COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Canada (Justice) c. Khadr,
[2008] 2 R.C.S. 125, 2008 CSC 28
Date : 20080523
Dossier : 32147
Entre :
Ministre de la Justice, procureur général du Canada,
ministre des Affaires étrangères,
directeur du Service canadien du renseignement de sécurité
et Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada
Appelants
et
Omar Ahmed Khadr
Intimé
‑ et ‑
British Columbia Civil Liberties Association,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
University of Toronto, Faculty of Law ‑ International Human Rights Clinic
and Human Rights Watch
Intervenantes
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 42)
La Cour
______________________________
Canada (Justice) c. Khadr, [2008] 2 R.C.S. 125, 2008 CSC 28
Ministre de la Justice, procureur général du Canada,
ministre des Affaires étrangères, directeur du Service
canadien du renseignement de sécurité et commissaire de la
Gendarmerie royale du Canada Appelants
c.
Omar Ahmed Khadr Intimé
et
Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario), University of
Toronto, Faculty of Law — International Human Rights
Clinic et Human Rights Watch Intervenantes
Répertorié : Canada (Justice) c. Khadr
Référence neutre : 2008 CSC 28.
No du greffe : 32147.
2008 : 26 mars; 2008 : 23 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Desjardins, Létourneau et Ryer), [2008] 1 R.C.F. 270, 280 D.L.R. (4th) 469, 362 N.R. 378, 220 C.C.C. (3d) 20, 47 C.R. (6th) 399, 156 C.R.R. (2d) 220, [2007] A.C.F. no 672 (QL), 2007 CarswellNat 3452, 2007 CAF 182, modifié le 19 juin 2007, qui a infirmé une décision du juge von Finckenstein (2006), 290 F.T.R. 313, [2006] A.C.F. no 640 (QL), 2006 CarswellNat 4470, 2006 CF 509. Pourvoi rejeté.
Robert J. Frater, Sharlene Telles‑Langdon et Doreen Mueller, pour les appelants.
Nathan J. Whitling et Dennis Edney, pour l’intimé.
Joseph J. Arvay, c.r., Sujit Choudhry et Paul Champ, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
John Norris et Brydie C. M. Bethell, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Audrey Macklin, Tom A. Friedland et Gerald Chan, pour les intervenantes University of Toronto, Faculty of Law — International Human Rights Clinic et Human Rights Watch.
Version française du jugement rendu par
[1] La Cour — Le présent pourvoi soulève la question de l’interaction entre les obligations nationales et internationales du Canada en matière de droits de la personne. Omar Khadr est actuellement accusé de meurtre et d’autres crimes devant une commission militaire des États‑Unis à Guantanamo (Cuba). Sur le fondement de l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, il demande une ordonnance enjoignant aux appelants de lui communiquer tous les documents qui intéressent ces accusations et qui sont en la possession de l’État canadien, notamment les entretiens que des responsables canadiens ont eus avec lui en 2003 à Guantanamo. Le ministre de la Justice s’oppose à la demande, soutenant que la Charte ne s’applique pas à l’étranger et que, de ce fait, elle ne régissait pas les actes des responsables canadiens à Guantanamo.
[2] Nous concluons que M. Khadr a droit à la communication par les appelants des documents relatifs aux entretiens et de tout renseignement dont la transmission aux autorités américaines découle directement de ces entretiens. Les principes du droit international et de la courtoisie entre les nations, qui exigent normalement qu’un représentant du Canada en mission à l’étranger accepte les lois de l’État d’accueil, ne valent pas lorsqu’il s’agit de participer à une procédure contraire aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne.
[3] La procédure en cours à Guantanamo au moment où les responsables canadiens ont interrogé M. Khadr puis transmis l’information recueillie aux autorités américaines a été jugée par la Cour suprême des États‑Unis contraire au droit interne états‑unien et à des conventions internationales sur les droits de la personne dont le Canada est signataire. Au vu de cette conclusion, la courtoisie, qui commanderait normalement la déférence vis‑à‑vis du droit étranger, ne s’applique pas en l’espèce. La Charte s’applique donc, et son art. 7 impose au Canada une obligation de communication. La teneur de cette obligation est déterminée par la nature de la participation canadienne à une procédure attentatoire aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Ainsi, dans la présente affaire, le Canada est tenu de communiquer à M. Khadr les documents relatifs aux entretiens et tout renseignement dont la transmission aux autorités américaines découle directement de ces entretiens, sous réserve de la revendication d’un privilège ou d’une exception d’intérêt public.
[4] Nous confirmons donc la conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle M. Khadr a droit à une réparation suivant l’art. 7 de la Charte. Cependant, comme nos motifs diffèrent, nous modifions l’ordonnance rendue quant à l’étendue de la communication à laquelle a droit M. Khadr à titre de réparation. Comme celle de la Cour d’appel fédérale, notre ordonnance est rendue sous réserve de la prise en compte de l’intérêt national et d’autres considérations conformément aux art. 38 et suiv. de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5.
1. Le contexte factuel
[5] Omar Khadr est un citoyen canadien détenu par les forces armées des États‑Unis à Guantanamo (Cuba) depuis presque six ans. Il a été fait prisonnier le 27 juillet 2002 en Afghanistan lors d’une opération militaire menée contre les talibans et les forces d’Al‑Qaïda dans la foulée des attentats perpétrés le 11 septembre 2001 à New York et à Washington. Il avait alors 15 ans. Les États‑Unis soutiennent que vers la fin du combat au cours duquel il a été fait prisonnier, M. Khadr a lancé une grenade qui a causé la mort d’un militaire américain. Ils lui reprochent en outre d’avoir comploté avec des membres d’Al‑Qaïda en vue de la perpétration d’actes meurtriers et d’actes terroristes contre les forces américaines et celles de la coalition. En liaison avec ces allégations, M. Khadr fait actuellement l’objet d’accusations devant une commission militaire des États‑Unis à Guantanamo.
[6] Le camp de détention de Guantanamo a été établi par décret militaire présidentiel en 2001 (66 FR 57833) pour la détention et la poursuite de citoyens non américains soupçonnés d’appartenir à Al‑Qaïda ou de se livrer par ailleurs au terrorisme international. Le décret confère à des commissions militaires le pouvoir exclusif d’instruire des procès pour [traduction] « toute infraction relevant d’une commission militaire » et précise, conformément au code uniforme de justice militaire (10 U.S.C. § 836), qu’il [traduction] « n’est pas possible », lors de ces procès, d’appliquer les règles de procédure pénale habituelles. Il prévoit en outre que l’individu qui y est assujetti [traduction] « ne peut ni directement ni par l’entremise d’un tiers demander une réparation ou engager une procédure en saisissant (i) une cour de justice des États‑Unis ou d’un État américain, (ii) une cour de justice d’un pays étranger ou (iii) un tribunal international ». Des décrets subséquents ont eu pour objet de supprimer les garanties des Conventions de Genève de 1949 (75 R.T.N.U. 31, 85, 135 et 287) et ont établi des règles de procédure différentes de celles qui s’appliquent normalement en matière pénale quant au type de preuve recevable devant une commission militaire, au droit d’obtenir l’assistance d’un avocat et la communication de la preuve du poursuivant, ainsi qu’à l’indépendance judiciaire.
[7] À plusieurs occasions, notamment en février et en septembre 2003, des responsables canadiens, y compris des agents du Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS »), se sont rendus à Guantanamo et y ont interrogé M. Khadr à des fins de renseignement et d’application de la loi. Les agents du SCRS ont interrogé M. Khadr sur des sujets liés aux accusations qui pèsent aujourd’hui contre lui et ils ont relayé l’information aux autorités américaines.
[8] Après que des accusations formelles eurent été portées contre lui en novembre 2005, M. Khadr a demandé, sur le fondement de l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, la communication de tous les documents intéressant ces accusations et se trouvant en la possession de l’État canadien, notamment les documents relatifs aux entretiens. En janvier 2006, les appelants se sont formellement opposés à la demande. M. Khadr a alors saisi la Cour fédérale d’une demande de mandamus, que le juge von Finckenstein a rejetée ([2006] A.C.F. no 640 (QL), 2006 CF 509). La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de M. Khadr ([2008] 1 R.C.F. 270, 2007 CAF 182) et ordonné la remise à la Cour fédérale de copies non expurgées de tous les documents pertinents se trouvant en la possession de l’État canadien en vue d’un examen suivant les art. 38 et suiv. de la Loi sur la preuve au Canada. Le ministre de la Justice se pourvoit aujourd’hui devant notre Cour et demande l’annulation de l’ordonnance de la Cour d’appel fédérale.
2. Les demandes d’autorisation de présenter des éléments de preuve nouveaux
[9] M. Khadr a saisi notre Cour de deux demandes d’autorisation de présenter des éléments de preuve nouveaux, et nous les examinons d’entrée de jeu.
[10] La première vise essentiellement des éléments de preuve présentés dans le cadre d’une instance connexe dont M. Khadr a saisi la Cour fédérale (dossier T‑536‑04) afin d’obtenir une réparation pour des atteintes aux droits que lui garantit la Charte qui seraient survenues à Guantanamo. Ces éléments de preuve portent principalement sur la situation générale à Guantanamo, la situation particulière de M. Khadr et son interrogatoire par des Canadiens à Guantanamo. Il s’agit notamment d’affidavits déposés dans le cadre de cette instance par des responsables canadiens du SCRS et du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, et par M. Muneer Ahmad, l’avocat de M. Khadr dans le cadre du recours en habeas corpus intenté aux États‑Unis. Le dossier renferme les pièces jointes à ces affidavits.
[11] Est également visé par la première demande l’affidavit de l’avocat qui défend M. Khadr devant la commission militaire, le lieutenant‑commandant William Kuebler, qui fait le point sur l’évolution du droit américain applicable.
[12] La deuxième demande vise un autre affidavit du lieutenant‑commandant Kuebler, de même que des pièces déposées sous scellés avec le consentement du sous‑secrétaire d’État adjoint à la Défense des États‑Unis chargé des questions relatives aux détenus.
[13] Les appelants s’opposent à l’admission des éléments de preuve nouveaux principalement parce qu’ils ont été déposés pour les besoins d’une instance interlocutoire dans le cadre de laquelle ils se sont abstenus de présenter certains éléments de preuve : Khadr c. Canada, [2006] 2 R.C.F. 505, 2005 CF 1076. Ils soutiennent que la preuve convenait intrinsèquement au contexte particulier de la requête et qu’elle ne devrait pas être introduite dans un autre contexte, à savoir celui de la présente instance. En outre, l’instruction n’ayant pas encore débuté dans le dossier T‑536‑04, ils n’ont pas eu la possibilité de présenter une preuve complète. Ils font valoir qu’il serait injuste d’admettre la preuve nouvelle parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité réelle d’y répondre.
[14] Nous concluons que la preuve nouvelle est admissible. Elle clarifie certains points du dossier concernant les entretiens que les responsables canadiens ont eus avec M. Khadr et la participation canadienne ayant consisté à transmettre le fruit de ces entretiens aux autorités américaines. Les faits principaux ne sont pas contestés, de sorte que l’admission des éléments n’inflige aucun préjudice aux appelants.
3. La demande de communication
(i) La Charte s’applique‑t‑elle?
[15] Rappelons que des agents du SCRS, un organisme de l’appareil gouvernemental canadien, ont interrogé M. Khadr à la prison de Guantanamo, puis communiqué aux autorités américaines le résultat des entretiens. M. Khadr demande qu’il soit ordonné aux appelants de lui communiquer tous les documents qui intéressent les accusations portées contre lui et qui sont en la possession de l’État canadien, afin qu’il puisse présenter une défense.
[16] Si les entretiens et la procédure s’étaient déroulés au Canada, M. Khadr aurait eu droit à une communication complète suivant les principes dégagés dans l’arrêt Stinchcombe. Dans cet arrêt, notre Cour a statué que la personne dont la liberté est mise en jeu par une accusation criminelle peut, sur le fondement de l’art. 7 de la Charte, obtenir la communication des renseignements se trouvant en la possession du ministère public. La Cour d’appel fédérale a appliqué l’arrêt Stinchcombe à la situation de M. Khadr et fait droit à la demande de communication.
[17] L’État canadien soutient que la Cour d’appel fédérale a eu tort d’ordonner la communication, car la Charte ne s’applique pas aux actes de ses représentants en mission à l’étranger. Il invoque à l’appui l’arrêt R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, 2007 CSC 26, dans lequel les juges majoritaires de notre Cour ont décidé que des policiers canadiens ayant participé à une enquête dans les Caraïbes relativement à une affaire de blanchiment d’argent n’étaient pas assujettis à la Charte quant au déroulement de l’enquête. Leur conclusion se fondait sur des principes du droit international écartant l’application extraterritoriale des lois internes et sur le principe de courtoisie selon lequel un responsable canadien en mission à l’étranger se plie aux règles de droit et de procédure étrangères.
[18] Or, dans l’arrêt Hape, notre Cour a établi une exception importante au principe de la courtoisie. Bien que les juges n’aient pas tous convenu des principes régissant l’application extraterritoriale de la Charte, ils ont estimé à l’unanimité que la courtoisie ne pouvait justifier la participation du Canada aux activités d’un État étranger ou de ses représentants qui vont à l’encontre des obligations internationales du Canada. Ainsi, le respect que commande la courtoisie « cesse dès la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne » (Hape, par. 52, le juge LeBel; voir aussi par. 51 et 101). Notre Cour a ajouté que le tribunal appelé à déterminer la portée de la Charte et à se prononcer sur son application doit tendre à assurer le respect des obligations du Canada en droit international (par. 56, le juge LeBel).
[19] Si M. Khadr est détenu à Guantanamo en application d’une procédure conforme aux obligations internationales du Canada, la Charte ne s’applique pas et sa demande de communication ne peut être accueillie : Hape. Cependant, si le Canada a participé à une procédure contraire à ses obligations en droit international, la Charte s’applique dans la mesure de cette participation.
[20] Dès lors, la question est de savoir si la procédure en cours à Guantanamo lorsque le SCRS a transmis le résultat de ses entretiens aux autorités américaines contrevenait aux obligations du Canada en droit international.
[21] On peut se demander si un tribunal canadien devrait se prononcer sur la légalité de la procédure en vertu de laquelle M. Khadr était détenu à Guantanamo au moment de la participation canadienne. Or, nous n’avons pas à trancher la question en l’espèce. La Cour suprême des États‑Unis s’est penchée sur la légalité des conditions de détention et de mise en accusation qui avaient cours à Guantanamo lorsque les responsables canadiens ont interrogé M. Khadr puis relayé l’information aux autorités américaines, entre 2002 et 2004. Disposant d’un dossier factuel complet, elle a statué que les détenus avaient été illégalement privés du recours à l’habeas corpus et que la procédure en vertu de laquelle ils étaient poursuivis contrevenait aux Conventions de Genève. Ces conclusions se fondent sur des principes compatibles avec la Charte et les obligations du Canada en droit international, ce qui permet en l’espèce d’établir le manquement à ces dernières obligations.
[22] Dans l’arrêt Rasul c. Bush, 542 U.S. 466 (2004), la Cour suprême des États‑Unis a conclu que les détenus de Guantanamo qui, comme M. Khadr, n’étaient pas citoyens américains, pouvaient contester la légalité de leur détention en exerçant le recours en habeas corpus que leur conférait la loi (28 U.S.C. § 2241). Partant, le décret qui avait fait obstacle à la contestation de la détention était illégal. Dans ses motifs concordants, le juge Kennedy a relevé que [traduction] « les personnes sont détenues pour une période indéterminée et aucune procédure n’est engagée en vue de la détermination de leur statut » (p. 487‑488). M. Khadr était détenu à Guantanamo au cours de la période visée par l’arrêt Rasul et, pendant la même période, des responsables canadiens l’ont interrogé, puis ont relayé l’information aux autorités américaines.
[23] Au moment où il a été interrogé par les agents du SCRS, M. Khadr risquait également un procès devant une commission militaire suivant le décret no 1 sur les commissions militaires. Dans l’affaire Hamdan c. Rumsfeld, 126 S. Ct. 2749 (2006), la Cour suprême des États‑Unis a examiné la légalité de ce décret. Elle a conclu que parce qu’elles tranchaient avec la procédure judiciaire militaire établie et que l’existence d’une urgence militaire n’avait pas été démontrée, les règles de procédure des commissions militaires contrevenaient au code uniforme de justice militaire (Uniform Code of Military Justice, 10 U.S.C § 836) et à l’art. 3 des dispositions générales des Conventions de Genève. Les différents juges majoritaires se sont attachés à des entorses différentes au code et aux Conventions de Genève, mais tous ont convenu que, dans les circonstances, les écarts étaient suffisamment importants pour qu’une commission militaire ne soit plus « un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés » au sens de l’art. 3 des dispositions générales des Conventions de Genève.
[24] Les violations des droits de la personne relevées par la Cour suprême des États‑Unis sont de nature à nous permettre de conclure que les règles relatives à la détention et à la tenue d’un procès qui s’appliquaient à M. Khadr lorsque le SCRS l’a interrogé constituaient une atteinte manifeste aux droits fondamentaux de la personne reconnus en droit international.
[25] Le Canada est signataire des quatre Conventions de Genève de 1949, qu’il a ratifiées en 1965 (R.T. Can. 1965 no 20) et intégrées à sa législation par la Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. 1985, ch. G‑3. Le droit de contester la légalité d’une détention par voie d’habeas corpus est un droit fondamental garanti à la fois par la Charte et par des traités internationaux. La participation du Canada à la procédure engagée à Guantanamo, qui viole ces instruments internationaux, contrevient donc à ses obligations internationales.
[26] Nous concluons que les principes du droit international et de la courtoisie entre les nations qui, dans d’autres circonstances, pourraient soustraire à l’application de la Charte les actes des responsables canadiens en mission à l’étranger ne s’appliquent pas à l’assistance fournie en l’espèce aux autorités américaines à Guantanamo. Vu les conclusions de la Cour suprême des États‑Unis, le souci de courtoisie manifesté dans l’arrêt Hape et qui justifie normalement le respect de la loi étrangère ne s’applique aucunement en l’espèce. La Cour suprême des États‑Unis a statué que les conditions de détention et de mise en accusation de M. Khadr étaient illégales tant en droit américain qu’en droit international lorsque les responsables canadiens l’ont interrogé puis ont relayé l’information aux autorités américaines. Par conséquent, la question du respect de la loi étrangère ne se pose pas. La Charte s’appliquait dans la mesure où les actes des responsables canadiens ont emporté la participation du Canada à une procédure qui contrevenait à ses obligations internationales.
(ii) Participation à la procédure
[27] En mettant à la disposition des autorités américaines le fruit de ses entretiens avec M. Khadr, le Canada a participé à une procédure contraire à ses obligations internationales en matière de droits de la personne. Le simple fait d’avoir des entretiens avec un citoyen canadien détenu à l’étranger en application d’une procédure attentatoire n’emporte pas nécessairement la participation à cette procédure. En effet, il peut arriver fréquemment que des responsables canadiens doivent s’entretenir avec des citoyens détenus en vertu de règles attentatoires afin de leur venir en aide. La conclusion que le Canada a porté atteinte aux droits de M. Khadr garantis à l’art. 7 en relayant l’information aux autorités américaines ne s’impose pas non plus. Il suffit de relever qu’au moment où il a transmis l’information aux Américains, le Canada était soumis à la Charte, car il participait dès lors à une procédure contraire à ses obligations internationales.
(iii) Conséquences de la participation à la procédure
[28] Vu notre conclusion que la Charte s’appliquait aux responsables canadiens lorsqu’ils ont participé à la procédure en cours à Guantanamo par la transmission du fruit de leurs entretiens avec M. Khadr, il faut maintenant déterminer les obligations qui en découlent, le cas échéant.
[29] La liberté actuelle et future de M. Khadr étant en jeu, l’art. 7 de la Charte obligeait le SCRS à observer les principes de justice fondamentale, et les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne permettent de dégager la portée de ces principes : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 60; États‑Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7, par. 82-92; Hape, par. 55-56.
[30] Sur le plan interne, les principes de justice fondamentale obligent le poursuivant à communiquer à l’accusé dont la liberté est en jeu les renseignements pertinents qu’il possède : Stinchcombe. Dans le cadre d’une poursuite interne, le poursuivant met en jeu la liberté de l’accusé, ce qui emporte l’application de l’art. 7 de la Charte et fait naître l’obligation de communiquer la preuve.
[31] Dans la mesure où il est assujetti à l’art. 7 de la Charte, comme nous avons conclu précédemment que c’était le cas en l’espèce, le responsable canadien en mission à l’étranger est soumis aux principes de justice fondamentale de manière analogue. Lorsque, comme en l’espèce, le droit à la liberté que garantit l’art. 7 à une personne est en jeu du fait de la participation du Canada à une procédure étrangère qui va à l’encontre de ses obligations internationales en matière de droits de la personne, l’art. 7 exige de l’État canadien qu’il communique à l’intéressé les renseignements qu’il possède. L’article 7 contraint donc le Canada à cette communication à cause de sa participation à une procédure étrangère qui est contraire au droit international et qui compromet la liberté d’un Canadien.
[32] Lorsque l’application de la Charte découle d’actes accomplis par des responsables canadiens à l’étranger, la portée de l’obligation n’a pas à être précisée pour toutes les situations factuelles, mais elle peut différer de celle imposée dans le cadre d’une poursuite pénale interne. Dans la présente affaire, même s’il a pris part à une procédure états‑unienne en transmettant aux autorités américaines le fruit de ses entretiens avec M. Khadr, le Canada ne s’est pas pour autant substitué au poursuivant américain. La portée de l’obligation de communication est déterminée, dans ce contexte, par la nature de la participation canadienne à la procédure étrangère. Cette participation a essentiellement consisté à relayer l’information aux autorités américaines en liaison avec une procédure qui allait à l’encontre des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Partant, la portée de l’obligation de communication doit être rattachée aux renseignements transmis aux Américains.
[33] Comme nous l’avons déjà signalé, en janvier 2006, les appelants se sont formellement opposés à la demande de communication de M. Khadr. De ce fait, ils ont contrevenu à l’art. 7 de la Charte, de sorte que M. Khadr a droit à une réparation.
[34] Le Canada a une obligation de communication suivant l’art. 7 afin d’atténuer les conséquences de la participation canadienne ayant consisté à relayer l’information obtenue aux autorités américaines. Le dossier de la Cour n’est pas clair quant à savoir si l’intégralité des entretiens a été transmise aux Américains. Si M. Khadr n’obtient que la communication d’une partie des entretiens au motif que seules certaines parties de ceux-ci ont été partagées avec les autorités américaines, il pourrait ne pas être en mesure d’évaluer l’importance des parties qui lui sont communiquées. Par exemple, par analogie avec l’affaire Stinchcombe, une déclaration inculpatoire relayée aux Américains pourrait nécessiter la communication d’une déclaration exculpatoire non relayée afin que M. Khadr connaisse le risque qu’il court et puisse préparer sa défense. Dès lors, l’équité exigerait du Canada qu’il communique tout document relatif aux entretiens comme tels qu’il a en sa possession, quelle que soit sa forme et qu’il ait ou non été transmis aux autorités américaines, tels les transcriptions, les enregistrements ou les résumés. Pour des raisons apparentées, M. Khadr aurait donc droit à la communication de tout renseignement dont la transmission aux autorités américaines découle directement des entretiens.
[35] Néanmoins, nous demeurons parfaitement conscients des lacunes du dossier dont nous disposons. Étant donné que l’information relayée aux Américains n’y figure pas, nous ne pouvons déterminer avec précision quels éléments sont si étroitement liés à l’information transmise que l’équité commande leur communication à M. Khadr. Le juge désigné de la Cour fédérale qui entendra la demande en application de l’art. 38 de la Loi sur la preuve au Canada pourra être plus à même de déterminer quels éléments ont été partagés avec les Américains et quels autres documents, s’il en est, devraient être communiqués, compte tenu des présents motifs et des principes dégagés dans l’arrêt Stinchcombe. L’issue de la procédure engagée contre M. Khadr peut échapper à la compétence et à la volonté du Canada, mais dans la mesure où il y a participé, il a l’obligation constitutionnelle de communiquer au citoyen canadien dont la liberté est en jeu les renseignements obtenus à la faveur de cette participation.
[36] Le ministre de la Justice fait valoir que M. Khadr a droit à la communication de renseignements seulement de la part du poursuivant américain. Nous ne sommes pas de cet avis. La réparation accordée à M. Khadr résulte du manquement à l’obligation constitutionnelle qu’a fait naître la participation de responsables canadiens à une procédure qui contrevient aux obligations internationales du Canada. Qu’il ait droit ou non à la même mesure aux États‑Unis, une réparation doit lui être accordée en raison de l’omission de l’État canadien de lui communiquer l’information relayée aux autorités américaines après les entretiens, dans des circonstances emportant l’application de l’art. 7 de la Charte.
4. Conclusion
[37] Pour statuer sur la demande, la Cour d’appel fédérale a conclu que le régime de communication établi dans l’arrêt Stinchcombe devait s’appliquer, de sorte qu’il y avait obligation de communiquer tous les documents en la possession de l’État canadien susceptibles d’intéresser les accusations portées contre M. Khadr, sous réserve des art. 38 et suiv. de la Loi sur la preuve au Canada. Or, notre conclusion selon laquelle l’art. 7 commande la communication ne résulte pas de l’application directe de l’arrêt Stinchcombe à la présente affaire, mais du fait que les responsables canadiens ont permis aux autorités américaines de prendre connaissance de la teneur de leurs entretiens avec M. Khadr à Guantanamo. Par conséquent, la portée de notre ordonnance diffère de celle de la Cour d’appel fédérale. Les appelants doivent communiquer (i) tous les documents, sous quelque forme, relatifs aux entretiens des responsables canadiens avec M. Khadr, ainsi que (ii) tout renseignement dont la communication aux autorités américaines découle directement du fait que le Canada a interrogé M. Khadr. La communication demeure conditionnée par la prise en compte de la sécurité nationale et d’autres considérations conformément aux art. 38 et suiv. de la Loi sur la preuve au Canada.
[38] Rappelons que le dossier ne permet pas à la Cour de déterminer quels documents précis doivent être communiqués à M. Khadr. Pour décider des documents visés au par. 37 des présents motifs et par l’ordonnance de communication, le juge désigné de la Cour fédérale devra examiner les documents en cause. Il statuera également sur tout privilège ou exception d’intérêt public revendiqué, notamment sur le fondement des art. 38 et suiv. de la Loi sur la preuve au Canada.
[39] La Cour d’appel fédérale a ordonné aux appelants de remettre à un juge désigné de la Cour fédérale des copies non expurgées de tous les documents, dossiers et autres pièces en leur possession susceptibles d’intéresser les accusations portées contre M. Khadr. La remise ayant déjà eu lieu suivant cette ordonnance et celle de notre Cour datée du 23 janvier 2008, il n’y a pas lieu de revenir sur la mesure.
[40] Le juge désigné examinera les documents et entendra les parties, puis il déterminera quels documents sont visés au par. 37 des présents motifs. Plus spécialement, il décidera des documents devant être communiqués du fait (i) qu’ils se rapportent aux entretiens des responsables canadiens avec M. Khadr ou (ii) qu’ils constituent des renseignements dont la communication aux autorités américaines découle directement du fait que le Canada a interrogé M. Khadr.
[41] Conformément à l’art. 38.06 de la Loi sur la preuve au Canada, le juge désigné déterminera ensuite si la communication à M. Khadr des documents visés aux points (i) et (ii) susmentionnés porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou sécurité nationales et si les raisons d’intérêt public qui la justifient l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui s’y opposent. Il autorisera ou non la communication de tout ou partie des renseignements, d’un résumé de ceux‑ci ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés, aux conditions qu’il estimera indiquées. Signalons que cet examen est actuellement en cours par suite de notre ordonnance du 23 janvier 2008.
[42] Sous réserve de ces nuances, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens devant notre Cour et de rendre l’ordonnance suivante :
a) le ministre de la Justice et procureur général du Canada, le ministre des Affaires étrangères, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et le commissaire de la Gendarmerie royale du Canada remettront à un « juge » au sens de l’art. 38 de la Loi sur la preuve au Canada des copies non expurgées de tous les dossiers, documents et autres pièces en leur possession susceptibles d’intéresser les accusations portées contre M. Khadr;
et
b) le « juge » au sens de l’art. 38 de la Loi sur la preuve au Canada statuera sur tout privilège ou exception d’intérêt public revendiqué, notamment sur le fondement des art. 38 et suiv. de la même loi, et rendra une ordonnance de communication conformément aux présents motifs.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur des appelants : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intimé : Parlee McLaws, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Arvay Finlay, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Ruby & Edwardh, Toronto.
Procureurs des intervenantes University of Toronto, Faculty of Law — International Human Rights Clinic et Human Rights Watch : Goodmans, Toronto.