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25/03/2022 | CANADA | N°2022CSC9

Canada | Canada, Cour suprême, 25 mars 2022, R. c. Samaniego, 2022 CSC 9


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Samaniego, 2022 CSC 9

 

 
Appel entendu : 5 novembre 2021
Jugement rendu : 25 mars 2022
Dossier : 39440


 
Entre :
 
Victor Samaniego
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 


Motifs de jugement :<

br>(par. 1 à 79)

Le juge Moldaver (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal)


 

 


Motifs conjoints dissidents :
(par. 80 à 185)

Les j...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Samaniego, 2022 CSC 9

 

 
Appel entendu : 5 novembre 2021
Jugement rendu : 25 mars 2022
Dossier : 39440

 
Entre :
 
Victor Samaniego
Appelant
 
et
 
Sa Majesté la Reine
Intimée
 
- et -
 
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 79)

Le juge Moldaver (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs conjoints dissidents :
(par. 80 à 185)

Les juges Côté et Rowe (avec l’accord du juge Brown)

 
 
 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Victor Samaniego                                                                                            Appelant
c.
Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée
et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                               Intervenante
Répertorié : R. c. Samaniego
2022 CSC 9
No du greffe : 39440.
2021 : 5 novembre; 2022 : 25 mars.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit criminel — Procès — Preuve — Admissibilité — Contre‑interrogatoire — Intervention par la juge du procès — Portée du pouvoir de gestion de l’instance — Quatre lignes d’interrogatoire restreintes par la juge du procès durant le contre‑interrogatoire d’un témoin de la Couronne par l’avocate de l’accusé — Les décisions de la juge du procès étaient‑elles le fruit d’un exercice approprié du pouvoir de gestion de l’instance? — La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur en restreignant le contre‑interrogatoire? — Si oui, la disposition réparatrice s’applique‑t‑elle? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 686(1)b)(iii).
                    En août 2015, l’accusé et son coaccusé se sont rendus dans une boîte de nuit. Le gardien de sécurité a autorisé le coaccusé à entrer, puisqu’ils étaient de bons amis. Cependant, il a refusé l’accès à l’accusé parce que ce dernier l’avait menacé à une autre occasion à la boîte de nuit. Plus tard durant la soirée, les policiers ont été appelés relativement à la présence d’une arme à feu à cet endroit. Les policiers ont arrêté l’accusé et le coaccusé pour possession d’une arme à feu à autorisation restreinte chargée. En définitive, l’accusé a été déclaré coupable du chef d’accusation par un jury.
                    Durant le procès de l’accusé, la Couronne s’est largement appuyée sur le témoignage du gardien de sécurité pour fonder sa position que les deux accusés ont eu l’arme en leur possession à un moment donné durant la soirée. Le gardien de sécurité a affirmé que l’accusé s’est mis en colère contre lui lorsqu’il lui a refusé l’accès à la boîte de nuit, qu’il l’a menacé et lui a montré une arme à feu qu’il portait à la ceinture; que le coaccusé est sorti de la boîte de nuit et a désamorcé la situation en s’emparant de l’arme à feu que détenait l’accusé; et que le coaccusé est ensuite retourné à l’intérieur, avant de ressortir, de laisser tomber l’arme à feu devant le gardien de sécurité, et de la ramasser.
                    Pour sa défense, l’accusé a soutenu que son coaccusé a été le seul à avoir l’arme à feu en sa possession. Il a cherché à miner la crédibilité du gardien de sécurité, faisant valoir que celui‑ci l’a impliqué pour protéger son coaccusé, qui était un bon ami du gardien de sécurité.
                    Durant le contre‑interrogatoire du gardien de sécurité mené par l’avocate de l’accusé et conçu pour miner la crédibilité de ce témoin, la juge du procès a pris un grand nombre de décisions qui ont restreint les lignes d’interrogatoire. Quatre de ces décisions ont fondé en partie l’appel de l’accusé de sa déclaration de culpabilité devant la Cour d’appel et sont à la base de son pourvoi devant la Cour. Ces décisions portaient sur les questions de savoir (1) s’il y avait eu une transaction de cocaïne entre le coaccusé et le gardien de sécurité; (2) si le gardien de sécurité avait eu peur à quelque moment que ce soit durant l’incident; (3) si le gardien de sécurité avait refusé d’identifier les deux accusés; (4) qui avait laissé tomber l’arme à feu et qui l’avait ramassée. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel, concluant que les décisions étaient le fruit de l’exercice du pouvoir de gestion de l’instance de la juge du procès et n’étaient entachées d’aucune erreur. Le juge dissident a conclu pour sa part à des erreurs quant à la preuve dans les quatre décisions, et il aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès.
                    Arrêt (les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal : Trois des décisions contestées étaient exemptes d’erreur. La quatrième décision était en partie erronée; toutefois, la disposition réparatrice s’applique puisque cette décision n’a entraîné ni tort important ni erreur judiciaire grave.
                    Le pouvoir de gestion de l’instance permet au juge du procès de contrôler les audiences qui se déroulent devant lui et de garantir le bon fonctionnement des rouages de la cour. Ce pouvoir vise trois objectifs interreliés : l’équité, l’efficacité et l’efficience des procès. Le juge du procès peut intervenir de nombreuses façons pour gérer le déroulement du procès; il peut notamment restreindre un contre‑interrogatoire qui est indûment répétitif, sans queue ni tête, pointilleux, trompeur ou dépourvu de pertinence. La durée excessive des procès peut aussi être atténuée s’ils sont bien gérés. Le pouvoir de gestion de l’instance est un outil essentiel et versatile; il doit toutefois être exercé avec prudence. En règle générale, les parties devraient pouvoir présenter leur cause comme bon leur semble. Le pouvoir de gestion de l’instance ne permet pas d’exclure des éléments de preuve autrement pertinents et importants au nom de l’efficience. Les décisions relatives à la gestion de l’instance et celles en matière de preuve doivent généralement être traitées distinctement lors de l’examen en appel. La norme de contrôle des erreurs en matière de preuve est celle de la décision correcte, tandis que les décisions relatives à la gestion de l’instance commandent la déférence. Toutefois, parfois, les décisions relatives à la gestion de l’instance chevauchent les règles de preuve. Ainsi, il importe, en appel, que les décisions relatives à la gestion de l’instance soient examinées dans le contexte du procès dans son ensemble, plutôt que comme des incidents isolés.
                    La première décision contestée reposait à la fois sur une décision initiale en matière de preuve — selon laquelle il n’existait aucun fondement de bonne foi pour justifier les questions sur la transaction de cocaïne — et sur une décision subséquente relative à la gestion de l’instance — rejetant les nouvelles tentatives de l’avocate de l’accusé de continuer cette ligne d’interrogatoire. La juge du procès a bien examiné s’il existait un fondement de bonne foi pour poser les questions en se basant sur ce que l’avocate de l’accusé avait expliqué être son objectif — ce sur quoi la juge du procès était autorisée à se fonder. L’avocate de l’accusé a affirmé à plusieurs reprises qu’elle souhaitait poser des questions concernant la cocaïne pour démontrer que le coaccusé s’était rendu à la boîte de nuit pour vendre de cette drogue au gardien de sécurité ou pour lui en acheter. Certes, le juge présidant un procès peut se renseigner sur l’objectif qu’un avocat cherche à atteindre, mais, règle générale, il ne lui appartient pas de deviner ou de suggérer des objectifs plus appropriés que ceux qu’a exprimés l’avocat. Il n’appartient pas non plus aux juges d’appel d’assumer le rôle de l’avocat au procès, en formulant des questions que celui‑ci aurait pu poser, en cernant leur fondement juridique, et en faisant valoir des arguments que l’avocat aurait pu plaider pour démontrer qu’elles pouvaient être posées. Après avoir visionné la vidéo de surveillance, la juge du procès a conclu que l’hypothèse d’une transaction de drogue relevait carrément de la conjecture et était sans fondement. En arriver à cette conclusion revenait à conclure qu’il n’était pas possible de tirer une inférence raisonnable et que, en conséquence, il n’y avait pas de fondement de bonne foi justifiant de poser les questions. Lorsque l’avocate de l’accusé a renouvelé ses tentatives d’interroger le témoin relativement à la cocaïne plus tard durant son contre‑interrogatoire, la juge du procès a raisonnablement interdit les questions non pertinentes qui n’auraient pas servi à résoudre les questions en litige.
                    Pour ce qui est de la deuxième décision de la juge du procès, sa décision  relative à la gestion de l’instance qui a consisté à empêcher l’avocate de l’accusé de faire une suggestion trompeuse et à clarifier les faits était raisonnable et commande la déférence. Il était trompeur de suggérer que le gardien de sécurité n’avait pas eu peur le jour de l’incident et de ne faire référence qu’à un passage de la déclaration à la police qui appuyait cette suggestion, tout en sachant que, ailleurs dans la déclaration, il avait dit aux policiers qu’il avait eu peur. Cette ligne d’interrogatoire n’était pas sans pertinence, mais permettre à l’avocate de l’accusé de la poursuivre, uniquement pour apprendre plus tard qu’elle était trompeuse et ne pouvait servir qu’à distraire ou à confondre le jury, aurait été une perte de temps. La juge du procès n’a pas commis d’erreur en donnant une directive correctrice au jury — pour l’informer de l’existence d’un autre passage de la déclaration à la police où le gardien de sécurité avait, avant qu’il ne reprenne formellement ce passage, affirmé avoir eu peur —, et ce, pour trois raisons. Premièrement, immédiatement après que la juge a formulé la directive, l’avocate de l’accusé a demandé au gardien de sécurité d’adopter le passage de sa déclaration à la police où il avait dit avoir eu peur. Deuxièmement, les parties convenaient toutes que la déclaration du gardien de sécurité à la police contenait un passage où il avait affirmé avoir eu peur. Dans les circonstances, l’adoption du passage était une formalité en matière de preuve. Troisièmement, l’avocate de l’accusé ne s’est pas opposée à ce que la juge du procès donne la directive correctrice.
                    La troisième décision de la juge du procès constituait un exercice approprié de son pouvoir de gestion de l’instance pour empêcher l’avocate de l’accusé de poursuivre une ligne d’interrogatoire trompeuse et non pertinente pour résoudre les questions en litige dans la cause. L’accusé avait droit à un procès équitable, pas à un procès interminable. La juge du procès pouvait se fonder sur ce que l’avocate de l’accusé avait dit être l’objet de ses questions, soit de laisser entendre que le gardien de sécurité avait refusé d’identifier les deux accusés à l’enquête préliminaire. Cela n’était tout simplement pas vrai. Le commentaire du gardien de sécurité selon lequel il n’arrivait pas à se souvenir si les deux personnes dans la vidéo de surveillance étaient les deux accusés doit être pris dans son contexte. À l’enquête préliminaire, il a identifié les deux accusés comme étant ceux qui avaient été impliqués dans l’incident, tant avant qu’après avoir formulé le commentaire en cause. Il a aussi identifié les deux accusés comme étant les personnes dans la vidéo de surveillance au début de son interrogatoire en chef.
                    La quatrième décision de la juge du procès comportait deux aspects. Le premier consistait en une décision bien fondée quant à la gestion de l’instance à propos d’une ligne d’interrogatoire trompeuse qui visait à démontrer que le gardien de sécurité avait fait un récit au procès et un autre à l’enquête préliminaire quant à l’identité de celui qui a laissé tomber l’arme à feu et qui l’a ramassée. Le gardien a bel et bien raconté la même histoire — chaque fois à l’image de sa déclaration à la police. Certes, il a fait un récit contraire à l’enquête préliminaire avant d’adopter sa déclaration à la police, à titre d’enregistrement du souvenir, mais l’avocate de l’accusé ne cherchait pas à dévoiler les versions contradictoires données à l’enquête préliminaire. Elle laissait plutôt entendre qu’il avait dit seulement une chose à l’enquête préliminaire et le contraire au procès. Cela n’était tout simplement pas vrai. Le second aspect de la décision de la juge du procès, qui lui est problématique, concerne sa décision d’également interdire tout contre‑interrogatoire quant à la portion du témoignage du gardien de sécurité lors de l’enquête préliminaire qui a été rendue avant qu’il n’adopte sa déclaration à la police. Cette décision qui relevait de la preuve était erronée. Le juge qui préside un procès n’est pas lié par les décisions en matière de preuve rendues lors de l’enquête préliminaire. Fait plus important, l’adoption par le gardien de sécurité de sa déclaration à la police comme étant véridique n’a pas effacé sa version initiale différente des événements. Il y avait une contradiction que l’avocate de l’accusé aurait pu sonder, si elle avait cherché à le faire.
                    La disposition réparatrice énoncée au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel autorise une cour d’appel à rejeter l’appel d’une déclaration de culpabilité si aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit. La disposition réparatrice ne peut s’appliquer que rarement dans les cas où le contre‑interrogatoire a été indûment restreint. Il s’agit ici d’un de ces rares cas; le second aspect de la quatrième décision de la juge du procès ne constituait pas une erreur fatale. L’avocate de l’accusé a été en mesure de contester vigoureusement la crédibilité du gardien de sécurité et a souligné à plusieurs reprises la teneur de la théorie principale de la défense, à savoir qu’il mentait pour protéger le coaccusé. En outre, rien n’indiquait que l’avocate de l’accusé souhaitait poser les questions que la juge du procès a interdit à tort de poser. Même si elle avait voulu poursuivre cette ligne d’interrogatoire, cela aurait vraisemblablement miné — plutôt que soutenu — la théorie principale plaidée par l’accusé. Dans le contexte du procès, l’erreur technique commise par la juge du procès a été inoffensive et n’a pas eu d’incidence sur l’issue. Il n’y a eu ni tort important ni erreur judiciaire grave.
                    Les juges Côté, Brown et Rowe (dissidents) : Il y a lieu d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. L’exclusion par la juge du procès de la déclaration antérieure incompatible faite par le gardien de sécurité à l’enquête préliminaire, à propos de l’identité la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu, constituait une décision erronée en matière de preuve, et non une décision relative à la gestion de l’instance. Cette erreur ne saurait être validée par la disposition réparatrice.
                    Les juges de procès sont maîtres de la conduite des procédures qu’ils président. Ils devraient contrôler, diriger et gérer l’instruction de manière efficace et efficiente. Les pouvoirs de gestion de l’instance permettent notamment aux juges de procès d’imposer des limites raisonnables aux observations orales, d’ordonner des observations écrites, de différer leurs décisions, de refuser d’instruire des requêtes frivoles après avoir entendu les parties et, exceptionnellement, de décider de l’ordre dans lequel les éléments de preuve sont présentés. Ces pouvoirs permettent aux juges de procès de contrôler le déroulement de l’instance en gérant la manière dont les parties présentent leur preuve, et non pas les éléments qu’elles peuvent soumettre pour bâtir celle‑ci. Les pouvoirs de gestion de l’instance ne peuvent jamais être utilisés pour exclure une preuve pertinente et substantielle. Les décisions sur l’admissibilité d’une preuve matérielle ou testimoniale, notamment les décisions sur les lignes de questions permissibles en contre‑interrogatoire, sont des décisions en matière de preuve. Leur bien‑fondé est régi par les règles de preuve, et non par les pouvoirs judiciaires de gestion de l’instance.
                    Le fait de séparer les pouvoirs de gestion de l’instance des règles de preuve n’est pas source d’inefficacité et de confusion. Les règles de preuve tiennent compte des préoccupations liées à l’efficacité du procès. Le droit de la preuve permet aux tribunaux de mettre en balance les avantages de l’admission d’une preuve testimoniale ou matérielle, et ses désavantages quant à l’efficacité du procès. Les tribunaux devraient exclure une preuve en principe admissible lorsque les désavantages pour l’instruction du procès l’emportent sur les avantages. C’est ce qui ressort des règles d’exclusion établies, par exemple de la règle relative aux faits incidents qui interdit de présenter une preuve uniquement dans le but de contredire un témoin sur un fait incident, ainsi que du pouvoir discrétionnaire général du juge du procès d’exclure une preuve lorsque ses effets préjudiciables l’emportent sur sa valeur probante. Une preuve est notamment préjudiciable lorsqu’elle compromettrait indûment l’efficacité du procès en exigeant un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur. Les limites au contre‑interrogatoire peuvent, et devraient, être considérées comme des cas d’application de ces règles ordinaires de preuve et, en particulier, comme des cas d’application du pouvoir résiduel du juge du procès d’exclure une preuve trop préjudiciable. Le juge du procès devrait empêcher les avocats de poser des questions non pertinentes parce que de telles questions n’ont aucune valeur probante. De même, les tribunaux devraient interrompre des interrogatoires répétitifs ou trompeurs parce que la valeur probante de tels interrogatoires est minime alors que leurs effets préjudiciables sur l’instruction du procès sont importants. De telles interventions sont des décisions en matière de preuve, et non des décisions relatives à la gestion de l’instance.
                    Le fait de s’appuyer sur les pouvoirs de gestion de l’instance pour rendre des décisions en matière de preuve mine la prévisibilité et l’uniformité des procès, et le droit de l’accusé à une défense pleine et entière. En ce qui concerne la prévisibilité et l’uniformité des procès, les règles de preuve dictent comment les parties peuvent établir les faits nécessaires pour prouver leur thèse. Cela permet aux parties de savoir quels éléments elles peuvent présenter à l’appui de leur position, comment elles peuvent présenter ces éléments et quelle utilisation elles peuvent en faire une fois qu’ils ont été admis. En l’absence de motif clair d’exclusion, les parties sont autorisées à présenter toute preuve pertinente et substantielle au juge des faits. Recourir aux pouvoirs de gestion de l’instance pour rendre des décisions en matière de preuve pourrait créer un système à deux paliers où certaines parties auraient à bâtir leur cause suivant les règles de preuve établies, alors que d’autres auraient à le faire eu égard au pouvoir discrétionnaire de gestion de l’instance dont est investi le juge du procès, lequel est moins clairement défini et obscur. Les procès seraient alors moins prévisibles, moins accessibles et moins équitables. Cela aurait aussi pour effet de freiner l’évolution du droit.
                    Pour ce qui est du droit des personnes accusées à une défense pleine et entière, les règles de preuve accordent à celles‑ci une protection spéciale en leur conférant un droit étendu de présenter une preuve. Contrairement à ce qui se passe dans le cas d’une preuve produite par la Couronne, il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire permettant d’exclure une preuve de la défense, en principe admissible, pour le simple motif que ses effets préjudiciables l’emportent sur sa valeur probante. Une preuve présentée par la défense devrait plutôt être exclue uniquement quand le préjudice qu’elle est susceptible de causer l’emporte substantiellement sur sa valeur probante. Les règles de preuve protègent le droit de l’accusé à une défense pleine et entière en garantissant que les juges de procès n’excluent pas trop facilement une preuve de la défense, même lorsque cette preuve a une valeur probante minime ou des effets préjudiciables graves. Les pouvoirs de gestion de l’instance n’obligent par les juges de procès à faire preuve de pareille prudence. Recourir à ces pouvoirs pour restreindre une ligne de questions en contre‑interrogatoire au nom de l’efficacité du procès pourrait, par exemple, empêcher l’avocat de la défense d’obtenir une preuve pertinente et substantielle, et ce, même lorsque les effets préjudiciables des questions ne l’emportent pas substantiellement sur leur valeur probante.
                    En l’espèce, le droit de la preuve offrait à la juge du procès plusieurs moyens de traiter de la question sans doute trompeuse posée par l’avocate de l’accusé. Si elle croyait que la question était trompeuse parce qu’il lui manquait le contexte nécessaire, elle aurait pu demander à l’avocate de l’accusé de reformuler celle‑ci et d’attirer l’attention du gardien de sécurité sur le fait qu’il avait en outre subséquemment adopté, à l’enquête préliminaire, sa déclaration à la police. La juge du procès aurait aussi simplement pu autoriser la question et laisser à la Couronne le soin de soulever en réplique la déclaration antérieure compatible du gardien de sécurité à la police. D’une manière ou d’une autre, le jury aurait alors pu évaluer si la contradiction résultait d’une véritable perte de mémoire chez le gardien de sécurité ou si elle illustrait plutôt le fait que celui‑ci avait livré un faux témoignage à l’enquête préliminaire dans le but de protéger son ami. Subsidiairement, si la juge du procès estimait que l’avocate de l’accusé dénaturait sans fondement les faits et induisait le jury en erreur, elle aurait pu limiter cette ligne de questions lors du contre‑interrogatoire. Son pouvoir général d’exclusion de la preuve le lui permet lorsque les effets préjudiciables de la question l’emportent substantiellement sur sa valeur probante. Au lieu d’emprunter l’une ou l’autre de ces avenues, la juge du procès a empêché l’avocate de l’accusé de poser quelque question que ce soit quant à ce qu’avait dit le gardien de sécurité à l’enquête préliminaire, soit avant d’adopter sa déclaration à la police. Il s’agissait d’une décision erronée en matière de preuve. Le témoignage initial du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire était manifestement incompatible avec son témoignage au procès. Cette preuve était donc pertinente et substantielle quant à une question centrale au procès — la crédibilité du gardien de sécurité. De plus, elle n’était l’objet d’aucune règle d’exclusion. Le fait que la déclaration du gardien de sécurité à la police a été admise à l’enquête préliminaire en vertu d’une exception à la règle du ouï‑dire n’a pas eu pour effet d’effacer le témoignage incompatible antérieur. Enfin, les effets préjudiciables de la preuve ne l’emportaient pas substantiellement sur sa valeur probante. La valeur probante de cette preuve était extrêmement élevée et touchait à la question centrale soulevée au procès, alors que les effets préjudiciables étaient tout au plus minimes. L’accusé a été a privé du droit de poursuivre une ligne de questions très pertinente lors du contre‑interrogatoire.
                    La disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel ne peut valider l’erreur commise par la juge du procès. L’application de la disposition réparatrice est appropriée dans deux situations : (1) lorsque l’erreur est si inoffensive ou négligeable qu’elle n’aurait pu avoir d’incidence sur le verdict, ou (2) lorsque la preuve est à ce point accablante que le juge des faits aurait forcément conclu à la culpabilité. Ni l’un ni l’autre de ces volets n’est applicable en l’espèce. Premièrement, l’erreur de la juge du procès n’était pas inoffensive. Il était loisible à l’accusé d’explorer à fond et sans contrainte la déclaration antérieure incompatible du gardien de sécurité à propos de l’identité de la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu, et de se servir de cette contradiction afin de miner la crédibilité du gardien de sécurité. Il avait en outre le droit d’utiliser cette contradiction pour étayer la principale thèse de la défense selon laquelle le gardien de sécurité était disposé à mentir pour protéger son ami, le coaccusé. L’accusé s’est vu refuser à tort toute occasion de le faire. De plus, la juge du procès a fait en sorte que la seule question qu’a posée l’avocate de l’accusé au sujet de cette contradiction ne joue aucun rôle dans les délibérations du jury en émettant à ce dernier la directive de faire complètement abstraction de cette contradiction dans le témoignage. L’iniquité découlant de la décision de la juge du procès n’a pas été minimisée par le fait que l’accusé pouvait explorer d’autres contradictions dans le témoignage du gardien de sécurité et pouvait également faire allusion aux raisons qu’avait le gardien de sécurité de mentir. Un contre‑interrogatoire efficace implique souvent une série coordonnée d’attaques qui, cumulativement, minent la crédibilité du témoin. Deuxièmement, la preuve était loin d’être accablante — la seule preuve liant l’accusé à la possession de l’arme à feu était le témoignage d’une personne qui avait des raisons de mentir et dont le témoignage au procès à propos de l’identité de la personne qu’elle avait vue laisser tomber l’arme était, parfois, manifestement incompatible avec sa déposition à l’enquête préliminaire.
Jurisprudence
Citée par le juge Moldaver
                    Distinction d’avec l’arrêt : R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; arrêt examiné : R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; arrêts mentionnés : Fanjoy c. La Reine, 1985 CanLII 53 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 233; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; R. c. John, 2017 ONCA 622, 350 C.C.C. (3d) 397; R. c. Polanco, 2018 ONCA 444; R. c. Ivall, 2018 ONCA 1026, 370 C.C.C. (3d) 179; R. c. Snow (2004), 2004 CanLII 34547 (ON CA), 73 O.R. (3d) 40; R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 68 O.R. (3d) 481; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Ajise, 2018 CSC 51, [2018] 3 R.C.S. 301, conf. 2018 ONCA 494, 361 C.C.C. (3d) 384; R. c. Cole, 2021 ONCA 759; R. c. Hudson, 2020 ONCA 507, 391 C.C.C. (3d) 208; R. c. Harrer, 1995 CanLII 70 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 562.
Citée par les juges Côté et Rowe (dissidents)
                    Fanjoy c. La Reine, 1985 CanLII 53 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 233; R. c. Khanna, 2016 ONCA 39; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527; R. c. John, 2017 ONCA 622, 350 C.C.C. (3d) 397; R. c. Potter, 2020 NSCA 9, 385 C.C.C. (3d) 1; R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 68 O.R. (3d) 481; R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659; R. c. Greer, 2020 ONCA 795, 397 C.C.C. (3d) 40; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Horan, 2008 ONCA 589, 237 C.C.C. (3d) 514; R. c. Spackman, 2012 ONCA 905, 295 C.C.C. (3d) 177; R. c. Nield, 2019 BCCA 27, 372 C.C.C. (3d) 375; R. c. Murray, 2017 ONCA 393, 138 O.R. (3d) 500; R. c. C.F., 2017 ONCA 480, 349 C.C.C. (3d) 521; R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9; R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908; R. c. Candir, 2009 ONCA 915, 250 C.C.C. (3d) 139; R. c. Hall, 2018 ONCA 185, 139 O.R. (3d) 561; R. c. Podolski, 2018 BCCA 96, 360 C.C.C. (3d) 1; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; R. c. Polanco, 2018 ONCA 444; R. c. Evans, 2019 ONCA 715, 147 O.R. (3d) 577; R. c. Mitchell, 2008 ONCA 757; R. c. Youvarajah, 2013 CSC 41, [2013] 2 R.C.S. 720; R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757; R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787; R. c. Clarke (1998), 1998 CanLII 14604 (ON CA), 18 C.R. (5th) 219; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Duong, 2007 ONCA 68, 84 O.R. (3d) 515; R. c. C. (K.), 2015 ONCA 39, 17 C.R. (7th) 181; R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623; R. c. Bevan, 1993 CanLII 101 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 599; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716; R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239; R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; Wildman c. La Reine, 1984 CanLII 82 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 311; R. c. Levogiannis, 1993 CanLII 47 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; R. c. Perkins, 2016 ONCA 588, 352 O.A.C. 149; R. c. Raghunauth (2005), 2005 CanLII 37253 (ON CA), 203 O.A.C. 54; R. c. L.K.W. (1999), 1999 CanLII 3791 (ON CA), 126 O.A.C. 39.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11d).
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 95(1), 686(1)b)(iii), 691(1)a).
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5, art. 10(1).
Doctrine et autres documents cités
Lederman, Sidney N., Alan W. Bryant and Michelle K. Fuerst. Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, 5th ed., Toronto, LexisNexis, 2018.
McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, vols. 2 and 3, 5th ed. by S. Casey Hill, David M. Tanovich and Louis P. Strezos, eds., Toronto, Thomson Reuters, 2022 (loose‑leaf updated February 2022, release 1).
Paciocco, David M., Palma Paciocco and Lee Stuesser. The Law of Evidence, 8th ed., Toronto, Irwin Law, 2020.
Salhany, Roger E. Canadian Criminal Procedure, vol. 1, 6th ed., Toronto, Thomson Reuters, 2021 (loose‑leaf updated December 2021, release 5).
Wright, Cecil A. « The Law of Evidence : Present and Future » (1942), 20 R. du B. can. 714.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Benotto, Paciocco et Thorburn), 2020 ONCA 439, 151 O.R. (3d) 449, 390 C.C.C. (3d) 151, [2020] O.J. No. 2952 (QL), 2020 CarswellOnt 9146 (WL Can.), qui a confirmé la déclaration de culpabilité pour possession d’une arme à feu à autorisation restreinte chargée prononcée contre l’accusé. Pourvoi rejeté, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents.
                    Chris Rudnicki et Karen Lau‑Po‑Hung, pour l’appelant.
                    Craig Harper et Jacob Millns, pour l’intimée.
                    Louis P. Strezos et Michelle Biddulph, pour l’intervenante.
 
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal rendu par
 
                  Le juge Moldaver —
I.               Introduction
[1]                             La gestion d’un procès criminel est une tâche exigeante. Celui dont il est question en l’espèce n’a pas fait exception. Il s’est transformé en un procès devant jury de neuf jours, vigoureusement contesté quant à une question apparemment simple : qui, de M. Samaniego ou de son coaccusé, M. Serrano, ou des deux, a eu une arme à feu en sa possession? La juge du procès expérimentée a eu fort à faire pour mener la procédure à bien. Sans sa patience et sa préoccupation prépondérante pour que toutes les parties soient traitées équitablement, le procès aurait presque certainement avorté. Des défenses traîtresses ont mené à des prises de bec entre les parties; les échéances prévues ont été respectées davantage pour avoir été dépassées que pour avoir été observées; et le jury a dû quitter la salle d’audience à répétition pendant que la juge du procès traitait de questions de preuve et de gestion de l’instance, dont plusieurs étaient attribuables à la façon dont le témoin principal de la Couronne était contre‑interrogé par l’avocate de M. Samaniego au procès (« avocate au procès »).
[2]                              Le présent appel porte principalement sur ce contre-interrogatoire, qui n’a été un modèle ni de concision ni de clarté. Au contraire, il a traîné en longueur et a donné lieu à de nombreuses objections de la part tant de l’avocate de la Couronne que de celle de M. Serrano qui l’estimaient répétitif, confus et trompeur. Pour aggraver les choses, lorsque la juge du procès a tenté de clarifier l’objet et la pertinence des questions de l’avocate au procès, elle a souvent eu droit à des réponses nébuleuses et inutiles.
[3]                             Durant le contre‑interrogatoire mené par l’avocate au procès, en dépit des objections de cette dernière, la juge du procès a pris un grand nombre de décisions qui ont restreint les lignes d’interrogatoire. Quatre de ces décisions fondent le présent pourvoi. En définitive, le jury a déclaré M. Samaniego coupable d’avoir eu en sa possession une arme à feu à autorisation restreinte chargée, une infraction décrite au par. 95(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Par suite de l’appel de sa déclaration de culpabilité par M. Samaniego devant la Cour d’appel de l’Ontario, les juges majoritaires de la cour ont conclu que les quatre décisions étaient exemptes d’erreur et ont rejeté l’appel (2020 ONCA 439, 151 O.R. (3d) 449). Les juges majoritaires et le juge minoritaire étaient essentiellement en désaccord quant à la question de savoir si les décisions contestées étaient de nature discrétionnaire, relevant du pouvoir de gestion de l’instance de la juge du procès, ou si elles constituaient des décisions erronées quant à la preuve qui justifiaient la tenue d’un nouveau procès. Les juges majoritaires ont conclu que les décisions étaient le fruit de l’exercice du pouvoir de gestion de l’instance de la juge et n’étaient entachées d’aucune erreur. Le juge dissident a conclu à des erreurs quant à la preuve dans les quatre décisions, et il aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès. Il a souligné que le pouvoir de gestion de l’instance ne pouvait avoir préséance sur les considérations appropriées liées à la preuve et justifier des décisions erronées en cette matière. Monsieur Samaniego interjette maintenant appel de plein droit devant la Cour.
[4]                             Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi de M. Samaniego. Grâce à son pouvoir de gestion de l’instance, le juge du procès peut contrôler sa salle d’audience et baliser les rouages du procès. En règle générale, l’exercice de ce pouvoir de gestion et les décisions en matière de preuve ne se chevauchent pas, mais parfois ils le font. Cela ne veut pas dire pour autant que des décisions erronées en matière de preuve peuvent être légitimées sous prétexte qu’elles relèvent de la gestion de l’instance. Elles ne le peuvent pas.
[5]                             En l’espèce, certaines des décisions contestées relevaient de la gestion de l’instance, tandis que d’autres ont tranché des questions mixtes de preuve et de gestion de l’instance. Comme je l’expliquerai, je suis convaincu que trois des décisions contestées sont exemptes d’erreur. La quatrième décision était en partie erronée; toutefois, selon moi, elle n’a entraîné ni tort important ni erreur judiciaire grave.
II.            Faits
A.           L’infraction
[6]                             Dans un exposé conjoint des faits, les parties reconnaissent que, le 17 août 2015, M. Samaniego et son coaccusé, M. Serrano, se sont rendus dans une boîte de nuit de Toronto appelée Las Brisas. Le gardien de sécurité a salué M. Serrano à la porte et l’a autorisé à entrer; ils étaient de bons amis. Le gardien a toutefois refusé l’accès à M. Samaniego parce que ce dernier l’avait menacé à une autre occasion lorsqu’ils se trouvaient à Las Brisas. Les parties conviennent en outre que, plus tard durant la soirée, un autre ami du gardien a appelé la police pour lui signaler la présence d’une arme à feu sur les lieux. À leur arrivée, les policiers ont aperçu MM. Samaniego et Serrano qui s’éloignaient à pied, et ils ont vu ce dernier se débarrasser d’une arme à feu. Ils ont arrêté les deux hommes pour possession d’une arme à feu à autorisation restreinte chargée.
[7]                             Les récits des parties diffèrent quant à ce qui s’est produit dans la boîte de nuit avant l’arrivée des policiers. Un enregistrement vidéo filmé sur les lieux montre les deux accusés ainsi que le gardien de sécurité, mais pas l’arme à feu. L’identité des personnes filmées a été admise. Au procès, il s’agissait principalement de savoir si un seul des accusés ou les deux avaient eu l’arme à feu en leur possession.
[8]                             Selon la Couronne, les deux hommes ont eu l’arme en leur possession à un moment de la soirée. Pour fonder sa position, elle s’est largement appuyée sur le témoignage du gardien de sécurité. Selon ce dernier, M. Samaniego s’est mis en colère contre lui lorsqu’il lui a refusé l’accès à la boîte de nuit alors qu’il avait laissé M. Serrano entrer. Monsieur Samaniego a menacé le gardien en mimant la forme d’une arme à feu avec son pouce et son index et lui a montré une arme à feu qu’il portait à la ceinture. Monsieur Serrano est sorti de la boîte de nuit et a désamorcé la situation en s’emparant de l’arme à feu que détenait M. Samaniego. Monsieur Serrano est retourné à l’intérieur, avant de ressortir, de laisser tomber l’arme à feu devant le gardien, et de la ramasser. Le gardien a alors demandé à un ami qui se trouvait à proximité d’appeler la police. Messieurs Serrano et Samaniego ont quitté les lieux, et ont été arrêtés peu de temps après.
[9]                             Les deux accusés ont présenté des défenses traîtresses durant le procès. Monsieur Serrano a soutenu qu’il ignorait que M. Samaniego apportait une arme à feu à la boîte de nuit. Il n’a jamais souhaité l’avoir en sa possession; il ne l’a prise que pour protéger le gardien de sécurité contre M. Samaniego. En outre, il a fait valoir que rien ne prouvait qu’il savait que l’arme était vraie, à autorisation restreinte ou chargée.
[10]                        Pour sa défense, M. Samaniego a soutenu que M. Serrano a été le seul à avoir l’arme à feu en sa possession et que lui ne l’a jamais touchée. À l’appui de sa position, il a cherché à miner la crédibilité du gardien de sécurité, faisant valoir que celui‑ci l’a impliqué pour protéger M. Serrano, son [traduction] « bon ami ». Le gardien a fait cela en couvrant M. Serrano, en cachant certains renseignements aux policiers et en brossant un faux portrait de M. Serrano, aussi flatteur que possible.
B.            Le contre‑interrogatoire du gardien de sécurité par M. Samaniego
[11]                        Le contre‑interrogatoire du gardien de sécurité par l’avocate au procès a duré environ une journée et demie, et sa transcription compte plus de 150 pages. Les échéances prévues ont été dépassées à de nombreuses reprises. Durant le premier jour du contre‑interrogatoire, elle a interrogé le gardien pendant quelque 2 heures et elle a informé la cour qu’elle aurait besoin de 45 minutes le lendemain matin. Après une heure de contre‑interrogatoire le lendemain matin, la juge lui a rappelé le temps dont elle disposait. L’avocate a alors affirmé qu’elle avait besoin d’au plus 30 minutes supplémentaires. Cette estimation s’est révélée totalement inexacte; le reste de son contre‑interrogatoire a pris toute la journée.
[12]                        Comme le révèle le dossier, le contre-interrogatoire a souvent été répétitif, tortueux et trompeur. Certaines questions étaient difficiles à comprendre, particulièrement pour le gardien de sécurité qui avait besoin de l’aide d’un interprète. L’objet et la pertinence de nombreuses lignes d’interrogatoire étaient difficiles à cerner. La juge a dû demander au jury de sortir de la salle d’audience à cinq reprises pour discuter de questions soulevées par le contre‑interrogatoire. Un grand nombre de ces discussions ont été longues et ont porté sur des sujets qui avaient déjà fait l’objet de débats.
[13]                        Le risque de préjudice posé par le choix des deux accusés de présenter des défenses traîtresses a créé un niveau de difficulté supplémentaire pour la juge. Certaines des lignes d’interrogatoire de l’avocate au procès étaient très préjudiciables à M. Serrano. Il était essentiel que la juge surveille de près le risque de préjudice en cause, compte tenu de son obligation de garantir que les deux accusés subissent un procès équitable.
[14]                        En somme, la juge du procès a eu beaucoup à faire pour tenter de garantir l’équité du procès, pour minimiser les perturbations pour le jury, et pour maîtriser un contre‑interrogatoire long, décousu et déroutant. Qu’elle ait réussi à faire en sorte que le procès ne déraille pas dans les circonstances témoigne de sa patience et du soin qu’elle a mis durant tout le procès pour protéger les intérêts des parties, des témoins et des jurés.
III.         Questions en litige
[15]                        Il y a quatre questions en litige :
A.                    Compétence : le pourvoi de M. Samaniego devant la Cour soulève‑t‑il une question de droit?
B.                     Quelle est la portée du pouvoir de gestion de l’instance?
C.                     La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur en restreignant le contre‑interrogatoire dans l’une ou l’autre des quatre décisions?
D.                  Si oui, est‑il possible d’appliquer la disposition réparatrice pour maintenir la déclaration de culpabilité de M. Samaniego?
IV.         Analyse
A.           Compétence : M. Samaniego interjette appel sur une question de droit
[16]                        Monsieur Samaniego interjette appel devant la Cour en vertu de l’al. 691(1)a) du Code criminel. Cette disposition permet à un accusé de faire appel de plein droit sur une question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident.
[17]                        La Couronne soutient que M. Samaniego ne peut pas interjeter appel parce que le désaccord en Cour d’appel ne soulève pas de question de droit; selon elle, ce désaccord entre les juges majoritaires et le juge dissident porte essentiellement sur des faits, et repose sur des interprétations divergentes de l’objectif que cherchait à atteindre l’avocate au procès en traitant de certains sujets durant son contre‑interrogatoire. Selon la Couronne, cela ne soulève pas de question de droit. Le choix d’un juge d’intervenir dans un contre‑interrogatoire est une question mixte de fait et de droit (Fanjoy c. La Reine, 1985 CanLII 53 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 233, p. 238). Monsieur Samaniego qualifie différemment le désaccord entre les juges de la Cour d’appel. Il plaide que ce désaccord soulève une question de droit quant aux règles de preuve et à leur application.
[18]                        Je suis d’accord avec la qualification du désaccord par M. Samaniego. S’il est vrai que c’est l’intervention de la juge du procès dans le contre‑interrogatoire qui a fait l’objet de l’appel, cela n’a pas constitué l’essence du désaccord en Cour d’appel. Les juges de la Cour d’appel ne s’entendaient pas sur la qualification des interventions de la juge et sur les principes de preuve qui les régissent. Cela soulève une question de droit (R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 23).
B.            Portée du pouvoir de gestion de l’instance
[19]                        Avant d’examiner les décisions contestées, il est nécessaire de discuter de la teneur et de la portée du pouvoir de gestion de l’instance.
[20]                        Le pouvoir de gestion de l’instance permet au juge du procès de contrôler les audiences qui se déroulent devant lui et de garantir le bon fonctionnement des rouages de la cour. Bien que la Cour n’ait pas donné de directives explicites quant à la nature et à la portée de ce pouvoir, elle a implicitement donné son aval au concept (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 58; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 26).
[21]                        Le pouvoir de gestion de l’instance vise trois objectifs interreliés : l’équité, l’efficacité et l’efficience des procès (R. c. John, 2017 ONCA 622, 350 C.C.C. (3d) 397, par. 47; R. c. Polanco, 2018 ONCA 444, par. 22 (CanLII)).
[22]                        Le juge peut intervenir de nombreuses façons pour gérer le déroulement du procès; il peut notamment restreindre un contre‑interrogatoire qui est indûment répétitif, sans queue ni tête, pointilleux, trompeur ou dépourvu de pertinence (R. c. Ivall, 2018 ONCA 1026, 370 C.C.C. (3d) 179, par. 167‑168; R. c. Snow (2004), 2004 CanLII 34547 (ON CA), 73 O.R. (3d) 40 (C.A.), par. 25). Le pouvoir de gestion de l’instance est un outil essentiel et versatile; il doit toutefois être exercé avec prudence (R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 68 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 38). En règle générale, les parties devraient pouvoir présenter leur cause comme bon leur semble (Polanco, par. 29).
[23]                        Il est particulièrement important de gérer le déroulement des procès pour que justice soit rendue en temps utile compte tenu de la décision de la Cour dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 139. La durée excessive des procès peut être atténuée s’ils sont bien gérés.
[24]                        Garantir l’efficience ne peut toutefois se faire au détriment des règles de preuve. Monsieur Samaniego soutient que les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes pour garantir que des décisions erronées en cette dernière matière ne puissent revêtir le vernis de la gestion de l’instance lors d’un examen en appel. Bien que je ne souscrive pas à l’avis selon lequel les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes, je conviens que la gestion de l’instance ne peut pas servir à légitimer les décisions erronées en matière de preuve.
[25]                        Les décisions relatives à la gestion de l’instance et celles en matière de preuve doivent généralement être traitées distinctement lors de l’examen en appel. La norme de contrôle des erreurs en manière de preuve est celle de la décision correcte, tandis que les décisions relatives à la gestion de l’instance commandent la déférence. Ainsi, les erreurs en matière de preuve susceptibles d’être isolées sont soumises à une norme de contrôle plus exigeante que les décisions relatives à la gestion de l’instance. Le pouvoir de gestion de l’instance ne permet pas d’exclure des éléments de preuve autrement pertinents et importants au nom de l’efficience.
[26]                        Parfois, les décisions relatives à la gestion de l’instance chevauchent les règles de preuve. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un avocat tente de raviver une ligne d’interrogatoire que le juge du procès a déjà interdit de traiter dans une décision en matière de preuve. Se fondant sur la décision antérieure en matière de preuve — selon laquelle cette ligne d’interrogatoire ne peut être abordée selon une règle de preuve —, le juge exerce son pouvoir de gestion de l’instance pour restreindre un interrogatoire dépourvu de pertinence et répétitif. Comme l’illustre cet exemple, il importe, en appel, que les décisions relatives à la gestion de l’instance soient examinées dans le contexte du procès dans son ensemble, plutôt que comme des incidents isolés. Les décisions relatives à la gestion de l’instance, comme celle dans l’exemple que je viens de donner, font appel au pouvoir discrétionnaire du juge. En l’absence d’une erreur de principe ou d’un exercice déraisonnable de ce pouvoir, les décisions qui en sont le fruit commandent la déférence (R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 44).
C.            Les décisions contestées rendues au procès
[27]                        Monsieur Samaniego fait valoir que la juge du procès a indûment restreint quatre lignes d’interrogatoire durant le contre‑interrogatoire du gardien de sécurité par son avocate lorsque celle‑ci cherchait à savoir : (1) s’il y avait eu une transaction de cocaïne entre M. Serrano et le gardien de sécurité; (2) si le gardien de sécurité avait eu « peur » à quelque moment que ce soit durant l’incident; (3) si le gardien de sécurité avait « refusé » d’identifier les deux accusés; (4) qui avait laissé tomber l’arme à feu et qui l’avait ramassée. Il ne plaide pas l’assistance ineffective de son avocate. La Couronne soutient que la juge a régulièrement restreint les quatre lignes d’interrogatoire dans le cadre de l’exercice de son pouvoir de gestion de l’instance.
[28]                        Comme je l’expliquerai, la juge du procès n’a pas commis d’erreur en restreignant les trois premières lignes d’interrogatoire en cause. La Cour n’est divisée que concernant la décision relative au quatrième sujet énoncé au paragraphe précédent, soit celui de savoir qui a laissé tomber l’arme à feu et qui l’a ramassée. À l’égard de cette décision, bien que je sois convaincu que la décision de la juge de restreindre le contre‑interrogatoire était partiellement erronée, je conclus que l’erreur a été inoffensive et qu’elle n’a entraîné ni tort important ni erreur judiciaire grave. En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
(1)         Y a‑t‑il eu une transaction de cocaïne entre M. Serrano et le gardien de sécurité?
A.         Faits et décision
[29]                        L’avocate au procès a tenté de poser des questions qui visaient à laisser entendre que M. Serrano s’est rendu à la boîte de nuit le soir en cause soit pour vendre de la cocaïne au gardien de sécurité soit pour lui en acheter. Elle a demandé au gardien s’il avait pris de la cocaïne ce jour‑là. Il a répondu que non. Elle a demandé s’il avait vu M. Serrano prendre de la cocaïne. Il a dit que non. L’avocate au procès a ensuite laissé entendre dans sa question au gardien que M. Serrano avait de la cocaïne sur lui lorsqu’il a été arrêté : [traduction] « Surpris d’apprendre [. . .] qu’il avait de la cocaïne sur lui lorsqu’il a été arrêté? » (d.a., vol. II, p. 85). Le gardien a répondu qu’il ne comprenait pas.
[30]                        Tant l’avocate de la Couronne que celle de M. Serrano se sont opposées aux questions sur ce sujet. La juge a fait sortir le jury et a mené un voir-dire. La Couronne a fait valoir que les questions étaient inappropriées. Tout en reconnaissant que, au départ, M. Serrano avait été accusé de possession de cocaïne, elle n’a pas demandé le renvoi à procès pour ce chef d’accusation lors de l’enquête préliminaire. L’avocate de M. Serrano s’est dite inquiète que cette question de possession de cocaïne soit même évoquée, puisque, comme elle équivaut à une preuve de mauvaise moralité, les parties avaient convenu de s’en tenir loin.
[31]                        L’avocate au procès a indiqué qu’elle ne savait pas que la question de la cocaïne ne pouvait pas être abordée, même si elle savait que les accusations portées contre M. Serrano à cet égard avaient été retirées. Selon elle, M. Serrano s’est rendu à la boîte de nuit pour vendre de la cocaïne au gardien de sécurité ou pour lui en acheter. Elle se fondait sur le fait que de la cocaïne avait été trouvée sur M. Serrano lorsqu’il a été arrêté. Elle a en outre fait référence à un passage d’une fraction de seconde de la vidéo de surveillance durant laquelle le gardien et M. Serrano se sont touché les mains, suggérant qu’il s’agissait d’une transaction de drogue.
[32]                        La juge du procès a visionné l’extrait de la vidéo de surveillance à deux reprises et conclu que la suggestion de l’avocate au procès selon laquelle il y a eu une transaction de cocaïne entre M. Serrano et le gardien n’était pas fondée. À son avis, l’instant où les mains se sont touchées n’appuie pas une inférence que quelque substance que ce soit a été échangée, et encore moins de la cocaïne. Elle a conclu que les questions sur le sujet n’étaient pas pertinentes pour juger des accusations et qu’elles relevaient [traduction] « carrément de la conjecture ».
[33]                        Plus tard durant le contre‑interrogatoire, au courant d’un autre voir-dire, l’avocate au procès a soutenu de nouveau qu’elle devrait pouvoir poser des questions quant à la cocaïne parce qu’il en était question dans les documents remis lors de la communication de la preuve. La juge a tranché que ces renseignements ne faisaient pas partie du dossier. Ils n’avaient pas été prouvés et l’avocate au procès n’avait donné aucune indication dans le formulaire de la conférence préparatoire qu’elle allait se fonder sur une conduite déshonorante. La juge n’a autorisé aucune autre question sur le sujet en contre‑interrogatoire.
b)      La juge du procès n’a commis aucune erreur en restreignant cette ligne d’interrogatoire
[34]                        Cette décision reposait à la fois sur une décision initiale en matière de preuve — selon laquelle il n’existait aucun fondement de bonne foi pour justifier les questions sur ce sujet — et sur une décision subséquente relative à la gestion de l’instance — rejetant les nouvelles tentatives de l’avocate au procès de continuer cette ligne d’interrogatoire.
[35]                        La décision initiale de la juge du procès en matière de preuve ne recèle aucune erreur. Elle a bien examiné s’il existait un fondement de bonne foi pour poser les questions en se basant sur ce que l’avocate au procès avait expliqué être son objectif. Le juge du procès ne devrait pas avoir à aller au‑delà de l’objectif exprimé par l’avocat pour prendre une décision. Certes, le juge peut se renseigner sur l’objectif que l’avocat cherche à atteindre, mais, règle générale, il ne lui appartient pas de deviner ou de suggérer des objectifs plus appropriés que ceux qu’a exprimés l’avocat. Dans certains cas, l’objet d’une ligne d’interrogatoire peut ressortir du contexte, même s’il n’a pas été expressément énoncé. Toutefois, pour garantir la tenue d’un procès équitable, le juge du procès doit être soucieux de ne pas donner l’impression qu’il présente des arguments pour un accusé représenté ou pour la Couronne. Cela importe particulièrement dans une cause comme celle‑ci, où les coaccusés présentent des défenses traîtresses.
[36]                        Il n’appartient pas non plus aux juges d’appel d’assumer le rôle de l’avocat au procès, en formulant des questions que celui‑ci aurait pu poser, en cernant leur fondement juridique, et en faisant valoir des arguments que l’avocat aurait pu plaider pour démontrer qu’elles pouvaient être posées. Malheureusement, le savant juge dissident en Cour d’appel n’a pas tenu compte de ces limites au pouvoir des juges en appel. Avec égards, ses motifs ont bien peu à voir avec les questions que l’avocate au procès cherchait à poser ou avec les objectifs qu’elle avait exprimés viser pour justifier de les poser.
[37]                          Pour revenir à la question qui nous occupe, l’avocate au procès a affirmé à plusieurs reprises qu’elle souhaitait poser des questions concernant la cocaïne pour démontrer que M. Serrano s’était rendu à la boîte de nuit pour vendre de cette drogue au gardien de sécurité ou pour lui en acheter. La juge du procès était autorisée à se fonder sur l’objectif que l’avocate disait poursuivre en souhaitant traiter du sujet durant son contre‑interrogatoire. Même si la juge n’a pas utilisé explicitement l’expression « bonne foi », ses conclusions démontrent qu’elle a répondu à la bonne question : était‑il possible d’inférer raisonnablement des faits qu’il y avait eu une transaction de cocaïne entre M. Serrano et le gardien? Après avoir visionné la vidéo de surveillance, elle a conclu que l’hypothèse d’une transaction de drogue relevait [traduction] « carrément de la conjecture » et était sans fondement. En arriver à cette conclusion revenait à conclure qu’il n’était pas possible de tirer une inférence raisonnable et que, en conséquence, il n’y avait pas de fondement de bonne foi justifiant de poser les questions (R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 48).
[38]                        Lorsque l’avocate au procès a renouvelé ses tentatives d’interroger le témoin relativement à la cocaïne plus tard durant son contre‑interrogatoire, la juge du procès a raisonnablement exercé son pouvoir de gestion de l’instance pour interdire les questions non pertinentes qui n’auraient pas servi à résoudre les questions en litige (Ivall, par. 168). Sa décision commande la déférence et ne justifie pas d’intervention.
(2)         Le gardien de sécurité a‑t‑il eu « peur » à quelque moment que ce soit durant l’incident?
A.           Faits et décision
[39]                        L’avocate au procès a posé au gardien de sécurité une série de questions qui visait apparemment à établir qu’il mentait lorsqu’il disait avoir eu « peur » à la boîte de nuit le soir de l’incident. Elle a commencé en lui demandant de lire un extrait de sa déclaration à la police dans laquelle, en réponse à la question sur la façon dont il s’était senti lorsque M. Serrano avait laissé tomber l’arme à feu à côté de lui, il avait répondu : [traduction] « Je n’ai pas eu peur, mais j’ai été surpris » (d.a., vol. II, p. 82). L’avocate au procès a ensuite demandé au gardien de confirmer qu’il avait dit ne pas avoir eu peur. Le gardien a redit qu’il n’avait pas eu peur sur le coup. Peu de temps après, l’avocate au procès lui a suggéré qu’il n’avait pas du tout eu peur le jour de l’incident. Le gardien en a convenu.
[40]                        Plus tard, durant un voir-dire, l’avocate de M. Serrano s’est opposée à la façon dont l’avocate au procès décrivait le témoignage du gardien de sécurité à propos de son absence de sentiment de peur durant l’incident. Plus précisément, l’avocate de M. Serrano a plaidé qu’il était injuste que sa collègue soutienne que le gardien n’avait pas eu peur ce jour‑là, en se fondant sur un extrait pris hors contexte de sa déclaration à la police, alors qu’ailleurs dans la déclaration, il avait affirmé avoir eu peur. L’avocate au procès a convenu qu’il existait un autre passage de la déclaration dans laquelle le gardien avait affirmé avoir eu peur.
[41]                        La juge a conclu qu’il était inéquitable d’extraire de manière trompeuse certains passages de la déclaration à la police. Elle a décidé que la façon la plus facile de gérer ce problème consistait à donner immédiatement aux jurés une directive correctrice, plutôt que d’interroger de nouveau le gardien de sécurité relativement à la déclaration qui portait à confusion. Elle a indiqué au jury que, en plus du passage souligné par l’avocate au procès où le gardien affirmait dans sa déclaration à la police ne pas avoir eu peur pour sa sécurité, il en existait un autre dans lequel il affirmait le contraire. L’avocate au procès ne s’est pas opposée à cette directive et n’a pas exprimé de désaccord à son sujet.
[42]                        Immédiatement après que la juge a donné cette directive correctrice, l’avocate au procès a demandé au gardien de sécurité s’il était d’accord pour dire qu’il y avait un passage dans sa déclaration à la police où il affirmait ne pas avoir eu peur et un autre où il disait avoir eu peur. Le gardien en a convenu.
B.           La juge du procès n’a pas commis d’erreur en restreignant cette ligne d’interrogatoire
[43]                        La décision de la juge du procès relative à la gestion de l’instance consistant à empêcher l’avocate au procès de faire une suggestion trompeuse et à clarifier les faits était raisonnable et commande la déférence. Il était trompeur de suggérer que le gardien de sécurité n’avait pas eu peur ce jour‑là et de ne faire référence qu’à un passage de la déclaration à la police qui appuyait cette suggestion, tout en sachant que, ailleurs dans la déclaration, il avait dit aux policiers qu’il avait eu peur. Cette ligne d’interrogatoire n’était pas sans pertinence, mais permettre à l’avocate au procès de la poursuivre, uniquement pour apprendre plus tard qu’elle était trompeuse et ne pouvait servir qu’à distraire ou à confondre le jury, aurait été une perte de temps. La juge a raisonnablement exercé son pouvoir de gestion de l’instance, pour mettre fin à cet interrogatoire trompeur et pour corriger la fausse impression que celui‑ci avait laissée, en donnant une directive au jury.
[44]                        Selon M. Samaniego, il était inapproprié que la juge donne la directive correctrice avant que le gardien de sécurité adopte formellement le passage de sa déclaration à la police où il avait affirmé avoir eu peur. Je ne suis pas d’accord. L’approche adoptée ne comportait aucune erreur, et ce, pour trois raisons.
[45]                        Premièrement, immédiatement après que la juge a formulé la directive, l’avocate au procès a demandé au gardien de sécurité d’adopter le passage de sa déclaration à la police où il avait dit avoir eu peur. Ce délai momentané n’a causé aucun préjudice à M. Samaniego.
[46]                        Deuxièmement, les parties convenaient toutes que la déclaration du gardien de sécurité à la police contenait un passage où il avait affirmé avoir eu peur. Dans les circonstances, l’adoption du passage était une formalité en matière de preuve.
[47]                        Troisièmement, l’avocate au procès ne s’est pas opposée à ce que la juge donne la directive correctrice. Il s’agissait possiblement d’un choix tactique de sa part, puisque le fait de mettre davantage en évidence la déclaration antérieure compatible du gardien aurait miné la théorie globale de M. Samaniego, soit que le gardien mentait. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’absence d’opposition à la directive de la juge est révélatrice quant à l’importance de l’erreur alléguée (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 38).
[48]                        Monsieur Samaniego n’a subi aucune injustice du fait que la juge a attiré l’attention sur un passage de la déclaration du gardien de sécurité à la police qu’il n’avait pas encore explicitement adopté. La juge réagissait raisonnablement à un interrogatoire trompeur que menait l’avocate au procès. Tout préjudice mineur qu’aurait subi M. Samaniego a été éphémère parce que le gardien a adopté le passage de sa déclaration immédiatement après que la juge a donné la directive correctrice.
(3)         Le gardien de sécurité a‑t‑il « refusé » d’identifier les deux accusés?
A.           Faits et décision
[49]                        Durant l’audition de la cause, l’avocate au procès a tenté de prendre le gardien de sécurité en défaut en lui rappelant une réponse de son témoignage durant l’enquête préliminaire par laquelle, d’après l’avocate, il avait [traduction] « refusé » d’identifier les deux accusés. La juge du procès n’a pas permis qu’elle pose des questions sur ce sujet.
[50]                        Durant le premier de plusieurs jours d’interrogatoire en chef lors de l’enquête préliminaire, le gardien de sécurité a témoigné relativement à ses interactions avec les deux accusés. La séance a été ajournée au milieu de son interrogatoire en chef. Plus de quatre mois plus tard, l’enquête préliminaire a repris et l’avocate de la Couronne a continué son interrogatoire en chef en rappelant au gardien qu’il avait témoigné des mois plus tôt à propos de ses interactions avec les deux accusés. Le gardien en a convenu. L’avocate de la Couronne lui a alors montré une vidéo de surveillance de la nuit en cause.
[51]                        Au tout début de la reprise de l’interrogatoire, le gardien avait de la difficulté à dire que les personnes sur la vidéo étaient les deux accusés. L’avocate de la Couronne a indiqué qu’elle avait discuté avec les deux avocates de la défense et qu’elles avaient convenu que c’étaient le gardien et les deux accusés qu’on voyait interagir sur la vidéo. Le gardien a répliqué : [traduction] « Je comprends ce que vous dites, mais le fait est que je ne suis pas certain — je n’arrive pas vraiment à me rappeler s’il s’agit des mêmes personnes » (d.i., vol. I, p. 40). L’avocate de la Couronne a répété que l’identité des deux personnes dans la vidéo faisait consensus, il s’agissait des deux accusés. Le reste de la vidéo a été visionné et, en réponse à certaines questions, le gardien y a identifié les deux accusés. L’avocate au procès ne l’a pas contre‑interrogé lors de l’enquête préliminaire quant à quelque source de confusion que ce soit en ce qui a trait à l’identification.
[52]                        Cependant, au procès, elle a cherché à contre‑interroger le gardien quant au passage de son témoignage à l’enquête préliminaire où il a affirmé qu’il n’arrivait pas à se rappeler si les deux accusés étaient les personnes dans la vidéo. Durant un voir‑dire pour décider de l’opportunité des questions qu’elle entendait poser, elle a informé la juge du procès qu’elle avait l’intention de questionner le gardien de sécurité relativement à cet aspect de son témoignage parce qu’il démontrait que le gardien ne voulait pas identifier les deux accusés. La juge a réitéré que l’identité des personnes dans la vidéo avait été admise. Elle a décidé que l’avocate au procès ne pouvait pas extraire une ligne du témoignage à l’enquête préliminaire qui n’était pas pertinente quant à une question en litige au procès et qui n’avait pas fait l’objet d’un débat à l’enquête préliminaire.
[53]                        Plus tard durant le voir-dire, l’avocate au procès a tenté de revenir sur le sujet et a maintenu que, lors de l’enquête préliminaire, le gardien de sécurité [traduction] « refusait d’identifier » les deux accusés dans la vidéo (d.a., vol. II, p. 190). Une fois de plus, la juge a réitéré que l’identification des deux accusés n’était pas en litige et que l’avocate au procès n’avait pas soulevé la question à l’enquête préliminaire.
B.           La juge du procès n’a pas commis d’erreur en restreignant cette ligne d’interrogatoire
[54]                        La juge du procès a empêché à bon droit l’avocate au procès de poursuivre cette ligne d’interrogatoire trompeuse. La juge pouvait se fonder sur ce que cette dernière avait dit être l’objet de ses questions. Elle voulait laisser entendre que le gardien de sécurité avait refusé d’identifier les deux accusés à l’enquête préliminaire. Cela n’était tout simplement pas vrai. Le commentaire du gardien selon lequel il n’arrivait pas à se souvenir si les deux personnes dans la vidéo étaient les deux accusés doit être pris dans son contexte. À l’enquête préliminaire, le gardien a identifié les deux accusés comme étant ceux qui avaient été impliqués dans l’incident, tant avant qu’après avoir formulé le commentaire en cause. Il était trompeur de laisser entendre qu’il avait refusé d’identifier les accusés.
[55]                        En outre, s’il y avait un doute que le gardien de sécurité avait refusé d’identifier les deux accusés, ce doute a été dissipé au procès. Le gardien a identifié les deux accusés comme étant les personnes dans la vidéo de surveillance au début de son interrogatoire en chef. La question de savoir si le gardien ne pouvait pas, ou ne voulait pas, identifier les accusés comme étant les deux personnes dans la vidéo ne se posait pas.
[56]                        La juge a raisonnablement exercé son pouvoir de gestion de l’instance pour restreindre cette ligne d’interrogatoire trompeuse et non pertinente. Sa décision commande la déférence. Les questions n’étaient pertinentes à la résolution d’aucune des questions en litige dans la cause. Elles étaient plutôt trompeuses, faisaient perdre du temps au tribunal, et perturbaient le jury. Monsieur Samaniego avait droit à un procès équitable, pas à un procès interminable (Ivall, par. 168).
(4)         Qui a laissé tomber l’arme à feu et qui l’a ramassée?
A.         Faits et décision
[57]                        Peu de temps après l’incident à la boîte de nuit, le gardien de sécurité a dit à la police dans une déclaration enregistrée que M. Serrano avait laissé tomber puis ramassé l’arme à feu devant lui, à la boîte de nuit. À l’enquête préliminaire, le gardien a d’abord affirmé ne pas être certain de l’identité de celui qui avait laissé tomber puis ramassé l’arme à feu. L’avocate de la Couronne a tenté de lui rafraîchir la mémoire en lui demandant de lire sa déclaration à la police. Il a affirmé qu’il n’arrivait toujours pas à s’en souvenir.
[58]                        L’avocate de la Couronne a alors demandé au gardien de relire une portion de sa déclaration à la police. Celui‑ci a affirmé qu’il n’avait pas vraiment de souvenir des événements parce que cela s’était déroulé il y a longtemps, mais il a confirmé que sa mémoire était plus fraîche lorsqu’il a fait sa déclaration à la police. Compte tenu de cette réponse, l’avocate de la Couronne a sollicité et reçu la permission du juge de l’enquête préliminaire de déposer en preuve la déclaration du gardien sur ce point à titre d’enregistrement du souvenir — une méthode pour rafraîchir la mémoire d’un témoin qui ne se souvient pas d’un événement en lui faisant adopter un document qui a attesté ses souvenirs de manière fiable au moment de l’événement ou peu après (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 539‑540).
[59]                        Au procès, le gardien de sécurité a affirmé, comme dans sa déclaration à la police, que M. Serrano avait laissé tomber puis ramassé l’arme à feu. L’avocate au procès a cherché à prendre le gardien en défaut en invoquant le témoignage à l’effet contraire qu’il avait rendu initialement lors de l’enquête préliminaire et lui a demandé : [traduction] : « . . . pourquoi n’avez‑vous pas dit ce que vous nous dites aujourd’hui ou ce que vous nous avez dit hier? » (d.a., vol. II, p. 177).
[60]                        L’avocate de la Couronne s’est opposée à cette question. Elle a fait valoir que celle‑ci était injuste puisque le gardien de sécurité avait adopté sa déclaration à la police lors de l’enquête préliminaire à titre d’enregistrement du souvenir parce qu’il avait un réel trou de mémoire. Il était trompeur que l’avocate au procès laisse entendre qu’il mentait en ne donnant pas au procès la même version des événements qu’il avait donnée à l’enquête préliminaire. Selon l’avocate de la Couronne, l’avocate au procès [traduction] « peut suggérer au témoin qu’il avait perdu la mémoire quant à certains éléments lors de l’enquête préliminaire et lui demander pourquoi il s’en souvient aujourd’hui, mais elle ne peut pas affirmer qu’il mentait à l’enquête préliminaire » (p. 184).
[61]                        La juge partageait l’avis que l’avocate au procès pouvait interroger le gardien de sécurité sur le contenu de sa déclaration à la police et sur sa mémoire défaillante. Toutefois, elle ne pouvait pas le questionner à propos de sa première version des événements donnée avant l’adoption de sa déclaration à la police à titre d’enregistrement du souvenir. La juge du procès a décidé que, puisque le juge de l’enquête préliminaire avait conclu que la déclaration du gardien à la police constituait son témoignage sur ce point, elle ne pouvait pas [traduction] « revenir en arrière » (p. 184).
B.           La juge du procès a commis une erreur en restreignant cette ligne d’interrogatoire
[62]                        La décision de la juge du procès comportait deux aspects. Le premier consistait en une décision bien fondée quant à la gestion de l’instance à propos de questions trompeuses qui auraient pu dérouter le jury et prolonger inutilement le procès. Elle a raisonnablement jugé que l’avocate au procès ne pouvait pas poser des questions qui visaient à démontrer que le gardien de sécurité avait fait un récit au procès et un autre à l’enquête préliminaire. Cela aurait été trompeur parce que le gardien a bel et bien raconté la même histoire au procès et à l’enquête préliminaire — chaque fois à l’image de sa déclaration à la police. Certes, il a fait un récit contraire à l’enquête préliminaire avant d’adopter sa déclaration à la police, mais l’avocate au procès ne cherchait pas à dévoiler les versions contradictoires données à l’enquête préliminaire. Elle laissait plutôt entendre qu’il avait dit seulement une chose à l’enquête préliminaire et le contraire au procès. Cela n’était tout simplement pas vrai.
[63]                        La juge du procès pouvait se fonder sur la description qu’avait donnée l’avocate au procès de la ligne d’interrogatoire qu’elle entendait suivre. Elle l’a fait et a raisonnablement conclu qu’il était trompeur de laisser entendre que le gardien de sécurité avait menti au procès ou à l’enquête préliminaire en ne faisant pas le même récit. Il s’agissait d’une qualification trompeuse des faits. Ainsi, elle était en droit d’exercer son pouvoir de gestion de l’instance pour restreindre les questions que l’avocate au procès souhaitait poser et qui, même si elles ne manquaient pas de pertinence, qualifiaient injustement les faits au point où les poser aurait été plus déroutant qu’informatif (John, par. 60). Elle a toutefois laissé de la latitude à l’avocate au procès pour qu’elle reformule ses questions et interroge le gardien à propos de sa mémoire défaillante. Cet aspect de sa décision ne contient aucune erreur.
[64]                        Le second aspect de la décision de la juge du procès, qui lui est plus problématique, concerne sa décision d’également interdire tout contre‑interrogatoire quant à la portion du témoignage du gardien de sécurité lors de l’enquête préliminaire qui a été rendue avant qu’il n’adopte sa déclaration à la police. Cette décision relevait de la preuve, et elle peut être contrôlée en appliquant la norme de la décision correcte. La juge a eu tort de dire à l’avocate au procès qu’elle ne pouvait [traduction] « revenir en arrière », à avant la décision du juge de l’enquête préliminaire quant à l’enregistrement du souvenir. Le juge du procès n’est pas lié par les décisions en matière de preuve rendues lors de l’enquête préliminaire. Fait plus important, l’adoption par le gardien de sa déclaration à la police comme étant véridique n’a pas effacé sa version initiale différente des événements. Avec égards, la juge du procès a commis une erreur en décidant qu’il n’y avait aucune contradiction que l’avocate au procès aurait pu sonder, si elle avait cherché à le faire. Il reste donc à savoir si cette erreur a été fatale. À mon avis, elle ne l’a pas été.
D.           La disposition réparatrice s’applique
[65]                        La disposition réparatrice énoncée au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel autorise une cour d’appel à rejeter l’appel d’une déclaration de culpabilité si « aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit ». La Couronne peut s’appuyer sur la disposition réparatrice lorsque l’erreur est inoffensive ou négligeable ou lorsque la preuve est à ce point accablante qu’une déclaration de culpabilité était inévitable (R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272, par. 53). Personne ne prétend que, dans la présente cause, la preuve était accablante. En conséquence, nous n’avons à trancher que la question de savoir si l’erreur était inoffensive ou négligeable, de sorte qu’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence de l’erreur (R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 85; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 28).
[66]                        La Couronne a invoqué pour la première fois la disposition réparatrice durant les plaidoiries orales. Son mémoire était muet à ce sujet, mais cela n’empêche pas nécessairement la disposition de s’appliquer. En effet, les cours d’appel peuvent l’appliquer si la Couronne l’a invoquée implicitement en plaidant essentiellement qu’il ne s’est produit aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ou encore que la preuve de la culpabilité est à ce point accablante que le verdict aurait été le même en l’absence de l’erreur (R. c. Ajise, 2018 CSC 51, [2018] 3 R.C.S. 301, par. 1, conf. 2018 ONCA 494, 361 C.C.C. (3d) 384, par. 32; R. c. Cole, 2021 ONCA 759, par. 155‑158 (CanLII); R. c. Hudson, 2020 ONCA 507, 391 C.C.C. (3d) 208, par. 49). Bien qu’il ait été préférable que la Couronne invoque la disposition réparatrice dans son mémoire, je suis convaincu que la teneur de celui‑ci ainsi que l’invocation de cette disposition lors de la plaidoirie orale autorisent la Cour à examiner son application. Monsieur Samaniego n’en subit aucun tort. L’avocat expérimenté qui a représenté ce dernier en appel a formulé des observations quant à la disposition réparatrice durant sa plaidoirie puis, de nouveau, dans sa réplique. Il n’a pas plaidé que nous devrions empêcher la Couronne de l’invoquer. D’ailleurs, même s’il l’avait fait, j’aurais autorisé la Couronne à le faire dans l’intérêt de la justice.
[67]                        Au soutien de sa position, la Couronne fait valoir que la décision erronée de restreindre une ligne d’interrogatoire, qui visait à miner la crédibilité du gardien de sécurité, n’a pas eu d’incidence sur le résultat. L’avocate au procès a été en mesure de mettre en lumière efficacement la mémoire défaillante du gardien quant au sujet en cause — soit de savoir qui a laissé tomber l’arme à feu et qui l’a ramassée — et de s’en servir pour semer un doute quant à la crédibilité et la fiabilité de l’ensemble du témoignage du gardien.
[68]                        Pour sa part, M. Samaniego soutient que toute restriction mal fondée au contre-interrogatoire dans une cause où la crédibilité est une question centrale devrait donner lieu à la tenue d’un nouveau procès. Selon lui, le fait de l’avoir empêché de procéder à une ligne d’interrogatoire très utile pour démontrer sa théorie cruciale que le gardien de sécurité mentait constitue une erreur justifiant l’annulation de la décision. Avec égards, je ne ferais pas droit à ses arguments pour trois raisons.
[69]                        Premièrement, tant durant son contre-interrogatoire que dans son exposé final, l’avocate au procès a présenté au jury, en termes très clairs, la théorie principale de la défense de M. Samaniego, soit que le gardien de sécurité mentait pour protéger son bon ami, M. Serrano. L’avocate au procès a attaqué vigoureusement et à répétition la crédibilité du gardien durant le contre‑interrogatoire. Au total, elle a consacré une journée et demie à attaquer sa crédibilité relativement à pratiquement toutes les facettes de son témoignage. À trois occasions, elle a présenté directement au gardien la théorie principale de la défense de M. Samaniego. Dans le contexte de ce long contre‑interrogatoire, j’estime qu’une occasion supplémentaire d’attaquer la crédibilité du gardien n’aurait pour ainsi dire eu aucune incidence sur l’avancement de la théorie principale de la défense de M. Samaniego. Il n’y avait aucun mystère à ce sujet; même l’avocate de M. Serrano et l’avocate de la Couronne ont attiré l’attention du jury sur la question dans leurs exposés finaux. Si le jury ne savait qu’une chose, c’est que la défense de M. Samaniego reposait sur le fait de miner la crédibilité du gardien de sécurité en démontrant qu’il entretenait des liens d’amitié avec M. Serrano et qu’il mentait relativement à la participation de M. Samaniego pour protéger M. Serrano.
[70]                        La connaissance manifeste par le jury de la théorie principale de la défense de M. Samaniego distingue la présente cause de l’affaire Lyttle, dans laquelle le juge du procès a interdit à l’avocate de la défense de présenter sa théorie principale qui visait à miner la crédibilité d’un témoin clé. En effet, dans cette affaire, le juge a menacé d’annuler le procès si l’avocate de la défense faisait fi de sa décision. En appel devant notre Cour, les questions que l’avocate de la défense de M. Lyttle cherchait à poser ont été jugées appropriées. Ainsi, dans les faits, la décision du juge du procès avait empêché M. Lyttle de présenter la théorie principale de sa défense au jury. Dans ces circonstances, il va sans dire que la disposition réparatrice ne pouvait pas raisonnablement s’appliquer. Cela n’a que peu à voir avec la présente cause. Ici, M. Samaniego a pu faire valoir la théorie principale de sa défense, sans entrave.
[71]                        Je souhaite toutefois apporter une précision. Aucune règle catégorique ne veut que quelque interférence inappropriée que ce soit dans le contre‑interrogatoire empêche l’application de la disposition réparatrice. La décision récente de la Cour dans R.V. l’illustre clairement. Au nom des juges majoritaires de la Cour, la juge Karakatsanis a appliqué cette disposition, et ce, même si elle avait conclu que le contre‑interrogatoire de l’avocat de la défense avait été indûment restreint quant à un point très pertinent, et même crucial, pour miner la crédibilité de la plaignante comme il cherchait à le faire (par. 7 et 98). Comme la Cour le conclut en l’espèce, la juge Karakatsanis a tranché que la portée du contre‑interrogatoire qui a été autorisé — et qui a effectivement eu lieu — « a permis à la défense de vérifier la preuve avec suffisamment de rigueur » (par. 9). Tant en l’espèce que dans l’affaire R.V., les juges des faits étaient bien informés de la théorie cruciale de la défense grâce aux questions que les avocats de la défense ont été autorisés à poser (par. 98).
[72]                        Deuxièmement, compte tenu des faits de la présente cause, tout tort susceptible de découler de cette unique erreur de la juge du procès aurait été minime. Si l’avocate au procès avait été en mesure d’interroger le gardien de sécurité relativement aux récits contradictoires qu’il a faits à l’enquête préliminaire, je suis d’avis que cela n’aurait pas favorisé la théorie principale de M. Samaniego; au contraire, cela lui aurait nui.
[73]                        À chaque étape du processus, le récit du gardien de sécurité quant à l’identité de celui qui a laissé tomber et ramassé l’arme à feu a servi à incriminer M. Serrano, non à le disculper. D’abord, durant l’interrogatoire de la police, si le gardien avait voulu protéger M. Serrano, il n’aurait certainement pas affirmé que ce dernier était celui qui avait laissé tomber l’arme à feu devant lui et qui l’avait ensuite ramassée. Mettre l’arme à feu dans les mains de M. Serrano était incriminant pour celui‑ci. Ensuite, lors de l’enquête préliminaire, le gardien est revenu sur son témoignage initial selon lequel il ne pouvait se souvenir de l’identité de celui qui avait laissé tomber puis ramassé l’arme à feu; il a plutôt adopté sa déclaration à la police que M. Serrano était celui qui l’avait fait. Encore une fois, cela n’a pas aidé M. Serrano, cela l’incriminait. Enfin, au procès, le gardien a rendu un témoignage semblable à sa déclaration à la police — incriminant M. Serrano une fois de plus. De ce point de vue, il est saugrenu de penser qu’il aurait été avantageux pour la théorie principale de M. Samaniego que l’avocate au procès soit autorisée à poser des questions quant aux divergences dans les récits du gardien relatives à l’identité de celui qui a laissé tomber l’arme à feu et de celui qui l’a ramassée.
[74]                        Enfin, suggérer que l’avocate au procès aurait même questionné le gardien de sécurité sur les raisons pour lesquelles il avait donné deux versions des événements lors de l’enquête préliminaire n’est que conjecture. Jamais durant le long voir-dire l’avocate au procès n’a‑t‑elle indiqué qu’elle souhaitait poser cette question. Elle a dit plusieurs fois à la juge que les questions qu’elle entendait poser concernaient la mémoire défaillante du gardien de sécurité entre l’enquête préliminaire et le procès — ce que la juge a autorisé. Elle s’est concentrée sur le fait que le gardien avait adopté sa déclaration à la police à titre d’enregistrement du souvenir lors de l’enquête préliminaire parce qu’il n’arrivait pas à se rappeler qui avait laissé tomber l’arme à feu puis l’avait ramassée, tandis que, au procès, il s’en souvenait. La juge du procès a autorisé cet interrogatoire dans la mesure où l’avocate au procès n’aborderait pas la version que le gardien a donnée des événements avant le prononcé de la décision sur l’enregistrement du souvenir. Ce faisant, la juge pouvait se fonder sur la description qu’avait donnée l’avocate au procès de l’objet des questions qu’elle entendait poser sans craindre que sa décision soit remise en cause en appel.
[75]                        Même si la juge n’aurait pas dû restreindre le contre‑interrogatoire du gardien de sécurité quant à la version des événements qui a été donnée avant le prononcé de la décision sur l’enregistrement du souvenir, rien n’indique que l’avocate au procès entendait poser de telles questions. Suggérer qu’elle l’aurait vraisemblablement fait alors qu’elle n’a rien tenté de la sorte durant son contre‑interrogatoire relève, au mieux, de la conjecture.
[76]                        Monsieur Samaniego avait droit à un procès équitable, pas à un procès parfait (R. c. Harrer, 1995 CanLII 70 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 562, par. 45). Mes collègues s’abstiennent de décider si la juge du procès a commis une erreur en rendant les trois autres décisions contestées. Ils se concentrent plutôt sur une erreur, découlant d’une décision, sur un sujet du contre‑interrogatoire, et ils soutiennent que M. Samaniego n’a pas eu droit à un procès équitable. Certes, une seule erreur peut suffire dans certaines circonstances pour rendre un procès inéquitable. Je ne suis toutefois pas persuadé que la seule erreur commise en l’espèce suffit. En considérant adéquatement le procès dans son ensemble, le jury disposait de ce dont il avait besoin pour inférer que le gardien n’avait peut‑être pas dit la vérité quant à l’identité de la personne qui a laissé tomber l’arme à feu et de celle qui l’a ramassée.
[77]                        Mes collègues et moi convenons que le droit d’un accusé au contre‑interrogatoire est un élément fondamental d’une défense pleine et entière, mais que ce droit n’est pas illimité (motifs des juges Côté et Rowe, par. 183). Nous nous entendons également pour dire que la disposition réparatrice ne peut s’appliquer que rarement dans les cas où le contre-interrogatoire a été indûment restreint (par. 170; R.V., par. 86). Nous divergeons toutefois d’opinion quant à la question de savoir si la présente espèce constitue l’un de ces rares cas où l’erreur était inoffensive et où la disposition réparatrice peut s’appliquer. Selon moi, pour les motifs que j’ai exposés aux par. 69‑75, c’est bel et bien le cas.
[78]                        Dans l’ensemble, je suis convaincu que l’erreur technique commise par la juge n’a causé aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave. Il est difficile de concevoir comment le tort allégué par M. Samaniego s’est concrétisé. L’avocate au procès a été en mesure de contester vigoureusement la crédibilité du gardien de sécurité et a souligné à plusieurs reprises la teneur de la théorie principale de la défense, à savoir qu’il mentait pour protéger M. Serrano. En outre, rien n’indiquait qu’elle souhaitait poser les questions que la juge du procès a interdit à tort de poser. De plus, même si elle avait voulu poursuivre la ligne d’interrogatoire interdite par la juge, cela aurait vraisemblablement miné — plutôt que soutenu — la théorie principale plaidée par M. Samaniego. Dans le contexte du procès en cause ici, l’erreur commise par la juge du procès a été inoffensive et n’a pas eu d’incidence sur l’issue. Aucune erreur judiciaire n’a été commise.
V.           Dispositif
[79]                        Je suis d’avis de rejeter l’appel de M. Samaniego et de confirmer sa déclaration de culpabilité.
 
                  Version française des motifs des juges Côté, Brown et Rowe rendus par
 
                  Les juges Côté et Rowe —
I.               Introduction
[80]                        Les juges de procès sont maîtres de la conduite des procédures qu’ils président. Par l’exercice de leurs pouvoirs « de gestion de l’instance », les tribunaux peuvent favoriser un processus décisionnel efficace en contrôlant comment les parties présentent leur preuve. Cependant, ces pouvoirs de gestion de l’instance prennent fin là où commence le droit de la preuve. Les décisions sur l’admissibilité d’une preuve matérielle ou testimoniale, notamment les décisions sur les lignes de questions permissibles en contre‑interrogatoire, sont des décisions en matière de preuve. Le bien‑fondé de ces décisions est régi par les règles de preuve, et non par les pouvoirs judiciaires de gestion de l’instance.
[81]                          Comme l’illustre le présent pourvoi, une approche trop large et peu méthodique à l’égard des pouvoirs de gestion de l’instance mine la prévisibilité et l’uniformité des procès et le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. La plupart des litiges ont pour objet la recherche de la vérité. Les affaires portent généralement sur un différend quant aux faits, et non sur des désaccords quant à ce que prescrit le droit. Les règles de preuve indiquent comment les parties peuvent prouver les faits nécessaires pour bâtir leur cause. Cela permet aux parties de savoir quels éléments elles peuvent présenter à l’appui de leur position, comment elles peuvent présenter ces éléments et quelle utilisation elles peuvent en faire une fois qu’ils ont été admis. Ces règles ne peuvent être mises de côté sous prétexte que le juge du procès préside une affaire difficile ou complexe. Le fait d’exclure une preuve pertinente et substantielle, sous le couvert des pouvoirs de gestion de l’instance dont le juge du procès est investi, crée de l’incertitude sur le plan juridique et mine le droit de l’accusé à une défense pleine et entière. C’est ce qui s’est produit en l’espèce.
[82]                          L’appelant, Victor Samaniego, et son coaccusé, Jose Patricio Serrano, ont été inculpés de possession d’une arme à feu à autorisation restreinte chargée. La seule question en litige au procès était celle de savoir qui était en possession de l’arme à l’extérieur d’une boîte de nuit. Monsieur Samaniego et M. Serrano ont chacun présenté une défense « traîtresse », accusant l’autre d’avoir apporté l’arme à la boîte de nuit.
[83]                          La seule preuve liant M. Samaniego à la possession de l’arme à feu était le témoignage du gardien de sécurité de la boîte de nuit. Sa crédibilité était la question la plus importante au procès.
[84]                          Au procès, la juge a rendu quatre décisions contestées pendant le contre‑interrogatoire du gardien de sécurité par M. Samaniego. Pour les besoins du présent pourvoi, il suffit d’examiner une seule de ces décisions : celle d’exclure une déclaration antérieure incompatible faite par le gardien de sécurité à l’enquête préliminaire, à propos de l’identité de la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu. À l’enquête préliminaire, le gardien de sécurité avait d’abord témoigné qu’il n’avait pas vu qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à l’extérieur de la boîte de nuit. Au procès, il a témoigné que M. Serrano avait laissé tomber et ramassé l’arme. Monsieur Samaniego a cherché à attaquer la crédibilité du gardien de sécurité en invoquant cette contradiction, mais la juge du procès l’a empêché de le faire. Nous n’examinons pas les trois autres décisions contestées, car il est inutile de le faire.
[85]                          Monsieur Samaniego et M. Serrano ont tous deux été déclarés coupables. En appel, M. Samaniego a contesté les quatre décisions rendues à mi‑procès, y compris la décision susmentionnée. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel. Elles ont qualifié toutes les décisions rendues par la juge du procès de décisions [traduction] « de gestion de l’instance » inoffensives. Le juge dissident n’était pas de cet avis. Selon lui, les décisions contestées étaient des décisions erronées en matière de preuve, et non pas des décisions de gestion de l’instance. Comme ces décisions privaient M. Samaniego d’une preuve ayant une grande valeur probante, un nouveau procès était nécessaire.
[86]                          Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi. Selon nous, les pouvoirs de gestion de l’instance ne sauraient être utilisés pour exclure une preuve pertinente, substantielle et par ailleurs admissible. La décision de la juge du procès a empêché à tort M. Samaniego de poursuivre une ligne de questions très pertinentes et substantielles. Il s’agissait donc d’une décision erronée en matière de preuve, et non d’une décision relative à la gestion de l’instance. Contrairement à ce qu’a affirmé la juge du procès dans ses motifs, le fait que la déclaration du gardien de sécurité à la police ait été admise comme preuve de la véracité de son contenu n’a pas eu pour effet d’effacer le témoignage initial incompatible qu’il avait livré à l’enquête préliminaire. La juge du procès a eu tort d’en conclure autrement.
[87]                          Cette erreur ne saurait être validée par la disposition réparatrice. L’erreur était importante. La preuve de la Couronne contre M. Samaniego reposait entièrement sur la crédibilité du gardien de sécurité. Toute contradiction dans le témoignage de ce dernier était donc fort pertinente pour la défense de M. Samaniego. Toutefois, une contradiction touchant au cœur de l’acte d’accusation — la question de savoir qui avait l’arme à feu en sa possession — constituait la plus importante contradiction que l’avocate de la défense pouvait espérer explorer. Cela est d’autant plus vrai compte tenu des faits de l’espèce, car la réticence initiale du gardien de sécurité à incriminer son ami, M. Serrano, lors de l’enquête préliminaire, et ce, jusqu’à ce qu’il soit confronté à une déclaration contradictoire à la police, étayait la thèse principale de la défense de M. Samaniego, c’est‑à‑dire que le gardien de sécurité était disposé à livrer un faux témoignage afin de protéger M. Serrano.
[88]                        Le préjudice considérable découlant de cette erreur n’a pas été diminué par le fait que M. Samaniego pouvait attaquer la crédibilité du gardien de sécurité d’autres façons. Un contre‑interrogatoire efficace implique souvent une série coordonnée d’attaques qui, cumulativement, minent la crédibilité du témoin. Le droit à une défense pleine et entière permet donc à l’accusé d’explorer toutes les contradictions et tous les moyens de s’en prendre à la crédibilité, dans le respect des limites imposées par les règles de preuve. Monsieur Samaniego a été injustement privé de ce droit. La disposition réparatrice est donc inapplicable.
[89]                          Nous sommes donc d’avis d’annuler la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Samaniego et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
II.            Contexte
[90]                          Monsieur Samaniego a été accusé de possession d’une arme à feu à autorisation restreinte chargée, infraction prévue au par. 95(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Il a été jugé conjointement avec M. Serrano, qui était accusé de la même infraction. Le procès a eu lieu devant un jury et les deux hommes ont été déclarés coupables. La question centrale au procès était de savoir si les deux coaccusés, ou l’un d’entre eux, étaient en possession de l’arme à l’extérieur d’une boîte de nuit à Toronto.
[91]                          Les événements en question ont eu lieu le 17 août 2015. Les policiers ont été appelés et informés qu’une arme à feu se trouvait à l’extérieur d’une boîte de nuit. Lorsque les policiers sont arrivés et se sont approchés de M. Samaniego et de M. Serrano, M. Serrano était en possession de l’arme. Les policiers ont vu M. Serrano jeter l’arme, mais celle‑ci a été récupérée peu de temps après.
[92]                          Selon la théorie de la Couronne au procès, M. Samaniego et M. Serrano se sont rendus à la boîte de nuit ensemble, et c’est d’abord M. Samaniego qui avait l’arme en sa possession. La Couronne s’est fortement appuyée sur le témoignage du gardien de sécurité de la boîte de nuit. Ce dernier a témoigné qu’il a refusé l’entrée à M. Samaniego en raison d’un incident antérieur entre eux, et qu’en réponse, M. Samaniego l’a menacé et a remonté sa chemise pour montrer qu’il portait une arme à feu à la ceinture. Le gardien de sécurité a ajouté que M. Serrano a alors pris possession de l’arme de M. Samaniego. Monsieur Serrano a subséquemment laissé tomber et ramassé l’arme, et c’est alors que les policiers ont été appelés.
[93]                          Monsieur Samaniego et M. Serrano ont chacun présenté une défense « traîtresse », accusant l’autre d’avoir apporté l’arme à feu à la boîte de nuit. Monsieur Serrano a soutenu avoir enlevé l’arme à M. Samaniego après l’altercation avec le gardien de sécurité. Monsieur Samaniego a fait valoir n’avoir jamais eu l’arme en sa possession et avoir même ignoré son existence jusqu’à ce que M. Serrano la laisse tomber. Monsieur Samaniego a témoigné au procès, alors que M. Serrano ne l’a pas fait.
[94]                          Le témoignage du gardien de sécurité était crucial pour la preuve de la Couronne contre M. Samaniego ainsi que pour la défense de M. Serrano. Bien que la Couronne ait présenté trois extraits de surveillance ayant capté certains des événements en question, aucun ne présentait M. Samaniego en possession de l’arme à feu. Le témoignage du gardien de sécurité était la seule preuve au procès qui liait directement M. Samaniego à l’arme.
[95]                          La défense de M. Samaniego consistait donc principalement à miner la crédibilité du gardien de sécurité. Un des principaux moyens invoqués était la relation personnelle étroite qui unissait M. Serrano et le gardien de sécurité. Alors que la relation entre le gardien de sécurité et M. Samaniego était déjà tumultueuse, le gardien de sécurité et M. Serrano avaient été bons amis pendant 10 ans. Monsieur Samaniego a donc cherché à établir que le gardien de sécurité livrait un témoignage partial et inexact afin de protéger son ami. L’avocate de M. Samaniego s’est également appuyée sur la déclaration du gardien de sécurité à la police et sur son témoignage à l’enquête préliminaire, mettant en évidence de prétendues contradictions avec son témoignage au procès afin de miner sa crédibilité.
[96]                          Tout au long du procès, la juge a rendu un certain nombre de décisions qui ont limité la capacité de l’avocate de la défense d’attaquer la crédibilité du gardien de sécurité en contre‑interrogatoire. Pour les besoins du présent pourvoi, il suffit d’examiner une seule de ces décisions : celle d’exclure une déclaration antérieure incompatible faite par le gardien de sécurité à l’enquête préliminaire à propos de l’identité de la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme.
A.           Exclusion du témoignage livré à l’enquête préliminaire à propos de l’identité de la personne qui avait l’arme à feu
[97]                          À l’enquête préliminaire, le gardien de sécurité a d’abord témoigné qu’il n’avait pas vu qui avait laissé tomber l’arme à feu ou qui l’avait ramassée par la suite. Pendant son interrogatoire principal, la Couronne lui a demandé d’où l’arme était tombée. Le gardien de sécurité a répondu : [traduction] « Je ne l’ai pas vu exactement. Les deux étaient là. Ça fait que, je ne le sais pas » (d.i., vol. I, p. 20).
[98]                          Le gardien de sécurité a maintenu cette position le lendemain à l’enquête préliminaire, même après qu’on lui eut fourni sa déclaration à la police. Quand la Couronne a repris son interrogatoire sur l’identité de la personne qui avait ramassé l’arme à feu après qu’elle fut tombée, le gardien de sécurité a répété qu’il [traduction] « n’avait pas vu exactement qui tenait l’arme à feu. Ou plutôt, qui avait le — l’arme » (p. 24). La Couronne lui a demandé s’il avait vu l’un ou l’autre des deux individus faire quoi que ce soit avec l’arme après qu’elle est tombée. Il a répondu : [traduction] « Non. Non, je n’ai rien vu. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait avec. Je — Je ne sais pas » (p. 24). La Couronne lui a demandé précisément si quoi que ce soit dans sa déclaration à la police lui avait rafraîchi la mémoire à propos de ce qui s’était passé après que l’arme fut tombée. Il a répondu : [traduction] « Non, c’est la même chose. Je — Je n’ai pas vu exactement d’où elle est venue ou ce qui s’est passé. Je veux dire que, je ne sais pas ce qui s’est passé avec l’arme à feu une fois qu’elle a été ramassée. Je ne sais pas » (p. 24‑25). Encore une fois, la Couronne a demandé qui avait ramassé l’arme. Il a répondu : [traduction] « Je ne le sais pas exactement, parce que la personne qui me menaçait, c’est avec elle que j’ai un problème. C’est sur elle que je portais mon attention » (p. 25).
[99]                          Ce témoignage était incompatible avec la déclaration du gardien de sécurité à la police, recueillie peu de temps après l’incident. Selon cette déclaration, M. Serrano avait laissé tomber et ramassé l’arme. La déclaration du gardien de sécurité décrivait deux hommes qui étaient venus à la boîte de nuit : l’un portait une casquette de baseball et l’autre s’était vu refuser l’entrée parce que le gardien de sécurité avait eu un incident avec lui dans le passé. Dans sa déclaration à la police, le gardien de sécurité a affirmé que [traduction] « le type avec la casquette de baseball a laissé tomber l’arme à feu au sol. Il m’a regardé, il a ramassé l’arme et il a marché vers le sud de Rivalda Rd. » : p. 3. Nul ne conteste que M. Serrano est l’homme qui portait une casquette de baseball.
[100]                     Compte tenu de la contradiction entre la déclaration du gardien de sécurité à la police et son témoignage à l’enquête préliminaire, la Couronne a eu gain de cause dans sa demande pour que la déclaration du gardien de sécurité à la police — dans laquelle celui‑ci a affirmé que M. Serrano avait laissé tomber et ramassé l’arme — soit admise à l’enquête préliminaire sur le fondement de l’exception à la règle du ouï‑dire que constitue l’« enregistrement du souvenir ».
[101]                     Au procès, le gardien de sécurité a livré un témoignage compatible avec sa déclaration à la police, et a affirmé que M. Serrano avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu. Quand l’avocate de M. Samaniego a cherché à contre‑interroger le gardien de sécurité sur le témoignage initial incompatible qu’il avait donné à l’enquête préliminaire, la Couronne et l’avocate de M. Serrano ont formulé une objection. Au cours du voir‑dire qui a suivi, la juge du procès a été avisée de la contradiction entre le témoignage que le gardien de sécurité avait livré à l’enquête préliminaire et celui qu’il avait donné au procès. La juge a reconnu qu’il y avait une contradiction. Le jury et le témoin ont été rappelés et l’avocate de M. Samaniego a repris son interrogatoire du gardien de sécurité. Elle a interrogé le gardien de sécurité sur son témoignage initial à l’enquête préliminaire. Après avoir lu à haute voix des extraits de cette déposition, l’avocate de M. Samaniego lui a posé la question suivante : [traduction] « Alors, Monsieur, je vous le demande, pourquoi n’avez‑vous pas dit ce que vous nous dites aujourd’hui ou ce que vous nous avez dit hier? » (d.i., vol. III, p. 55).
[102]                     La Couronne a encore une fois formulé une objection, faisant valoir que la question était injuste parce que le témoin avait subséquemment adopté, à l’enquête préliminaire, sa déclaration à la police. Le jury et le témoin ont été invités de nouveau à se retirer pour la tenue d’un autre voir‑dire. La juge du procès a fait un examen plus poussé de la décision du juge de l’enquête préliminaire, apprenant que celui‑ci avait d’une part conclu que le gardien de sécurité avait eu un véritable trou de mémoire et avait d’autre part admis la déclaration à la police sur ce point comme preuve de la véracité de son contenu. La juge a ensuite estimé que cette avenue de contre‑interrogatoire était injuste, car il n’y avait aucune contradiction entre le témoignage du gardien à l’enquête préliminaire et son témoignage au procès (parce que le gardien de sécurité avait fini par adopter, pendant son témoignage à l’enquête préliminaire, sa déclaration à la police). Elle a statué que l’avocate de la défense ne pouvait pas opposer au témoin la déclaration antérieure incompatible.
[103]                     L’avocate de la défense a contesté cette décision. Elle a fait valoir qu’elle avait le droit de demander des explications au gardien de sécurité sur sa prétendue absence de mémoire. Elle a en outre expliqué, en réponse à d’autres interrogations de la juge du procès, que les questions étaient pertinentes puisqu’elles suggéraient que le gardien de sécurité avait d’abord refusé de livrer un témoignage incriminant contre M. Serrano. Plus particulièrement, l’avocate de la défense a expliqué que le témoignage initial du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire indiquait qu’il avait [traduction] « refusé d’identifier le — la personne qui avait laissé tomber l’arme à feu, mais que maintenant, il pouvait s’en rappeler immédiatement » : d.i., vol. III, p. 74‑75. Néanmoins, la juge du procès a refusé de permettre à l’avocate de la défense de poser ces questions, au motif qu’elles mineraient la décision du juge de l’enquête préliminaire. Elle a répété que le juge de l’enquête préliminaire s’était déjà penché sur ce point et a statué que même si l’avocate de M. Samaniego pouvait s’enquérir de l’absence de mémoire du gardien de sécurité de façon générale, elle ne pouvait pas [traduction] « entrer dans les détails de ce que [le gardien de sécurité] avait dit avant la présentation de cette requête » : p. 75.
[104]                     Le jury a alors été rappelé et s’est vu donner une directive de mi‑procès, soit de faire abstraction de toute contradiction entre le témoignage du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire et son témoignage au procès. La juge du procès a expliqué que le gardien de sécurité avait dû se faire rafraîchir la mémoire à l’enquête préliminaire et qu’il avait adopté sa déclaration à la police. La juge a donné au jury la directive selon laquelle, comme la déclaration à la police a été adoptée pour valoir comme témoignage du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire, [traduction] « vous devez faire complètement abstraction et ne tenir aucunement compte dans votre examen ou vos délibérations en l’espèce de toute mention faite aujourd’hui, par [l’avocate de M. Samaniego], du témoignage à l’enquête préliminaire en ce qui a trait à l’incertitude [du gardien de sécurité] quant à l’identité de la personne qu’il a vue tenir l’arme à feu » : p. 83‑84 (nous soulignons). Cette directive a été répétée dans l’exposé au jury au terme du procès.
[105]                     Le jury a déclaré M. Samaniego et M. Serrano tous deux coupables.
[106]                     Monsieur Samaniego a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité à la Cour d’appel de l’Ontario. La décision de la juge du procès de l’empêcher de contre‑interroger le gardien de sécurité sur cette contradiction constituait un de ses principaux moyens d’appel. Pour les besoins du présent pourvoi, nous désignerons cette question comme étant celle du « témoignage contradictoire quant à la possession ».
III.         Décision de l’instance inférieure (2020 ONCA 439, 151 O.R. (3d) 449)
A.           La juge Benotto (avec l’accord de la juge Thorburn)
[107]                     Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel. Selon elles, toutes les décisions de mi‑procès contestées étaient des décisions discrétionnaires de gestion de l’instance et commandaient la déférence. Comme aucune de ces décisions n’avait [traduction] « privé l’appelant d’une preuve substantielle nécessaire à sa défense », il n’y avait pas lieu de tenir un nouveau procès : par. 1.
[108]                     Les juges majoritaires n’ont rien eu à reprocher à la décision rendue par la juge du procès en ce qui a trait au témoignage contradictoire quant à la possession, et ce, pour trois raisons. Premièrement, l’avocate de la défense avait formulé ses questions comme se rapportant à la mémoire, plutôt que comme une attaque contre la crédibilité du gardien de sécurité. Deuxièmement, la déclaration à la police faisait partie du témoignage du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire. En conséquence, le gardien de sécurité [traduction] « a livré le même témoignage au procès que celui qu’il a donné à l’enquête préliminaire » : par. 41. Troisièmement, cette décision n’a pas rendu le procès inéquitable. Il était loisible à M. Samaniego d’explorer d’autres contradictions dans le témoignage du gardien sécurité. Il pouvait en outre explorer la suggestion selon laquelle le témoignage du gardien de sécurité avait été conçu pour aider M. Serrano à d’autres étapes du procès.
B.            Le juge Paciocco (dissident)
[109]                     Le juge Paciocco était d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Il n’a pas souscrit à l’opinion des juges majoritaires selon laquelle les décisions contestées constituaient des décisions de gestion de l’instance. Selon lui, les décisions contestées étaient toutes des décisions en matière de preuve, lesquelles sont régies par le droit de la preuve. Puisque les décisions contestées étaient erronées en droit et qu’elles avaient privé M. Samaniego d’une preuve probante susceptible de miner la crédibilité du gardien de sécurité, la tenue d’un nouveau procès était nécessaire.
[110]                     Pour ce qui est de la décision sur le témoignage contradictoire quant à la possession, le juge Paciocco a conclu que la juge du procès avait eu tort d’empêcher l’avocate de la défense d’explorer cette contradiction. La contradiction dans le témoignage du gardien de sécurité était manifeste. À l’enquête préliminaire, ce dernier a témoigné qu’il n’avait pas vu qui avait l’arme à feu. Au procès, il a dit que M. Serrano était la personne qui l’avait laissée tomber et ramassée. Cette contradiction n’a pas été effacée par l’adoption subséquente, à l’enquête préliminaire, de la déclaration à la police. La juge du procès n’était pas liée par la décision en matière de preuve rendue par le juge de l’enquête préliminaire et elle a eu tort d’appuyer sa décision sur ce fondement.
[111]                     Le juge Paciocco n’a pas souscrit non plus à la conclusion des juges majoritaires selon laquelle l’avocate de la défense avait formulé ses questions comme se rapportant uniquement à la mémoire. Bien qu’elle eût pu mieux l’exprimer, l’avocate de la défense tentait manifestement d’établir que le témoignage initial du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire était un choix délibéré pour protéger M. Serrano, et non pas une situation de véritable perte de mémoire. C’est ce qui ressort de l’explication fournie par l’avocate de la défense quant à la pertinence des questions, où elle a mentionné que cela démontrait que le gardien de sécurité avait d’abord [traduction] « refusé d’identifier » qui avait laissé tomber l’arme. C’est également ce qui ressort de l’ensemble de la stratégie de l’avocate de la défense au procès, à savoir établir que le gardien de sécurité livrait un faux témoignage pour aider son ami, M. Serrano.
IV.         Prétentions des parties
A.           L’appelant, M. Samaniego
[112]                     Monsieur Samaniego prétend que la juge du procès a rendu des décisions erronées en matière de preuve qui l’ont empêché de présenter une défense pleine et entière. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont validé à tort ces décisions en concluant qu’il s’agissait de décisions de gestion de l’instance et qu’elles commandaient la déférence en appel. Il s’agissait plutôt de décisions en matière de preuve. Leur bien‑fondé devait être apprécié au regard du droit de la preuve.
[113]                     La juge du procès a commis deux erreurs dans sa décision sur le témoignage contradictoire quant à la possession. Premièrement, elle a conclu à tort que la déclaration incompatible initiale du gardien de sécurité avait été effacée par son adoption subséquente de la déclaration à la police. Deuxièmement, elle a statué à tort qu’elle était liée par la décision en matière de preuve rendue par le juge de l’enquête préliminaire.
[114]                     La Cour d’appel a commis une erreur en validant cette décision au motif qu’elle n’avait entraîné aucune iniquité. Bien que la juge du procès ait autorisé l’avocate de la défense à interroger le gardien de sécurité sur son absence de mémoire de manière générale, cela n’était pas suffisant pour lui permettre de mener un contre‑interrogatoire efficace. Un contre‑interrogatoire efficace doit exposer des contradictions précises, il ne suffit pas de poser des questions générales.
B.            L’intervenante, la Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
[115]                     La Criminal Lawyers’ Association (Ontario) (« CLAO ») intervient et demande à notre Cour de préciser l’étendue des pouvoirs de gestion de l’instance dont le juge du procès est investi. La CLAO est préoccupée par ce qu’elle perçoit être une tendance grandissante, illustrée par les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel, d’étendre les pouvoirs de gestion de l’instance et de les amalgamer au pouvoir du juge du procès de rendre des décisions en matière de preuve. Elle demande à notre Cour de statuer que les pouvoirs de gestion de l’instance prennent fin là où commencent les règles de preuve.
C.            L’intimée, la Couronne
[116]                     La Couronne prétend que les décisions contestées rendues par la juge du procès étaient toutes adéquatement fondées sur [traduction] « la compétence incontestée de la juge du procès de gérer l’instance » et de restreindre un contre‑interrogatoire inapproprié : m.i., par. 25. Ses motifs n’étaient entachés d’aucune erreur. Les décisions étaient fondées sur le dossier à mesure qu’il évoluait et sur les observations présentées par l’avocate de la défense, lesquelles étaient déroutantes et vagues, tant de l’avis des juges majoritaires que de celui du juge dissident. Les décisions doivent être appréciées en gardant ce contexte en tête.
[117]                     La décision rendue par la juge du procès en ce qui a trait au témoignage contradictoire quant à la possession ne comportait aucune erreur. L’avocate de la défense n’a pas dit clairement que la ligne de questions visait à mettre en évidence des contradictions dans le témoignage du gardien de sécurité. La juge du procès est simplement intervenue pour faire une mise au point après que l’avocate de la défense eut résumé de manière inexacte le témoignage livré à l’enquête préliminaire. La juge du procès avait le droit d’intervenir sur ce fondement.
[118]                     La Couronne rejette également la prétention de la CLAO selon laquelle les pouvoirs de gestion de l’instance et les décisions en matière de preuve sont des notions séparées et distinctes. Ces pouvoirs se chevauchent souvent. Par exemple, les juges de procès peuvent limiter un contre‑interrogatoire vexatoire, abusif, répétitif, trompeur ou trop long au moyen de leurs pouvoirs de gestion de l’instance. Cependant, ces décisions restreignent inévitablement le contre‑interrogatoire quant à une preuve qui serait admissible par ailleurs. Il est donc impossible de cloisonner ces deux pouvoirs. La Couronne demande à notre Cour de confirmer l’état actuel du droit qui, selon son interprétation, reconnaît un certain chevauchement inévitable entre les pouvoirs de gestion de l’instance et les décisions en matière de preuve.
[119]                     Enfin, la Couronne prétend que notre Cour n’a pas juridiction pour entendre le présent pourvoi. Pour faire intervenir la juridiction de la Cour en application de l’al. 691(1)a) du Code criminel, il doit y avoir désaccord sur une « question de droit » entre les juges majoritaires et le juge dissident d’une cour d’appel, lequel a eu une incidence sur l’issue de l’appel. Le désaccord entre les juges majoritaires et le juge dissident à la Cour d’appel en l’espèce ne soulève pas de question de droit. Il porte sur leur appréciation respective de la preuve qui sous‑tend les décisions de la juge du procès.
V.           Questions en litige
[120]                     Les questions suivantes doivent être examinées dans le présent pourvoi :
A.                     Le présent pourvoi soulève‑t‑il une question de droit de sorte que la Cour a juridiction pour entendre l’affaire?
B.                     Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont‑elles commis une erreur en concluant que la décision rendue par la juge du procès en ce qui a trait au témoignage contradictoire quant à la possession constituait un exercice approprié de ses pouvoirs de gestion de l’instance et commandait la déférence?
C.                     Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont‑elles, en concluant que la décision contestée n’avait pas d’incidence sur l’équité du procès, commis une erreur justifiant la tenue d’un nouveau procès?
VI.         Analyse
A.           Question 1 : La Cour a juridiction pour entendre le pourvoi
[121]                     La Cour a juridiction pour entendre le présent pourvoi. La Couronne fait valoir que l’opportunité des interventions judiciaires dans un contre‑interrogatoire ne soulève pas une question de droit seulement, et que la Cour n’a donc pas juridiction : Fanjoy c. La Reine, 1985 CanLII 53 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 233, p. 238‑239; R. c. Khanna, 2016 ONCA 39, par. 9 (CanLII).
[122]                     Nous sommes d’avis de rejeter cet argument. Dans l’arrêt R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, la Cour a adopté une approche généreuse à l’égard de la juridiction, affirmant que l’application d’une norme juridique aux faits de l’affaire soulève une question de droit : par. 23; voir aussi R. c. Shepherd, 2009 CSC 35, [2009] 2 R.C.S. 527, par. 20. Le fait que la question puisse être considérée comme n’étant pas une « question de droit seulement » n’a aucune importance.
[123]                     L’affaire dont la Cour est saisie en l’espèce soulève clairement des questions concernant l’application de normes juridiques : le présent pourvoi porte essentiellement sur la question de savoir si la juge du procès a appliqué de façon appropriée la norme relative à l’admissibilité de la preuve ainsi que la norme qui permet d’intervenir dans le contre‑interrogatoire d’un témoin de la Couronne. La Cour a juridiction.
B.            Question 2 : La décision rendue par la juge du procès en ce qui a trait au témoignage contradictoire quant à la possession n’était pas une décision relative à la gestion de l’instance
(1)         Les pouvoirs de gestion de l’instance et le droit de la preuve doivent demeurer séparés et distincts
[124]                     Comme l’illustre la présente affaire, une incertitude plane sur la question de savoir si le juge du procès peut exclure une preuve pertinente et substantielle au moyen de ses pouvoirs de gestion de l’instance. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que les décisions de première instance contestées étaient toutes [traduction] « des décisions de gestion de l’instance qui relevaient du pouvoir discrétionnaire de la juge du procès » et qui commandaient la déférence en appel : par. 1. Le juge dissident n’était pas de cet avis et a qualifié les décisions en question de décisions en matière de preuve. En conséquence, le présent pourvoi commande une analyse de l’étendue des pouvoirs de gestion de l’instance du juge du procès et de leur lien avec le droit de la preuve.
[125]                     Les juges de procès sont maîtres de la conduite des procédures qu’ils président. Ils devraient contrôler, diriger et gérer l’instruction de manière efficace et efficiente : R. c. John, 2017 ONCA 622, 350 C.C.C. (3d) 397, par. 47; R. c. Potter, 2020 NSCA 9, 385 C.C.C. (3d) 1, par. 748. Les pouvoirs de gestion de l’instance permettent notamment aux juges de procès d’imposer des limites raisonnables aux observations orales, d’ordonner des observations écrites, de différer leurs décisions, de refuser d’instruire des requêtes frivoles après avoir entendu les parties et, exceptionnellement, de décider de l’ordre dans lequel les éléments de preuve sont présentés : R. c. Felderhof (2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 68 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 57; R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659, par. 38‑39; R. c. Greer, 2020 ONCA 795, 397 C.C.C. (3d) 40, par. 110. Les tribunaux d’appel devraient faire preuve de déférence à l’égard des décisions appropriées de gestion de l’instance : R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 139.
[126]                     Les pouvoirs de gestion de l’instance ne devraient toutefois pas être utilisés pour exclure une preuve pertinente, substantielle et par ailleurs admissible. Certaines cours d’appel provinciales ont déjà reconnu que le fait d’exclure une preuve sous le couvert de tels pouvoirs constituerait un [traduction] « exercice inhabituel » de ceux‑ci : R. c. Horan, 2008 ONCA 589, 237 C.C.C. (3d) 514, par. 33; R. c. Spackman, 2012 ONCA 905, 295 C.C.C. (3d) 177, par. 104; voir également R. c. Nield, 2019 BCCA 27, 372 C.C.C. (3d) 375, par. 74. Nous irions même un peu plus loin. À notre avis, les pouvoirs de gestion de l’instance ne peuvent jamais être utilisés pour exclure une preuve pertinente et substantielle. Les décisions sur l’admissibilité d’une preuve matérielle ou testimoniale, notamment les décisions sur les lignes de questions permissibles en contre‑interrogatoire, sont des décisions en matière de preuve. Leur bien‑fondé est régi par les règles de preuve, et non par les pouvoirs judiciaires de gestion de l’instance.
[127]                     Cette conclusion s’appuie sur la décision de principe quant aux pouvoirs de gestion de l’instance, à savoir l’arrêt Felderhof. Dans cette affaire, il était question d’une poursuite complexe impliquant des infractions à la Loi sur les valeurs mobilières, L.R.O. 1990, c. S.5. Après 70 jours d’instruction, les avocats de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (« CVMO ») ont demandé un arrêt des procédures et la tenue d’un nouveau procès devant un autre juge. La CVMO a fait valoir entre autres que le juge du procès avait commis une erreur en ordonnant que la CVMO, contrairement à ce qu’elle souhaitait, fasse entendre son prochain témoin plutôt que de présenter une requête sur l’admissibilité de divers documents. Le juge a estimé qu’entendre le témoin avant de se prononcer sur les documents constituerait une utilisation plus efficace du temps dont disposait le tribunal. En appel de la décision rejetant sa demande, la CVMO a soutenu que le juge du procès n’avait pas le pouvoir de passer outre à son droit de présenter sa preuve à son gré, en l’absence d’un abus de procédure ou d’une violation de la Charte canadienne des droits et libertés.
[128]                     S’exprimant au nom d’une cour unanime, le juge Rosenberg n’a constaté aucune erreur dans l’ordonnance du juge du procès. Il a conclu que le pouvoir de donner cette directive reposait sur la compétence inhérente qu’a le tribunal de première instance de contrôler sa propre procédure. C’est dans ce contexte que le juge Rosenberg a défini comme suit l’étendue des pouvoirs [traduction] « de gestion de l’instance » dont est investi le juge du procès :
     [traduction] Je crois qu’une observation s’impose au sujet du pouvoir de gestion de l’instance. Il n’est ni nécessaire ni possible définir de manière exhaustive son contenu ou ses limites. Cependant, il comprend à tout le moins le pouvoir d’imposer des limites raisonnables aux observations orales, d’ordonner que des observations soient présentées par écrit, d’exiger d’autres preuves éventuelles avant que soit entrepris un long voir‑dire, de différer des décisions, de prescrire la manière dont se déroule un voir‑dire, en particulier s’il convient d’y procéder sur la base d’un témoignage ou sous une autre forme, et, exceptionnellement, de décider de l’ordre dans lequel les éléments de preuve sont présentés. Ce dernier pouvoir doit être exercé avec circonspection parce que le juge du procès ne connaît pas le dossier des avocats. Cependant, un juge ne commettrait pas une erreur de compétence en exerçant ce pouvoir, à moins que la décision n’ait eu pour effet de causer un tort injuste et irréparable à la poursuite. Cela ne s’est pas produit en l’espèce. [par. 57]
[129]                     Le juge Rosenberg n’a pas non plus constaté d’erreur dans l’ordonnance du juge du procès intimant à la CVMO de préparer et de communiquer une liste de documents qu’elle entendait soumettre à un témoin. Encore une fois, cette ordonnance était autorisée par les pouvoirs de gestion de l’instance dont disposait le juge et par la nécessité d’une conduite efficace du procès.
[130]                     Nous souscrivons à l’approche adoptée dans l’arrêt Felderhof. Cette décision reflète bien que les pouvoirs de gestion de l’instance n’ont jamais été conçus dans l’optique d’empiéter sur les règles de preuve. Les pouvoirs de gestion de l’instance mis en évidence dans Felderhof permettent aux juges de procès de contrôler le déroulement de l’instance en gérant la manière dont les parties présentent leur preuve, et non pas les éléments qu’elles peuvent soumettre pour bâtir celle‑ci. À titre d’exemple, la décision du juge du procès de différer son jugement sur l’admissibilité de documents jusqu’à ce que la CVMO fasse entendre son témoin suivant n’a pas empêché la CVMO d’utiliser ces documents contestés pour bâtir sa cause; elle a simplement eu pour effet de remettre l’examen de la question de l’admissibilité à plus tard au cours du procès et de changer l’ordre dans lequel la CVMO a présenté sa preuve. En fait, aucune des décisions de gestion de l’instance rendues dans Felderhof n’a eu d’incidence sur le contenu substantiel de la preuve de la CVMO.
[131]                     Avant de conclure, nous tenons à souligner que cette conclusion ne signifie pas que les décisions de gestion de l’instance sont sans conséquence et qu’elles ne devraient pas être rendues de façon méthodique. La façon dont les parties présentent leur preuve peut être tout aussi importante que le contenu de celle‑ci. En conséquence, ces pouvoirs devraient être exercés avec prudence : Felderhof, par. 38. Les juges de procès devraient en général se limiter à l’exercice de leurs propres responsabilités, et laisser les avocats et le jury s’acquitter de leurs fonctions respectives : R. c. Murray, 2017 ONCA 393, 138 O.R. (3d) 500, par. 39. Si les décisions de gestion de l’instance rendent un procès inéquitable, un nouveau procès sera nécessaire, même s’il n’y a aucun conflit avec les règles de preuve : Felderhof, par. 38 et 56; Potter, par. 787; Murray, par. 96 et 105; John, par. 50‑51.
(2)         Les règles de preuve tiennent compte des préoccupations liées à l’efficacité du procès
[132]                     La Couronne a fait valoir que le fait de séparer les pouvoirs de gestion de l’instance des règles de preuve de la façon précédemment décrite serait source d’inefficacité et de confusion. À son avis, il est impossible de [traduction] « cloisonner » les pouvoirs de gestion de l’instance et les règles de preuve, en particulier dans le contexte d’un contre‑interrogatoire. La Couronne soutient que d’importantes limites au contre‑interrogatoire peuvent se justifier tant pour des raisons de preuve que pour des motifs liés à la gestion de l’instance parce que [traduction] « [c]ertaines limites reposeront uniquement sur des questions de preuve comme la pertinence » alors que d’autres « seront fondées sur l’efficacité afin de favoriser le maintien du cap » : m.r.i., par. 3.
[133]                     Nous sommes en désaccord. Cet argument repose sur l’hypothèse erronée selon laquelle le droit de la preuve ne tient pas compte des préoccupations liées à l’efficacité du procès. Le droit de la preuve permet aux tribunaux de mettre en balance les avantages de l’admission d’une preuve testimoniale ou matérielle, et ses désavantages quant à l’efficacité du procès. Les tribunaux devraient exclure une preuve en principe admissible lorsque les désavantages pour l’instruction du procès l’emportent sur les avantages. C’est ce qui ressort des règles d’exclusion établies, ainsi que du pouvoir discrétionnaire général d’exclure une preuve lorsque ses effets préjudiciables l’emportent sur sa valeur probante.
[134]                     La règle relative aux faits incidents, par exemple, est une règle d’exclusion établie qui interdit de présenter une preuve uniquement dans le but de contredire un témoin sur un fait incident : R. c. C.F., 2017 ONCA 480, 349 C.C.C. (3d) 521, par. 58. Cette règle vise à favoriser l’efficacité judiciaire : D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 4. Dans la plupart des cas, les faits incidents sont pertinents et substantiels, mais n’ont pas une grande valeur probante en ce qui concerne les véritables questions en litige. Les tribunaux empêchent donc les parties d’explorer des faits incidents, puisque leurs effets négatifs sur l’instruction du procès l’emportent sur les avantages qu’ils peuvent présenter dans la recherche de la vérité. Cependant, quand les avantages des faits incidents l’emportent sur leur incidence négative sur l’instruction du procès, des exceptions à cette règle générale d’exclusion s’appliquent. Les exceptions établies à la règle relative aux faits incidents — telle une preuve de partialité — reconnaissent que dans le cas où la valeur probante du fait incident l’emporte sur ses effets préjudiciables à l’efficacité du procès, les parties devraient être autorisées à explorer la question : p. 604.
[135]                     Plus généralement, les juges de procès ont le pouvoir discrétionnaire résiduel d’exclure une preuve en principe admissible quand ses effets préjudiciables l’emportent sur sa valeur probante. Une preuve est notamment préjudiciable lorsqu’elle compromettrait indûment l’efficacité du procès en exigeant « un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur » : R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9, p. 21; voir aussi R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908, par. 37 et 83; R. c. Candir, 2009 ONCA 915, 250 C.C.C. (3d) 139, par. 60‑61; R. c. Hall, 2018 ONCA 185, 139 O.R. (3d) 561, par. 59; R. c. Podolski, 2018 BCCA 96, 360 C.C.C. (3d) 1, par. 382‑389.
[136]                     Contrairement à ce que prétend la Couronne, les limites au contre‑interrogatoire peuvent, et devraient, être considérées comme des cas d’application de ces règles ordinaires de preuve et, en particulier, comme des cas d’application du pouvoir résiduel du juge du procès d’exclure une preuve trop préjudiciable : R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 44 et 50; Nield, par. 73. La Couronne a raison d’affirmer que certains tribunaux ont estimé que la faculté du juge du procès de restreindre un contre‑interrogatoire constitue un exercice de ses pouvoirs de gestion de l’instance. À titre d’exemple, certains tribunaux ont qualifié les interventions en vue d’empêcher un contre‑interrogatoire non pertinent, répétitif ou trompeur de décisions de gestion de l’instance : voir John, par. 52; R. c. Polanco, 2018 ONCA 444, par. 22 (CanLII); R. c. Evans, 2019 ONCA 715, 147 O.R. (3d) 577, par. 104.
[137]                     Nous sommes en désaccord avec ce courant jurisprudentiel et nous sommes d’avis de l’écarter sur ce point. Il est plus approprié de qualifier de telles interventions de décisions en matière de preuve. Le juge du procès devrait empêcher les avocats de poser des questions non pertinentes parce que de telles questions n’ont aucune valeur probante. De même, les tribunaux devraient interrompre des interrogatoires répétitifs ou trompeurs parce que la valeur probante de tels interrogatoires est minime alors que leurs effets préjudiciables sur l’instruction du procès sont importants : voir R. c. Mitchell, 2008 ONCA 757, par. 7 et 19 (CanLII); Candir, par. 60‑63; Podolski, par. 382‑389.
[138]                     En somme, dans l’examen de l’admissibilité d’une preuve matérielle ou testimoniale, les juges de procès peuvent, et devraient, prendre en considération les préoccupations liées à l’efficacité du procès. Il n’est pas nécessaire de se fonder sur les pouvoirs de gestion de l’instance pour mettre en balance les avantages de la preuve et le besoin de célérité du procès.
[139]                     Cependant, le fait de s’appuyer sur les pouvoirs de gestion de l’instance pour rendre des décisions en matière de preuve comporte des risques importants. Nous nous attarderons sur les deux suivants, à savoir les risques relatifs (1) à la prévisibilité et l’uniformité des procès, et (2) au droit de l’accusé à une défense pleine et entière.
(a)           Les règles de preuve favorisent la prévisibilité et l’uniformité
[140]                     La plupart des litiges ont pour objet la recherche de la vérité. Habituellement, les affaires portent sur un différend quant aux faits, et non sur des désaccords quant à ce que prescrit le droit. Ainsi, les règles qui régissent la manière dont les parties peuvent établir les faits à l’appui de leur thèse sont souvent tout aussi importantes que les principes juridiques de fond qui régissent le litige.
[141]                     Les règles de preuve dictent comment les parties peuvent établir les faits nécessaires pour prouver leur thèse. Cela permet aux parties de savoir quels éléments elles peuvent présenter à l’appui de leur position, comment elles peuvent présenter ces éléments et quelle utilisation elles peuvent en faire une fois qu’ils ont été admis : voir R. c. Youvarajah, 2013 CSC 41, [2013] 2 R.C.S. 720, par. 25.
[142]                     En l’absence de motif clair d’exclusion, les parties sont autorisées à présenter toute preuve pertinente et substantielle au juge des faits : R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757, par. 68; C. A. Wright, « The Law of Evidence : Present and Future » (1942), 20 R. du B. can. 714, p. 715; S. N. Lederman, A. W. Bryant et M. K. Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (5e éd. 2018), §1.1. Une décision qui limite le juge des faits dans sa prise en considération d’une preuve pertinente et substantielle, en l’absence d’une raison claire de politique générale ou de droit justifiant l’exclusion, compromet le droit constitutionnel de l’accusé à une défense pleine et entière. Ceci porte aussi atteinte à l’intérêt de la société à ce que la vérité soit découverte : R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577, p. 609; R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 47‑48.
[143]                     Quand l’admissibilité d’une preuve testimoniale ou matérielle est en cause, les juges de procès devraient porter leur attention sur les règles de preuve, et non pas sur leurs pouvoirs de gestion de l’instance. Recourir aux pouvoirs de gestion de l’instance pour rendre des décisions en matière de preuve pourrait créer un système à deux paliers : certaines parties auraient à bâtir leur cause suivant les règles de preuve établies, alors que d’autres auraient à le faire eu égard au pouvoir discrétionnaire de gestion de l’instance dont est investi le juge du procès, lequel est moins clairement défini et obscur. Les procès seraient alors moins prévisibles, moins accessibles et moins équitables. Cela aurait aussi pour effet de freiner l’évolution du droit. Si des décisions appropriées ne peuvent pas être rendues en application des règles actuelles de preuve, ces règles devraient être modifiées, et non pas ignorées.
(b)         Les règles de preuve protègent le droit de la personne accusée de présenter une défense pleine et entière
[144]                     Les règles de preuve accordent une protection spéciale aux personnes accusées. Ces dernières possèdent un droit étendu de présenter une preuve : R. c. Clarke (1998), 1998 CanLII 14604 (ON CA), 18 C.R. (5th) 219 (C.A. Ont.), p. 231. Contrairement à ce qui se passe dans le cas d’une preuve produite par la Couronne, il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire permettant d’exclure une preuve de la défense, en principe admissible, pour le simple motif que ses effets préjudiciables l’emportent sur sa valeur probante. Une preuve présentée par la défense devrait plutôt être exclue uniquement quand le préjudice qu’elle est susceptible de causer l’emporte substantiellement sur sa valeur probante : Seaboyer, p. 611‑612; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, par. 76. Cette norme plus exigeante applicable à l’exclusion d’une preuve produite par la défense repose sur le principe fondamental de notre système de justice, selon lequel il vaut généralement mieux prononcer un acquittement inexact qu’une déclaration de culpabilité injustifiée.
[145]                     Le droit étendu d’une personne accusée de présenter une preuve comprend le droit étendu de contre‑interroger les témoins de la Couronne, en particulier lorsque la crédibilité est centrale à l’issue du procès : Lyttle, par. 69‑70; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 663‑665. Le juge du procès ne devrait intervenir dans un contre‑interrogatoire mené par la défense que dans le cas où le préjudice causé par les questions de l’accusé l’emporte substantiellement sur la valeur de la preuve : Nield, par. 73.
[146]                     Si le juge du procès, sous le couvert de ses pouvoirs de gestion de l’instance, restreint une preuve présentée par la défense, ces garanties peuvent ne pas être prises en compte. Les règles de preuve énoncées précédemment protègent le droit de l’accusé à une défense pleine et entière en garantissant que les juges de procès n’excluent pas trop facilement une preuve de la défense, même lorsque cette preuve a une valeur probante minime ou des effets préjudiciables graves. Les pouvoirs de gestion de l’instance n’obligent par les juges de procès à faire preuve de pareille prudence. Recourir à ces pouvoirs pour restreindre une ligne de questions en contre‑interrogatoire au nom de l’efficacité du procès pourrait, par exemple, empêcher l’avocat de la défense d’obtenir une preuve pertinente et substantielle, et ce, même lorsque les effets préjudiciables des questions ne l’emportent pas substantiellement sur leur valeur probante.
[147]                     Cela compromettrait le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et accroîtrait le risque de déclarations de culpabilité injustifiées. Cependant, ce risque peut être minimisé en veillant à ce que les juges appelés à se prononcer sur l’admissibilité d’une preuve matérielle ou testimoniale portent systématiquement leur attention sur les règles de preuve, plutôt que sur leurs pouvoirs de gestion de l’instance.
[148]                     Vu la proximité du juge du procès avec la preuve et sa connaissance de la dynamique d’un procès, son évaluation mûrement réfléchie de la valeur probante et de l’effet préjudiciable commande la déférence en appel : R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581, par. 31. Cependant, la question de savoir si le juge a appliqué la norme juridique adéquate pour se prononcer sur une question de preuve est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), vol. 3, §37:31; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8; R. c. Duong, 2007 ONCA 68, 84 O.R. (3d) 515, par. 54; R. c. C. (K.), 2015 ONCA 39, 17 C.R. (7th) 181, par. 36.
(3)         L’exclusion de la preuve sur l’identité de la personne qui avait l’arme à feu en sa possession était une décision erronée en matière de preuve
[149]                     Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que l’exclusion par la juge du procès du témoignage qu’avait rendu le gardien de sécurité à l’enquête préliminaire, à propos de l’identité de la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu, constituait un exercice approprié de ses pouvoirs de gestion de l’instance et commandait la déférence. C’était une erreur. En empêchant l’avocate de M. Samaniego de contre‑interroger le gardien de sécurité sur son témoignage contradictoire, la juge du procès a exclu une preuve pertinente prima facie, substantielle et par ailleurs admissible. Il s’agissait d’une décision en matière de preuve et son bien‑fondé doit être évalué à la lumière du droit de la preuve. Comme nous l’expliquons ci‑après, cette erreur est suffisante pour justifier la tenue d’un nouveau procès. Il n’est donc pas nécessaire de traiter davantage des trois autres décisions contestées.
[150]                     Nous ne contestons pas que la question initiale posée par l’avocate de M. Samaniego était mal formulée. Après avoir lu à haute voix le passage pertinent de la transcription de l’enquête préliminaire, l’avocate de M. Samaniego a posé la question suivante au gardien de sécurité : [traduction] « . . . pourquoi n’avez‑vous pas dit ce que vous nous dites aujourd’hui ou ce que vous nous avez dit hier? » Comme le soulignent les juges majoritaires de la Cour d’appel, la juge du procès a estimé qu’il s’agissait d’une question susceptible d’induire en erreur, puisque le gardien de sécurité avait fini par adopter, à l’enquête préliminaire, sa déclaration à la police.
[151]                     Le droit de la preuve offrait à la juge du procès plusieurs moyens de traiter de cette question sans doute trompeuse. Si elle croyait que la question était trompeuse parce qu’il lui manquait le contexte nécessaire, elle aurait pu demander à l’avocate de M. Samaniego de reformuler celle‑ci et d’attirer l’attention du gardien de sécurité sur le fait qu’il avait en outre subséquemment adopté, à l’enquête préliminaire, sa déclaration à la police : Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5, par. 10(1); Lederman, Bryant et Fuerst, §16.186. La juge du procès aurait aussi simplement pu autoriser la question et laisser à la Couronne le soin de soulever en réplique la déclaration antérieure compatible du gardien de sécurité à la police : voir Hill, Tanovich et Strezos, vol. 2, §21:91; Murray, par. 152‑154. D’une manière ou d’une autre, le jury aurait alors pu évaluer si la contradiction résultait d’une véritable perte de mémoire chez le gardien de sécurité ou si elle illustrait plutôt le fait que celui‑ci avait livré un faux témoignage à l’enquête préliminaire dans le but de protéger son ami.
[152]                     Subsidiairement, si la juge du procès estimait que l’avocate de la défense dénaturait sans fondement les faits et induisait le jury en erreur, elle aurait pu limiter cette ligne de questions lors du contre‑interrogatoire. Son pouvoir général d’exclusion de la preuve le lui permet lorsque les effets préjudiciables de la question l’emportent substantiellement sur sa valeur probante. Contrairement à ce qu’affirme notre collègue, il s’agirait là d’une décision en matière de preuve, et non pas d’une décision relative à la gestion de l’instance.
[153]                     La juge du procès n’a emprunté aucune de ces avenues. Elle n’a pas conclu que les effets préjudiciables de la question l’emportaient substantiellement sur sa valeur probante, et rien ne permettait non plus de le faire. Elle a plutôt estimé que la question était trompeuse parce qu’il lui manquait un élément de contexte nécessaire, à savoir que le gardien de sécurité avait fait une déclaration compatible dans sa déclaration à la police. Cependant, au lieu de suivre les procédures adéquates en matière de preuve énoncées ci‑dessus pour traiter de la situation, la juge du procès a empêché l’avocate de M. Samaniego de poser quelque question que ce soit quant à ce qu’avait dit le gardien de sécurité à l’enquête préliminaire, soit avant d’adopter sa déclaration à la police. Elle a ensuite donné comme directive au jury de faire abstraction et de ne tenir aucunement compte dans ses délibérations de toute mention du témoignage du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire en ce qui a trait à son incertitude quant à l’identité de la personne qu’il avait vue tenir l’arme à feu.
[154]                     Il ne s’agissait pas d’une décision relative à la gestion de l’instance. Cette décision n’a eu aucune incidence sur la manière dont M. Samaniego pouvait présenter sa preuve; au contraire, elle a eu une incidence directe sur le cœur de sa défense et sur sa capacité à bâtir sa défense. Cette décision a empêché l’avocate de M. Samaniego de présenter une preuve testimoniale — c’est‑à‑dire le témoignage du gardien de sécurité au procès — qui aurait pu miner la crédibilité du gardien de sécurité. Il s’agissait donc d’une décision en matière de preuve. Son bien‑fondé doit être apprécié au regard du droit de la preuve.
[155]                     Rien ne justifiait l’exclusion de cette preuve. Celle‑ci était pertinente et substantielle. Le témoignage initial du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire était manifestement incompatible avec son témoignage au procès, comme l’a elle‑même reconnu la juge du procès. Cette preuve était donc pertinente et substantielle quant à une question centrale au procès — la crédibilité du gardien de sécurité. Nous le répétons, le témoignage du gardien de sécurité était la seule preuve présentée au procès qui liait M. Samaniego à l’arme à feu. Établir que le gardien de sécurité avait livré un témoignage contradictoire quant à la question fondamentale à la culpabilité de l’accusé — soit celle de savoir qui avait l’arme en sa possession — aurait pu compromettre grandement sa crédibilité. Cela aurait en outre pu étayer la thèse centrale de la défense de M. Samaniego au procès, à savoir que le gardien de sécurité avait un parti pris et qu’il était disposé à livrer un témoignage trompeur dans le but d’aider son ami, M. Serrano.
[156]                     De plus, la preuve en cause n’était l’objet d’aucune règle d’exclusion. Le fait que la déclaration du gardien de sécurité à la police a été admise à l’enquête préliminaire en vertu d’une exception à la règle du ouï‑dire n’a pas eu pour effet d’effacer le témoignage incompatible antérieur. La juge du procès semble avoir mal compris l’effet de la décision à l’enquête préliminaire. Cette décision ne liait pas la juge : R. c. Hynes, 2001 CSC 82, [2001] 3 R.C.S. 623, par. 48; R. E. Salhany, Canadian Criminal Procedure (6e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, §5:5. Elle n’a pas non plus effacé la preuve. Comme le souligne à bon droit le juge Paciocco dans sa dissidence, [traduction] « [l]e témoignage ultérieur ne supprime pas le témoignage antérieur » : par. 125. La juge du procès a eu tort de conclure autrement.
[157]                     Enfin, les effets préjudiciables de la preuve ne l’emportaient pas substantiellement sur sa valeur probante : Seaboyer, p. 611‑612. Rappelons que la valeur probante de cette preuve était extrêmement élevée et touchait à la question centrale soulevée au procès. Par ailleurs, les effets préjudiciables étaient tout au plus minimes. De fait, ni la juge du procès ni la Couronne n’ont prétendu s’appuyer sur ce fondement pour l’exclusion, puisqu’il n’y avait manifestement aucun motif de le faire.
[158]                     Cette décision erronée en matière de preuve a privé M. Samaniego du droit de poursuivre une ligne de questions très pertinente lors du contre‑interrogatoire. Elle a en outre usurpé le rôle du jury. Il se peut que la juge du procès ait considéré le témoignage contradictoire comme un cas de véritable perte de mémoire. Cependant, cette décision ne lui appartenait pas. C’est le jury, et non la juge du procès, qui était habilité à trancher la question de savoir si la contradiction résultait d’une véritable perte de mémoire ou bien du fait que le gardien de sécurité livrait un faux témoignage dans le but de protéger son ami.
C.            Question 3 : La disposition réparatrice ne peut valider cette erreur
[159]                     Le sous‑alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel, connu sous le nom de disposition réparatrice, permet à une cour d’appel de rejeter un appel, malgré une erreur de droit, lorsqu’il n’y a « aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ».
[160]                     Devant la Cour d’appel, la Couronne n’a pas soulevé l’application de la disposition réparatrice. Elle ne l’a pas fait non plus dans son mémoire devant notre Cour. Ce n’est qu’en réponse à une question posée lors des plaidoiries orales devant notre Cour que la Couronne a fait valoir que la disposition réparatrice pouvait être appliquée si une erreur de droit était constatée. Bien que nous soyons d’accord pour dire que notre Cour est saisie, à bon droit, de cette question, nous estimons que la disposition réparatrice est clairement inapplicable.
[161]                     La jurisprudence sur l’application de la disposition réparatrice est claire. Cette disposition ne peut être appliquée que s’il n’existe aucune « possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence de l’erreur » : R. c. Bevan, 1993 CanLII 101 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 599, p. 617. L’application de la disposition réparatrice est appropriée dans deux situations : (1) lorsque l’erreur est si inoffensive ou négligeable qu’elle n’aurait pu avoir d’incidence sur le verdict, ou (2) lorsque la preuve est à ce point accablante que le juge des faits aurait forcément conclu à la culpabilité (R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 29‑31).
[162]                     Sans égard au volet de la disposition réparatrice que l’on invoque, il incombe à la Couronne de démontrer qu’il convient de l’appliquer : R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34. Il s’agit d’un lourd fardeau, en ce qu’il reflète le rôle limité que joue une cour d’appel et le besoin de protéger le processus de justice pénale contre le risque de déclarations de culpabilité injustifiées : voir R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239, par. 82; R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 28; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 110 et 127, les juges Brown et Rowe, dissidents. Lorsque l’erreur de droit consiste en l’exclusion d’une preuve disculpatoire, l’accusé doit bénéficier de tout effet raisonnable que la preuve exclue aurait pu avoir sur le juge des faits : Wildman c. La Reine, 1984 CanLII 82 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 311, p. 329.
[163]                     Le premier volet de la disposition réparatrice a été appliqué, à bon droit, dans des affaires où il était possible de déterminer les incidences de l’erreur sur le verdict. En général, une erreur peut être qualifiée d’inoffensive si elle ne revêt pas d’importance quant à la détermination de la culpabilité ou si elle bénéficie à l’accusé : Khan, par. 30. Comme notre Cour l’a affirmé dans Van, « [l]a question essentielle reste de déterminer si, à première vue ou du fait de son incidence, l’erreur demeurait si mineure, si dépourvue de lien avec la question au cœur du procès, ou si manifestement dépourvue d’un effet préjudiciable qu’un juge ou un jury raisonnable n’aurait pas pu rendre un verdict différent si l’erreur n’avait pas été commise » : par. 35.
[164]                     Le second volet de la disposition réparatrice peut être appliqué, à bon droit, lorsque la Couronne est en mesure de démontrer que la preuve était à ce point accablante que, nonobstant l’erreur, le juge des faits aurait forcément conclu à la culpabilité : Khan, par. 31. Dans le cadre du second volet, « [l]a norme que la juridiction d’appel doit utiliser, à savoir déterminer si la preuve contre un accusé est à ce point accablante qu’une déclaration de culpabilité est inévitable ou serait forcément prononcée, est beaucoup plus élevée que celle voulant que le ministère public prouve ses allégations “hors de tout doute raisonnable” lors du procès » : Trochym, par. 82.
[165]                     Les deux volets de la disposition réparatrice sont distincts. L’appréciation de la question de savoir si une erreur est inoffensive est faite sans que soit évaluée la force probante des autres éléments de preuve au procès : Van, par. 35. Dans l’arrêt Sarrazin, notre Cour a explicitement rejeté l’argument selon lequel une erreur pouvait être qualifiée d’inoffensive si la Couronne était en mesure de démontrer que, même si l’erreur était préjudiciable à l’accusé, elle risquait fort peu d’avoir influé sur le résultat. L’arrêt Sarrazin n’a pas été écarté et les remarques du juge Binnie demeurent pertinentes :
     Il me semble y avoir une différence importante entre une erreur de droit que l’on peut écarter en toute confiance parce qu’elle est « inoffensive », et une évaluation selon laquelle l’erreur, bien qu’elle soit préjudiciable, n’est pas (selon l’examen que fait a posteriori la cour d’appel) préjudiciable au point d’avoir une incidence sur le résultat. Des évaluations aussi subtiles sont étrangères à l’objet de la disposition réparatrice qui consiste à éviter un nouveau procès qui serait superflu et inutile, tout en imposant un lourd fardeau au ministère public qui doit établir ces conditions préalables. Ce raisonnement vaut aussi pour l’autre élément de la disposition réparatrice. Par conséquent, il ne convient pas d’alléger le fardeau qu’a le ministère public de démontrer que la preuve est « accablante » ou qu’une erreur de droit est « inoffensive ». [En italique dans l’original; par. 28.]
[166]                     Ni l’un ni l’autre des volets de la disposition réparatrice n’est applicable en l’espèce. Pour ce qui est du premier volet, l’erreur n’était pas inoffensive. Le droit de contre‑interroger un témoin de la Couronne, sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées, est un élément essentiel du droit à une défense pleine et entière, garanti par la common law et par la Charte à l’art. 7 et à l’al. 11d) : Lyttle, par. 2 et 41; Osolin, p. 663‑665; Seaboyer, p. 608; R. c. Levogiannis, 1993 CanLII 47 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 24. Vu son importance, le droit de contre‑interroger doit être jalousement protégé et être interprété généreusement : Lyttle, par. 43‑44.
[167]                     En l’espèce, l’interférence de la juge du procès dans le contre‑interrogatoire de l’avocate de la défense était à la fois importante et injustifiée. Sans le moindre fondement probant qui eût pu limiter la portée du contre‑interrogatoire, la juge du procès a empêché l’avocate de M. Samaniego de poser au gardien de sécurité des questions sur la contradiction entre son témoignage à l’enquête préliminaire et son témoignage au procès. Bien que la juge du procès ait autorisé l’avocate de M. Samaniego à interroger le gardien de sécurité sur sa [traduction] « mémoire de manière générale », cela n’était pas suffisant : d.i., vol. III, p. 62. L’avocate de M. Samaniego avait le droit d’explorer les détails de cette contradiction en particulier. Elle avait en outre le droit d’utiliser cette contradiction afin de miner la crédibilité du gardien de sécurité. Un contre‑interrogatoire efficace implique souvent une série coordonnée d’attaques qui, cumulativement, minent la crédibilité du témoin. Le droit à une défense pleine et entière permet donc à l’accusé d’explorer toutes les contradictions et tous les moyens de s’en prendre à la crédibilité, dans le respect des limites en matière de preuve énoncées précédemment.
[168]                     L’importance de cette erreur a été accentuée par le fait que la contradiction allait au cœur de l’acte d’accusation : la question de savoir qui avait l’arme à feu en sa possession. Il importe de rappeler que la seule preuve au procès qui liait M. Samaniego à la possession de l’arme était le témoignage du gardien de sécurité. Bien qu’il n’existe aucune interdiction absolue d’appliquer la disposition réparatrice dans des affaires dont l’issue repose principalement sur la crédibilité, le fardeau de la Couronne est particulièrement lourd dans ces cas. En pareilles circonstances, un tribunal d’appel doit user d’encore plus de prudence avant d’appliquer la disposition réparatrice : R. c. Perkins, 2016 ONCA 588, 352 O.A.C. 149, par. 32; R. c. Raghunauth (2005), 2005 CanLII 37253 (ON CA), 203 O.A.C. 54, par. 9; R. c. L.K.W. (1999), 1999 CanLII 3791 (ON CA), 126 O.A.C. 39, par. 97.
[169]                     Dans l’arrêt Lyttle, notre Cour a statué que l’interférence injustifiée dans le contre‑interrogatoire par l’accusé d’un témoin principal de la Couronne ne pouvait être qualifiée d’erreur inoffensive lorsque la crédibilité dudit témoin était centrale au procès. Aux paragraphes 69‑70, les juges Major et Fish ont cité, en les approuvant, deux arrêts de juridictions d’appel soulignant pourquoi la disposition réparatrice était inapplicable dans les circonstances. Ce passage demeure applicable aux circonstances du présent pourvoi :
     Dans l’arrêt R. c. Anandmalik (1984), 6 O.A.C. 143, p. 144, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que le contre‑interrogatoire revêt une importance plus cruciale encore lorsque la crédibilité est la question centrale du procès :
     [traduction] Dans une affaire où la culpabilité ou l’innocence de l’[accusé] dépendait largement de la question de la crédibilité, ce fut une grave erreur que de priver l’[accusé] de son droit fondamental de contre‑interroger pleinement le principal témoin de la poursuite. Il ne serait pas approprié dans les circonstances d’invoquer ou d’appliquer les dispositions réparatrices du sous‑al. 613(1)b)(iii) [maintenant le sous‑al. 686(1)b)(iii)].
     La Cour d’appel du Manitoba a fait écho à cette opinion dans l’arrêt R. c. Wallick (1990), 1990 CanLII 11128 (MB CA), 69 Man. R. (2d) 310, p. 311 :
[traduction] Le contre‑interrogatoire est un outil très puissant à la disposition de la défense, particulièrement lorsque toute l’affaire repose sur la crédibilité des témoins. Dans un procès criminel, l’accusé a le droit de contre‑interroger les témoins, et ce au sens le plus complet et le plus large du terme, pourvu qu’il n’abuse pas de ce droit. Toute limitation irrégulière de ce droit constitue une erreur susceptible d’entraîner l’annulation de la déclaration de culpabilité. [Texte entre crochets dans l’original.]
[170]                     Notre collègue suggère que l’application par notre Cour de la disposition réparatrice dans l’arrêt R.V. justifie son application en l’espèce. Nous sommes en désaccord. Bien que l’arrêt R.V. démontre qu’il n’existe aucune règle catégorique empêchant l’application de cette disposition lorsque le juge du procès interfère à tort dans un contre‑interrogatoire, il est également mentionné dans R.V. que « [p]arce qu’il est difficile de savoir quelles questions l’avocat aurait posées et quelle preuve serait ressortie si un contre‑interrogatoire avait été autorisé, le défaut de permettre un contre‑interrogatoire pertinent justifiera presque toujours la tenue d’un nouveau procès » : par. 86 (nous soulignons). L’approche de notre collègue se trouve effectivement à retrancher cette directive de l’arrêt R.V. Le recours à la disposition réparatrice dans R.V. devrait être considéré comme extraordinaire et comme ne se justifiant qu’en raison des faits particuliers de l’affaire. En particulier, trois caractéristiques permettent de distinguer celle‑ci de l’espèce.
[171]                     Premièrement, dans R.V., le contre‑interrogatoire proposé était fortement entravé par l’art. 276 du Code criminel en ce qu’il portait sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Cette avenue de contre‑interrogatoire aurait donc été « rigoureusement contrôlé[e] » de toute façon : par. 88. On ne peut en dire autant du contre-interrogatoire de M. Samaniego. Il lui était loisible d’explorer à fond et sans contrainte la déclaration antérieure incompatible du gardien de sécurité à propos de l’identité de la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu.
[172]                     Deuxièmement, bien qu’il ait été indûment entravé dans son contre‑interrogatoire, R.V. a fini par être autorisé à explorer toutes les questions de fond qu’il voulait examiner en contre‑interrogatoire. Les juges majoritaires ont donc conclu que « la portée d’un contre‑interrogatoire admissible n’aurait pas été plus large que l’interrogatoire qui a effectivement eu lieu » : par. 96 (nous soulignons). Devant la Cour, « le procureur de R.V. a admis candidement que rien n’empêchait la défense d’examiner de manière plus approfondie le témoignage de la plaignante quant au moment où elle a commencé à fréquenter son copain ou à son mobile pour mentir » : par. 98 (nous soulignons). En revanche, M. Samaniego s’est vu refuser complètement toute occasion de poser des questions sur la contradiction dans le témoignage du gardien de sécurité. De plus, la juge du procès a fait en sorte que la seule question qu’a posée l’avocate de M. Samaniego ne joue aucun rôle dans les délibérations du jury en émettant à ce dernier la directive de [traduction] « faire complètement abstraction » de la contradiction dans le témoignage.
[173]                     Troisièmement, le contre‑interrogatoire proposé dans R.V. avait une valeur probante moindre que celui de M. Samaniego. Dans R.V., le contre‑interrogatoire ne visait qu’à établir que la plaignante mentait à propos de l’agression sexuelle afin de dissimuler une grossesse inattendue avec son copain (ou un autre partenaire). Si le juge des faits rejetait cette thèse de la défense, le contre‑interrogatoire n’avait plus de valeur. En l’espèce, cependant, le contre‑interrogatoire était pertinent à deux égards. Il étayait la principale thèse de la défense (que le gardien de sécurité était disposé à mentir pour protéger M. Serrano) et il minait de façon indépendante la crédibilité du gardien de sécurité en donnant un exemple clair de témoignage antérieur incompatible. Par conséquent, le contre‑interrogatoire de M. Samaniego, contrairement à celui dans R.V., était pertinent même si le juge des faits rejetait la thèse de la défense, car le jury aurait pu se servir de cette contradiction pour conclure que le gardien de sécurité n’était pas un témoin fiable.
[174]                     Une distinction s’impose donc entre le présent pourvoi et R.V. Si le juge des faits avait un doute raisonnable quant à la véracité du témoignage du gardien de sécurité selon lequel M. Samaniego s’était à un certain moment trouvé en possession de l’arme à feu, ce dernier avait droit à l’acquittement. Toute contradiction dans le témoignage du gardien de sécurité revêtait donc une grande importance pour l’issue du procès. Toutefois, une contradiction quant à l’identité de la personne qui possédait l’arme constituait la plus importante contradiction que l’avocate de la défense pouvait espérer explorer. Cela est d’autant plus vrai compte tenu des faits de l’espèce, car la réticence initiale du gardien de sécurité à incriminer son ami à l’enquête préliminaire, et ce, jusqu’à ce qu’il soit confronté à une déclaration contradictoire à la police, étayait la thèse principale de la défense de M. Samaniego.
[175]                     Contrairement à ce qu’affirme notre collègue, le récit du gardien de sécurité quant à l’identité de la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu n’a pas servi à incriminer M. Serrano à « chaque étape du processus » : motifs majoritaires, par. 73. Même si M. Serrano et lui étaient « bons amis » depuis 10 ans, le gardien de sécurité n’a pas nommément identifié M. Serrano dans sa déclaration à la police, le désignant plutôt comme le [traduction] « deuxième type avec la casquette de baseball » : d.i., vol. I, p. 3. Cette vague description de M. Serrano s’est poursuivie tout au long de l’enquête préliminaire. De plus, une fois la déclaration à la police admise et l’identité de l’homme concédée, le témoignage du gardien de sécurité a toujours présenté M. Serrano sous un jour favorable. Au procès, le gardien de sécurité a témoigné que M. Serrano était un ami qui avait désamorcé une situation dangereuse causée par le fait que M. Samaniego avait apporté l’arme à la boîte de nuit. Par exemple, il était d’accord avec l’avocate de M. Serrano pour dire qu’avant d’avoir ramassé l’arme, M. Serrano l’avait regardé d’une façon non agressive et non intimidante, lui faisant comprendre que tout allait bien aller. Nous ne pouvons donc pas souscrire à l’affirmation selon laquelle l’erreur commise par la juge du procès était sans importance du fait que le gardien de sécurité était manifestement disposé à incriminer M. Serrano à chaque étape.
[176]                     Bien qu’elles ne se soient pas penchées sur l’application possible de la disposition réparatrice, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont statué que, même si la juge du procès avait effectivement eu tort de restreindre le contre‑interrogatoire sur le témoignage du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire à propos à l’identité de la personne qui avait laissé tomber et ramassé l’arme à feu, cela n’avait pas rendu le procès inéquitable. Ces juges ont souligné qu’il n’y avait aucune iniquité parce que (1) l’avocate de M. Samaniego avait formulé ses questions comme se rapportant à la mémoire et au refus du gardien de sécurité d’identifier la personne qui avait laissé tomber l’arme, (2) la juge du procès s’était souciée de la prétention selon laquelle le témoignage du gardien de sécurité à l’enquête préliminaire n’incluait pas la déclaration à la police et (3) l’avocate de M. Samaniego avait exploré à fond les diverses contradictions dans le témoignage du gardien de sécurité et l’affirmation selon laquelle ce témoignage avait été conçu pour profiter au coaccusé. En toute déférence, aucun de ces facteurs, pris isolément ou en combinaison avec d’autres, ne justifierait l’application de la disposition réparatrice en l’espèce.
[177]                     En premier lieu, comme l’a souligné, à bon droit, le juge Paciocco dans sa dissidence, il est clair que l’avocate de M. Samaniego tentait de miner la crédibilité du gardien de sécurité. C’est ce qui ressort de la thèse de la défense en l’espèce — le gardien de sécurité mentait afin de protéger son ami. C’est ce qui ressort également de la question initiale qui a suscité l’objection, où l’avocate de M. Samaniego a demandé au gardien de sécurité : [traduction] « . . . pourquoi n’avez‑vous pas dit ce que vous nous dites aujourd’hui ou ce que vous nous avez dit hier? » Enfin, c’est ce qui ressort de la réponse de l’avocate aux questions de la juge du procès, lorsqu’elle lui a expliqué que la question était pertinente parce qu’elle démontrait que le gardien de sécurité avait [traduction] « refusé d’identifier le — la personne qui avait laissé tomber l’arme à feu, mais que maintenant, il pouvait s’en rappeler immédiatement ». L’avocate de M. Samaniego n’a formulé sa contestation comme se rapportant à la mémoire qu’après que la juge du procès a statué [traduction] « [qu’i]l a été décidé à l’enquête préliminaire qu’il ne s’en rappelait plus [. . .] [V]ous ne pouvez pas revenir sur ce qui a précédé la décision sur le voir‑dire » : d.i., vol. III, p. 60‑61. Par conséquent, cette erreur ne saurait être qualifiée d’inoffensive en raison de la façon dont l’avocate de la défense a formulé la question. Il est clair que le témoignage antérieur incompatible a été présenté pour miner la crédibilité du gardien de sécurité.
[178]                     En deuxième lieu, comme nous l’avons expliqué précédemment, la crainte de la juge du procès que la question initiale au gardien de sécurité soit injuste ne justifiait pas ni n’atténuait la restriction importante apportée au contre‑interrogatoire du témoin clé de la Couronne mené par l’avocate de M. Samaniego. La juge du procès disposait de plusieurs moyens de traiter de ce qu’elle considérait être une question susceptible d’induire en erreur, mais aucun n’exigeait d’empêcher complètement l’avocate de la défense de poursuivre cette ligne de questions.
[179]                     En troisième lieu, l’idée selon laquelle cette erreur était inoffensive parce que M. Samaniego a été en mesure de présenter sa thèse au jury constitue une interprétation fondamentalement erronée du droit constitutionnel à une défense pleine et entière et dégrade aussi fondamentalement celui‑ci. Ce droit ne se limite pas au droit de présenter sa thèse au jury — il comprend également le droit de rassembler tous les éléments de preuve pertinents et substantiels qui ne font pas l’objet d’une règle d’exclusion et dont l’effet préjudiciable ne l’emporte pas substantiellement sur leur valeur probante. Dans l’arrêt Seaboyer, la juge McLachlin expliquait que « [l]e droit de l’innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite » : p. 608 (nous soulignons).
[180]                     L’iniquité découlant de la décision erronée de la juge du procès n’a pas non plus été minimisée par le fait que M. Samaniego pouvait explorer d’autres contradictions dans le témoignage du gardien de sécurité et pouvait également faire allusion aux raisons qu’avait le gardien de sécurité de mentir. Comme l’a souligné le juge Paciocco, [traduction] « [i]l y a une énorme différence entre établir une relation susceptible de faire en sorte qu’un témoin soit partial et présenter une preuve capable de convaincre les jurés que le témoin a pu livrer un témoignage partial au cours de la même instance, en faveur de son ami » : par. 99.
[181]                     Enfin, l’incidence possible de l’erreur de la juge du procès a été accentuée par sa directive de mi‑procès au jury, laquelle a été répétée dans son exposé final à celui‑ci. La juge a donné la directive au jury de [traduction] « faire complètement abstraction » et de « ne tenir aucunement compte dans votre examen ou vos délibérations en l’espèce de toute mention » de la contradiction reprochée. Par conséquent, non seulement la juge du procès a indûment empêché l’avocate de la défense de contre‑interroger le gardien de sécurité sur sa déclaration antérieure incompatible, mais en plus elle a donné comme directive au jury d’écarter toute incidence possible que le contre‑interrogatoire antérieur sur cette question aurait pu avoir pour miner la crédibilité du gardien de sécurité.
[182]                     En somme, l’erreur de la juge du procès ne saurait être qualifiée d’inoffensive. Notre collègue souligne que nos motifs ne portent que sur une seule question. De fait, nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire d’examiner les autres décisions contestées vu la gravité et l’importance capitale, à l’égard de l’équité du procès, que revêt l’erreur de droit que nous avons mise en évidence.
[183]                     À notre avis, notre collègue a tort de s’appuyer sur l’arrêt R.V. Il convient de rappeler que le contre‑interrogatoire est au cœur même de la fonction de recherche de la vérité, ce qui explique pourquoi notre Cour a souligné dans R.V. que « le défaut de permettre un contre‑interrogatoire pertinent justifiera presque toujours la tenue d’un nouveau procès ». Vu cette règle générale, l’application de la disposition réparatrice dans R.V. doit être considérée comme extraordinaire et comme ne se justifiant qu’en raison des circonstances particulières de l’affaire. Il y a lieu de s’inquiéter considérablement si la disposition réparatrice peut être appliquée plus généralement dans le cas où le contre‑interrogatoire a été restreint en contravention des règles de preuve. Bien que le droit de contre‑interroger ne soit pas illimité, toute restriction à celui‑ci devrait se limiter à des circonstances soigneusement définies où il existe une considération qui fait suffisamment contrepoids pour justifier la restriction. Ce n’est qu’en des circonstances rares et exceptionnelles qu’une interférence injustifiée dans le contre‑interrogatoire peut, à bon droit, être qualifiée d’erreur inoffensive. Dans les circonstances de l’espèce, l’erreur ne saurait être considérée comme telle.
[184]                     De même, l’erreur de la juge du procès ne saurait être justifiée au regard du second volet de la disposition réparatrice. La preuve était loin d’être accablante — la seule preuve liant M. Samaniego à la possession de l’arme à feu était le témoignage d’une personne qui avait des raisons de mentir et dont le témoignage au procès à propos de l’identité de la personne qu’elle avait vue laisser tomber l’arme était, parfois, manifestement incompatible avec sa déposition à l’enquête préliminaire. Vu ce qui précède, il ne convient pas d’appliquer la disposition réparatrice dans les circonstances de ce dossier.
VII.      Conclusion
[185]                     Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
 
                    Pourvoi rejeté, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents.
                    Procureurs de l’appelant : Rusonik, O’Connor, Robbins, Ross & Angelini, Toronto.
                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante : Louis P. Strezos & Associate, Toronto; Greenspan Humphrey Weinstein, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : 2022CSC9 ?
Date de la décision : 25/03/2022

Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Samaniego
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 25 mars 2022, R. c. Samaniego, 2022 CSC 9


Origine de la décision
Date de l'import : 19/12/2022
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-03-25;2022csc9 ?

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