COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Bisaillon c. Université Concordia, [2006] 1 R.C.S. 666, 2006 CSC 19
Date : 20060518
Dossier : 30363
Entre :
Université Concordia
Appelante
et
Richard Bisaillon, Régie des rentes du Québec,
Association des professeurs de l’Université Concordia (APUC),
John Hall et Howard Fink
Intimés
ET ENTRE :
Association des professeurs de l’Université Concordia (APUC)
Appelante
et
Richard Bisaillon, Régie des rentes du Québec,
Université Concordia, John Hall et Howard Fink
Intimés
Traduction française officielle : Motifs du juge Bastarache
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron
Motifs de jugement :
(par. 1 à 65)
Motifs dissidents :
(par. 66 à 100)
Le juge LeBel (avec l’accord des juges Deschamps, Abella et Charron)
Le juge Bastarache (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et du juge Binnie)
______________________________
Bisaillon c. Université Concordia, [2006] 1 R.C.S. 666, 2006 CSC 19
Université Concordia Appelante
c.
Richard Bisaillon Intimé
et
Régie des rentes du Québec Intimée
et
Association des professeurs de l’Université Concordia (APUC),
John Hall et Howard Fink Intimés
- et -
Association des professeurs de l’Université Concordia (APUC) Appelante
c.
Richard Bisaillon Intimé
et
Régie des rentes du Québec Intimée
et
Université Concordia, John Hall et Howard Fink Intimés
Répertorié : Bisaillon c. Université Concordia
Référence neutre : 2006 CSC 19.
No du greffe : 30363.
2005 : 14 décembre; 2006 : 18 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Abella et Charron.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Baudouin, Morin et Rochon) (2004), 42 C.C.P.B. 161, 2004 CarswellQue 688, [2004] J.Q. no 3238 (QL), qui a infirmé une décision du juge Crépeau (2003), 36 C.C.P.B. 180, [2003] J.Q. no 4279 (QL). Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et les juges Bastarache et Binnie sont dissidents.
Guy Du Pont, Nancy Boyle, Nick Rodrigo et Jean‑Philippe Groleau, pour l’appelante/intimée l’Université Concordia.
John T. Keenan et Harold C. Lehrer, pour l’intimée/appelante l’Association des professeurs de l’Université Concordia.
Mario Évangéliste et Marie Pépin, pour l’intimé Richard Bisaillon.
Personne n’a comparu pour les intimés la Régie des rentes du Québec, John Hall et Howard Fink.
Le jugement des juges LeBel, Deschamps, Abella et Charron a été rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Le présent pourvoi porte sur une demande d’autorisation de recours collectif déposée par un salarié syndiqué de l’Université Concordia (« Concordia »). Ce recours collectif reproche à Concordia d’avoir utilisé sans droit la caisse d’un régime de retraite offert à ses salariés pour payer des congés de cotisation ainsi que des frais d’administration et pour financer des retraites anticipées. Ce dossier soulève des problèmes juridiques délicats touchant aux rapports entre les recours civils, particulièrement la procédure de recours collectif, la compétence des juridictions du travail et l’encadrement législatif des régimes complémentaires de retraite.
2 En l’espèce, le recours collectif est une voie de droit inappropriée. Dans les circonstances de la présente affaire, un tel recours est incompatible avec la compétence exclusive de l’arbitre de griefs et avec la fonction représentative des syndicats accrédités. En conséquence, la Cour supérieure a eu raison d’accueillir le moyen déclinatoire en irrecevabilité pour défaut de compétence présenté par l’appelante, l’Association des professeurs de l’Université Concordia (« APUC »), et de rejeter la requête en autorisation de recours collectif. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le pourvoi, je casserais l’arrêt de la Cour d’appel qui avait infirmé le jugement de la Cour supérieure et je rétablirais celui‑ci.
II. Origine du litige
3 Le 1er janvier 1977, Concordia créait un régime complémentaire de retraite au bénéfice de ses employés (« Régime de retraite »). Ce régime modifiait et remplaçait les régimes de retraite établis précédemment par l’Université Sir George Williams et le Collège Loyola, fusionnés pour former Concordia.
4 Le Régime de retraite est régi par la Loi sur les régimes complémentaires de retraite, L.R.Q., ch. R-15.1. Comme l’exige cette loi, il est enregistré auprès de la Régie des rentes du Québec (art. 24). Le Régime de retraite est l’unique régime offert aux employés de Concordia et tous les employés admissibles syndiqués ou non peuvent y participer. Il s’agit d’un régime de retraite à prestations déterminées en vertu duquel l’employeur doit cotiser au régime afin d’assurer aux participants une prestation déterminée au moment de la retraite. Les salariés ont par ailleurs la possibilité de cotiser eux-mêmes au régime. Ces cotisations, ainsi que les revenus qui en résultent, sont versées dans la caisse de retraite, un patrimoine fiduciaire affecté au paiement des prestations auxquelles les bénéficiaires ont droit.
5 Selon la preuve, le Régime de retraite compte au-delà de 4 100 participants. Environ 350 participants actifs du Régime de retraite sont des employés cadres ou professionnels et ne sont pas syndiqués. La grande majorité, plus de 80 pour 100, des participants au Régime de retraite est syndiquée et se trouve liée par l’une ou l’autre des neuf conventions collectives conclues entre Concordia et les neuf syndicats accrédités au sein de l’institution. Chacune des neuf conventions collectives renvoie, d’une façon ou d’une autre, au Régime de retraite. En effet, sept des conventions collectives prévoient expressément que les salariés visés par celles-ci ont le droit de participer au régime de retraite offert par Concordia, selon les modalités stipulées au régime. Par ailleurs, la convention collective liant Concordia au syndicat APTPUC précise notamment que Concordia s’engage à maintenir le Régime de retraite en vigueur pour les salariés compris dans son unité de négociation. Finalement, la convention collective applicable au syndicat CULEU-Vanier renvoie indirectement au Régime de retraite en spécifiant les différents âges auxquels un employé devient admissible à l’intégrité de la rente de retraite ou à la retraite anticipée.
6 Le Régime de retraite a fait l’objet de diverses modifications depuis son établissement en 1977. Certaines de ces modifications ont causé des désaccords entre Concordia et la plupart des syndicats.
7 À la suite de ces désaccords, alléguant agir comme représentant de tous les participants au Régime de retraite de Concordia, l’intimé Bisaillon a demandé à la Cour supérieure l’autorisation d’exercer un recours collectif contre Concordia pour contester un certain nombre de décisions prises au sujet de l’administration et de l’utilisation de la caisse de retraite. M. Bisaillon, qui est salarié de Concordia depuis plusieurs années, a de plus été membre de plusieurs syndicats accrédités pour négocier avec celle-ci. Il participe au Régime de retraite depuis ses débuts. Au moment du dépôt de la requête en autorisation, il appartenait au syndicat accrédité CUSSU-TS, dont il était président. Lors de l’audition de cette requête, il était cependant devenu membre du syndicat accrédité APTPUC.
8 Dans sa requête en autorisation, M. Bisaillon allègue que Concordia a apporté diverses modifications au Régime de retraite, et ce, sans en informer les participants et sans obtenir leur consentement. Selon l’intimé, Concordia aurait d’abord modifié le Régime de retraite afin d’imputer les frais d’administration du régime à la caisse de retraite, alors qu’elle était auparavant responsable de ces frais. Elle aurait également changé les dispositions du régime pour s’accorder des congés de cotisation et récupérer une partie des surplus en cas de terminaison du régime. L’intimé prétend en conséquence que Concordia aurait ainsi soustrait sans droit de la caisse de retraite une somme estimée à 41 626 800 $ sous forme de congés de cotisation, une autre somme évaluée à 15 000 000 $ en faisant assumer par la caisse les frais d’administration du régime et, enfin, une somme additionnelle — également de 15 000 000 $ — en utilisant une partie des surplus du Régime de retraite pour fins de rationalisation. Selon les conclusions de la requête, M. Bisaillon, par l’exercice de ce recours collectif, cherche à faire déclarer nulles ces modifications apportées au Régime de retraite et à forcer Concordia à rembourser à la caisse de retraite les sommes qu’elle aurait prélevées illégalement. Concordia et l’APUC ont contesté cette requête en autorisation.
9 Avant le dépôt de la demande d’autorisation de recours collectif, l’APUC avait accepté, à la suite de négociations avec Concordia, les mesures que conteste maintenant M. Bisaillon. L’appelante APUC représente près de 30 pour 100 des participants actifs au Régime de retraite. Les huit autres syndicats avaient également tenté, mais sans succès, de négocier avec Concordia relativement à ces modifications, tout en cherchant à obtenir pour leurs membres différentes améliorations du Régime de retraite. Malgré cette impasse, ces huit syndicats n’ont déposé aucun grief en vertu de leur convention collective respective pour contester les mesures prises par Concordia. Ils ont préféré appuyer et financer la tentative de recours collectif de l’intimé.
10 L’APUC a tenté de faire rejeter la requête en autorisation de recours collectif présentée par M. Bisaillon. À cette fin, elle a déposé en Cour supérieure une requête proposant un moyen déclinatoire et concluant au rejet de la demande d’autorisation présentée par l’intimé. Dans sa procédure, l’APUC, avec l’appui de Concordia, plaide le défaut de compétence de la Cour supérieure. En effet, selon ses prétentions, le litige porte sur des questions relatives à la négociation collective et à la mise en œuvre de la convention collective, qui relèvent exclusivement de la compétence de l’arbitre de griefs. Elle ajoute que la demande présentée par l’intimé Bisaillon en vue d’être autorisé à représenter tous les participants au Régime de retraite interfère indûment avec l’exercice par les syndicats accrédités de leur fonction de représentation de la plupart de ces participants. Finalement, l’appelante plaide que M. Bisaillon, lié par une convention collective incorporant par renvoi les dispositions du Régime de retraite, doit utiliser la procédure de grief pour régler tout différend avec son employeur au sujet de ce régime.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure du Québec (2003), 36 C.C.P.B. 180
11 Le 25 avril 2003, le juge Crépeau de la Cour supérieure a accueilli le moyen déclinatoire présenté par l’APUC et a donc rejeté la requête en autorisation de recours collectif présentée par l’intimé Bisaillon. Selon le juge Crépeau, le Régime de retraite constitue un avantage prévu par la convention collective et le litige résulte donc de l’application de celle-ci. Par conséquent, seul un arbitre de griefs a compétence pour entendre le litige. Le premier juge note que l’intimé ne possède aucun droit individuel distinct de ceux prévus par la convention collective. Il souligne également que 80 pour 100 des participants au régime de retraite que M. Bisaillon désire représenter jouissent de conditions de travail établies par des conventions et que ces conditions incluent le Régime de retraite. Le juge Crépeau ajoute que M. Bisaillon a admis que le présent recours collectif fait partie d’une stratégie de négociation des huit syndicats, mécontents du refus de Concordia de négocier des améliorations du Régime de retraite.
B. Cour d’appel du Québec (2004), 42 C.C.P.B. 161
12 Selon la Cour d’appel, l’objet du présent litige n’a rien à voir avec la convention collective à laquelle est lié l’intimé Bisaillon. À son avis, le Régime de retraite existe indépendamment de toute convention collective. Par ailleurs, un arbitre de griefs nommé en vertu d’une convention collective ne possède pas la compétence requise pour entendre l’ensemble des réclamations visées par le recours collectif, soit les réclamations des salariés liés par les huit autres conventions collectives et celles du personnel non syndiqué. La Cour d’appel exprime ensuite son inquiétude face au chaos qui pourrait résulter d’éventuelles décisions contradictoires de tribunaux d’arbitrage différents. Dans cette perspective, l’essence du litige milite en faveur de l’exercice par la Cour supérieure de sa compétence résiduelle à l’égard de toutes les matières qui ne relèvent pas de la compétence d’un autre tribunal. Cette solution est également justifiée par la mention de la compétence exclusive que possède la Cour supérieure sur les recours collectifs en vertu de l’art. 1000 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 (« C.p.c. »). Pour ces motifs, la Cour d’appel accueille l’appel et rejette la requête en exception déclinatoire de l’APUC.
IV. Analyse
A. La question en litige
13 Le présent pourvoi soulève la question de la compatibilité du recours collectif avec les mécanismes de représentation collective en droit du travail, le système d’application des conventions collectives et la procédure des règlements des conflits du travail par le recours à l’arbitrage de griefs. En somme, l’utilisation de la procédure de recours collectif permet‑elle de contourner les mécanismes de représentation et de règlement des griefs établis par le droit du travail du Québec?
14 Pour répondre à cette question, j’établirai d’abord le cadre juridique régissant les différents aspects de la question soulevée par le présent pourvoi. J’analyserai ainsi la nature du recours collectif, le système de représentation collective en droit du travail québécois, la compétence de l’arbitre de griefs et l’encadrement législatif des régimes complémentaires de retraite.
B. Le cadre juridique
(1) La nature du recours collectif : un véhicule procédural
15 La procédure de recours collectif établie aux art. 999 et suiv. C.p.c. permet à un membre d’agir en demande, sans mandat, pour le compte de tous les membres d’un groupe dont les recours judiciaires soulèvent des questions semblables (al. 999d) et art. 1003 C.p.c.). Cette procédure débute par le dépôt, par l’un des membres du groupe, d’une requête en autorisation de recours collectif (art. 1002 C.p.c.). Si elle accorde l’autorisation, la Cour supérieure attribue au requérant le statut de représentant du groupe. Ce dernier doit être en mesure d’assurer une représentation adéquate de l’ensemble des membres du groupe (al. 1003d) C.p.c.). Aux termes de l’art. 1000 C.p.c., la Cour supérieure possède une compétence exclusive sur les demandes de recours collectif.
16 La procédure de recours collectif a une portée sociale. Elle vise à faciliter l’accès à la justice aux citoyens qui partagent des problèmes communs et qui, en l’absence de ce mécanisme, seraient peu incités à s’adresser individuellement aux tribunaux pour faire valoir leurs droits (Nadon c. Anjou (Ville d’), [1994] R.J.Q. 1823 (C.A.), p. 1827; Comité d’environnement de La Baie inc. c. Société d’électrolyse et de chimie Alcan ltée, [1990] R.J.Q. 655 (C.A.); Syndicat national des employés de l’Hôpital St-Charles Borromée c. Lapointe, [1980] C.A. 568). Notre Cour a déjà souligné la nécessité de donner une interprétation souple et libérale à la législation sur les recours collectifs : Hollick c. Toronto (Ville), [2001] 3 R.C.S. 158, 2001 CSC 68, par. 14; Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534, 2001 CSC 46, par. 51.
17 Néanmoins, le recours collectif demeure un véhicule procédural dont l’emploi ne modifie ni ne crée des droits substantiels (Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., [2003] R.J.Q. 1011 (C.A.), par. 57-58; Tremaine c. A.H. Robins Canada Inc., [1990] R.D.J. 500 (C.A.), p. 507; Y. Lauzon, Le recours collectif (2001), p. 5 et 9). En effet, la procédure du recours collectif ne saurait justifier une action en justice lorsque, considérées individuellement, les différentes réclamations visées par le recours ne le permettraient pas : D. Ferland et B. Emery, dir., Précis de procédure civile du Québec (4e éd. 2003), vol. 2, p. 876‑877.
18 Par exemple, dans l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, notre Cour a confirmé que les dispositions du Code de procédure civile traitant du recours collectif ne modifiaient pas les règles substantielles du droit de la preuve (par. 31-36). Ainsi, sauf disposition à l’effet contraire, le droit substantiel continue de s’appliquer comme s’il s’agissait d’une procédure individuelle traditionnelle. La juge L’Heureux-Dubé précisait à cet égard que, « [l]oin de créer de nouvelles règles de preuve, ces dispositions ne font qu’adapter aux recours collectifs les moyens permettant de faire valoir un droit qui, auparavant, ne pouvait être réclamé que par chacun des titulaires » (par. 32).
19 De même, le recours à ce véhicule procédural ne modifie pas les règles de droit relatives à la compétence ratione materiae des tribunaux. La Cour d’appel du Québec a traité de cette question, par exemple, dans Carrier c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2000] J.Q. no 3048 (QL). Dans cette affaire, l’appelant, un médecin spécialiste, avait demandé à la Cour supérieure l’autorisation d’exercer un recours collectif pour contester la légalité d’une entente intervenue entre le ministre de la Santé et la Fédération des médecins spécialistes du Québec. Cette entente, qui prévoyait une rémunération inférieure pour certains médecins durant leurs premières années de pratique, avait été négociée selon le système particulier de négociation collective établi en vertu de la Loi sur l’assurance-maladie, L.R.Q., ch. A-29. Cette loi accordait à un conseil d’arbitrage compétence exclusive sur tout différend résultant de l’interprétation ou de l’application de ce genre d’entente.
20 Ayant conclu que le litige relevait de la compétence exclusive du conseil d’arbitrage, la Cour d’appel a facilement confirmé l’irrecevabilité de la requête en autorisation de recours collectif. Elle a, à cette occasion, insisté sur la nature procédurale du recours collectif :
Les dispositions du Code de procédure civile relatives au recours collectif sont purement procédurales et ne créent pas de droit substantif. Aussi, on ne peut conclure du fait que le recours collectif doit être introduit en Cour supérieure qu’est créé un régime particulier qui fait échec aux règles en matière de compétence. [par. 55]
21 Dans l’affaire Hamer c. Québec (Sous-ministre du Revenu), [1998] A.Q. no 1600 (QL), le recours collectif proposé visait à faire annuler des avis de cotisation transmis à de nombreux contribuables en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu du Canada et de la Loi sur les impôts du Québec. D’abord, la Cour d’appel du Québec rappelle que les lois fiscales applicables en l’espèce avaient conféré à la Cour du Québec et à la Cour canadienne de l’impôt une compétence particulière sur ces litiges. Ensuite, elle résume et confirme, avec raison selon moi, l’opinion du juge de première instance à propos de l’effet de la procédure de recours collectif sur la compétence des tribunaux :
La Cour supérieure a conclu que l’introduction de l’instance par procédure collective, comme dans le cas de cette requête pour autorisation de recours collectif, ne modifiait nullement la compétence d’attribution de la Cour supérieure. Elle supposait plutôt que cette compétence existe déjà à l’égard de la matière en litige. En conséquence, le premier juge a rejeté le pourvoi. Ce jugement ne comporte aucune erreur de droit révisable par notre Cour. [par. 5]
22 En bref, la procédure de recours collectif ne saurait avoir pour effet de conférer à la Cour supérieure compétence sur un ensemble de litiges qui, autrement, relèveraient de la compétence ratione materiae d’un autre tribunal. Sauf dans la mesure prévue par la loi, cette procédure ne modifie pas la compétence des tribunaux. Elle ne crée pas non plus de nouveaux droits substantiels. L’examen de la recevabilité d’une telle procédure à l’égard de problèmes relevant à première vue du droit des rapports collectifs du travail exige donc une étude attentive des institutions et règles de fond propres à ce droit. C’est à cette étude qu’il faut maintenant passer.
(2) Le système de représentation collective en droit du travail
23 Le Code du travail, L.R.Q., ch. C-27 (« C.t. »), reconnaît le droit d’accréditation à l’association de travailleurs qui jouit du caractère représentatif à l’égard d’un groupe distinct de salariés au sein de l’entreprise d’un employeur (art. 21 C.t.). Ce groupe distinct — l’unité de négociation — est composé d’un ou plusieurs employés dont l’association est jugée appropriée aux fins de négociation collective (R. P. Gagnon, Le droit du travail du Québec (5e éd. 2003), p. 289). L’accréditation d’une association de salariés produit diverses conséquences juridiques, tant pour l’association elle-même que pour les salariés et l’employeur.
24 Premièrement, le Code du travail accorde au syndicat accrédité un ensemble de droits, dont le monopole de représentation s’avère assurément le plus important. Le syndicat accrédité acquiert le pouvoir exclusif de négocier avec l’employeur les conditions de travail de tous les membres de l’unité de négociation en vue de conclure une convention collective. Une fois la convention collective en vigueur, le monopole de représentation de syndicat s’étend également à la mise en vigueur et à l’application de cette convention collective. Par exemple, le syndicat accrédité détient un monopole quant au choix des solutions destinées à mettre en œuvre la convention collective. « Ce pouvoir de contrôle emporte celui de régler ou de mener les dossiers à une conclusion au cours d’un arbitrage ou de définir une solution avec l’employeur, à condition de respecter les paramètres de l’obligation légale de représentation » (Noël c. Société d’énergie de la Baie James, [2001] 2 R.C.S. 207, 2001 CSC 39, par. 45).
25 Deuxièmement, le monopole de représentation entraîne également d’importantes conséquences sur les droits des salariés. D’abord, notre système de représentation collective proscrit toute négociation individuelle des conditions de travail. Un écran est érigé entre l’employeur et les salariés membres de l’unité de négociation (Noël, par. 42). Cet écran empêche l’employeur de négocier directement avec ses salariés et, du même coup, interdit à ces derniers d’entamer toute négociation individuelle directe de leurs conditions de travail avec leur patron (Syndicat catholique des employés de magasins de Québec Inc. c. Compagnie Paquet Ltée, [1959] R.C.S. 206; Noël; Isidore Garon ltée c. Tremblay, [2006] 1 R.C.S. 27, 2006 CSC 2). Par ailleurs, une fois conclue, la convention collective devient le cadre réglementaire régissant les rapports entre le syndicat et l’employeur ainsi que les relations individuelles entre ce dernier et les salariés : Hémond c. Coopérative fédérée du Québec, [1989] 2 R.C.S. 962, p. 975; Noël, par. 43; Isidore, par. 14.
26 Par conséquent, le système de représentation collective fait perdre certains droits individuels au salarié. Ce dernier est notamment privé de la possibilité de négocier ses conditions de travail directement avec son employeur, en plus de perdre le contrôle de leur mise en œuvre. En contrepartie, négociant d’une seule voix avec l’employeur par l’entremise de leur syndicat, les salariés voient ainsi s’améliorer leur rapport de force vis-à-vis l’employeur (Isidore, par. 38). De plus, les intérêts individuels de chacun des membres de l’unité de négociation sont protégés à l’intérieur du système de représentation collective. Par exemple, afin d’être accrédité pour représenter les salariés, le syndicat doit obtenir l’appui d’une majorité des salariés membres de l’unité de négociation (art. 28 C.t.). De plus, compte tenu des dispositions de l’art. 21 C.t., la jurisprudence exige notamment que les salariés possèdent une certaine communauté d’intérêts sur le plan des relations de travail, ce qui favorise la protection des intérêts particuliers des salariés. Enfin, s’il confère des droits au syndicat accrédité, le monopole de représentation impose à ce dernier le devoir d’agir correctement en tenant compte notamment des intérêts concurrents de l’ensemble des salariés faisant partie de l’unité de négociation : art. 47.2 C.t.; Noël, par. 46-55.
27 Finalement, le système de représentation collective mis en place par le droit du travail a un impact considérable sur l’employeur. Il l’oblige, en effet, à reconnaître le syndicat accrédité et à entamer, exclusivement avec ce dernier, des négociations collectives de bonne foi. Toutefois, l’employeur tire lui aussi différents avantages du régime de la représentation collective. En particulier, il acquiert le droit au respect de la paix industrielle pendant la durée de la convention collective et peut, en principe, s’attendre à ce que les mésententes découlant de la mise en œuvre et de l’application de la convention collective soient négociées par l’entremise du syndicat ou soumises à un règlement par voie d’arbitrage de griefs. Comme je le rappelais dans l’arrêt Noël :
On perd parfois de vue les effets de ce système à l’égard de l’employeur. S’il lui impose des obligations vis‑à‑vis les salariés et le syndicat, en contrepartie, ce régime lui offre la perspective d’une paix temporaire dans son entreprise. L’employeur peut s’attendre à ce que les problèmes négociés et réglés avec le syndicat le demeurent et ne soient pas remis en cause intempestivement à l’initiative d’un groupe de salariés, sinon d’un seul d’entre eux. Ainsi, pendant la durée d’une convention collective approuvée par l’unité de négociation, l’employeur acquiert le droit à la stabilité et au respect des conditions de travail dans l’entreprise et à l’exécution continue et correcte des prestations de travail. Quelles que soient leurs réticences, les membres d’un groupe de salariés dissident ou minoritaire se trouveront liés par la convention collective et devront s’y conformer.
Dans l’application des conventions, la même règle prévaudra quant au traitement et au règlement des griefs. La fonction d’application de la convention collective représente l’un des rôles essentiels de la partie syndicale, où elle agit comme l’interlocuteur obligatoire de l’employeur. Si la fonction de représentation est exécutée correctement, dans ce domaine, l’employeur a droit au respect des solutions intervenues. [par. 44-45]
28 Il est bon de noter que le monopole de la représentation collective ne se limite pas au cadre de la convention collective, mais s’étend aussi à tous les aspects des relations salariés-employeur (Isidore, par. 41; Noël, par. 57). En effet, le monopole du syndicat sur la négociation collective prend source non seulement dans l’existence d’une convention collective, mais aussi dans l’accréditation de celui-ci (Isidore, par. 38; CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 R.C.S. 983, p. 1007-1008). Par conséquent, toute négociation touchant des conditions de travail non mentionnées dans la convention collective en vigueur devra nécessairement être menée par le syndicat accrédité.
(3) La compétence de l’arbitre de griefs
29 Comme l’expose Me Robert P. Gagnon : « La compétence de l’arbitre est tributaire de deux facteurs. Le premier a trait à l’objet ou à la nature du litige; c’est l’aspect matériel de sa compétence. Le second met en cause les personnes qui sont parties à ce litige; il s’agit alors de la dimension personnelle de la compétence de l’arbitre » (p. 506). On se rappellera toutefois que la compétence matérielle comprend la capacité d’accorder une réparation adéquate (R. c. Mills, [1986] 1 R.C.S. 863, p. 890, et Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, par. 63-66). Ainsi, afin d’acquérir juridiction sur un litige donné, l’arbitre de griefs doit être compétent à l’égard de l’essence de ce litige, afin d’accorder ultimement une réparation adéquate.
(i) La compétence matérielle de l’arbitre de griefs
30 J’étudierai d’abord le volet matériel de la compétence de l’arbitre de griefs. Le Code du travail confère à l’arbitre de griefs compétence exclusive sur « toute mésentente relative à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective » (al. 1f) et 100.1 C.t.). Afin d’identifier les litiges qui résultent ainsi de la convention collective, il faut s’en remettre à la méthode analytique adoptée par notre Cour dans l’arrêt Weber. Comme l’expliquait alors la juge McLachlin : « Il s’agit, dans chaque cas, de savoir si le litige, dans son essence, relève de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective » (Weber, par. 52).
31 La première étape de cette méthode consiste donc à déterminer l’essence du litige. À ce sujet, la Cour a souligné qu’il ne faut pas chercher uniquement à déterminer la nature juridique du litige. Au contraire, l’analyse doit aussi porter sur l’ensemble des faits entourant le litige qui oppose les parties : Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14, par. 25 et 29.
32 À la deuxième étape, il s’agit de vérifier si le contexte factuel dégagé entre dans le champ d’application de la convention collective. En d’autres termes, il faut déterminer si la convention collective vise implicitement ou explicitement les faits en litige. Dans l’arrêt Regina Police, notre Cour expliquait ainsi ce deuxième volet de l’analyse dans les termes suivants :
Après en avoir examiné le contexte factuel, l’instance décisionnelle doit tout simplement déterminer si l’essence du litige concerne une matière visée par la convention collective. Après avoir établi l’essence du litige, l’instance décisionnelle doit examiner les dispositions de la convention collective afin de déterminer si elle prévoit des situations factuelles de ce genre. Il est clair qu’il n’est pas nécessaire que la convention collective prévoie l’objet du litige de façon explicite. Si l’essence du litige découle expressément ou implicitement de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution de la convention collective, l’arbitre a compétence exclusive pour statuer sur le litige . . . [par. 25]
33 Notre Cour a eu, à plusieurs reprises, l’occasion de se pencher sur la compétence matérielle de l’arbitre de griefs et a clairement adopté une position libérale, favorable à la reconnaissance à l’arbitre de griefs d’une compétence exclusive étendue sur les questions relatives aux conditions de travail, pour autant que celles-ci puissent se rattacher expressément ou implicitement à la convention collective : Regina Police; Nouveau‑Brunswick c. O’Leary, [1995] 2 R.C.S. 967; Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42; St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Syndicat canadien des travailleurs du papier, section locale 219, [1986] 1 R.C.S. 704; Allen c. Alberta, [2003] 1 R.C.S. 128, 2003 CSC 13.
34 Qu’en est-il des questions d’interprétation ou d’application des dispositions des conventions collectives touchant les régimes de retraite? À maintes occasions, la Cour d’appel du Québec a conclu que ces questions relevaient de la compétence exclusive de l’arbitre de griefs.
35 Ainsi, dans l’affaire J.M. Asbestos Inc. c. Lemieux, SOQUIJ AZ-85149091, la Cour supérieure a décidé qu’un conseil d’arbitrage nommé en vertu de la convention collective n’était pas compétent pour trancher un litige opposant un employé syndiqué et son employeur relativement à l’interprétation des dispositions du régime de retraite. Le plaignant souhaitait que l’employeur reconnaisse qu’il était invalide pour l’application du régime de retraite. La Cour d’appel a infirmé la décision de la Cour supérieure et confirmé la compétence du conseil d’arbitrage. À son avis, le litige portait sur l’interprétation, l’application, l’exécution ou la violation de la convention collective. En effet, l’art. 22 de cette convention stipulait que les régimes d’avantages sociaux, dont le régime de retraite, existant à la date de la signature de la convention collective devaient être maintenus pendant la durée de celle-ci. Bien que le régime de retraite soit entré en vigueur longtemps avant la signature de la convention collective, la Cour d’appel a conclu que l’inclusion de l’art. 22 dans cette dernière avait transformé les obligations en découlant en obligations envers le syndicat (J.M. Asbestos Inc. c. Lemieux, [1986] A.Q. no 613 (QL), par. 8).
36 Plus tard, dans l’affaire Union internationale des employés professionnels et de bureau, local 480 c. Albright & Wilson Amérique ltée (2000), 28 C.C.P.B. 306, la Cour d’appel du Québec a jugé que l’arbitre de griefs était compétent pour statuer sur la validité d’un congé de cotisation que l’employeur s’était accordé. La convention collective précisait que l’employeur devait continuer de contribuer au régime de retraite pendant la durée de la convention collective et qu’aucun changement ne pouvait y être apporté sans le consentement du syndicat (par. 24).
37 Enfin, dans l’affaire Emerson Electric Canada ltée c. Foisy (2006), 50 C.C.P.B. 287, 2006 QCCA 12, la Cour d’appel a accepté la jurisprudence dominante selon laquelle les questions relatives à un régime de retraite incorporé à la convention collective découlent, à tout le moins de façon implicite, de la convention collective (par. 4). Dans cette affaire comme dans celles que je mentionnais aux paragraphes précédents, la convention collective stipulait notamment que l’employeur devait continuer d’offrir le régime de retraite pendant une durée déterminée. Une stipulation ou un renvoi de cette nature dans la convention collective suffit pour asseoir la compétence de l’arbitre à l’égard d’un litige sur l’interprétation ou l’application d’un régime de retraite.
38 Une autre approche, encore plus favorable à la reconnaissance de la compétence de l’arbitre de griefs, semble également se développer dans la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec. Par exemple, dans l’arrêt Hydro-Québec c. Corbeil (2005), 47 C.C.P.B. 200, 2005 QCCA 610, la Cour d’appel a reconnu la compétence de l’arbitre sans s’appuyer sur la présence, dans la convention collective, d’un quelconque renvoi au régime de retraite. En effet, dans cette affaire, la Cour d’appel a considéré que le régime de retraite faisait partie de la rémunération et des conditions de travail d’un salarié et constituait, de ce fait, une partie intégrante de la convention collective. (Voir également l’arrêt Association provinciale des retraités d’Hydro-Québec c. Hydro-Québec, [2005] R.J.Q. 927, 2005 QCCA 304.) Puisque pratiquement toutes les conventions collectives traitent de la rémunération des salariés, cette approche concéderait, en fait, presque automatiquement à l’arbitre de griefs compétence en la matière. Parallèlement, les auteures M. Savard et A. Violette ont émis l’opinion que la présence dans une convention collective de clauses très générales, telle la clause classique reconnaissant les droits de gérance de l’employeur, pourrait conférer compétence sur les questions d’application et de mise en œuvre des régimes d’avantages sociaux, dont les régimes de retraite. Ainsi, l’arbitre de griefs aurait compétence sur ce genre de questions sans qu’il soit même nécessaire de retrouver dans la convention collective une mention expresse du régime de retraite (« Les affaires Weber, O’Leary, et Canadien Pacifique Ltée : que reste-t-il pour les cours de justice? », dans Développements récents en droit du travail (1997), 49, p. 72‑73). En l’espèce, il n’est toutefois pas nécessaire de se prononcer sur la validité de cette approche puisque, comme je l’expliquerai, les conventions collectives concernées renvoient expressément au Régime de retraite.
(ii) La compétence personnelle de l’arbitre de griefs
39 J’aborderai maintenant la question de la compétence personnelle de l’arbitre de griefs. Il est vrai que les tribunaux s’attachent généralement à l’aspect matériel de la compétence de l’arbitre de griefs, dont je viens de traiter. Néanmoins, comme la Cour d’appel l’a conclu dans la présente affaire, « l’arbitre chargé d’entendre les griefs découlant de la convention collective entre l’intimée et l’intervenante n’a aucune compétence pour entendre les réclamations des personnes non couvertes par cette convention collective » (par. 14). Cette conclusion me paraît incontestable. Par exemple, les auteurs R. Blouin et F. Morin rappellent ce double aspect de la compétence de l’arbitre :
En définitive, s’il y a convention collective, il pourra y avoir grief si le litige peut être réglé à partir de la convention collective. Mais, faut-il rajouter, il n’y aura de grief que dans la seule mesure où la mésentente implique les parties concernées à cette même convention, c’est-à-dire l’employeur et le syndicat accrédité ou les salariés assujettis à la convention collective.
(Droit de l’arbitrage de grief (5e éd. 2000), p. 149)
40 Lorsque l’arbitre de griefs se trouve dans l’impossibilité de régler le litige ou une partie du litige qui lui est soumis, du fait qu’il n’a pas compétence sur les parties, les tribunaux de droit commun conservent alors compétence sur le litige (Gagnon, p. 547). Une telle situation est susceptible de se présenter lorsque l’arbitre de griefs ne peut prétendre avoir autorité sur des personnes considérées comme des tiers par rapport à la convention collective et qu’il ne saurait prononcer des conclusions à l’encontre de ces derniers. Cependant, rien n’empêche des tiers de se soumettre volontairement et expressément à la compétence d’un arbitre de griefs et de lui donner ainsi compétence : Syndicat canadien de la fonction publique c. Société Radio‑Canada, [1992] 2 R.C.S. 7.
41 De plus, les limites inhérentes de leur compétence personnelle ne signifient pas que les arbitres de griefs doivent nécessairement s’assurer que leurs décisions n’ont aucune conséquence sur des tiers. En effet, il est possible que des tiers n’appartenant pas à l’unité de négociation, par exemple les cadres d’une entreprise, puissent être touchés directement ou indirectement par les effets d’une sentence arbitrale. Cependant, ces tiers ne seront pas juridiquement liés par cette sentence : Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. Paquet (Collège d’enseignement général et professionnel régional de Lanaudière et Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec, section locale 8), [2005] J.Q. no 678 (QL), 2005 QCCA 109, par. 40. Par ailleurs, comme nous le verrons plus loin, la seule présence d’une même question dans les conventions collectives de plusieurs unités de négociation chez un même employeur ne dessaisira pas l’arbitre de griefs de sa compétence au profit du tribunal de droit commun.
(iii) La compétence résiduelle de la Cour supérieure
42 L’arbitre de griefs possède de très larges pouvoirs, explicites et implicites, afin d’octroyer les réparations requises à la mise en œuvre de la convention collective : voir notamment l’art. 100.12 C.t. et R. P. Gagnon, L. LeBel et P. Verge, Droit du travail (2e éd. 1991), p. 710. Malgré cette vaste compétence arbitrale, les tribunaux de droit commun conservent une compétence inhérente résiduelle dans les cas exceptionnels où l’arbitre de griefs n’aurait pas les pouvoirs requis pour accorder la réparation permettant de résoudre le conflit : Weber, par. 57; Fraternité des préposés à l’entretien des voies — Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495. Cette compétence résiduelle serait utile, sinon nécessaire, dans le cas où, par exemple, le tribunal d’arbitrage ne pourrait adopter, en temps opportun, les mesures provisoires nécessaires (Gagnon, p. 546-547). Cette compétence particulière de la Cour supérieure n’est pas en cause dans le présent dossier.
(4) L’encadrement législatif des régimes complémentaires de retraite
43 Pour compléter cet examen du cadre juridique du présent pourvoi, il convient maintenant d’examiner de manière sommaire l’encadrement législatif des régimes complémentaires de retraite au Québec. La Loi sur les régimes complémentaires de retraite confie à la Régie des rentes du Québec le mandat général de s’assurer que l’administration et le fonctionnement des régimes de retraite sont conformes à cette loi. La Régie des rentes n’agit cependant pas comme tribunal administratif détenant le pouvoir de régler les mésententes relatives à l’interprétation des régimes de retraite (R. Crête, « Les régimes complémentaires de retraite au Québec : une institution à découvrir en droit civil » (1989), 49 R. du B. 177, p. 209; Régie des rentes du Québec, Loi sur les régimes complémentaires de retraite : annotations et commentaires (feuilles mobiles), p. 245-1 et 245-2). La Loi ne prévoit pas de façon générale de tribunal particulier auquel les parties à un régime de retraite peuvent s’adresser pour régler les litiges de nature contractuelle qui les opposent. La Loi reconnaît néanmoins quelques exceptions. D’abord, elle établit une procédure d’arbitrage consensuelle applicable en cas de mésentente relative à une modification du régime de retraite confirmant le droit de l’employeur d’affecter l’excédent d’actif du régime à l’acquittement de ses cotisations (art. 146.5). L’employeur, chacun des syndicats accrédités intéressés et tous les membres actifs non représentés par un syndicat doivent s’entendre pour recourir à l’arbitrage privé. Cette procédure d’arbitrage est celle prévue aux art. 940 et suiv. du C.p.c. Par ailleurs, l’art. 243.2 de la Loi précise que « [t]oute question relative à l’attribution d’un excédent d’actif déterminé lors de la terminaison d’un régime de retraite relève de la compétence exclusive des arbitres désignés », selon les dispositions particulières de la Loi (art. 243.1 à 243.19).
44 Le présent litige ne correspond pas à l’une ou l’autre de ces situations prévues par la Loi. D’une part, le débat dépasse le cadre de l’art. 146.5 et les parties ne se sont pas entendues pour recourir à la procédure d’arbitrage du Code de procédure civile. D’autre part, le Régime de retraite restant toujours en vigueur, il ne s’agit pas en l’espèce d’un litige portant sur la cessation et la liquidation de ce régime. Pour décider du tribunal compétent pour entendre le présent litige et ainsi de la recevabilité de la requête en autorisation de recours collectif présentée par l’intimé Bisaillon, il faut donc s’en remettre aux règles générales régissant la compétence des arbitres de griefs.
C. L’irrecevabilité du recours collectif
45 La situation que nous examinons est certes complexe. Elle met en rapport Concordia, plusieurs unités de négociation et leurs conventions collectives particulières, de même que son personnel non syndiqué. Toutefois, cette complexité ne justifie pas d’écarter des institutions et des règles de fonctionnement fondamentales du droit des rapports collectifs du travail, comme la compétence de l’arbitre de griefs. Ce serait pourtant le résultat que produirait la reconnaissance de la recevabilité d’un recours collectif à l’égard du groupe censé être représenté par le requérant Bisaillon dans les circonstances de la présente affaire.
(1) Incompatibilité du recours collectif avec les mécanismes de représentation collective et de mise en œuvre de la convention collective
46 La position soutenue par l’intimé ébranle deux piliers de notre système de relations collectives de travail : l’exclusivité de la compétence de l’arbitre et le système de représentation collective. Bien qu’en l’espèce ces principes se chevauchent dans leur application, j’en traiterai néanmoins séparément.
(i) L’exclusivité de la fonction arbitrale
47 La Cour supérieure ne possède pas la compétence ratione materiae, d’une part, quant au litige opposant M. Bisaillon et Concordia et, d’autre part, quant à la plupart des litiges des autres membres du groupe visé par le recours collectif. Ce sont les arbitres de griefs nommés en vertu des conventions collectives applicables qui ont compétence exclusive sur ces différents litiges.
48 Je discuterai d’abord de la compétence personnelle de l’arbitre de grief. La Cour d’appel a rejeté la solution arbitrale adoptée, en l’espèce, par la Cour supérieure, notamment parce qu’elle considérait qu’un arbitre de griefs ne possédait pas, à l’égard de tous les membres du groupe visé par le recours collectif, la compétence requise pour trancher les questions soulevées (par. 12). Je suis d’avis que la Cour d’appel a commis une erreur en adoptant cette position.
49 La Cour d’appel n’aurait pas dû s’attacher à la question de savoir si l’arbitre de griefs d’une convention avait compétence sur tous les membres éventuels du groupe visé par le recours collectif. Elle aurait plutôt dû déterminer en premier lieu si un arbitre de griefs est compétent pour trancher le recours individuel opposant M. Bisaillon à Concordia. Ensuite, elle aurait dû s’interroger sur la nature des recours individuels de la majorité des autres membres du groupe visé et sur la compétence personnelle de l’arbitre à l’égard de leurs réclamations. Faute d’une telle analyse, la position de la Cour d’appel soustrait à l’arbitrage de griefs différents recours individuels, à l’égard desquels l’arbitre est compétent, pour les attribuer à la Cour supérieure — qui est par ailleurs dépourvue de toute compétence sur les personnes et la matière — pour le seul motif qu’une requête en autorisation de recours collectif a été déposée. Cette position fait abstraction des principes applicables au recours collectif et de la nature de cette procédure.
50 Par ailleurs, en ce qui concerne l’aspect matériel du litige, la compétence de l’arbitre de chacune des conventions collectives de Concordia est établie en l’espèce. Les faits allégués dans la requête de l’intimé Bisaillon, c’est-à-dire les modifications unilatérales apportées au Régime de retraite par l’employeur et le problème de leur validité, se rattachent à tout le moins implicitement, peut-être même expressément, à ces conventions collectives et à leur application.
51 Comme je l’ai souligné plus tôt, chacune des conventions collectives en vigueur au moment de la requête renvoie d’une façon ou d’une autre au Régime de retraite. C’était le cas plus particulièrement de la convention collective qui s’appliquait à l’origine à l’intimé Bisaillon. À ce sujet, il subsiste une certaine incertitude quant à l’identification de la convention collective applicable à l’intimé Bisaillon pour les besoins du présent pourvoi. Cette question n’est toutefois pas déterminante puisque les dispositions pertinentes paraissent similaires.
52 En effet, la convention collective applicable à M. Bisaillon au moment du dépôt de sa requête en autorisation prévoyait ce qui suit :
[traduction]
32.01 :
Les employés visés par la présente convention collective sont admissibles au régime d’avantages sociaux de l’Université, conformément aux conditions qui y sont prévues.
32.02 :
Le régime d’avantages sociaux comprend :
l’assurance vie;
l’assurance maladie;
l’assurance salaire;
le régime de retraite. [Je souligne.]
53 Par ailleurs, la convention collective qui liait M. Bisaillon au moment où le juge a entendu la demande, comportait la stipulation suivante :
[traduction]
15.03 Régime de retraite
a) L’employeur accepte de maintenir la protection et les avantages qu’offre aux employés le régime de retraite actuellement en vigueur, selon les conditions générales fixées par le comité de retraite du conseil d’administration. [Je souligne.]
54 En vertu de ces dispositions, Concordia s’était engagée auprès des syndicats à offrir aux salariés visés le Régime de retraite selon les conditions de celui-ci. Les syndicats ont ainsi obtenu certaines assurances quant au maintien du régime et à l’admissibilité des salariés qu’ils représentent. En fait, les parties ont décidé d’inclure les conditions d’application du Régime de retraite dans la convention collective. Dans ce contexte, l’employeur n’était pas dans la position d’un tiers comme un assureur fournissant une prestation d’assurance proposée par les parties à la convention collective. Au contraire, Concordia semblait conserver le contrôle effectif de l’administration du Régime de retraite, tout en s’engageant, au moins implicitement, à respecter divers droits et obligations prévus par ce régime ou découlant des lois qui s’y appliquent. De ce fait, elle reconnaissait aussi la compétence personnelle et matérielle de l’arbitre de griefs.
55 Finalement, il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas justifiant l’exercice par la Cour supérieure d’une compétence résiduelle exceptionnelle. Si les prétentions de l’intimé s’avéraient fondées, l’arbitre de griefs, saisi au moyen de la procédure de grief, aurait la compétence requise pour déclarer nulles les décisions de l’employeur et déterminer les réparations appropriées. En conséquence, la Cour supérieure n’a commis aucune erreur lorsqu’elle s’est déclarée incompétente pour connaître du litige par le motif que l’arbitre de griefs avait une compétence exclusive en la matière.
(ii) Le monopole de la représentation syndicale
56 Par ailleurs, le fait d’attribuer le statut de représentant à l’intimé Bisaillon, s’il était fait droit à sa requête en autorisation de recours collectif, serait incompatible avec les mandats légaux de représentation que le Code du travail accorde aux neuf syndicats accrédités représentant les salariés de Concordia. Ayant été négocié et incorporé à la convention collective, le Régime de retraite est devenu une condition de travail sur laquelle le salarié a perdu son droit d’agir sur une base individuelle, indépendamment du syndicat qui le représente. Par exemple, comme le confirme l’arrêt Noël, le salarié est privé du pouvoir de réclamer l’application du régime en s’adressant aux tribunaux de droit commun. Contrairement à tous ces principes, ce recours mettrait d’ailleurs en péril un accord explicite, conclu dans le cadre prévu par le Code du travail, entre APUC et Concordia sur les matières mêmes qu’il vise.
57 Si les huit syndicats qui ne se sont pas entendus avec Concordia estimaient que leurs conventions collectives avaient été violées, il leur appartenait de faire valoir les droits des salariés qu’ils représentent. Comme la mésentente découlait, à tout le moins implicitement, de la convention collective, les syndicats auraient dû poursuivre la négociation collective entamée avec l’employeur ou déposer un grief devant un arbitre afin de faire valoir les droits de leurs unités de négociation. Leur choix tactique de céder de fait leur pouvoir de représentation à M. Bisaillon ne tenait pas compte du mandat légal que leur attribue le Code du travail, en tant que syndicats accrédités, et des obligations qu’il leur impose à l’égard des salariés et de l’employeur.
(2) Les difficultés de la solution arbitrale
58 Bien que je sois d’avis que le juge de première instance a conclu à bon droit à l’absence de compétence de la Cour supérieure en l’espèce, je dois admettre que cette solution n’est pas exempte de toute difficulté procédurale, notamment en raison de la multiplicité des recours possibles et des conflits potentiels entre des sentences arbitrales distinctes dans chaque unité de négociation. Toutefois, les difficultés appréhendées ne sont pas suffisantes pour justifier le renvoi de l’affaire devant la Cour supérieure et pour reconnaître la compétence de celle-ci.
59 Certes, comme l’arbitre de griefs tire sa compétence de la convention collective conclue à l’égard d’une unité de négociation particulière, chacun des syndicats en cause dans la présente affaire pourrait déposer, en vertu de son entente, un grief invoquant l’illégalité des modifications apportées par l’employeur au Régime de retraite. Le dépôt de tels griefs pourrait donner lieu à une série d’arbitrages parallèles.
60 La Cour d’appel s’inquiète alors du chaos que risquent d’engendrer d’éventuelles décisions contradictoires. L’intimé n’a pas démontré la possibilité réelle d’un tel chaos procédural. Il n’est pas acquis que la confirmation de la compétence des arbitres de griefs entraînerait d’ailleurs automatiquement une multitude de recours arbitraux. Des solutions diverses s’offrent toujours dans le cadre des règles fondamentales du droit du travail. Ainsi, dans de telles situations, il est possible que l’ensemble des syndicats ou, à tout le moins, un grand nombre d’entre eux décident de s’entendre avec l’employeur pour soumettre les différents recours à un seul arbitre de griefs. Approche à laquelle pourrait difficilement s’opposer l’employeur en l’espèce. Cette approche est, selon moi, celle qui aurait dû être favorisée, en l’espèce, par les différentes parties en cause. De plus, dans l’hypothèse où un arbitre rendrait une décision relative à un grief déposé par l’un des syndicats concernés et se prononcerait en faveur de celui-ci, l’ensemble des salariés bénéficierait indirectement de cette sentence arbitrale, étant donné que la totalité des sommes prélevées sans droit serait remise à la caisse de retraite. Les griefs éventuels déposés par les autres syndicats deviendraient, en fait, de simples recours théoriques. En mettant les choses au pire, en cas de sentences arbitrales contradictoires ou incompatibles, Concordia pourrait probablement, sous réserve des voies étroites du contrôle judiciaire par la Cour supérieure, régler tout conflit en se conformant à la sentence la moins favorable pour elle.
61 La solution retenue en l’espèce a-t-elle pour effet de donner neuf chances au coureur, en permettant à chaque syndicat de déposer successivement des griefs en vue d’obliger, en fin de compte, l’employeur à se conformer à la décision arbitrale la plus sévère? J’en doute. La procédure civile offre différents outils permettant de résoudre les problèmes causés par la multiplicité des recours. Rien ne me porte à croire que la procédure arbitrale pourrait donner lieu à des abus de droit de la part des différents syndicats concernés qui utiliseraient de façon excessive la procédure à leur disposition.
62 D’ailleurs, les problèmes liés à la multiplicité des recours ne sont pas propres à la procédure arbitrale. En effet, si la requête en autorisation de recours collectif était accueillie en l’espèce, rien n’empêcherait certains participants, qu’ils soient syndiqués ou non, de s’exclure du recours collectif pour entamer un recours individuel (art. 1007 C.p.c.).
63 Par ailleurs, qu’en est-il des droits des participants non syndiqués? Dans un premier temps, ces participants non syndiqués profiteraient eux aussi indirectement d’une sentence arbitrale favorable obtenue par l’un des syndicats, sans toutefois être judiciairement liés par une telle décision. En l’espèce, notre Cour n’avait pas à décider de la validité d’un recours civil exercé par les employés non syndiqués afin de faire valoir leurs propres droits, que ce soit par l’entremise d’un recours déclaratoire, d’un recours en nullité ou d’un recours collectif. La question de la recevabilité d’un recours collectif limité au personnel non syndiqué n’a pas été soulevée devant notre Cour; je m’abstiens donc d’émettre une opinion à ce sujet. Je dirai seulement que la procédure civile moderne est souple et ne laisserait pas ces employés sans recours efficace, et que notre Cour n’a pas à se prononcer maintenant sur les formes et la nature de celui-ci.
64 En bref, malgré la crainte que certaines difficultés procédurales, qui ne sont d’ailleurs pas insurmontables, résultent de la décision en faveur de la procédure arbitrale, la solution du recours collectif ne saurait être acceptée. En l’espèce, le fait d’autoriser un tel recours nierait le principe de l’exclusivité de la compétence de l’arbitre de griefs et celui du monopole de la représentation syndicale des salariés. La Cour supérieure a à bon droit accueilli la requête en exception déclinatoire et rejeté la requête en autorisation de recours collectif présentée par l’intimé Bisaillon.
V. Dispositif
65 Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, de casser l’arrêt de la Cour d’appel et de rétablir la décision de la Cour supérieure, le tout avec dépens devant toutes les cours.
Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache et Binnie rendus par
Le juge Bastarache (dissident) —
1. Introduction
66 J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge LeBel et je souscris à plusieurs des observations qu’il fait dans son analyse. Ainsi, tout comme lui, j’estime que, bien que l’intimé Bisaillon ait décidé à l’origine d’utiliser la voie du recours collectif, ce choix ne saurait avoir d’incidence sur les droits substantiels des intéressés. C’est pourquoi je suis également d’accord avec mon collègue pour dire que le présent pourvoi vise essentiellement à analyser la compétence des arbitres de griefs. À l’instar du juge LeBel, j’estime moi aussi que, une fois établie, la compétence exclusive des arbitres doit continuer de bénéficier de la protection de notre Cour et que les employés ne peuvent se soustraire au monopole de représentation de leur unité de négociation. Enfin, nous nous entendons pour dire que les régimes de retraite font partie des conditions de travail des salariés et font souvent l’objet d’intenses négociations dans le cadre du processus de négociation collective.
67 Le point sur lequel je diverge d’opinion avec le juge LeBel, c’est sa conclusion suivant laquelle, dans le contexte factuel de la présente affaire, le présent litige en matière de retraite a son origine dans la convention collective qui lie l’intimé à l’université appelante — ou du reste dans n’importe quelle convention collective à laquelle cette dernière est partie. Loin de contredire les principes généraux énoncés par mon collègue, ma conclusion reconnaît qu’il faut sauvegarder le rôle des arbitres de griefs et des syndicats. Toutefois, l’arrêt Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, exige que l’on procède à une analyse contextuelle et nuancée, basée sur les faits pertinents, avant de statuer sur la question de la compétence (par. 52‑53); voir également Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14, par. 25. Or, en l’espèce, cette analyse mène à la conclusion que le régime de retraite faisant l’objet du présent pourvoi (le « Régime de retraite ») transcende chacune des conventions collectives et chacun des contrats de travail et que, par conséquent, il ne relève pas de la compétence exclusive de l’arbitre de griefs.
68 La demande de l’intimé concerne le financement du Régime de retraite lui‑même. La convention particulière liant un participant au Régime de retraite à l’université appelante n’a pas d’incidence sur la demande. Par conséquent, bien que je sois moi aussi d’avis que les conventions collectives « absorbent » parfois les régimes de retraite en les incorporant par renvoi, j’estime que cela ne peut s’être produit en l’occurrence. Dans la présente affaire, contrairement à celles citées par le juge LeBel, la nature indivisible du patrimoine du Régime de retraite tranche directement avec les neuf différentes conventions collectives et les centaines de contrats de travail distincts qui lient les participants au Régime de retraite à l’université appelante. Plus simplement, le Régime de retraite transcende chacune des conventions collectives. En d’autres termes, dire que le Régime de retraite découle d’une convention collective donnée implique que les parties à cette convention collective et les griefs qui en résultent sont dans les faits susceptibles de lier toutes les autres personnes concernées par le Régime de retraite.
69 Étant donné que le Régime de retraite ne saurait être réduit à une convention collective en particulier, des problèmes risquent de surgir si un arbitre de griefs se voit conférer compétence exclusive en vertu de l’une des conventions en question. Comme le juge LeBel le reconnaît, ce risque sera très présent si son approche est retenue. Ainsi, on peut s’attendre à ce que plusieurs tribunaux et arbitres, tirant compétence de conventions collectives et de contrats de travail différents, rendent des décisions incompatibles quant à la manière dont l’université appelante doit administrer le Régime de retraite. S’il s’agissait d’une conséquence fâcheuse résultant de l’application correcte de l’arrêt Weber, et d’un mal nécessaire pour sauvegarder le territoire qui relève à bon droit des syndicats et des arbitres, je serais prêt à l’accepter, à l’instar de mon collègue. En toute déférence, cependant, je crois que le risque de décisions contradictoires découle d’une application erronée de l’arrêt Weber. Je ne puis envisager que, en vertu de cet arrêt, une partie puisse être liée par des prescriptions contradictoires rendues par différents tribunaux et arbitres, qui prétendraient tous — à bon droit selon mon collègue — avoir compétence en ce qui concerne l’essence du litige. Le fait que cette possibilité existe en l’espèce confirme que l’essence du présent pourvoi ne procède pas de la convention collective, mais bien du Régime de retraite lui‑même.
70 Dans mes motifs, je vais appliquer la jurisprudence de notre Cour selon laquelle des employés peuvent avoir des droits liés à leur emploi mais ne donnant pas naissance à la compétence exclusive d’un arbitre de griefs. Je vais par la suite procéder à l’analyse préconisée dans l’arrêt Weber, qui m’amènera à conclure que le présent litige relève de cette situation. Je terminerai en examinant les implications de l’adoption d’une approche non conforme aux principes énoncés dans l’arrêt Weber.
2. La compétence exclusive d’un arbitre de griefs n’est pas illimitée
71 Comme il ressort des motifs de mon collègue le juge LeBel, deux types de « monopoles » entrent en jeu dans le présent litige. Le premier est le droit exclusif des syndicats de représenter les membres d’une unité de négociation. Le second est la compétence exclusive que les arbitres de griefs ont à l’égard des litiges découlant de la convention collective. L’existence du premier monopole peut certes être prise en compte pour déterminer qui possède un intérêt suffisant pour déposer une demande concernant le Régime de retraite, mais c’est le deuxième qui permet de déterminer le forum compétent pour entendre une telle demande. Étant donné que les deux monopoles n’ont pas nécessairement la même portée, le premier ne saurait être utilisé pour tenir lieu du second. Ainsi, le fait qu’un syndicat puisse agir en vertu de son monopole de représentation n’implique pas que l’arbitre de griefs a compétence exclusive pour entendre ses arguments. À l’inverse, une décision portant que l’arbitre de griefs n’a pas compétence exclusive à l’égard d’une question ne signifie pas nécessairement qu’un employé possède un intérêt suffisant pour se passer de l’entremise de son syndicat et pour exercer un recours en sa qualité personnelle : voir à titre comparatif Noël c. Société d’énergie de la Baie James, [2001] 2 R.C.S. 207, 2001 CSC 39, par. 70. Il faut d’abord établir la compétence du tribunal. Ce n’est qu’une fois cette étape franchie qu’il reviendra au décideur, régulièrement saisi du litige, de déterminer si celui‑ci doit être instruit de la façon dont il est plaidé.
72 Par conséquent, sans perdre de vue l’importance du premier monopole, il importe avant tout, dans le présent pourvoi, de circonscrire les limites du second. Or, en ce qui concerne cette question, la jurisprudence est on ne peut plus claire. Certains des droits que possède un employé à l’égard de son employeur, même des droits qui concernent son emploi, ne relèvent pas de la compétence de l’arbitre des griefs : voir Weber, par. 54; Regina Police Assn., par. 24. Notre Cour a été appelée à statuer sur une affaire de cette nature dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), [2004] 2 R.C.S. 185, 2004 CSC 39 (« Morin »). Dans cette cause, certains employés se plaignaient du caractère discriminatoire d’une clause ayant été ajoutée à leur convention collective. La majorité a statué que, compte tenu des principes énoncés dans l’arrêt Weber, le litige ne ressortissait pas exclusivement à l’arbitre. La juge en chef McLachlin a d’ailleurs précisé en des termes non équivoques que, dans l’affaire Weber, notre Cour « n’a pas dit [. . .] que la compétence de l’arbitre en droit du travail à l’égard d’un conflit de travail est toujours exclusive » (par. 11). Même si je n’ai pas souscrit à la conclusion de la majorité suivant laquelle le litige, par son essence, portait sur les droits de la personne, je suis tout à fait d’accord avec cette observation. Une fois établi que, par son essence, le litige ne découlait pas de la convention collective, il s’ensuivait clairement que le Tribunal des droits de la personne du Québec était régulièrement saisi du recours de l’appelant.
73 L’arrêt Morin confirme que le simple fait qu’un différend concerne les conditions de travail d’un employé ne fait pas en sorte que ce différend est du ressort exclusif de l’arbitre de griefs. Qui plus est, même lorsque certains aspects du différend découlent effectivement d’une convention collective, ce n’est que si l’essence de la demande en découle que l’arbitre de griefs aura compétence exclusive. Il ne suffit pas de dire si ce n’était de la convention collective, l’employé ne serait pas devant le tribunal. Pour avoir gain de cause dans le présent pourvoi, les appelants ne peuvent par conséquent se contenter d’établir l’existence d’un simple lien entre la demande de l’intimé et les clauses de la convention collective.
3. L’arbitre de griefs n’a pas compétence exclusive sur la demande de l’intimé
74 La demande de l’intimé concerne le financement de la caisse de retraite constituée pour le Régime de retraite (la « caisse de retraite »). Plus particulièrement, comme l’explique fort bien mon collègue (par. 8), le différend concerne la légalité de différentes mesures prises par l’université appelante qui auraient eu pour effet, selon l’intimé, de priver les bénéficiaires de la caisse de retraite d’une somme totalisant plus de 70 000 000 $. L’intimé cherche à faire déclarer nulles ces mesures et à forcer l’université appelante à rembourser à la caisse de retraite la somme en question.
75 La situation n’est pas simple. Personne ne conteste que, dans le cadre de négociations collectives, les syndicats peuvent négocier diverses clauses d’un régime de pension, et qu’effectivement ils le font. L’université appelante a donné quelques exemples de telles questions ayant fait l’objet de négociations entre elle et certains syndicats, dont aucun ne porte toutefois sur la question du financement au cœur du présent pourvoi. De plus, toutes les parties reconnaissent qu’un syndicat donné pourrait négocier des prestations de retraite pour le bénéfice exclusif de ses membres et que, dans un tel cas, il reviendrait à l’employeur de faire en sorte que le paiement de ces prestations ne contrevienne pas à ses ententes avec d’autres syndicats. Il ne fait aucun doute, en revanche, que le seul tribunal compétent pour entendre la demande faisant l’objet du présent pourvoi et émanant des employés non syndiqués intéressés est la Cour supérieure du Québec.
76 Notre Cour doit donc décider si le différend soulève des questions relatives à une convention collective qui commandent un partage de compétence entre les tribunaux judiciaires et les arbitres de griefs ou si, compte tenu des principes applicables, il y a plutôt lieu de conclure que l’essence du litige ne réside pas dans la convention collective. Selon l’arrêt Weber, l’arbitre de griefs aura compétence exclusive seulement si on peut conclure à bon droit que la demande de l’intimé se rapporte dans son essence à une seule convention collective, conclue entre un syndicat donné et l’employeur. J’estime que tel n’est pas le cas en l’espèce.
3.1 La demande de l’intimé concerne la caisse de retraite en tant que patrimoine indivisible
77 La caisse de retraite est une entité en soi. Il s’agit d’un patrimoine constitué au profit des bénéficiaires : voir l’art. 6 de la Loi sur les régimes complémentaires de retraites, L.R.Q., ch. R‑15.1; art. 1261 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64. Elle ne peut être considérée — que ce soit en fait ou en droit — comme un amalgame de plusieurs éléments dont chacun est associé à un contrat de travail particulier. Il s’agit d’un tout indivisible.
78 On ne saurait comprendre le recours intenté par l’intimé contre l’université appelante sans tenir compte de cette indivisibilité de la caisse de retraite. Plus précisément, c’est en raison de cette caractéristique que la demande de l’intimé intéresse tous les autres bénéficiaires de la caisse de retraite. Après tout, la demande concerne neuf syndicats et des centaines d’employés. Neuf conventions collectives et des centaines de contrats de travail donnent aux bénéficiaires le droit de profiter de la caisse de retraite. Mais du point de vue du recours que l’intimé a intenté contre l’université appelante, la multiplicité des intéressés et des ententes devient sans pertinence. Ce n’est pas simplement que les autres bénéficiaires sont concernés par la demande de l’intimé, comme les cadres d’une entreprise peuvent être touchés par l’issue d’un conflit de travail (voir les motifs du juge LeBel, au par. 41). Tous les bénéficiaires, en effet, sont concernés par la même demande. Il en est ainsi parce que la demande se rapporte à la même caisse de retraite et ne résulte pas des différentes relations d’emploi et affiliations syndicales des bénéficiaires. Un éventuel sous‑financement de la caisse de retraite aura les mêmes conséquences pour tous les bénéficiaires, indépendamment de leur convention collective ou de leur contrat de travail. De même, une décision rendue sur la demande de l’intimé touchera tous les bénéficiaires : comme le fait remarquer mon collègue,
dans l’hypothèse où un arbitre rendrait une décision relative à un grief déposé par l’un des syndicats concernés et se prononcerait en faveur de celui‑ci, l’ensemble des salariés bénéficierait indirectement de cette sentence arbitrale, étant donné que la totalité des sommes prélevées sans droit serait remise à la caisse de retraite. [par. 60]
Cette observation confirme à mon avis que la demande de l’intimé transcende la convention collective ou le contrat de travail à l’origine de la participation de l’employé au régime.
79 La conclusion à laquelle j’arrive ne fait pas abstraction du rôle que joue la convention collective de l’intimé dans sa demande. Je reconnais que c’est en raison de son lien avec l’université appelante que l’intimé s’intéresse à la caisse de retraite : si ce n’était de son emploi, le financement de la caisse de retraite ne le concernerait aucunement. Mais la convention collective de l’intimé n’a aucune autre incidence sur la demande; elle n’en concerne vraiment pas l’essence. Les questions que soulève la demande de l’intimé existent tout à fait indépendamment de la convention collective, et elles sont directement liées à la caisse de retraite indivisible. Elles ne découlent pas ni ne pourraient découler des négociations bilatérales qui ont conduit à la signature de la convention collective, étant donné qu’elles intéressent au même titre des employés visés par de multiples contrats de travail et conventions collectives. Comme l’a écrit le juge Binnie dans Goudie c. Ottawa (Ville), [2003] 1 R.C.S. 141, 2003 CSC 14 — où notre Cour a statué qu’une entente de pré‑emploi n’était pas du ressort de l’arbitre de griefs, — « [ce] genre de litige est étranger à la convention collective et n’est pas visé par l’intention du législateur de privilégier l’arbitrage » (par. 24).
80 Le contexte factuel de la présente affaire — d’un côté la présence d’une seule caisse de retraite, de l’autre la présence de multiples conventions collectives et contrats d’emploi conclus bien après sa création — permet de conclure que, dans son essence, la demande de l’intimé découle du Régime de retraite. Du fait que la caisse de retraite est indivisible et que plusieurs conventions collectives visent à régir l’accès à la caisse de retraite préexistante, aucune convention collective ne saurait à elle seule prétendre y apporter des modifications ou y porter atteinte. Cela reviendrait en effet à laisser les parties à cette convention collective déterminer pour tous les autres bénéficiaires le contenu de la caisse de retraite. De même, se baser sur la convention collective pour conclure que l’arbitre de griefs a compétence pour entendre la demande de l’intimé aurait pour effet de permettre à l’arbitre de déterminer, à l’égard de bénéficiaires qui ne relèvent pas de sa compétence, le contenu de la caisse de retraite. Un différend qui transcende la convention collective ne saurait être abordé comme s’il ne regardait que le syndicat lié par cette convention. Cette façon de considérer la question n’a bien sûr rien de nouveau. Il s’agit simplement d’une application des principes énoncés dans l’arrêt Weber.
3.2 Le recours à l’arbitrage présume soit la simplicité d’une situation où il y a un seul syndicat, soit le fait que le litige ne concerne que la négociation d’une convention collective
81 On ne saurait considérer la demande de l’intimé contre l’université appelante comme un conflit de travail bilatéral correspondant au paradigme de l’arbitrage.
82 Cela ne veut pas dire que les mésententes relatives au régime de retraite échapperont nécessairement, ou même souvent, à la compétence exclusive de l’arbitre de griefs. Je suis d’accord avec mon collègue : il ressort de la jurisprudence du Québec et d’autres provinces canadiennes que les différends relatifs aux régimes de retraite sont souvent arbitrables. Mais il faut pour cela que le litige ne transcende pas la convention collective en cause. Chaque affaire doit être analysée sous l’angle des faits parce qu’il est toujours possible qu’un différend relatif à un régime de retraite ne soit pas lié à la convention collective : voir à titre comparatif Lacroix c. Société Asbestos ltée (2004), 43 C.C.P.B. 267 (C.A. Qué.).
83 Lorsqu’un régime de retraite s’applique entièrement et uniquement à une unité de négociation, il est relativement facile de soutenir que le différend découle de la convention collective liant l’employeur et le syndicat. Après tout, le syndicat représente tous les participants au régime de retraite et il négocie le contenu du régime en leur nom. Il serait trop formaliste de dire que l’arbitre de griefs n’a pas compétence simplement parce que le régime n’est pas intégralement décrit dans le document intitulé « convention collective »; et on se trouverait ainsi à faire abstraction des directives énoncées par notre Cour suivant lesquelles il suffit que l’essence d’un litige découle « implicitement » de la convention collective pour conférer compétence exclusive à l’arbitre de griefs : voir Regina Police Assn., par. 25.
84 De plus, même si le régime de retraite en question comporte des éléments qui transcendent les négociations d’un syndicat, l’arbitre de griefs aura compétence exclusive sur le différend si celui‑ci concerne une question se rattachant spécifiquement à une convention collective donnée. Par exemple, un employeur pourrait avoir négocié, avec plusieurs syndicats, des clauses différentes en ce qui a trait à l’accès au régime de retraite. Parce qu’elle résulterait de la convention collective spécifique liant les parties, une mésentente concernant cette clause particulière pourrait être examinée isolément, sans que cela n’ait d’incidence sur les droits des personnes non visées par la convention collective en question. L’arbitre de griefs aurait donc compétence exclusive sur le litige.
85 Ces deux situations où des questions relatives au régime de retraite ressortissent souvent à l’arbitre de griefs — c’est‑à‑dire celle où un seul syndicat est concerné et celle où l’objet du litige se rattache à une seule convention collective — sont simplement des cas d’application de l’arrêt Weber. Il s’agit de situations o— on peut à juste titre dire que les questions relatives au régime de retraite relèvent des négociations entre les employeurs et les syndicats ainsi que des conventions collectives qui en ont résulté. C’est précisément ce qui est arrivé dans les arrêts cités par mon collègue le juge LeBel. Dans les affaires J.M. Asbestos inc. c. Lemieux, [1986] J.Q. no 613 (QL) (C.A.), Union internationale des employés professionnels et de bureau, local 480 c. Albright & Wilson Amérique ltée (2000), 28 C.C.P.B. 306 (C.A. Qué.), Emerson Electric Canada ltée c. Foisy (2006), 50 C.C.P.B. 287, 2006 QCCA 12, et Hydro‑Québec c. Corbeil (2005), 47 C.C.P.B. 200, 2005 QCCA 610, les litiges ne portaient que sur des questions découlant des conventions collectives applicables et concernaient donc uniquement les personnes liées par celles‑ci. On ne peut en dire autant de la demande de l’intimé, étant donné qu’en l’espèce l’essence du litige transcende la convention collective. Les tribunaux du Québec ont d’ailleurs saisi cette nuance : la Cour d’appel du Québec, dans l’appel Hydro‑Québec (par. 31‑32) cité par le juge LeBel, ainsi que la Cour supérieure du Québec, dans la décision Foisy ((2005), 50 C.C.P.B. 261, par. 83), confirmée par la Cour d’appel dans une brève décision également citée par le juge LeBel, font explicitement la distinction.
86 Le présent cas ressemble davantage à celui où une convention collective prévoit l’octroi d’un avantage à un employé qui n’est pas visé par cette convention — par exemple, lorsqu’une police d’assurance est incorporée à une convention collective. Dans ces deux cas, si ce n’était de la convention collective, les employés n’auraient pas droit à l’avantage qu’elle confère. Mais dans les deux cas, en dépit du fait que le droit à l’avantage est fonction de la convention collective, les modalités ont été fixées ailleurs. Les cours d’appel ont donc statué que, même lorsqu’une convention collective contient un renvoi à une police d’assurance, le différend en matière d’assurances ne devient pas de ce fait un différend découlant de la convention collective, et le renvoi ne confère pas à l’arbitre de griefs compétence à l’égard du tiers assureur : voir Vidéotron ltée c. Turcotte, [1998] A.Q. no 2742 (QL) (C.A.); London Life Insurance Co. c. Dubreuil Brothers Employees Assn. (2000), 49 O.R. (3d) 766 (C.A.); Elkview Coal Corp. c. U.S.W.A., Local 9346 (2001), 205 D.L.R. (4th) 80, 2001 BCCA 488. En d’autres termes, le syndicat et l’employeur peuvent soumettre à l’arbitrage des différends portant sur les clauses d’assurance de la convention collective; mais il en va tout autrement de l’examen de la police en tant que telle, qui concerne des intérêts plus larges et des personnes non visées par la convention collective. Ces observations valent pour le Régime de retraite. Les conventions collectives en question confirment sans doute que des employés peuvent se prévaloir du Régime de retraite, mais elles n’ont — et ne peuvent avoir — aucune incidence sur le contenu du Régime de retraite en tant que tel. Rien n’empêche un arbitre de griefs de se déclarer exclusivement compétent sur les questions qui découlent de la convention collective. Mais rien, non plus, ne justifie que cette compétence soit étendue au‑delà, à l’égard d’un litige relatif à des questions et à des parties qui ne relèvent clairement pas du champ d’application de la convention collective. Une fois encore, il s’agit simplement d’un cas d’application de l’arrêt Weber.
3.3 Conclusion sur la compétence
87 À la lumière des observations qui précèdent, il ne fait aucun doute à mes yeux que la demande que l’intimé a présentée contre l’université appelante n’est pas une demande à l’égard de laquelle l’arbitre de griefs a compétence exclusive.
88 L’essence du litige transcende toutes les conventions collectives qui pourraient asseoir la compétence exclusive de l’arbitre de griefs. Si un arbitre voulait statuer sur la demande de l’intimé, il devrait nécessairement trancher des questions qui débordent nettement le cadre de la convention collective dont il est régulièrement saisi, et sa décision lierait des tiers. Il s’agit d’une particularité de la demande de l’intimé qui n’était présente dans aucun des arrêts cités par mon collègue.
89 L’arbitre de griefs n’a pas non plus compétence à l’égard des parties au présent litige. Bien que le juge LeBel restreigne la portée de la demande à l’intimé et à l’université appelante (par. 47 et 49), je ne peux, en toute déférence, souscrire à son analyse. On ne peut se contenter d’affirmer que l’arbitre de griefs a compétence à l’égard des parties concernées en restreignant artificiellement la catégorie de ceux qui peuvent être considérées comme des parties. Dans le présent litige relatif à un régime de retraite, tous les bénéficiaires de la caisse de retraite sont concernés par la demande et devraient y participer. Or, la compétence de l’arbitre de griefs n’est pas assez large pour cela.
4. Décisions contradictoires résultant d’une application erronée de l’arrêt Weber
90 Je vais conclure mes motifs en traitant de la possibilité de décisions contradictoires évoquée par mon collègue le juge LeBel. Bien qu’il y voie une conséquence fâcheuse des textes législatifs, il s’agit plutôt à mon sens, avec égards pour l’opinion contraire, d’une conséquence directe de la façon erronée dont il applique l’arrêt Weber aux faits de la présente affaire. Je vais m’efforcer de démontrer qu’un tel risque est, en pratique autant qu’en théorie, inévitable si on suit son raisonnement.
91 Le fait que le risque de décisions contradictoires soit inévitable en pratique ressort clairement des motifs de mon collègue. Bien qu’il indique que des syndicats pourraient accepter d’être liés par une seule procédure d’arbitrage et que certaines autres demandes pourraient être jugées abusives et rejetées, il souligne aussi que des personnes non parties à l’arbitrage ne pourraient être juridiquement liées par la sentence arbitrale en découlant (par. 41, 60‑61 et 63). D’ailleurs, le juge LeBel fait lui‑même allusion au fait que les employés pourraient être fortement incités à exercer des recours multiples : « Concordia pourrait probablement, sous réserve des voies étroites du contrôle judiciaire par la Cour supérieure, régler tout conflit en se conformant à la sentence la moins favorable pour elle » (par. 60 (je souligne)). En ce qui a trait à la demande de l’intimé, on peut s’attendre à ce que le litige soit relancé si la sentence de l’arbitre de griefs n’est pas favorable à l’un des huit autres syndicats ou des quelque 350 employés visés par le Régime de retraite.
92 Le fait que le risque de décisions contradictoires soit inévitable en théorie est selon moi encore plus préoccupant. L’existence de ce risque tient à ce que, étant donné la façon dont le juge LeBel applique l’arrêt Weber, un trop grand nombre d’organes décisionnels se trouvent à avoir compétence en la matière. Sur la question de savoir si l’université appelante s’est appropriée sans droit des sommes provenant de la caisse de retraite, mon collègue conclut que l’essence du litige découle de la convention collective liant l’intimé à l’université appelante. Mais il faut reconnaître du même coup que cette même question découle, dans son essence, de chacun des autres contrats de travail et conventions collectives liant les bénéficiaires de la caisse de retraite à l’université appelante. Il s’ensuit que la même demande — qui intéresse tous les bénéficiaires de la caisse de retraite mais ne peut être résolue que d’une façon — pourrait être tranchée différemment par plusieurs arbitres agissant chacun dans sa sphère de compétence.
93 Il me paraît utile de préciser que la situation n’a rien de commun avec celle où plusieurs arbitres donnent des interprétations différentes à une disposition législative, ni avec celle où plusieurs arbitres appliquent la même disposition législative différemment dans un contexte factuel similaire. La situation n’a même rien de commun avec celle où, dans des contextes factuels différents, deux arbitres ne donnent pas la même interprétation à la même clause d’une convention collective. En l’espèce, la situation serait plutôt la suivante : un arbitre pourrait décider que la caisse de retraite indivisible contient une certaine somme d’argent, alors qu’un autre arbitre conclurait que cette somme est différente. En conséquence, la contradiction qui entacherait la demande de l’intimé ne serait pas de celles qui, tout en déplaisant aux tribunaux, permettent tout de même aux parties au litige de savoir à quoi s’en tenir. C’est plutôt le type de contradiction par lequel une seule et même demande peut être résolue de manières différentes. Il est impossible de concilier des ordonnances contradictoires de cette nature.
94 Un arbitre devant statuer sur la demande de l’intimé se trouverait par conséquent dans une situation véritablement absurde. Sa compétence se limitant à la convention collective qui lui est soumise, seules les personnes visées par celle‑ci seraient liées par sa décision : Syndicat des professionnelles et des professionnels du gouvernement du Québec c. Paquet (Collège d’enseignement général et professionnel régional de Lanaudière et Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec, section locale 8), [2005] J.Q. no 678 (QL), 2005 QCCA 109, par. 38‑40; art. 101 du Code du travail, L.R.Q., ch. C‑27. Pourtant, comme sa décision porterait sur une caisse de retraite indivisible qui intéresse des personnes non visées par la convention collective en question, sa décision lierait aussi dans les faits ces personnes — à moins qu’elles ne décident de demander à un autre arbitre de statuer sur le litige, auquel cas les parties qui devaient être liées directement par la décision du premier arbitre seraient plongées dans l’incertitude. Deux autres faits rendent cette situation encore plus chaotique. Premièrement, l’université appelante serait partie à tous ces arbitrages et elle serait par conséquent liée par chacun d’eux. Deuxièmement, je serais enclin à penser, sans examiner à fond la question de la norme de contrôle applicable, que les décisions des arbitres commanderaient une certaine déférence : voir à titre comparatif Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 34‑40; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63, par. 12‑16; Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, [2004] 1 R.C.S. 609, 2004 CSC 23, par. 15‑30. Cela signifie que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, on ne pourrait concilier des décisions arbitrales contradictoires dans la mesure où chacune d’elles est raisonnable (ou encore, dans la mesure où chacune d’elles n’est pas manifestement déraisonnable).
95 Avec égards pour l’opinion contraire, j’estime qu’on ne saurait arriver à un tel résultat si on applique correctement l’arrêt Weber. Notre Cour a établi que, si on s’attache à l’essence d’un litige, celui‑ci ne peut être caractérisé que d’une façon, sur la base de laquelle sera déterminée la compétence. Cette analyse peut certes, dans certains cas, être artificielle : la demande de l’intimé soulève des questions qui touchent à la fois les relations de travail et des droits au matière de pension. Mais elle n’en demeure pas moins incontournable. Pour autant que l’essence du litige résulte d’une convention collective, la décision d’un arbitre peut être restreinte à cette convention collective sans qu’il y ait lieu de se préoccuper d’éventuelles contradictions. Cependant, si on donne à la notion d’« essence » le sens large que mon collègue a retenu, de façon que l’essence d’un litige puisse être considérée comme découlant simultanément de plusieurs sources différentes, chacune d’elles servant d’assise à la compétence de différents organes décisionnels, on perd de vue l’éclairage apporté par l’arrêt Weber.
96 Selon moi, l’extravagante multiplicité de recours associée à la demande de l’intimé est signe que le critère de l’arrêt Weber n’a pas été correctement appliqué. La seule façon d’éviter un tel résultat est de saisir du litige la Cour supérieure du Québec, en vertu de sa compétence inhérente; il s’agit en effet de la seule solution prenant en compte le fait que l’essence du litige transcende toute convention collective, et partant la compétence exclusive de tout arbitre de griefs. Sur le plan des principes comme sur le plan pratique, il n’y a pas d’autre façon de faire en sorte que la demande de l’intimé soit tranchée de manière définitive. En outre, et pour la même raison qui fait que la présente demande échappe à la compétence exclusive de l’arbitre de griefs, une décision de la Cour supérieure du Québec ne mettra en péril aucune des conditions négociées individuellement par l’un ou l’autre des syndicats concernés. De telles questions demeurent du ressort exclusif de l’arbitre de griefs.
97 En arrivant à cette conclusion, je ne me prononce pas sur la question de savoir si le recours collectif proposé par l’intimé devrait ou non être autorisé. Cette question relève de la Cour supérieure du Québec. Par conséquent, le fait que certains intéressés puissent se retirer du recours collectif pour exercer leur propre recours n’est pas pertinent à ce stade. La demande de l’intimé pourrait être plaidée individuellement, être autorisée comme recours collectif, ou être jointe à des actions indépendantes intentées par d’autres bénéficiaires; une cour d’appel pourrait même être appelée à statuer sur elle. Mais quelle que soit la manière dont les choses se déroulent, l’action engagée devant la Cour supérieure du Québec demeure le seul recours permettant d’espérer une décision définitive sur la façon dont l’université appelante devrait financer la caisse de retraite.
98 Je n’entends pas non plus me prononcer sur la question de savoir si l’intimé possède un « intérêt suffisant » pour exercer un recours indépendamment de son syndicat : voir l’art. 55 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C‑25. On a uniquement demandé à notre Cour de statuer sur la compétence de la Cour supérieure du Québec. Mais maintenant que cette compétence a été établie, la Cour supérieure peut encore refuser de se prononcer si elle n’est pas convaincue que l’intérêt de l’intimé est suffisant : voir l’art. 462 du Code de procédure civile. Ici encore, toute incertitude relative à la réponse à cette question ne saurait être invoquée pour priver la Cour supérieure du Québec de sa compétence. Au contraire, la Cour supérieure du Québec est le seul tribunal pouvant connaître de la demande, et ce, quelle que soit la personne la mieux placée pour la plaider.
5. Conclusion
99 Bien que l’arbitre de griefs ait compétence exclusive sur les litiges qui, dans leur essence, relèvent de l’interprétation, de l’application, de l’administration ou de l’inexécution d’une convention collective, là s’arrête cette compétence. Pour les autres litiges, c’est la compétence inhérente de la cour supérieure qui entre en jeu. Dans le présent pourvoi, la demande de l’intimé transcende la convention collective qui le lie à l’université appelante et elle touche directement la caisse de retraite dont il n’est qu’un bénéficiaire parmi d’autres. On ne saurait dire que l’essence du litige découle d’une convention collective.
100 Je rejetterais le pourvoi.
Pourvoi accueilli avec dépens, la juge en chef McLachlin et les juges Bastarache et Binnie sont dissidents.
Procureurs de l’appelante/intimée l’Université Concordia : Desjardins Ducharme Stein Monast, Montréal; Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal.
Procureurs de l’intimée/appelante l’Association des professeurs de l’Université Concordia : Keenan Lehrer, Montréal.
Procureurs de l’intimé Richard Bisaillon : Pépin & Roy, Montréal.