sens que je demeure convaincu, d’après l’exposé pris dans sa totalité et la preuve accablante, que le fait de ne pas reprendre en détail le témoignage du Dr Lafleur n’a pas causé un préjudice important à l’accusé. Lorsqu’il s’agit d’évaluer s’il y a lieu d’appliquer la disposition, l’ultime question à se poser consiste à se demander s’il existe une possibilité raisonnable que le verdict eut été différent en l’absence d’erreur. On soutient que, dans les cas où il est difficile de produire une défense, aucune erreur n’est permise de la part du juge. Toutefois, quand la défense est difficile, il est moins probable aussi que la défense soit établie. Je ne vois pas de justification en droit pour appliquer une norme différente lorsque l’accusé se contente d’invoquer une défense peu vraisemblable. À mon avis, le droit s’applique de la même façon à toutes les situations. Même en l’absence d’erreur dans le traitement du témoignage du Dr Lafleur, j’estime que le verdict aurait été le même et je suis par conséquent d’accord avec le juge Beauregard pour conclure qu’ il n’en est pas résulté un tort important ou une erreur judiciaire grave pour l’appelant. Je juge qu’il s’agit là d’un cas auquel il convient d’appliquer la disposition réparatrice.
(iii) Preuve de moralité
29 On soutient que le juge du procès a limité la pertinence du témoignage de l’accusé selon lequel il est calme et non violent à la seule question d’appuyer sa crédibilité. Cela n’est pas entièrement exact. Le juge du procès a mentionné le lien entre la preuve de bonne moralité de l’appelant et sa défense selon laquelle il n’était pas le genre de personne capable de commettre un meurtre:
Maître Bordeleau a présenté une preuve assez, par de nombreux témoins je préfère dire, par de nombreux témoins, sur la moralité de l’accusé. Effectivement, c’est une preuve de caractère de l’accusé. Le but de cette preuve était de présenter l’accusé comme quelqu’un qui est paisible et non violent. L’accusé ne nie pas que c’est lui qui a tiré, mais la preuve de caractère a été présentée pour étayer, en premier lieu, la prétention que l’accusé agissait en légitime défense et deuxièmement, et ça relié à cette première partie, que l’accusé n’est pas une personne du caractère de commettre une telle infraction.
Il a fait cette remarque seulement une fois, cependant, et s’en est tenu par la suite au lien qui existe entre la preuve et la crédibilité de l’accusé. Sans remettre en question la nature primordiale des deux usages de la preuve de bonne moralité dans un exposé au jury (voir R. c. H. (C.W.) (1991), 68 C.C.C. (3d) 146 (C.A.C.‑B.)), le ministère public soutient qu’il y a lieu d’appliquer la disposition réparatrice.
30 À mon avis, l’application de la disposition est indiquée étant donné que l’erreur a peu d’importance eu égard au contexte de l’exposé au jury pris dans sa totalité et qu’elle a donc causé peu de préjudice à l’accusé. Cela explique peut‑être le fait que l’appelant n’ait pas soulevé d’objection sur ce point lors du procès, fait dont on peut tenir compte pour établir la gravité de l’erreur; voir Jacquard, précité, au par. 38. La présente affaire repose sur le caractère raisonnable de la perception de l’accusé qu’une attaque était imminente et sur sa perception qu’il n’y avait pas d’autre solution raisonnable lorsqu’il s’est approché de la victime endormie et lui a tiré une balle derrière la tête à faible distance. La preuve de bonne moralité n’éclaire pas beaucoup la question. Il ne s’agit pas d’un cas où l’on doute des actions de l’accusé; c’est seulement son état d’esprit qui est en cause. Étant donné la preuve, l’argument selon lequel l’accusé n’aurait pas pu commettre un meurtre en raison de sa bonne moralité a peu d’importance. Je suis convaincu que le verdict aurait été le même si le juge du procès avait donné au jury la directive appropriée que la preuve de moralité de l’appelant est pertinente lorsqu’il est question d’évaluer s’il a pu commettre un meurtre. Par conséquent, je suis d’avis d’appliquer le sous‑al. 686(1)b)(iii) pour réparer l’erreur.
(iv) La prise de sang
31 La question qu’a posée le ministère public en contre‑interrogatoire et qui a donné lieu à cette plainte ne se rapporte que de façon incidente aux questions soulevées dans le pourvoi. L’appelant témoigne que, avant la nuit en cause, il n’a jamais tiré avec l’arme à feu et qu’il ne l’a jamais chargée ou déchargée. Afin de vérifier la véracité de cette déclaration, le ministère public demande un échantillon de sang de l’accusé pour voir s’il correspond au sang trouvé sur le ceinturon de cartouches de Charlebois. Tel que je comprends la position du ministère public, la preuve d’une correspondance des deux échantillons de sang servirait, pour le ministère public, à démontrer que Charlebois ment lorsqu’il dit qu’il n’a jamais auparavant tiré avec le fusil et qu’il ne l’a jamais chargé ou déchargé.
32 De toute évidence, étant donné que la question de l’utilisation antérieure du fusil par Charlebois n’est pas pertinente en l’espèce, la demande du ministère public vise à affaiblir la dénégation de l’appelant concernant son usage antérieur du fusil et à faire douter de sa crédibilité. L’appelant soutient qu’en le forçant à invoquer, devant le jury, son droit constitutionnel de refuser de se soumettre à une prise de sang (R. c. Borden, [1994] 3 R.C.S. 145), le juge a injustement entaché sa crédibilité.
33 Selon moi, même si ce refus a eu un effet sur la crédibilité de l’appelant, l’effet aura été grandement diminué par la directive du juge du procès qu’aucune conclusion défavorable ne peut être tirée du refus. Il faut également se rappeler que, lorsque l’appelant a décidé de témoigner, il a mis en jeu sa crédibilité (R. c. Kuldip, [1990] 3 R.C.S. 618).
34 Le ministère public concède que la demande est inappropriée, mais il soutient qu’il suffit d’appliquer le sous‑al. 686(1)b)(iii) pour remédier à la situation. Compte tenu de la mise en garde du juge du procès, je conviens que le préjudice subi par l’appelant est minime. Lorsqu’on l’examine dans le cadre de la défense prise dans son ensemble, il est tout à fait clair que la question du sang sur le ceinturon de cartouches est tellement éloignée du coeur de cette affaire qu’elle a eu très peu d’importance. Je suis convaincu que le jury a reconnu ce fait. À mon avis, nous sommes clairement en présence d’une affaire où il y a lieu d’appliquer la disposition réparatrice.
(v) Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en autorisant le ministère public à demander à l’appelant de voir un psychiatre choisi par le ministère public?
35 Après la demande de prise de sang, on a permis au ministère public de poser la question suivante:
Monsieur Charlebois, vous avez au cours des dernières semaines rencontré le docteur Lafleur, le psychiatre dans le but de préparer votre défense; est‑ce que vous accepteriez dans l’immédiat de rencontrer, à la demande de la Couronne, un expert psychiatre du nom du docteur John Wolwertz dans le but que la Couronne confectionne une contre‑expertise psychiatrique?
Dans son exposé, le juge explique au jury que l’accusé a le droit de refuser d’être examiné et que, même si l’on ne peut en tirer aucune inférence de culpabilité, le refus est pertinent quant à la force probante des éléments de preuve concernant la crainte qu’il éprouvait au cours de la nuit en question:
En refusant à se soumettre à un examen par un psychiatre à la demande de la couronne, l’accusé est absolument dans ses droits et de ce refus vous ne pouvez pas et vous ne devez pas tirer aucune inférence de culpabilité de sa part. Cependant, étant donné que l’accusé a mis en question sa perception de l’éminence d’une attaque ou sa perception, sa perception qu’il était au point d’être attaqué comme une des . . . il a avancé comme une des pierres angulaires de sa défense et qu’il a appelé un «psy» pour étayer cette prétention. Dans ces circonstances‑là, son refus à se soumettre à un examen par un expert de la couronne est quelque chose qui est pertinent et c’est pourquoi la question a été permise. [. . .] [V]ous pouvez, sans évidemment y être obligé, prendre le refus en considération en décidant de la valeur probante que vous allez accorder à la preuve portant sur la perception de l’accusé la soirée en question.
On soutient que le juge du procès a commis une erreur en autorisant le ministère public à demander à l’accusé s’il se soumettrait à un examen par le Dr Wolwertz de la manière choisie et en indiquant au jury que le refus était pertinent quant à la force probante de la preuve. Selon moi, la demande d’examen n’était pas inappropriée étant donné qu’il est admis que le ministère public était en droit de faire venir un psychiatre pour réfuter la preuve d’expert présentée par l’accusé. Même s’il aurait été préférable de reconnaître dans la question que l’accusé avait répondu non auparavant à la demande du ministère public, je rejette le point de vue que cette demande, ajoutée à la demande de prise de sang, équivaut à un tort important ou à une erreur judiciaire grave.
36 Les juges de la Cour d’appel sont divisés quant à la question de savoir si, lors des discussions entre l’avocat et le juge du procès, l’accusé a refusé de se faire examiner par le Dr Wolwertz ou par tout autre psychiatre. À mon avis, c’est une question qui a peu d’importance. Le jury savait seulement que l’accusé avait refusé de voir le Dr Wolwertz. Le ministère public avait le droit de demander que l’accusé se soumette à un examen par un expert de son choix; l’avocat de l’accusé était autorisé à mettre en doute la compétence et l’impartialité du Dr Wolwertz.
37 En concluant que le juge du procès a eu tort d’autoriser la question, le juge dissident de la Cour d’appel reconnaît que l’arrêt R. c. Sweeney (1977), 35 C.C.C. (2d) 245 (C.A. Ont.), permet au ministère public, dans certaines circonstances, de mettre en preuve le fait que l’accusé a refusé de voir un psychiatre choisi par le ministère public; voir aussi R. c. Stevenson (1990), 58 C.C.C. (3d) 464 (C.A. Ont.), et plus récemment R. c. Worth (1995), 98 C.C.C. (3d) 133 (C.A. Ont.), autorisation d’appel refusée, [1996] 3 R.C.S. xiv. Comme le reconnaît le juge Fish, le fait d’autoriser que le refus soit mis en preuve est justifié car il s’agit d’une exception nécessaire au droit de l’accusé de garder le silence dans les cas où la défense a fait appel au témoignage d’un psychiatre. L’exception repose sur la prémisse selon laquelle le poids de la preuve produite par le ministère public pourrait se trouver injustement diminué par le fait que ses experts se sont vu refuser l’accès à l’accusé alors que l’ultime question en litige est l’état d’esprit ou l’état mental de l’accusé. Dans Worth, précité, la Cour d’appel de l’Ontario a conclut ce qui suit (aux pp. 140 et 141):
[traduction] Nous ne pensons pas que l’appelant, après avoir fait de sa santé mentale une question en litige, puisse empêcher le jury de tirer une conclusion défavorable de son refus de parler à un psychiatre du ministère public. Le droit de l’accusé de garder le silence n’est pas absolu. Il est protégé aux termes de l’art. 7, c’est‑à‑dire qu’un accusé ne peut être privé de son droit de garder le silence sauf conformément aux principes de justice fondamentale. Étant donné que l’appelant a fait de sa santé mentale une question en litige et qu’il lui incombait de prouver qu’il souffrait d’un trouble mental, nous ne pensons pas que les observations du juge du procès aient violé les principes de justice fondamentale. Dans R. c. Stevenson [. . .] le juge Morden a expressément approuvé l’arrêt Sweeney malgré l’art. 7 de la Charte. Il écrit (à la p. 495):
Je suis bien conscient que le droit de garder le silence — sous toutes ses formes — qui est prévu par l’art. 7 n’a pas nécessairement le même contenu et la même portée qu’un droit de common law. Dans le cadre d’une instance comme la présente, toutefois, je ne vois aucune raison pour ne pas suivre la démarche générale de l’arrêt Sweeney. Dans cette affaire, le juge Zuber, s’exprimant au nom de la Cour, a souligné (à la p. 251) que la règle relative au droit de l’accusé de garder le silence n’était pas «rigide ou prépondérante au point de ne permettre ni exceptions ni limites».
Le fait que dans Sweeney l’accusé ait choisi de ne pas comparaître ne suffit pas pour distinguer la présente affaire de Sweeney. Étant donné que Sweeney a choisi de ne pas témoigner, le ministère public ne pouvait pas lui demander directement de subir un examen. À mon avis, si une tierce partie peut mettre le refus en preuve (comme dans Sweeney), il n’y a rien d’irrégulier à permettre au ministère public de poser la question directement à l’accusé, s’il a l’occasion de le faire du fait que l’accusé a décidé de témoigner. Comme le laisse entendre mon collègue, le ministère public aurait pu contester directement la validité du témoignage du Dr Lafleur en convoquant son propre expert pour observer les témoins, y compris l’accusé. Toutefois, à ma connaissance, il n’y a rien qui oblige le ministère public à retenir un psychiatre pour la durée de l’instance.
38 En somme, le ministère public avait le droit de réfuter le témoignage de l’expert visant à appuyer la théorie de l’accusé selon laquelle il a tué en légitime défense et était donc en droit de demander à celui‑ci s’il accepterait de se soumettre à un examen. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’il a indiqué au jury que le refus était pertinent pour déterminer la valeur probante du témoignage de l’expert produit par la défense. Même si tel n’était pas le cas, nous sommes en présence d’une situation où le sous‑al. 686(1)b)(iii) pourrait être appliqué pour réparer l’erreur étant donné que l’accusé n’avait subi aucun préjudice important.
V. Conclusion
39 Le juge du procès n’a commis aucune erreur qui donnerait à l’appelant le droit à un nouveau procès. Je pense qu’il est clair que chacune des erreurs prise individuellement n’a pas donné lieu à une erreur judiciaire qui empêcherait l’application du sous‑al. 686(1)b)(iii). Même lorsqu’on les prend collectivement, les objections de l’appelant auraient pu avoir très peu d’influence sur l’issue de l’instance; les erreurs invoquées dans le pourvoi ne font pas en sorte que le jury aurait pu prononcer un acquittement si elles n’avaient pas été commises.
40 En somme, nous nous trouvons clairement en présence d’une affaire où la disposition réparatrice doit être appliquée. L’appelant a été déclaré coupable parce que la preuve était écrasante. La preuve matérielle a établi que l’appelant avait tiré sur la victime sans défense par derrière, ce que l’appelant a également admis. Il n’a pas été possible d’établir la légitime défense, un moyen difficile comme en a convenu l’avocat de la défense. La preuve démontre le caractère déraisonnable de la perception de l’appelant qu’il n’avait d’autre choix que de tirer sur la victime. Le refus d’un nouveau procès est justifié en l’espèce parce que celui‑ci aboutirait inéluctablement à une autre déclaration de culpabilité. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Les motifs suivants ont été rendus par
Le juge Arbour (dissidente) —
I. Introduction
41 L’appelant, Patrick Charlebois, admet avoir causé la mort d’Éric Jetté. À son procès, Charlebois a témoigné qu’il avait agi en légitime défense. Il a également fait entendre un psychiatre, le Dr Paul-André Lafleur, au soutien de cette défense.
42 Privé d’affection pendant son enfance, l’appelant a développé une personnalité dépendante qui s’est reflétée dans son lien d’amitié avec Jetté. Il avait une peur chronique de Jetté, un être violent dont il était le «souffre-douleur».
43 Le soir de l’incident, Jetté s’est présenté chez l’appelant après que sa copine l’ait mis à la porte. Selon l’appelant, Jetté lui aurait passé un couteau près du visage en lui disant: «Ouais, on va se faire du fun à soir moé pis toé.» Cet incident a été corroboré par un témoin, Alain Lalancette, qui était présent lors de l’incident mais a négligé d’en faire mention aux policiers enquêteurs qui l’interrogeaient. La peur qu’avait l’appelant de Jetté s’est ensuite exacerbée lorsqu’il s’est rendu compte que Jetté avait vu une arme dans l’appartement, arme qu’il avait voulu acheter de l’appelant mais que celui-ci avait refusé de lui vendre en prétextant qu’il ne la possédait plus.
44 L’appelant a témoigné qu’il avait peur d’aller dormir et qu’il n’a regagné sa chambre que lorsque Jetté, avec qui il regardait la télévision, lui a ordonné d’aller se coucher, puisqu’il voulait dormir. Jetté, qui n’était pas tout à fait sobre, s’est alors étendu à plat ventre sur le canapé du salon et l’appelant s’est retiré dans sa chambre. Quelques instants plus tard, au moment où Jetté semblait dormir, l’appelant s’est approché de lui et lui a tiré un coup de carabine derrière la tête. Il a ensuite composé le 911 et dit à son interlocuteur:
. . . j’viens de commettre un meurtre... j’ai eu assez peur j’mé t’en allé... y’é t’arrivé chez nous ben sa brosse là... Pis en tout cas, pis y savait j’avais un arme pis y l’a pris, sa blond l’a laissé toute pis en tout cas y’était sur l’gros rush là j’ai essayé de l’convaincre de pas faire de gaffe pis toute, pis là on c’est comme chicané pis le coup y’a parti.
45 L’appelant était sain d’esprit au moment de l’homicide. Il prétend toutefois qu’il était anxieux et se sentait menacé par Jetté à un point tel qu’il ne concevait aucune autre solution que de le tuer pour échapper à la menace. Au soutien de sa défense, l’appelant a présenté une preuve de son caractère paisible et non belliqueux, ainsi qu’une expertise psychiatrique, qui n’a pas été contredite par la Couronne.
46 L’appelant a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré à la suite d’un procès par jury qu’il prétend entaché d’erreurs. Bien que reconnaissant l’existence de certaines erreurs au cours du procès, et en particulier dans les directives du juge au jury, la majorité de la Cour d’appel du Québec a conclu que ces erreurs ne lui avaient pas porté préjudice et a rejeté l’appel. Le juge Fish, dissident, aurait ordonné un nouveau procès.
47 La question qui nous est présentée dans cet appel de plein droit est une question étroite. L’appel ne porte en effet que sur la question de droit soulevée par la dissidence du juge Fish quant à l’application du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, face aux erreurs qui ont été unanimement reconnues par la Cour d’appel comme ayant été commises par le juge de première instance. Il n’y a donc pas lieu, dans un pourvoi de cette nature, de revoir le bien-fondé de la décision de la Cour d’appel quant à l’existence de ces erreurs, sauf dans la mesure où il est nécessaire d’en apprécier l’impact aux fins de décider si ces erreurs n’ont malgré tout causé aucun tort important ou erreur judiciaire grave, au sens du sous-al. 686(1)b)(iii).
48 Pour l’essentiel, je suis d’accord avec le juge Fish et je conclus, comme lui, que les erreurs relevées par la Cour d’appel sont telles qu’il ne convient pas d’y remédier par l’application de la disposition réparatrice contenue au sous-al. 686(1)b)(iii) du Code. À mon avis, les juges majoritaires à la Cour d’appel ne se sont pas penchés de façon systématique sur les exigences de cette disposition et, en particulier, sur l’effet cumulatif des erreurs qu’ils ont relevées. Ils se sont contentés, à plusieurs reprises, de signaler de façon isolée que l’erreur commise n’avait pas porté préjudice à l’accusé. Cette approche, à mon avis, ne satisfait pas à l’exigence rigoureuse de la disposition réparatrice, expliquée avec justesse par mon collègue, le juge Bastarache, qui est de s’assurer qu’il n’est pas requis d’ordonner un nouveau procès malgré les erreurs qui ont entaché le premier procès, puisque l’ensemble de la preuve révèle la futilité d’un tel exercice et l’inévitabilité d’une condamnation à la suite d’un procès sans erreur.
II. Cour d’appel du Québec, [1999] J.Q. no 568 (QL)
49 Dans l’affaire en cause, la Cour d’appel du Québec a unanimement conclu qu’il aurait été préférable que le juge du procès rappelle au jury l’opinion du psychiatre Lafleur, offerte au soutien de la défense mise de l’avant par l’appelant. La majorité a par ailleurs conclu que cette lacune n’avait pas été préjudiciable à l’appelant puisque le témoignage du Dr Lafleur était clair et bien présent à l’esprit du jury. De la même façon, la cour a unanimement conclu que le juge du procès avait présenté au jury de façon ambiguë l’exigence d’une perception raisonnable de l’impossibilité de se soustraire à la menace dont l’appelant se croyait l’objet. Le juge Beauregard, au nom de la majorité, concluait sur ce point (au par. 39):
Mais je suis d’avis que, si la directive du juge sur le sujet n’avait pas été ambiguë, le résultat aurait été le même: si, malgré la conversation téléphonique 911, on peut avoir un doute sur le fait que Charlebois se croyait menacé par Jetté, on ne peut avoir de doute sur le fait que Charlebois ne pouvait raisonnablement croire qu’il n’avait pas d’autre solution que celle de tuer Jetté.
50 Quant à la question de savoir si la Couronne aurait dû être autorisée à demander à l’appelant, devant le jury, s’il consentirait à fournir un échantillon de son sang, la majorité souligne que, si la question était peut-être de trop, la réponse négative de l’appelant ne lui a causé aucun préjudice.
51 Enfin, la cour a été unanime à constater que le juge aurait dû indiquer au jury que les éléments de preuve de bonne moralité de l’appelant pouvaient servir à appuyer la thèse de la défense suivant laquelle l’accusé n’était pas le genre d’homme à commettre un meurtre. Encore une fois, la majorité a simplement conclu que cette erreur n’avait pas causé de préjudice à l’appelant.
52 Ce n’est que sur un dernier point que la dissidence du juge Fish déborde le cadre du sous-al. 686(1)b)(iii). La majorité a conclu que la Couronne avait été correctement autorisée à demander à l’accusé s’il accepterait de se soumettre à une évaluation psychiatrique par le Dr John Wolwertz, et que le juge de procès avait suffisamment traité de son refus. Sur cette question, le juge Fish exprime sa dissidence en concluant que la question n’aurait pas dû être permise. Je partage son avis.
III. Questions en litige
53 Vu la portée de l’appel de plein droit, prévu au par. 691(1) du Code, il n’est pas approprié pour notre Cour de revoir le bien-fondé des conclusions unanimes de la Cour d’appel et encore moins, comme nous y invite l’intimée, de faire droit à une argumentation qui n’a pas été soulevée devant la Cour d’appel, à savoir, que le témoignage du Dr Lafleur n’était même pas admissible au soutien de la défense de légitime défense.
54 Seules deux questions se posent donc devant nous. D’abord, la majorité de la Cour d’appel a-t-elle erré en droit quant à l’admissibilité de la question portant sur la contre-expertise psychiatrique, puis, en deuxième lieu, les erreurs constatées par la Cour d’appel permettaient-elles le recours à la disposition réparatrice? Contrairement à mon collègue, le juge Bastarache, je réponds par l’affirmative à la première question et par la négative à la seconde.
IV. Analyse
A. La contre-expertise psychiatrique
55 Au point de départ, il est crucial de bien situer l’analyse dans son contexte factuel. À la clôture de la preuve de la Couronne au procès, et en préparation du début de la preuve de la défense, les avocats des parties ont tenu des discussions devant le juge mais en l’absence du jury. L’avocat de la défense a indiqué au juge qu’il avait informé le procureur de la Couronne de son intention de présenter une défense de légitime défense et qu’il avait retenu les services d’un psychiatre, le Dr Lafleur, au soutien de cette défense. Il a également indiqué qu’il avait refusé la demande de la Couronne de soumettre son client à une contre-expertise psychiatrique menée par le Dr Wolwertz.
56 Les discussions entre avocats portant sur la possibilité d’une contre-expertise avaient eu lieu quelques semaines avant le début du procès. À ce chapitre, l’avocat de la défense a indiqué au juge que la Couronne ne lui avait fait aucune proposition autre que le Dr Wolwertz et qu’il était maintenant trop tard, à son avis, pour soumettre son client, au milieu du procès et à la veille de son témoignage, à une évaluation psychiatrique par qui que ce soit. Des discussions subséquentes se sont orientées vers la question de savoir si la Couronne avait le droit de demander une telle contre-expertise dans un cas comme celui-ci. En fin de compte, constatant la difficulté de décider sans avoir entendu la preuve de la défense, le juge a choisi de laisser la question en suspens.
57 À la reprise du procès, l’appelant a témoigné en premier au soutien de sa défense. En contre-interrogatoire, le procureur de la Couronne lui a demandé, en présence du jury, s’il consentait à fournir un échantillon de son sang. L’appelant a refusé. Sur ce, la défense a demandé au juge que le jury soit exclu afin de débattre l’admissibilité de la question posée. Après discussion, le juge a autorisé la question, indiquant aux avocats qu’il allait faire une mise en garde immédiate au jury quant à l’utilisation que ce dernier pouvait faire de la réponse de l’appelant. Je reviendrai plus loin sur cette question. Une fois le jury revenu, l’échange suivant a eu lieu :
EN PRÉSENCE DU JURY
LA COUR:
Donc mesdames et messieurs, après réflexion j’ai décidé que la question posée par le procureur de la Couronne est légale donc l’objection à la question est rejetée.
PATRICK CHARLEBOIS SOUS LE MÊME SERMENT.
SUITE DU CONTRE-INTERROGATOIRE PAR Me LECOURS
Procureur de la Couronne:
Q: Alors monsieur Charlebois, la question était la suivante, est-ce que vous accepteriez au cours de la prochaine fin de semaine de fournir un échantillon de votre sang dans le but d’en déterminer le groupe sanguin?
R: Non.
LA COUR:
Donc vous avez entendu la réponse, j’aimerais vous faire une remarque tout de suite. L’accusé n’est en aucun temps obligé de fournir dans ce cas-ci un échantillon de sang pour l’analyse par les experts de la Couronne et comme jury, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas tirer aucune conclusion adverse contre l’accusé suite à la réponse que vous avez entendue. C’est son droit constitutionnel absolu de dire non.
Me LECOUR:
Q: Monsieur Charlebois, vous avez au cours des dernières semaines rencontré le docteur Lafleur, le psychiatre dans le but de préparer votre défense; est-ce que vous accepteriez dans l’immédiat de rencontrer, à la demande de la Couronne, un expert psychiatre du nom du docteur John Wolwertz dans le but que la Couronne confectionne une contre-expertise psychiatrique?
R: Non.
Me LECOUR:
Là-dessus Votre Seigneurie j’aurai de la jurisprudence à vous soumettre à l’effet que la directive que vous venez de donner sur l’échantillon de sang ne s’applique pas au niveau de . . .
LA COUR:
Pour l’instant ça c’est une autre question, à moins que vous vouliez aborder cet aspect tout de suite.
58 Sans avis préalable, et en présence du jury, la Couronne a donc demandé à l’accusé s’il accepterait de se soumettre à une contre-expertise menée par le Dr Wolwertz. L’appelant a refusé et le juge n’a donné aucune directive au jury quant à l’utilisation qui pouvait être faite de son refus. Dans ses directives au jury à la fin du procès, le juge est revenu sur cette question dans les termes suivants:
Vous allez [vous] rappeler qu’à un moment donné le procureur de la couronne a posé une question concernant un échantillon de sang. Et je vous ai instruit que l’accusé avait absolument le droit de refuser de fournir un tel échantillon et que vous ne pouvez pas tirer aucune conclusion de son refus et que vous ne pouvez même pas prendre ça en considération dans vos délibérations. Je répète ce que j’ai dit. Mais vous allez, vous allez [vous] rappeler que tout de suite après le procureur de la couronne a posé une autre question de savoir si l’accusé était consentent d’être examiné par un psychiatre, le docteur Wol[w]ertz, expert de la couronne. Et l’accusé a donné la même réponse, il a dit, non. Je répète ce que j’ai dit mais j’ai une autre petite chose à ajouter. En refusant à se soumettre à un examen par un psychiatre à la demande de la couronne, l’accusé est absolument dans ses droits et de ce refus vous ne pouvez pas et vous ne devez pas tirer aucune inférence de culpabilité de sa part. Cependant, étant donné que l’accusé a mis en question sa perception de l’éminence d’une attaque ou sa perception, sa perception qu’il était au point d’être attaqué comme une des. . . il a avancé comme une des pierres angulaires de sa défense et qu’il a appelé un «psy» pour étayer cette prétention. Dans ces circonstances-là, son refus à se soumettre à un examen par un expert de la couronne est quelque chose qui est pertinent et c’est pourquoi la question a été permise. Le jury peut, vous pouvez, sans évidemment y être obligé, prendre le refus en considération en décidant de la valeur probante que vous allez accorder à la preuve portant sur la perception de l’accusé la soirée en question.
59 Devant la Cour d’appel, les parties ont débattu la question de savoir si, par son refus, l’appelant avait refusé toute expertise psychiatrique à la demande de la Couronne ou s’il avait simplement refusé d’être examiné par le Dr Wolwertz. Il n’est pas possible, à mon avis, ni très utile d’aller au-delà de la preuve entendue par le jury. Ce qui est clair, c’est que devant le jury, l’appelant a répondu sans équivoque à la question qui lui était posée et que cette question ne faisait référence qu’au Dr Wolwertz. À ce sujet, le juge Fish écrit, au par. 96:
[traduction] Je tiens d’abord à dire qu’on peut difficilement qualifier de capricieux le conseil donné par l’avocat de la défense à son client, à savoir de refuser de se laisser examiner par le Dr Wolwertz. Dans au moins trois affaires différentes, huit juges de notre Cour, au total, ont conclu que le Dr Wolwertz, en tant que témoin du ministère public, a «outrepassé les limites ainsi fixées pour témoigner» et «est allé beaucoup trop loin», causant ainsi à l’accusé un préjudice irréparable (R. c. Roy, [1988] A.Q. no 90 (QL) (les juges Beauregard, Nichols et Tyndale)); que son témoignage était «une diatribe dépourvue de toute objectivité» et «contrevient de façon flagrante» à la règle qui interdit à l’expert de se prononcer sur la crédibilité d’autres témoins (R. c. Fortin, [1997] A.Q. no 2887 (QL) (les juges Proulx, Rousseau-Houle et Zerbisias (ad hoc)). Au même effet : R. c. Demers, [1998] A.Q. no 1667 (QL) (les juges Rothman, Proulx et Pidgeon)).
Un peu plus loin, le juge Fish parle du Dr Wolwertz comme étant un expert [traduction] «qui, ainsi qu’a jugé notre cour, a déjà par le passé (et aussi par la suite) témoigné de façon tendancieuse et non professionnelle» (par. 98).
60 Par contre, le juge Beauregard, au nom de la majorité, a simplement conclu en ces termes (aux par. 46 et 47):
L’avocat de Charlebois avait peut-être des raisons personnelles de ne pas penser que le psychiatre choisi par la poursuite serait objectif, mais, en l’absence d’une décision au contraire par le juge, il n’appartenait pas à Charlebois d’exiger que la poursuite retienne un psychiatre autre que celui qu’elle avait choisi.
En tout état de cause, comme le juge, je comprends des échanges lors du voir-dire qu’en définitive, lors de l’instruction, sous prétexte qu’il était à ce moment-là trop tard, Charlebois refusait d’être vu par un psychiatre, quelle que soit son identité.
61 Les échanges lors du voir-dire n’étaient évidemment pas en preuve devant le jury, non plus que les réserves exprimées par de nombreux juges de la Cour d’appel quant au professionnalisme du Dr Wolwertz, auxquelles le juge Fish faisait allusion. Si le jury doit être invité à tirer des conclusions du refus de l’accusé de rencontrer le Dr Wolwertz aux fins d’une contre-expertise, l’ambiguïté insérée dans la question par le procureur qui l’a posée ne devrait pas être résolue en faveur de ce dernier.
62 De fait, cette ambiguïté révèle, à mon avis, à quel point la procédure suivie en l’espèce est insatisfaisante. Il est donc important d’établir une procédure appropriée dans le cas exceptionnel où la Couronne peut faire état de l’exercice par l’accusé de son droit au silence, et inviter le jury à en tirer des conclusions défavorables à l’accusé.
63 Le droit de l’accusé de garder le silence est un droit fondamental: Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151. Ce droit constitutionnel s’exerce aussi bien au stade de l’enquête qu’au procès: Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 et al. 11c); Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, par. 4(1).
64 Il s’ensuit que l’accusé ne peut être pénalisé pour s’être prévalu de son droit au silence et que l’exercice de ce droit ne doit pas être mis en preuve à des fins inculpatoires. À ce chapitre, dans l’arrêt R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293, le juge Cory écrivait au nom de la majorité (à la p. 1316):
Il a été reconnu en outre que, comme il y a un droit de garder le silence, ce serait tendre un piège que de prévenir l’accusé qu’il n’est pas tenu de répondre aux questions du policier, pour ensuite soumettre en preuve que l’accusé s’est manifestement prévalu de son droit en gardant le silence face à une question tendant à établir sa culpabilité.
L’importance de ce principe a d’ailleurs été soulignée avant même l’essor de la Charte. Dans l’affaire R. c. Symonds (1983), 9 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), le juge Martin écrivait, à la p. 227:
[traduction] Il est fondamental qu’une personne accusée d’une infraction criminelle ait le droit de garder le silence et un jury n’a pas le droit de tirer une conclusion défavorable à l’accusé parce qu’il a choisi d’exercer ce droit. Nous croyons que cette preuve est inadmissible en l’absence, dans l’affaire, d’une question qui rende pertinente à celle-ci la déclaration d’un accusé qu’il n’a rien à dire à la suite de la mise en garde. En l’espèce, il n’y avait pas de question à laquelle était pertinente l’omission de répondre de l’appelant et la preuve n’aurait pas dû être présentée...
65 Il est donc bien établi qu’en règle générale, le jury ne doit pas être invité à tirer des conclusions défavorables à l’accusé du simple exercice par celui-ci de son droit au silence. Notre Cour a d’ailleurs confirmé cette règle dans les arrêts R. c. Crawford, [1995] 1 R.C.S. 858, au par. 22, et R. c. Noble, [1997] 1 R.C.S. 874, aux par. 71 et 72. De surcroît, le par. 4(6) de la Loi sur la preuve au Canada énonce expressément l’interdiction de tirer des conclusions défavorables du fait qu’un accusé choisit de garder le silence à son procès.
66 Toutefois, le droit au silence n’est pas absolu. À l’égard des expertises psychiatriques, trois décisions de la Cour d’appel de l’Ontario ont élaboré un régime d’exceptions à la règle fondamentale énoncée ci-dessus. Dans R. c. Sweeney (1977), 35 C.C.C. (2d) 245, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la preuve du refus de l’accusé de se soumettre à une contre-expertise, alors qu’il présentait une expertise psychiatrique au soutien de sa défense d’aliénation mentale, était admissible aux fins de mettre en doute la crédibilité de l’expertise offerte par la défense. À ce sujet, le juge Zuber s’exprime comme suit (à la p. 252):
[traduction] Après tout, c’est l’accusé qui a soulevé cette défense et fait de sa santé mentale une question en litige. Peut-on dire qu’il a le droit exclusif de produire des éléments de preuve de nature psychiatrique et de refuser à la poursuite même la possibilité d’expliquer pourquoi le ministère public n’a pas appelé de témoin à l’égard de cette question? On a soutenu que les psychiatres du ministère public pouvaient témoigner en se fondant sur des hypothèses ou encore sur leurs observations de l’accusé dans la salle d’audience. Le contre-interrogatoire des psychiatres du ministère public et l’exposé de l’avocat de la défense au jury ne pouvaient toutefois pas faire autrement que de faire ressortir la supériorité des témoins qui ont examiné l’accusé.
67 La procédure suivie dans l’affaire Sweeney est intéressante et mérite d’être étudiée. À l’ouverture du procès, la Couronne a tenté d’obtenir une ordonnance permettant que l’accusé soit interviewé par un psychiatre nommé par la Couronne. Le juge a refusé de rendre cette ordonnance et a soulevé la question de l’admissibilité du refus de l’accusé, le cas échéant, lors du procès. L’avocat de la défense a par la suite formellement avisé la cour qu’il allait conseiller à son client de refuser la contre-expertise psychiatrique proposée par la Couronne.
68 Le deuxième jour du procès, la défense a fait savoir que l’accusé n’aurait pas d’objection à être examiné par les experts de la Couronne, à condition qu’il y ait au préalable une conférence entre les psychiatres et psychologues des deux parties. La Couronne a rejeté cette proposition et la défense a, en conséquence, refusé de soumettre l’accusé à la contre-expertise sollicitée par la Couronne.
69 La défense a présenté sa preuve psychiatrique au procès, au cours duquel l’accusé n’a pas témoigné. En réplique, la Couronne a été autorisée à faire entendre un psychiatre et un psychologue qui ont témoigné qu’ils étaient présents pendant le procès et ont exprimé une opinion basée sur les faits dévoilés par la preuve. Ils ont déclaré tous les deux qu’ils n’avaient pas interviewé l’accusé puisque celui-ci avait refusé de leur parler à moins qu’ils ne consentent à une conférence préalable avec les experts de la défense, ce qui, pour des raisons professionnelles, ne leur était pas acceptable.
70 À la suite de cette preuve en réplique, la défense a été autorisée à préciser par une preuve supplémentaire en réponse, les raisons pour lesquelles une telle conférence s’imposait. Le jury disposait donc de la trame factuelle pour tirer les conséquences qu’il jugeait appropriées du refus de la défense de se soumettre à une contre-expertise psychiatrique. Je tiens à souligner que cette preuve a été élaborée sans que l’accusé ait à expliquer directement son refus.
71 La seconde affaire d’intérêt est R. c. Stevenson (1990), 58 C.C.C. (3d) 464 (C.A. Ont.), où l’accusé faisait valoir qu’il n’avait pas la capacité de former l’intention requise pour commettre un meurtre. Il n’avançait toutefois pas une défense d’aliénation mentale. Au soutien de sa défense, l’accusé a présenté une expertise psychiatrique. Bien qu’il ait accepté de rencontrer le psychiatre proposé par la Couronne, l’accusé avait refusé, suivant les conseils de son avocat, de discuter avec ce psychiatre des circonstances entourant l’homicide dont il était accusé. En revanche, il avait discuté de ces circonstances avec les psychiatres retenus par la défense. Après avoir mentionné le droit au silence de l’accusé garanti par l’art. 7 de la Charte, le juge Morden a conclu que le principe de l’arrêt Sweeney était toujours applicable. La Couronne était donc autorisée à mettre en preuve le fait que ses experts, contrairement à ceux retenus par la défense, n’avaient pas eu le même accès aux informations que possédait l’accusé. Le juge Morden, à la p. 496, en explique ainsi les conséquences:
[traduction] Je pense que le juge aurait dû dire aux jurés que l’appelant, en refusant de discuter des circonstances de l’homicide avec le psychiatre du ministère public, exerçait son droit de garder le silence et qu’ils ne pouvaient tirer de ce fait aucune conclusion quant à sa culpabilité, mais qu’ils pouvaient par contre tenir compte du refus de l’accusé de discuter de l’homicide avec les témoins experts du ministère public, lorsqu’ils évalueraient la preuve d’expert du ministère public par comparaison avec celle des appelants.
72 Finalement, dans R. c. Worth (1995), 98 C.C.C. (3d) 133 (C.A. Ont.), l’accusé faisait valoir une défense de troubles mentaux en vertu de l’art. 16 du Code à l’encontre d’une accusation de meurtre. L’accusé n’a pas témoigné à son procès. Autant la défense que la Couronne ont fait entendre des psychiatres sur la question de l’état d’esprit de l’accusé au moment de l’homicide. La Cour d’appel a approuvé les commentaires faits par le juge de première instance au jury selon lesquels les psychiatres de la Couronne n’avaient pas eu la possibilité d’interviewer l’accusé, et le jury pouvait en conclure que sa défense ne survivrait pas à un tel examen.
73 Il me semble donc bien établi que, lorsqu’un accusé s’appuie sur une expertise psychiatrique au soutien d’une défense quelconque, son refus d’être examiné aux mêmes fins par un expert de la Couronne peut faire l’objet d’une inférence défavorable à son égard, et que le juge du procès doit en instruire le jury. Il n’y a, à mon avis, aucune raison de limiter la portée de cette règle à des affaires où la défense en est une de troubles mentaux au sens de l’art. 16 du Code. Le principe qui anime cette exception à la règle générale du droit au silence est un principe d’équité entre les parties qui s’applique dans tous les cas où l’accusé fait témoigner un expert à qui il a donné un accès exclusif.
74 Par ailleurs, seul l’arrêt Sweeney traite, et ce de façon indirecte, de la procédure à suivre en cas de refus de l’accusé de se soumettre à une contre-expertise. À mon avis, la procédure suivie dans l’arrêt Sweeney est largement préférable à la procédure suivie dans le présent dossier. Ce qui distingue fondamentalement la présente affaire des trois causes précitées c’est, d’une part, que l’accusé a témoigné à son procès et, d’autre part, que la Couronne n’a fait entendre aucun expert pour contrecarrer l’expertise présentée par l’accusé, bien qu’ayant été informée quelques semaines avant le début du procès du fait que la défense allait présenter une expertise psychiatrique. Il aurait été loisible à la Couronne de retenir les services d’un psychiatre pour évaluer la preuve présentée au procès et offrir une opinion, le cas échéant, pour contredire l’expert de la défense.
75 La Couronne n’a retenu les services d’aucun expert, et elle n’a pas contredit l’opinion du Dr Lafleur. Elle s’est contentée de poser à l’appelant la question en litige. À mon avis, le procédé adopté par la Couronne ne lui permet pas de se prévaloir de la règle d’exception à l’exercice du droit au silence.
76 En fait, pour plusieurs raisons, la procédure suivie en l’espèce devrait être évitée. D’abord, la question posée ici était ambiguë et non concluante. Rien dans la preuve n’établissait que l’accusé avait refusé auparavant de se soumettre à une contre-expertise psychiatrique. En contre-interrogatoire, la Couronne a tout simplement demandé à l’accusé: «est-ce que vous accepteriez dans l’immédiat de rencontrer, à la demande de la Couronne, un expert psychiatre du nom du docteur John Wolwertz dans le but que la Couronne confectionne une contre-expertise psychiatrique?» De toute évidence, il m’appert un peu tard pour demander à l’accusé de se soumettre à une contre-évaluation psychiatrique au milieu de sa défense dans un procès pour meurtre devant jury. Si cette question lui était posée pour la première fois, ce que le jury ignorait, sa réponse négative serait tout à fait acceptable et aucune inférence négative ne devrait en être tirée. On se demande d’ailleurs ce qu’il aurait dû advenir du procès si l’accusé avait consenti sur-le-champ.
77 De plus, il me semble très peu approprié de demander à l’accusé d’expliquer en détail les raisons de son refus et de l’inviter à intenter ainsi un procès d’intention au Dr Wolwertz. L’accusé n’avait lui-même aucune connaissance personnelle quant aux qualifications professionnelles du psychiatre choisi par la Couronne et il n’aurait pas pu exprimer de façon appropriée et crédible les raisons pour lesquelles son avocat lui conseillait de ne pas accepter d’être examiné par le Dr Wolwertz. De la même façon, l’accusé pouvait difficilement témoigner au sujet des discussions qui avaient eu lieu entre son avocat et le procureur de la Couronne, alors que rien n’indique qu’il ait été présent à ces discussions. Au mieux, si la question lui avait été posée directement, il aurait pu dire qu’il refusait de rencontrer le Dr Wolwertz suivant les conseils de son avocat.
78 Il est vastement préférable, à mon avis, que la Couronne fasse la preuve du refus de l’accusé de l’une des deux façons suivantes: soit en demandant à la défense d’admettre le refus, ce qui pourrait permettre d’exposer les motifs du refus, soit en faisant entendre un autre témoin, comme cela a été le cas dans les affaires Sweeney, Stevenson et Worth, ce qui permettrait à la défense d’offrir une preuve en réplique, si elle le jugeait nécessaire.
79 À la lumière des principes sur lesquels la règle d’exception est fondée, il m’apparaît clair que la procédure adoptée en l’espèce était particulièrement inappropriée. D’une part, la question a été posée en présence du jury, immédiatement après une question du même genre qui, elle non plus, n’aurait jamais dû être posée (ce qu’admet même la Couronne, tout au moins devant la Cour d’appel). L’effet cumulatif des refus coup sur coup de l’accusé de fournir un échantillon de son sang et de se soumettre à une contre-expertise psychiatrique s’est avéré, à mon avis, très dommageable à la crédibilité générale de sa défense, et ce sans raison. D’autre part, la question elle-même était peu utile puisqu’elle contenait une ambiguïté inhérente quant à l’objet précis du refus, ce qui rendait difficile le processus par lequel le jury pourrait être invité à tirer quelque conclusion que ce soit de ce refus.
80 En somme, sur cette question, il est important de rappeler que la règle permettant de tirer une conclusion défavorable à l’accusé de son refus de se soumettre à une contre-expertise psychiatrique est une exception au principe fondamental du droit au silence, lui-même ancré non seulement dans le droit commun mais aussi dans la Charte. Il est essentiel que ce régime d’exception soit administré d’une façon juste et équitable et dans le respect du principe qui l’anime. Dans cette optique, il me semble particulièrement inapproprié pour la Couronne d’inviter le jury à tirer une conclusion négative du refus de l’accusé de se soumettre à sa contre-expertise, lorsque la Couronne elle-même n’a offert aucune preuve mettant en doute l’expertise offerte par la défense. Avant de se prévaloir de la règle d’exception, la Couronne doit d’abord jeter les fondements factuels de sa prétention en mettant en doute l’expertise psychiatrique de la défense. Elle peut ensuite introduire en preuve le refus de l’accusé, pourvu qu’elle le fasse de façon précise et fidèle à la réalité, c’est-à-dire, en évitant des tactiques déloyales ou indûment préjudiciables à l’accusé.
81 Étant donné les circonstances en l’espèce, les instructions fournies sur la question par le juge au jury n’ont pas remédié à l’erreur originale d’avoir permis que la question soit posée.
B. L’application du sous-al. 686(1)b)(iii)
82 La Cour d’appel, je le rappelle, a conclu à l’unanimité que le juge du procès avait commis des erreurs dans ses directives au jury, notamment dans le résumé du témoignage de l’expert de la défense (le Dr Lafleur), l’explication de la portée de la preuve de bonne moralité présentée par l’appelant, la présentation des faits de la cause se rapportant à la thèse avancée par la défense et la description de l’application du par. 34(2) du Code, plus particulièrement, la référence à l’homme raisonnable quant à la formation des perceptions propres à la légitime défense. C’est depuis ce point de départ que j’examine maintenant l’applicabilité de la disposition.
83 La disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code trouve application dans les situations exceptionnelles où la preuve est à ce point accablante que le juge des faits conclurait forcément à la culpabilité de l’accusé, en dépit des erreurs commises au cours du procès: R. c. B. (F.F.), [1993] 1 R.C.S. 697.
84 Tout récemment, dans l’arrêt R. c. Brooks, [2000] 1 R.C.S. 237, 2000 CSC 11, au par. 104, notre Cour a adopté l’énoncé du juge Major dans R. c. Bevan, [1993] 2 R.C.S. 599, dans lequel il a rappelé, aux pp. 616 et 617, la nature précise du critère auquel le ministère public doit satisfaire selon le sous-al. 686(1)b)(iii):
Pour déterminer si l’erreur du juge du procès a causé un tort important ou une erreur judiciaire grave, il faut se demander si «le verdict aurait nécessairement été le même si cette erreur ne s’était pas produite»: voir Colpitts c. The Queen, [1965] R.C.S. 739, le juge Cartwright (plus tard Juge en chef), à la p. 744; Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311, aux pp. 328 et 329. On a également formulé le critère de la façon suivante: existe-t-il une possibilité que, n’eût été l’erreur commise, le juge ou un jury ayant reçu des directives appropriées ait acquitté l’accusé?: voir Colpitts, le juge Spence, à la p. 756; R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909, le juge Sopinka, à la p. 919; R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595, à la p. 620; R. c. B. (F.F.), [1993] 1 R.C.S. 697, le juge Iacobucci, aux pp. 736 et 737. Je ne crois pas que ces deux énoncés aient un sens différent. Dans les deux cas, la tâche de la cour d’appel consiste à déterminer s’il existe une possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence de l’erreur en question.
85 Lorsque plusieurs erreurs ont été commises au cours du procès, qu’il s’agisse de l’admissibilité d’une preuve, de directives du juge au jury ou d’autre chose, l’effet cumulatif de ces erreurs, si minimes soient-elles individuellement, doit être pris en considération pour l’application du sous-al. 686(1)b)(iii).
86 Lorsqu’une erreur, ou l’ensemble des erreurs, porte sur l’essence même de la défense et risque d’influencer l’appréciation par le jury d’une question de fait qui touche de très près la culpabilité de l’accusé, il est difficile de conclure que le reste de la preuve est suffisamment concluant pour permettre l’application de la disposition réparatrice.
87 Dans la présente affaire, la question centrale était de savoir si, au moment où il a fait feu sur la victime, l’appelant avait une perception raisonnable que sa vie était en danger et qu’il ne pouvait se soustraire autrement à la menace qui pesait sur lui.
88 Certaines des erreurs constatées par la Cour d’appel portaient sur des questions secondaires et, prises isolément, auraient pu être excusées par le biais de la disposition réparatrice. Par exemple, à l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis que la question posée par la Couronne à l’accusé, à savoir s’il consentirait à fournir un échantillon de son sang, était «de trop». Il est difficile de discerner la pertinence d’une telle question, posée de façon préjudiciable et suivie d’une instruction qui remédiait peu à ce préjudice. Toutefois, à elle seule, cette erreur n’aurait pas, selon moi, vicié le procès au point de faire échec à l’application de la disposition réparatrice.
89 Par contre, la preuve psychiatrique de la peur pathologique qu’avait l’accusé de la victime était fondamentale. De même, la nature de la preuve exigeait également des instructions très claires sur l’appréciation du caractère raisonnable des croyances de l’accusé. À mon avis, les erreurs dans les directives du juge au jury sur ces deux questions sont inévitablement fatales puisqu’il est impossible de prétendre que le verdict aurait été le même n’eût été ces erreurs. Une telle conclusion équivaudrait à rejeter d’emblée la défense et donc à usurper le pouvoir décisionnel du jury.
90 L’appelant a tué un homme endormi, sans défense, qu’il connaissait depuis des années, qui était violent à son égard et dont il avait une peur chronique. Il avait droit à ce qu’un jury décide de sa culpabilité dans le cadre de règles juridiques bien expliquées et bien appliquées. Cela n’a pas été le cas ici et il n’appartient pas aux tribunaux d’appel d’écarter une défense sur laquelle un jury adéquatement instruit ne s’est pas prononcé.
91 À mon avis, l’effet cumulatif des erreurs constatées unanimement par la Cour d’appel, auxquelles s’ajoute l’erreur grave et préjudiciable d’avoir permis à la Couronne de demander à l’accusé s’il consentirait à être contre-expertisé par le Dr Wolwertz, exige que le verdict de culpabilité soit annulé et qu’un nouveau procès soit ordonné.
92 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner un nouveau procès.
Pourvoi rejeté, le juge Arbour est dissidente.
Procureur de l’appelant: Michel Pennou, Laval.
Procureur de l’intimée: Le substitut du Procureur général, Montréal.