R. c. Khelawon, [2006] 2 R.C.S. 787, 2006 CSC 57
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Ramnarine Khelawon Intimé
et
Procureur général de la Colombie‑Britannique
et Criminal Lawyers' Association (Ontario) Intervenants
Répertorié : R. c. Khelawon
Référence neutre : 2006 CSC 57.
No du greffe : 30857.
2005 : 16 décembre; 2006 : 14 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Charron.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (les juges Rosenberg, Armstrong et Blair) (2005), 195 O.A.C. 11, 194 C.C.C. (3d) 161, 26 C.R. (6th) 1, [2005] O.J. No. 723 (QL), qui a annulé les déclarations de culpabilité prononcées contre l'accusé. Pourvoi rejeté.
John S. McInnes et Eliott Behar, pour l'appelante.
Timothy E. Breen, pour l'intimé.
Alexander Budlovsky, pour l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Louis P. Strezos et Joseph Di Luca, pour l'intervenante Criminal Lawyers' Association (Ontario).
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Charron —
1. Aperçu
1 Le présent pourvoi porte sur l'admissibilité des déclarations relatées en vertu de l'exception raisonnée à la règle du ouï‑dire, qui s'applique cas par cas et repose sur la nécessité et la fiabilité. Plus particulièrement, des indications sont requises sur les facteurs à considérer pour décider si une déclaration relatée est suffisamment fiable pour être admissible. L'arrêt de notre Cour R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40, est généralement interprété comme signifiant que les circonstances « extrinsèques » dans lesquelles la déclaration a été recueillie n'ont une incidence que sur sa fiabilité en dernière analyse et ne peuvent pas être prises en considération par le juge du procès lorsqu'il se prononce sur son admissibilité. Cet arrêt a suscité une multitude de commentaires dans la jurisprudence et de critiques dans la doctrine pour diverses raisons, dont la difficulté de définir ce qui constitue une circonstance « extrinsèque » et l'incohérence manifeste entre cette conclusion de l'arrêt Starr et le fait que la Cour a pris en considération une tache de sperme trouvée sur les vêtements de la déclarante dans l'affaire R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, la raison de mentir de la déclarante dans l'affaire R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, et, ce qui est le plus pertinent en l'espèce, les similitudes frappantes entre les déclarations dans l'affaire R. c. U. (F.J.), [1995] 3 R.C.S. 764.
2 En général, tout élément de preuve pertinent est admissible. La règle excluant le ouï‑dire est une exception bien établie à ce principe général. Bien qu'aucun raisonnement unique n'en sous‑tende l'évolution historique, l'exclusion dont les déclarations relatées sont présumées faire l'objet tient essentiellement à l'incapacité générale d'en vérifier la fiabilité. Si le déclarant n'est pas présent en cour, il peut se révéler impossible de mettre à l'épreuve sa perception, sa mémoire, sa relation du fait en question ou sa sincérité. Il se peut que la déclaration elle‑même ne fasse pas l'objet d'un compte rendu exact. Des erreurs, des exagérations ou des faussetés délibérées peuvent passer inaperçues et mener à des verdicts injustes. Ainsi, la règle interdisant le ouï‑dire est censée accroître l'exactitude des conclusions de fait du tribunal et non entraver sa fonction de recherche de la vérité. Toutefois, la difficulté de déterminer la valeur de la preuve par ouï‑dire varie selon le contexte. Dans certains cas, cette preuve présente des dangers minimes et son exclusion au lieu de son admission gênerait la constatation exacte des faits. C'est ainsi que les tribunaux ont établi, au fil du temps, un certain nombre d'exceptions à la règle. Tout comme les exceptions traditionnelles à la règle d'exclusion ont été largement conçues en fonction des circonstances où les dangers liés à l'admission de la preuve étaient suffisamment atténués, il doit en être de même pour l'exception générale raisonnée à la règle du ouï‑dire. Lorsqu'il est nécessaire de recourir à ce type de preuve, une déclaration relatée peut être admise si son contenu est fiable en raison de la manière dont elle a été faite ou si les circonstances permettent, en fin de compte, au juge des faits d'en déterminer suffisamment la valeur. Si la partie qui veut présenter la preuve ne peut satisfaire au double critère de la nécessité et de la fiabilité, la règle d'exclusion générale l'emporte. Le juge du procès joue le rôle de gardien en effectuant cette appréciation préliminaire du « seuil de fiabilité » de la déclaration relatée et laisse au juge des faits le soin d'en déterminer en fin de compte la valeur.
3 La distinction entre seuil de fiabilité et fiabilité en dernière analyse reflète la différence importante entre admettre un élément de preuve et s'y fier. Le juge du procès détermine l'admissibilité en fonction des règles de preuve applicables. C'est au juge des faits qu'il appartient en fin de compte de décider, au regard de l'ensemble de la preuve, s'il y a lieu de se fier à cet élément de preuve pour trancher les questions en litige. L'omission de respecter cette distinction aurait pour effet non seulement de prolonger indûment les audiences portant sur l'admissibilité, mais également de fausser le processus de constatation des faits. En tranchant la question du seuil de fiabilité, le juge du procès doit être conscient que la preuve par ouï‑dire est présumée inadmissible. Son rôle est de prévenir l'admission d'une preuve par ouï‑dire qui n'est pas nécessaire pour trancher la question en litige ou dont la fiabilité ne ressort pas clairement de la véracité de son contenu ou ne peut, en dernière analyse, être vérifiée utilement par le juge des faits. Dans une affaire criminelle, l'incapacité de l'accusé de vérifier la preuve risque de compromettre l'équité du procès, d'où la dimension constitutionnelle de la règle. Les préoccupations relatives à l'équité du procès imprègnent non seulement la décision concernant l'admissibilité, mais encore guident l'exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du juge du procès d'exclure des éléments de preuve même si leur nécessité et leur fiabilité peuvent être démontrées. Comme dans tout litige, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire d'exclure une preuve admissible lorsque son effet préjudiciable est disproportionné par rapport à sa valeur probante.
4 Comme je l'expliquerai, je suis arrivée à la conclusion que les facteurs à considérer lors de l'examen de l'admissibilité ne sauraient être rangés dans des catégories de seuil de fiabilité et de fiabilité en dernière analyse. Les observations contraires formulées dans la jurisprudence de notre Cour ne devraient plus être suivies. Plus exactement, tous les facteurs pertinents devraient être considérés, y compris, dans les cas appropriés, la présence d'éléments de preuve à l'appui ou contradictoires. Dans chaque cas, l'examen doit être fonction des dangers particuliers que présente la preuve et ne porter que sur la question de l'admissibilité.
5 En mai 1999, cinq personnes âgées résidant dans une maison de retraite ont dit à différentes personnes que le directeur de l'établissement, l'intimé Ramnarine Khelawon, les avaient agressées. Au moment du procès, environ deux ans et demi plus tard, quatre des plaignants étaient décédés de causes non liées aux agressions et le cinquième n'était plus habile à témoigner. Un seul des plaignants avait témoigné à l'enquête préliminaire. La principale question en litige était de savoir si les déclarations relatées des plaignants atteignaient un seuil de fiabilité suffisant pour qu'elles puissent être admises en preuve. Le juge Grossi a conclu que les déclarations relatées de chacun des plaignants étaient suffisamment fiables pour être admises en preuve, en raison, dans une large mesure, de leur similitude « frappante ». En fin de compte, il a déclaré M. Khelawon coupable des infractions relatives à deux des plaignants, soit MM. Skupien et Dinino, et l'a acquitté à l'égard des autres chefs. M. Khelawon a été condamné à une peine d'emprisonnement de deux ans et demi pour les infractions relatives à M. Skupien et à une peine additionnelle de deux ans pour celles relatives à M. Dinino.
6 Lors de l'appel devant la Cour d'appel de l'Ontario, le juge Rosenberg (avec l'appui du juge Armstrong) a exclu toutes les déclarations et a acquitté M. Khelawon. Le juge Blair, dissident, aurait pour sa part maintenu les déclarations de culpabilité relatives à M. Skupien seulement. Dans son pourvoi de plein droit devant notre Cour, le ministère public sollicite le rétablissement des déclarations de culpabilité relatives à M. Skupien. Il a également sollicité l'autorisation d'appeler des accusations relatives à M. Dinino, mais celle‑ci lui a été refusée.
7 À mon avis, la déclaration enregistrée sur bande vidéo que M. Skupien a faite à la police était inadmissible. Même s'il était nécessaire de recourir à ce type de témoignage de M. Skupien parce que celui‑ci était décédé avant l'ouverture du procès, la déclaration n'était pas suffisamment fiable pour écarter les dangers qu'elle présentait. Les circonstances dans lesquelles elle a été faite ne constituaient pas un gage raisonnable de fiabilité inhérente. Au contraire, elles soulevaient un certain nombre de questions sérieuses, notamment celles de savoir si M. Skupien jouissait de toutes ses facultés mentales, s'il comprenait les conséquences de sa déclaration, s'il avait été influencé, dans ses allégations, par une employée mécontente qui avait été congédiée par M. Khelawon, si sa déclaration était motivée par une insatisfaction générale à l'égard de l'administration de la maison de retraite et si ses blessures étaient dues à une chute plutôt qu'à l'agression. Dans ces circonstances, l'impossibilité de contre‑interroger M. Skupien limitait substantiellement la capacité de l'accusé de vérifier la preuve et, partant, la capacité du juge des faits d'en déterminer correctement la valeur. Les déclarations des autres plaignants présentaient des difficultés encore plus grandes et n'étaient pas admissibles quant au fond pour aider à apprécier la fiabilité des allégations de M. Skupien. Compte tenu de l'ensemble des circonstances et, en particulier, du fait que la preuve du ministère public contre M. Khelawon reposait sur la déclaration relatée, l'admission de ce témoignage risquait de compromettre l'équité du procès et n'aurait pas dû être autorisée. Comme l'a judicieusement fait remarquer le juge Rosenberg, l'admission de la preuve suivant la méthode d'analyse raisonnée de la règle du ouï‑dire n'est pas la seule façon de préserver le témoignage de personnes qui peuvent être dans l'impossibilité de se présenter au procès. Les articles 709 à 714 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, envisagent expressément cette éventualité et établissent une procédure de prise de déposition par un commissaire en présence de l'accusé ou de son avocat, ce qui permet de préserver à la fois la preuve et les droits de l'accusé.
8 Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les acquittements.
2. Contexte
9 M. Khelawon a été accusé de voies de fait graves et de menaces de mort à l'endroit de Teofil Skupien. Il a également été accusé de voies de faits graves et d'agression armée à l'endroit d'Atillio Dinino ainsi que d'agression ayant causé des lésions corporelles à trois autres plaignants. Ces infractions auraient été commises au cours du mois de mai 1999 et, à l'époque, tous les plaignants étaient des résidents de Bloor West Village Retirement Home. M. Khelawon était le directeur de l'établissement et sa mère en était la propriétaire. Comme je l'ai indiqué précédemment, aucun des plaignants n'était disponible pour témoigner au procès. En conséquence, la principale question concernait l'admissibilité des déclarations relatées qu'ils avaient faites à diverses personnes. Il y avait en tout 10 déclarations, dont quatre à la police qui étaient enregistrées sur bande vidéo. Le procès tenu devant le juge Grossi siégeant sans jury s'est déroulé essentiellement comme un voir‑dire sur l'admissibilité de la preuve, les avocats ayant convenu qu'il ne serait pas nécessaire de reprendre la preuve concernant les déclarations qui seraient par la suite jugées admissibles. Aucune des déclarations n'était visée par quelque exception traditionnelle à la règle du ouï‑dire. Pour qu'elles soient admissibles, le ministère public devait plutôt satisfaire à la double exigence de nécessité et de fiabilité selon la méthode d'analyse raisonnée de la règle du ouï‑dire, établie dans les arrêts Khan, Smith et, par la suite, Starr.
10 Les accusations relatives à M. Skupien sont les seules soumises à notre Cour. Je vais donc faire un résumé plus détaillé de la preuve concernant les déclarations de M. Skupien. Je vais également décrire les circonstances entourant l'obtention des déclarations des autres plaignants dans la mesure où elles sont pertinentes pour trancher le présent pourvoi. Le ministère public a cherché à produire trois déclarations de M. Skupien : la première faite à une employée de la maison de retraite, la deuxième, au médecin qui a soigné ses blessures, et la troisième, à la police. Seule la dernière déclaration a été admise en preuve au procès. Je décrirai chacune des déclarations à tour de rôle.
2.1 La déclaration de M. Skupien à Mme Stangrat
11 Au moment des faits en question, M. Skupien était âgé de 81 ans et vivait depuis quatre ans dans l'établissement Bloor West Village Retirement Home. Il a adressé sa première plainte à l'une des employés de la maison de retraite, Mme Joanna Stangrat. Celle‑ci, connue également sous plusieurs autres noms, était cuisinière à la maison de retraite depuis quelques mois. Elle connaissait M. Skupien parce que celui‑ci se rendait souvent à la cuisine et l'accompagnait parfois jusqu'au métro à la fin de son quart de travail. Mme Stangrat a joué un rôle important dans le dossier concernant M. Skupien. La thèse de la défense voulait notamment qu'elle ait amené M. Skupien et les autres plaignants à porter plainte pour se venger de M. Khelawon qui lui avait remis un avis de cessation d'emploi quelques semaines auparavant.
12 Le 8 mai 1999, Mme Stangrat a remarqué que M. Skupien n'était pas venu prendre son petit déjeuner. Elle s'est rendue à sa chambre pour vérifier s'il allait bien et l'a trouvé étendu sur son lit. Son visage était rouge et il avait du sang autour de la bouche. Lorsqu'elle s'est approchée de lui, elle a constaté que son oeil et son nez étaient contusionnés. Ses yeux étaient enflés. Lorsque M. Skupien l'a aperçue, il lui a demandé d'entrer et de fermer la porte. Il semblait être en état de choc et très mal en point. Mme Stangrat a remarqué la présence sur le plancher de deux grands sacs à ordures verts remplis. Elle a fermé la porte et lui a demandé ce qui s'était passé et ce que contenaient les deux sacs à ordures. M. Skupien lui a raconté ce qui s'était passé le soir précédent. Il lui a aussi montré les ecchymoses qu'il avait sur la partie supérieure gauche de sa poitrine.
13 M. Skupien a dit à Mme Stangrat qu'il devait quitter la maison de retraite avant midi ce même jour parce que « Tony », le surnom de M. Khelawon, reviendrait pour le tuer. Il a expliqué à Mme Stangrat que M. Khelawon était entré dans sa chambre en colère vers 20 h le soir précédent et l'avait roué de coups de poing au visage et dans les côtes. Après l'avoir battu, M. Khelawon avait entassé ses vêtements dans les sacs à ordures verts qu'il avait ensuite laissés sur le plancher. Mme Stangrat a demandé à M. Skupien pourquoi M. Khelawon l'avait ainsi attaqué. Celui‑ci a répondu que Tony lui reprochait de se rendre à la cuisine alors qu'il n'avait aucune raison d'y aller. Après avoir agressé M. Skupien, M. Khelawon l'a menacé en lui disant de quitter la maison de retraite avant midi le lendemain, sinon il reviendrait pour le tuer. M. Skupien a demandé à Mme Stangrat ce qu'il devait faire. Elle lui a dit qu'elle téléphonerait à sa fille pour qu'elle vienne le chercher et lui a conseillé de rester dans sa chambre jusqu'à ce qu'elle ait terminé ses tâches de la journée.
14 Mme Stangrat a fait en sorte que M. Skupien demeure chez sa fille plus tard le même jour, et ensuite à son propre appartement. M. Skupien était souffrant, mais il refusait alors de consulter un médecin parce qu'il avait peur. Mme Stangrat l'a gardé à son appartement où elle et une de ses amies se sont occupées de lui à tour de rôle. Quelques jours plus tard, M. Skupien a accepté de se rendre chez le médecin. Mme Stangrat et son amie l'ont amené voir le Dr Pietraszek.
2.2 La déclaration de M. Skupien au médecin traitant
15 Le 12 mai 1999, le Dr Pietraszek a examiné M. Skupien. Il a constaté la présence d'ecchymoses dans son visage ainsi que dans son dos et sur la partie gauche de sa poitrine. Il a aussi remarqué que M. Skupien semblait éprouver de la douleur en respirant. Des radiographies ont permis de constater que trois de ses côtes étaient fracturées. Dans son témoignage, le Dr Pietraszek a affirmé que M. Skupien lui avait dit avoir été frappé au visage et sur le corps avec ce qui lui avait semblé être une canne ou un tuyau. Le médecin a rejeté toute idée que Mme Stangrat ait raconté cette histoire, mais il a reconnu qu'elle était présente et qu'elle pouvait avoir aidé M. Skupien à décrire ce qui s'était passé. Le Dr Pietraszek a estimé que les blessures pouvaient avoir été causées de la façon relatée par M. Skupien. Il a également témoigné que les blessures pouvaient être dues à une chute.
2.3 La déclaration enregistrée sur bande vidéo que M. Skupien a faite à la police
16 Le lendemain, soit le 13 mai 1999, Mme Stangrat a conduit M. Skupien au poste de police. Le détective Karpow a reçu sa plainte. Il a remarqué la présence d'ecchymoses sur la partie gauche du visage de M. Skupien, près de l'oeil. Le détective s'est arrangé pour que M. Skupien fasse une déclaration enregistrée sur bande vidéo. Le détective Karpow et l'agent John Birrell étaient présents. La déclaration n'a pas été faite sous serment, mais on a demandé à M. Skupien s'il comprenait qu'il était très important de dire la vérité et que, s'il mentait, [traduction] « des accusations en ce sens pourraient être portées contre [lui] ». M. Skupien a répondu « oui » aux deux questions. Après quelques autres questions préliminaires, on lui a demandé en quoi consistait sa plainte. Il a alors expliqué comment, le 7 mai 1999, Tony s'était rendu à sa chambre et lui avait dit « en voilà assez ». Il s'était ensuite mis à le battre en lui administrant des gifles et des coups de poing au visage, dans les côtes et un peu partout, et en lui interdisant d'aller à la cuisine. Tony avait dit à M. Skupien que s'il ne partait pas, il reviendrait à midi le lendemain pour l'abattre. M. Skupien a ensuite pris la peine d'ajouter plusieurs plaintes concernant l'administration générale de la maison de retraite, jusqu'à ce que le détective Karpow lui rappelle l'objet de sa démarche en lui posant d'autres questions sur l'épisode en cause et la suite des événements. M. Skupien a généralement bien répondu aux questions du policier.
17 À la suite de cet entretien, M. Khelawon a été arrêté.
2.4 L'enquête plus approfondie
18 Mme Stangrat a remis aux policiers une liste d'autres personnes auxquelles, selon elle, ils devraient aller s'adresser à la maison de retraite. Le lendemain, soit le 14 mai 1999, plusieurs policiers sont allés rencontrer ces personnes à la maison de retraite. Comme il n'y avait pas d'inscriptions sur les portes, les agents ont dû visiter tout l'établissement, s'entretenant avec des résidents et des membres du personnel infirmier. Parmi les personnes trouvées, certaines se sont montrées [traduction] « peu réceptives », d'où l'impossibilité d'avoir un entretien utile avec elles. D'autres, toutefois, ont pu et ont voulu parler. Après avoir divulgué leur identité, les policiers demandaient aux résidents comment ça allait à la maison de retraite et s'ils souhaitaient discuter de ce qui pouvait leur être arrivé. Les policiers se sont arrangés pour enregistrer sur bande vidéo les déclarations des personnes qui voulaient leur parler, dont celles de trois autres plaignants, M. Dinino, Mme Poliszak et M. Grocholska. Le quatrième plaignant, M. Peiszterer, n'a pas été en mesure de communiquer avec la police, mais son fils a fourni une déclaration enregistrée sur bande vidéo.
2.5 Les dossiers médicaux
19 Le 15 mai 1999, le détective Karpow s'est rendu à la maison de retraite où il a rencontré le Dr Michalski, un médecin appelé régulièrement à y soigner les résidents. Le 18 mai 1999, la police est retournée à la maison de retraite et a saisi les dossiers médicaux et un journal contenant des notes du personnel infirmier.
20 La documentation tirée du dossier de M. Skupien a révélé que celui‑ci habitait en appartement jusqu'à ce qu'il soit victime d'un accident vasculaire cérébral (AVC) en février 1995. Il a été transféré à la maison de retraite en avril 1995. Un rapport daté du 13 avril 1995 fait état de sa condition après l'AVC. Il connaissait parfois des périodes de confusion, il ne pouvait sortir seul à l'extérieur et il avait besoin d'aide pour préparer ses repas, effectuer ses opérations bancaires et se rappeler de prendre ses médicaments, mais il était en mesure d'accomplir toutes les tâches en matière de soins personnels.
21 Le dossier du Dr Michalski faisait état de rencontres fréquentes avec M. Skupien pendant son séjour à la maison de retraite. Parfois, il était décrit comme étant [traduction] « dépressif », « agressif », « en colère » et « paranoïaque ». En juin 1998, un diagnostic de psychose paranoïaque a été établi et des médicaments ont été prescrits. En juillet 1998, « la paranoïa a diminué quelque peu ». En août 1998, M. Skupien a été décrit comme étant « en colère et agressif » et la dose a été augmentée. En août 1998, il était qualifié de « confus ». La possibilité de démence était notée pour la première fois. En septembre 1998, un diagnostic de « dépression » a été établi et des médicaments ont été prescrits. Toujours en septembre 1998, une note indique que la dépression est atténuée et, même si elle était apparemment « éliminée » en janvier 1999, la dépression a de nouveau été notée en février 1999. Ces notes font également état d'un certain nombre de plaintes de fatigue, de faiblesse et d'étourdissements.
2.6 Le témoignage d'expert lors du voir‑dire
22 La Dre Susan Lieff, une psychiatre gériatrique, a été autorisée à présenter, lors du voir‑dire, un témoignage d'opinion sur la capacité de M. Skupien de comprendre l'importance de dire la vérité et de communiquer les faits dans son témoignage. Elle a également exprimé une opinion au sujet de M. Dinino. Son opinion était fondée uniquement sur son examen des entretiens enregistrés sur bande vidéo et des dossiers médicaux. En ce qui concerne M. Skupien, la Dre Lieff a témoigné que l'enregistrement ne révélait aucun affaiblissement de jugement, aucun délire, aucune hallucination ni aucune pathologie mentale. Il paraissait comprendre les questions posées et il donnait des réponses pertinentes. Selon la Dre Lieff, le « oui » que M. Skupien a répondu lorsqu'il a été informé de la nécessité de dire la vérité indiquait qu'il avait bien compris ce qu'on lui disait. La Dre Lieff n'a pas consulté le Dr Michalski, mais elle a contesté son diagnostic de « démence ». À son avis, les symptômes observés par le Dr Michalski s'apparentaient davantage à des effets secondaires du médicament antipsychotique que M. Skupien prenait à l'époque. La Dre Lieff a conclu que M. Skupien comprenait l'importance de dire la vérité et qu'il était capable de communiquer les faits dans son témoignage.
3. La décision du juge du procès concernant l'admissibilité
23 À titre préliminaire, le juge du procès a conclu que les quatre plaignants ayant fait des déclarations enregistrées sur bande vidéo avaient à l'époque la capacité requise au sens de l'art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, qu'il a interprété comme exigeant que [traduction] « les témoins connaissent l'importance de dire la vérité et soient capables de communiquer les faits dans leur témoignage ». Il a fondé sa conclusion sur son propre visionnement des bandes vidéo
et sur le témoignage d'opinion de la Dre Lieff. (La capacité mentale du déclarant est pertinente pour examiner l'admissibilité d'une déclaration relatée étant donné qu'elle peut avoir une incidence sur la fiabilité de cette déclaration; cependant, il importe de souligner que l'art. 16 ne s'applique pas en l'espèce. Cet article établit la capacité minimale requise pour qu'un témoignage soit admis en cour. Ce seuil est bas et si le témoignage est reçu, il fait ensuite l'objet du contre‑interrogatoire habituel qui porte notamment sur toute question pertinente concernant l'état d'esprit du témoin. L'examen de l'admissibilité d'une déclaration relatée peut requérir un examen plus approfondi de la capacité mentale du déclarant au moment où il a fait la déclaration, dans le cas où il est impossible de le contre‑interroger.)
24 Après avoir tranché la question de l'art. 16, le juge du procès s'est penché sur le critère de la nécessité. Bien que des questions soulevées au procès aient visé à déterminer si certaines déclarations des plaignants satisfaisaient à ce critère, aucune de ces questions ne concernaient M. Skupien et c'est pourquoi il n'est pas nécessaire de les examiner en l'espèce.
25 Enfin, le juge du procès a examiné la question du seuil de fiabilité. Il a conclu que toutes les déclarations enregistrées sur bande vidéo qui ont été faites à la police satisfaisaient à l'exigence de fiabilité. À l'appui de cette conclusion, il a souligné qu'il n'y avait [traduction] « rien de malencontreux dans la procédure suivie par la police pour recueillir les déclarations », et il a conclu que, bien que trois des déclarations des plaignants aient été recueillies à la maison de retraite plutôt qu'au poste de police, « les circonstances dans lesquelles les déclarations ont été recueillies [étaient], en l'occurrence, aussi formelles et solennelles que possible ». Le juge du procès a fait remarquer que, dans leurs déclarations, les plaignants ne faisaient que formuler leurs plaintes respectives « sans montrer de l'animosité pour l'accusé ». Les plaignants « paraissaient francs », ils n'étaient « pas évasifs » et ils « ne tentaient pas d'exagérer leurs blessures ». Les questions posées n'étaient pas « trop suggestives », et les seules questions suggestives touchaient la valeur probante plutôt que l'admissibilité. Toutes les déclarations avaient été effectuées au moment où les faits décrits étaient survenus, ou peu après. Les plaignants connaissaient bien leur agresseur et il n'y avait aucune autre possibilité réaliste de soupçonner quelqu'un d'autre. De plus, MM. Skupien et Dinino avaient tous les deux des blessures corroborantes.
26 Toutefois, la décision du juge du procès semble reposer essentiellement sur son application de l'arrêt U. (F.J.) de notre Cour, où la déclaration extrajudiciaire de la plaignante a été admise en preuve à cause de sa « similitude frappante » avec la déclaration de l'accusé concernant les mêmes faits. Dans ses motifs, le juge du procès a mentionné, à maintes reprises, la similitude entre les déclarations et a conclu que [traduction] « la combinaison cumulative de points semblables rend[ait] la similitude globale entre les déclarations suffisamment distinctive pour rejeter la coïncidence comme explication probable ». Tout en estimant que les déclarations orales étaient également « suffisamment similaires pour être visées par le principe de l'arrêt R. c. U. (F.J.) », il a conclu, en se fondant sur le par. 217 de l'arrêt Starr, que « les admettre en preuve équivaudrait à admettre un témoignage justificatif du fait que je suis en possession des déclarations sur bande vidéo ».
27 Selon le juge du procès, le seul véritable danger en matière de ouï‑dire que comportait l'admission en preuve des déclarations était l'absence de contre‑interrogatoire, mais, s'appuyant sur l'arrêt Smith, il a décidé qu'une preuve fiable ne devrait pas être exclue pour ce seul motif. L'intérêt public à ce que [traduction] « les personnes âgées soient bien traitées » l'autorisait à « considérer les déclarations sur bande vidéo dans leur ensemble pour renforcer la crédibilité des plaignants ». Il a donc conclu à l'admissibilité des déclarations enregistrées sur bande vidéo et à l'inadmissibilité des déclarations orales.
28 À la fin du procès, le juge Grossi a décidé, en fin de compte, que seules deux des déclarations enregistrées sur bande vidéo étaient suffisamment crédibles pour justifier une déclaration de culpabilité, à savoir celles de MM. Dinino et Skupien. Comme le présent pourvoi ne porte que sur la décision concernant l'admissibilité, il n'est pas nécessaire d'examiner les motifs de la déclaration de culpabilité. Les parties conviennent que si les déclarations de M. Skupien sont inadmissibles, les déclarations de culpabilité doivent être annulées et le pourvoi, rejeté.
4. Cour d'appel de l'Ontario (2005), 195 O.A.C. 11
29 M. Khelawon a interjeté appel contre ses déclarations de culpabilité en faisant valoir que le juge du procès avait commis une erreur en admettant en preuve les déclarations enregistrées sur bande vidéo. La Cour d'appel a statué à l'unanimité que la déclaration de M. Dinino n'était pas suffisamment fiable pour être admise en preuve. Les juges majoritaires ont estimé que la déclaration de M. Skupien était également inadmissible en raison de sa non‑fiabilité.
30 Les trois juges ont tous interprété les motifs du juge du procès comme signifiant que, n'eût été la similitude entre les déclarations des divers plaignants, aucune d'elles n'aurait satisfait à l'exigence de fiabilité, de sorte qu'elles auraient toutes été inadmissibles (le juge Rosenberg, par. 90; le juge Blair, par. 29). La cour a donc mis l'accent sur cet aspect de la preuve et, en fait, le désaccord entre les juges majoritaires et le juge dissident tenait à la question de savoir si la similitude entre les déclarations pouvait être prise en considération pour apprécier la fiabilité suivant la méthode d'analyse raisonnée.
31 Le juge Rosenberg, s'exprimant au nom des juges majoritaires, a conclu que le principe de l'arrêt U. (F.J.) ne pouvait s'appliquer que lorsque les déclarations concernent les mêmes faits et que, dans la plupart des cas, il ne serait appliqué que s'il est possible de contre‑interroger le déclarant (par. 114). En l'espèce, les déclarations concernaient des faits différents. Un juge des faits pourrait conclure, suivant le raisonnement des faits similaires, que la même personne a commis tous les crimes, mais c'est là une question de fiabilité en dernière analyse et non de seuil de fiabilité (par. 115). Seul le dernier est pertinent pour déterminer l'admissibilité. De plus, selon le juge Rosenberg, les déclarations de comparaison doivent également être admissibles quant au fond, parce que la décision finale concernant la probabilité de coïncidence ou de collusion appartient au juge des faits (par. 128), et il serait étrange que celui‑ci apprécie la fiabilité en dernière analyse sans avoir accès à [traduction] « l'élément de preuve même qui a convaincu le juge du procès que la déclaration était fiable » (par. 130). La décision du juge Grossi constituait donc un élargissement inacceptable de la portée du principe de l'arrêt U. (F.J.). Le juge Rosenberg a également décidé, au par. 92, qu'un tel élargissement était incompatible avec l'affirmation du juge Iacobucci dans l'arrêt Starr, au par. 217, selon laquelle il n'y a pas lieu de tenir compte d'une « preuve corroborante » pour établir le seuil de fiabilité.
32 Le juge Blair, dissident, a conclu que la notion fondamentale sous‑tendant « l'exception » de l'arrêt U. (F.J.) veut que, en l'absence de collusion, de connaissance préalable ou d'influence indue, [traduction] « les similitudes frappantes entre les déclarations écartent toute coïncidence et renforcent donc la fiabilité de la déclaration examinée » (par. 44). Bien qu'il ait décidé que l'absence de contre‑interrogatoire demeurait un élément à soupeser en appréciant le seuil de fiabilité, le juge Blair était d'avis que cette absence, en soi, ne faisait pas obstacle à l'application raisonnée de l'exception de l'arrêt U. (F.J.). Il a également conclu que cette exception pouvait s'appliquer quand les déclarations concernaient des faits différents, ajoutant que, pour déterminer le seuil de fiabilité, il ne voyait — compte tenu de la raison d'être du raisonnement des faits similaires — aucune « différence logique » entre une déclaration voulant que le même accusé « ait accompli le même acte à la même occasion » et une déclaration voulant que « le même accusé ait accompli le même acte à différentes occasions » (par. 48), étant donné que les deux situations comportent l'admission d'un élément de preuve fondée sur « l'improbabilité d'une coïncidence » (par. 49). Enfin, il a estimé que les déclarations de comparaison jugées inadmissibles quant au fond ne devraient pas être exclues de l'analyse de la fiabilité, faisant remarquer que des déclarations par ailleurs fiables pourraient être jugées inadmissibles pour diverses raisons, dont la conclusion qu'elles n'étaient pas nécessaires (par. 53).
33 Compte tenu de ces conclusions, le juge Blair a statué que le juge du procès n'avait commis aucune erreur en tenant compte de la similitude des déclarations pour en déterminer le seuil de fiabilité. Il a ensuite appliqué [traduction] « l'exception de l'arrêt U. (F.J.) » aux déclarations visées par l'appel et a conclu que, même si la déclaration de M. Dinino enregistrée sur bande vidéo était inadmissible, celle de M. Skupien aussi enregistrée sur bande vidéo était par ailleurs admissible.
5. La règle interdisant le ouï‑dire
5.1 Une règle d'exclusion générale
34 La règle de preuve fondamentale veut que tous les éléments de preuve pertinents soient admissibles. Cette règle fondamentale comporte un certain nombre d'exceptions. L'une des principales exceptions est la règle interdisant le ouï‑dire : sauf exception, la preuve par ouï‑dire n'est pas admissible. La preuve par ouï‑dire n'est pas exclue parce qu'elle n'est pas pertinente — une règle spéciale n'est pas nécessaire pour exclure une preuve non pertinente. Comme nous le verrons, c'est plutôt la difficulté de vérifier la preuve par ouï‑dire qui sous‑tend la règle d'exclusion et, en général, l'atténuation de cette difficulté qui constitue le fondement des exceptions à la règle. Bien que la preuve par ouï‑dire comprenne la conduite expressive, je m'en tiendrai généralement aux déclarations relatées.
5.2 Définition du ouï‑dire
35 Au départ, il importe de déterminer ce qui constitue du ouï‑dire et ce qui n'en constitue pas. Les difficultés que les tribunaux et les auteurs de doctrine ont eues à définir le ouï‑dire ont déjà fait l'objet d'un examen approfondi et il n'est pas nécessaire de les reprendre en l'espèce : voir R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, p. 40‑41, le juge Dickson. Il suffit de noter, comme notre Cour l'a fait au par. 159 de l'arrêt Starr, que les plus récentes définitions du ouï‑dire sont axées sur la préoccupation majeure qui sous‑tend cette règle du ouï‑dire, soit la difficulté de vérifier la fiabilité de l'affirmation du déclarant. Voir, par exemple, l'arrêt R. c. O'Brien, [1978] 1 R.C.S. 591, p. 593‑594. Notre système accusatoire attache une grande importance à l'assignation de témoins qui déposent sous la foi du serment ou d'une affirmation solennelle et dont le comportement peut être observé par le juge des faits, et le témoignage, vérifié au moyen d'un contre‑interrogatoire. Nous considérons que ce processus représente la meilleure façon de vérifier la preuve testimoniale. Parce qu'elle se présente sous une forme différente, la preuve par ouï‑dire suscite des préoccupations particulières. La règle d'exclusion générale reconnaît la difficulté pour le juge des faits d'apprécier le poids à donner, s'il y a lieu, à une déclaration d'une personne qui n'a été ni vue ni entendue et qui n'a pas eu à subir un contre‑interrogatoire. On craint que la preuve par ouï‑dire non vérifiée se voie accorder plus de poids qu'elle n'en mérite. Les caractéristiques déterminantes essentielles du ouï‑dire sont donc les suivantes : (1) le fait que la déclaration soit présentée pour établir la véracité de son contenu et (2) l'impossibilité de contre‑interroger le déclarant au moment précis où il fait cette déclaration. J'examinerai chacune de ces caractéristiques déterminantes à tour de rôle.
5.2.1 Déclarations présentées pour établir la véracité de leur contenu
36 Le but dans lequel la déclaration extrajudiciaire est présentée revêt de l'importance lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui constitue du ouï‑dire, car c'est seulement lorsque la preuve est présentée pour établir la véracité de son contenu qu'il devient nécessaire d'en vérifier la fiabilité. Prenons l'exemple suivant. Au procès d'un accusé inculpé de conduite avec facultés affaiblies, un policier témoigne qu'il a intercepté l'automobile de l'accusé à la suite d'un appel d'un inconnu l'informant que le véhicule était conduit par une personne en état d'« ébriété avancée » qui venait tout juste de quitter une taverne de quartier. Si la déclaration concernant l'état d'ébriété du conducteur est présentée dans le seul but d'établir les motifs que le policier avait d'intercepter le véhicule, il importe peu de savoir si la déclaration de l'auteur inconnu de l'appel était exacte, exagérée ou même fausse. Même si la déclaration est totalement dénuée de fondement, cela n'enlève rien à l'explication que le policier a donnée au sujet de ses actes. Si, par contre, la déclaration est présentée dans le but de prouver que l'accusé avait effectivement les facultés affaiblies, l'incapacité du juge des faits d'en vérifier la fiabilité suscite des préoccupations réelles. Ce n'est donc que dans ce dernier cas que la preuve relative à la déclaration de l'auteur de l'appel constitue du ouï‑dire et est assujettie à la règle d'exclusion générale.
5.2.2 L'impossibilité de contre‑interroger au moment précis où la déclaration est faite
37 L'exemple précédent, à savoir lorsque le témoin raconte au tribunal ce que A lui a dit, est la forme la plus évidente de preuve par ouï‑dire. A n'est pas devant le tribunal de manière à pouvoir être vu, entendu et contre‑interrogé. Toutefois, la règle traditionnelle du ouï‑dire s'applique également à la déclaration extrajudiciaire du témoin qui dépose en cour lorsque cette déclaration extrajudiciaire est présentée pour établir la véracité de son contenu. Cette définition élargie du ouï‑dire a été adoptée au Canada : R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, p. 763‑764; Starr, par. 158. Il est important de comprendre pourquoi les déclarations extrajudiciaires d'un témoin sont considérées comme étant du ouï‑dire.
38 Lorsque, devant le tribunal, le témoin réitère ou adopte — sous la foi du serment ou d'une affirmation solennelle — une déclaration extrajudiciaire antérieure, il va de soi qu'aucune question de ouï‑dire ne se pose. Ce n'est pas la déclaration elle‑même qui constitue un élément de preuve, mais plutôt le témoignage, qui peut être vérifié de la façon habituelle en observant le témoin et en lui faisant subir un contre‑interrogatoire. Toutefois, la question du ouï‑dire se pose lorsque le témoin ne réitère pas ou n'adopte pas le contenu de la déclaration extrajudiciaire, et que la déclaration elle‑même est présentée pour établir la véracité de son contenu. Prenons l'exemple suivant pour illustrer les préoccupations suscitées par cet élément de preuve.
39 Dans une déclaration extrajudiciaire, W désigne l'accusé comme étant son agresseur. Au procès de l'accusé pour voies de fait, W témoigne que l'accusé n'est pas son agresseur. Le ministère public cherche à présenter la déclaration extrajudiciaire pour prouver que l'accusé a effectivement agressé W. Dans ces circonstances, on demande au juge des faits de retenir la déclaration extrajudiciaire plutôt que le témoignage sous serment du témoin. Compte tenu de l'importance habituellement accordée au témoignage devant le tribunal, une question sérieuse se pose, soit celle de savoir s'il est absolument nécessaire de présenter la déclaration. De plus, la fiabilité de cette déclaration devient déterminante. Jusqu'à quel point est‑elle fiable? Dans quelles circonstances W a‑t‑elle fait cette déclaration? L'a‑t‑elle faite à brûle‑pourpoint à des amis lors d'une activité sociale, ou plutôt à la police à titre de plainte formelle? W était‑elle consciente des conséquences que pouvait avoir cette déclaration, voulait‑elle qu'on y donne suite? Avait‑elle une raison de mentir? Dans quel état était W au moment où elle a fait la déclaration? Bien d'autres questions peuvent venir à l'esprit au sujet de la fiabilité de cette déclaration extrajudiciaire. Lorsqu'on demande au juge des faits de considérer que la déclaration extrajudiciaire prouve que l'accusé a effectivement agressé W, il peut se révéler difficile d'apprécier la fiabilité de cette preuve.
40 Des préoccupations concernant la fiabilité de la déclaration naissent également lorsque W ne revient pas sur sa déclaration extrajudiciaire, mais témoigne qu'elle ne se souvient pas l'avoir faite, ou pis encore, qu'elle n'a aucun souvenir de l'agression elle‑même. Le juge des faits ne voit pas ou n'entend pas le témoin faire la déclaration et, puisque qu'il n'y a aucune possibilité de contre‑interroger le témoin au moment précis où il fait sa déclaration, la possibilité de vérifier utilement la véracité de cette déclaration peut être limitée. De plus, il peut y avoir lieu de se demander si la déclaration antérieure est reproduite intégralement et fidèlement.
41 Ainsi, bien qu'il se puisse que la raison d'être de la règle d'exclusion générale ne soit pas aussi évidente lorsque le déclarant est disponible pour témoigner, elle reste la même, soit la difficulté de vérifier la fiabilité de la déclaration extrajudiciaire. La difficulté d'apprécier la déclaration extrajudiciaire de W explique pourquoi elle est visée par la définition du ouï‑dire et est assujettie à la règle d'exclusion générale. Toutefois, on le comprendra aisément, la difficulté peut être atténuée substantiellement lorsque le déclarant peut être contre‑interrogé au sujet de sa déclaration antérieure, en particulier lorsqu'il est possible de déposer en preuve un compte rendu exact de la déclaration. Je reviendrai sur cette question plus loin. Je ne tiens ici qu'à expliquer pourquoi, par définition, le ouï‑dire englobe les déclarations extrajudiciaires présentées pour établir la véracité de leur contenu, et ce, même lorsque le déclarant est devant le tribunal.
5.3 Les exceptions à la règle du ouï‑dire : une méthode d'analyse raisonnée
42 On reconnaît depuis longtemps qu'une application rigide de la règle d'exclusion entraînerait la perte injustifiée d'éléments de preuve très précieux. La déclaration relatée peut, en raison de la manière dont elle a été faite, être intrinsèquement fiable, ou il peut exister suffisamment de moyens de la vérifier en dépit du fait qu'elle est relatée. Partant, un certain nombre d'exceptions de common law ont peu à peu fait leur apparition. Une application rigide de ces exceptions s'est révélée, à son tour, problématique et a donné lieu, dans certains cas, à l'exclusion inutile d'éléments de preuve ou, dans d'autres cas, à leur admission injustifiée. Wigmore a préconisé une application plus souple de la règle, fondée sur les deux principes directeurs qui sous‑tendent les exceptions de common law traditionnelles, à savoir la nécessité et la fiabilité (Wigmore on Evidence (2e éd. 1923), vol. III, § 1420, p. 153). Notre Cour a d'abord retenu cette approche dans l'arrêt Khan et en a, par la suite, reconnu la primauté dans l'arrêt Starr. Le cadre d'analyse applicable selon l'arrêt Starr a été résumé récemment dans l'arrêt R. c. Mapara, [2005] 1 R.C.S. 358, 2005 CSC 23, par. 15 :
a) La preuve par ouï‑dire est présumée inadmissible à moins de relever d'une exception à la règle du ouï‑dire. Les exceptions traditionnelles continuent présomptivement de s'appliquer.
b) Il est possible de contester une exception à l'exclusion du ouï‑dire au motif qu'elle ne présenterait pas les indices de nécessité et de fiabilité requis par la méthode d'analyse raisonnée. On peut la modifier au besoin pour la rendre conforme à ces exigences.
c) Dans de « rares cas », la preuve relevant d'une exception existante peut être exclue parce que, dans les circonstances particulières de l'espèce, elle ne présente pas les indices de nécessité et de fiabilité requis.
d) Si la preuve par ouï‑dire ne relève pas d'une exception à la règle d'exclusion, elle peut tout de même être admissible si l'existence d'indices de fiabilité et de nécessité est établie lors d'un voir‑dire.
43 Dans la présente affaire, il est question d'admission de preuve selon l'al. d). En particulier, les tribunaux d'instance inférieure étaient partagés quant à deux questions principales : (1) Quels facteurs doit‑on considérer pour décider si la preuve est suffisamment fiable pour être admise? (2) L'« exception » reconnue par notre Cour dans l'arrêt U. (F.J.) peut‑elle s'appliquer aux faits de la présente affaire? Je vais d'abord commenter la deuxième question.
44 À mon avis, le débat entourant la question de savoir si « l'exception de l'arrêt U. (F.J.) » s'applique en l'espèce illustre le souci exprimé dans l'arrêt U. (F.J.) lui‑même, à savoir que la « nouvelle façon d'aborder le ouï‑dire ne devienne pas en soi une analyse rigide de catégories » (par. 35). Dans l'arrêt U. (F.J.), un débat semblable a porté sur la question de savoir si « l'exception de l'arrêt B. (K.G.) » à la règle interdisant l'admission quant au fond des déclarations antérieures incompatibles s'appliquait dans le cas où la fiabilité de la déclaration du plaignant tenait non pas tant aux circonstances dans lesquelles elle avait été faite, comme l'affaire dans B. (K.G.), mais plutôt à sa similitude frappante avec une déclaration de l'accusé. Le juge en chef Lamer a expliqué comment sa décision dans l'affaire B. (K.G.) était une application de la méthode d'analyse raisonnée au ouï‑dire et comment en outre « l'établissement d'un seuil de fiabilité est parfois possible, dans les cas où le témoin peut être contre‑interrogé, lorsqu'il existe une similitude frappante entre deux déclarations » (par. 40). Il a conclu son analyse en prévoyant que d'autres situations peuvent encore se présenter. Voici ce qu'il a affirmé (par. 45) :
Je m'attends à ce que soient rares les cas de déclarations dont la similitude est frappante au point d'étayer leur fiabilité. Conformément à notre démarche en matière de ouï‑dire fondée sur des principes et souple, il peut y avoir d'autres situations où les déclarations antérieures incompatibles seront jugées admissibles quant au fond, compte tenu du fait que le contre‑interrogatoire seul donne d'importants indices de fiabilité. En l'espèce, il n'est pas nécessaire de décider si le contre‑interrogatoire seul donne une assurance suffisante quant au seuil de fiabilité pour permettre l'admission, quant au fond, de déclarations antérieures incompatibles.
45 Comme je l'expliquerai plus loin, les arrêts B. (K.G.) et U. (F.J.) font tous les deux ressortir les préoccupations particulières suscitées dans des cas de déclaration antérieure incompatible. Toutefois, compte tenu de la mise en garde du juge en chef Lamer contre une « analyse rigide de catégories », j'estime que ni l'arrêt B. (K.G.) ni l'arrêt U. (F.J.) ne devraient être interprétés comme créant des catégories d'exceptions — fondées sur des critères fixes — à la règle interdisant le ouï‑dire. Le jugement majoritaire dans l'affaire B. (K.G.) permet lui‑même de remplacer par des substituts adéquats les critères qu'il énonce. De plus, interpréter ces arrêts comme créant de nouvelles catégories d'exceptions ne serait pas conforme à la méthode souple d'analyse raisonnée applicable cas par cas. Nous nous trouverions simplement à remplacer la série d'exceptions traditionnelles par une nouvelle série moins sclérosée (pour l'instant). Au lieu d'établir des catégories fixes, ces arrêts donnent plutôt des indications sur l'application cas par cas de la méthode d'analyse raisonnée en décrivant les préoccupations pertinentes et les facteurs à considérer pour déterminer l'admissibilité.
46 J'examinerai sous cet angle les arrêts B. (K.G.) et U. (F.J.), de même que certains autres arrêts pertinents de notre Cour. Puisque les questions soulevées dans le présent pourvoi concernent l'appréciation de la fiabilité, mon analyse portera sur ce critère. Toutefois, comme je l'expliquerai, la nécessité et la fiabilité ne devraient pas être examinées séparément. Un critère peut influer sur l'autre. Par exemple, comme nous le verrons, la nécessité de la preuve peut, dans certains cas, découler en grande partie du fait que la déclaration relatée est très fiable et que le processus de constatation des faits serait faussé sans elle. Toutefois, avant d'analyser les facteurs liés à la fiabilité, je tiens à dire un mot sur le principe dominant de l'équité du procès.
5.4 La dimension constitutionnelle : l'équité du procès
47 Avant d'admettre les déclarations relatées en vertu de l'exception raisonnée à la règle du ouï‑dire, le juge du procès doit décider, lors d'un voir‑dire, que la nécessité et la fiabilité ont été établies. Il incombe à la personne qui cherche à présenter la preuve d'établir ces critères selon la prépondérance des probabilités. En matière criminelle, l'examen peut comporter une dimension constitutionnelle parce que la difficulté de vérifier la preuve ou, à l'inverse, l'impossibilité de présenter une preuve fiable peut compromettre la capacité de l'accusé de présenter une défense pleine et entière, qui est un droit garanti par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés : Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505. Le droit de présenter une défense pleine et entière est, à son tour, lié à un autre principe de justice fondamentale, à savoir le droit à un procès équitable : R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262. La préoccupation relative à l'équité du procès est l'une des raisons primordiales de rationaliser les exceptions traditionnelles à la règle du ouï‑dire conformément à la méthode d'analyse raisonnée. Comme l'a précisé le juge Iacobucci, au par. 200 de l'arrêt Starr, quant à la preuve du ministère public, « [s]i on permettait au ministère public de présenter une preuve par ouï‑dire non fiable contre l'accusé, peu importe qu'elle se trouve ou non à relever d'une exception existante, cela compromettrait l'équité du procès et ferait apparaître le spectre des déclarations de culpabilité erronées. »
48 Comme je l'ai indiqué précédemment, notre système accusatoire repose sur l'hypothèse voulant que le contre‑interrogatoire représente le meilleur moyen de révéler les causes d'inexactitude ou de manque de fiabilité. C'est principalement en raison de l'incapacité de la vérifier de cette façon que la preuve par ouï‑dire est présumée inadmissible. Toutefois, le droit constitutionnel garanti par l'art. 7 de la Charte n'est pas en soi le droit de confronter ou contre‑interroger des témoins opposés. Le processus judiciaire accusatoire, qui comprend le contre‑interrogatoire, n'est que le moyen de parvenir à la fin recherchée. L'équité du procès, en tant que principe de justice fondamentale, est la fin qui doit être atteinte. L'équité du procès englobe plus que les droits de l'accusé. Bien qu'elle comprenne indubitablement le droit de présenter une défense pleine et entière, l'équité du procès doit aussi être évaluée à la lumière de préoccupations sociales plus globales : voir R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 69‑76. Dans le contexte d'un examen de l'admissibilité, l'une de ces préoccupations est l'intérêt qu'a la société à ce que le processus judiciaire permette de découvrir la vérité.
49 La gamme plus vaste d'intérêts compris dans l'équité du procès se reflète dans le double principe de la nécessité et de la fiabilité. Le critère de la nécessité repose sur l'intérêt qu'a la société à découvrir la vérité. Étant donné qu'il n'est pas toujours possible de satisfaire au critère optimal du contre‑interrogatoire effectué au moment précis où la déclaration est faite, au lieu de simplement perdre la valeur de la preuve en question, il devient nécessaire dans l'intérêt de la justice de se demander si cette preuve devrait néanmoins être admise sous sa forme relatée. Le critère de la fiabilité vise à assurer l'intégrité du processus judiciaire. Bien qu'elle soit nécessaire, la preuve n'est pas admissible, sauf si elle est suffisamment fiable pour écarter les dangers que comporte la difficulté de la vérifier. Comme nous le verrons, deux motifs différents, qui ne s'excluent pas mutuellement, permettent généralement de satisfaire à l'exigence de fiabilité. Dans certains cas, il se peut que, en raison des circonstances dans lesquelles la déclaration relatée a été faite, le contenu de cette déclaration soit si fiable qu'il aurait été peu ou pas utile de contre‑interroger le déclarant au moment précis où il s'est exprimé. Dans d'autres cas, il peut arriver que la preuve ne soit pas aussi convaincante, mais les circonstances permettront de la vérifier suffisamment autrement qu'au moyen d'un contre‑interrogatoire effectué au moment précis où elle est présentée. Dans ces circonstances, l'admission de la preuve compromettra rarement l'équité du procès. Toutefois, vu que l'équité du procès peut englober des facteurs allant au‑delà de l'examen rigoureux de la nécessité et de la fiabilité, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire d'exclure la preuve par ouï‑dire lorsque son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante, et ce, même si les deux critères sont respectés.
6. L'examen de l'admissibilité
6.1 La distinction entre seuil de fiabilité et fiabilité en dernière analyse : source de confusion
50 Comme nous l'avons vu, le juge du procès décide uniquement si la preuve par ouï‑dire est admissible. Il appartient au juge des faits de décider, à l'issue du procès, s'il s'en remettra, en fin de compte, à la déclaration relatée pour trancher les questions en litige, après l'avoir examinée en fonction de l'ensemble de la preuve. Au stade de l'admissibilité, il importe de ne pas empiéter sur la compétence du juge des faits. Si le procès a lieu devant un juge et un jury, il est essentiel que les questions de fiabilité en dernière analyse soient laissées au jury — dans un procès criminel, c'est un impératif constitutionnel. Si le juge siège sans jury, il importe tout autant qu'il ne préjuge pas de la fiabilité en dernière analyse de la preuve avant d'avoir entendu l'ensemble de la preuve au dossier. Il faut donc établir une distinction entre « fiabilité en dernière analyse » et « seuil de fiabilité ». Lors d'un voir‑dire portant sur l'admissibilité, l'examen se limite au seuil de fiabilité.
51 La distinction entre seuil de fiabilité et fiabilité en dernière analyse (ou fiabilité ultime ou absolue) a été établie dans un certain nombre d'arrêts (voir, par exemple, B. (K.G.) et R. c. Hawkins, [1996] 3 R.C.S. 1043). Cependant, nous nous intéressons surtout en l'espèce à l'explication de ce principe contenue dans l'arrêt Starr. Une bonne partie des discussions et des commentaires a porté notamment sur l'extrait suivant de l'analyse de la Cour (par. 215 et 217) :
À cet égard, lorsque la fiabilité d'une déclaration est examinée selon la méthode fondée sur des principes, il importe d'établir une distinction entre le seuil de fiabilité et la fiabilité absolue. Seul le seuil de fiabilité est pertinent relativement à l'admissibilité : voir Hawkins, précité, à la p. 1084. Là encore, il ne convient pas, dans les circonstances du présent pourvoi, de fournir une liste détaillée des facteurs qui peuvent influer sur le seuil de fiabilité. Toutefois, notre jurisprudence est utile dans une certaine mesure à ce sujet. Le seuil de fiabilité ne concerne pas la question de savoir si la déclaration est véridique ou non; c'est une question de fiabilité absolue. Il concerne plutôt la question de savoir si les circonstances ayant entouré la déclaration elle‑même offrent des garanties circonstancielles de fiabilité. Ces garanties pourraient découler du fait que le déclarant n'avait aucune raison de mentir (voir Khan et Smith, précités) ou du fait qu'il y avait des mesures de protection qui permettaient de déceler les mensonges (voir Hawkins, U. (F.J.) et B. (K.G.), précités).
. . .
À l'étape de l'admissibilité de la preuve par ouï‑dire, le juge du procès ne devrait pas tenir compte de la réputation générale de sincérité du déclarant, ni d'aucune déclaration antérieure ou ultérieure, compatible ou incompatible. Ces facteurs n'ont pas trait aux circonstances de la déclaration elle‑même. De même, je ne tiendrais pas compte de la présence d'une preuve corroborante ou contradictoire. Sur ce point, je suis d'accord avec l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario R. c. C. (B.) (1993), 12 O.R. (3d) 608; voir également Idaho c. Wright, 497 U.S. 805 (1990). En résumé, en vertu de la méthode fondée sur des principes, le tribunal ne doit pas empiéter sur la compétence du juge des faits ni subordonner l'admissibilité de la preuve par ouï‑dire à la question de savoir si la preuve est absolument fiable. Il devra cependant examiner si les circonstances ayant entouré la déclaration confèrent suffisamment de crédibilité pour pouvoir conclure que le seuil de fiabilité est atteint. [Je souligne.]
52 L'affirmation de la Cour selon laquelle « [l]e seuil de fiabilité ne concerne pas la question de savoir si la déclaration est véridique ou non » a créé une certaine incertitude. Même s'il est évident que le juge du procès ne décide pas si la déclaration sera tenue pour véridique en définitive, il n'est pas aussi évident que, dans toute affaire, le seuil de fiabilité ne concerne pas la question de savoir si la déclaration est véridique ou non. En fait, dans l'arrêt U. (F.J.), on a justifié l'admission de la déclaration relatée de la plaignante par le fait que « la seule explication probable » de la similitude frappante entre cette déclaration et la déclaration faite de façon indépendante par l'accusé était que « tous les deux disaient la vérité » (par. 40).
53 De plus, il n'est pas facile de discerner ce qui est et ce qui n'est pas une circonstance « ayant entouré la déclaration elle‑même ». Par exemple, lorsqu'elle s'est prononcée sur le seuil d'admissibilité dans l'affaire Smith, la Cour a tenu compte du fait que la victime pouvait avoir eu une raison de mentir. Comme l'ont souligné les juges Rosenberg et Blair dans leurs motifs respectifs, [traduction] « pour décider si le déclarant avait une raison de mentir, le juge sera nécessairement amené à considérer des facteurs extérieurs à la déclaration elle‑même ou aux circonstances immédiates qui l'ont entourée » (par. 97).
54 La confusion qui règne dans ce domaine du droit tient en grande partie à cette tentative de classer certains facteurs comme touchant uniquement la fiabilité en dernière analyse. Un autre exemple est l'interdiction de tenir compte d'une « preuve corroborante ou contradictoire » parce qu'elle n'est pertinente qu'en ce qui concerne la question de la fiabilité en dernière analyse. De toute évidence, la nature corroborante de la tache de sperme, dans l'affaire Khan, a joué un rôle important dans l'établissement du seuil de fiabilité de la déclaration relatée de l'enfant.
55 Cette partie de l'analyse de l'arrêt Starr a donc besoin d'être clarifiée et, à certains égards, d'être reconsidérée. J'expliquerai comment les facteurs à considérer lors de l'examen de l'admissibilité ne peuvent pas toujours être classés comme ayant trait soit au seuil de fiabilité, soit à la fiabilité en dernière analyse. La pertinence d'un facteur dépendra plutôt des dangers particuliers découlant du fait que la déclaration constitue du ouï‑dire, et des moyens possibles, s'il en est, de les écarter. Je reviendrai ensuite au passage contesté de l'arrêt Starr, en m'attardant plus précisément à la question de la preuve à l'appui étant donné que cette mention paraît avoir soulevé le plus de controverse.
6.2 Détermination des facteurs pertinents : une approche fonctionnelle
6.2.1 Reconnaissance du ouï‑dire
56 La première question à trancher avant de procéder à l'examen de l'admissibilité d'une preuve par ouï‑dire est bien sûr celle de savoir si la preuve proposée constitue du ouï‑dire. Cela peut paraître assez évident, mais c'est une première étape importante. Les objections malencontreuses à l'admissibilité d'une déclaration extrajudiciaire, qui tiennent à une méprise sur ce qui constitue du ouï‑dire, ne sont pas rares. Comme nous l'avons vu, les déclarations extrajudiciaires ne constituent pas toutes du ouï‑dire. Rappelons‑nous les caractéristiques déterminantes du ouï‑dire. Une déclaration extrajudiciaire constituera du ouï‑dire, premièrement, si elle est présentée pour établir la véracité de son contenu et, deuxièmement, s'il y a impossibilité de contre‑interroger le déclarant au moment précis où il fait cette déclaration.
57 S'arrêter au départ aux caractéristiques déterminantes du ouï‑dire permet de mieux orienter l'examen de l'admissibilité. Comme nous l'avons vu, la première caractéristique particulière du ouï‑dire oblige à examiner le but dans lequel la preuve est présentée. Ce n'est que si elle est présentée pour établir la véracité de son contenu que la preuve constitue du ouï‑dire. Le fait que la déclaration extrajudiciaire soit présentée pour établir la véracité de son contenu devrait être examiné dans le contexte des questions en litige afin que le tribunal soit mieux en mesure d'évaluer l'effet potentiel de la présentation de cette preuve relatée.
58 Deuxièmement, si on s'arrête au départ à la seconde caractéristique déterminante du ouï‑dire, soit l'impossibilité de contre‑interroger le déclarant au moment précis où il fait sa déclaration, l'examen de l'admissibilité porte aussitôt sur les dangers d'admettre la preuve par ouï‑dire. Dans l'arrêt Starr, le juge Iacobucci a décrit l'impossibilité de vérifier la preuve comme étant la « préoccupation majeure » qui sous‑tend la règle du ouï‑dire. Dans l'arrêt U. (F.J.), le juge en chef Lamer a exprimé le même point de vue, mais plus directement en ces termes : « Le ouï‑dire n'est pas admissible comme preuve parce que sa fiabilité ne peut être vérifiée » (par. 22).
6.2.2 La présomption d'inadmissibilité de la preuve par ouï‑dire
59 Dès que la preuve proposée est désignée comme étant du ouï‑dire, elle est présumée inadmissible. J'insiste sur le fait que la règle du ouï‑dire est par nature une règle d'exclusion générale, car l'assouplissement accru du droit canadien de la preuve au cours des dernières décennies a parfois eu tendance à estomper la distinction entre admissibilité et valeur probante. Des modifications ont été apportées à un certain nombre de règles — dont la règle interdisant le ouï‑dire — afin de les mettre à jour et d'assurer qu'elles favorisent la réalisation des objectifs de recherche de la vérité, d'efficacité du système judiciaire et d'équité du processus accusatoire, au lieu de l'entraver. Toutefois, les règles de preuve traditionnelles témoignent d'une sagesse et d'une expérience judiciaire considérables. L'approche moderne a consolidé, et non écarté, leur raison d'être fondamentale. Dans l'arrêt Starr lui‑même, où notre Cour a reconnu la primauté de la méthode d'analyse raisonnée des exceptions à la règle du ouï‑dire, la présomption d'exclusion de la preuve par ouï‑dire a été réaffirmée de manière non équivoque. Le juge Iacobucci s'est ainsi exprimé (par. 199) :
En écartant les éléments de preuve susceptibles de donner lieu à des verdicts inéquitables et en assurant que les parties aient généralement la possibilité de confronter des témoins opposés, la règle du ouï‑dire est une pierre angulaire d'un système de justice équitable.
6.2.3 Les exceptions traditionnelles
60 Dans l'arrêt Starr, la Cour a aussi réaffirmé que les exceptions traditionnelles à la règle du ouï‑dire sont toujours pertinentes. Plus récemment, dans l'arrêt Mapara, notre Cour a confirmé le maintien des exceptions traditionnelles en établissant le cadre d'analyse applicable, exposé plus haut au par. 42. Par conséquent, si le juge du procès conclut que la preuve relève de l'une des exceptions de common law traditionnelles, cette conclusion est définitive et la preuve est jugée admissible sauf si, dans de rares cas, l'exception elle‑même est contestée, comme le précisent ces deux arrêts.
6.2.4 La méthode d'analyse raisonnée : écarter les dangers du ouï‑dire
61 Étant donné que la préoccupation majeure sous‑jacente est l'impossibilité de vérifier la preuve par ouï‑dire, il s'ensuit que, selon la méthode d'analyse raisonnée, l'exigence de fiabilité vise à déterminer les cas où cette difficulté est suffisamment surmontée pour justifier l'admission de la preuve à titre d'exception à la règle d'exclusion générale. Comme certains tribunaux et commentateurs ont pris soin de le souligner, il y a deux manières de satisfaire à l'exigence de fiabilité : voir, par exemple, R. c. Wilcox (2001), 152 C.C.C. (3d) 157, 2001 NSCA 45; R. c. Czibulka (2004), 189 C.C.C. (3d) 199 (C.A. Ont.); D. M. Paciocco, « The Hearsay Exceptions : A Game of "Rock, Paper, Scissors" », dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 2003 : The Law of Evidence (2004), 17, p. 29.
62 Une manière consiste à démontrer* qu'il n'y a pas de préoccupation réelle quant au caractère véridique ou non de la déclaration, vu les circonstances dans lesquelles elle a été faite. Le bon sens veut que, si on peut avoir suffisamment confiance en la véracité et l'exactitude de la déclaration, le juge des faits devrait en tenir compte indépendamment du fait qu'elle est relatée. À cet égard, Wigmore a donné l'explication suivante :
[traduction] Dans de nombreux cas, on peut facilement voir qu'une telle épreuve requise [c'est‑à‑dire le contre‑interrogatoire] ajouterait peu comme garantie parce que ses objets ont en grande partie déjà été atteints. Si une déclaration a été faite dans des circonstances où même un sceptique prudent la considérerait comme très probablement fiable (en temps normal), il serait trop pointilleux d'insister sur une épreuve dont l'objet principal est déjà atteint. [§ 1420, p. 154]
63 Une autre manière de satisfaire à l'exigence de fiabilité consiste à démontrer que le fait que la déclaration soit relatée ne suscite aucune préoccupation réelle étant donné que, dans les circonstances, sa véracité et son exactitude peuvent néanmoins être suffisamment vérifiées. Rappelons‑nous que, dans notre système accusatoire, la meilleure façon de vérifier la preuve est de faire témoigner le déclarant sous serment devant le tribunal, tout en lui faisant subir un contre‑interrogatoire minutieux. Cette méthode privilégiée n'est pas seulement un vestige de traditions passées. Elle demeure une méthode éprouvée et fiable, particulièrement lorsqu'il faut résoudre des questions de crédibilité. C'est une chose de faire une déclaration préjudiciable à propos d'autrui dans un contexte où il se peut que cette déclaration n'ait pas vraiment d'importance; c'est une toute autre chose que le déclarant répète sa déclaration dans le cadre de procédures formelles où il doit en garantir la véracité et l'exactitude, être observé et entendu, et être appelé à l'expliquer ou à la défendre. Cette dernière situation, en plus de fournir un compte rendu exact de ce qu'a réellement dit le témoin, nous rassure beaucoup plus quant à la fiabilité de la déclaration. Toutefois, dans certains cas, il n'est pas possible de vérifier la preuve de la meilleure façon, mais les circonstances sont telles que le juge des faits sera néanmoins en mesure d'en vérifier suffisamment la véracité et l'exactitude. Là encore, le bon sens nous indique qu'il ne faudrait pas perdre l'avantage de cette preuve lorsqu'il existe d'autres façons adéquates de la vérifier.
64 Il est également possible de distinguer ces deux principales façons de satisfaire à l'exigence de fiabilité dans le cas des exceptions traditionnelles à la règle du ouï‑dire. Le juge Iacobucci note ainsi cette distinction dans l'arrêt Starr :
Par exemple, le témoignage fait dans le cadre d'une instance antérieure est admis, du moins en partie, parce que bien des dangers qui se rattachent traditionnellement à la preuve par ouï‑dire ne se posent pas. Comme il a été souligné dans Sopinka, Lederman et Bryant, op. cit., aux pp. 278 et 279 :
[traduction] . . . une déclaration qui a été faite antérieurement sous la foi du serment, qui a fait l'objet d'un contre‑interrogatoire et qui a été admise en tant que preuve testimoniale lors d'une instance antérieure est admise lors d'un procès ultérieur parce que les dangers que comporte la preuve par ouï‑dire ne se posent pas.
D'autres exceptions sont fondées non pas sur la suppression des dangers traditionnels de la preuve par ouï‑dire, mais sur le fait que la déclaration offre des garanties circonstancielles de fiabilité. Cette méthode se retrouve dans des exceptions reconnues comme les déclarations de mourants, les déclarations spontanées et les déclarations au détriment des intérêts financiers de leur auteur. [Souligné par le juge Iacobucci; par. 212.]
65 Certaines exceptions traditionnelles ont une assise différente, tels les aveux de parties (confessions en matière criminelle) et les déclarations de coconspirateurs : voir l'arrêt Mapara, par. 21. Dans ces cas, les préoccupations relatives à la fiabilité tiennent à des considérations autres que l'incapacité de la partie en question de vérifier l'exactitude de sa propre déclaration ou de celles de ses coconspirateurs. Partant, les critères d'admissibilité ne sont pas établis de la même façon. Toutefois, dans les cas où la règle d'exclusion repose sur les dangers habituels du ouï‑dire, la distinction entre les deux principales façons de satisfaire à l'exigence de fiabilité — bien qu'elle ne crée aucunement des catégories mutuellement exclusives — peut aider à reconnaître les facteurs à considérer pour déterminer l'admissibilité.
66 L'affaire Khan est un exemple où l'exigence de fiabilité était remplie parce que les circonstances dans lesquelles la déclaration avait été faite étaient suffisamment rassurantes quant à sa véracité et à son exactitude. De même, dans l'affaire Smith, l'examen de l'admissibilité était aussi axé sur les circonstances qui tendaient à démontrer la véracité de la déclaration. Par contre, dans les affaires B. (K.G.) et Hawkins, l'admissibilité de la déclaration relatée reposait sur l'existence d'autres moyens adéquats de vérifier la preuve. Comme nous le verrons, la possibilité de contre‑interroger le déclarant permet dans une large mesure de satisfaire à l'exigence de substituts adéquats. Dans l'arrêt U. (F.J.), la Cour a pris en considération tant les circonstances tendant à démontrer la véracité de la déclaration que l'existence d'autres moyens adéquats de vérifier la preuve. L'arrêt U. (F.J.) souligne que la préoccupation relative à la fiabilité augmente dans le cas de déclarations antérieures incompatibles, où le juge des faits est invité à retenir une déclaration extrajudiciaire au lieu du témoignage sous serment du même déclarant. J'examinerai brièvement comment, dans chacune de ces affaires, l'analyse de la Cour était axée sur la possibilité d'écarter les dangers particuliers du ouï‑dire soulevés par la preuve.
6.2.4.1 R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531
67 Comme je l'ai déjà dit, l'arrêt Khan est un exemple où l'exigence de fiabilité était remplie parce que les circonstances dans lesquelles la déclaration avait été faite étaient suffisamment rassurantes quant à sa véracité et à son exactitude. Les faits sont bien connus. Il y était question d'une agression sexuelle commise par un médecin sur une très jeune enfant. L'enfant était inhabile à témoigner. Les déclarations que l'enfant avait faites à sa mère au sujet de l'épisode n'étaient pas admissibles en application des exceptions traditionnelles à la règle du ouï‑dire. Toutefois, la déclaration de l'enfant présentait plusieurs caractéristiques qui donnaient à penser que la déclaration était véridique. Ces caractéristiques répondaient à de nombreuses préoccupations qui auraient été censées être examinées à l'étape de la vérification de la preuve si celle‑ci avait pu être présentée en cour de la façon habituelle. La juge McLachlin les a ainsi résumées dans un énoncé souvent cité :
Je conclus qu'en l'espèce la déclaration de la mère aurait dû être reçue en preuve. Elle était nécessaire puisque le témoignage de vive voix de l'enfant avait été rejeté. Elle était également fiable. L'enfant n'avait aucune raison d'inventer son histoire qu'elle a racontée naturellement sans être incitée à le faire. En outre, le fait qu'on ne pouvait s'attendre à ce que l'enfant connaisse ce genre d'acte sexuel confère à sa déclaration une fiabilité toute particulière. Enfin, sa déclaration a été corroborée par une preuve matérielle. [p. 548]
Les faits révélaient aussi que la déclaration avait suivi presque immédiatement les faits reprochés. Cette caractéristique écartait toute crainte de souvenir inexact. Le fait que l'enfant n'avait aucune raison de mentir atténuait la préoccupation relative à la sincérité. Puisque la déclaration avait été faite naturellement et sans avoir été provoquée, il n'y avait pas de véritable danger qu'elle ait été faite sous l'influence de la mère. Qui plus est, comme l'indique la citation précédente, les faits décrits dépassaient l'expérience normale d'une enfant de son âge, ce qui conférait à la déclaration une « fiabilité toute particulière ». Enfin, la déclaration était confirmée par la présence d'une tache de sperme sur les vêtements de l'enfant. Chacune de ces caractéristiques touchait la véracité et l'exactitude de la déclaration et, ensemble, elles justifiaient amplement son admission. Le critère de fiabilité était rempli. À l'exception de la preuve à l'appui constituée de la tache de sperme, les facteurs considérés dans l'affaire Khan n'avaient rien de controversé. Je reviendrai plus loin sur cette question.
6.2.4.2 R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915
68 Dans l'arrêt Smith, l'examen des garanties circonstancielles de fiabilité effectué par notre Cour était axé également sur les circonstances tendant à démontrer la véracité de la déclaration.
69 M. Smith était accusé du meurtre de K. La preuve du ministère public incluait le témoignage de la mère de K au sujet de quatre appels téléphoniques que K lui avait faits la nuit du meurtre. L'avocat de la défense ne s'est pas opposé à la présentation de cette preuve. M. Smith a été déclaré coupable en première instance. La Cour d'appel a accueilli l'appel et ordonné la tenue d'un nouveau procès pour le motif que les appels téléphoniques constituaient du ouï‑dire et que seuls les deux premiers appels étaient admissibles pour établir l'état d'esprit de K. En refusant d'appliquer la disposition réparatrice, la Cour d'appel a conclu que le ouï‑dire avait servi à établir que K était avec M. Smith au moment de son décès, ce qui avait eu pour effet « de renforcer une certaine preuve d'identification d'une fiabilité douteuse » (p. 922‑923). Le ministère public s'est pourvu devant notre Cour.
70 Après avoir décidé que l'exception de l'état d'esprit ou des « intentions existantes » ne s'appliquait pas aux appels téléphoniques, le juge en chef Lamer a explicité puis appliqué la méthode exposée dans l'arrêt Khan. Après avoir cité longuement Wigmore au sujet de la raison d'être de la règle du ouï‑dire et de ses exceptions, il s'est attardé au volet « fiabilité » de la méthode d'analyse raisonnée et a déclaré ce qui suit (p. 933) :
Si une déclaration qu'on veut présenter par voie de preuve par ouï‑dire a été faite dans des circonstances qui écartent considérablement la possibilité que le déclarant ait menti ou commis une erreur, on peut dire que la preuve est « fiable », c'est‑à‑dire qu'il y a une garantie circonstancielle de fiabilité. [Je souligne.]
71 Au sujet de la fiabilité des appels téléphoniques, le juge en chef Lamer a décidé que les deux premiers appels étaient fiables, mais que le troisième ne l'était pas (le quatrième n'étant pas en cause devant notre Cour). Dans le cas des deux premiers appels, il n'y avait aucune raison de douter de la véracité des propos de K — « [e]lle n'avait aucune raison connue de mentir » — et les dangers traditionnellement associés au ouï‑dire, à savoir les problèmes de perception, de mémoire et de crédibilité, « étaient dans une large mesure inexistants » (p. 935). Comme nous pouvons le constater, la Cour a pris en considération des facteurs qui auraient vraisemblablement été examinés en contre‑interrogatoire si la déclarante avait été disponible pour témoigner, et a conclu que ces préoccupations habituelles étaient grandement atténuées en raison de la façon dont les déclarations avaient été faites. La Cour a donc conclu que l'incapacité de contre‑interroger K devait influer sur le poids accordé à cette preuve et non sur son admissibilité.
72 Toutefois, en ce qui a trait au troisième appel téléphonique, le juge en chef Lamer a statué que « les conditions dans lesquelles la déclaration a été faite ne fournissent pas la garantie circonstancielle de fiabilité qui justifierait son admission sans possibilité de contre‑interroger » (p. 935). Premièrement, il a conclu que K a pu se tromper quant au retour de M. Smith à l'hôtel ou quant à la raison de son retour (p. 936). Deuxièmement, il a décidé qu'elle pouvait avoir menti pour empêcher sa mère d'envoyer un autre homme la chercher. Quant à cette seconde possibilité, le juge en chef Lamer a estimé que le fait que K voyageait sous un nom d'emprunt en utilisant une carte de crédit qu'elle savait volée ou contrefaite démontrait qu'elle était « à tout le moins capable de tromper » (p. 936). Là encore, la Cour a pris en considération des facteurs qui auraient vraisemblablement été examinés en contre‑interrogatoire si la déclarante avait été disponible pour témoigner, et a conclu que ces « hypothèses » démontraient que les circonstances dans lesquelles la déclaration avait été faite n'étaient pas de nature à « justifie[r] l'admission de son contenu » puisqu'il était impossible de dire que cette preuve ne serait pas susceptible de changer lors d'un contre‑interrogatoire (p. 937). Il importe de noter que la Cour n'a pas ensuite décidé si, selon sa perception de la preuve, la déclarante était dans l'erreur ou avait menti — ce sont là des questions qui devaient être tranchées en fin de compte par le juge des faits. Lors de l'examen de l'admissibilité, il suffisait que les circonstances dans lesquelles la déclaration avait été faite aient soulevé ces questions pour en empêcher l'admission.
6.2.4.3 R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740
73 L'arrêt B. (K.G.) est un exemple où le seuil de fiabilité reposait essentiellement sur l'existence de substituts adéquats aux garanties traditionnelles invoquées pour vérifier la preuve.
74 La question litigieuse dans l'arrêt B. (K.G.) portait sur l'admissibilité quant au fond de déclarations antérieures incompatibles de trois amis de B, dans lesquelles ceux‑ci avaient dit à la police que B avait poignardé à mort la victime au cours d'une bagarre. Les trois sont revenus sur leurs déclarations au procès. (Ils ont, par la suite, plaidé coupable à des accusations de parjure.) Le ministère public sollicitait l'admission des déclarations antérieures faites à la police pour établir la véracité de leur contenu. Bien qu'il n'ait aucunement douté de la fausseté des rétractations, le juge du procès a suivi la règle de common law traditionnelle (« orthodoxe ») selon laquelle les déclarations ne pouvaient servir qu'à attaquer la crédibilité des témoins. Vu le caractère douteux des autres éléments de preuve d'identification, le juge du procès a acquitté B.
75 La question soumise à notre Cour était de savoir s'il y avait lieu de maintenir l'application de la règle orthodoxe à l'égard des déclarations antérieures incompatibles. En faisant l'historique, le juge en chef Lamer a constaté que, bien que l'interdiction du ouï‑dire n'ait pas toujours été reconnue comme étant le fondement de la règle, des « dangers » semblables avaient été évoqués pour interdire l'admission d'une déclaration, à savoir l'absence de serment ou d'affirmation solennelle, l'incapacité du juge des faits d'apprécier le comportement et l'absence de contre‑interrogatoire au moment précis où la déclaration avait été faite (p. 763‑764). Après avoir examiné les critiques d'auteurs de doctrine, les opinions de membres de commissions de réforme du droit, les changements apportés par le législateur au Canada et ailleurs, ainsi que l'évolution de la règle du ouï‑dire, le juge en chef Lamer a conclu qu'il était du ressort et du devoir de la Cour de formuler une nouvelle règle (p. 777). Il a estimé que « la preuve des déclarations antérieures incompatibles d'un témoin, autre que l'accusé, doit être admissible quant au fond, d'après l'analyse fondée sur les principes élaborée dans les arrêts de notre Cour, Khan et Smith », et que les exigences de fiabilité et de nécessité « doivent être adapté[e]s et raffiné[e]s dans le contexte présent, vu les problèmes particuliers soulevés par la nature de ces déclarations » (p. 783).
76 Le facteur contextuel le plus important dans l'arrêt B. (K.G.) est la disponibilité du déclarant. Contrairement à la situation dans l'affaire Khan ou l'affaire Smith, le juge des faits est beaucoup mieux en mesure d'apprécier la fiabilité de la preuve parce que le déclarant est disponible pour être contre‑interrogé au sujet de sa déclaration antérieure incompatible. Par conséquent, l'examen du seuil de fiabilité applicable en matière d'admissibilité ne porte pas tant sur la question de savoir s'il y a un motif de croire que la déclaration est véridique que sur celle de savoir si le juge des faits sera en mesure d'apprécier rationnellement la preuve. Il faut chercher des substituts adéquats au processus qui aurait été disponible si la preuve avait été présentée de la façon habituelle, à savoir par l'entremise du témoin qui vient déposer sous la foi du serment ou d'une affirmation solennelle et qui subit un contre‑interrogatoire au moment précis où la déclaration est faite.
77 Étant donné que le déclarant témoigne en cour sous la foi du serment ou d'une affirmation solennelle et qu'il est possible de le contre‑interroger, la question est alors de savoir pourquoi se préoccupe‑t‑on encore de la fiabilité de la déclaration antérieure. Comme je l'ai indiqué précédemment, la nécessité et la fiabilité ne devraient pas être examinées séparément. Un critère peut influer sur l'autre. La situation dans l'affaire B. (K.G.) en est un exemple. Comme l'a fait remarquer le juge en chef Lamer, « [l]es déclarations antérieures incompatibles posent des problèmes embarrassants par rapport au critère de la nécessité » (p. 796). En fait, le déclarant est disponible pour témoigner. Pourquoi la règle habituelle ne devrait‑elle pas s'appliquer, et pourquoi le témoignage sous serment du témoin qui se rétracte ne devrait‑il pas seul permettre de découvrir la vérité? Après tout, n'est‑ce pas là le critère optimal en matière de fiabilité — à savoir que le témoin se présente pour être vu et entendu, pour promettre, sous la foi du serment ou d'une affirmation solennelle, de dire la vérité dans le cadre formel de procédures judiciaires, et pour faire l'objet d'un contre‑interrogatoire? Si un témoin revient sur une déclaration antérieure et en nie la véracité, la solution par défaut consiste à conclure que le procès a eu les résultats escomptés : les renseignements faux ou inexacts ont été éliminés. Il doit y avoir une bonne raison de présenter la déclaration antérieure incompatible comme preuve quant au fond de préférence au témoignage sous serment devant le tribunal.
78 Comme nous le savons, dans l'arrêt B. (K.G.), la Cour a statué en fin de compte — et ce principe est maintenant bien établi — que la nécessité ne saurait être assimilée à la non‑disponibilité du témoin. Le critère de la nécessité reçoit une définition souple. Dans certains cas, comme dans l'affaire B. (K.G.) où un témoin revient sur une déclaration antérieure, la nécessité tient à la non‑disponibilité du témoignage et non du témoin. Malgré le fait qu'il peut être satisfait de diverses manières au critère de la nécessité, le contexte qui engendre la nécessité de la preuve par ouï‑dire peut bien avoir une incidence sur le degré de fiabilité exigé pour en justifier l'admission. Comme l'a dit le juge en chef Lamer dans l'arrêt B. (K.G.), lorsque la preuve par ouï‑dire est une déclaration antérieure incompatible, la fiabilité est une « préoccupation fondamentale » (p. 787) :
Cette préoccupation s'accentue dans le cas des déclarations antérieures incompatibles parce que le juge des faits doit choisir entre deux déclarations faites par le même témoin, par opposition aux autres formes de ouï‑dire dans lesquelles une seule version des faits est présentée. Autrement dit, dans le cas des déclarations antérieures incompatibles, l'examen est axé sur la fiabilité relative de la déclaration antérieure et du témoignage entendu au procès, de sorte que des indices et garanties de fiabilité autres que ceux énoncés dans les arrêts Khan et Smith doivent être prévus afin que la déclaration antérieure soit soumise à une norme de fiabilité comparable avant que les déclarations de ce genre soient admises quant au fond.
79 Le juge en chef Lamer a ensuite décrit les caractéristiques générales d'un témoignage en cour qui offre les garanties habituelles de fiabilité. Il a examiné longuement les raisons impérieuses de préférer les déclarations faites sous la foi du serment ou d'une affirmation solennelle, l'utilité de voir et d'entendre le témoin pour apprécier la crédibilité, l'importance d'avoir un compte rendu exact de ce qui a réellement été dit, et l'avantage du contre‑interrogatoire effectué au moment précis où la déclaration est faite. En étudiant ce qui constituerait un substitut adéquat à l'égard de la déclaration antérieure incompatible, il a conclu, aux p. 795‑796, qu'il y aura des « garanties circonstancielles de fiabilité suffisantes » pour rendre de telles déclarations admissibles quant au fond
(i) si la déclaration est faite sous serment ou affirmation solennelle après une mise en garde quant à l'existence de sanctions et à l'importance du serment ou de l'affirmation solennelle, (ii) si elle est enregistrée intégralement sur bande vidéo, et (iii) si la partie adverse [. . .] a la possibilité voulue de contre‑interroger le témoin au sujet de la déclaration [. . .] Subsidiairement, il se peut que d'autres garanties circonstancielles de fiabilité suffisent à rendre une telle déclaration admissible quant au fond, à la condition que le juge soit convaincu que les circonstances offrent des garanties suffisantes de fiabilité qui se substituent à celles que la règle du ouï‑dire exige habituellement.
80 Il n'est pas tout à fait juste d'affirmer qu'une déclaration est suffisamment fiable parce qu'elle est faite en personne et sous serment, et que le déclarant est contre‑interrogé. Maints témoignages en cour s'avèrent tout à fait indignes de foi. Toutefois, c'est là que se situe la garantie — dans le processus qui en a révélé le manque de fiabilité. L'existence de substituts adéquats à ce processus établit donc un seuil de fiabilité et permet d'admettre sans risque la preuve.
81 Le juge en chef Lamer a également assujetti à une réserve importante — sur laquelle je reviendrai plus loin — le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de refuser que la déclaration soit soumise au jury comme preuve de fond même dans le cas où les critères susmentionnés sont respectés, s'il y a quelque crainte que la déclaration soit le produit d'une forme d'inconduite de la part des enquêteurs (p. 801‑802). En l'espèce, bien que les déclarations aient été enregistrées sur bande vidéo et que les témoins aient été contre‑interrogés, ces déclarations n'ont pas été faites sous serment. La question de savoir s'il y avait un substitut suffisant pour justifier l'admission quant au fond a été renvoyée au juge du procès pour qu'il la tranche (p. 805). Le pourvoi a été accueilli et un nouveau procès a été ordonné. Le juge Cory (avec l'appui de la juge L'Heureux‑Dubé) était d'accord avec le résultat, mais pour des motifs différents qui, pour les besoins de notre analyse, n'ont pas à être examinés ici.
6.2.4.4 R. c. U. (F.J.), [1995] 3 R.C.S. 764
82 Dans l'affaire U. (F.J.), la question de l'admissibilité des déclarations antérieures incompatibles a de nouveau été soumise à la Cour. Au cours d'un entretien avec la police, la plaignante, J.U., a déclaré au policier qui l'interrogeait que l'accusé, son père, avait eu des rapports sexuels avec elle [traduction] « presque chaque jour » (par. 4). Elle a donné de nombreux détails concernant ces activités sexuelles et a également fait état de deux agressions physiques. Le policier qui l'a interrogée a témoigné plus tard qu'il avait tenté d'enregistrer l'entretien, mais que le magnétoscope avait mal fonctionné. Il a, par la suite, préparé un résumé en se fondant en partie sur les notes qu'il avait prises et en partie sur ce qu'il avait retenu.
83 Immédiatement après avoir interrogé J.U., le même policier a interrogé l'accusé. Là encore, l'entretien n'a pas été enregistré. L'accusé a reconnu avoir eu des rapports sexuels avec J.U. [traduction] « bien des fois », décrivant des actes sexuels similaires et les deux agressions physiques dont elle avait fait état (par. 5). Au procès, J.U. est revenue sur ses allégations d'abus sexuel. Elle a soutenu avoir menti à la demande de sa grand‑mère. L'accusé a nié avoir dit à la police qu'il avait eu des rapports sexuels avec J.U.
84 Le débat devant la Cour portait sur la question de savoir si la « règle » de l'arrêt B. (K.G.) s'appliquait à l'affaire. Bien que les critères de l'arrêt B. (K.G.) aient été fondés sur la méthode d'analyse raisonnée adoptée dans les arrêts Khan et Smith, il n'était pas évident que l'arrêt B. (K.G.) établissait une « règle » distincte applicable à l'admission des déclarations antérieures incompatibles. Le juge en chef Lamer a cherché à clarifier en ces termes le lien entre ces affaires (par. 35) :
Il ressort des arrêts Khan et Smith que la preuve par ouï‑dire sera admissible quant au fond lorsqu'elle est nécessaire et suffisamment fiable. Il y est également dit qu'on doit interpréter de façon souple tant la nécessité que la fiabilité, tenant compte des circonstances de l'affaire et veillant à ce que notre nouvelle façon d'aborder le ouï‑dire ne devienne pas en soi une analyse rigide de catégories. Ma décision dans B. (K.G.) est une application de ces principes à une branche particulière de la règle du ouï‑dire, la règle interdisant l'admission quant au fond des déclarations antérieures incompatibles. La principale distinction entre l'arrêt B. (K.G.) d'une part, et les arrêts Khan et Smith d'autre part, réside dans le fait que, dans l'arrêt B. (K.G.), l'auteur de la déclaration peut être contre‑interrogé. Ce seul fait contribue à l'assurance du respect du critère de l'admissibilité quant à la fiabilité. L'espèce diffère de l'arrêt B. (K.G.) seulement quant aux indices de fiabilité disponibles. Le critère de la nécessité est rempli en l'espèce de la même façon qu'il y est satisfait dans B. (K.G.) : la déclaration antérieure est nécessaire parce qu'une preuve de la même qualité ne peut être obtenue au procès. C'est pour cette raison qu'il est déterminant d'évaluer la fiabilité de la déclaration antérieure incompatible en question en l'espèce.
85 Le juge en chef Lamer a ensuite déterminé comment les indices de fiabilité pouvaient reposer sur d'autres critères que ceux énoncés dans l'arrêt B. (K.G.). La déclaration de la plaignante à la police n'avait pas été faite sous serment et n'avait pas non plus été enregistrée sur bande vidéo. Qui plus est cependant, la déclarante pouvait être contre‑interrogée, ce qui atténuait considérablement les dangers habituels découlant de la présentation d'une preuve par ouï‑dire. Pourtant, cette affaire suscitait les mêmes préoccupations quant à la fiabilité de la déclaration antérieure incompatible. La plaignante était revenue sur ses allégations antérieures. Dans le cours normal du processus judiciaire, cela devrait mettre un terme à l'affaire. Supposons, par exemple, qu'en jouant avec certaines de ses amies au jeu de la vérité « Truth or Dare », dans lequel chaque joueur est encouragé à surpasser le joueur précédent en disant ou faisant quelque chose qui choque, la plaignante aurait allégué avoir été agressée sexuellement par son père. L'utilisation, à titre de preuve quant au fond, de la déclaration qu'elle a faite à brûle‑pourpoint — de préférence à son témoignage sous serment voulant que ces faits ne se soient jamais produits — serait difficilement justifiable. L'accent doit donc être mis sur la fiabilité de la déclaration antérieure incompatible.
86 Dans l'arrêt B. (K.G.), la Cour a conclu qu'une déclaration antérieure incompatible est suffisamment fiable pour être admise quant au fond si elle est faite dans des circonstances comparables à celles d'un témoignage devant le tribunal. Dans l'affaire U. (F.J.), on a satisfait à l'exigence de fiabilité en démontrant plutôt que la question de savoir si la plaignante avait dit la vérité dans sa déclaration à la police n'était pas vraiment un sujet de préoccupation. Les similitudes frappantes entre sa déclaration et celle faite de façon indépendante par son père étaient si convaincantes que la seule explication vraisemblable était qu'ils disaient tous les deux la vérité. Là encore, les critères de la nécessité et de la fiabilité se recoupent. Par souci de recherche de la vérité, il était nécessaire d'admettre quant au fond la déclaration en raison de sa très grande fiabilité.
87 Là encore, le juge en chef Lamer a ajouté la condition suivante (par. 49) :
Je soulignerais également les conditions que j'ai précisées dans B. (K.G.), à savoir que le juge du procès doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la déclaration n'est pas le produit de la coercition, que ce soit menaces, promesses, questions trop suggestives de l'enquêteur ou d'une autre personne en situation d'autorité, ou autres manquements des enquêteurs.
6.2.4.5 R. c. Hawkins, [1996] 3 R.C.S. 1043
88 L'arrêt Hawkins de notre Cour portait surtout sur la question de l'inhabilité à témoigner du conjoint. Toutefois, cet arrêt est également intéressant en ce qui concerne l'application de la méthode d'analyse raisonnée à la règle du ouï‑dire. Mes remarques ne visent ici que ce dernier aspect de l'arrêt. Il illustre comment, dans certaines circonstances, seule l'existence de substituts adéquats aux garanties traditionnelles invoquées pour vérifier le témoignage au procès peut permettre de satisfaire à l'exigence de fiabilité. Comme nous le verrons, là encore, la possibilité de contre‑interroger la déclarante était un facteur crucial. Parce qu'il y avait suffisamment d'indices de fiabilité pour que le juge des faits dispose d'une base satisfaisante pour examiner la véracité de la déclaration, la Cour a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en excluant la déclaration parce qu'il la croyait dépourvue de valeur probante.
89 M. Hawkins, un policier, a été accusé d'avoir entravé la justice et d'avoir par corruption accepté de l'argent. G, qui était sa petite amie à l'époque, a témoigné à l'enquête préliminaire. Après avoir témoigné la première fois, G a demandé à témoigner de nouveau, et elle est revenue, en s'expliquant, sur une grande partie de ce qu'elle avait dit. Au moment du procès, M. Hawkins et G étaient mariés, et G était, de ce fait, inhabile à témoigner en vertu de l'art. 4 de la Loi sur la preuve au Canada. Après avoir décidé que la règle de common law de l'inhabilité du conjoint à témoigner s'appliquait et que le témoignage de G recueilli à l'enquête préliminaire ne pouvait pas être lu au procès en application de l'art. 715 du Code criminel, le juge du procès a conclu que la preuve n'était pas admissible selon la méthode d'analyse raisonnée parce qu'elle n'était pas suffisamment fiable. M. Hawkins a été acquitté. Le verdict a été écarté par une décision majoritaire de la Cour d'appel de l'Ontario. Le pourvoi formé par la suite devant notre Cour a été rejeté, mais pour des motifs différents. La Cour a refusé de se rendre à l'invitation de modifier la règle de common law de l'inhabilité du conjoint à témoigner. Elle a convenu avec le juge du procès que la règle de common law s'appliquait et que le témoignage ne pouvait pas être lu en application de l'art. 715. Toutefois, les juges majoritaires de la Cour ont décidé que le témoignage recueilli à l'enquête préliminaire pouvait être lu au procès suivant la méthode d'analyse raisonnée applicable à l'admission du ouï‑dire. Les trois juges dissidents ont estimé que cela dérogeait à la politique sous‑jacente de l'art. 4 et ne devait pas être permis.
90 Après avoir déterminé que le critère de la nécessité était rempli, le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci (avec l'appui des juges Gonthier et Cory) ont abordé la question de la fiabilité. Dans les circonstances de cette affaire, on ne pouvait guère affirmer que le témoignage de la plaignante était en soi digne de foi. Les versions qu'elle avait toutes présentées sous serment étaient contradictoires. La Cour a plutôt vérifié s'il existait une base satisfaisante pour examiner la véracité de la déclaration, affirmant ceci (par. 75) :
Le critère de la fiabilité vise un seuil de fiabilité et non une fiabilité absolue. La tâche du juge du procès se limite à déterminer si la déclaration relatée en question renferme suffisamment d'indices de fiabilité pour fournir au juge des faits une base satisfaisante pour examiner la véracité de la déclaration. Plus particulièrement, le juge doit cerner les dangers spécifiques du ouï‑dire auxquels donne lieu la déclaration et déterminer ensuite si les faits entourant cette déclaration offrent suffisamment de garanties circonstancielles de fiabilité pour contrebalancer ces dangers. Il continue d'appartenir au juge des faits de se prononcer sur la fiabilité absolue de la déclaration et le poids à lui accorder. [Je souligne.]
91 La Cour a statué qu'en général un témoignage recueilli à l'enquête préliminaire satisfait au critère du seuil de fiabilité puisque le fait qu'il a été présenté sous serment et que le témoin a alors été contre‑interrogé dans le cadre d'une audience mettant en cause les mêmes parties et essentiellement les mêmes questions en litige fournit suffisamment de garanties de fiabilité de ce témoignage (par. 76). De plus, l'exactitude de la déclaration est certifiée par une transcription signée par le juge, et la partie contre laquelle la preuve par ouï‑dire est présentée a le pouvoir d'assigner le déclarant à témoigner. L'impossibilité pour le juge des faits d'observer le comportement a été qualifiée de « plus que contrebalancé[e] par les garanties circonstancielles de fiabilité propres à la procédure décisionnelle de nature accusatoire que constitue l'enquête préliminaire » (par. 77). Le fait qu'à l'origine on était disposé en common law à admettre en preuve un témoignage antérieur dans certaines circonstances indiquait qu'on en reconnaissait implicitement la fiabilité malgré l'absence du déclarant (par. 78). Le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci ont donc conclu ceci (par. 79) :
Pour ces motifs, nous sommes d'avis qu'un témoignage enregistré lors d'une enquête préliminaire comporte suffisamment de garanties de fiabilité pour permettre au juge des faits d'en faire une utilisation quant au fond au cours du procès. Les circonstances entourant ce témoignage, tout particulièrement l'existence d'un serment ou d'une affirmation et la possibilité de contre‑interrogatoire au moment de la déclaration font plus que contrebalancer l'impossibilité pour le juge des faits d'observer le comportement du témoin en cour. L'absence du témoin au procès influe sur le poids et non sur l'admissibilité du témoignage.
Appliquant ce raisonnement à la déclaration en cause, la Cour a estimé qu'elle était fiable (par. 80).
92 Le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci ont ajouté que le juge du procès avait commis une erreur en tenant compte des contradictions internes du témoignage parce que ces considérations se rapportaient, à juste titre, à l'appréciation en dernière analyse de la valeur probante même du témoignage, qui doit être faite par le juge des faits. Bien qu'une partie de l'analyse relative à ce dernier point consiste à classer des facteurs comme se rapportant soit au seuil de fiabilité soit à la fiabilité en dernière analyse — méthode qui ne devrait plus être suivie —, la conclusion de la Cour à cet égard illustre où doit être tracée la ligne de démarcation en matière d'examen du seuil de fiabilité. Lorsque l'exigence de fiabilité est remplie parce que le juge des faits dispose d'une base suffisante pour apprécier la véracité et l'exactitude de la déclaration, il n'est pas nécessaire de vérifier davantage si la déclaration est susceptible d'être véridique. Cette question relève alors entièrement, en dernière analyse, du juge des faits et le juge du procès outrepasse son rôle en vérifiant si la déclaration est susceptible d'être véridique. Lorsque la fiabilité dépend de la fiabilité inhérente de la déclaration, le juge du procès doit examiner les facteurs tendant à démontrer que la déclaration est véridique ou non — qu'on se rappelle l'arrêt U. (F.J.).
6.3 Réexamen des par. 215 et 217 de l'arrêt Starr
93 Comme le révèle, je l'espère, l'analyse qui précède, la question de savoir si certains facteurs toucheront uniquement la fiabilité en dernière analyse dépendra du contexte. Partant, certains des commentaires formulés aux par. 215 et 217 de l'arrêt Starr ne devraient plus être suivis. Les facteurs pertinents ne doivent plus être rangés dans des catégories de seuil de fiabilité et de fiabilité en dernière analyse. Le tribunal devrait plutôt adopter une approche plus fonctionnelle, comme nous l'avons vu précédemment, et se concentrer sur les dangers particuliers que comporte la preuve par ouï‑dire qu'on cherche à présenter, de même que sur les caractéristiques ou circonstances que la partie qui veut présenter la preuve invoque pour écarter ces dangers. De plus, le juge du procès doit demeurer conscient du rôle limité qu'il joue lorsqu'il se prononce sur l'admissibilité — il est essentiel pour assurer l'intégrité du processus de constatation des faits que la question de la fiabilité en dernière analyse ne soit pas préjugée lors du voir‑dire portant sur l'admissibilité.
94 Je tiens à dire quelques mots sur un facteur décrit dans l'arrêt Starr, à savoir « la présence d'une preuve corroborante ou contradictoire », puisqu'il semble que ce soit ce commentaire qui a soulevé le plus de controverse. Pour des raisons de commodité, je reproduis le commentaire en question :
De même, je ne tiendrais pas compte de la présence d'une preuve corroborante ou contradictoire. Sur ce point, je suis d'accord avec l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario R. c. C. (B.) (1993), 12 O.R. (3d) 608; voir également Idaho c. Wright, 497 U.S. 805 (1990). [par. 217]
95 J'examinerai brièvement les deux décisions invoquées à l'appui de cet énoncé. La première n'est pas vraiment utile à cet égard et la seconde, selon moi, ne devrait pas être suivie.
96 Dans l'affaire R. c. C. (B.) (1993), 12 O.R. (3d) 608 (C.A.), en déclarant l'accusé coupable, le juge du procès avait utilisé la déclaration d'un coaccusé comme preuve étayant le témoignage de la plaignante. La Cour d'appel a conclu que cela constituait une erreur. Alors que la déclaration d'un coaccusé était admissible contre lui comme preuve de sa véracité, elle restait du ouï‑dire à l'égard de l'accusé. Le coaccusé était revenu sur sa déclaration au procès. Il n'a pas été démontré que sa déclaration était suffisamment fiable pour être admise contre l'accusé à titre d'exception à la règle du ouï‑dire. Cette affaire n'est donc d'aucun secours pour ce qui est de savoir s'il y a lieu de considérer une preuve à l'appui pour décider de l'admissibilité d'un ouï‑dire. On y réaffirme simplement la règle bien établie selon laquelle la déclaration d'un accusé n'est admissible que contre lui et non contre un coaccusé.
97 L'arrêt Idaho c. Wright, 497 U.S. 805 (1990), est plus à propos. Dans cette affaire, cinq des neuf juges de la Cour suprême des États‑Unis n'étaient pas convaincus que [traduction] « la preuve corroborant la véracité d'une déclaration relatée puisse étayer, à juste titre, la conclusion que la déclaration comporte "des garanties particulières de fiabilité" » (p. 822). Selon les juges majoritaires, l'utilisation d'une preuve corroborante à cette fin « permettrait d'admettre une déclaration présumée peu fiable en se fondant sur la fiabilité d'un autre élément de preuve au procès, résultat que nous croyons contraire à l'exigence que la preuve par ouï‑dire admise en vertu de la clause de confrontation des témoins soit à ce point digne de foi qu'il serait peu utile de contre‑interroger le déclarant » (p. 823). Par exemple, les juges majoritaires ont fait observer qu'une déclaration faite sous la contrainte peut se révéler véridique, mais qu'une preuve tendant à corroborer la véracité de cette déclaration ne saurait être substituée au contre‑interrogatoire du déclarant au procès. Les juges majoritaires ont aussi exprimé la crainte, surtout dans les affaires d'abus sexuels d'enfants, qu'un jury s'appuie sur la corroboration partielle fournie par la preuve médicale pour inférer à tort la fiabilité de toute l'allégation.
98 Dans ses motifs dissidents, le juge Kennedy, avec l'appui des trois autres juges, s'est dit en profond désaccord avec le point de vue des juges majoritaires concernant l'utilisation potentielle d'un élément de preuve à l'appui ou contradictoire. À mon avis, ses motifs reprennent une bonne partie des critiques formulées au sujet de la position de notre Cour dans l'arrêt Starr. Il a affirmé ceci :
[traduction] Je ne vois rien qui justifie constitutionnellement cette décision de dissocier la preuve corroborante de l'examen de la question de savoir si les déclarations d'un enfant sont fiables. Il va de soi pour la plupart des gens que l'un des meilleurs moyens de savoir si quelqu'un est digne de foi consiste à vérifier si ses propos sont corroborés par une autre preuve. Par exemple, dans un cas de violence envers une enfant, si une partie de la déclaration relatée de l'enfant veut que l'assaillant lui ait lié les poignets ou qu'il ait eu une cicatrice au bas de l'abdomen, et qu'une preuve matérielle ou un témoignage corrobore cette déclaration — preuve que l'enfant n'aurait pas pu fabriquer —, nous serons probablement plus enclins à croire que l'enfant dit la vérité. À l'inverse, on peut penser à la déclaration qu'un enfant fait de manière spontanée ou, par ailleurs dans des circonstances indiquant qu'elle est fiable, mais qui contient aussi des inexactitudes factuelles incontestées si énormes que la crédibilité de ses déclarations s'en trouve considérablement minée. Selon l'analyse de la Cour, la déclaration satisferait aux exigences de la clause de confrontation des témoins malgré un doute considérable quant à sa fiabilité. [p. 828‑829]
99 Le juge Kennedy était aussi en profond désaccord avec le point de vue des juges majoritaires selon lequel seules les circonstances entourant la déclaration doivent être considérées :
[traduction] L[es juges majoritaires] n'offre[nt] aucune justification pour écarter l'examen de la preuve corroborante, si ce n'est qu'[ils] indique[nt] que celle‑ci ne renforce pas la « fiabilité inhérente » des déclarations. Mais pour déterminer la fiabilité des déclarations, je ne vois aucune différence entre les facteurs qui, selon la Cour, indiquent l'existence de « fiabilité inhérente » et ceux qui, comme la preuve corroborante, ne paraissent pas le faire. Même les facteurs retenus par la Cour obligeront à examiner la preuve même que celle‑ci entend soustraire à l'analyse de la fiabilité. La Cour note que l'un des critères de fiabilité est de savoir si l'enfant a « utilis[é] [. . .] un vocabulaire inattendu de la part d'un enfant de son âge ». Mais pour se prononcer sur ce point, il faut examiner les connaissances de l'enfant sur le plan du vocabulaire et la possibilité qu'il a eu ou non d'apprendre le vocabulaire en cause. Et lorsque toutes les circonstances extrinsèques d'une affaire sont prises en compte, il peut se révéler que l'usage d'un mot ou d'un vocabulaire particulier étaye en fait l'inférence d'un contact prolongé avec le défendeur, qui était connu pour son utilisation du vocabulaire en question. Comme autre exemple, la Cour note qu'un motif d'inventer une histoire est significatif en ce qui concerne la question de la fiabilité. Mais si le suspect accuse un tiers d'avoir inventé une fausse preuve contre lui et d'avoir préparé l'enfant, il est sûrement utile de démontrer que ce tiers n'a eu aucun contact avec l'enfant ni aucune possibilité de proposer un faux témoignage. Vu les contradictions inhérentes du critère de la Cour qui se dégagent de ses propres exemples, je pense que sa conclusion se révélera rapidement aussi inapplicable qu'illogique.
Bref, tant les circonstances entourant les déclarations de l'enfant que l'existence d'une preuve corroborante indiquent plus ou moins si les déclarations sont fiables. Si la Cour veut donner à entendre que les circonstances entourant une déclaration sont les meilleurs indices de fiabilité, je doute qu'il en soit ainsi dans tous les cas. Et, si cela était vrai dans une affaire donnée, cela ne justifie pas de passer sous silence d'autres indices de fiabilité comme la preuve corroborante, s'il n'y a aucune autre raison de les écarter. D'ailleurs, je crois que la preuve corroborante sous forme de témoignage ou de preuve matérielle, outre les circonstances bien précises entourant la déclaration, serait un moyen privilégié de déterminer la fiabilité d'une déclaration pour les besoins de la clause de confrontation, pour la simple raison que, contrairement aux autres indices de fiabilité, la preuve corroborante peut être étudiée par le défendeur et appréciée de façon objective et critique par le tribunal de première instance. [Renvois omis; p. 833‑834.]
100 À mon avis, l'opinion du juge Kennedy reflète mieux l'expérience canadienne sur cette question. Il s'est révélé difficile et parfois paradoxal de limiter l'enquête aux circonstances entourant la déclaration. Notre Cour elle‑même n'a pas toujours adopté cette approche restrictive. De plus, je ne juge pas convaincante la préoccupation des juges majoritaires quant au caractère « autocorroborant » de la preuve corroborante. À cet égard, je suis d'accord avec les commentaires suivants du professeur Paciocco concernant le raisonnement majoritaire de l'arrêt Idaho c. Wright (p. 36) :
[traduction] Le raisonnement final proposé veut qu'admettre une preuve simplement parce qu'une autre preuve établit qu'elle est fiable en ferait une preuve « autocorroborante ». En fait, on réserve généralement cette étiquette aux arguments circulaires selon lesquels un élément de preuve douteux « s'appuie sur lui‑même » pour s'ériger en exception. Par exemple, une partie soutient qu'elle peut s'appuyer sur une déclaration relatée parce qu'elle a été faite sous une pression ou contrainte telle que la possibilité d'invention peut être écartée à juste titre, mais s'appuie ensuite sur le contenu de cette même déclaration pour prouver l'existence de cette pression ou contrainte [Ratten c. R., [1972] A.C. 378 (P.C.)]. Ou encore, une partie affirme qu'elle peut compter sur la véracité d'une déclaration parce qu'elle a été faite par une partie opposée, mais s'appuie ensuite sur le contenu de la déclaration pour prouver qu'elle a été faite par une partie opposée : voir R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869. S'en remettre à un autre élément de preuve pour confirmer la fiabilité d'une preuve, ce que l'arrêt Idaho c. Wright vise à prévenir, est l'antithèse même de la preuve « autocorroborante ».
7. Application à la présente affaire
101 Les déclarations que M. Skupien a faites à la cuisinière, Mme Stangrat, au médecin et à la police constituaient du ouï‑dire. Le ministère public cherchait à présenter ces déclarations pour établir la véracité de leur contenu. Dans le contexte du présent procès, cette preuve était très importante — en fait, les deux accusations portées contre M. Khelawon relativement à ce plaignant reposaient entièrement sur la véracité des allégations contenues dans les déclarations de ce dernier.
102 Les déclarations relatées de M. Skupien étaient présumées inadmissibles. Aucune des exceptions traditionnelles à la règle du ouï‑dire ne pouvait aider le ministère public à établir sa preuve. La preuve ne pouvait être admise qu'en application de l'exception raisonnée à la règle du ouï‑dire.
103 Le décès de M. Skupien avant le procès a forcé le ministère public à recourir à son témoignage sous sa forme relatée. Il a été concédé dans toutes les cours que l'on avait satisfait à l'exigence de nécessité. Il s'agissait donc de savoir si le témoignage était suffisamment fiable pour être admis en preuve.
104 Comme M. Skupien était décédé avant le procès, il ne pouvait plus être vu, entendu et contre‑interrogé en cour. Il ne pouvait pas être contre‑interrogé au moment précis de sa déclaration. Il n'y avait pas eu non plus d'autre possibilité de le contre‑interroger à aucune autre audience. Même si M. Skupien était âgé et frêle au moment de ses allégations, rien ne prouve que le ministère public a tenté de préserver son témoignage en application des art. 709 à 714 du Code criminel. M. Skupien n'a pas témoigné à l'enquête préliminaire. Le dossier n'indique pas s'il était décédé à cette époque. En faisant ces commentaires, je ne remets pas en question la nécessité pour le ministère public de recourir au témoignage sous forme relatée de M. Skupien. Je reconnais que c'était nécessaire. Toutefois, dans une instance appropriée, il se peut bien que, pour trancher la question de la nécessité, le tribunal se demande si la partie qui veut présenter la preuve a déployé tous les efforts raisonnables pour préserver la preuve du déclarant de manière à préserver également les droits de l'autre partie. Cette question ne se pose pas en l'espèce.
105 Il reste toutefois que l'absence de possibilité de contre‑interroger M. Skupien a une incidence sur la question de la fiabilité. La préoccupation majeure que suscite le caractère relaté de la preuve est l'incapacité de vérifier de la manière habituelle les allégations que cette preuve comporte. La preuve est inadmissible à moins qu'il y ait un autre motif suffisant de la vérifier ou que le contenu de la déclaration soit suffisamment fiable.
106 De toute évidence, il n'y avait aucune preuve à faire en l'espèce au sujet de l'existence d'autres moyens adéquats de vérifier la preuve. Il ne s'agit pas d'une situation comme celle dans l'affaire Hawkins où les difficultés présentées par la non‑disponibilité de la déclarante pouvaient facilement être surmontées par le fait que l'on disposait de la transcription de l'audience préliminaire où on avait eu l'occasion de contre‑interroger la plaignante dans le cadre d'une audience portant essentiellement sur les mêmes questions en litige. Il ne s'agit pas non plus d'une situation comme celle dans l'affaire B. (K.G.) où un serment et une bande vidéo s'ajoutaient à la disponibilité du déclarant au procès. Il n'y a en l'espèce aucun autre moyen adéquat de vérifier la preuve. Il y a la bande vidéo de la police — rien d'autre. L'exception raisonnée à la règle du ouï‑dire ne constitue pas un moyen de fonder une déclaration de culpabilité sur une déclaration faite à la police sur bande vidéo ou autrement, sans plus. Pour satisfaire à l'exigence de fiabilité en l'espèce, le ministère public ne pouvait se fonder que sur la fiabilité inhérente de la déclaration.
107 À mon avis, il n'y avait aucune preuve à faire sur ce fondement non plus. Il ne s'agissait pas d'une situation comme celle dans l'arrêt Khan où la force probante de la preuve était telle que, comme l'a affirmé Wigmore, il serait [traduction] « trop pointilleux d'insister sur une épreuve dont l'objet principal est déjà atteint » (§ 1420, p. 154). Au contraire, tout comme dans le cas de la troisième déclaration jugée inadmissible dans l'arrêt Smith, les circonstances soulevaient un certain nombre de questions sérieuses de sorte qu'il était impossible de dire que cette preuve ne serait pas susceptible de changer lors d'un contre‑interrogatoire. M. Skupien était âgé et frêle. Sa capacité mentale était en cause — les dossiers médicaux faisaient état de diagnostics répétés de paranoïa et de démence. Il y avait également la possibilité que ses blessures aient résulté d'une chute plutôt que d'une agression — les dossiers médicaux révélaient un certain nombre de plaintes de fatigue, de faiblesse et d'étourdissements et le médecin traitant, le Dr Pietraszek, a témoigné que les blessures pouvaient être dues à une chute (d.a., vol. II, p. 259). Les sacs à ordures remplis d'effets personnels de M. Skupien étaient peu utiles pour déterminer si la déclaration était susceptible d'être véridique — il pouvait avoir rempli ces sacs lui‑même. D'autres difficultés résultaient du motif évident que Mme Stangrat avait de discréditer M. Khelawon. Les premières allégations ont été formulées devant elle — dans son témoignage, le Dr Pietraszek a reconnu que Mme Stangrat était présente lorsqu'il a rencontré M. Skupien et qu'elle pouvait avoir aidé ce dernier en fournissant des indices sur ce qui s'était produit. Il fallait déterminer dans quelle mesure cette employée mécontente pouvait avoir influencé M. Skupien lorsqu'il a fait sa déclaration. M. Skupien avait lui‑même certaines récriminations au sujet de la façon dont la maison de retraite était gérée. Cela ressort de ses plaintes incohérentes contenues dans l'enregistrement vidéo de la police. L'absence de serment et le simple « oui » répondu lorsque le policier lui a demandé s'il comprenait qu'il était important de dire la vérité n'aident pas beaucoup à déterminer s'il saisissait vraiment les conséquences de sa déclaration pour M. Khelawon. Dans ces circonstances, l'impossibilité de contre‑interroger M. Skupien limitait considérablement la capacité de l'accusé de vérifier la preuve et, partant, la capacité du juge des faits d'en déterminer correctement la valeur.
108 Comme nous l'avons vu, la conclusion du juge du procès que la preuve était suffisamment fiable reposait essentiellement sur les « similitudes frappantes » entre les déclarations des cinq plaignants. À l'instar du juge Rosenberg, je suis moi aussi d'avis de ne pas écarter le fait que l'existence d'une similitude frappante entre les déclarations de divers plaignants pourrait bien être suffisamment probante pour justifier l'admission d'une preuve par ouï‑dire dans un cas approprié. Toutefois, les déclarations des autres plaignants en l'espèce présentaient des difficultés encore plus grandes et ne pouvaient être admises quant au fond pour aider à apprécier la fiabilité des allégations de M. Skupien. Par exemple, l'entretien enregistré sur bande vidéo de M. Dinino, sur lequel reposait la deuxième déclaration de culpabilité de M. Khelawon, durait neuf minutes et avait été précédé d'un entretien de 30 minutes avec la police. Le policier ne possédait aucune note de l'entretien initial. L'agent Pietroniro a reconnu qu'il était [traduction] « très difficile » d'obtenir des réponses de M. Dinino et qu'une grande partie de l'enregistrement était inaudible. Il répétait généralement à M. Dinino ce qu'il croyait que celui‑ci avait dit, et M. Dinino répondait par « oui » ou « ouais ». L'agent Pietroniro a reconnu qu'il faisait des suppositions éclairées au sujet de ce que M. Dinino disait et qu'il n'avait pas saisi certains propos de ce dernier. Outre ces difficultés, le dossier est loin d'indiquer clairement sur quelles caractéristiques précises le juge du procès s'est fondé pour conclure à l'existence d'une « similitude frappante » entre les diverses déclarations. Toutefois, je ne juge pas nécessaire de m'étendre sur cette question. L'admissibilité des autres déclarations n'est plus en cause. La Cour d'appel a décidé, à l'unanimité, qu'elles étaient inadmissibles.
109 Je conclus que la preuve ne satisfait pas à l'exigence de fiabilité. Les juges majoritaires de la Cour d'appel ont eu raison de la déclarer inadmissible.
8. Conclusion
110 Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l'appelante : Ministère du Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureurs de l'intimé : Fleming, Breen, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureurs de l'intervenante Criminal Lawyers' Association (Ontario) : Louis P. Strezos and Associate, et Di Luca Barristers, Toronto.
* Voir Erratum [2008] 1 R.C.S. iv.