COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, 2007 CSC 9
Date : 20070223
Dossier : 30762, 30929, 31178
Entre :
Adil Charkaoui
Appelant
et
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et
ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, Amnistie internationale,
British Columbia Civil Liberties Association, Association du Barreau canadien,
Association canadienne des libertés civiles, Conseil canadien pour les réfugiés,
African-Canadian Legal Clinic, Coalition pour la surveillance internationale
des libertés civiles, National Anti‑Racism Council of Canada,
Fédération canado-arabe, Canadian Council on American‑Islamic Relations,
Canadian Muslim Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association
(Ontario), Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada,
University of Toronto, Faculty of Law — International
Human Rights Clinic et Human Rights Watch
Intervenants
et entre :
Hassan Almrei
Appelant
et
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et
ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, Amnistie internationale,
British Columbia Civil Liberties Association, Association du Barreau canadien,
Association canadienne des libertés civiles, Conseil canadien pour les réfugiés,
African-Canadian Legal Clinic, Coalition pour la surveillance internationale
des libertés civiles, National Anti‑Racism Council of Canada,
Canadian Council on American‑Islamic Relations, Canadian Muslim
Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, University of Toronto,
Faculty of Law — International Human Rights Clinic et Human Rights Watch
Intervenants
et entre :
Mohamed Harkat
Appelant
c.
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, ministre
de la Sécurité publique et de la Protection civile et
procureur général du Canada
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de l’Ontario, Amnistie internationale,
British Columbia Civil Liberties Association, Association du Barreau canadien,
Association canadienne des libertés civiles, Conseil canadien pour les réfugiés,
African-Canadian Legal Clinic, Coalition pour la surveillance internationale
des libertés civiles, National Anti‑Racism Council of Canada,
Canadian Council on American‑Islamic Relations, Canadian Muslim
Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association
(Ontario), Fédération des ordres professionnels de juristes du
Canada, University of Toronto, Faculty of Law — International
Human Rights Clinic et Human Rights Watch
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 143)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, 2007 CSC 9
Adil Charkaoui Appelant
c.
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et
ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile Intimés
et
Procureur général de l’Ontario, Amnistie internationale,
British Columbia Civil Liberties Association, Association
du Barreau canadien, Association canadienne des libertés
civiles, Conseil canadien pour les réfugiés, African Canadian
Legal Clinic, Coalition pour la surveillance internationale
des libertés civiles, National Anti‑Racism Council of Canada,
Fédération canado‑arabe, Canadian Council on
American‑Islamic Relations, Canadian Muslim Civil Liberties
Association, Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada,
University of Toronto, Faculty of Law — International
Human Rights Clinic et Human Rights Watch Intervenants
‑ et ‑
Hassan Almrei Appelant
c.
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et
ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile Intimés
et
Procureur général de l’Ontario, Amnistie internationale,
British Columbia Civil Liberties Association, Association du
Barreau canadien, Association canadienne des libertés civiles,
Conseil canadien pour les réfugiés, African Canadian Legal
Clinic, Coalition pour la surveillance internationale des libertés
civiles, National Anti‑Racism Council of Canada, Canadian
Council on American‑Islamic Relations, Canadian Muslim
Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association
(Ontario), Fédération des ordres professionnels de juristes du
Canada, University of Toronto, Faculty of Law — International
Human Rights Clinic et Human Rights Watch Intervenants
‑ et ‑
Mohamed Harkat Appelant
c.
Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, ministre
de la Sécurité publique et de la Protection civile et
procureur général du Canada Intimés
et
Procureur général de l’Ontario, Amnistie internationale,
British Columbia Civil Liberties Association, Association du
Barreau canadien, Association canadienne des libertés civiles,
Conseil canadien pour les réfugiés, African Canadian Legal
Clinic, Coalition pour la surveillance internationale des libertés
civiles, National Anti‑Racism Council of Canada, Canadian
Council on American‑Islamic Relations, Canadian Muslim
Civil Liberties Association, Criminal Lawyers’ Association
(Ontario), Fédération des ordres professionnels de juristes du
Canada, University of Toronto, Faculty of Law — International
Human Rights Clinic et Human Rights Watch Intervenants
Répertorié : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Référence neutre : 2007 CSC 9.
Nos du greffe : 30762, 30929, 31178.
2006 : 13, 14, 15 juin; 2007 : 23 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (le juge en chef Richard et les juges Décary et Létourneau), [2005] 2 R.C.F. 299, 247 D.L.R. (4th) 405, 328 N.R. 201, 126 C.R.R. (2d) 298, 42 Imm. L.R. (3d) 165, [2004] A.C.F. no 2060 (QL), 2004 CAF 421, qui a maintenu la décision du juge Noël, [2004] 3 R.C.F. 32, 253 F.T.R. 22, 38 Imm. L.R. (3d) 56, [2003] A.C.F. no 1816 (QL), 2003 CF 1419, qui a refusé de déclarer inconstitutionnelles certaines parties de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés à la demande de l’appelant Charkaoui. Pourvoi accueilli.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Létourneau, Sexton et Sharlow), [2005] 3 R.C.F. 142, 251 D.L.R. (4th) 13, 330 N.R. 73, 45 Imm. L.R. (3d) 163, [2005] A.C.F. no 213 (QL), 2005 CAF 54, qui a maintenu une décision du juge Blanchard, [2004] 4 R.C.F. 327, 249 F.T.R. 53, 38 Imm. L.R. (3d) 117, [2004] A.C.F. no 509 (QL), 2004 CF 420, qui a refusé de déclarer inconstitutionnelles certaines parties de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés à la demande de l’appelant Almrei. Pourvoi accueilli.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (le juge en chef Richard et les juges Décary et Létourneau) (2005), 340 N.R. 286, [2005] A.C.F. no 1467 (QL), 2005 CAF 285, qui a maintenu une décision de la juge Dawson (2005), 261 F.T.R. 52, 45 Imm. L.R. (3d) 65, [2005] A.C.F. no 481 (QL), 2005 CF 393, qui a refusé de déclarer inconstitutionnelles certaines parties de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés à la demande de l’appelant Harkat. Pourvoi accueilli.
Johanne Doyon et Julius H. Grey, pour l’appelant Charkaoui.
John Norris et Barbara Jackman, pour l’appelant Almrei.
Paul D. Copeland et Matt Webber, pour l’appelant Harkat.
Bernard Laprade, Normand Lemyre et Daniel Latulippe, pour les intimés (30762).
Urszula Kaczmarczyk, Donald A. MacIntosh et Cheryl D. Mitchell, pour les intimés (30929).
Bernard Laprade, Urszula Kaczmarczyk et Donald A. MacIntosh, pour les intimés (31178).
John Corelli et Ian Bulmer, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario (30762, 31178).
Shaun Nakatsuru et Michael Doi, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario (30929).
Michael Bossin, Owen M. Rees, Vanessa Gruben et Thomas G. Conway, pour l’intervenante Amnistie internationale.
Gregory P. DelBigio et Jason B. Gratl, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Lorne Waldman, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
Edward L. Greenspan, c.r., et David N. Tice, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Sharryn Aiken, Marie Chen et Mary Eberts, pour les intervenants le Conseil canadien pour les réfugiés, African Canadian Legal Clinic, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles et National Anti‑Racism Council of Canada.
R. Douglas Elliott et Gabriel R. Fahel, pour l’intervenante la Fédération canado‑arabe.
David Baker et Faisal Bhabha, pour les intervenants Canadian Council on American‑Islamic Relations et Canadian Muslim Civil Liberties Association.
Michael Code, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Neil Finkelstein et Catherine Beagan Flood, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.
Sujit Choudhry et Robert A. Centa, pour les intervenantes University of Toronto, Faculty of Law — International Human Rights Clinic et Human Rights Watch.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La Juge en chef —
I. Introduction
1 L’une des responsabilités les plus fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens. Pour y parvenir, il peut arriver qu’il doive agir sur la foi de renseignements qu’il ne peut divulguer ou détenir des personnes qui constituent une menace pour la sécurité nationale. En revanche, dans une démocratie constitutionnelle, le gouvernement doit agir de manière responsable, en conformité avec la Constitution et les droits et libertés qu’elle garantit. Ces deux propositions illustrent une tension inhérente au système de gouvernance démocratique moderne. Cette tension ne peut être réglée que dans le respect des impératifs à la fois de la sécurité et d’une gouvernance constitutionnelle responsable.
2 Le pourvoi porte sur une loi qui est censée régler cette tension dans le contexte de l’immigration, soit la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (« LIPR »). Celle‑ci autorise le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le « ministre ») et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (collectivement « les ministres ») à délivrer un certificat d’interdiction de territoire entraînant la détention d’un résident permanent ou d’un étranger considéré comme constituant un danger pour la sécurité nationale. Le certificat et la détention sont assujettis au contrôle d’un juge. La procédure de contrôle se déroule selon des règles qui peuvent priver la personne désignée dans le certificat de l’accès à la totalité ou à une partie des renseignements sur la foi desquels le certificat a été délivré ou sa détention ordonnée. Il s’agit en l’espèce de savoir si la solution retenue par le législateur est conforme à la Constitution, et plus particulièrement si elle respecte les garanties incluses dans la Charte canadienne des droits et libertés contre toute atteinte injustifiable à la liberté, à l’égalité, à la protection contre la détention arbitraire et à la protection contre tout traitement cruel et inusité.
3 Je conclus que la LIPR contrevient de manière injustifiable à l’art. 7 de la Charte en autorisant la délivrance d’un certificat d’interdiction de territoire sur la foi de documents secrets, sans prévoir la participation d’un représentant indépendant à l’étape du contrôle judiciaire pour garantir le plus grand respect des intérêts de la personne désignée. Je conclus également que certains des délais prévus par les dispositions permettant de maintenir un étranger en détention contreviennent à l’art. 9 et à l’al. 10c), parce qu’ils sont arbitraires. Je conclus qu’aucune contravention à l’art. 12 n’a été démontrée, étant donné qu’un processus valable de contrôle de la détention offre un recours contre la possibilité d’une détention d’une durée indéterminée. Enfin, je conclus à l’absence de violation du droit à l’égalité garanti par l’art. 15.
II. Les faits
4 Les dispositions en cause de la LIPR, reproduites en annexe, font partie intégrante du droit canadien de l’immigration. Elles visent à permettre le renvoi de non‑citoyens qui vivent au Canada — résidents permanents et étrangers — pour divers motifs, y compris un lien avec des activités terroristes. Ce régime autorise l’expulsion sur la foi de renseignements confidentiels qui ne sont communiqués ni à la personne désignée dans le certificat ni à qui que ce soit qui agirait en son nom ou défendrait ses intérêts. Il avait pour objectif de [traduction] « facilit[er] le renvoi rapide des personnes interdites de territoire pour des motifs graves, notamment celles qui constituent un danger pour la sécurité du Canada » (Clause by Clause Analysis (2001), p. 72). Or, dans les faits, il peut aussi entraîner de longues périodes d’incarcération.
5 La LIPR exige que les ministres signent un certificat attestant qu’un étranger ou un résident permanent est interdit de territoire pour raison de sécurité, de sorte qu’il n’est autorisé ni à entrer ni à demeurer au Canada : art. 77. Un juge de la Cour fédérale examine ensuite le certificat afin de déterminer s’il est raisonnable : art. 80. Si l’État le demande, l’examen se déroule à huis clos et en l’absence de l’intéressé. La personne désignée dans le certificat n’a pas le droit de prendre connaissance des documents sur la foi desquels le certificat a été délivré. Les renseignements qui ne sont pas sensibles peuvent être communiqués. Par contre, les renseignements sensibles ou confidentiels ne peuvent pas être divulgués si le gouvernement s’oppose à leur divulgation. Ni la personne désignée ni son avocat ne peuvent prendre connaissance des renseignements tenus secrets, même si les ministres et le juge peuvent s’appuyer sur eux. En définitive, le juge fournit à l’intéressé un résumé de la preuve présentée contre lui — résumé qui ne divulgue aucun élément susceptible de porter atteinte à la sécurité nationale. Si le juge conclut que le certificat est raisonnable, sa décision n’est pas susceptible d’appel et il n’existe aucun moyen de la soumettre au contrôle judiciaire : par. 80(3).
6 Les conséquences de la délivrance et de la confirmation d’un certificat d’interdiction de territoire diffèrent selon que l’intéressé est un résident permanent du Canada ou un étranger dont le droit de demeurer au Canada n’a pas encore été confirmé. Les résidents permanents dont les ministres ont des motifs raisonnables de croire qu’ils constituent un danger pour la sécurité nationale peuvent être mis en détention. Pour ce faire, les ministres doivent lancer un mandat indiquant qu’ils constituent une menace soit pour la sécurité nationale soit pour la sécurité d’autrui ou qu’ils se soustrairont vraisemblablement à la procédure ou au renvoi. Pour leur part, les étrangers doivent être mis en détention dès la délivrance du certificat : selon le par. 82(2), la mise en détention est automatique. La détention d’un résident permanent doit être contrôlée dans un délai de 48 heures, tandis qu’un étranger doit présenter une demande pour faire contrôler sa détention et n’est pas autorisé à présenter sa demande avant l’expiration d’un délai de 120 jours après la décision d’un juge de la Cour fédérale concluant au caractère raisonnable du certificat. Dans les deux cas, le certificat considéré raisonnable par le juge devient une mesure de renvoi. À la suite de cette mesure, les résidents permanents perdent leur statut; leur détention est alors contrôlée de la même manière que celle des autres étrangers.
7 La mesure de renvoi est sans appel et peut être exécutée immédiatement, ce qui écarte l’obligation d’effectuer ou de poursuivre un contrôle ou une enquête. Qu’il soit un résident permanent ou un étranger, le détenu ne peut plus présenter une demande de protection : art. 81. En outre, une personne protégée ou un réfugié qui est interdit de territoire pour l’un ou l’autre des motifs de délivrance d’un certificat ne bénéficie plus du principe du non‑refoulement énoncé au par. 115(1) si, selon le ministre, cette personne ne devrait pas être présente au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’elle constitue pour la sécurité du Canada : par. 115(2). Elle pourrait donc, du moins en théorie, être renvoyée dans un pays où elle risque la torture.
8 Le résident permanent détenu à la suite de la délivrance d’un certificat a le droit de faire contrôler sa détention tous les six mois. Selon le par. 83(3), le juge ordonne le maintien en détention du résident permanent, s’il est convaincu que ce dernier constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.
9 Par contre, la détention des étrangers est obligatoire. Un juge peut mettre en liberté, aux conditions qu’il estime indiquées, un étranger dont la mesure de renvoi n’a pas été exécutée 120 jours après qu’un juge ait conclu au caractère raisonnable du certificat, « sur preuve que la mesure ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui » : par. 84(2). L’étranger peut être expulsé même s’il a été remis en liberté.
10 M. Charkaoui est un résident permanent, tandis que MM. Harkat et Almrei sont des étrangers qui ont obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. Ils vivaient tous au Canada au moment de leur arrestation et de leur mise en détention. Au moment des décisions prononcées en appel, ils étaient tous détenus depuis un certain temps — soit depuis 2003, 2002 et 2001 respectivement. En 2001, un juge de la Cour fédérale a statué que le certificat visant M. Almrei était raisonnable; un autre juge a conclu au caractère raisonnable du certificat visant M. Harkat en 2005. Aucune décision n’a encore été rendue sur le caractère raisonnable du certificat visant M. Charkaoui. MM. Charkaoui et Harkat ont été libérés sous conditions en 2005 et 2006 respectivement. M. Harkat a néanmoins été informé qu’il serait expulsé en Algérie et il conteste cette décision dans une autre procédure. M. Almrei est toujours détenu. Ils ont tous été mis en détention sur le fondement d’allégations selon lesquelles ils constituaient une menace pour la sécurité du Canada en raison de leur participation à des activités terroristes. Au cours de leur détention, les trois appelants ont contesté, sans succès, la constitutionnalité du régime de certificats et de la procédure de contrôle de la détention établis par la LIPR.
III. Les questions en litige
11 Les appelants invoquent l’inconstitutionnalité du régime de certificats établi dans la LIPR, en application duquel leur mise en détention a été ordonnée. Ils font valoir que ce régime enfreint cinq dispositions de la Charte soit : l’art. 7, qui garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; l’art. 9, qui accorde une protection contre la détention arbitraire; l’al. 10c), qui garantit à chacun le droit de faire contrôler promptement la légalité de sa détention; l’art. 12, qui garantit le droit à la protection contre tout traitement cruel et inusité; et l’art. 15, qui garantit à tous le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi. Ils allèguent aussi la violation de principes constitutionnels non écrits. J’examinerai ces prétentions sous les rubriques suivantes :
A. La procédure d’examen du caractère raisonnable du certificat établie dans la LIPR contrevient‑elle à l’art. 7 de la Charte? Dans l’affirmative, cette contravention est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
B. La détention de résidents permanents ou d’étrangers sous le régime de la LIPR contrevient‑elle aux art. 7, 9, 10c) ou 12 de la Charte? Dans l’affirmative, ces contraventions sont‑elles justifiées au sens de l’article premier de la Charte?
C. Les procédures d’examen des certificats et de contrôle de la détention créent‑elles, entre les citoyens et les non‑citoyens, une discrimination interdite par l’art. 15 de la Charte? Dans l’affirmative, cette discrimination est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
D. Les dispositions de la LIPR concernant les certificats sont‑elles incompatibles avec le principe constitutionnel de la primauté du droit?
A. La procédure d’examen du caractère raisonnable du certificat établie dans la LIPR contrevient‑elle à l’art. 7 de la Charte? Dans l’affirmative, cette contravention est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
1. L’article 7 de la Charte trouve‑t‑il application?
12 L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et précise qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le réclamant a donc le fardeau de prouver deux éléments : premièrement, qu’il a subi ou qu’il pourrait subir une atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; deuxièmement, que cette atteinte ne respecte pas ou ne respecterait pas les principes de justice fondamentale. Si le réclamant réussit à faire cette preuve, le gouvernement a le fardeau de justifier l’atteinte en application de l’article premier, selon lequel les droits garantis par la Charte ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites raisonnables dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
13 Les dispositions en cause, qui figurent dans la section 9 de la partie 1 de la LIPR, privent clairement les détenus comme les appelants de leur liberté. En effet, les personnes désignées dans un certificat peuvent être mises en détention jusqu’à l’issue de la procédure. Pour un étranger, cette détention est automatique et elle dure au moins 120 jours après la confirmation du caractère raisonnable du certificat. Tant pour les étrangers que pour les résidents permanents, la période de détention peut être de plusieurs années et atteint souvent cette durée. De fait, M. Almrei est toujours détenu et il ignore quand il sera remis en liberté, s’il l’est un jour.
14 En outre, il peut être porté atteinte à la sécurité du détenu de diverses autres façons. Le processus de délivrance d’un certificat peut entraîner son renvoi du Canada vers une destination où sa vie ou sa liberté seraient menacées : voir, p. ex., Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, p. 207, la juge Wilson. Un certificat peut aussi présenter une personne comme un terroriste, ce qui risque de lui causer un tort irréparable, surtout si elle est expulsée par la suite vers son pays d’origine. Finalement, une personne interdite de territoire pour raison de sécurité perd la protection accordée par le par. 115(1) de la LIPR, ce qui signifie qu’elle peut, en application du par. 115(2), être expulsée vers une destination où elle risque la torture si le ministre est d’avis qu’elle constitue un danger pour la sécurité du Canada.
15 Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 76, la Cour a affirmé que « sauf circonstances extraordinaires, une expulsion impliquant un risque de torture violera généralement les principes de justice fondamentale protégés par l’art. 7 de la Charte ». Plus récemment, la Cour fédérale a statué qu’une autre personne détenue en vertu d’un certificat risque la torture si elle est expulsée, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifie son expulsion : Jaballah (Re), [2006] A.C.F. no 1706 (QL), 2006 CF 1230. Les appelants soutiennent qu’ils risquent la torture s’ils sont expulsés vers leur pays d’origine. Mais dans chacun de leurs cas, le risque de torture reste à démontrer dans le cadre d’une demande de protection aux termes de la partie 2 de la LIPR. Par conséquent, nous ne sommes pas saisis en l’espèce de la question de l’expulsion comportant un risque de torture.
16 Les intérêts personnels en jeu indiquent que l’art. 7 de la Charte, qui vise à protéger la vie, la liberté et la sécurité de la personne, trouve application. Ce qui nous amène directement à la question de savoir si l’atteinte portée à ces intérêts par la LIPR est conforme aux principes de justice fondamentale. Le gouvernement soutient que l’art. 7 ne s’applique pas parce qu’il s’agit d’une affaire d’immigration. Il se fonde à cet égard sur l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539, 2005 CSC 51. L’affirmation sur laquelle s’appuie le gouvernement a été faite en réponse à une prétention selon laquelle l’expulsion d’un non‑citoyen contrevenait à l’art. 7 de la Charte. En statuant sur cet argument, la Cour, sous la plume de la juge en chef McLachlin, a cité au par. 46 l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 733, précisant que « [l]e principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non‑citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada ». La Cour a ajouté « À elle seule, l’expulsion d’un non‑citoyen ne peut mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’art. 7 » (Medovarski, par. 46 (je souligne)).
17 Ainsi, Medovarski ne permet pas d’affirmer que la procédure d’expulsion, dans le contexte de l’immigration, échappe à l’examen fondé sur l’art. 7. Si l’expulsion d’un non‑citoyen dans le contexte de l’immigration n’enclenche peut‑être pas en soi l’application de l’art. 7 de la Charte, certains éléments rattachés à l’expulsion, telles la détention au cours du processus de délivrance et d’examen d’un certificat ou l’éventualité d’un renvoi vers un pays où il existe un risque de torture, pourraient en entraîner l’application.
18 Pour déterminer si l’art. 7 s’applique, nous devons tenir compte des intérêts en cause plutôt que de la caractérisation juridique de la loi contestée. Comme l’écrit le professeur Hamish Stewart :
[traduction] De nombreux principes de justice fondamentale ont été élaborés dans le cadre de causes criminelles. Cependant, leur application ne se limite pas à ce type de cause : ils s’appliquent dès lors que l’un des trois droits protégés est en jeu. Autrement dit, les principes de justice fondamentale s’appliquent aux instances criminelles, non pas parce qu’il s’agit d’instances criminelles, mais parce que le droit à la liberté y est toujours en jeu. [En italique dans l’original.]
(« Is Indefinite Detention of Terrorist Suspects Really Constitutional? » (2005), 54 R.D. U.N.‑B. 235, p. 242)
Je conclus que les arguments des appelants touchant l’équité du processus qui peut mener à l’expulsion et la perte de liberté liée à la détention soulèvent d’importantes questions quant à la liberté et à la sécurité et que l’art. 7 de la Charte trouve application.
2. Comment les considérations relatives à la sécurité influencent‑elles l’analyse fondée sur l’art. 7?
19 L’article 7 de la Charte exige que les lois qui portent atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne respectent les principes de justice fondamentale — c’est‑à‑dire les principes fondamentaux qui sous‑tendent notre conception de la justice et de l’équité procédurale. Ces principes comprennent une garantie d’équité procédurale, liée aux circonstances et conséquences de l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité : Suresh, par. 113.
20 L’article 7 de la Charte exige non pas un type particulier de procédure, mais une procédure équitable eu égard à la nature de l’instance et des intérêts en cause : États‑Unis d’Amérique c. Ferras, [2006] 2 R.C.S. 77, 2006 CSC 33, par. 14; R. c. Rodgers, [2006] 1 R.C.S. 554, 2006 CSC 15, par. 47; Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631, p. 656‑657. Les mesures procédurales requises par la justice fondamentale dépendent du contexte (voir Rodgers; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 361; Chiarelli, p. 743‑744; Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, 2001 CSC 41, par. 20‑21). On peut prendre les intérêts sociétaux en considération pour clarifier les principes applicables de justice fondamentale : R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 98.
21 Contrairement à l’article premier, l’art. 7 ne soulève pas la question de savoir si l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne est justifiée, mais plutôt celle de savoir si l’atteinte a été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale. Par conséquent, il a été statué que l’art. 7 n’autorise pas la tenue d’« un examen distinct pour décider si une mesure législative donnée établit un “juste équilibre” entre les droits de l’individu et les intérêts de la société en général » (Malmo‑Levine, par. 96). La Cour ne croyait pas non plus que « l’établissement d’un juste équilibre constitue en soi un principe de justice fondamentale dominant » (ibid.). Comme l’a noté la majorité dans Malmo‑Levine, le raisonnement contraire « intègre entièrement l’examen que commande l’article premier à l’analyse fondée sur l’art. 7 » (ibid.). Ainsi, l’État se trouverait libéré du fardeau de justifier les mesures attentatoires et la personne qui invoque la Charte aurait l’obligation de démontrer que les mesures contestées ne sont pas justifiées.
22 À l’étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, il s’agit de savoir si les principes de justice fondamentale pertinents ont été respectés pour l’essentiel, compte tenu du contexte et de la gravité de l’atteinte. Il faut se demander si la procédure est fondamentalement inéquitable envers la personne touchée. Dans l’affirmative, l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne n’est tout simplement pas conforme aux exigences de l’art. 7. Il faut alors passer à l’étape de l’application de l’article premier de la Charte, à laquelle le gouvernement peut démontrer que la procédure irrégulière est néanmoins justifiée compte tenu, notamment, de l’intérêt public.
23 Ainsi, bien que l’analyse visant à déterminer si une procédure est fondamentalement inéquitable puisse tenir compte de contraintes administratives particulières liées au contexte de sécurité nationale, les questions de sécurité ne peuvent servir à légitimer, à l’étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, une procédure non conforme à la justice fondamentale. Dans les cas où le contexte ne permet pas l’utilisation des moyens habituels de satisfaire aux principes de justice fondamentale, il est possible de recourir à d’autres moyens convenables. La procédure doit néanmoins être conforme aux principes de justice fondamentale pour résister à l’analyse dictée par l’art. 7. C’est ce qui est essentiel.
24 Le pourvoi a pour contexte la détention de résidents permanents et d’étrangers, que les ministres considèrent comme une menace pour la sécurité nationale, accessoirement à leur renvoi ou à une tentative de les renvoyer du Canada. Ce contexte peut engendrer certaines contraintes administratives qui peuvent, à bon droit, être prises en considération à l’étape de l’analyse fondée sur l’art. 7. Tous les renseignements qui servent de fondement à l’affaire ne peuvent peut‑être pas être divulgués. Il est possible que le pouvoir exécutif doive agir rapidement, sans recourir, du moins au départ, à la procédure judiciaire exigée normalement lorsqu’il y a atteinte à la liberté ou à la sécurité d’une personne.
25 Par ailleurs, ce contexte risque d’avoir des conséquences importantes — en fait, terrifiantes — pour la personne détenue. L’importance des intérêts individuels en jeu fait partie de l’analyse contextuelle. Comme la Cour l’a affirmé dans Suresh : « Plus l’incidence de la décision sur la vie de l’intéressé est grande, plus les garanties procédurales doivent être importantes afin que soient respectées l’obligation d’équité en common law et les exigences de la justice fondamentale consacrées par l’art. 7 de la Charte » (par. 118). Ainsi, « les tribunaux devront être plus vigilants en ce qui concerne les situations de fait qui se rapprochent davantage des procédures criminelles ou qui leur sont analogues » : Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, p. 1077, le juge Iacobucci.
26 Les conséquences possibles d’un renvoi combiné à des allégations de terrorisme sont cruellement ressorties dans le rapport récent de la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Citoyen canadien né en Syrie, M. Arar a été détenu par les autorités américaines et expulsé vers la Syrie. Le rapport a conclu qu’en « prenant les décisions de détenir M. Arar puis de le renvoyer en Syrie, les autorités américaines se sont très probablement appuyées sur l’information concernant M. Arar que leur avait fournie la GRC », notamment des soupçons non fondés reliant M. Arar à des groupes terroristes : Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations (2006) (« Commission Arar »), p. 32. En Syrie, M. Arar a été torturé et détenu durant 11 mois dans des conditions inhumaines. Dans son rapport, le commissaire O’Connor a recommandé un renforcement des mécanismes d’examen et de reddition de compte pour les organismes menant des activités reliées à la sécurité nationale, ce qui inclut non seulement la Gendarmerie royale du Canada, mais aussi Citoyenneté et Immigration Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada. Il a fait remarquer que ces organismes reliés à l’immigration peuvent avoir une forte incidence sur les droits individuels, mais qu’ils manquent de transparence dans leurs activités parce que celles‑ci impliquent souvent des renseignements sensibles touchant la sécurité nationale qui ne peuvent être rendus publics : Un nouveau mécanisme d’examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale (2006), p. 623‑627. En outre, en raison de la nature sensible des renseignements de sécurité, les enquêtes donnent lieu à moins de poursuites, ce qui restreint pour les tribunaux la possibilité de garantir les droits individuels : « à moins que des accusations ne soient déposées, le choix des cibles des enquêtes, les méthodes de collecte et d’échange d’information et les méthodes d’enquête en général ne feront pas l’objet d’examen judiciaire, de couverture médiatique ou de discussion publique » (p. 487‑488).
27 Les mesures requises pour assurer la justice fondamentale doivent tenir compte des exigences propres au contexte de la sécurité. Il faut toutefois s’assurer que l’essence de l’art. 7 demeure intacte. Les principes de justice fondamentale ne peuvent être réduits au point de ne plus offrir la protection de l’application régulière de la loi qui constitue le fondement même de l’art. 7 de la Charte. Il se peut que cette protection ne soit pas aussi complète qu’en l’absence de contraintes liées à la sécurité nationale. Mais il demeure qu’il ne saurait y avoir conformité avec l’art. 7 sans une protection véritable et substantielle.
3. Les principes pertinents de justice fondamentale
28 Le principe primordial de justice fondamentale applicable ici est le suivant : l’État ne peut détenir longtemps une personne sans lui avoir préalablement permis de bénéficier d’une procédure judiciaire équitable : Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46. « C’est un ancien principe vénérable que nul ne peut être privé de sa liberté sans avoir pu bénéficier de l’application régulière de la loi, qui doit comporter un processus judiciaire valable » : Ferras, par. 19. Ce principe a vu le jour à l’époque de la monarchie féodale, sous la forme du droit de comparaître devant un juge à la suite d’une demande d’habeas corpus. Il demeure aussi fondamental dans notre conception moderne de la liberté qu’il l’était à l’époque du Roi Jean.
29 Ce principe de base comporte de nombreuses facettes, y compris le droit à une audition. Il commande que cette audition se déroule devant un magistrat indépendant et impartial, et que la décision du magistrat soit fondée sur les faits et sur le droit. Il emporte le droit de chacun de connaître la preuve produite contre lui et le droit d’y répondre. La façon précise de se conformer à ces exigences variera selon le contexte. Mais pour respecter l’art. 7, il faut satisfaire pour l’essentiel à chacune d’elles.
30 Le processus établi par la LIPR comporte une audition. Il comprend deux étapes, l’une de nature exécutive, l’autre de nature judiciaire. Il n’y a pas d’audition à l’étape de nature exécutive qui mène à la délivrance du certificat. Celle‑ci est toutefois suivie d’un examen par un juge désigné, à l’occasion duquel la personne désignée a droit à une audition. Par conséquent, le processus répond à la première exigence, soit la tenue d’une audition.
31 Les autres exigences soulèvent toutefois les questions suivantes : le juge est‑il indépendant et impartial? Le juge prononce‑t‑il un jugement fondé sur les faits et sur le droit? Enfin, la personne désignée a‑t‑elle la possibilité de répondre aux allégations formulées contre elle en prenant connaissance de la preuve et en ayant la possibilité de la contester ou de présenter une contre‑preuve? Je conclus que le régime établi par la LIPR répond à la première exigence, soit celle de l’indépendance et de l’impartialité du juge, mais ne satisfait ni à la deuxième ni à la troisième, qui sont interreliées en l’espèce.
4. Le juge est‑il indépendant et impartial?
32 Même si la portée de l’audition requise peut varier selon le contexte (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817), elle doit comprendre « [u]ne étape judiciaire indépendante et un juge impartial » (Ferras, par. 25). Cette exigence est aussi compatible avec le principe constitutionnel non écrit de l’indépendance judiciaire : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du-Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3. Cette indépendance a aussi été décrite comme « la pierre d’assise de l’obligation d’équité procédurale reconnue par la common law » (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 R.C.S. 248, 2004 CSC 42 (« Re Bagri »), par. 81) et elle est nécessaire pour garantir l’impartialité judiciaire : R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, p. 139. Il ne suffit pas que ce juge soit indépendant et impartial en réalité; la justice fondamentale exige en effet qu’il le soit aussi en apparence. Cette règle découle du fait que l’indépendance judiciaire a deux facettes : l’indépendance réelle et la perception d’indépendance (Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 689).
33 Selon le régime créé par la LIPR, le certificat délivré par les ministres doit être examiné par un « juge désigné », un juge de la Cour fédérale du Canada. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, du point de vue institutionnel, le rôle confié aux juges désignés par la LIPR crée l’impression que leur indépendance et leur impartialité est compromise.
34 Le juge désigné a été décrit avec justesse comme la « pierre angulaire de la procédure établie par le législateur » dans la LIPR (Charkaoui (Re), [2004] 3 R.C.F. 32, 2003 CF 1419, par. 120, le juge Noël). Le juge est l’unique voie de recours pour la personne désignée et la seule personne capable de conférer au processus son caractère judiciaire essentiel.
35 Lorsqu’il examine le certificat, le juge prend connaissance de tous les renseignements sur lesquels s’est fondé le gouvernement. Néanmoins, si ce dernier invoque la confidentialité de certains renseignements, le juge ne peut les communiquer à la personne désignée. Il doit donc rendre sa décision sans entendre les objections que la personne désignée pourrait faire valoir si elle avait accès au dossier en entier. Une partie de l’audience peut se dérouler à huis clos en présence uniquement du juge et des avocats du gouvernement. Ni la personne désignée ni son avocat ne sont présents. Personne n’est là pour parler au nom de la personne désignée ou pour contester les éléments de preuve produits contre elle.
36 Ces circonstances peuvent créer l’impression que le juge désigné sous le régime de la LIPR n’est peut‑être pas complètement indépendant et impartial à l’égard de l’État et de la personne désignée dans le certificat. Dans le cadre d’une conférence, en mars 2002, le juge Hugessen de la Cour fédérale a exprimé sa réticence devant le rôle confié aux juges désignés par la LIPR :
[traduction] Nous n’aimons pas ce processus qui consiste à entendre seulement une partie et à prendre connaissance des documents produits par une seule partie . . .
S’il est une chose que j’ai apprise dans l’exercice de la profession d’avocat, et que je n’ai pas oubliée après toutes ces années, c’est qu’un bon contre‑interrogatoire demande une préparation très minutieuse et une bonne connaissance de la cause. Or, par définition, les juges ne font pas ce genre de travail. [. . .] [N]ous ne connaissons rien de la cause à part ce qu’on nous en dit et lorsque l’information que nous recevons émane d’une seule partie, nous ne sommes pas vraiment en mesure d’en apprécier la valeur. [Je souligne.]
(J. K. Hugessen, « Watching the Watchers : Democratic Oversight », dans D. Daubney et autres, dir., Terrorisme, droit et démocratie : Comment le Canada a‑t‑il changé après le 11 septembre? (2002), 381, p. 384)
37 Trois problèmes se posent relativement à l’indépendance et à l’impartialité. Premièrement, la LIPR peut être perçue comme dépouillant le juge de sa fonction de magistrat indépendant pour lui attribuer le rôle de mandataire du pouvoir exécutif. Deuxièmement, le juge désigné agirait comme un enquêteur plutôt que comme un juge. Troisièmement, comme son rôle consiste aussi à pallier la possibilité que la personne désignée n’ait pas accès à l’information et ne puisse assister à l’audience, le juge pourrait devenir associé à la cause de cette personne.
38 Le premier problème tient au degré de retenue du juge envers la conclusion des ministres selon laquelle les faits justifiaient la délivrance du certificat et la détention de la personne désignée. Dans le contexte de ce processus, les juges évitent de faire preuve d’une retenue excessive, insistant plutôt sur un examen rigoureux du caractère raisonnable du certificat à partir des renseignements dont ils disposent : Jaballah, Re (2004), 247 F.T.R. 68, 2004 CF 299; Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299, 2004 CAF 421, par. 74. C’est à bon droit qu’ils agissent ainsi, étant donné le libellé de la disposition législative, l’historique de son adoption et le rôle du juge désigné.
39 Premièrement, le libellé de la LIPR et la norme de contrôle qu’elle établit justifient que le juge désigné joue un rôle actif. La loi exige que les juges désignés décident du « caractère raisonnable » des certificats et insiste sur l’examen minutieux des faits en donnant instruction au juge de rendre sa décision « compte tenu des renseignements et autres éléments de preuve dont il dispose » (par. 80(1)). Ces termes, ainsi que leur contexte factuel, juridique et administratif, mènent à la conclusion que le juge désigné doit examiner le certificat selon la norme du caractère raisonnable. De même, comme la décision des ministres de détenir un résident permanent est fondée sur « des motifs raisonnables de croire » (par. 82(1)), « [i]l est logique de penser que lors de révisions subséquentes par un juge désigné, la même norme sera utilisée » (Charkaoui (Re), [2005] 3 R.C.F. 389, 2005 CF 248, par. 30). La norme des « motifs raisonnables de croire » exige que le juge se demande s’il existe « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, 2005 CSC 40, par. 114. C’est la norme des « motifs raisonnables de croire » que les juges doivent appliquer lorsqu’ils contrôlent le maintien en détention sous le régime des dispositions de la LIPR régissant les certificats. La LIPR n’impose pas une grande retenue au juge désigné, mais l’oblige à procéder à un examen approfondi.
40 Cette interprétation de la LIPR est corroborée par des déclarations faites durant le processus d’adoption du régime. Les témoignages présentés au Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration qui étudiait la LIPR lui ont révélé que le rôle du juge désigné consiste à éviter tout traitement injuste ou arbitraire et à garantir l’application régulière de la loi (Transcription des travaux du Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, le jeudi 26 avril 2001 (en ligne)).
41 Enfin, le fait que le juge désigné ait accès à plus de renseignements que les ministres n’en avaient à leur disposition pour prendre leur décision initiale de délivrer un certificat et de mettre l’intéressé en détention porte à croire que le juge est relativement bien placé pour apprécier les questions en litige et ne se contente pas d’entériner machinalement cette décision : Charkaoui (Re), 2003 CF 1419, par. 125.
42 Je conclus qu’attribuer au juge désigné un rôle qui ne l’oblige pas à faire preuve de retenue contribue à atténuer le premier problème, soit la possibilité que le juge soit perçu comme appartenant au camp du gouvernement.
43 Deuxièmement, on craint que le juge soit perçu davantage comme un enquêteur que comme un arbitre indépendant et impartial. Il est clair en droit qu’il serait contraire aux principes de justice fondamentale que le juge exerce une fonction purement exécutive, qui se limite à une enquête. Par contre, le simple fait qu’un juge soit appelé à participer à une activité d’enquête ne le prive pas de l’indépendance requise. Dans Re Bagri, la Cour devait décider si une disposition du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui autorise un juge à aider l’État à rechercher des éléments de preuve dans le cadre d’une enquête sur une infraction de terrorisme contrevenait à l’art. 7 ou à l’al. 11d) de la Charte. L’article 83.28 permet au juge d’ordonner qu’une personne comparaisse devant lui (ou devant un autre juge) pour fournir de l’information sur une infraction de terrorisme commise ou appréhendée et à superviser son interrogatoire. L’audience peut se dérouler à huis clos et même sa tenue peut être gardée secrète. Les critiques formulées contre l’art. 83.28 voulaient qu’il permette au juge d’exercer des fonctions d’enquête plutôt que sa fonction juridictionnelle. La majorité a conclu que cette disposition ne viole ni l’art. 7 de la Charte ni le principe non écrit de l’indépendance judiciaire. Elle a précisé que l’art. 83.28 confère au juge un vaste pouvoir discrétionnaire pour fixer et modifier les modalités de l’ordonnance rendue en application de cet article et pour veiller au respect des valeurs reconnues par la Constitution et par la common law. La majorité a aussi souligné que les juges participent couramment à des enquêtes dans le contexte criminel et que, dans ces situations, leur rôle consiste à « refréner les excès de l’État » (par. 86). Elle a insisté sur le fait que, dans le cadre d’une enquête, le juge n’était pas appelé à poser des questions à l’intéressé ni à contester les éléments de preuve, mais simplement à agir comme médiateur et à garantir l’équité procédurale. Par contre, elle a prévenu que « dès qu’une mesure législative requiert l’aide du pouvoir judiciaire, il faut veiller à ce que l’intégrité du rôle de ce dernier ne soit ni compromise ni diminuée » (par. 87).
44 Les dispositions de la LIPR en cause, à l’instar de l’art. 83.28 du Code criminel, préservent les éléments essentiels de la fonction judiciaire. Il est encore plus clair en l’espèce que dans Re Bagri que le processus établi par la loi n’est pas strictement de la nature d’une enquête; la tâche du juge de décider du « caractère raisonnable » du certificat semble d’emblée s’apparenter davantage au contrôle judiciaire d’un acte de l’exécutif qu’à une enquête. D’autre part, les dispositions semblent exiger que le juge passe concrètement les éléments de preuve au crible, tâche qui paraissait suspecte aux yeux de la Cour dans Re Bagri. Le juge Noël, juge désigné dans la cause de M. Charkaoui, a affirmé :
Le juge désigné préside les audiences et entend les témoins présentés par les ministres. Au besoin, il interroge lui‑même ces témoins. Il examine soigneusement la documentation pour déterminer quels renseignements sont liés à la sécurité et lesquels ne le sont pas. Pour ce faire, il examine entre autres les sources des renseignements, la façon dont ces renseignements ont été obtenus, la fiabilité des sources et la méthode utilisée, ainsi que la possibilité de corroborer ces renseignements par d’autres moyens lorsque cela est possible.
(2003 CF 1419, par. 101)
Ces commentaires indiquent que, même si un juge désigné participe davantage au criblage et à l’examen critique des éléments de preuve que dans le cadre d’une audition judiciaire normale, il continue d’exercer sa fonction judiciaire d’évaluation, plutôt que la fonction exécutive d’enquête. Il faut toutefois veiller à ce que le volet d’enquête du processus n’en supplante pas le volet judiciaire.
45 Troisièmement, on craint que le juge, en raison de son rôle de protecteur unique des intérêts de la personne désignée, puisse être associé, en réalité ou en apparence, aux intérêts de cette personne. Un juge tenu d’assumer le rôle de la « défense » en l’absence d’un avocat pourrait devenir inconsciemment associé à ce camp : R. c. Taubler (1987), 20 O.A.C. 64, p. 71; R. c. Turlon (1989), 49 C.C.C. (3d) 186 (C.A. Ont.), p. 191. Cette crainte doit être soupesée en regard de l’éventualité opposée que le juge soit perçu comme faisant partie intégrante du régime gouvernemental et appartenant au camp du gouvernement. La considération déterminante est toutefois que la LIPR permet au juge — lui enjoint en fait — de procéder au contrôle en agissant comme un magistrat indépendant exerçant des fonctions judiciaires. Dans la mesure où le juge agit effectivement ainsi, le régime ne peut être condamné sous prétexte que le juge se rangerait, en réalité ou en apparence, dans le camp de la personne désignée.
46 Je conclus qu’il ressort, à la simple lecture de la LIPR, que le processus qu’elle établit est conçu de façon à préserver l’indépendance et l’impartialité du juge désigné, comme l’exige l’art. 7. On ne saurait dire que l’indépendance et l’impartialité apparentes du juge désigné sont compromises, lorsque les juges appliquent correctement ce processus en procédant à un examen approfondi.
47 Soulignons que cette conclusion réfute définitivement la prétention de M. Charkaoui selon laquelle la LIPR contrevient au principe constitutionnel non écrit de l’indépendance judiciaire reconnu dans Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick c. Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), [2005] 2 R.C.S. 286, 2005 CSC 44.
5. La décision est‑elle fondée sur les faits et sur le droit?
48 Pour se conformer à l’art. 7 de la Charte, le magistrat doit rendre une décision fondée sur les faits et sur le droit. Dans le contexte de l’extradition, il a été jugé que la justice fondamentale « impose aux tribunaux au moins l’obligation de procéder à une appréciation valable de l’affaire en fonction de la preuve et du droit. Le juge examine les droits respectifs des parties et, d’après la preuve, tire des conclusions de fait auxquelles il applique le droit. Il doit examiner autant les faits que le droit pour arriver à une conclusion valable. Depuis l’affaire Bonham [(1610), 8 Co. Rep. 113b, 77 E.R. 646], l’essence d’une audience judiciaire est de traiter les faits révélés par la preuve selon les droits substantiels que la loi confère aux parties » (Ferras, par. 25). Les intérêts individuels et sociétaux en jeu dans le contexte des certificats d’interdiction de territoire supposent l’application d’une exigence semblable.
49 Le processus établi par la LIPR est censé répondre à cette exigence par la production de renseignements soumis à l’appréciation du juge. En pratique, la plupart sinon la totalité des documents examinés par le juge sont produits par le gouvernement et seul le juge peut les passer au crible pour déterminer s’ils sont fiables et suffisants. Les normes servant habituellement à garantir la fiabilité de la preuve soumise aux tribunaux ne s’appliquent pas : al. 78j). Il se peut que la personne désignée ne puisse pas prendre connaissance de la totalité ou d’une grande partie des renseignements sur lesquels s’appuient les ministres et le juge, et qu’elle ne soit donc pas en mesure de connaître ou de contester les allégations formulées contre elle. Par conséquent, le juge peut rendre une décision qui, bien que fondée sur la preuve dont il dispose, n’est pas fondée sur tous les éléments de preuve disponibles.
50 Il existe deux types de systèmes de justice, qui garantissent de deux manières différentes que le juge dispose d’une preuve complète. Dans un système de type inquisitoire, comme on en retrouve notamment sur le continent européen, le juge dirige la collecte des éléments de preuve de façon impartiale et indépendante. Par contraste, un système contradictoire, qui constitue la norme au Canada, compte sur les parties — qui ont le droit de connaître les allégations formulées contre elles et de participer pleinement à une procédure publique — pour qu’elles produisent les éléments de preuve pertinents. Sous le régime de la LIPR, le juge désigné n’est pas investi de tous les pouvoirs indépendants de colliger les éléments de preuve que lui conférerait le processus inquisitoire. Par contre, la personne désignée ne bénéficie ni de la divulgation de la preuve ni du droit de participer à la procédure qui caractérisent le processus contradictoire. En conséquence, on craint que le juge désigné, en dépit des efforts qu’il déploie pour obtenir toute la preuve pertinente, puisse être obligé — peut‑être sans le savoir — de rendre la décision requise sur le fondement d’une partie seulement de la preuve pertinente. Comme l’a noté le juge Hugessen, le système contradictoire [traduction] « garantit réellement que l’issue de notre travail sera équitable et juste » (p. 385); sans lui, le juge pourrait avoir « un peu le sentiment d’être une feuille de vigne » (Actes de la conférence de mars 2002, p. 386).
51 Les juges de la Cour fédérale ont travaillé avec acharnement pour surmonter les difficultés inhérentes au rôle que la LIPR leur a confié. Ils sont louables d’avoir assumé un rôle pseudo‑inquisitoire et essayé de vérifier sérieusement les documents et les renseignements protégés. Leur rôle demeure néanmoins pseudo‑inquisitoire. Le juge n’a pas, contrairement aux juges d’un véritable système inquisitoire, le pouvoir d’enquêter de façon indépendante sur tous les faits pertinents. Par ailleurs, comme la personne désignée n’est pas pleinement informée de ce qu’on lui reproche, le juge ne peut pas compter sur les parties pour lui présenter la preuve manquante. En définitive, on ne peut jamais avoir la certitude que le juge a pu prendre connaissance de tous les faits.
52 Des problèmes semblables se posent quant au respect de l’exigence voulant que la décision soit fondée sur le droit. Ne sachant pas ce qui lui est reproché, il se peut que la personne désignée ne soit pas en mesure de soulever une objection juridique contre un élément de preuve ou de faire valoir des arguments de droit fondés sur la preuve. Certes, la personne désignée est autorisée à présenter des arguments juridiques. Toutefois, sans la divulgation de la preuve et sans sa pleine participation du début à la fin du processus, elle n’est peut‑être pas en mesure de préparer une argumentation complète sur les questions de droit.
6. Le principe selon lequel une partie a le droit de savoir ce qu’on lui reproche est‑il respecté?
53 Dernier élément, qui n’est toutefois pas le moindre, une audition équitable suppose que l’intéressé soit informé des allégations formulées contre lui et ait la possibilité d’y répondre. Ce droit est bien établi en droit de l’immigration. Il s’agit de savoir si la procédure offre « à la personne [visée] une possibilité suffisante d’exposer sa cause et de savoir ce qu’elle doit prouver » (Singh, p. 213). De même, dans Suresh, la Cour a statué qu’une personne susceptible d’être expulsée vers un pays où elle risque la torture, en application de l’al. 53(1)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2, « doit non seulement être informé[e] des éléments invoqués contre [elle], mais aussi avoir la possibilité de contester l’information recueillie par la ministre lorsque sa validité peut être mise en doute » (par. 123).
54 Sous le régime de certificats établi dans la LIPR, il est possible que la personne désignée n’ait pas accès à la totalité ou à une partie des renseignements produits contre elle, ce qui l’empêche de savoir ce qu’elle doit prouver. Il se peut que, privée de ces renseignements, elle ne soit pas en mesure de corriger les erreurs, relever les omissions, attaquer la crédibilité des informateurs ou réfuter les faussetés. Ce problème est sérieux en soi. De surcroît, il alimente les craintes mentionnées précédemment concernant l’indépendance et l’impartialité du juge désigné et sa capacité à rendre une décision fondée sur les faits et sur le droit.
55 La confidentialité constitue une préoccupation constante dans le régime de certificats. Le juge « est tenu » de garantir la confidentialité des renseignements justifiant le certificat et des autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78b). À la demande de l’un ou l’autre des ministres, présentée en tout temps au cours de la procédure, le juge « examine », en l’absence de la personne désignée et de son conseil, des renseignements ou des éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78e). Le juge « fournit » un résumé des renseignements à la personne désignée, afin de lui permettre d’être suffisamment informée des circonstances ayant donné lieu au certificat. Toutefois, ce résumé ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon le juge, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78h). En définitive, le juge peut devoir tenir compte de renseignements qui ne font pas partie du résumé : al. 78g). Ainsi, il peut arriver que le juge doive rendre sa décision entièrement ou en partie sur la foi de renseignements que la personne désignée et son avocat ne verront jamais. La personne désignée pourrait ignorer totalement ce qu’on lui reproche et, même si elle a techniquement la possibilité d’être entendue, n’avoir aucune idée de la preuve qu’elle doit présenter.
56 Le même problème se pose relativement à la procédure de contrôle de la détention établie aux art. 83 et 84 de la LIPR. L’article 78 s’applique au contrôle de la détention visé à l’art. 83 et il a été jugé applicable au contrôle de la détention visé au par. 84(2) : Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142, 2005 CAF 54, par. 71‑72.
57 Le droit d’une partie de connaître la preuve qui pèse contre elle n’est pas absolu. Les lois canadiennes prévoient parfois la tenue d’audiences à huis clos ou ex parte au cours desquelles les juges doivent trancher des questions importantes après avoir entendu les arguments d’une seule partie. Dans Rodgers, la majorité de la Cour a refusé de reconnaître qu’un préavis et la participation à l’audition constituent des normes constitutionnelles immuables, insistant sur le principe voulant que l’équité procédurale dépende du contexte. Dans Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), [2006] 2 R.C.S. 32, 2006 CSC 31, le juge Rothstein, au nom de la Cour, a précisé que, si « [s]eules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier une dérogation au principe selon lequel il faut entendre le point de vue des deux parties sur une question », en revanche, ordinairement, les juges sont « en mesure de déterminer si un document est protégé » par le secret professionnel de l’avocat, sans l’aide des avocats des deux parties (par. 21).
58 Plus particulièrement, la Cour a reconnu à de nombreuses reprises que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de renseignements à l’intéressé. Dans Chiarelli, la Cour a reconnu la légalité de la non‑communication des détails relatifs aux méthodes d’enquête et aux sources utilisées par la police dans le cadre de la procédure d’examen des attestations par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976‑77, ch. 52 (plus tard L.R.C. 1985, ch. I-2). Dans cette cause, le contexte en fonction duquel les principes de justice fondamentale ont été précisés comprenait l’« intérêt [de l’État] à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police » (p. 744). Dans Suresh, la Cour a jugé qu’un réfugié susceptible d’être expulsé vers un pays où il risquait la torture avait le droit d’être informé de tous les renseignements sur lesquels la ministre avait fondé sa décision « sous réserve du caractère privilégié de certains documents ou de l’existence d’autres motifs valables d’en restreindre la communication, comme la nécessité de préserver la confidentialité de documents relatifs à la sécurité publique » (par. 122). De plus, dans Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, la Cour a confirmé la constitutionnalité de l’article de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P‑21, qui prescrit la tenue d’une audience à huis clos et ex parte lorsque le gouvernement invoque l’exception relative à la sécurité nationale ou aux renseignements confidentiels de source étrangère pour se soustraire à son obligation de communication. La Cour a alors clairement indiqué que ces préoccupations d’ordre social font partie du contexte pertinent dont il faut tenir compte pour déterminer la portée des principes applicables de justice fondamentale (par. 38‑44).
59 Dans certains contextes, des solutions de rechange à la divulgation complète peuvent satisfaire à l’art. 7 de la Charte. Par exemple, dans Rodgers, la majorité de la Cour a confirmé la constitutionnalité de l’audition ex parte d’une demande présentée en vertu de l’art. 487.055 du Code criminel en vue du prélèvement d’échantillons d’ADN de récidivistes désignés parce que les garanties mises en place par le législateur étaient adéquates (par. 51‑52). De même, dans Chiarelli, la Cour a confirmé la constitutionnalité de la non‑communication parce que la divulgation des renseignements dans le résumé, la possibilité de faire entendre des témoins et celle de contre‑interroger les témoins de la GRC qui avaient déposé à huis clos répondaient aux exigences de la justice fondamentale. Dans Ruby, la Cour a statué que les solutions de rechange prévues par le législateur satisfaisaient aux exigences constitutionnelles d’équité procédurale (par. 42). La juge Arbour a affirmé : « [e]n pareils cas, l’équité est assurée par d’autres garanties procédurales telles que la communication subséquente de la preuve, le contrôle judiciaire et le droit d’appel » (par. 40).
60 Lorsque la communication limitée ou les audiences ex parte ont été jugées conformes aux principes de justice fondamentale, l’atteinte à la liberté et à la sécurité était généralement moins sérieuse que celle portée par la LIPR : Rodgers, par. 53. C’est une chose de ne pas communiquer tous les renseignements à une personne lorsque seul est en jeu le prélèvement de ses empreintes digitales, c’en est une tout autre de refuser de lui transmettre des renseignements lorsqu’elle peut être renvoyée du pays ou détenue pendant une période indéterminée. Qui plus est, même dans les situations moins attentatoires, les juges ont insisté sur la nécessité de divulguer l’information la plus précise et la plus complète possible.
61 La non‑communication dans le contexte de la sécurité nationale, dont l’étendue peut être assez vaste, ajoutée aux graves atteintes portées à la liberté d’une personne détenue, rend difficile, voire impossible, le recours à une solution de rechange qui satisfasse à l’art. 7. La justice fondamentale exige que soit respecté, pour l’essentiel, le principe vénérable voulant qu’une personne dont la liberté est menacée ait la possibilité de connaître la preuve produite contre elle et d’y répondre. Or, il se peut que la nécessité de protéger la société exclue cette possibilité. Des renseignements peuvent avoir été fournis par des pays ou des informateurs à la condition qu’ils ne soient pas divulgués. Il peut aussi arriver que des renseignements soient sensibles au point de ne pouvoir être communiqués sans que la sécurité publique soit compromise. C’est là une réalité de la société moderne. Pour respecter l’art. 7, il faut soit communiquer les renseignements nécessaires à la personne visée, soit trouver une autre façon de l’informer pour l’essentiel. Ni l’un ni l’autre n’a été fait en l’espèce.
62 La seule protection que la LIPR accorde à la personne désignée est l’examen du certificat par un juge désigné qui détermine s’il est raisonnable. Les ministres soutiennent que cette protection est adéquate et qu’elle crée un [traduction] « équilibre délicat » entre le droit à une audition équitable et la nécessité de préserver la confidentialité du renseignement de sécurité. Pour leur part, les appelants font valoir que les efforts du juge, aussi consciencieux soient‑ils, ne constituent pas un substitut valable à la participation éclairée.
63 Je partage l’opinion des appelants. Rappelons qu’il ne s’agit pas de savoir, à l’étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, si le gouvernement a atteint le bon équilibre entre la nécessité de préserver la sécurité et les libertés individuelles; cette question ne se pose qu’à l’étape de l’application de l’article premier, lorsqu’il s’agit de justifier une atteinte déjà établie à un droit protégé par la Charte. À l’étape de l’analyse fondée sur l’art. 7, il faut déterminer si les exigences fondamentales de la justice en matière de procédure ont été respectées, soit de la manière habituelle, soit d’une autre façon adaptée au contexte, compte tenu de l’objectif du gouvernement et des intérêts de la personne touchée. Le caractère équitable de la procédure établie par la LIPR repose entièrement sur les épaules du juge désigné. Ce dernier ne peut, à lui seul, s’acquitter du lourd fardeau de s’assurer que, tant en apparence qu’en réalité, la décision sur le caractère raisonnable du certificat soit impartiale, repose sur l’ensemble des faits et du droit et témoigne de la connaissance par la personne désignée des allégations formulées contre elle. Le juge, assujetti aux contraintes fixées par la LIPR, ne peut tout simplement pas combler le vide créé par le retrait des garanties traditionnelles quant à la tenue d’une audition équitable. Le juge ne voit que ce que les ministres portent à sa connaissance. Ignorant tout du reste de la cause, il n’est pas en mesure de déceler les erreurs ou les omissions ni d’évaluer la crédibilité et la véracité des renseignements comme la personne désignée pourrait le faire. Même si le juge peut poser des questions à cette personne à la reprise de l’instance en sa présence, il doit éviter celles qui pourraient révéler des renseignements protégés. De même, comme la personne désignée ignore les allégations formulées contre elle, elle ignore quels renseignements elle doit fournir au juge désigné. Si le juge ne peut fournir à la personne désignée un résumé des renseignements qui soit suffisant pour que cette dernière sache quelle preuve elle doit produire, le juge ne peut être convaincu que les renseignements dont il dispose sont suffisants ou fiables. Peu importe les efforts qu’il déploie pour interroger les témoins du gouvernement et examiner la preuve documentaire, le juge se retrouve dans une situation où il doit poser des questions et, ultimement, rendre sa décision en s’appuyant sur des renseignements incomplets, qui ne sont peut‑être pas fiables.
64 Certes, le juge dispose de certains moyens : il peut relever les contradictions entre les documents, insister pour qu’on lui fournisse au moins certains éléments de preuve sur les points cruciaux et tirer des conclusions limitées quant à la valeur et à la crédibilité des renseignements que lui fournit sa source. Néanmoins, sa participation au nom de la personne désignée se limite à ce que les ministres lui soumettent. Par conséquent, le juge n’est pas en mesure de compenser l’absence d’examen éclairé, de contestation et de contre‑preuve par une personne qui serait au fait de la cause. Or, pareil examen est précisément ce que requiert le principe selon lequel une personne dont la liberté est en jeu doit savoir ce qu’on lui reproche. En l’espèce, ce principe n’a pas été simplement restreint, il a été vidé de sa substance. Comment peut‑on réfuter des allégations dont on ignore tout?
7. Conclusion sur l’art. 7
65 La LIPR est censée répondre aux exigences de la justice fondamentale essentiellement grâce à un mécanisme — soit l’examen du caractère raisonnable du certificat d’interdiction de territoire et le contrôle de la détention par le juge désigné. Il faut reconnaître que le législateur a essayé sincèrement de conférer au juge désigné les pouvoirs nécessaires pour qu’il s’acquitte de sa tâche de manière indépendante, en se fondant sur les faits et sur le droit. Cependant, le secret requis par le processus empêche la personne désignée de savoir ce qui lui est reproché et, partant, de contester la thèse du gouvernement. Ce qui a ensuite pour effet de miner la capacité du juge de rendre une décision fondée sur l’ensemble des faits et du droit pertinents. En dépit des efforts déployés par les juges de la Cour fédérale pour insuffler un caractère judiciaire à la procédure établie par la LIPR, elle ne garantit pas la tenue de l’audition équitable dont une personne doit bénéficier en vertu de l’art. 7 de la Charte avant que l’État porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. Par conséquent, je conclus que la procédure d’examen du caractère raisonnable d’un certificat établie par la LIPR n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 de la Charte. Cette conclusion vaut nécessairement aussi pour le contrôle de la détention prévu aux art. 83 et 84 de la LIPR.
8. Cette limite est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
66 La Charte ne protège pas les droits de façon absolue. En effet, l’État est autorisé à restreindre les droits garantis — y compris le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne protégé par l’art. 7 — dans des limites dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Cela dit, les atteintes aux droits protégés par l’art. 7 ne sont pas faciles à valider par application de l’article premier. Dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a affirmé, au nom de la majorité :
L’article premier peut, pour des motifs de commodité administrative, venir sauver ce qui constituerait par ailleurs une violation de l’art. 7, mais seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d’hostilités, les épidémies et ainsi de suite. [p. 518]
Les droits protégés par l’art. 7 — la vie, la liberté et la sécurité de la personne — constituent le fondement même de notre conception d’une société libre et démocratique et peuvent difficilement être supplantés par des intérêts sociaux divergents. En conséquence, les dérogations aux principes de justice fondamentale, plus précisément au droit à une audition équitable, sont difficiles à justifier en application de l’article premier : G. (J.). Toutefois, leur justification n’est pas nécessairement impossible, surtout dans des circonstances extraordinaires mettant en cause des préoccupations sérieuses et des problèmes complexes.
67 Le test servant à déterminer si une atteinte est justifiée au sens de l’article premier, établi dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, exige que cette restriction vise un objectif urgent et réel et qu’elle soit proportionnée, c’est‑à‑dire a) qu’elle ait un lien rationnel avec l’objectif poursuivi, b) qu’elle porte le moins possible atteinte aux droits et c) que son effet attentatoire soit proportionnel à l’importance de l’objectif poursuivi.
68 La protection de la sécurité nationale du Canada et des sources en matière de renseignement constitue assurément un objectif urgent et réel. Les dispositions de la LIPR prévoyant la non‑communication d’éléments de preuve dans le cadre d’une audition sur un certificat ont un lien rationnel avec cet objectif. Les faits à cet égard ne sont pas contestés. Le Canada est un importateur net de renseignements sur la sécurité. Or, ces derniers sont essentiels pour la sécurité et la défense du Canada, et leur divulgation nuirait à la circulation et à la qualité de ces renseignements : voir Ruby. Il reste donc à déterminer si le moyen choisi par le législateur, c’est‑à‑dire une procédure de délivrance et d’examen de certificats entraînant la détention et l’expulsion des non‑citoyens qui constituent un danger pour la sécurité du Canada, porte le moins possible atteinte à leurs droits.
69 Les gouvernements modernes aux prises avec le terrorisme font face à de graves réalités. Dans l’intérêt de la sécurité, il peut être nécessaire de détenir des personnes considérées comme une menace. Par contre, des préoccupations relatives à la sécurité peuvent empêcher la divulgation des éléments de preuve sur lesquels se fonde leur détention. Or, ces tensions ne sont pas nouvelles. Comme nous le verrons, le Canada a déjà établi des processus qui sauvegardent davantage les droits garantis par l’art. 7, tout en protégeant l’information sensible; jusqu’à tout récemment, l’une de ces solutions s’appliquait dans le contexte des attestations de sécurité. Ces tensions ne sont pas non plus particulières au Canada. Dans le contexte spécifique de la législation antiterroriste, le Royaume‑Uni fait appel à un avocat spécial pour protéger les intérêts de la personne détenue tout en préservant la confidentialité des renseignements qui doivent rester secrets. Ces autres solutions indiquent que le régime établi par la LIPR, qui fait porter entièrement au juge le fardeau de protéger les intérêts de la personne, ne porte pas le moins possible atteinte aux droits des non‑citoyens et ne peut donc être validé par application de l’article premier de la Charte.
a) Les solutions moins attentatoires
70 Ce n’est pas la première fois que le Canada doit concilier les impératifs de la sécurité nationale et les droits procéduraux garantis par la Charte. Dans plusieurs contextes juridiques, des institutions gouvernementales canadiennes ont trouvé des façons de protéger des renseignements sensibles tout en accordant aux personnes un traitement juste. Dans certains cas, la solution comportait le recours à un avocat spécial, un processus très semblable au processus contradictoire.
71 Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (« CSARS ») est un organisme d’examen indépendant qui surveille les activités du Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS »). Constitué en 1984 par la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, S.C. 1984, ch. 21 (maintenant L.R.C. 1985, ch. C‑23), le CSARS se compose de trois à cinq membres du Conseil privé qui ne sont pas en fonction au Parlement. Sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration, le CSARS avait le pouvoir de contrôler les déclarations d’inadmissibilité fondées sur la possibilité de menaces à la sécurité nationale; une attestation du ministre ne pouvait être délivrée sans une enquête du CSARS. Si le ministre de l’Emploi et de l’Immigration et le solliciteur général étaient d’avis qu’un non‑citoyen était inadmissible en raison de sa participation notamment à des activités du crime organisé ou à des actes d’espionnage, de subversion ou de violence, ils devaient d’abord en faire rapport au CSARS : Loi sur l’immigration, par. 39(2). Le CSARS faisait ensuite enquête sur les motifs exposés au rapport et envoyait à la personne visée par le rapport « un résumé des informations dont il dispose » afin de lui permettre « d’être informé[e] le mieux possible des circonstances qui ont donné lieu » au rapport : par. 39(6). Une fois son enquête complétée, le CSARS devait envoyer au gouverneur en conseil un rapport contenant ses recommandations quant à l’opportunité de délivrer une attestation de sécurité : par. 39(9). Une copie de ce rapport devait être envoyée au non‑citoyen : par. 39(10). Si le gouverneur en conseil était d’avis que le non‑citoyen était inadmissible pour l’un des motifs prévus, il pouvait alors ordonner au ministre de l’Emploi et de l’Immigration de délivrer une attestation de sécurité : par. 40(1).
72 Habilité à établir ses propres procédures d’enquête, le CSARS a instauré un processus contradictoire officiel ainsi qu’une [traduction] « salle d’audience similaire à celle d’un tribunal » et « des procédures aussi identiques que possible à des procédures judiciaires ». Le processus comprenait également un groupe indépendant d’avocats ayant les habilitations de sécurité voulues et chargés de conseiller le CSARS (M. Rankin, « The Security Intelligence Review Committee : Reconciling National Security with Procedural Fairness » (1990), 3 C.J.A.L.P. 173, p. 179).
73 Les membres du CSARS présidant l’audience pouvaient établir un équilibre entre la sécurité nationale et l’équité procédurale en déterminant les renseignements qui pouvaient être communiqués à l’intéressé. Le non‑citoyen et son avocat pouvaient normalement être présents dans la salle d’audience, sauf lorsque des éléments de preuve sensibles relatifs à la sécurité nationale étaient présentés. (Le membre du CSARS présidant l’audience déterminait s’il fallait exclure le non‑citoyen lors de l’audition de certains témoins.) Le cas échéant, un avocat indépendant du CSARS ayant l’habilitation de sécurité voulue représentait le non‑citoyen. Les avocats du CSARS avaient le mandat de contre‑interroger les témoins du SCRS [traduction] « avec un zèle égal à celui dont ferait normalement preuve l’avocat du plaignant » (Rankin, p. 184; Rapport annuel 1988‑1989 du CSARS (1989) (« Rapport annuel du CSARS »), p. 67). À la fin de cette partie de l’audition tenue ex parte, la personne exclue était ramenée dans la salle et avait droit à un résumé comprenant « les grandes lignes de la preuve qui [venait] d’être présentée, sans rien divulguer de ce qui peut avoir trait à l’intérêt national » (Rapport annuel du CSARS, p. 67). L’avocat du CSARS négociait le contenu du résumé avec le SCRS, sous la surveillance du membre du CSARS qui présidait l’audience (ibid.). L’intéressé et son avocat pouvaient alors poser leurs propres questions et contre‑interroger les témoins à partir de ce résumé (Rankin, p. 184).
74 Comme l’a écrit le professeur Rankin, ces procédures du CSARS constituaient [traduction] « une tentative de préserver les meilleurs éléments du processus contradictoire, qui met l’accent sur un contre‑interrogatoire vigoureux, sans toutefois aller à l’encontre des exigences de la sécurité nationale » (p. 185). La procédure du CSARS montre que le recours à l’avocat spécial peut non seulement offrir une solution de rechange efficace à la participation éclairée, mais peut aussi contribuer à favoriser une véritable participation éclairée de l’intéressé. Étant donné que l’avocat spécial intervenait dans la détermination des renseignements à inclure dans le résumé, il faut supposer que la divulgation était plus complète qu’elle ne l’aurait été sans sa participation. Les renseignements sensibles touchant la sécurité nationale demeuraient protégés, mais le pouvoir exécutif devait justifier l’étendue de cette protection.
75 En 1988, le législateur a ajouté l’art. 40.1 à la Loi sur l’immigration pour autoriser le ministre et le solliciteur général à délivrer des attestations de sécurité à l’égard des étrangers. Cet article permettait de contourner dans ce cas le processus d’enquête du CSARS et de renvoyer pour examen à un juge désigné de la Cour fédérale le certificat visant l’étranger. Les attestations de sécurité à l’égard des résidents permanents sont demeurées assujetties aux enquêtes du CSARS jusqu’en 2002, lorsque le législateur a abrogé la Loi sur l’immigration pour la remplacer par la LIPR.
76 Certains éléments du processus du CSARS peuvent être inadaptés au contexte du terrorisme. Devant un risque d’actes de violence catastrophiques, il serait téméraire d’exiger un long processus d’examen avant qu’un certificat soit délivré. Mais on n’a pas laissé entendre devant notre Cour que la procédure faisant appel à un avocat spécial du CSARS n’avait pas bien fonctionné pour l’examen des certificats sous le régime de la Loi sur l’immigration, ni expliqué pourquoi le recours à un avocat spécial n’a pas été retenu dans le nouveau processus d’examen des certificats et de contrôle de la détention.
77 Dans le système juridique canadien, l’exemple du CSARS n’est pas le seul cas où un juste équilibre a été établi entre la protection des renseignements sensibles et les droits procéduraux individuels. On en trouve un autre exemple dans l’actuelle Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5 (« LPC »), qui permet au gouvernement, dans le cadre des procédures visées par la Loi, de s’opposer à la divulgation de renseignements pour des raisons d’intérêt public : art. 37 à 39. Les modifications apportées récemment à la LPC par la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, obligent tout participant qui, dans le cadre d’une instance, est tenu de divulguer, prévoit divulguer ou s’attend à ce que soient divulgués des renseignements qu’il croit sensibles ou potentiellement préjudiciables à aviser le procureur général de la possibilité de divulgation. Ce dernier peut alors demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant la divulgation des renseignements : art. 38.01, 38.02 et 38.04. Le juge dispose d’un pouvoir discrétionnaire considérable pour décider si les renseignements devraient être divulgués. S’il conclut que la divulgation de renseignements serait préjudiciable pour les relations internationales ou pour la défense ou la sécurité nationales, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur celles qui justifient la non‑divulgation, le juge peut ordonner la divulgation de tout ou partie des renseignements aux conditions qu’il estime indiquées. La LIPR ne confère aucun pouvoir discrétionnaire résiduel semblable; elle commande aux juges de garantir la confidentialité des renseignements dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. En outre, la LPC ne contient aucune disposition relative à l’utilisation des renseignements qui n’ont pas été divulgués. Bien que la LPC ne traite pas du même problème que la LIPR et, qu’en conséquence, elle ne soit que d’une utilité limitée en l’espèce, elle illustre le souci qu’a eu le législateur, dans une autre loi, d’établir un équilibre subtil entre la nécessité de protéger les renseignements confidentiels et les droits des individus.
78 Dans le récent procès concernant Air India (R. c. Malik, [2005] B.C.J. No. 521 (QL), 2005 BCSC 350), les avocats du ministère public et de la défense ont été appelés à gérer des renseignements de sécurité et à tenter de protéger l’équité procédurale. Le ministère public avait en main le fruit de 17 longues années d’enquête sur l’attentat terroriste perpétré contre un avion de passagers ainsi que sur une explosion liée à la même affaire survenue à Narita, au Japon. Il a retenu des renseignements en invoquant la pertinence, le privilège de la sécurité nationale et le privilège relatif au litige. Le ministère public et la défense ont convenu que les avocats de la défense obtiendraient le consentement de leurs clients pour procéder à un examen préliminaire des documents retenus après s’être engagés par écrit à ne pas en divulguer le contenu à qui que ce soit, y compris leurs clients. La divulgation dans le cadre d’un procès spécifique, à un groupe limité d’avocats sous réserve d’engagements, ne constitue peut‑être pas une solution pratique dans le contexte d’une loi générale sur l’expulsion qui suppose l’intervention de nombreux avocats différents dans un très grand nombre de causes. Néanmoins, les procédures adoptées pour le procès concernant Air India indiquent qu’il faut chercher une solution moins attentatoire que celle retenue dans la LIPR.
79 La Commission Arar offre un autre exemple du recours à des avocats spéciaux au Canada. La Commission devait examiner des renseignements confidentiels concernant des enquêtes sur des complots terroristes tout en protégeant les intérêts de M. Arar et du public à ce que ces renseignements soient divulgués. La Commission était régie par la LPC. Pour l’aider à évaluer les allégations de confidentialité, le commissaire bénéficiait de l’assistance d’un conseiller juridique indépendant, ayant une habilitation de sécurité et de l’expérience en matière de renseignement et de sécurité, qui devait agir en qualité d’amicus curiae relativement aux demandes fondées sur la confidentialité. Ce processus visait à garantir que seuls les renseignements qui devaient à bon droit être gardés secrets pour des motifs de sécurité nationale soient soustraits à la connaissance du public. Rien n’indique que cette procédure ait accru le risque de divulgation de renseignements protégés.
80 Enfin, soulignons l’existence du système de représentant spécial utilisé par la Special Immigration Appeals Commission (« SIAC ») au Royaume‑Uni. Cette dernière et le système de représentant spécial ont été créés en réponse à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Chahal c. Royaume‑Uni, 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, p. 1831, selon laquelle la procédure en place à l’époque était inadéquate. Dans cette décision, la cour a émis des commentaires favorables au concept d’un avocat qui posséderait une habilitation de sécurité et recevrait ses instructions de la cour, précisant que ce concept était d’origine canadienne (faisant peut‑être allusion à la procédure instaurée par le CSARS).
81 Le système de représentant spécial du Royaume‑Uni ressemble au modèle canadien utilisé par le CSARS. Le paragraphe 6(1) de la Special Immigration Appeals Commission Act 1997 (R.‑U.), 1997, ch. 68, prévoit que le représentant spécial est nommé pour [traduction] « représenter les intérêts d’un appelant » dans toute procédure dont est saisie la SIAC et dont sont exclus l’appelant et son conseiller juridique. Par contre, le par. 6(4) précise que le représentant spécial [traduction] « n’est pas responsable envers la personne dont il est chargé de représenter les intérêts ». La règle 35 des Special Immigration Appeals Commission (Procedure) Rules 2003, S.I. 2003/1034, précise les trois principales fonctions du représentant spécial : (1) présenter des observations à la Commission à toutes les audiences dont l’appelant et son représentant sont exclus; (2) contre‑interroger les témoins durant ces audiences; et (3) présenter des observations écrites à la Commission. Selon la règle 36, le représentant spécial ne peut communiquer ni avec l’appelant ni avec son représentant après avoir pris connaissance des renseignements protégés, sauf avec l’autorisation de la Commission. Si le représentant spécial demande une telle autorisation, la Commission accorde au secrétaire d’État l’occasion de s’opposer à la communication avant de décider s’il y a lieu de l’autoriser : règle 38.
82 Le recours aux représentants spéciaux bénéficie d’un large appui dans la doctrine canadienne. Le professeur Roach, par exemple, critique la conclusion de la Cour d’appel dans Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, selon laquelle une telle mesure n’est pas requise par la Constitution :
[traduction] À mon avis, ce raisonnement était erroné parce que la tenue d’audiences à huis clos et ex parte heurtent la notion fondamentale d’audition équitable et que les représentants spéciaux constituent un exemple de réponse plus proportionnée au besoin de concilier la nécessité de garder certains renseignements secrets et celle de garantir le plus possible l’équité du processus et sa nature contradictoire. [Je souligne.]
(K. Roach, « Ten Ways to Improve Canadian Anti‑Terrorism Law » (2006), 51 Crim. L.Q. 102, p. 120)
83 Cela dit, on a aussi reproché au système de représentant spécial du Royaume‑Uni de ne pas aller assez loin. Le Comité sur les affaires constitutionnelles de la Chambre des communes a publié, en avril 2005, un rapport sur le fonctionnement de la SIAC et sur le recours aux représentants spéciaux (The operation of the Special Immigration Appeals Commission (SIAC) and the use of Special Advocates). Le Comité a énuméré trois désavantages importants avec lesquels les représentants spéciaux doivent composer : (1) après avoir pris connaissance des renseignements secrets, ils ne peuvent plus, sous réserve de rares exceptions, recevoir d’instructions de l’appelant ou de son avocat; (2) pour les aider à assurer une défense pleine et entière en secret, ils ne disposent pas d’une équipe de juristes comme c’est le cas habituellement; (3) ils ne sont pas habilités à assigner des témoins (par. 52).
84 En dépit de ces difficultés, la SIAC elle‑même a fait des commentaires favorables sur l’aide fournie par les représentants spéciaux, affirmant qu’en raison du [traduction] « contre‑interrogatoire rigoureux » des témoins du gouvernement par le représentant spécial, elle était convaincue que les allégations du gouvernement n’étaient pas étayées par la preuve (M. c. Secretary of State for the Home Department, [2004] UKSIAC 17/2002 (BAILII), 8 mars 2004, par. 10). La Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles a confirmé la décision de la SIAC : [2004] 2 All E.R. 863, [2004] EWCA Civ 324.
b) Le régime établi par la LIPR ne porte pas le moins possible atteinte aux droits de la personne désignée
85 Pour atteindre son objectif, le législateur n’est pas tenu d’utiliser la solution parfaite, ou celle qui soit la moins attentatoire : R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303. Cependant, tout en gardant à l’esprit le respect dû aux choix législatifs du Parlement, j’estime que les solutions mentionnées démontrent que la LIPR ne porte pas le moins possible atteinte aux droits de la personne désignée.
86 Sous le régime de la LIPR, le gouvernement détermine en fait ce qui peut être divulgué à la personne désignée. Non seulement cette dernière n’a pas accès aux renseignements et n’est pas autorisée à participer à la procédure qui la concerne, mais seul le juge peut prendre connaissance des renseignements pour protéger les intérêts de la personne désignée. Rien n’explique pourquoi les rédacteurs de la loi n’ont pas prévu qu’un avocat spécial examine objectivement les documents pour protéger les intérêts de la personne désignée, comme cela se faisait pour l’examen des attestations de sécurité par le CSARS et comme cela se fait présentement au Royaume‑Uni. Du point de vue de la personne désignée, le recours à un avocat spécial n’est peut‑être pas parfait puisque celui‑ci ne peut communiquer l’information confidentielle. En revanche, un tel système protège mieux les droits de la personne désignée garantis par l’art. 7 et ce, sans compromettre la sécurité.
87 Je conclus que les procédures d’examen du caractère raisonnable des certificats et de contrôle de la détention établies par la LIPR ne peuvent se justifier parce qu’elles ne portent pas le moins possible atteinte au droit d’une personne à une décision judiciaire fondée sur les faits et sur le droit, et à son droit de connaître la preuve qui pèse contre elle et d’y répondre. Des mécanismes conçus au Canada et à l’étranger démontrent que le législateur peut faire mieux qu’il ne l’a fait dans la LIPR pour protéger les individus tout en préservant la confidentialité des renseignements sensibles. C’est au législateur qu’il appartient de déterminer précisément quels correctifs doivent être apportés, mais il est évident qu’il doit faire davantage pour satisfaire aux exigences d’une société libre et démocratique.
B. La détention de résidents permanents ou d’étrangers sous le régime de la LIPR contrevient‑elle aux art. 7, 9, 10c) ou 12 de la Charte? Dans l’affirmative, ces contraventions sont‑elles justifiées au sens de l’article premier de la Charte?
1. Les délais qui précèdent le contrôle de la détention des étrangers violent‑ils l’art. 9 ou l’al. 10c)?
88 L’article 9 de la Charte garantit le droit à la protection contre la détention arbitraire. Cette garantie exprime une des normes les plus fondamentales de la primauté du droit. L’État ne peut pas détenir une personne arbitrairement. Une personne ne peut être mise en détention qu’en conformité avec le droit. M. Almrei soutient que la détention autorisée par la LIPR est arbitraire à l’égard des étrangers parce que, premièrement, elle permet leur détention sans mandat et sans égard à leur situation personnelle et, deuxièmement, elle interdit le contrôle de la détention pendant 120 jours après la confirmation du certificat. À ces deux égards, les étrangers sont traités différemment des résidents permanents.
89 Je rejetterais l’argument de M. Almrei selon lequel la détention automatique des étrangers est arbitraire parce qu’elle s’applique sans qu’il soit tenu compte de la situation personnelle du détenu. La détention n’est pas arbitraire quand elle se fonde sur des [traduction] « critères qui ont un lien rationnel avec l’objectif visé par l’attribution du pouvoir de détention » : P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 46‑5. L’événement à l’origine de la détention d’un étranger est la signature du certificat attestant que ce dernier est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée. Le motif de la sécurité est basé sur le danger que représente la personne désignée, et constitue un fondement rationnel pour la détention. Il faut établir une distinction avec l’arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, qui a annulé les dispositions du Code criminel prévoyant la détention automatique, sans audition, d’un accusé acquitté pour cause d’aliénation mentale. Dans cette affaire, la Cour a statué que la détention obligatoire des personnes acquittées pour cause d’aliénation mentale, sans l’application de quelque norme que ce soit, était arbitraire parce que « ces personnes ne sont pas toutes dangereuses » : p. 1013, le juge en chef Lamer. Or, dans le contexte de la sécurité nationale, la signature d’un certificat pour raison de sécurité en vertu de l’art. 77 de la LIPR a nécessairement un lien avec le caractère dangereux de l’individu. Bien que tous les autres motifs de délivrance d’un certificat prévus au par. 77(1) ne soient pas probants quant au danger que pose la personne désignée, le danger n’est pas le seul motif valable du point de vue constitutionnel pour lequel une personne peut être détenue et le caractère arbitraire de la détention pour ces autres motifs n’a pas été plaidé.
90 Il reste donc à examiner l’argument de M. Almrei selon lequel la LIPR inflige une détention arbitraire parce qu’elle interdit tout contrôle de la détention des étrangers dans les 120 jours suivant la confirmation du certificat. Les étrangers ont, au même titre que les autres, le droit de faire contrôler la légalité de leur détention, que ce soit par habeas corpus ou par un mécanisme d’origine législative. Ce principe est consacré à l’al. 10c) de la Charte. Il est aussi reconnu à l’échelle internationale : voir Rasul c. Bush, 542 U.S. 466 (2004); Zadvydas c. Davis, 533 U.S. 678 (2001); l’art. 5 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 (« Convention européenne des droits de l’homme »); Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, CEDH 2003‑X, p. 289. Bien que le gouvernement souscrive à ce principe, il fait valoir que la période de 120 jours prévue au par. 84(2) permet un examen suffisamment rapide, se fondant à cet égard, comme les juridictions inférieures, sur le fait que les étrangers peuvent à tout moment demander leur libération pour quitter le Canada.
91 L’absence de contrôle de la détention des étrangers avant que ne se soient écoulés 120 jours après la confirmation judiciaire du caractère raisonnable du certificat porte atteinte à la protection contre la détention arbitraire garantie par l’art. 9 de la Charte, une garantie qui comprend le droit de faire contrôler promptement la légalité de la détention énoncé à l’al. 10c) de la Charte. Les résidents permanents désignés dans un certificat ont droit à un contrôle automatique dans les 48 heures. L’article 57 de la LIPR fixe le même délai pour le contrôle de la détention des étrangers et des résidents permanents. De plus, le Code criminel exige qu’une personne mise en état d’arrestation avec ou sans mandat comparaisse devant un juge dans un délai de 24 heures ou le plus tôt possible : art. 503(1). Ces dispositions révèlent à quel point la privation de liberté est considérée comme grave et peuvent servir de guide quant aux délais acceptables pour le contrôle de cette privation.
92 Le gouvernement soutient que les dispositions relatives à la détention, et plus précisément l’absence de contrôle de la détention des étrangers dans les 120 jours suivant la confirmation du caractère raisonnable du certificat, reflètent son objectif de créer un processus de renvoi rapide des personnes dont on croit qu’elles constituent un danger pour la sécurité nationale. Il ajoute qu’au moment de rédiger les dispositions pertinentes, le législateur croyait que le processus de renvoi serait à ce point rapide qu’aucun contrôle ne serait nécessaire. Par cette affirmation, le gouvernement admet le caractère excessif de la période de 120 jours plus qu’il ne la justifie.
93 Certes, une certaine souplesse peut être nécessaire quant à la durée de la détention d’une personne soupçonnée de terrorisme. Devant une menace terroriste, les autorités peuvent devoir agir sur-le-champ, même si leur dossier n’est pas assez bien documenté. Il faut parfois un certain temps pour vérifier et documenter la menace. Si les autorités agissent rapidement, le fait qu’elles ne réussissent pas à respecter un délai arbitraire représentant un nombre précis d’heures ne devrait pas entraîner la remise en liberté automatique d’une personne qui peut fort bien être dangereuse. Toutefois, cela ne saurait justifier l’absence totale de possibilité de faire contrôler promptement la détention. Les résidents permanents qui posent un danger pour la sécurité nationale sont eux aussi censés être renvoyés promptement. S’il est possible d’atteindre cet objectif tout en accordant aux résidents permanents le contrôle automatique de leur détention dans les 48 heures, comment le refus de permettre le contrôle de la détention des étrangers dans les 120 jours suivant la confirmation du certificat peut‑il être considéré comme une atteinte minimale?
94 Je conclus que l’impossibilité pour les étrangers de faire contrôler leur détention promptement enfreint l’art. 9 et l’al. 10c) et ne peut être validée par l’article premier de la Charte.
2. La détention prolongée permise par le régime viole‑t‑elle l’art. 7 ou le droit à la protection contre tout traitement cruel et inusité garanti par l’art. 12?
95 À ce stade, il s’agit de savoir si la détention prolongée possible sous le régime de la LIPR viole le droit à la protection contre tout traitement cruel et inusité garanti par l’art. 12 de la Charte. Le seuil de violation de l’art. 12 est élevé. Comme l’a affirmé le juge Lamer dans Smith, pour être cruels ou inusités, le traitement ou la peine doivent être « excessi[fs] au point de ne pas être compatible[s] avec la dignité humaine » : R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1067; voir aussi R. c. Wiles, [2005] 3 R.C.S. 895, 2005 CSC 84, par. 4.
96 La question de la peine cruelle et inusitée au sens de l’art. 12 est étroitement liée aux considérations relatives à l’art. 7, puisque le caractère indéterminé de la détention ainsi que le stress psychologique qui en découle sont liés aux mécanismes offerts au détenu pour recouvrer sa liberté. Ce n’est pas la détention en soi, ni même sa durée, qui est condamnable. Il est vrai que la détention en soi n’est jamais agréable, mais elle n’est cruelle et inusitée au sens juridique que si elle déroge aux normes de traitement reconnues. L’absence des moyens requis par les principes de justice fondamentale pour contester une détention peut en faire une détention d’une durée indéterminée arbitraire et servir à étayer l’argument selon lequel elle est cruelle ou inusitée. (Cela pourrait aussi valoir pour des conditions de libération sévères, qui restreignent sérieusement la liberté d’une personne sans qu’elle ait la possibilité de contester ces restrictions.) Inversement, un système permettant à un détenu de contester sa détention et d’être libéré s’il y a lieu, peut mener à la conclusion que la détention n’est ni cruelle ni inusitée : voir Sahin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 214 (1re inst.), le juge Rothstein (maintenant juge de notre Cour).
97 M. Almrei soutient tout d’abord que [traduction] « combinés, le régime législatif et les conditions de détention [. . .] font que la détention de l’appelant est cruelle et inusitée ». Je suis d’avis de rejeter cette allégation. La jurisprudence de la Cour ne reconnaît pas l’art. 12 comme mécanisme servant à contester globalement le caractère équitable d’un régime législatif particulier.
98 On reconnaît cependant, de façon plus restrictive, que la détention d’une durée indéterminée dans des circonstances où le détenu n’a aucun espoir d’être libéré ni aucune voie de droit pour obtenir une remise en liberté peut lui causer un stress psychologique et constituer un traitement cruel et inusité : Cour eur. D.H., affaire Soering, arrêt du 7 juillet 1989, série A, no,161, par. 111; comparer à Lyons, p. 339‑341. Cependant, pour les motifs qui suivent, je conclus que la LIPR n’inflige pas un traitement cruel et inusité au sens de l’art. 12 de la Charte parce que, même si les périodes de détention peuvent être longues, lorsqu’on l’interprète correctement, la LIPR établit un processus permettant de faire contrôler la détention et d’obtenir une remise en liberté, ainsi que de faire contrôler et modifier les conditions de libération, s’il y a lieu.
99 À première vue, la LIPR permet la détention en attente de l’expulsion pour raison de sécurité. En réalité, cependant, il peut être difficile d’obtenir une remise en liberté. La Cour fédérale a laissé entendre que M. Almrei « tient la clé de sa mise en liberté » : Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 4 R.C.F. 327, 2004 CF 420, par. 138. Or, il se peut qu’un départ volontaire soit impossible. La personne désignée dans un certificat d’interdiction de territoire n’a peut‑être nulle part où aller. Les autres pays pourraient tenir pour acquis qu’une telle personne est un terroriste et lui refuseront probablement l’accès à leur territoire. L’intéressé pourrait aussi craindre d’être torturé à son retour dans son pays. L’expulsion pourrait échouer pour les même raisons, en dépit de l’observation selon laquelle « [d]ans notre pays, à l’heure actuelle, le renvoi vers un pays qui pratique la torture demeure possible » dans des circonstances exceptionnelles : Almrei, 2005 CAF 54, par. 127. La seule solution réaliste pourrait bien être la mise en liberté par voie judiciaire.
100 Un résident permanent est maintenu en détention si le juge est convaincu « qu’il constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi » : par. 83(3). Le fardeau initial d’établir ces faits incombe aux ministres : Charkaoui (Re), [2004] 1 R.C.F. 528, 2003 CF 882, par. 36. Dans le cas d’un étranger, la mise en liberté peut être accordée « sur preuve que la mesure ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui » : par. 84(2). Contrairement au par. 83(3), le par. 84(2) impose le fardeau de la preuve au détenu : voir Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1114 (QL) (C.A.).
101 Jusqu’à présent, les tribunaux ont jugé que ces dispositions fixent une norme élevée pour accorder la libération. Appelée à interpréter la disposition de la Loi sur l’immigration aujourd’hui remplacée par le par. 84(2), la Cour d’appel fédérale a statué que la mise en liberté judiciaire « ne peut être automatique ou facile à obtenir » et qu’elle « ne sera pas accordée automatiquement » : Ahani, par. 13. Parallèlement, les tribunaux ont jugé que cette disposition autorise le juge à se demander si la mise en liberté pourrait être sécuritaire si elle était assortie de conditions. Il s’agit d’une invitation à laquelle les juges de la Cour fédérale ont répondu à bon droit : Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.F. 321, 2006 CF 628, par. 82; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1994 (QL), 2005 CF 1645, par. 419‑426. De même, lors du contrôle de la détention d’un résident permanent en application du par. 83(3), les juges ont tenu compte du contexte dans lequel se déroulerait la mise en liberté pour déterminer si la personne constituerait un danger pour la sécurité : Charkaoui (Re), 2005 CF 248, par. 71‑73.
102 Les présents pourvois illustrent à quel point il peut être difficile d’obtenir une remise en liberté sous le régime de la LIPR. Au moment de rédiger les présents motifs, M. Almrei, un étranger, est détenu depuis plus de cinq ans. Il ne peut être expulsé tant que le ministre n’a pas émis un avis selon lequel il constitue un danger pour le public. Or, deux « avis de danger » ont déjà été annulés par la Cour fédérale, le dernier, en mars 2005. Le ministre n’a toujours pas délivré de nouvel avis. En rejetant la demande de mise en liberté judiciaire présentée par M. Almrei, la juge Layden‑Stevenson a conclu que ce dernier avait établi que son renvoi n’était pas imminent, qu’il n’était pas un « fait accompli » et qu’il ne surviendrait pas dans un délai raisonnable (par. 272). Elle a néanmoins affirmé être tenue de le maintenir en détention parce qu’elle estimait que sa mise en liberté constituerait un danger pour la sécurité nationale au sens du par. 84(2) : Almrei, 2005 CF 1645. M. Almrei se dit détenu pour une période indéterminée.
103 M. Harkat a été mis en liberté, mais il reste en détention à domicile et sous la surveillance constante de l’Agence des services frontaliers du Canada (« ASFC ») et de la GRC, conformément à une ordonnance rendue par la juge Dawson. Il doit porter en tout temps un bracelet de télésurveillance et ne peut quitter sa résidence sans la permission de l’ASFC. Il doit en tout temps rester sous la surveillance de son épouse ou de sa belle‑mère. Seules les personnes qui ont déposé un cautionnement, l’avocat de M. Harkat, et les services d’urgence, soit les pompiers, les policiers et les professionnels de la santé, ont accès à sa résidence. L’ASFC est autorisée à intercepter toutes les communications téléphoniques ou verbales entre M. Harkat et un tiers. M. Harkat s’est vu interdire l’utilisation d’un téléphone cellulaire et d’un ordinateur avec accès à Internet. Tout manquement à l’une des nombreuses conditions de l’ordonnance de la juge Dawson entraînerait automatiquement son arrestation; ces conditions peuvent toutefois être révisées et modifiées en tout temps. Le gouvernement tente de l’expulser en Algérie; le succès de cette démarche pourrait dépendre de l’issue de procédures juridiques actuellement en cours.
104 M. Charkaoui a été mis en liberté sous des conditions un peu moins exigeantes : Charkaoui (Re), 2005 CF 248, par. 86. Celles‑ci ont de graves conséquences sur sa liberté et il risque toujours d’être remis en état d’arrestation en cas de manquement à l’une de ces conditions. Celles‑ci peuvent toutefois être révisées de façon continue et ont été modifiées à plusieurs reprises après sa mise en liberté. Il reste des avenues juridiques à explorer. La décision du gouvernement de tenter d’expulser M. Charkaoui ou de le remettre en détention pourrait dépendre de l’issue de sa demande de protection et de la décision sur le caractère raisonnable du certificat délivré à son égard.
105 Il est donc clair que la LIPR, qui n’impose en principe la détention qu’en attendant l’expulsion, peut en fait permettre une détention prolongée ou pour une durée indéterminée et l’assujettissement à de sévères conditions de mise en liberté pendant une longue période. La question suivante est de savoir si, suivant les principes de droit applicables, cela va à l’encontre des art. 7 ou 12.
106 La Cour a déjà examiné la possibilité d’une détention d’une durée indéterminée dans le contexte du droit criminel. Dans Lyons, la Cour a conclu à la majorité que la législation relative aux « délinquants dangereux » autorisant une détention d’une durée indéterminée ne constituait pas un traitement ou une peine cruels ou inusités au sens de l’art. 12 de la Charte parce que ce régime législatif établit un processus de libération conditionnelle qui « est le gage d’une incarcération qui ne durera dans chaque cas que le temps dicté par les circonstances » (p. 341, le juge La Forest). Il est vrai qu’un juge ne peut déclarer délinquant dangereux qu’une personne qui a été reconnue coupable d’une infraction qui constitue un sévice grave à la personne; la Cour a précisé qu’une peine d’une durée indéterminée infligée pour un crime qu’une personne n’a pas encore commis ou pour lequel elle a déjà été punie contreviendrait à l’art. 7 de la Charte (p. 327‑328, le juge La Forest). Mais le recours à la détention d’une durée indéterminée comme outil de détermination de la peine en droit criminel — à des fins à la fois punitives et préventives — ne démontre pas la validité constitutionnelle de la détention préventive dans le contexte de l’immigration.
107 Les principes sur lesquels repose l’arrêt Lyons doivent en l’espèce être adaptés au contexte de l’immigration, qui exige un délai pour l’examen du droit d’une personne désignée de rester au Canada. Ces principes m’amènent à conclure que la justice fondamentale visée à l’art. 7 et le droit à la protection contre tous traitements cruels ou inusités garanti par l’art. 12 exigent que la détention d’une personne ou son assujettissement à de sévères conditions de mise en liberté pendant une longue période, en vertu du droit de l’immigration, soient assortis d’un processus valable de contrôle continu qui tienne compte du contexte et des circonstances propres à chaque cas. Cette personne doit avoir la possibilité réelle de contester son maintien en détention ou ses conditions de mise en liberté.
108 Dans des causes portant sur des situations analogues, les tribunaux se sont prononcés sur le type de processus qui devrait être établi. Dans Sahin, le juge Rothstein a eu l’occasion d’examiner un cas de détention continue (fondée sur des motifs qui n’étaient pas reliés à la sécurité nationale) infligée sous le régime de la Loi sur l’immigration. Il a conclu qu’une « détention indéterminée pendant une longue période peut, dans certains cas, constituer une privation de liberté qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale » (p. 229) et il a jugé qu’une détention continue infligée sous le régime de la Loi sur l’immigration pouvait être conforme à la Constitution si elle faisait suite à l’appréciation de plusieurs facteurs (p. 231‑232) :
La liste suivante, qui n’est bien entendu pas exhaustive, réunit au moins les facteurs les plus évidents, il me semble. Il est inutile de rappeler que les facteurs applicables à un cas d’espèce et leur importance relative dépendent des faits de la cause.
(1) Les motifs de détention, savoir si le requérant peut constituer une menace pour la sécurité publique ou peut se dérober à la mesure de renvoi. À mon avis, une longue détention est d’autant justifiable que l’intéressé est considéré comme une menace pour la sécurité publique.
(2) La durée de la détention et le temps pendant lequel la détention sera vraisemblablement prolongée. Si l’individu a été déjà détenu pendant un certain temps comme en l’espèce et s’il est prévu que la détention sera prolongée pour une longue période ou si on ne peut en prévoir la durée, je dirais que ces facteurs favorisent la mise en liberté.
(3) Le requérant ou l’intimé a‑t‑il causé un retard ou ne s’est‑il pas montré aussi diligent qu’il est raisonnablement possible de l’être? Les retards inexpliqués ou même le manque inexpliqué de diligence doivent compter contre la partie qui en est responsable.
(4) La disponibilité, l’efficacité et l’opportunité d’autres solutions que la détention, telles que la mise en liberté, la liberté sous caution, la comparution au contrôle périodique, la résidence surveillée dans un lieu ou une localité, l’obligation de signaler les changements d’adresse ou de numéro de téléphone, la détention sous une forme moins restrictive de liberté, etc.
Un facteur qui doit peser lourd dans la balance est le temps qui se passera avant que l’on décide de façon définitive si le requérant peut rester au Canada ou doit s’en aller.
109 Une autre partie de la LIPR et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (« Règlement IPR »), traitent aussi des facteurs applicables à la mise en liberté. Le non‑citoyen qui n’est pas désigné dans un certificat et qui est détenu parce qu’il est interdit de territoire et qu’il constitue un danger pour la sécurité publique ou se soustraira vraisemblablement au contrôle, a droit au contrôle de sa détention par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié : LIPR, art. 55 à 57. Pour déterminer si un non‑citoyen devrait être détenu ou mis en liberté, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié doit prendre en compte des « critères réglementaires » : a) le motif de la détention; b) la durée de la détention; c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps; d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé; e) l’existence de solutions de rechange à la détention (LIPR, art. 58, et Règlement IPR, art. 248).
110 Je conclus que les longues périodes de détention permises par les dispositions de la LIPR régissant les certificats ne contreviennent pas aux art. 7 et 12 de la Charte, lorsqu’elles sont assorties d’un processus qui offre la possibilité de faire contrôler régulièrement la détention en fonction des considérations suivantes :
a) Les motifs de la détention
111 Les ministres peuvent signer un certificat « pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée » (art. 77). La détention consécutive au dépôt d’un certificat est justifiée en raison d’un danger constant pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. Bien que les critères de la mise en liberté prévus à l’art. 83 de la LIPR incluent aussi la probabilité que l’intéressé se soustraira à la procédure ou au renvoi, un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui constitue un facteur plus important de justification du maintien en détention. Plus le danger est grave, plus la détention sera justifiée.
b) Le temps passé en détention
112 Le temps déjà passé en détention est un facteur important, tant du point de vue de l’individu que de celui de la sécurité nationale. Plus la détention se prolonge, moins l’individu sera susceptible de demeurer un danger pour la sécurité : « [d]e l’imminence d’un danger, il se peut que celui‑ci décline avec le passage du temps » : Charkaoui (Re), 2005 CF 248, par. 74. Le juge Noël a conclu que M. Charkaoui pouvait être mis en liberté sans danger parce que sa longue période de détention avait interrompu les rapports qu’il avait pu entretenir avec des groupes extrémistes. De même, la juge Dawson a fondé sa décision de remettre M. Harkat en liberté en partie sur le fait que, vu sa longue période de détention, il avait « ainsi cessé de pouvoir communiquer avec des membres du réseau islamiste extrémiste » : Harkat, 2006 CF 628, par. 86.
113 Une longue période de détention suppose également que le gouvernement a eu le temps de rassembler les éléments de preuve établissant la nature du danger que pose le détenu. Si le fardeau de la preuve qui incombe au gouvernement peut être assez peu exigeant lors du contrôle initial de la détention (voir par. 93 ci‑dessus), il doit être plus lourd lorsque le gouvernement a eu plus de temps pour faire enquête et documenter le danger.
c) Les raisons qui retardent l’expulsion
114 Les juges appelés à contrôler la détention en attente de l’expulsion vérifient si le retard était attribuable au détenu ou au gouvernement : Sahin, p. 231. Lors de l’examen de la demande de mise en liberté de M. Almrei, la Cour d’appel fédérale a affirmé que le juge chargé de l’examen peut « ne pas tenir compte, en tout ou en partie, du délai résultant d’une procédure amorcée par le demandeur qui a pour effet précis d’empêcher la Couronne d’appliquer la loi dans un délai raisonnable » : Almrei, 2005 CAF 54, par. 58; voir également Harkat, 2006 CF 628, par. 30. On ne devrait pas reprocher au gouvernement ou au détenu de se prévaloir, de façon raisonnable dans les circonstances, des dispositions applicables de la LIPR, ni reprocher au détenu une contestation raisonnable fondée sur la Charte. Par contre, il sera justifié de retenir un délai inexpliqué ou un manque de diligence contre la partie qui en est responsable.
d) La durée anticipée du prolongement de la détention
115 Si l’expulsion sera précédée d’une longue détention ou s’il n’est pas possible de déterminer pendant combien de temps la détention se prolongera, ce facteur jouera en faveur de la mise en liberté.
e) L’existence de solutions de rechange à la détention
116 Des conditions de mise en liberté rigoureuses, comme celles imposées à M. Charkaoui et à M. Harkat, restreignent fortement la liberté individuelle. Toutefois, elles sont moins sévères que l’incarcération. Les solutions de rechange à une longue détention consécutive à un certificat, telles de sévères conditions de mise en liberté, ne doivent pas être disproportionnées par rapport à la nature du danger.
117 Autrement dit, il faut que la détention soit contrôlée régulièrement et que le juge qui la contrôle puisse tenir compte de tous les facteurs pertinents quant au bien‑fondé du maintien de la détention, y compris la possibilité d’un mauvais usage ou d’une application abusive des dispositions de la LIPR autorisant la détention. Des principes analogues s’appliquent à la mise en liberté assortie de conditions sévères ou restrictives pendant une longue période : ces conditions doivent être révisées régulièrement, en fonction de tous les facteurs susmentionnés, y compris l’existence de solutions de rechange.
118 Les dispositions de la LIPR qui régissent le contrôle de la détention découlant d’un certificat satisfont‑elles à ces critères? Pour répondre à cette question, il faut examiner les par. 83(3) et 84(2) plus en détail.
119 Le paragraphe 84(2) régit la mise en liberté des étrangers. Il exige que le juge se demande si la « mise en liberté » du détenu constituerait ou non un danger pour la sécurité. Cela sous‑entend que le juge peut prendre en considération les conditions qui neutraliseraient le danger. Le juge peut ordonner la mise en liberté s’il est convaincu que le danger s’est dissipé ou qu’il peut être neutralisé par l’imposition de conditions.
120 Le paragraphe 83(3), qui s’applique aux résidents permanents, est libellé quelque peu différemment. En effet, il exige que le juge se demande, non pas si la mise en liberté constituerait ou non un danger, comme sous le régime du par. 84(2), mais plutôt si le résident permanent constitue un danger. Cette différence dans le libellé pourrait soulever la question de la capacité du juge de concevoir des conditions et, en conséquence, d’ordonner la libération conditionnelle. À mon avis, il n’y a pas de différence pratique entre le fait de dire que la mise en liberté d’une personne constituerait un danger et celui de dire que la personne constitue un danger. Par conséquent, selon mon interprétation, le par. 83(3), à l’instar du par. 84(2), autorise le juge à se demander si un danger relié à la mise en liberté peut être atténué par l’imposition de conditions.
121 Par conséquent, je conclus que le régime de certificats établi par la LIPR prévoit, tant pour les étrangers que pour les résidents permanents, un mécanisme de contrôle de la détention qui permet au juge de concevoir des conditions efficaces pour neutraliser le risque associé à la mise en liberté et, par conséquent, de libérer le détenu.
122 Les juges ont aussi pris l’habitude de prévoir des contrôles périodiques de la mise en liberté : Charkaoui (Re), 2005 CF 248, par. 86. Dans le contexte de l’immigration, ces contrôles périodiques doivent être considérés comme requis par les art. 7 et 12 de la Charte. La Cour d’appel fédérale a laissé entendre qu’un étranger qui a déjà présenté une demande de mise en liberté en vertu du par. 84(2) ne peut présenter une nouvelle demande, sauf pour faire valoir (i) une nouvelle preuve, ou (ii) un changement important dans les circonstances depuis la dernière demande : Almrei, 2005 CAF 54; voir aussi Ahani, par. 14‑15. Suivant une telle interprétation, il faudrait conclure que le par. 84(2) est incompatible avec les art. 7 et 12; toutefois, comme j’ai déjà conclu que le par. 84(2) viole l’art. 9 et ne peut être validé par l’article premier, il n’est pas nécessaire de trancher cette question.
123 En résumé, lorsqu’elle est interprétée conformément à la Charte, la LIPR permet un contrôle judiciaire vigoureux et continu du bien‑fondé et de la nécessité du maintien de la détention en attente de l’expulsion. Pour cette raison, je conclus que les longues périodes de détention avant le renvoi prévues par des dispositions de la LIPR relatives aux certificats ne contreviennent pas aux art. 7 ou 12 de la Charte, pourvu que le juge qui procède au contrôle suive les lignes directrices énoncées précédemment. La procédure établie par la LIPR n’est donc pas en soi inconstitutionnelle pour ce motif. Cela n’écarte toutefois pas la possibilité que, dans un cas particulier, un juge arrive à la conclusion que la détention constitue un traitement cruel et inusité ou est incompatible avec les principes de justice fondamentale, de sorte qu’elle constitue une violation de la Charte ouvrant droit à réparation conformément au par. 24(1) de la Charte.
124 Ces conclusions sont compatibles avec les décisions anglaises et américaines. Le Canada, il va sans dire, n’est pas le seul pays aux prises avec le problème de la détention dans le contexte de l’immigration lorsque l’expulsion est difficile ou impossible. Les tribunaux du Royaume‑Uni et des États‑Unis ont laissé entendre qu’il n’est possible de recourir à la détention dans ce contexte que durant la période raisonnablement nécessaire pour procéder à l’expulsion : R. c. Governor of Durham Prison, ex parte Singh, [1984] 1 All E.R. 983 (Q.B.); Zadvydas.
125 La décision de la Chambre des lords dans A. c. Secretary of State for the Home Department, [2005] 3 All E.R. 169, [2004] UKHL 56 (« Re A »), porte sur une question similaire. Il s’agissait d’un appel interjeté par neuf étrangers soupçonnés de participer à des activités terroristes mais qui n’étaient accusés d’aucun crime. Le gouvernement du Royaume‑Uni a tenté de les expulser mais, dans la plupart des cas, il n’a pu le faire en raison d’un risque de torture. La plupart des intéressés étaient donc détenus à la prison de Belmarsh en vertu de l’art. 23 de l’Anti‑terrorism, Crime and Security Act, 2001 (R.‑U.), 2001, ch. 24. Cette disposition autorisait le gouvernement à détenir les personnes soupçonnées de terrorisme international sous le régime des dispositions régissant la détention en attente de l’expulsion, même si le renvoi du Royaume‑Uni était temporairement ou indéfiniment exclu, ce qui contrevenait à l’art. 5 de la Convention européenne des droits de l’homme : voir Chahal.
126 Le gouvernement affirmait que cette dérogation était nécessaire pour lutter contre le danger pour la sécurité nationale que présentaient les terroristes d’Al‑Qaida. La Chambre des lords, à une majorité de huit contre un, a reconnu que le terrorisme d’Al‑Qaida représentait un grave danger pour la vie de la nation, mais sept des huit juges de la majorité ont conclu que l’art. 23 n’était pas strictement nécessaire pour faire face à la situation. Les sept mêmes juges ont également conclu que l’art. 23 était incompatible avec l’art. 14 de la Convention européenne des droits de l’homme parce qu’il établissait une distinction entre les ressortissants et les non‑ressortissants. La dérogation permettant la détention permanente des non‑ressortissants leur appliquait un traitement plus sévère que celui réservé aux ressortissants. L’expulsion étant impossible, cette disposition ne relevait plus du droit de l’immigration et créait ainsi une distinction illicite.
127 Dans Re A, la conclusion selon laquelle il y avait violation des normes de détention établies dans la Convention européenne des droits de l’homme reposait sur le fait que la loi du Royaume‑Uni permettait la détention permanente. Contrairement à cette loi, la LIPR n’autorise pas la détention pour une période indéterminée et, interprétée conformément aux motifs qui précèdent, elle prévoit un mécanisme de contrôle efficace qui respecte les exigences du droit canadien.
128 La question du caractère équitable de la procédure de contrôle de la détention se pose de façon indépendante. J’ai déjà conclu que cette procédure, comme la procédure d’examen du certificat, nie le droit de l’intéressé à une audition équitable, et ce d’une manière qui ne porte pas le moins possible atteinte aux droits du détenu. Pour les motifs exprimés précédemment, le législateur doit donc réviser les dispositions relatives au contrôle de la détention afin de protéger réellement les droits procéduraux des détenus.
C. Les procédures d’examen des certificats et de contrôle de la détention créent‑elles, entre les citoyens et les non‑citoyens, une discrimination interdite par l’art. 15 de la Charte? Dans l’affirmative, cette discrimination est‑elle justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
129 M. Charkaoui fait valoir que le régime de certificats de sécurité établi par la LIPR crée, contre les non‑citoyens, une discrimination interdite par le par. 15(1) de la Charte. Cependant, l’art. 6 de la Charte prévoit expressément un traitement différent pour les citoyens et les non‑citoyens en matière d’expulsion : selon le par. 6(1), seuls les citoyens ont le droit de demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir. Pour cette raison, un régime d’expulsion qui s’applique uniquement aux non‑citoyens, à l’exclusion des citoyens, n’est pas, de ce seul fait, contraire à l’art. 15 de la Charte : Chiarelli.
130 On fait valoir que, malgré cela, la LIPR pourrait, dans certaines circonstances, avoir un effet discriminatoire à deux égards. Premièrement, la détention peut se prolonger pour une durée indéterminée si l’expulsion est remise ou si elle devient impossible, par exemple, parce que l’individu ne peut être expulsé vers aucun pays. Deuxièmement, il n’est pas impossible que le gouvernement utilise la LIPR, non pas en vue d’expulser une personne, mais pour la détenir pour des motifs de sécurité. Dans les deux situations, le problème découle du fait que la détention n’est plus liée, ni par son effet ni par son objet, à l’objectif de l’expulsion. Dans Re A, la loi dont la Chambre des lords était saisie prévoyait expressément la détention pour une durée indéterminée; il s’agissait là d’un facteur important qui a amené la majorité à conclure que la loi allait au‑delà des questions d’immigration et qu’elle établissait de ce fait une distinction illicite entre les ressortissants et les non‑ressortissants : par. 54, 81, 134, 157‑158, 180 et 229.
131 En dépit de la longue détention de certains des appelants — d’ailleurs celle de M. Almrei se poursuit — le dossier sur lequel nous devons nous fonder n’établit pas l’absence de lien entre les détentions en cause et l’objectif de l’État d’expulser les intéressés. De façon plus générale, la réponse à ces préoccupations réside dans un processus de contrôle efficace qui permette au juge de prendre en considération toutes les questions pertinentes quant à la détention, comme je l’ai expliqué plus tôt.
132 Je conclus qu’aucune violation de l’art. 15 de la Charte n’a été établie.
D. Les dispositions de la LIPR concernant les certificats sont‑elles incompatibles avec le principe constitutionnel de la primauté du droit?
133 M. Charkaoui soutient que deux aspects du régime établi par la LIPR violent le principe constitutionnel non écrit de la primauté du droit : l’absence d’un droit d’appel de la conclusion du juge désigné portant que le certificat est raisonnable, et les dispositions de l’art. 82 qui permettent au pouvoir exécutif de lancer un mandat d’arrestation (dans le cas d’un résident permanent) ou prévoient l’arrestation obligatoire sans mandat à la suite d’une décision du pouvoir exécutif (dans le cas d’un étranger).
134 La primauté du droit comporte un certain nombre d’aspects. Essentiellement, elle oblige les autorités gouvernementales à exercer leur pouvoir conformément à la loi et sans arbitraire : Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 748‑749. Elle exige la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba. Elle est aussi liée au principe de l’indépendance de la magistrature : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
135 La prétention de M. Charkaoui ne repose sur aucun de ces aspects, mais sur le contenu de la LIPR. Or, comme la Cour l’a affirmé dans Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2005] 2 R.C.S. 473, 2005 CSC 49, « il est difficile de concevoir que la primauté du droit puisse servir à invalider une loi [. . .] en raison de son contenu » (par. 59). Même si cette remarque laisse croire que des exceptions sont possibles, M. Charkaoui n’a pas établi que la LIPR serait une de ces exceptions.
136 Premièrement, M. Charkaoui fait valoir que l’absence d’un droit d’appel de la décision du juge sur le caractère raisonnable du certificat est contraire au principe de la primauté du droit. Or, le droit d’appel n’est pas garanti par la Constitution (Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53); on ne peut affirmer non plus que ce droit découle de la primauté du droit dans ce contexte. La Cour fédérale est une cour supérieure et non un tribunal administratif : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, art. 4. Lorsqu’ils examinent un certificat sous le régime de la LIPR, les juges de la Cour fédérale ont tous les pouvoirs des juges de la Cour fédérale et les exercent de manière judiciaire. En outre, la Cour d’appel fédérale a renforcé la légalité du processus en statuant qu’il est approprié de contourner la clause privative du par. 80(3) lorsque la constitutionnalité de la loi est attaquée (Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, par. 47‑50) ou lorsque la personne désignée conteste l’impartialité du juge désigné (Zündel, Re, [2004] A.C.F. no 1982 (QL), 2004 CAF 394).
137 Deuxièmement, M. Charkaoui prétend que les dispositions prévoyant l’arrestation en vertu d’un mandat lancé par l’exécutif (dans le cas des résidents permanents) ou la détention automatique sans mandat (dans le cas des étrangers) violent le principe de la primauté du droit. Toutefois, la primauté du droit n’interdit pas catégoriquement la détention automatique ni la détention fondée sur une décision de l’exécutif. Les protections constitutionnelles en cas d’arrestation et de détention sont énoncées dans la Charte, et il est difficile de voir ce que la primauté du droit peut y ajouter.
IV. Conclusion
138 Le régime établi par la section 9 de la partie 1 de la LIPR est entaché de deux irrégularités incompatibles avec la Charte.
139 Premièrement, l’al. 78g) du régime autorise l’utilisation d’éléments de preuve qui ne sont jamais communiqués à la personne désignée, sans établir de mesures adéquates pour pallier cette absence de communication et pour résoudre les problèmes constitutionnels qui en découlent. Il ressort clairement des mesures mises en place par d’autres régimes démocratiques, et par le Canada lui‑même dans d’autres situations relatives à la sécurité, qu’il est possible de concevoir des solutions qui protègent les renseignements de sécurité confidentiels, tout en portant moins atteinte aux droits des intéressés. Par conséquent, la procédure d’approbation des certificats et de contrôle de la détention établie dans la LIPR enfreint l’art. 7 de la Charte et n’a pas été justifiée en application de l’article premier de la Charte. Je suis d’avis de la déclarer incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante.
140 En revanche, pour donner au législateur le temps de modifier la loi, je suis d’avis de suspendre la prise d’effet de cette déclaration pour une période de un an à compter de la date du présent jugement. Si le gouvernement décide de faire examiner le caractère raisonnable du certificat visant M. Charkaoui pendant cette période, la procédure existante prévue par la LIPR s’appliquera. Après cette période de un an, les certificats visant M. Harkat et M. Almrei (et tous les autres certificats jugés raisonnables) perdront le caractère « raisonnable » qui leur a été reconnu et les personnes désignées dans ces certificats pourront en demander l’annulation. Si le gouvernement veut utiliser un certificat après cette période de un an, il devra le soumettre au nouveau processus conçu par le législateur pour en faire confirmer le caractère raisonnable. De même, tout contrôle d’une détention postérieur à l’expiration de cette période sera effectué en conformité avec ce nouveau processus.
141 La deuxième irrégularité tient au fait que le par. 84(2) de la LIPR nie aux étrangers détenus le droit à une audition dans un bref délai, car il interdit toute demande de mise en liberté pendant une période de 120 jours suivant la confirmation de leur certificat. Le procureur des ministres a fait valoir dans sa plaidoirie orale que, si la Cour devait conclure à l’inconstitutionnalité du par. 84(2), la solution appropriée consisterait à radier cette disposition et à interpréter l’art. 83 comme s’appliquant aussi aux étrangers. Il s’agit d’un premier pas dans la bonne direction, mais cette solution n’est pas suffisante. En effet, l’art. 83 traite uniquement du contrôle de la détention jusqu’à ce qu’il soit statué sur le caractère raisonnable du certificat, tandis que le par. 84(2) traite du contrôle de la détention après qu’il a été statué sur le caractère raisonnable du certificat. Une fois le par. 84(2) supprimé, aucune disposition ne prévoirait le contrôle de la détention des étrangers après que le certificat a été jugé raisonnable.
142 Par conséquent, je conclus que la réparation appropriée consiste à invalider le par. 84(2), à interpréter l’art. 83 comme s’il incluait les étrangers et à radier les mots « [t]ant qu’il n’est pas statué sur le certificat » du par. 83(2).
143 Je suis d’avis d’accueillir les pourvois avec dépens en faveur des appelants et de répondre comme suit aux questions constitutionnelles :
1. Les articles 33 et 77 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, contreviennent‑ils, en totalité ou en partie ou encore par leur effet combiné, au principe de l’indépendance judiciaire consacré par :
a) l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, ou
b) le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867?
Réponse : Non.
2. Les articles 33 et 77 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, contreviennent‑ils, en totalité ou en partie ou encore par leur effet combiné, au principe constitutionnel de la primauté du droit?
Réponse : Non.
3. Les articles 33 et 77 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, contreviennent‑ils, en totalité ou en partie ou encore par leur effet combiné, à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
4. Dans l’affirmative, cette contravention constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
5. Les articles 33 et 77 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, contreviennent‑ils, en totalité ou en partie ou encore par leur effet combiné, à l’art. 9 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
6. Dans l’affirmative, cette contravention constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
7. Les articles 33 et 77 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, contreviennent‑ils, en totalité ou en partie ou encore par leur effet combiné, à l’art. 10 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Oui.
8. Dans l’affirmative, cette contravention constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
9. Les articles 33 et 77 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, contreviennent‑ils, en totalité ou en partie ou encore par leur effet combiné, à l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
10. Dans l’affirmative, cette contravention constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
11. Les articles 33 et 77 à 85 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, contreviennent‑ils, en totalité ou en partie ou encore par leur effet combiné, à l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
12. Dans l’affirmative, cette contravention constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.
ANNEXE
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27
33. [Interprétation] Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.
77. (1) [Dépôt du certificat] Le ministre et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile déposent à la Cour fédérale le certificat attestant qu’un résident permanent ou qu’un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée pour qu’il en soit disposé au titre de l’article 80.
(2) [Effet du dépôt] Il ne peut être procédé à aucune instance visant le résident permanent ou l’étranger au titre de la présente loi tant qu’il n’a pas été statué sur le certificat; n’est pas visée la demande de protection prévue au paragraphe 112(1).
78. [Examen judiciaire] Les règles suivantes s’appliquent à l’affaire :
a) le juge entend l’affaire;
b) le juge est tenu de garantir la confidentialité des renseignements justifiant le certificat et des autres éléments de preuve qui pourraient lui être communiqués et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;
c) il procède, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive;
d) il examine, dans les sept jours suivant le dépôt du certificat et à huis clos, les renseignements et autres éléments de preuve;
e) à chaque demande d’un ministre, il examine, en l’absence du résident permanent ou de l’étranger et de son conseil, tout ou partie des renseignements ou autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;
f) ces renseignements ou éléments de preuve doivent être remis aux ministres et ne peuvent servir de fondement à l’affaire soit si le juge décide qu’ils ne sont pas pertinents ou, l’étant, devraient faire partie du résumé, soit en cas de retrait de la demande;
g) si le juge décide qu’ils sont pertinents, mais que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle d’autrui, ils ne peuvent faire partie du résumé, mais peuvent servir de fondement à l’affaire;
h) le juge fournit au résident permanent ou à l’étranger, afin de lui permettre d’être suffisamment informé des circonstances ayant donné lieu au certificat, un résumé de la preuve ne comportant aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;
i) il donne au résident permanent ou à l’étranger la possibilité d’être entendu sur l’interdiction de territoire le visant;
j) il peut recevoir et admettre en preuve tout élément qu’il estime utile — même inadmissible en justice — et peut fonder sa décision sur celui‑ci.
79. (1) [Suspension de l’affaire] Le juge suspend l’affaire, à la demande du résident permanent, de l’étranger ou du ministre, pour permettre à ce dernier de disposer d’une demande de protection visée au paragraphe 112(1).
(2) [Reprise de l’affaire] Le ministre notifie sa décision sur la demande de protection au résident permanent ou à l’étranger et au juge, lequel reprend l’affaire et contrôle la légalité de la décision, compte tenu des motifs visés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales.
80. (1) [Décision] Le juge décide du caractère raisonnable du certificat et, le cas échéant, de la légalité de la décision du ministre, compte tenu des renseignements et autres éléments de preuve dont il dispose.
(2) [Annulation du certificat] Il annule le certificat dont il ne peut conclure qu’il est raisonnable; si l’annulation ne vise que la décision du ministre il suspend l’affaire pour permettre au ministre de statuer sur celle‑ci.
(3) [Caractère définitif de la décision] La décision du juge est définitive et n’est pas susceptible d’appel ou de contrôle judiciaire.
81. [Effet du certificat] Le certificat jugé raisonnable fait foi de l’interdiction de territoire et constitue une mesure de renvoi en vigueur et sans appel, sans qu’il soit nécessaire de procéder au contrôle ou à l’enquête; la personne visée ne peut dès lors demander la protection au titre du paragraphe 112(1).
Détention
82. (1) [Arrestation et détention facultatives] Le ministre et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile peuvent lancer un mandat pour l’arrestation et la mise en détention du résident permanent visé au certificat dont ils ont des motifs raisonnables de croire qu’il constitue un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.
(2) [Détention obligatoire] L’étranger nommé au certificat est mis en détention sans nécessité de mandat.
83. (1) [Contrôle des motifs de la détention] Dans les quarante‑huit heures suivant le début de la détention du résident permanent, le juge entreprend le contrôle des motifs justifiant le maintien en détention, l’article 78 s’appliquant, avec les adaptations nécessaires, au contrôle.
(2) [Comparutions supplémentaires] Tant qu’il n’est pas statué sur le certificat, l’intéressé comparaît au moins une fois dans les six mois suivant chaque contrôle, ou sur autorisation du juge.
(3) [Maintien en détention] L’intéressé est maintenu en détention sur preuve qu’il constitue toujours un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui ou qu’il se soustraira vraisemblablement à la procédure ou au renvoi.
84. (1) [Mise en liberté] Le ministre peut, sur demande, mettre le résident permanent ou l’étranger en liberté s’il veut quitter le Canada.
(2) [Mise en liberté judiciaire] Sur demande de l’étranger dont la mesure de renvoi n’a pas été exécutée dans les cent vingt jours suivant la décision sur le certificat, le juge peut, aux conditions qu’il estime indiquées, le mettre en liberté sur preuve que la mesure ne sera pas exécutée dans un délai raisonnable et que la mise en liberté ne constituera pas un danger pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui.
85. [Incompatibilité] Les articles 82 à 84 l’emportent sur les dispositions incompatibles de la section 6.
Examen des risques avant renvoi
Protection
112. (1) [Demande de protection] La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).
(2) [Exception] Elle n’est pas admise à demander la protection dans les cas suivants :
a) elle est visée par un arrêté introductif d’instance pris au titre de l’article 15 de la Loi sur l’extradition;
b) sa demande d’asile a été jugée irrecevable au titre de l’alinéa 101(1)e);
c) si elle n’a pas quitté le Canada après le rejet de sa demande de protection, le délai prévu par règlement n’a pas expiré;
d) dans le cas contraire, six mois ne se sont pas écoulés depuis son départ consécutif soit au rejet de sa demande d’asile ou de protection, soit à un prononcé d’irrecevabilité, de désistement ou de retrait de sa demande d’asile.
(3) [Restriction] L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :
a) il est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée;
b) il est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada punie par un emprisonnement d’au moins deux ans ou pour toute déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;
c) il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;
d) il est nommé au certificat visé au paragraphe 77(1).
Principe du non‑refoulement
115. (1) [Principe] Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.
(2) [Exclusion] Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.
(3) [Renvoi de réfugié] Une personne ne peut, après prononcé d’irrecevabilité au titre de l’alinéa 101(1)e), être renvoyée que vers le pays d’où elle est arrivée au Canada sauf si le pays vers lequel elle sera renvoyée a été désigné au titre du paragraphe 102(1) ou que sa demande d’asile a été rejetée dans le pays d’où elle est arrivée au Canada.
Pourvois accueillis avec dépens.
Procureurs de l’appelant Charkaoui : Doyon Morin, Montréal.
Procureurs de l’appelant Almrei : Jackman & Associates, Toronto.
Procureurs de l’appelant Harkat : Copeland, Duncan, Toronto.
Procureurs des intimés : Sous‑procureur général du Canada, Ottawa; Procureur général du Canada, Toronto et Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Amnistie internationale : McCarthy Tétrault, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Gregory P. DelBigio et Jason B. Gratl, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Waldman & Associates, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Greenspan, White, Toronto.
Procureur des intervenants le Conseil canadien pour les réfugiés, African Canadian Legal Clinic, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles et National Anti‑Racism Council of Canada : African Canadian Legal Clinic, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Fédération canado‑arabe : Roy Elliott Kim O’Connor, Toronto.
Procureurs des intervenants Canadian Council on American‑Islamic Relations et Canadian Muslim Civil Liberties Association : Bakerlaw, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs des intervenantes University of Toronto, Faculty of Law — International Human Rights Clinic et Human Rights Watch : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.