COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Personne désignée c. Vancouver Sun, [2007] 3 R.C.S. 253, 2007 CSC 43
Date : 20071011
Dossier : 30963
Entre :
Personne désignée et Procureur général du Canada au nom de l'État requérant
Appelants
c.
The Vancouver Sun, The Province, BCTV, Société Radio-Canada, CKNW,
CityTv et CTV, une division de Bell Globemedia Inc.
Intimés
‑ et ‑
Procureur général de l'Ontario et Law Society of British Columbia
Intervenants
Traduction française officielle: Motifs du juge Bastarache
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 66)
Motifs dissidents en partie :
(par. 67 à 156):
Le juge Bastarache (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
Le juge LeBel
______________________________
Personne désignée c. Vancouver Sun, [2007] 3 R.C.S. 253, 2007 CSC 43
Personne désignée et
procureur général du Canada au nom de l'État requérant Appelants
c.
The Vancouver Sun, The Province,
BCTV, Société Radio-Canada, CKNW, Citytv et
CTV, une division de Bell Globemedia Inc. Intimés
et
Procureur général de l'Ontario et
Law Society of British Columbia Intervenants
Répertorié : Personne désignée c. Vancouver Sun
Référence neutre : 2007 CSC 43.
No du greffe : 30963.
2007 : 24 avril; 2007 : 11 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour suprême de la colombie‑britannique
POURVOI contre un jugement de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, [2006] B.C.J. No. 3122 (QL), 2006 BCSC 1805, qui a accueilli une demande de communication des renseignements et des documents pertinents aux avocats et aux représentants des intimés. Pourvoi accueilli, le juge LeBel est dissident en partie.
Ian Donaldson, c.r., pour l'appelante la personne désignée.
Bernard Laprade et Cheryl D. Mitchell, pour l'appelant le procureur général du Canada.
Robert S. Anderson et Ludmila B. Herbst, pour les intimés The Vancouver Sun, The Province et BCTV.
Daniel W. Burnett et Heather E. Maconachie, pour l'intimée la Société Radio-Canada.
Michael A. Skene et Angus M. Gunn, Jr., pour l'intimée CTV, une division de Bell Globemedia Inc.
Personne n'a comparu pour les intimées CKNW et Citytv.
Christopher Webb, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Leonard T. Doust, c.r., et Michael A. Feder, pour l'intervenante Law Society of British Columbia.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein rendu par
Le juge Bastarache —
I. Introduction
1 L'information est au cur de tout système juridique. La police enquête sur les crimes et intervient en fonction des renseignements qu'elle obtient; les avocats et les témoins présentent des renseignements aux tribunaux; les jurys et les juges fondent leurs décisions sur ces renseignements; et ces décisions, rendues publiques par la presse populaire et la presse spécialisée, constituent le fondement du droit dans les causes ultérieures. Au Canada, comme dans toute société véritablement démocratique, on s'attend à ce que les débats judiciaires soient publics et à ce que le public ait accès à l'information. Toutefois, de temps à autre, la sécurité de personnes ou de groupes, le respect du droit à la vie privée et la protection de l'intégrité du système judiciaire dans son ensemble exigent que certains renseignements soient gardés secrets.
2 Sont en conflit en l'espèce deux principes fondamentaux du droit canadien qui constituent des approches diamétralement opposées au traitement de l'information dans notre système juridique. D'une part, suivant le principe de la publicité des débats judiciaires, notre Cour a reconnu à maintes reprises que les audiences sont censées être publiques. D'autre part, suivant la règle du privilège relatif aux indicateurs de police, un privilège qui existe depuis longtemps, l'identité d'un indicateur confidentiel ne peut être dévoilée que dans les circonstances les plus exceptionnelles.
3 En l'espèce, l'appelante, dont le nom ne peut être dévoilé, a informé le juge d'extradition (le masculin est utilisé pour désigner ce dernier), pendant une séance de l'instance d'extradition tenue à huis clos, qu'elle était un indicateur confidentiel de la police. Elle a alors demandé que le procureur général du Canada appelant, qui représentait l'État ayant demandé son extradition, lui communique certains renseignements. Informés de l'instance d'extradition, les intimés ont revendiqué le droit de publier les renseignements s'y rapportant et d'avoir accès aux informations que l'on prétend protégées par le privilège relatif aux indicateurs de police.
4 Notre Cour est appelée à déterminer la façon de respecter les droits protégés par le privilège revendiqué par la personne désignée, compte tenu des droits à la base du principe de la publicité des débats judiciaires, principe que les intimés ont invoqué pour faire valoir leur droit de publier les renseignements concernant l'instance. À mon avis, le privilège relatif aux indicateurs de police doit demeurer absolu. L'information susceptible de permettre l'identification d'un indicateur confidentiel ne peut être dévoilée, sauf si l'innocence de l'accusé est en jeu. Indubitablement d'une importance vitale dans notre système juridique et notre société, le principe de la publicité des débats judiciaires ne peut toutefois s'appliquer s'il porte fondamentalement atteinte au système de justice pénale. Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.
II. Historique des procédures judiciaires
5 Il s'agit d'un pourvoi contre une ordonnance rendue dans le cadre d'une audience d'extradition tenue par un juge de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, siégeant en tant que juge d'extradition (le « juge d'extradition »). (Sauf indication contraire, les faits sont repris de l'exposé des faits épuré figurant dans le dossier public des appelants, aux p. 105-109.) L'appelante, la personne désignée, accusée d'une infraction dans l'État requérant, faisait l'objet de l'audience d'extradition. Le procureur général du Canada, appelant, représentait l'État requérant à l'audience d'extradition.
6 À un moment donné pendant l'audience, la personne désignée a demandé au tribunal d'ordonner le huis clos pour la poursuite de l'instance. Le procureur général a consenti à cette demande et le juge d'extradition y a fait droit.
7 Au cours de l'audience à huis clos, la personne désignée a indiqué vouloir demander l'arrêt de la procédure d'extradition en invoquant une atteinte à ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. À l'appui de sa demande d'arrêt de la procédure, la personne désignée a révélé au juge d'extradition qu'elle était un indicateur confidentiel de la police et qu'elle avait fourni des renseignements aux autorités (au Canada ou dans l'État requérant). En outre, elle a déclaré au juge d'extradition qu'elle avait été accusée d'actes criminels dans l'État requérant, où son rôle d'indicateur confidentiel avait été communiqué à un complice, qui avait alors fourni d'autres renseignements compromettants à son égard, ce qui avait entraîné le dépôt de la demande d'extradition.
8 Pendant que l'instance se déroulait encore à huis clos, le juge d'extradition a demandé aux parties de lui présenter des observations sur l'opportunité de maintenir le huis clos. Le procureur général et la personne désignée ont tous deux plaidé en faveur du maintien du huis clos.
9 Le juge d'extradition a alors demandé l'aide d'un amicus curiae relativement aux questions suivantes :
[traduction]
(1) Quels intérêts généraux et considérations de principe favorisent l'examen de ces questions en audience publique, malgré les risques associés à la publicité des débats?
(2) Dans quelle mesure peut‑on autoriser les avocats des médias à examiner ces questions relatives au huis clos et, le cas échéant, quelles mesures devraient être prises pour protéger les droits de [la personne désignée]?
(3) Existe‑t‑il d'autres moyens de protéger les droits de [la personne désignée], notamment au moyen d'ordonnances d'interdiction de publication, compte tenu de leur utilité éventuelle et des risques en découlant?
(4) Si le huis clos est maintenu, de quelle façon la Cour peut‑elle rendre jugement sur la demande d'interdiction de communication présentée par [la personne désignée] et, éventuellement, sur sa demande d'arrêt de la procédure sans exposer [la personne désignée] à un risque inacceptable, tout en informant convenablement le public des questions en litige et en constituant un dossier judiciaire suffisamment étayé en cas d'appel ou d'examen par le ministre advenant le prononcé d'un arrêté d'extradition?
([2006] B.C.J. No. 3122 (QL), 2006 BCSC 1805, par. 25)
Tous les documents et pièces dont le tribunal était saisi ainsi que la transcription de tous les débats tenus à huis clos ont été fournis à l'amicus curiae, qui a ensuite présenté ses observations au juge d'extradition. En voici le résumé :
[traduction]
(1) le processus contradictoire est le cadre le plus indiqué et le plus efficace pour régler les questions relatives à l'opportunité du maintien du huis clos, pourvu que des mesures adéquates soient prises pour protéger l'identité de la personne désignée jusqu'au règlement de ces questions dans le cadre du processus contradictoire;
(2) puisqu'il ne peut participer au processus contradictoire, l'amicus curiae a recommandé qu'un avis de la procédure tenue à huis clos soit donné aux avocats qui ont représenté des médias locaux et nationaux dans le cadre d'instances judiciaires antérieures en Colombie‑Britannique portant sur des ordonnances d'interdiction de publication, sous réserve des engagements nécessaires de leur part et des ordonnances de protection des droits de la personne désignée. [par. 27]
10 À la lumière des observations faites par l'amicus curiae, le juge d'extradition a demandé, par lettre adressée à un certain nombre d'avocats représentant certains médias, qu'ils assistent à une audience tenue à une date déterminée, après avoir déposé un engagement de confidentialité et un engagement de ne pas communiquer à leurs clients les renseignements obtenus à l'audience. Un certain nombre d'avocats des médias — y compris les avocats de tous les intimés en l'espèce — ont assisté à l'audience. Le juge d'extradition a ensuite ordonné la tenue d'une autre audience au cours de laquelle il entendrait les observations sur [traduction] « les questions relatives au huis clos » (par. 28) et à la pondération du privilège et du droit des médias et du public à la publicité des débats judiciaires. Malgré l'opposition vigoureuse des avocats des deux appelants, le juge d'extradition a permis aux avocats des médias de dévoiler la teneur de l'audience à leurs clients, mais a rendu une ordonnance restreinte d'interdiction de publication visant l'instance.
11 À l'audience suivante, le juge d'extradition a entendu les observations du procureur général, de la personne désignée et des intimés concernant l'étendue du privilège revendiqué. Il a conclu que [traduction] « la règle du privilège relatif aux indicateurs de police ne commande pas automatiquement le huis clos » (par. 48) et que la décision de procéder à huis clos « doit être prise en conformité avec les principes établis dans les arrêts Dagenais, Mentuck et Vancouver Sun (Re) » (par. 48). Le juge d'extradition a donné aux médias l'autorisation de publier le fait que le tribunal avait entendu l'affaire à huis clos et avait jugé nécessaire de poursuivre les procédures à huis clos.
12 Le juge d'extradition a ensuite entendu des observations concernant les documents qui seraient communiqués aux avocats des intimés et à certains représentants des intimés à titre provisoire, afin que ceux‑ci puissent préparer avec leurs avocats leurs observations sur l'applicabilité du critère énoncé dans les arrêts Dagenais et Mentuck et sur la nécessité, à la lumière de ce critère, de tenir à huis clos l'audience d'extradition de la personne désignée. Les intimés ont de plus demandé une ordonnance les autorisant, après le dépôt de leurs engagements de non‑communication, à passer en revue les documents préparés par l'amicus curiae.
13 Le juge d'extradition a fait droit à cette demande et a rendu une ordonnance autorisant les avocats des intimés ainsi que certains représentants de chaque intimé à passer en revue les documents de l'amicus curiae, sous réserve du dépôt par chacun d'un engagement de confidentialité.
14 C'est cette ordonnance, encore en sursis, que les appelants contestent devant notre Cour.
III. Analyse
15 Sont en jeu en l'espèce deux principes importants qui semblent fondamentalement opposés. La règle du privilège relatif aux indicateurs de police interdit de façon presque absolue la communication de tout renseignement susceptible de permettre l'identification d'un indicateur confidentiel. Suivant le principe de la publicité des débats judiciaires par contre, le public doit dans la mesure du possible avoir accès aux renseignements fournis aux tribunaux judiciaires. Comment peut‑on concilier ces deux principes? Pour répondre à cette question, j'examinerai chacun à tour de rôle. Cette analyse débouchera sur une démarche type qui servira de guide aux juges dans des situations analogues.
A. Privilège relatif aux indicateurs de police
16 Le travail des policiers et le système de justice pénale dans son ensemble sont, dans une certaine mesure, tributaires de l'initiative des indicateurs confidentiels. Ainsi, il est depuis longtemps reconnu en droit que les personnes choisissant de servir d'indicateur confidentiel doivent être protégées des représailles possibles. Le privilège relatif aux indicateurs de police est la règle de droit qui empêche l'identification, en public ou en salle d'audience, des personnes qui fournissent à titre confidentiel des renseignements concernant des matières criminelles. Cette protection encourage par ailleurs les indicateurs éventuels à collaborer avec le système de justice pénale.
17 Dans l'arrêt R. c. Hunter (1987), 57 C.R. (3d) 1 (C.A. Ont.), p. 5-6, le juge Cory (plus tard juge de notre Cour) a fait un résumé utile de cette règle et son résumé a été repris par la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans les motifs qu'elle a rédigés dans l'arrêt R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281, par. 9 :
[traduction] La règle interdisant la divulgation de renseignements susceptibles de permettre d'établir l'identité d'un indicateur existe depuis très longtemps. Elle trouve son origine dans l'acceptation de l'importance du rôle des indicateurs dans le dépistage et la répression du crime. On a reconnu que les citoyens ont le devoir de divulguer à la police tout renseignement qu'ils peuvent détenir relativement à la perpétration d'un crime. Les tribunaux ont réalisé très tôt l'importance de dissimuler l'identité des indicateurs, à la fois pour assurer leur propre sécurité et pour encourager les autres à divulguer aux autorités tout renseignement concernant un crime. La règle a été adoptée en vue de réaliser ces objectifs. [Je souligne.]
18 Ce passage fait utilement ressortir le double objectif sur lequel repose la règle du privilège relatif aux indicateurs de police. L'interdiction de dévoiler l'identité de l'indicateur sert non seulement à protéger l'indicateur de représailles possibles, mais aussi à envoyer aux indicateurs éventuels le message que leur identité sera elle aussi protégée. Sans minimiser l'importance de la protection particulière assurée par la règle à un indicateur donné, il nous faut mettre l'accent sur la protection générale que la règle assure à tous les indicateurs, antérieurs et actuels.
19 Cette protection générale revêt une telle importance que l'application de la règle du privilège relatif aux indicateurs de police écarte le pouvoir discrétionnaire des juges de première instance. La juge McLachlin s'est exprimée ainsi dans l'arrêt Leipert au par. 12 :
Le privilège relatif aux indicateurs de police revêt une telle importance qu'une fois qu'ils ont conclu à son existence, les tribunaux ne peuvent pas soupeser l'avantage qui en découle en fonction de facteurs compensatoires . . . [Je souligne.]
20 Notre Cour est arrivée à une conclusion dans le même sens dans l'arrêt Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, p. 93, en affirmant que l'application de la règle « ne relève en rien de la discrétion du juge car c'est une règle juridique d'ordre public qui s'impose au juge ».
21 Ainsi, un tribunal n'a aucun pouvoir discrétionnaire relativement au privilège; il est tenu de protéger l'identité de l'indicateur. En fait, le devoir du tribunal de ne pas enfreindre ce privilège est le même que celui de la police ou du ministère public.
22 Il faut souligner ici que les raisons qui justifient l'existence du privilège ne permettent pas que l'on évalue au cas par cas le maintien ou la portée du privilège en fonction des risques auxquels pourrait s'exposer l'indicateur. Le privilège relatif aux indicateurs de police est un privilège générique s'appliquant chaque fois que la présence d'un indicateur confidentiel est établie.
23 Dès lors que l'existence du privilège est démontrée, le tribunal a l'obligation d'appliquer la règle. C'est parce qu'elle revêt un caractère non discrétionnaire que la règle du privilège relatif aux indicateurs de police est qualifiée d'« absolue » : voir R. W. Hubbard, S. Magotiaux et S. M. Duncan, The Law of Privilege in Canada (feuilles mobiles), p. 2‑7. Le ministère public a une obligation semblable : le privilège « appartient » tant au ministère public qu'à l'indicateur lui‑même, de sorte que le ministère public n'a pas le droit de révéler l'identité de l'indicateur : Leipert, par. 15.
24 Le présent pourvoi revêt un caractère tout à fait exceptionnel. Habituellement, l'indicateur n'est pas une partie à l'instance et ne sera pas cité comme témoin. Le ministère public ne présentera pas ses éléments de preuve. Les renseignements confidentiels sont utilisés par la police dans le cadre de son enquête et mènent à l'obtention des éléments de preuve qui seront présentés de la manière habituelle. La question du privilège relatif aux indicateurs de police est plus susceptible de se poser indirectement lors du procès, par exemple lorsque l'avocat veut contre‑interroger un témoin du ministère public pour savoir s'il est ou a été indicateur confidentiel, ou lorsqu'un policier est interrogé sur les raisons qui l'ont amené à prendre une certaine mesure et qu'il invoque alors le privilège relatif aux indicateurs de police. S'il dévoile son identité, l'indicateur laisse généralement entendre qu'il souhaite renoncer au privilège. Il n'aurait pas pu en être ainsi dans le présent contexte toutefois. En l'espèce, la personne désignée s'est manifestée dans le but exprès de faire respecter l'entente de confidentialité qu'elle avait conclue. Le juge d'extradition a eu tort de conclure que la personne désignée avait violé le privilège en se manifestant. La décision du juge relative à la renonciation est peut‑être attribuable aux circonstances peu ordinaires de l'affaire et à l'absence d'un précédent clair pour le guider.
25 De plus, l'indicateur lui‑même ne peut décider unilatéralement de « renoncer » au privilège. Selon les auteurs de The Law of Evidence in Canada, à la p. 883, [traduction] « [l]e privilège appartient à la fois au ministère public et à l'indicateur et, partant, l'indicateur ne peut prendre seul la décision d'y renoncer, ni non plus une partie en matière civile » : J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999) (en italique dans l'original). Au Royaume‑Uni, les tribunaux ont conclu qu'un juge peut refuser de dévoiler l'identité d'un indicateur, même si ce dernier lui présente une demande expresse en ce sens : voir Powell c. Chief Constable of North Wales Constabulary, [1999] E.W.J. No. 6844 (QL) (C.A.), et Savage c. Chief Constable of Hampshire, [1997] 1 W.L.R. 1061 (C.A.).
26 Outre son caractère absolu et non discrétionnaire, la règle est d'application extrêmement large. Elle s'applique à l'identité de tout indicateur de police, qu'il soit ou non présent et même s'il est lui‑même un témoin. Elle s'applique tant à la preuve documentaire qu'aux témoignages de vive voix : Sopinka, Lederman et Bryant, p. 882‑883. Elle s'applique en matières pénales et civiles. L'obligation de garder secrète l'identité des indicateurs est imposée aux policiers, au ministère public, aux avocats et aux juges : Hubbard, Magotiaux et Duncan, p. 2‑2. La règle offre également une protection très étendue. Tous les renseignements susceptibles de permettre l'identification d'un indicateur sont protégés par le privilège. Ainsi, la protection ne vise pas uniquement le nom de l'indicateur de police, mais aussi tous les renseignements susceptibles de servir à l'identifier.
27 La règle du privilège relatif aux indicateurs de police n'admet qu'une seule exception : elle peut être écartée si cette mesure est nécessaire pour démontrer l'innocence de l'accusé dans une procédure pénale (il n'y a pas d'exception à la règle en matière civile). Suivant l'exception relative à la démonstration de l'innocence de l'accusé, « la preuve doit révéler l'existence d'un motif de conclure que la divulgation de l'identité de l'indicateur est nécessaire pour démontrer l'innocence de l'accusé » : Leipert, par. 21. Il y a lieu de souligner que l'exception s'applique uniquement s'il existe des preuves étayant une telle conclusion; les simples conjectures ne suffisent pas : Sopinka, Lederman et Bryant, p. 884. L'exception s'applique uniquement dans les cas où la divulgation de l'identité de l'indicateur de police est le seul moyen pour l'accusé de faire la preuve de son innocence : R. c. Brown, [2002] 2 R.C.S. 185, 2002 CSC 32, par. 4.
28 Dans l'arrêt Leipert, notre Cour a clairement établi que la démonstration de l'innocence de l'accusé est la seule exception à la règle du privilège relatif aux indicateurs de police. Ne sont admis comme exception à la règle ni le droit à une défense pleine et entière, ni le droit à la communication de la preuve au titre de l'arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. D'ailleurs, dans l'arrêt Leipert, notre Cour a laissé entendre, au par. 24, que le privilège relatif aux indicateurs de police en tant que règle absolue, sous réserve uniquement de l'exception relative à la démonstration de l'innocence, est conforme aux dispositions de la Charte portant sur le droit à un procès équitable :
Dans la mesure où des règles et privilèges empêchent une personne innocente d'établir son innocence, ils doivent céder le pas au droit à un procès équitable garanti par la Charte. Or, la règle de common law du privilège relatif aux indicateurs de police ne contrevient pas à ce principe. Dès son origine, la règle a reconnu la priorité du principe de droit selon lequel [traduction] « il ne faut pas condamner un innocent lorsqu'il est possible de prouver son innocence », en permettant de faire exception au privilège dans le cas où l'innocence d'une personne est en jeu : Marks c. Beyfus [(1890), 25 Q.B.D. 494 (C.A.)]. Il n'est donc pas étonnant que notre Cour ait, à maintes reprises, décrit le privilège relatif aux indicateurs de police comme un exemple du principe de droit voulant qu'on ne doive pas condamner une personne innocente, plutôt que comme une dérogation à ce principe.
29 Par souci de clarté, j'estime utile à ce moment d'expliquer l'état du droit en ce qui concerne quelques « autres » exceptions à la règle du privilège relatif aux indicateurs de police qui ont été invoquées devant nous. Comme je l'ai déjà indiqué, l'exception relative à la démonstration de l'innocence de l'accusé est la seule véritable exception au privilège relatif aux indicateurs de police : Leipert. Toutes les autres prétendues exceptions à la règle constituent, en fait, soit des cas d'application de l'exception relative à la démonstration de l'innocence, soit des cas où le privilège ne s'applique pas réellement. Par exemple, les cas où l'indicateur de police est un témoin essentiel d'un crime sont visés par l'exception relative à la démonstration de l'innocence : R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, p. 996. Le privilège ne s'applique pas à la personne qui, en plus d'être un indicateur de police, a agi comme agent provocateur : R. c. Davies (1982), 1 C.C.C. (3d) 299 (C.A. Ont.); Hubbard, Magotiaux et Duncan, p. 2‑28. De même, l'exception relative à la démonstration de l'innocence peut s'appliquer dans les cas où l'art. 8 de la Charte est invoqué pour plaider qu'une fouille ou une perquisition n'était pas fondée sur des motifs raisonnables : Scott. Ainsi, comme je l'ai mentionné, l'exception relative à la démonstration de l'innocence d'un accusé est la seule exception au privilège, une fois son existence reconnue. Toutes les autres soi‑disant exceptions ne constituent en fait que l'application de cette seule véritable exception : Scott, p. 996; D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (4e éd. 2005), p. 254.
30 En conclusion, la justification générale de la règle du privilège relatif aux indicateurs de police exige un privilège extrêmement large et impératif. Une fois que le juge du procès est convaincu de l'existence du privilège, toute divulgation de l'identité de l'indicateur est absolument interdite. Mise à part l'exception relative à la démonstration de l'innocence de l'accusé, la règle jouit d'une protection absolue. La justification du privilège ne peut faire l'objet d'une évaluation au cas par cas. Le privilège assure la protection de tous les renseignements susceptibles de permettre l'identification de l'indicateur de police, et ni le ministère public ni le tribunal n'ont le moindre pouvoir discrétionnaire de communiquer ces renseignements dans une instance, en aucun temps.
B. Principe de la publicité des débats judiciaires
31 Le « principe de la publicité des débats en justice » est une « caractéristique d'une société démocratique », comme notre Cour l'a déclaré dans l'arrêt Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43, par. 23. Comme notre Cour l'a signalé dans cet arrêt, ce principe « est depuis longtemps reconnu comme une pierre angulaire de la common law » (par. 24) et figure au nombre de nos principes de droit depuis les arrêts Scott c. Scott, [1913] A.C. 417 (H.L.), et Ambard c. Attorney‑General for Trinidad and Tobago, [1936] A.C. 322 (C.P.), dans lequel lord Atkin s'est exprimé ainsi à la p. 335 : [traduction] « La justice ne se rend pas derrière des portes closes ». « La publicité est le souffle même de la justice. Elle est la plus grande incitation à l'effort et la meilleure des protections contre l'improbité » (J. H. Burton, dir., Benthamiana : or, Select Extracts from the Works of Jeremy Bentham (1843), p. 115).
32 La publicité des débats judiciaires présente plusieurs avantages distincts. L'accès du public aux tribunaux offre à toute personne qui le souhaite la possibilité de constater « que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit » : Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480 (« Société Radio‑Canada »), par. 22. La publicité des débats judiciaires favorise l'indépendance et l'impartialité des tribunaux. S'il y a apparence de justice, il est alors plus probable que justice soit rendue. La publicité des débats constitue « l'élément principal » de la légitimité du processus judiciaire : Vancouver Sun, par. 25.
33 Outre son rôle de longue date comme règle de common law inhérente à la primauté du droit, le principe de la publicité des débats judiciaires est d'autant plus important qu'il est manifestement lié à la liberté d'expression, garantie à l'al. 2b) de la Charte. Dans le contexte du présent pourvoi, il importe de noter que l'al. 2b) dispose que l'État ne doit pas empêcher les particuliers « d'examiner et de reproduire les dossiers et documents publics, y compris les dossiers et documents judiciaires » (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1338, citant Nixon c. Warner Communications, Inc., 435 U.S. 589 (1978), p. 597). Le juge La Forest ajoute au par. 24 de l'arrêt Société Radio‑Canada que « [p]our que la presse exerce sa liberté d'informer le public, il est essentiel qu'elle puisse avoir accès à l'information » (je souligne). L'alinéa 2b) protège également le droit de la presse d'assister aux instances judiciaires (Société Radio‑Canada, par. 23; Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 53).
34 Revenant à notre examen du principe de la publicité des débats judiciaires, je constate qu'il s'agit manifestement d'un principe général s'appliquant à toutes les procédures judiciaires. Ce principe est reconnu dans la jurisprudence depuis que notre Cour a rendu les arrêts Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442, 2001 CSC 76. Dans ces arrêts, notre Cour a élaboré un critère — couramment appelé le critère des arrêts Dagenais/Mentuck — « afin de pondérer la liberté d'expression avec d'autres droits et intérêts, incorporant ainsi l'essence de la pondération selon le critère de l'arrêt Oakes » : Vancouver Sun, par. 28. Le critère comporte deux volets, qui reprennent les étapes de l'analyse de l'article premier relatives à l'atteinte minimale et à la proportionnalité énoncées dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Le critère a été formulé au par. 23 de l'arrêt Mentuck.
35 Toutefois, il n'est pas nécessaire d'analyser en profondeur le critère des arrêts Dagenais/Mentuck. Comme la Cour l'a clairement indiqué dans Dagenais, p. 874-875, le critère devait uniquement s'appliquer à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Cette interprétation du critère a été réaffirmée dans l'arrêt Vancouver Sun, par. 31, où les juges Iacobucci et Arbour ont étendu l'application du critère, élaboré dans le contexte des interdictions de publication d'ordre discrétionnaire (en cause dans les arrêts Dagenais et Mentuck) pour qu'il « s'applique également chaque fois que le juge de première instance exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d'expression de la presse durant les procédures judiciaires » (je souligne).
36 Le critère des arrêts Dagenais/Mentuck est d'application très large, mais il faut veiller à ne pas en étendre la portée au‑delà des limites voulues. Il n'a jamais été question de l'appliquer à toutes les mesures visant à restreindre la liberté d'expression devant les tribunaux. Le critère devait manifestement s'appliquer uniquement à l'exercice du pouvoir discrétionnaire et ce, dès son élaboration dans l'arrêt Dagenais, où le juge en chef Lamer a déclaré ce qui suit aux p. 874‑875 :
La contestation d'une interdiction de publication peut prendre différentes formes, suivant la nature de l'opposition à l'interdiction. Si, aux termes d'une disposition législative, le juge doit rendre une ordonnance de non‑publication, toute opposition à cette ordonnance devrait prendre la forme d'une contestation de la disposition législative, fondée sur la Charte. De même, si une règle de common law contraint un juge ou l'autorise à rendre une ordonnance de non‑publication qui viole des droits garantis par la Charte d'une façon qui n'est pas raisonnable et qui ne peut se justifier dans une société libre et démocratique, toute opposition à cette ordonnance devrait revêtir la forme d'une contestation de la règle de common law, fondée sur la Charte. [Souligné dans l'original.]
37 Il devrait désormais clairement ressortir de l'examen de la règle du privilège relatif aux indicateurs de police que c'est de cette dernière situation dont notre Cour est saisie en l'espèce. Les arrêts Dagenais/Mentuck, dans la mesure où ce courant jurisprudentiel constitue désormais le « critère » devant servir de fondement à l'application du principe de la publicité des débats judiciaires dans le cas de l'exercice par les tribunaux de leur pouvoir discrétionnaire, ne s'appliquent pas au privilège revendiqué en l'espèce. La règle du privilège relatif aux indicateurs de police ne confère pas au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de rendre une ordonnance d'interdiction de publication. Bien au contraire. Lorsque le juge du procès conclut à l'existence d'un privilège relatif aux indicateurs de police, alors, comme la Cour l'a déclaré dans l'arrêt Bisaillon c. Keable, p. 93, « [s]on application ne relève en rien de la discrétion du juge car c'est une règle juridique d'ordre public qui s'impose au juge ».
C. Secret et transparence
38 En l'espèce, on affirme que la règle du privilège relatif aux indicateurs de police est discrétionnaire et que les juges ont le pouvoir de déterminer, dans chaque cas, si la protection du privilège exige le huis clos.
39 Cette proposition est inacceptable. La règle du privilège relatif aux indicateurs de police est impérative (sous réserve seulement de l'exception de la « démonstration de l'innocence de l'accusé »). Accorder aux juges du procès un vaste pouvoir discrétionnaire leur permettant de déterminer si le privilège relatif aux indicateurs de police doit être protégé minerait les fins de cette règle. La règle impérative du privilège relatif aux indicateurs de police se justifie en partie parce qu'elle encourage les indicateurs éventuels à se manifester et à dénoncer les crimes, confiants que leur identité sera protégée. Une règle qui accorderait aux juges du procès le pouvoir de déterminer dans chaque cas si le privilège de l'indicateur doit être protégé aurait pour effet de décourager les indicateurs éventuels de se manifester, ce qui anéantirait ainsi l'utilité du privilège et porterait un grand coup aux enquêtes policières.
40 Même si un juge ne peut à sa discrétion refuser d'appliquer la règle du privilège relatif aux indicateurs de police, nous devons, afin d'assurer le respect du principe de la publicité des débats judiciaires, veiller à ce qu'il produise son effet dans toute la mesure du possible en exigeant que le privilège relatif aux indicateurs de police s'applique uniquement aux renseignements réellement susceptibles de révéler l'identité de l'indicateur; tous les autres renseignements sur l'instance demeureraient des renseignements pouvant être publiés en application du principe de la publicité des débats judiciaires. Par conséquent, l'indicateur n'a qu'à indiquer que l'audience doit se dérouler à huis clos. Il n'est pas tenu de justifier sa demande à ce moment parce que son rôle d'indicateur de police constitue la question même qui sera tranchée à huis clos à la première étape, c'est‑à‑dire à l'étape où le juge doit décider si un privilège existe.
41 C'est donc dire, plus concrètement, que s'il conclut à l'existence du privilège relatif aux indicateurs de police, le juge du procès doit avoir le pouvoir de tenir toute la procédure à huis clos. Toutefois, il ne devrait prendre une telle mesure qu'en dernier ressort. Le juge doit prendre toutes les mesures possibles pour assurer au public l'accès le plus complet aux débats et ne restreindre la communication et la publication de renseignements que si ces renseignements sont susceptibles de révéler l'identité de l'indicateur.
42 Cette approche est conforme à la démarche retenue dans les arrêts Dagenais et Mentuck à l'égard du principe de la publicité des débats judiciaires. Comme je l'ai déjà fait remarquer (au par. 35), le critère énoncé dans ces arrêts visait en particulier à établir l'équilibre entre le principe de la publicité des débats judiciaires et les exigences de confidentialité dans les cas où les juges exercent leur pouvoir discrétionnaire. En d'autres termes, il s'agit d'un cas d'application du principe de la publicité des débats judiciaires à une cause assujettie au secret. Il n'en est pas ainsi en l'espèce : si l'exigence de confidentialité découle de l'application de la règle du privilège relatif aux indicateurs de police et ne laisse aucun pouvoir discrétionnaire au juge, le critère des arrêts Dagenais/Mentuck ne s'applique pas.
43 En l'espèce, le juge de première instance a décidé que la règle de common law exigeant une interdiction de publication était discrétionnaire. Il a donc rendu sa décision à l'égard de la demande de la personne désignée comme si le critère des arrêts Dagenais/Mentuck s'appliquait. En toute déférence, il a commis une erreur à cet égard. En conséquence, les parties ont choisi de ne pas invoquer la Charte pour contester une règle de common law impérative, et nous ne sommes pas saisis d'une contestation fondée sur la Charte.
44 Il n'est pas facile de décrire dans l'abstrait toutes les situations dans lesquelles il peut y avoir conflit entre le principe de la publicité des débats judiciaires et le privilège relatif aux indicateurs de police. Comme je l'ai indiqué précédemment, le privilège relatif aux indicateurs de police est le plus souvent revendiqué dans le contexte d'un procès criminel, lorsqu'un témoin du ministère public est contre‑interrogé au sujet de la source de certains renseignements ayant occasionné la tenue du procès. À mon sens, il n'est pas nécessaire à ce moment d'examiner l'application particulière du principe de la publicité des débats judiciaires dans de telles circonstances. En l'espèce, les faits soumis à notre Cour indiquent une situation différente et moins commune où le principe de la publicité des débats judiciaires doit permettre l'application du privilège relatif aux indicateurs de police. Afin d'illustrer clairement la façon de procéder, j'estime utile de décrire la démarche que doit suivre le juge saisi d'une cause faisant intervenir le privilège relatif aux indicateurs de police comme en l'espèce. La marche à suivre exposée ci‑après, bien qu'elle soit fonction des faits propres à l'espèce, pourra quand même servir d'exemple dans tous les cas où se pose une question de privilège relatif aux indicateurs de police; le tribunal pourra bien sûr modifier la démarche pour l'adapter à des faits différents.
D. La démarche
45 Dans le contexte d'une audience où une partie affirme être un indicateur confidentiel de la police, la relation entre la règle du privilège relatif aux indicateurs de police et le principe de la publicité des débats judiciaires doit à la fois permettre la protection de l'indicateur contre toute possibilité que son identité soit révélée et assurer, dans la mesure du possible, l'accès du public à la salle d'audience. Pour bien illustrer le moyen d'atteindre cet objectif, j'exposerai ci‑après une démarche à suivre dans un cas comme celui qui nous occupe où, dans une instance criminelle ou quasi criminelle, une personne dévoile au tribunal son rôle d'indicateur confidentiel.
46 Dans une telle instance, les parties seront la personne qui revendique le privilège et le procureur général du Canada (ou le ministère public). Si la personne souhaite revendiquer le rôle d'indicateur confidentiel, elle doit demander au juge de prononcer sans tarder l'ajournement et de poursuivre l'audition de l'affaire à huis clos. L'instance se poursuivra à huis clos en présence uniquement de cette personne et du procureur général afin que le juge détermine si la preuve est suffisante pour conclure que la personne est un indicateur confidentiel et, partant, qu'elle peut revendiquer le privilège.
47 Alors que le juge détermine si le privilège s'applique, la plus grande prudence s'impose en supposant que le privilège s'applique. Ainsi, aucun tiers ne peut être admis dans la salle d'audience sous aucun prétexte, et même la revendication du privilège de l'indicateur ne doit pas être révélée. Les seules parties admises à cette étape de l'instance sont la personne qui demande la protection au titre du privilège et le procureur général. Il incombe au juge à cette étape d'exiger que les parties lui présentent des preuves qui, tout compte fait, le convaincront que la personne est un indicateur confidentiel. Une fois établi par la preuve le rôle d'indicateur confidentiel de la personne, le privilège s'applique. Je ne saurais trop insister sur l'importance de ce dernier point. Le juge n'a pas le pouvoir de refuser d'appliquer le privilège : Bisaillon c. Keable, p. 93. Si la personne est un indicateur, le privilège s'applique pleinement.
48 De toute évidence, il faut tenir compte de la position plutôt délicate dans laquelle se trouve le juge : il tient une audience à huis clos dans laquelle les deux parties — le présumé indicateur et le procureur général — plaident souvent toutes les deux dans le même sens. (Le procureur général pourrait, bien entendu, contester la revendication du privilège.) Le cas échéant, le caractère non contradictoire de l'instance à cette étape peut être source de préoccupation. Par conséquent, dans certains cas, il serait loisible au juge de nommer un amicus curiae qui l'aiderait à déterminer si la preuve permet de conclure que la personne est un indicateur confidentiel. Toutefois, l'amicus curiae doit être investi d'un mandat précis, et son rôle ne peut dépasser les limites de cette analyse des faits. Les questions de droit revêtent une toute autre nature. Le juge seul détermine, en droit, s'il est en présence d'un indicateur confidentiel et si le privilège de l'indicateur s'applique. Dans cette affaire, le juge a demandé à l'amicus curiae de se prononcer sur l'étendue du privilège. En outre, étant donné l'importance que revêt la protection de l'identité de l'indicateur confidentiel, le juge doit veiller, s'il estime que l'aide d'un amicus curiae est requise, à ne lui fournir que les renseignements dont il a absolument besoin pour déterminer si le privilège s'applique. Vu le mandat confié à l'amicus curiae dans cette affaire, sa nomination était manifestement inappropriée.
49 Les procédures menant à la décision que le privilège s'applique ou non se déroulent à huis clos. Les seules parties ayant alors qualité pour agir sont le procureur général et la personne qui revendique le privilège, de même que l'amicus curiae investi du mandat susmentionné dans les situations inusitées où le juge estime sa participation nécessaire. Aucune autre partie n'est autorisée à participer à cette étape de l'instance. Il en est ainsi tout simplement parce que, pour décider si le privilège s'applique, il suffit de déterminer si la personne est effectivement un indicateur confidentiel — je répète qu'il n'y pas d'intérêts juridiques ou de droits opposés à mettre en balance — et aucune autre personne ne peut présenter d'arguments utiles à cet égard. Qui plus est, donner à des tiers qualité pour agir à cette étape ne ferait qu'accroître inutilement le risque que l'identité de l'indicateur confidentiel soit dévoilée.
50 Une fois qu'il a conclu à l'existence d'un privilège relatif aux indicateurs de police, le juge doit poursuivre l'audition de l'affaire sans porter atteinte à ce privilège par la communication de tout renseignement susceptible de permettre l'identification de l'indicateur confidentiel, tout en protégeant et en favorisant les valeurs sur lesquelles repose le principe de la publicité des débats judiciaires.
51 Lorsqu'il détermine la façon appropriée de protéger le privilège relatif aux indicateurs de police et d'appliquer le principe de la publicité des débats judiciaires, le juge doit trouver une façon de limiter l'atteinte à ces principes. Il peut à cette étape permettre à des personnes ou des organismes autres que le procureur général et l'indicateur de présenter des observations. Il en est ainsi, bien sûr, parce que le procureur général et l'indicateur confidentiel plaideront énergiquement en faveur de la non‑communication de tous les renseignements se rapportant à l'instance, écartant tout bénéfice du débat contradictoire. Bien sûr, la protection des renseignements auxquels s'attache le privilège imposera des limites à la communication de renseignements, mais la protection du principe de la publicité des débats judiciaires exige la communication de tous les renseignements nécessaires à la présentation d'observations utiles et qui peuvent être communiqués sans qu'il soit porté atteinte au privilège. Par conséquent, la qualité pour agir peut à cette étape être reconnue à des personnes ou à des organismes dont les observations porteront sur l'importance de ne pas étendre outre mesure la portée du privilège relatif aux indicateurs de police et qui proposeront des moyens d'atteindre cet objectif dans le contexte de l'affaire.
52 Un juge qui constate l'existence du privilège relatif aux indicateurs de police devrait, s'il estime qu'il est dans l'intérêt de la justice de donner avis de l'instance dans laquelle ce privilège a été revendiqué, afficher dans un lieu public — idéalement sur support papier au palais de justice ainsi que par voie électronique dans Internet — un avis adressé à toutes les parties intéressées. Le plus souvent, les personnes ou organismes seront bien entendu des médias.
53 La décision d'afficher un avis concernant l'instance relève de la discrétion du juge. En d'autres termes, nul n'a le droit, d'ordre constitutionnel ou autre, d'être informé de toutes les instances dans lesquelles est revendiqué le privilège relatif aux indicateurs de police. Il en est ainsi pour une raison bien pratique : il n'y a pas de différence réelle, s'agissant du principe de la publicité des débats judiciaires, entre une situation où il existe un privilège relatif aux indicateurs de police et toute autre situation où une partie de l'instance est tenue à huis clos, soit parce que la victime d'agression sexuelle est un enfant, soit parce que le privilège du secret professionnel de l'avocat a été invoqué. Il ne serait ni praticable ni raisonnable de s'attendre à ce que, chaque fois qu'il procède à huis clos, le juge ait l'obligation de publier un avis d'instance tenue à huis clos et d'inviter tout un chacun à présenter des observations sur l'opportunité du huis clos. Le juge ne devrait pas non plus choisir les intervenants « dignes ».
54 Le juge conserve plutôt le pouvoir discrétionnaire de décider s'il doit ou non donner avis au public de la tenue à huis clos de l'instance faisant intervenir le privilège relatif aux indicateurs de police. L'exercice de ce pouvoir discrétionnaire sera fonction des circonstances, par exemple si le titulaire du privilège est présent à l'audience et y intervient activement, comme cela s'est produit en l'espèce. Que le juge donne avis de l'audience à huis clos ou que les médias en apprennent l'existence autrement (ce qui peut certainement se produire), l'étape suivante consiste pour le juge à entendre les observations afin de déterminer dans quelle mesure une audience à huis clos est nécessaire. C'est à cette étape que les médias obtiennent l'autorisation de présenter des observations sur la façon d'assurer le respect du privilège relatif aux indicateurs de police tout en portant atteinte le moins possible au principe de la publicité des débats judiciaires.
55 Le juge doit se demander s'il est justifié d'imposer le huis clos à l'ensemble de la procédure parce que seul le huis clos permettra d'assurer le respect adéquat du privilège relatif aux indicateurs de police, ou s'il est possible d'offrir une protection suffisante par d'autres moyens, notamment en tenant une partie de l'instance à huis clos. Le principe directeur à cette étape devrait toujours rester le suivant : le juge doit favoriser dans toute la mesure possible la publicité des débats judiciaires sans risquer une violation du privilège relatif aux indicateurs de police. Ce principe vise à assurer le respect absolu du privilège relatif aux indicateurs de police tout en limitant l'atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires.
56 À cette étape de l'instance, les personnes ayant qualité pour agir — au nombre desquelles figurent désormais le procureur général, l'indicateur confidentiel et les représentants des médias — présentent des observations sur l'application de ce principe directeur compte tenu des faits de l'espèce. Le résultat retenu dépendra évidemment des faits de l'espèce, mais certains paramètres sont clairs. À la limite, il est possible que l'affaire doive être entendue entièrement à huis clos. Ou à l'opposé, il est possible que le lien entre les faits de l'affaire et le statut d'indicateur confidentiel de l'indicateur soit suffisamment ténu pour que l'audience se déroule dans une large mesure en public sans risque de communication de renseignements susceptibles de permettre l'identification de l'indicateur. Dans le cas le plus extrême, il pourrait ne pas être nécessaire du tout de procéder à huis clos, et l'indicateur de police pourrait même assister à l'audience publique, caché derrière un écran. Entre ces deux situations opposées se trouve, à mon avis, le cas typique, c'est‑à‑dire le cas où l'instance se déroule en partie à huis clos — notamment pour les parties comportant un risque de dévoiler l'identité de l'indicateur —, et en partie en audience publique — notamment lorsqu'il n'existe pas de possibilité que l'identité de l'indicateur soit dévoilée, vraisemblablement pendant la présentation de nombreux arguments juridiques.
57 Il est impossible de savoir, dans l'abstrait, comment ces deux principes seront respectés; les juges doivent appliquer les principes directeurs susmentionnés avec discernement, veiller à ce que l'identité de l'indicateur de police soit toujours protégée et tenter de favoriser la publicité des débats judiciaires dans ce contexte.
58 Une question se pose : à la suite d'un avis ou par leurs propres moyens, les médias peuvent à l'occasion apprendre la tenue d'une audience et s'y présenter pour faire des observations sur la procédure à suivre dans un cas donné. Le cas échéant, quels documents peuvent être remis aux médias pour leur permettre de présenter des observations? Comme dans le cas de l'amicus curiae dont il est question ci‑dessus (au par. 48), le juge doit faire preuve d'une extrême prudence pour ce qui est des renseignements fournis aux médias. L'information doit se limiter aux seuls renseignements qui ne permettent pas d'identifier l'indicateur et qui peuvent servir de fondement général à leurs observations sur la mesure dans laquelle les débats seront publics; aucun renseignement susceptible de permettre l'identification de l'indicateur ne peut être communiqué aux médias en aucun cas. Il s'agirait d'une violation du privilège relatif aux indicateurs de police et une telle décision ne relève pas du juge. À cette étape, il faut transmettre le moins de renseignements possibles, seuls ceux qui sont essentiels à la formulation d'arguments juridiques utiles au juge.
59 Qui plus est, dans certaines circonstances, il conviendrait de transmettre ces renseignements non pas aux membres eux‑mêmes des médias qui souhaitent présenter des observations, mais plutôt à leurs avocats seulement, en leur qualité d'officiers de justice. Puisque les renseignements transmis se limiteront toujours à ceux qui ne permettent pas l'identification de l'indicateur, il pourrait ne pas être préjudiciable dans certains cas de permettre aux membres des médias eux‑mêmes de prendre connaissance de ces renseignements. Toutefois, le juge conserve son pouvoir discrétionnaire à cet égard, puisqu'il est possible que le seul moyen de protéger le privilège, du fait de la nature délicate des renseignements, soit de limiter leur communication aux avocats seulement. Le cas échéant, pour avoir accès aux renseignements, les avocats des médias devront accepter d'être liés par une ordonnance judiciaire de non‑communication des renseignements à leurs clients ou à toute autre personne jusqu'à ce que le tribunal se prononce sur la portée du huis clos. De toute évidence, puisque les avocats des médias ne peuvent être contraints de recevoir des renseignements sans les communiquer aux médias eux‑mêmes — il s'agirait d'un manquement à l'obligation des avocats envers leurs clients — les médias, après consultation de leurs avocats, devraient accepter que leurs avocats prennent connaissance des renseignements dans une mesure limitée.
60 Dans sa décision récente dans R. c. Dell (2005), 194 C.C.C. (3d) 321, la Cour d'appel de l'Ontario a donné un exemple de la procédure applicable à cette étape. Elle en a donné la description suivante, aux par. 68‑69 :
[traduction] Lorsqu'il n'a plus été possible pour les avocats de poursuivre les plaidoiries sans rendre publics certains des renseignements visés par le privilège revendiqué, [. . .] avant de poursuivre l'audition à huis clos, nous avons ordonné qu'un avis soit donné aux médias.
Les avocats de The Globe and Mail et du Toronto Star ont comparu à la suite de la publication de l'avis. Incertains à ce moment si nous pouvions révéler la nature de la question dont nous étions saisis sans porter atteinte au privilège revendiqué, nous avons rendu l'ordonnance suivante :
Nous sommes disposés à dévoiler aux avocats des représentants des médias la catégorie juridique visée par la question de communication, à la condition que les avocats s'engagent à ne communiquer ces renseignements à personne, ni même à leurs clients, jusqu'à ce que le tribunal l'autorise.
Cette ordonnance doit permettre aux avocats des médias de prendre connaissance de renseignements qui leur permettront de décider s'ils veulent présenter des observations sur l'opportunité de tenir à huis clos l'audition relative à cette question.
61 Comme je l'ai déjà mentionné, il s'agit d'une décision fondée sur les faits de l'espèce. Or, dans l'arrêt Dell, la procédure établie par la Cour d'appel — reproduite sous forme d'ordonnance dans l'extrait — constitue un bon exemple de la démarche à suivre pour arriver à concilier le principe de la publicité des débats judiciaires et l'interdiction manifeste de publication inhérente au privilège relatif aux indicateurs de police. Souhaitons que cet exemple ainsi que les principes généraux énoncés ci‑dessus seront utiles aux tribunaux aux prises avec un problème semblable.
IV. Application en l'espèce
62 Compte tenu de la description détaillée de la démarche idéale à suivre dans une cause comme celle‑ci, l'examen approfondi des faits n'est pas nécessaire. Il s'agissait d'une affaire difficile concernant un point de droit nouveau. Le juge d'extradition a tranché ces questions du mieux qu'il pouvait, mais il a commis des erreurs dans la mesure où les décisions qu'il a rendues à plusieurs étapes ne cadraient pas avec la démarche exposée dans les présents motifs. J'estime utile de faire des observations concernant trois erreurs en particulier.
63 La nomination de l'amicus curiae n'était pas justifiée; comme je l'ai déjà mentionné, rien ne justifie la nomination d'un amicus curiae pour présenter des observations concernant des questions juridiques, parce que — comme dans tous les procès — il incombait au juge d'extradition de décider du critère juridique à appliquer. En outre, la décision de dévoiler à l'amicus curiae des renseignements détaillés au sujet de la personne désignée était incompatible avec l'obligation qu'avait le juge d'extradition de protéger les renseignements assujettis au privilège relatif aux indicateurs de police et avec le mandat confié à l'amicus curiae.
64 Deuxièmement, le juge d'extradition a commis une erreur en donnant un avis aux avocats des médias, soit à [traduction] « certains avocats connus et respectés de divers médias » identifiés par l'amicus curiae (par. 28). Cette pratique ne peut être tolérée puisqu'elle donne à certains membres des médias un avantage injuste et arbitraire fondé sur les opinions du juge ou de l'amicus curiae. Je le répète, l'avis aux médias, le cas échéant, doit être justifié et doit être rendu public de manière à ce que toutes les parties intéressées y aient accès.
65 La manière dont le juge d'extradition a traité les documents assujettis au privilège relatif aux indicateurs de police constitue une troisième erreur. De toute évidence, il a réservé un tel traitement à ces documents parce qu'il a conclu à tort que le privilège relatif aux indicateurs de police n'était pas absolu; cette conclusion était erronée comme il ressort de l'examen ci‑dessus du droit applicable au privilège relatif aux indicateurs de police. C'est à huis clos et en l'absence des médias que le juge d'extradition aurait dû décider, à la lumière des faits présentés par la personne désignée et le procureur général, si le privilège relatif aux indicateurs de police s'appliquait; le juge d'extradition n'avait pas le pouvoir discrétionnaire de déterminer s'il existait en l'espèce des motifs justifiant le privilège ou si le risque auquel s'exposait la personne désignée justifiait le privilège. En sa qualité d'indicateur, la personne désignée bénéficiait de la protection absolue qu'offre le privilège relatif aux indicateurs de police. Plus particulièrement, comme je l'ai indiqué, la personne désignée n'a pas renoncé au privilège en se manifestant pour le revendiquer. S'il avait tranché correctement la question du privilège, le juge d'extradition aurait peut‑être traité adéquatement les documents protégés par le privilège. En aucun temps les médias et leurs avocats n'auraient dû obtenir l'accès à ces documents protégés et seuls quelques documents ne contenant aucun renseignement permettant d'identifier l'indicateur auraient dû leur être transmis pour leur permettre de préparer leurs observations à la deuxième étape, c'est‑à‑dire une fois reconnue l'existence du privilège.
V. Décision
66 Pour les motifs exposés ci‑dessus, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'annuler l'ordonnance du juge d'extradition accordant la communication de renseignements à certains représentants des médias et à leurs avocats.
Les motifs suivants ont été rendus par
Le juge LeBel (dissident en partie) —
I. Introduction
67 J'ai lu les motifs de mon collègue le juge Bastarache. Bien que je reconnaisse le bien-fondé de beaucoup de ses commentaires sur les questions en litige et sur le sort du présent appel, je ne peux souscrire à certains éléments fondamentaux de son analyse. En particulier, je ne partage pas son avis quant à l'interprétation à donner à la règle de common law relative au privilège de l'indicateur de police. Selon mon collègue, l'obligation de confidentialité créée par ce privilège prive complètement le juge du procès du pouvoir d'autoriser ou d'ordonner la communication de tout élément de preuve susceptible de permettre l'identification d'un indicateur de police. Cette règle ne connaîtrait qu'une seule exception — la démonstration de l'innocence — soit lorsque la communication d'une telle preuve s'avère nécessaire pour démontrer l'innocence de l'accusé. Avec égards pour l'opinion contraire, une interprétation aussi « absolue » de cette règle ne s'impose pas. La conception du privilège proposée par le juge Bastarache ne tient pas suffisamment compte de la finalité de ce principe de confidentialité d'origine prétorienne, soit celle de favoriser la bonne administration de la justice. Cette finalité doit plutôt nous conduire à reconnaître que le juge du procès conserve toujours le pouvoir discrétionnaire résiduel de refuser d'appliquer la règle de la confidentialité lorsqu'il est convaincu que l'administration de la justice serait mieux servie de cette manière ou que la partie qui l'invoque cherche à la détourner de sa finalité pour son propre avantage.
68 De plus, la position de mon collègue ne tient pas suffisamment compte du statut constitutionnel du principe de la publicité des débats judiciaires. En raison de ce statut, il revient à celui qui invoque le privilège de l'indicateur de police afin de limiter la portée du principe susmentionné de démontrer qu'il s'agit bien d'un cas où ce privilège doit s'appliquer et qu'il n'existe pas de moyens moins attentatoires que l'application absolue de celui-ci pour atteindre les objectifs qu'il vise. À cette fin, le juge du procès peut demander la tenue d'un débat contradictoire et rendre les ordonnances qu'il considère nécessaires afin que les parties intéressées puissent y participer utilement. En l'espèce, tel était l'objectif recherché par le juge d'extradition lorsqu'il a ordonné la communication aux avocats et à certains représentants des médias de tous les éléments de preuve au dossier. J'aurais été d'avis de ne pas intervenir à l'égard de cette décision discrétionnaire, si le juge d'extradition n'avait pas commis une erreur de droit en ordonnant une communication plus étendue que nécessaire, afin de permettre aux médias de participer utilement au débat contradictoire auquel ils étaient conviés.
69 Enfin, je ne saurais souscrire aux propositions de mon collègue au sujet de la procédure que doit suivre le juge du procès afin d'inviter les médias à participer aux débats judiciaires. Je ne suis pas non plus d'accord avec lui quant aux limites que le tribunal doit imposer au rôle de l'amicus curiae dans les cas où il estime sa nomination nécessaire, notamment pour préserver le caractère contradictoire du débat judiciaire et sauvegarder l'intérêt du public dans la bonne marche de celui-ci.
II. Historique procédural
70 Bien que mon collègue ait exposé le contexte procédural de la présente affaire, je me permettrai néanmoins d'ajouter quelques commentaires à ce sujet. Ce rappel permettra de cerner plus exactement les questions précises auxquelles notre Cour doit répondre et de mieux comprendre les difficultés particulières auxquelles le juge d'extradition a fait face dans ce dossier.
71 Le présent pourvoi représente un incident d'une procédure d'extradition opposant la personne désignée appelante au procureur général du Canada appelant, lequel agit pour le compte d'un État requérant. Dans le cadre de cette procédure, l'appelante a manifesté l'intention d'invoquer le par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés afin de demander le sursis de la procédure d'extradition, au motif que l'État requérant aurait violé certains des droits fondamentaux que lui garantit la Charte (la « requête pour sursis des procédures »). À l'appui de cette prétention, la personne désignée a présenté une requête au juge d'extradition pour qu'il ordonne au procureur général du Canada de lui communiquer certains éléments de preuve (la « requête pour communication de la preuve »). Elle a aussi présenté une autre requête demandant que la requête pour communication de la preuve soit entendue à huis clos (la « requête pour huis clos »). Cette dernière requête a donné lieu à quatre jugements interlocutoires.
72 Par le premier de ces jugements interlocutoires, le juge d'extradition a nommé un amicus curiae. Il a jugé cette nomination nécessaire pour obtenir un exposé adéquat de tous les points de vue pertinents sur la requête pour huis clos, étant donné que, loin de s'y opposer, le procureur général du Canada a plutôt décidé de l'appuyer. Afin de permettre à l'amicus curiae de présenter des observations éclairées, le juge d'extradition a aussi cru indispensable d'ordonner que l'on remette à celui-ci la transcription de toutes les audiences tenues jusque-là, ainsi que l'ensemble des documents sur lesquels la personne désignée appuyait ses requêtes pour communication de la preuve et pour huis clos. Aucune des parties n'a alors contesté la nomination de l'amicus curiae ni tenté d'appeler de ce jugement interlocutoire.
73 Après avoir pris connaissance de la preuve au dossier et fait les recherches juridiques nécessaires, l'amicus curiae a conclu que la tenue d'un véritable débat contradictoire constituerait la meilleure façon de trancher les difficiles questions juridiques et factuelles soulevées par la requête pour huis clos. Selon l'amicus curiae, il faudrait toutefois que des mécanismes adéquats de protection de l'identité de l'indicateur soient mis en place avant le jugement sur cette requête. Estimant qu'il ne pourrait pas lui-même défendre une thèse plutôt qu'une autre dans ce débat, l'amicus curiae a recommandé au juge d'extradition d'inviter certains avocats représentant des médias (les « avocats des médias ») à participer aux débats sur la requête pour huis clos. Ces avocats devraient être des membres respectés de la communauté juridique ayant déjà participé à des procédures portant sur des interdictions de publication. Ils ne devraient par ailleurs être autorisés à participer aux débats judiciaires qu'après avoir fourni des engagements de confidentialité adéquats, et une fois seulement que le juge d'extradition aurait rendu les ordonnances requises pour protéger l'identité de la personne désignée.
74 Sur la base de ces recommandations, et malgré l'opposition des deux appelants à une telle invitation, le juge d'extradition a décidé de donner suite aux recommandations de l'amicus curiae et de faire parvenir un avis à certains avocats des médias qu'il avait lui-même choisis. Les modalités de l'invitation lancée aux avocats des médias et leur participation avaient, elles aussi, fait l'objet d'observations par les appelants. Le juge d'extradition a alors décidé que des faits très limités seraient communiqués aux avocats des médias s'ils choisissaient de participer aux procédures, et cela seulement après que ceux-ci auraient signé des engagements de confidentialité. Aucune des parties n'a tenté de porter en appel ce deuxième jugement interlocutoire.
75 Certains avocats des médias ont accepté de participer aux débats judiciaires conformément aux conditions rigoureuses imposées par le juge d'extradition. Ce dernier a alors accepté la demande conjointe des appelants de trancher au préalable, dans une procédure séparée, la question de son pouvoir de refuser le huis clos. Au terme d'un débat contradictoire auquel ont participé des avocats des médias, le juge d'extradition a jugé qu'aucune règle de common law ne l'obligeait à ordonner le huis clos (la [traduction] « décision sur l'absence d'interdiction absolue »). Encore une fois, aucune des parties n'a tenté d'interjeter appel de ce troisième jugement interlocutoire.
76 Après cette troisième décision, les avocats des médias ont présenté une requête demandant qu'on leur communique des éléments de preuve supplémentaires. Selon eux, cette communication devenait nécessaire afin de leur permettre de participer utilement aux débats judiciaires sur la requête pour huis clos. Les appelants se sont vigoureusement opposés à cette demande, mais le juge d'extradition a statué que les représentants des médias, ainsi que leurs avocats, devaient avoir accès aux mêmes documents que l'amicus curiae (les « documents en litige »). Seul ce quatrième jugement interlocutoire a été porté en appel devant notre Cour ([2006] B.C.J. No. 3122 (QL), 2006 BCSC 1805).
77 Ce bref historique des procédures à l'origine du présent pourvoi permet de mieux cerner les questions précises dont notre Cour est saisie. Ainsi, il est important de garder à l'esprit qu'il ne s'agit pas pour notre Cour de préjuger du sort de la requête pour huis clos. Nous avons plutôt à décider si le juge d'extradition a commis une erreur en ordonnant la communication des documents en litige aux avocats des médias. Si nous concluons qu'il n'a pas fait erreur à cet égard, nous devrons alors nous demander si le juge d'extradition a commis une erreur en permettant aux avocats des médias de remettre les informations contenues dans ces documents à certains représentants des médias, choisis par lui, après la signature d'un engagement de confidentialité par chacun d'entre eux.
78 Afin de trancher ces deux questions, il faut par ailleurs se rappeler les limites exactes à l'intérieur desquelles le juge d'extradition a ordonné que s'effectue la communication des documents en litige. Le juge a soigneusement encadré cette communication. Celle-ci se faisait à une liste restreinte d'avocats qu'il avait lui-même choisis. Ensuite, l'ordonnance permettait à des représentants désignés des médias d'examiner les documents et la preuve uniquement en présence de leurs avocats. Il leur était alors interdit d'emporter des copies de ces documents. Toute diffusion des informations ainsi obtenues demeurait strictement interdite. D'ailleurs, les représentants des médias devaient souscrire des engagements écrits à cet effet. De toute manière, je crois utile de reproduire les termes exacts de l'ordonnance en question :
[traduction]
LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :
1. Robert S. Anderson, Daniel W. Burnett, Amy J. Davison, Ludmila B. Herbst, Heather E. Maconachie [et] Michael A. Skene [. . .] (les « avocats des médias ») sont autorisés à examiner des copies des éléments d'information suivants :
a) tous les documents et renseignements fournis à l'amicus curiae dans le cadre des procédures à huis clos;
b) la transcription de toutes les procédures à huis clos tenues jusqu'ici relativement à la demande présentée par la personne désignée en vue d'obtenir communication de la preuve et à la demande d'arrêt des procédures envisagée par cette dernière, et auxquelles les avocats des médias n'ont pas participé;
c) toutes les ordonnances rendues par le juge [. . .] dans le cadre des procédures à huis clos tenues jusqu'ici relativement à la demande présentée par la personne désignée en vue d'obtenir communication de la preuve et à la demande d'arrêt des procédures envisagée par cette dernière, et auxquelles les avocats des médias n'ont pas participé;
d) tous les arguments présentés à huis clos par l'amicus curiae, l'avocat de la personne désignée et l'avocat du procureur général du Canada, agissant au nom de l'État requérant;
(les « Documents et renseignements pertinents »)
au palais de justice de . . .
2. Dès que les avocats des médias auront payé les frais de photocopie exigibles, l'avocat du procureur général du Canada, agissant au nom de l'État requérant,
a) doit réviser les copies des Documents et renseignements pertinents afin d'en supprimer toute mention du nom de la personne désignée ou du dossier judiciaire identifiant les procédures d'extradition et où figure le nom de cette personne (les « Documents et renseignements pertinents épurés »); et
b) doit fournir aux avocats des médias des copies des Documents et renseignements pertinents épurés.
3. Dès que les avocats des médias auront payé les frais exigibles, le greffe de la Cour suprême de la Colombie-Britannique doit leur fournir des copies de tous Documents et renseignements pertinents épurés qui ne peuvent être obtenus de l'avocat du procureur général du Canada, agissant au nom de l'État requérant.
4. Dès que leurs engagements seront déposés et acceptés, Patricia Graham, Lisa Green, Ian Haysom, Daniel J. Henry, Susan Lee, Gordon MacDonald, Wayne Moriarty, Tom Walters, Wayne Williams et Steve Pasternak (les « représentants des médias ») pourront examiner les Documents et renseignements pertinents aux conditions suivantes :
a) les représentants des médias ne peuvent examiner les Documents et renseignements pertinents qu'en présence d'un avocat des médias;
b) il est interdit aux représentants des médias de copier les Documents et renseignements pertinents ou d'en constituer autrement un dossier permanent;
c) la communication aux représentants des médias des Documents et renseignements pertinents est assujettie à l'ordonnance de la cour suivant laquelle les avocats des médias ont obtenu jusqu'ici et recevront dans le futur des documents et renseignements, adaptée pour tenir compte de la qualité des représentants des médias.
5. Jusqu'à nouvelle ordonnance de la cour,
a) les avocats des médias ne peuvent informer les représentants des médias que des paragraphes 1, 2, 3, 4, 5 et 6 de la présente ordonnance;
b) il est interdit aux médias représentés par les représentants des médias de publier les renseignements qui leur sont fournis par les avocats des médias.
6. La requête pour communication de la preuve présentée par la personne désignée et l'exécution des paragraphes 1, 2, 3 et 4 de la présente ordonnance sont suspendues pour une période maximale de 60 jours en attendant que les parties décident si elles vont ou non faire appel de la présente ordonnance.
7. La présente ordonnance est mise sous scellés jusqu'à nouvelle ordonnance de la cour.
8. La cour peut modifier la présente ordonnance à la demande de toute partie ou de sa propre initiative.
III. Les principes juridiques applicables
79 Je vais maintenant résumer les principes juridiques applicables à la question, puis exposer comment ils devraient être mis en uvre en l'espèce. Deux principes s'opposent ici : le principe de la publicité des débats judiciaires et la règle de la confidentialité imposée par le privilège de l'indicateur de police. L'opinion de mon collègue reconnaît leur importance fondamentale pour la bonne administration de la justice, mais il conclut que le principe de la publicité des débats judiciaires doit toujours céder devant le privilège lorsque la tenue de procédures publiques risquerait d'entraîner l'identification d'un indicateur de police.
80 À mon avis, une telle interprétation de la portée du privilège de l'indicateur de police n'est pas conciliable avec le caractère constitutionnel du principe de la publicité des débats judiciaires, non plus qu'avec les principes de politique d'intérêt général justifiant l'existence du privilège de l'indicateur de police. L'articulation des rapports entre ce privilège et une justice en principe publique exige des aménagements plus fins que la seule affirmation du caractère absolu de la règle de confidentialité imposée par le privilège. Cette affirmation ne permet pas à elle seule d'encadrer ou de clore la discussion qui devient alors nécessaire pour déterminer comment s'appliquera la règle de la confidentialité. Il faut au moins débattre, le cas échéant, des modalités et des procédures qui régiront la discussion du privilège et qui l'intégreront dans le cadre plus large du débat judiciaire en cours. Il faudra même parfois s'interroger sur les limites et l'extinction du privilège. De tels débats peuvent difficilement se dérouler dans l'abstrait, sans aucun contexte. Dans cette perspective, afin de permettre un débat utile et d'assurer le respect des principes constitutionnels pertinents, il faut reconnaître au juge un pouvoir résiduel discrétionnaire l'habilitant à ordonner la communication, même en audience publique, d'informations sur le contexte factuel de l'affaire. A fortiori, pour ces fins, il paraît plus conforme aux principes juridiques applicables de reconnaître que le juge du procès conserve le pouvoir discrétionnaire de permettre ou d'ordonner lorsqu'il estime une telle mesure nécessaire que des informations susceptibles d'identifier un indicateur de police soient communiquées aux parties concernées par le problème de la publicité des débats judiciaires, en prenant les précautions indispensables pour empêcher ou limiter la diffusion de cette information.
A. Le principe de la publicité des débats judiciaires
(1) Le principe et ses justifications
81 Le principe de la publicité des débats judiciaires est maintenant bien établi en droit canadien. Notre Cour a d'ailleurs eu l'occasion d'en confirmer à maintes reprises l'importance fondamentale et le caractère constitutionnel (voir Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, [2005] 2 R.C.S. 188, 2005 CSC 41; Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2002] 2 R.C.S. 522, 2002 CSC 41; R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442, 2001 CSC 76; R. c. O.N.E., [2001] 3 R.C.S. 478, 2001 CSC 77; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 122). Défini d'une manière générale, le principe de la publicité des débats judiciaires implique que la justice doit être rendue publiquement. En conséquence, les débats judiciaires eux-mêmes sont en général ouverts au public. La salle d'audience où les parties plaident devant le tribunal leurs prétentions respectives doit en effet être ouverte au public et ce dernier doit avoir accès aux actes de procédure, éléments de preuve et décisions judiciaires. Par ailleurs, en principe personne ne comparaît devant les tribunaux, que ce soit comme partie ou comme témoin, sous un pseudonyme.
82 La common law reconnaît depuis des siècles l'importance du principe de la publicité des débats judiciaires. Elle a donné des justifications diverses à cette règle. La plus ancienne est probablement celle qui lie la publicité à la recherche de la vérité. Par exemple, on trouve la remarque suivante dans l'ouvrage de Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1768), vol. III, ch. 23, p. 373 :
[traduction] Cet interrogatoire des témoins, mené publiquement, de vive voix, en présence de tous, est plus propice à la découverte de la vérité que l'interrogatoire privé et secret consigné par écrit devant un officier de justice ou son préposé . . .
(Cité par le juge Cory dans Edmonton Journal, à la p. 1338.)
Dans le même sens, Wigmore commente ainsi l'effet de la publicité sur la qualité de la preuve testimoniale :
[traduction] Son effet dans l'amélioration de la qualité des témoignages est double. Subjectivement, elle suscite dans l'esprit du témoin une incitation à ne pas mentir; d'abord, en stimulant le sens instinctif de sa responsabilité envers l'opinion publique, symbolisée par l'auditoire prêt à mépriser un menteur reconnu; et ensuite, en éveillant la peur de la révélation ultérieure de ses mensonges, dénoncés par des personnes renseignées qui, par hasard, peuvent être présentes ou entendre parler du témoignage par d'autres personnes qui assistent à l'audience. Objectivement, elle assure la présence de personnes susceptibles de témoigner ou de contredire les témoignages erronés et dont les parties pouvaient ne pas savoir à l'avance qu'ils possédaient des renseignements.
(Wigmore on Evidence, vol. 6 (Chadbourn rev. 1976), § 1834, p. 435-436 (en italique dans l'original), cité par la juge Wilson dans Edmonton Journal, à la p. 1358.)
83 Selon une autre justification, souvent proposée, la publicité des débats favorise l'intégrité des procédures judiciaires (voir notamment Edmonton Journal, à la p. 1360 (la juge Wilson)). On a ainsi souligné que tous les participants aux procédures judiciaires seront davantage incités à se conduire correctement s'ils savent qu'ils agissent sous l'il attentif du public. C'est d'ailleurs ce qui faisait dire à Bentham que [traduction] « [l]a publicité est le souffle même de la justice. Elle est la plus grande incitation à l'effort et la meilleure des protections contre l'improbité » (J. H. Burton, dir., Benthamiana : or, Select Extracts from the Works of Jeremy Bentham (1843), p. 115, cité dans Vancouver Sun, par. 24).
84 La publicité des débats en justice garantit que la justice sera effectivement rendue, et qu'elle sera perçue comme l'ayant été. Or, cette perception demeure nécessaire afin de préserver la confiance du public dans l'administration de la justice. À l'appui de cet argument, on invoque encore souvent Bentham :
[traduction] Les effets de la publicité prennent leur importance maximale lorsqu'ils sont considérés par rapport aux juges; soit parce qu'ils assurent leur intégrité, soit parce qu'ils suscitent la confiance du public en leurs jugements.
(J. Bentham, Treatise on Judicial Evidence (1825), p. 69 (en italique dans l'original); cité dans Edmonton Journal, à la p. 1360.)
Notre Cour a retenu un argument semblable dans Vancouver Sun :
La publicité est nécessaire au maintien de l'indépendance et de l'impartialité des tribunaux. Elle fait partie intégrante de la confiance du public dans le système de justice et de sa compréhension de l'administration de la justice. En outre, elle constitue l'élément principal de la légitimité du processus judiciaire et la raison pour laquelle tant les parties que le grand public respectent les décisions des tribunaux. [par. 25]
85 Plus récemment, on a insisté sur le lien entre la publicité des débats en justice et la promotion de la démocratie. (C'est d'ailleurs cette justification qui me semble la plus pertinente en l'espèce.) Les tribunaux jouent un rôle central dans les démocraties, non seulement parce qu'ils sont le lieu où se résolvent pacifiquement les litiges entre les citoyens, mais également — et peut-être surtout — parce que c'est là que se décident les litiges opposant les citoyens à l'État. De plus, on ne saurait nier que l'importance du rôle des tribunaux augmente en fonction de la complexité sans cesse croissante des sociétés contemporaines. Il devient alors indispensable que l'action des tribunaux reste soumise au regard critique du public, tant pour améliorer leur fonctionnement que pour garantir le maintien de la confiance de l'opinion publique à leur endroit (voir Edmonton Journal, p. 1337 (le juge Cory)).
86 Dans le même sens, on a aussi souligné l'aspect « éducatif » de la publicité du processus judiciaire, par exemple dans le passage suivant des motifs de la juge Wilson dans Edmonton Journal :
Cela permet aux citoyens de comprendre le fonctionnement des tribunaux et comment ils sont touchés par ce qui se passe devant le tribunal. Bentham reconnaît l'importance de la publicité parce qu'elle favorise la discussion publique des affaires judiciaires, Treatise on Judicial Evidence, op. cit., à la p. 68, et Wigmore a souligné dans son ouvrage Evidence, op. cit., § 1834, à la p. 438, que [traduction] « l'aspect éducatif de la présence du public est un avantage important. Non seulement accroît-il le respect du droit et la bonne compréhension des méthodes du gouvernement, mais la publicité suscite une grande confiance dans les recours judiciaires, confiance que ne pourrait inspirer un système fondé sur le secret ». [p. 1360-1361]
87 Par ailleurs, la publicité des débats judiciaires évite que les sujets examinés devant les tribunaux soient débattus seulement dans ce forum. Elle favorise l'élargissement de ces débats à d'autres milieux sociaux. Cette justification me semble avoir été une considération importante à la base de la décision de notre Cour, dans l'arrêt Mentuck, confirmant le refus du juge du procès d'ordonner une interdiction de publication quant aux méthodes d'investigation policière utilisées au cours de l'enquête visant l'accusé. Notre Cour avait conclu que les effets préjudiciables d'une telle ordonnance seraient considérables, notamment parce qu'elle porterait atteinte à la liberté de la presse de rapporter des informations relatives à un sujet de très haute importance pour toute société libre et démocratique. Je me permets de citer le passage pertinent, dans la mesure où le juge d'extradition semble avoir partagé des préoccupations analogues en l'espèce :
Par contre, les effets préjudiciables seraient plutôt considérables. En premier lieu, il y aurait atteinte grave à la liberté de la presse relativement à une question susceptible de justifier un grand débat public. Notre système politique et juridique est imprégné du principe fondamental selon lequel la police doit demeurer sous le contrôle et la surveillance des autorités civiles, que représentent nos mandataires démocratiquement élus; notre pays n'est pas un État policier. Les tactiques utilisées par la police et les autres aspects de ses opérations sont présumés être des questions d'intérêt public. Limiter la liberté de la presse en l'empêchant de rapporter les détails des opérations secrètes qui ont recours à la supercherie et qui incitent les suspects à avouer des crimes précis en contrepartie d'avantages financiers et autres empêche le public de porter un jugement critique éclairé sur ce qui peut constituer des actions policières controversées.
Comme la Cour l'a reconnu dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 976, « la participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée », principe fondamental sur lequel repose une société libre et démocratique (voir Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877). Cette participation est futile sans les renseignements que la presse peut fournir sur les pratiques du gouvernement, y compris celles de la police. À mon sens, une interdiction de publication limitant l'accès du public à l'information relative à l'organisme gouvernemental qui manie publiquement des instruments de force et qui recueille des éléments de preuve en vue d'emprisonner des présumés contrevenants aurait un effet préjudiciable grave. Le rôle capital de la police pour le maintien de la loi et de l'ordre et pour la sécurité de la société canadienne ne fait aucun doute. Mais on s'est toujours demandé, et on continuera à se demander, quelles sont les limites acceptables de l'action policière. L'utilisation à mauvais escient des interdictions relatives à la conduite policière de manière à la mettre à l'abri de l'examen public nuit gravement à la capacité des Canadiens de connaître les pratiques policières et de réagir à ces pratiques, qui, en l'absence de surveillance, pourraient éroder les bases mêmes de la société et de la démocratie canadiennes. [par. 50-51]
88 Reconnu bien avant son adoption, le principe de la publicité des débats judiciaires est maintenant consacré par la Charte. Cette reconnaissance découle du lien qu'entretient ce principe avec le droit à la liberté d'expression garanti par l'al. 2b) de la Charte. Il est en effet manifeste que le public doit avoir accès aux tribunaux afin de pouvoir s'exprimer librement sur leur fonctionnement et sur les affaires qui y sont débattues. Le droit à la liberté d'expression ne protège pas seulement le droit de s'exprimer sur un sujet; il garantit aussi celui de recueillir les informations nécessaires à une activité d'expression (voir Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick, par. 27).
(2) Le rôle de la presse
89 Bien entendu, peu de citoyens possèdent le temps d'assister en personne aux débats judiciaires. La portée du principe de publicité de la justice demeurerait donc bien limitée s'il n'avait pas pour corollaire le droit de la presse d'avoir accès aux tribunaux et de publier des informations sur leur fonctionnement. Comme l'écrivait le juge Cory dans l'arrêt Edmonton Journal :
C'est donc dire que, comme ensemble d'auditeurs et de lecteurs, le public a le droit d'être informé de ce qui se rapporte aux institutions publiques et particulièrement aux tribunaux. La presse joue ici un rôle fondamental. Il est extrêmement difficile pour beaucoup, sinon pour la plupart, d'assister à un procès. Ni les personnes qui travaillent ni les pères ou mères qui restent à la maison avec de jeunes enfants ne trouveraient le temps d'assister à l'audience d'un tribunal. Ceux qui ne peuvent assister à un procès comptent en grande partie sur la presse pour être tenus au courant des instances judiciaires — la nature de la preuve produite, les arguments présentés et les remarques faites par le juge du procès — et ce, non seulement pour connaître les droits qu'ils peuvent avoir, mais pour savoir comment les tribunaux se prononceraient dans leur cas. C'est par l'intermédiaire de la presse seulement que la plupart des gens peuvent réellement savoir ce qui se passe devant les tribunaux. À titre d'« auditeurs » ou de lecteurs, ils ont droit à cette information. C'est comme cela seulement qu'ils peuvent évaluer l'institution. L'analyse des décisions judiciaires et la critique constructive des procédures judiciaires dépendent des informations que le public a reçues sur ce qui se passe devant les tribunaux. En termes pratiques, on ne peut obtenir cette information que par les journaux et les autres médias. [p. 1339‑1340]
90 Ce droit de la presse d'avoir accès aux tribunaux et de rapporter ce qui s'y passe se trouve donc lui aussi garanti par l'al. 2b) de la Charte, et notre Cour l'a expressément reconnu dans l'arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (voir les commentaires du juge La Forest, par. 26).
(3) Les limites à la publicité des débats judiciaires
91 Cependant, le principe de la publicité des débats judiciaires n'est pas absolu. Le tribunal a généralement le pouvoir, lorsque les circonstances l'exigent, de limiter la publicité des débats judiciaires par des ordonnances de non-publication, de mise sous scellés ou de huis clos. Il peut aussi autoriser une personne à plaider ou à comparaître en utilisant un pseudonyme, dans les circonstances où une telle mesure s'avère nécessaire. Dans certains cas, d'ailleurs, certaines dispositions législatives lui imposeraient de le faire. Dans d'autres cas, il est seulement autorisé à le faire, soit en vertu d'une disposition législative lui reconnaissant ce pouvoir, soit, — s'il s'agit d'une cour supérieure — en vertu de son pouvoir inhérent de déterminer sa propre procédure. Certaines règles de common law trouveront aussi application en semblable matière. Le privilège de l'indicateur établit l'une de ces règles. Encore faut-il en examiner soigneusement la portée et, le cas échéant, la nécessité ou les modalités des limitations qu'il impose à la publicité des débats judiciaires.
92 Comme l'a reconnu le juge en chef Lamer dans l'arrêt Dagenais, la diversité des situations signifie que la forme des contestations d'une ordonnance limitant la publicité des débats judiciaires variera suivant la nature de l'opposition à l'interdiction (p. 874 et suiv.). Ainsi, si le juge est tenu par une disposition législative ou une règle de common law de rendre une telle ordonnance, toute opposition à celle-ci devra prendre la forme d'une contestation, fondée sur la Charte, de la disposition ou règle qui prescrit l'ordonnance. Au contraire, si le texte de loi ou la règle de common law ne fait que reconnaître au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de rendre une telle ordonnance, c'est l'exercice de ce pouvoir qui devra, dans chaque cas particulier, être soumis à un examen requis par la Charte. Tout pouvoir discrétionnaire doit en effet être exercé d'une manière conforme à la Charte. Le dépassement des limites que celle-ci impose à l'exercice de tels pouvoirs constitue une erreur de droit justifiant l'annulation de l'ordonnance rendue.
93 Afin de contrôler la validité constitutionnelle d'une règle de droit qui contraint le juge du procès à limiter la publicité des débats, il faudra procéder à l'analyse prévue par l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Comme une telle règle de droit prive le tribunal de son pouvoir discrétionnaire d'évaluer les circonstances particulières de chaque affaire, elle risque toujours de ne pas constituer qu'une simple atteinte minimale à la liberté d'expression. Notre Cour n'a accepté ces limites qu'avec réserve et prudence, inspirée par le souci de préserver dans toute la mesure du possible le caractère public de la justice au Canada (voir Canadian Newspapers).
94 Pour contrôler la validité constitutionnelle de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire de limiter la publicité des débats judiciaires, notre Cour a élaboré, dans l'arrêt Dagenais, une méthode d'analyse qui incorpore l'essentiel des éléments du critère de l'arrêt Oakes, en l'adaptant au contexte propre à l'exercice d'un tel pouvoir. Cette analyse a été subséquemment reformulée en ces termes dans l'arrêt Mentuck :
Une ordonnance de non-publication ne doit être rendue que si :
a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice, vu l'absence d'autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;
b) ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de l'accusé à un procès public et équitable, et sur l'efficacité de l'administration de la justice. [par. 32]
95 Il est intéressant de signaler que, dans un document de travail sur l'accès du public et des médias au processus pénal, la Commission de réforme du droit du Canada avait recommandé que toutes les interdictions de publication à caractère obligatoire soient éliminées du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, estimant « que le juge ou le juge de paix devraient toujours pouvoir refuser de rendre une ordonnance limitant la transparence lorsque la nécessité n'en a pas été démontrée » (Document de travail 56, L'accès du public et des médias au processus pénal (1987), p. 50). On ne saurait en effet concevoir qu'une ordonnance limitant la publicité des débats puisse être justifiée si on n'en démontre pas la nécessité. La reconnaissance au juge du procès du pouvoir discrétionnaire de rendre une telle ordonnance permet d'éviter cet écueil. Il revient alors à ce dernier de soupeser les différents intérêts en jeu. Dans ce contexte, il dispose de différents moyens lui permettant de régler la situation de la manière la moins attentatoire à la liberté d'expression, dans les circonstances propres à chaque affaire. Ces moyens vont, par exemple, de l'ordonnance de non-publication partielle et temporaire au huis clos complet des procédures, en passant par la mise sous scellés temporaire ou permanente de certains éléments de preuve.
(4) La distinction entre le droit d'accès aux tribunaux et le droit d'informer le public sur les affaires portées devant eux
96 Il faut, ici, s'arrêter à une difficulté dans la définition des droits mis en jeu par le principe de la publicité des affaires judiciaires. En effet, la reconnaissance du droit de la presse d'informer le public sur les affaires judiciaires comme corollaire du droit de ce dernier à la publicité de la justice tend à entraîner l'assimilation de ces deux droits. La préservation d'une distinction conceptuelle entre ces deux droits s'impose toutefois pour faire face aux difficultés que suscite l'application de ce principe dans les rapports des droits en question avec d'autres droits, sans prendre en considération les valeurs pertinentes. Dans certaines situations, par exemple, un juge pourra trouver indiqué — ou encore être tenu par une disposition législative — d'imposer une ordonnance de non-publication, mais non d'ordonner le huis clos. Une telle ordonnance restreindra le droit de la presse de rapporter ce qui se passe devant les tribunaux. Cependant, elle ne portera pas atteinte au droit plus général à la publicité des débats judiciaires. En ce sens, une ordonnance de huis clos revêt un caractère plus drastique, parce qu'elle constitue, en pratique, une interdiction de publication alors que l'inverse n'est pas vrai.
97 La différence entre les deux types d'ordonnance peut être observée dans l'affaire Canadian Newspapers, où notre Cour s'est prononcée sur la validité constitutionnelle d'une disposition législative obligeant le juge du procès à rendre une ordonnance de non-publication lorsque certaines circonstances se présentaient, dans des affaires d'agression sexuelle. Notre Cour a, à cette occasion, reconnu qu'une telle disposition limite la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte. Toutefois, elle l'a déclarée justifiée en vertu de l'article premier de la Charte, notamment parce qu'elle n'oblige pas le juge du procès à tenir l'audience à huis clos, mais qu'elle permet au contraire aux médias d'assister à celle-ci et d'en relater le déroulement et de rapporter les faits de l'affaire dans la mesure où ces informations ne permettent pas d'identifier le plaignant.
98 L'affaire Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick permet elle aussi de saisir la différence entre les deux types d'ordonnances et fait bien ressortir la prudence dont les tribunaux devraient faire preuve avant d'ordonner le huis clos. Dans cette affaire d'agressions sexuelles commises contre de jeunes personnes de sexe féminin, le juge du procès avait ordonné, en vertu du par. 486(1) du Code criminel, l'exclusion des médias et du public de la partie des procédures de détermination de la peine relatives aux actes précis commis par l'accusé. L'ordonnance n'était restée en vigueur que pendant 20 minutes. Pourtant, notre Cour a décidé que le juge du procès n'aurait pas dû exclure le public de cette manière, en l'absence d'éléments de preuve suffisants pour justifier la crainte que l'accusé ou les plaignantes subiraient un préjudice indu. Notre Cour avait conclu ainsi notamment en raison du fait qu'une ordonnance de non-publication protégeait déjà la vie privée des victimes.
B. La portée du privilège de l'indicateur de police
(1) Le privilège et ses justifications
99 Dans la présente affaire, les appelants tentent de justifier les atteintes au principe de la publicité des débats en invoquant le privilège de l'indicateur de police. D'une manière générale, on peut affirmer que ce privilège comporte une règle interdisant à la Couronne ou à un témoin de dévoiler devant le tribunal toute information de nature à permettre d'identifier un indicateur de police. Dans le scénario classique d'application de cette règle, l'indicateur de police n'est pas une partie au litige et son identité, ou les éléments de preuve susceptibles de la dévoiler, ne constituent pas des pièces centrales à la décision sur le sort de l'affaire. Dans une telle situation, la règle interdit généralement au juge d'ordonner la communication de tels renseignements et autorise un témoin à refuser de répondre à certaines questions lorsque ses réponses permettraient l'identification de l'indicateur.
100 Corrélativement, lorsqu'il s'applique, le privilège interdit de révéler en audience publique des informations susceptibles de permettre l'identification d'un indicateur de police. Je suis à cet égard d'accord avec mon collègue pour dire que, dans cette mesure, le privilège constitue une limite au principe de la publicité des débats judiciaires (voir R. c. Lawrence, [2001] O.J. No. 5776 (QL) (C.J.)). Nos opinions divergent toutefois quant à la portée de cette limite. Selon mon collègue, elle lie le juge du procès et son domaine d'application ne connaît qu'une exception, celle dite de la démonstration de l'innocence. Selon son interprétation du privilège, le juge du procès demeure constamment tenu d'empêcher la communication d'informations susceptibles de permettre l'identification de l'indicateur de police, à moins que l'innocence d'un accusé ne soit en jeu. Pour ma part, je ne crois pas que cette règle revêt un caractère à ce point absolu qu'elle prive le juge de tout pouvoir discrétionnaire résiduel à l'égard de son application. À mon avis, lorsqu'il est bien interprété, le privilège de l'indicateur de police respecte toujours le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de refuser de l'appliquer dans les cas où l'on tente de le détourner de sa finalité ou dans ceux où il n'existe plus aucun intérêt à protéger l'identité de l'indicateur de police.
101 La règle de la confidentialité établie par le privilège n'est en effet pas une fin en soi. Les tribunaux de common law l'ont élaborée dans le but de favoriser la bonne administration de la justice et notamment l'efficacité de la prévention et de la répression du crime. La nécessité du recours aux indicateurs de police pour la conduite de certaines enquêtes policières est admise depuis longtemps. La confiance des indicateurs dans la protection de leur identité est impérative si l'on veut qu'ils partagent avec la police les informations qu'ils détiennent. Les risques de vengeance en décourageraient autrement plus d'un de devenir indicateur. De toute façon, il répugne à penser que l'État se place dans la situation de devenir responsable d'une vengeance exercée contre un indicateur de police. Le juge Cory a bien identifié ces deux justifications dans l'arrêt R. c. Hunter (1987), 57 C.R. (3d) 1 (C.A. Ont.) :
[traduction] La règle interdisant la divulgation de renseignements susceptibles de permettre d'établir l'identité d'un indicateur existe depuis très longtemps. Elle trouve son origine dans l'acceptation de l'importance du rôle des indicateurs dans le dépistage et la répression du crime. On a reconnu que les citoyens ont le devoir de divulguer à la police tout renseignement qu'ils peuvent détenir relativement à la perpétration d'un crime. Les tribunaux ont réalisé très tôt l'importance de dissimuler l'identité des indicateurs, à la fois pour assurer leur propre sécurité et pour encourager les autres à divulguer aux autorités tout renseignement concernant un crime. La règle a été adoptée en vue de réaliser ces objectifs. [p. 5-6]
102 Cooper distingue la [traduction] « thèse de la protection/dissuasion » et la [traduction] « thèse de l'afflux constant d'informations » lorsqu'il expose les justifications du privilège de l'indicateur de police :
[traduction] Deux thèses connexes sont avancées pour justifier l'existence de la règle d'intérêt général suivant laquelle l'identité des indicateurs de police ne devrait pas être dévoilée. La « thèse de la protection/dissuasion » reconnaît que, bien que les citoyens soient tenus de communiquer à la police les renseignements au sujet des crimes, ils peuvent se soustraire à ce devoir dans les cas où le dévoilement de leur identité pourrait mettre en péril leur sécurité physique ou leurs intérêts financiers. Quoique certains auteurs avancent que les intérêts personnels des indicateurs sont protégés simplement pour assurer un afflux constant d'informations, cette position est peut-être trop basée sur des considérations de pure efficacité pour être considérée comme le fondement d'une règle d'intérêt général. Tout comme chaque citoyen a le devoir particulier de contribuer à l'application de la loi, la société doit protéger les intérêts d'un citoyen qui met ses intérêts en péril en participant à la réalisation d'un objectif d'intérêt public.
La thèse de l'« afflux constant d'informations» constitue le second fondement sur lequel repose la règle d'intérêt général justifiant le privilège de l'indicateur de police. Cette thèse se rattache directement à l'intérêt du public dans la prévention du crime. Cette thèse est fondée sur la notion de considération : si l'identité de certains indicateurs est dévoilée, d'éventuels indicateurs n'accepteront pas de courir le risque du dévoilement de leur identité et refuseront de fournir des renseignements à la police. Le tarissement de ces sources d'information porterait alors gravement atteinte à la capacité des forces de l'ordre de protéger le public contre l'activité criminelle.
(T. G. Cooper, Crown Privilege (1990), p. 189-191)
(2) Les limites à la portée du privilège de l'indicateur de police
103 Comme toute autre règle, celle du privilège de l'indicateur de police est assortie d'exceptions. La plus largement acceptée est celle relative aux situations où l'accusé pourrait être empêché de démontrer son innocence si on ne lui permettait pas d'obtenir et d'utiliser des informations susceptibles de permettre l'identification d'un indicateur de police (l'[traduction] « exception relative à la démonstration de l'innocence »). Dans de tels cas, il est maintenant reconnu que le privilège de l'indicateur de police cède devant les impératifs des principes de justice pénale destinés à éviter la condamnation des innocents (voir notamment R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281).
104 D'après mon collègue, il s'agit de la seule exception au privilège. En dehors de son cadre d'application, le privilège de l'indicateur de police reste « absolu ». Selon l'interprétation qu'il propose, il suffit donc de prouver qu'une personne est un indicateur de police pour que le juge du procès soit dès lors tenu d'empêcher la divulgation, à quiconque et en toutes circonstances (à moins, bien sûr, que l'innocence d'un accusé soit en jeu), de toute information susceptible de permettre son identification. Suivant cette interprétation de la règle de la confidentialité, qui s'appuie sur certains obiter dicta de notre Cour, seule une application aussi stricte du privilège respectera les objectifs pour lesquels celui-ci a été reconnu.
105 Je ne peux me résoudre, pour ma part, à adopter une interprétation aussi rigide de cette règle prétorienne, issue de la common law. À mon avis, il est plus conforme à la logique de la common law et aux valeurs de la Charte de reconnaître que le juge du procès conserve toujours le pouvoir discrétionnaire (à moins que la loi ne le lui retire) de permettre ou d'ordonner la communication d'informations susceptibles de permettre l'identification d'un indicateur de police dans les rares cas où le juge sera convaincu qu'une telle communication servirait mieux l'intérêt de la justice que le maintien du secret. Cette communication ne devrait par ailleurs pas être plus importante que ne l'exige l'intérêt supérieur de la justice. On se rappellera que l'intérêt de la justice constitue la justification et la finalité de ce privilège. C'est par rapport à cet intérêt que s'établiront les limites du privilège de l'indicateur.
(3) Le caractère particulier de la présente affaire
106 La présente affaire soulève des difficultés particulières pour la mise en uvre du privilège de l'indicateur de police. Les arrêts de notre Cour invoqués au soutien de l'interprétation absolutiste du privilège relèvent en effet du scénario classique où l'on tente de mettre en preuve des informations susceptibles d'identifier un indicateur qui n'est pas lui-même partie au litige (voir Leipert, R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979, et Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, dans le contexte toutefois des travaux d'une commission d'enquête sur des activités policières dans ce dernier cas). Un tel scénario relève d'abord et avant tout du droit de la preuve et il ne fait intervenir le droit constitutionnel du public à la publicité des débats judiciaires que bien indirectement. La présente affaire s'inscrit dans un cadre factuel complètement différent. En l'espèce, les questions relatives à la qualité d'indicateur de police de la personne désignée ne sont pas incidentes aux procédures judiciaires, comme c'est généralement le cas. Au contraire, elles se situent au cur même des requêtes présentées par la personne désignée. De plus, la requête pour sursis des procédures qu'entend ultimement présenter la personne désignée devrait porter sur le traitement que lui ont réservé les gouvernements étranger et canadien en tant qu'indicateur de police. Or, c'est justement à l'égard de ce genre de débats judiciaires que le principe de la publicité de ces débats prend toute son importance. On ne saurait en effet nier que la manière dont se comporte le gouvernement canadien à l'égard de ses indicateurs de police peut avoir une importance considérable pour la tenue d'un débat démocratique sur les valeurs de la justice de notre pays et sur sa bonne administration, autant de questions d'intérêt public.
107 Ainsi, le droit du public à la publicité des débats judiciaires et l'impératif de protection de l'intérêt du public dans la bonne administration de la justice se trouvent, en l'espèce, beaucoup plus directement affectés par le privilège de l'indicateur de police que dans le scénario classique. En fait, les circonstances de la présente affaire apparaissent tellement exceptionnelles que les procureurs des parties ont été incapables de nous citer un cas similaire. Dans une telle situation, notre Cour devrait faire preuve de prudence lorsqu'on propose d'importer et d'appliquer intégralement une règle de droit élaborée dans un contexte complètement différent, celui du droit de la preuve, dans le but de résoudre le problème aux ramifications constitutionnelles importantes dont elle est saisie. On a d'ailleurs déjà souligné, tant dans la doctrine que dans la jurisprudence, qu'un examen exhaustif devrait être effectué, chaque fois qu'il est envisagé d'étendre la sphère d'application du privilège de l'indicateur de police au-delà de ses frontières habituelles (voir J. Sopinka, S. N. Lederman and A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e ed. 1999), p. 883, par. 15.59).
108 Il est par ailleurs important de ne pas perdre de vue que — bien que postérieurs à l'arrêt Dagenais — les propos formulés par notre Cour dans Leipert ont été énoncés avant que celle-ci ne rappelle avec force le caractère constitutionnel du principe de la publicité des débats dans les arrêts Mentuck, Vancouver Sun et Toronto Star. Les commentaires de notre Cour dans Leipert ne résultent d'ailleurs pas de l'examen d'un cas aussi exceptionnel que la présente espèce, qui soulève un problème de conciliation de valeurs et de principes potentiellement conflictuels.
109 À mon avis, la règle prétorienne du privilège de l'indicateur de police ne saurait priver le juge du procès du pouvoir discrétionnaire de s'interroger sur la pertinence de son application. Bien entendu, dans les situations factuelles classiques, la question sera si aisément réglée que le raisonnement pourra demeurer implicite et la règle paraîtra d'application absolue. Toutefois, le présent dossier démontre bien que, dans certaines circonstances exceptionnelles, la portée du privilège restera plus difficile à établir et exigera la tenue d'un débat contradictoire. Cela se produira notamment lorsque, comme c'est apparemment le cas en l'espèce, le juge est préoccupé par la présence possible d'un abus du privilège ou d'un détournement de sa finalité.
110 Un tel raisonnement semble à la base de la décision de la Cour d'appel du Québec dans Hiscock c. R., [1992] R.J.Q. 895. Dans cette affaire, un des deux accusés était un indicateur de police à qui la GRC avait demandé d'organiser une opération en vue d'importer du haschich. Rapidement, la GRC a soupçonné des anomalies dans l'opération. Après une écoute électronique suivie d'une perquisition dans la voiture de l'indicateur, ce dernier a été arrêté et a été accusé de complot, de trafic et de possession de stupéfiants en vue d'en faire le trafic. Selon la Couronne, l'indicateur avait détourné à son profit une partie de la cargaison de drogues qui devait être contrôlée par la GRC.
111 Déclarés coupables en première instance, les accusés ont cherché à faire écarter le contenu des écoutes électroniques, soutenant que l'admission de cette preuve en appel aurait pour effet de violer le privilège de l'indicateur de police. La Cour d'appel du Québec a écarté ce moyen, déclarant que le privilège de l'indicateur était inapplicable à la situation visée. Au nom d'une formation unanime, j'ai alors eu l'occasion de rappeler que la justification sociale de ce privilège se trouvait dans la nécessité d'assurer l'exécution de la fonction policière et le maintien de l'ordre public (p. 911). La protection du privilège de l'indicateur de police était accordée à ce dernier, non pas dans son intérêt personnel, mais dans celui d'une meilleure application de la justice (p. 912). J'ai conclu que le privilège ne devait pas être interprété et appliqué de manière à autoriser la commission d'actes criminels dans le seul intérêt du prévenu et qu'il ne pouvait donc pas être utilisé par les accusés tel qu'ils proposaient de le faire (p. 912). L'interprétation contraire aurait cautionné une utilisation abusive du privilège, eu égard à son objectif.
112 Un raisonnement analogue me semble par ailleurs fonder la décision de notre Cour dans l'arrêt Babcock c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 3, 2002 CSC 57. Dans une instance devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui opposait le gouvernement fédéral à certains de ses avocats internes, le gouvernement avait d'abord déposé une liste de documents décrits comme pouvant être produits. Par la suite, il avait modifié sa position et déposé une attestation émanant du greffier du Conseil privé en application du par. 39(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, afin de s'opposer à la production de certains documents au motif qu'ils contenaient des renseignements constituant des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine du Canada. Les demandeurs ont alors présenté une requête afin de contraindre le gouvernement à produire les documents en question. Ils ont été déboutés devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, mais cette décision a été infirmée par la Cour d'appel. Selon cette dernière, le gouvernement avait renoncé à son droit d'invoquer la confidentialité des documents en les identifiant dans sa liste comme pouvant être produits et en communiquant des renseignements choisis dans un affidavit produit (voir Babcock, par. 6).
113 Devant notre Cour, le pourvoi avait porté sur la constitutionnalité de l'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada, ainsi que sur la nature de la confidentialité des délibérations du Cabinet et sur les mécanismes par lesquels on peut l'invoquer ou y renoncer. Aux termes du par. 39(1), « [l]e tribunal, l'organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas où un ministre ou le greffier du Conseil privé s'opposent à la divulgation d'un renseignement, tenus d'en refuser la divulgation, sans l'examiner ni tenir d'audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada. » Le paragraphe 39(2) en donne, pour sa part, des exemples. Notre Cour avait alors jugé que, malgré son libellé draconien, cet article de la Loi sur la preuve au Canada ne pouvait « écarter le principe selon lequel les actes officiels doivent relever d'un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière : Roncarelli [c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121] » (par. 39). Notre Cour avait déduit de ce principe « qu'il est possible de contester l'attestation délivrée par le greffier ou le ministre en application du par. 39(1) lorsque les renseignements à l'égard desquels l'immunité est invoquée ne relèvent pas à leur face même du par. 39(1), ou lorsqu'il peut être démontré que le greffier ou le ministre ont exercé de façon irrégulière le pouvoir discrétionnaire que le par. 39(1) leur confère » (par. 39).
114 Les raisonnements à la base des arrêts Babcock et Hiscock me paraissent applicables, avec les adaptations nécessaires, à la situation que nous examinons maintenant. Suivant une interprétation absolue du privilège de l'indicateur, il suffirait que l'on se trouve en présence d'un indicateur pour que le juge soit contraint de protéger toute information susceptible de l'identifier, à moins que l'indicateur n'ait renoncé à ce privilège ou que l'innocence d'un accusé soit mise en péril par le maintien du secret. À mon avis, les arrêts Hiscock et Babcock témoignent de l'importance de réserver aux tribunaux le pouvoir de s'interroger sur les raisons pour lesquelles on tente de soustraire au regard du public certaines informations et le pouvoir de refuser de donner suite à une demande de communication dans des cas où l'on tente de détourner la règle de la confidentialité de l'objectif qui la justifie, soit la promotion d'une saine administration de la justice et la protection de l'intérêt du public dans celle-ci. Ces arrêts illustrent bien pourquoi il est important de ne pas interpréter la règle du privilège de l'indicateur de police de manière à empêcher le juge du procès de se demander si l'usage du privilège invoqué dans un but donné respecte la finalité même de son existence. Comme l'affirmait le juge Burton de la Cour suprême des États-Unis dans Roviaro c. United States, 353 U.S. 53 (1957), [traduction] « [l]a portée du privilège est limitée par l'objectif qui le sous-tend » (p. 60).
(4) L'effet des deux justifications du privilège sur le pouvoir discrétionnaire des tribunaux
115 D'autres situations, sans doute rares, justifieront le tribunal de s'interroger sur l'opportunité d'appliquer le privilège de l'indicateur de police pour limiter la publicité des procédures judiciaires et tenir un débat contradictoire sur la question. Il en sera ainsi lorsque le tribunal entretiendra des doutes sur la possibilité de maintenir le secret tout en respectant les deux objectifs qui sont à la base même de la règle du privilège de l'indicateur de police.
116 Par exemple, il faudrait permettre aux juges de ne pas appliquer la règle de la confidentialité lorsqu'il est établi que l'indicateur de police ne court aucun danger, si l'information que l'on tente de garder secrète est révélée au grand jour ou lorsqu'elle est déjà connue du public. Comme le signale un auteur, [traduction] « [s]i le nom de l'indicateur est déjà connu — soit de façon générale soit de certaines personnes susceptibles de réprouver ses activités — il devient dès lors inutile de continuer de dissimuler son identité. Il s'agit alors simplement d'un cas d'application du principe reconnu dans toutes les affaires concernant le privilège de la Couronne selon lequel la divulgation antérieure de cette information fait échec au privilège [Robinson c. South Australia, [1931] A.C. 704 (C.P.); Sankey c. Whitlam (1978), 21 A.L.R. 505 (H.C.A.)] » (I. Eagles, Evidentiary Protection for Informers — Policy or Privilege? (1982), 6 Crim. L.J. 175, p. 188; voir aussi Wigmore on Evidence, vol. 8 (McNaughton rev. 1961), § 2374). Étant donné l'importance constitutionnelle de la publicité des débats judiciaires, il ne suffit pas d'invoquer mécaniquement le privilège de l'indicateur de police pour qu'il s'applique automatiquement. Il doit aussi être nécessaire de démontrer que l'indicateur de police court un risque si cette information est dévoilée, et le fardeau de cette preuve doit reposer sur les épaules de celui qui allègue ce danger (voir Lawrence).
117 Dans la mesure où elle contraint le juge du procès à limiter la publicité des débats judiciaires, il apparaît évident que l'interprétation absolutiste du privilège de l'indicateur de police risque de porter atteinte au droit à la liberté d'expression et d'information que garantit à la presse et au public l'al. 2b) de la Charte. On se rappellera que, dans Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick, notre Cour a confirmé l'opinion de la Cour d'appel du Nouveau-Brunswick selon laquelle le par. 486(1) du Code criminel — qui autorise le juge du procès à exclure le public du procès lorsque les circonstances le requièrent — porte atteinte à la liberté de la presse protégée par l'al. 2b). A fortiori, une règle qui oblige le juge du procès à exclure le public du procès me semble elle aussi porter atteinte à cette liberté fondamentale. Selon les principes d'interprétation législative, il vaudrait mieux interpréter la règle de common law relative au privilège d'une manière plus conforme aux dispositions et aux valeurs de la Charte. La souplesse de la common law lui permet d'ailleurs de s'adapter graduellement au contexte constitutionnel à l'intérieur duquel elle évolue (R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 670; S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., [2002] 1 R.C.S. 156, 2002 CSC 8, par. 20).
118 Certes, les intimés n'ont pas explicitement attaqué la constitutionnalité de la règle telle que l'interprète mon collègue le juge Bastarache. Même en l'absence d'une telle contestation, la Constitution continue de s'appliquer et devrait guider l'interprétation des principes juridiques pertinents et leur conciliation. De plus, on se souviendra qu'aucun appel n'avait été interjeté à l'égard de la [traduction] « décision sur l'absence d'interdiction absolue ». Cette situation procédurale n'était guère de nature à inciter les intimés à mettre en jeu directement la constitutionnalité de la règle de common law dans le présent appel.
(5) Application des principes juridiques aux faits
119 Les principes juridiques pertinents étant maintenant établis, je vais les appliquer aux faits de l'espèce. À cet égard, il me semble opportun de rappeler à nouveau la question très précise que notre Cour est appelée à trancher, à savoir déterminer si le juge d'extradition a fait erreur en ordonnant la communication des documents en litige aux représentants des médias et à leurs avocats.
120 Il est acquis que ces documents contiennent des informations susceptibles d'identifier la personne désignée. Ce seul constat amène mon collègue à conclure à l'application du privilège et donc à l'erreur de droit du premier juge.
121 J'ai exposé ci-dessus pourquoi, à mon avis, notre Cour ne devrait pas avaliser une application aussi rigide et mécanique de la règle du privilège de l'indicateur de police. J'ai aussi expliqué l'utilité de reconnaître que le juge du procès conserve toujours le pouvoir discrétionnaire de permettre, dans les circonstances exceptionnelles appropriées, que des informations susceptibles d'identifier un indicateur de police soient divulguées même en audience publique. Vu l'importance des principes en jeu, la décision de permettre ou non la communication en audience publique de ces informations doit être prise à la lumière d'un dossier factuel bien étayé. Par conséquent, il me semble nécessaire de permettre au juge du procès, s'il estime une telle mesure indiquée, de permettre ou d'ordonner que soient communiquées aux parties intéressées toutes les informations qu'il considère nécessaires à la tenue d'un débat contradictoire utile sur la question. Bien entendu, le juge d'extradition doit alors faire preuve de beaucoup de prudence et ne doit permettre cette communication que s'il est convaincu que la confidentialité des informations sera respectée. Par ailleurs, il doit éviter d'étendre le contenu de la communication au-delà de ce qui est strictement nécessaire à la tenue d'un débat contradictoire utile. Il a alors l'obligation, à cette occasion, de réduire au minimum l'étendue de la communication et de contrôler la diffusion des informations.
122 En l'espèce, le juge d'extradition a-t-il respecté ces paramètres? Je vais donc maintenant étudier les problèmes soulevés par la communication des documents en litige aux avocats des médias et aborder ceux soulevés par leur communication aux représentants des médias dans la section suivante.
C. L'étendue des informations pouvant être communiquées aux avocats des médias
(1) Le caractère discrétionnaire de la décision
123 La décision d'ordonner la communication des documents en litige aux avocats des médias relevait des fonctions du juge d'extradition et était de nature discrétionnaire. Le juge Gonthier, au nom de notre Cour, a étudié la norme de contrôle applicable à ce type de décision dans Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367, p. 1375 :
Les principes énoncés dans l'arrêt Harper [Harper c. Harper, [1980] 1 R.C.S. 2] indiquent qu'une cour d'appel ne sera justifiée d'intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge de première instance que si celui‑ci s'est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice.
Dans le même sens, voir R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 2002 CSC 12, par. 117 et 139; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, par. 48-50; Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, p. 404-405; et Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 76-77.
(2) Application des principes juridiques aux faits de l'espèce
124 Il ressort des motifs du premier juge et des faits admis par les parties pour les besoins du présent appel que c'est en définitive sur un ensemble de facteurs que le juge d'extradition a fondé son opinion qu'il s'agissait peut-être d'un cas où l'opportunité d'appliquer la règle du privilège de l'indicateur de police était douteuse. Il a par conséquent considéré qu'il s'agissait possiblement d'un cas où des informations susceptibles d'identifier un indicateur de police devraient être dévoilées en audience publique et qu'il était nécessaire de conduire un débat contradictoire pour en décider. Il se peut qu'aucun de ces éléments n'aurait suffi à lui seul pour justifier cette décision. Il me semble cependant clair que l'ensemble de ces éléments la justifiait largement.
125 Par ailleurs, vu la complexité des faits et des principes de droit applicables, le juge d'extradition a estimé qu'il était nécessaire que les avocats des médias aient accès à davantage d'éléments de preuve pour être en mesure de participer utilement à ce débat. Je ne vois aucune raison suffisante d'intervenir quant au principe de la décision même de communiquer des informations additionnelles. Ici encore, il me semble clair que l'ensemble des éléments considérés par le juge d'extradition justifiait cette opinion. Je conclus par conséquent qu'il a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en ordonnant la communication aux avocats des médias de certaines informations susceptibles d'identifier la personne désignée afin qu'ils puissent participer utilement aux débats judiciaires. Je suis toutefois d'avis qu'il a fait erreur en droit en permettant une communication plus étendue que nécessaire de l'information sans tenter de la filtrer au préalable afin de réduire au minimum sa diffusion.
126 La décision du juge d'extradition me semble fondée sur plusieurs motifs. Premièrement, il a considéré le fait qu'il s'agit d'un cas où l'identité de la personne désignée a déjà fait l'objet d'une communication exceptionnellement large. Dans le scénario typique où le privilège de l'indicateur de police est invoqué, l'identité de celui-ci n'est connue que d'un nombre restreint de personnes au sein du corps policier pour lequel il agit comme indicateur. Au contraire, en l'espèce, l'identité de la personne désignée a sans doute déjà été dévoilée à un très grand nombre de personnes. La liste est longue. Par exemple, elle est susceptible d'inclure ses procureurs et leurs collaborateurs, les avocats et fonctionnaires des États concernés par la procédure d'extradition, le personnel des corps policiers participant à l'élaboration du dossier et à la conduite des opérations ou, enfin, ce qui pourrait s'avérer particulièrement significatif, le co-conspirateur même de la personne désignée.
127 Bien entendu, la personne désignée ne saurait être tenue responsable de cette large communication. Je n'entends pas soutenir que cette personne a perdu son droit à la confidentialité de sa qualité d'indicateur en raison de cette communication. Toutefois, l'étendue de celle-ci confirme que l'on se trouve en l'espèce devant une situation factuelle bien différente du scénario classique où le privilège de l'indicateur de police est habituellement invoqué. Par ailleurs, ce serait faire preuve de peu de réalisme que de ne pas tenir compte de l'étendue de cette communication dans l'évaluation du préjudice que subirait la personne désignée en raison de la communication aux avocats des médias des documents en litige. L'ampleur de cette communication permet en effet de se demander si le fait d'ordonner la communication contrôlée de ces informations à quelques personnes supplémentaires ferait vraiment augmenter les risques courus par la personne désignée.
128 Cela est particulièrement vrai, si l'on tient compte du fait que même le co-conspirateur de la personne désignée connaît son identité. C'est le deuxième élément de preuve sur lequel le juge d'extradition semble avoir fondé sa décision. Il paraît en effet avoir considéré qu'il s'agissait peut-être d'un cas où l'on pourrait démontrer, lors de l'audience de la requête pour huis clos, que l'audition publique de la requête pour sursis des procédures ne ferait courir aucun risque supplémentaire à la personne désignée, dans la mesure où la seule personne susceptible de vouloir se venger, son co-conspirateur, connaît déjà son identité. On notera que c'est à cette fin que les médias veulent connaître l'identité de l'État requérant, conscients du fait que l'identité de la personne désignée a peut-être déjà été dévoilée dans cet État durant les procédures judiciaires et dans les médias. Dans une telle situation, comme je l'ai expliqué plus haut, le juge d'extradition aurait été en droit de rejeter la requête pour huis clos, à moins que d'autres raisons ne militent en faveur de la fermeture de la salle d'audience.
129 Troisièmement, le juge d'extradition semble avoir craint que le gouvernement cherche plus à mettre certaines de ses actions à l'abri de l'il critique du public qu'à protéger la sécurité d'un indicateur de police. En d'autres mots, le juge d'extradition paraît avoir redouté que le gouvernement tente, dans les faits, de détourner le privilège de l'indicateur de police de sa véritable finalité. Le juge d'extradition semble aussi avoir été préoccupé par le risque que le public soit indûment privé du droit de débattre d'un sujet d'importance pour toute société démocratique. À cet égard, ses préoccupations ne sont pas sans rappeler celles de notre Cour dans l'arrêt Mentuck.
130 Quatrièmement, le juge d'extradition paraît avoir considéré que la nature même de la requête pour sursis des procédures militait en faveur de la publicité de cette procédure. D'une part, le juge d'extradition a rappelé qu'il est de prime abord incompatible avec l'intégrité des procédures judiciaires que soit décidée, derrière des portes closes, une requête visant à faire déterminer si le public serait si choqué par la conduite du gouvernement qu'il deviendrait préférable de surseoir aux procédures. D'autre part, il a souligné qu'il s'agissait peut-être d'un cas où les considérations de politique d'intérêt général justifiant la règle du privilège de l'indicateur de police seraient peut-être mieux servies par la publicité des débats.
131 Cinquièmement, le juge d'extradition semble avoir accordé beaucoup de poids au fait que la communication des documents en litige à des avocats, et cela, seulement après que ces derniers auraient fourni des engagements de confidentialité appropriés, ne ferait probablement courir aucun risque supplémentaire à la personne désignée. En effet, les avocats sont des auxiliaires de justice, liés par des normes déontologiques sévères. La violation par ceux-ci de la confidentialité de ces documents, en contravention des engagements souscrits, pourrait être sanctionnée, non seulement par la procédure d'outrage au tribunal, mais aussi par le processus disciplinaire. Par ailleurs, les avocats sont habitués, dans leur profession, à travailler avec des documents confidentiels. Il faut par conséquent présumer qu'ils traiteraient les documents divulgués avec la plus grande diligence et la plus grande prudence.
132 Selon moi, ces différents facteurs suffisent largement pour conclure que le juge d'extradition était justifié de penser qu'il s'agissait sans doute d'un cas où le privilège de l'indicateur serait simplement inapplicable ou qu'il devrait être concilié avec le principe de la publicité des débats judiciaires. Ils permettent aussi de conclure que, ayant pris connaissance de l'ensemble de la preuve présentée jusqu'alors, le juge d'extradition était par ailleurs justifié de considérer qu'il était en présence d'un cas où il était en droit d'exercer son pouvoir discrétionnaire et d'ordonner la communication aux avocats des médias de toutes les informations nécessaires à leur participation utile aux débats contradictoires sur la requête pour huis clos. Rien ne me permet de conclure que, ce faisant, le juge d'extradition s'est fondé sur des considérations erronées en droit ou que sa décision est erronée au point de créer une injustice (voir Elsom c. Elsom), et je refuserais d'intervenir à l'égard de cette décision discrétionnaire, sauf quant à l'étendue de l'information communiquée.
133 Je demeure d'avis que le juge pouvait choisir de tenir un débat contradictoire sur la question de savoir si la requête de la personne désignée devrait être entendue à huis clos et, à cette fin, ordonner que soient communiquées aux médias certaines informations susceptibles d'identifier la personne désignée, de façon à leur permettre de participer efficacement aux débats judiciaires. Cependant, le juge d'extradition est allé trop loin en ordonnant la communication aux avocats des médias et aux représentants des médias de tout le contenu du dossier. Le seul objectif de cette communication est la tenue d'un débat contradictoire utile. Par conséquent, le juge d'extradition était en droit d'ordonner la communication de toute l'information pertinente à la tenue de ce débat, sans plus. Le juge d'extradition aurait par conséquent dû procéder à un travail de filtrage et d'expurgation ou de « caviardage » des documents en litige afin d'en éliminer certains éléments susceptibles d'identifier la personne désignée, mais non pertinents pour le débat se déroulant devant lui.
134 Avant de terminer ces réflexions, j'aimerais une fois de plus rappeler que, en adoptant la présente position, je n'entends nullement préjuger de la décision que devrait rendre le juge d'extradition sur la requête pour huis clos. Au terme du débat contradictoire, le juge d'extradition conclura peut-être que les risques pour la sécurité de la personne désignée sont si élevés qu'il est inacceptable de tenir en public l'audience de la requête pour sursis des procédures. Il se peut aussi qu'il décide que l'intérêt de cette requête pour le public est si minime qu'il ne saurait justifier des risques supplémentaires pour la sécurité de la personne désignée, aussi faibles soient-ils. Peut-être décidera-t-il, en dernière analyse, de tenir l'audition de la requête à huis clos; ou peut-être considérera-t-il qu'un huis clos partiel ou une ordonnance de non-publication suffit. En raison de l'importance des principes en jeu, l'essentiel demeure quand même que cette décision du juge d'extradition doit être la plus éclairée possible et qu'à cette fin il était en droit de bénéficier d'un débat contradictoire utile sur la question. Si, après avoir pris connaissance de l'ensemble de la preuve, le juge d'extradition a cru qu'un tel débat devait avoir lieu et que les médias avaient besoin, pour y participer utilement, d'avoir accès à certaines informations susceptibles d'identifier la personne désignée, il faut respecter sa décision d'en ordonner la communication, dans la mesure où il a pris les mesures nécessaires pour que cette communication soit minime et contrôlée. Sa seule erreur a été de ne pas chercher à déterminer l'information réellement pertinente au débat et à limiter l'étendue de la communication à celle-ci.
D. L'étendue des informations pouvant être communiquées aux représentants des médias
135 Comme l'a noté le juge d'extradition au par. 127 de ses motifs, la communication aux représentants des médias demeure plus problématique que celle faite à leurs avocats. Par conséquent, il a eu raison de souligner que les représentants des médias ne sont pas, à la différence de leurs avocats, des auxiliaires de justice. De plus, alors que le législateur de la Colombie-Britannique a choisi de conférer à une institution particulière, le Barreau, le pouvoir de sanctionner les écarts déontologiques des avocats, la profession journalistique n'est pas surveillée par une institution semblable. La sanction d'un écart de conduite d'un membre de la profession journalistique par rapport à son engagement de confidentialité échoirait donc aux tribunaux, notamment par voie d'outrage au tribunal, avec toutes les difficultés de preuve que cette procédure implique.
136 Par ailleurs, le juge d'extradition a rappelé que le fait que les avocats sont des auxiliaires de justice, et qu'ils sont surveillés par un organisme habilité à le faire, permet de présumer de la qualité de leurs engagements de confidentialité. Cette présomption n'existe pas dans le cas des représentants des médias. Le juge pourrait par conséquent souvent se retrouver dans la situation inconfortable d'avoir à évaluer la valeur de chacun des engagements de confidentialité des représentants des médias avant d'ordonner que leur soient communiquées les informations en question.
137 Enfin, le juge d'extradition a reconnu qu'il existe une tension entre, d'une part, l'intérêt qu'ont les médias à publier les informations qu'ils pourraient recueillir dans le cadre de leur participation à des débats judiciaires et, d'autre part, l'intérêt de la justice à ce que ces informations ne soient pas rendues publiques avant qu'une décision du juge ne l'autorise. Bien qu'il ait été conscient de ces difficultés, le juge d'extradition a tout de même conclu qu'il était préférable de permettre que les avocats des médias puissent transmettre à leurs clients toute l'information qui leur serait communiquée, mais seulement sous des conditions strictes et après que les représentants des médias auraient chacun fourni un engagement de confidentialité. À mon avis, cette décision du juge d'extradition relevait aussi de son pouvoir discrétionnaire et je ne vois aucune raison justifiant notre Cour d'intervenir. Cette décision ne m'apparaît en effet ni fondée sur des considérations erronées en droit, ni erronée au point de créer une injustice (Elsom c. Elsom). Elle reposait sur l'engagement pris par les représentants des médias et sur une juste conception des rapports entre ceux-ci et leurs avocats.
138 Les observations de l'intervenante la Law Society of British Columbia quant aux principes juridiques applicables à cet aspect du dossier m'ont semblé particulièrement utiles. Par exemple, la Law Society a très justement rappelé qu'un avocat est dans une relation fiduciaire vis-à-vis de son client, comme notre Cour vient de le souligner à nouveau dans un arrêt récent (Strother c. 3464920 Canada Inc., [2007] 2 R.C.S. 177, 2007 CSC 24) et qu'à ce titre, il a le devoir de révéler à son client toute l'information pertinente qu'il est en droit de lui communiquer (Henry c. R., [1990] R.J.Q. 2455 (C.A.), p. 2461-2462). Cette obligation de communication vise plusieurs objectifs, notamment celui de permettre au client de prendre des décisions éclairées quant à la conduite du mandat de l'avocat. Elle veut aussi protéger l'intégrité de la relation avocat-client. En fait, l'importance de cette obligation est telle que, selon certains, l'avocat qui ne veut pas ou ne peut pas s'y conformer est tenu de décliner le mandat ou de cesser d'occuper (Spector c. Ageda, [1971] 3 All E.R. 417 (Ch. D.), p. 430).
139 Il peut néanmoins survenir des circonstances dans lesquelles il ne sera pas possible de permettre à l'avocat de dévoiler à son client toute l'information qui lui est communiquée. L'affaire R. c. Guess (2000), 148 C.C.C. (3d) 321 (C.A.C.-B.), constitue un bon exemple d'une telle situation. Dans ce dossier, la Couronne s'opposait à une requête de l'accusé en communication de la preuve, prétendant que cette preuve concernait des documents privilégiés ou non-pertinents. Le juge du procès considérait qu'il lui était impossible d'étudier seul la preuve concernée afin de décider si les prétentions de la Couronne étaient fondées. Il a alors estimé que la solution consistait à permettre à l'avocat de l'accusé d'étudier la preuve, mais en revanche à limiter le droit de celui-ci de communiquer ce qu'il apprendrait à son client.
140 Comme l'a suggéré l'intervenante la Law Society of British Columbia, je suis d'avis qu'une telle solution doit rester d'ultime recours. La limitation du droit de l'avocat de communiquer la preuve à son client doit alors être la seule solution envisageable. Par ailleurs, dans une telle situation, il ne revient pas à l'avocat de consentir de son propre chef à limiter son devoir de communiquer la preuve à son client. Il doit préalablement obtenir le consentement de ce dernier (voir à cet égard l'opinion du juge minoritaire dans Guess, par. 101). Les raisons pour lesquelles un client pourrait refuser de consentir à une telle restriction varient. Par exemple, il pourra considérer qu'une telle limite serait trop préjudiciable à sa relation avec son avocat ou encore refuser d'engager des frais supplémentaires sans connaître l'information à laquelle son procureur a accès. En définitive, sous cet aspect, c'est le seul intérêt du client qui est en jeu. Il lui revient donc de décider s'il accepte ou non qu'une limite aux informations qui peuvent lui être révélées soit imposée à son avocat.
141 En raison de la nécessité d'obtenir le consentement du client, les limites au droit de l'avocat de communiquer toutes les informations pertinentes à son client ne devraient pas être imposées uniquement par ordonnance de la cour. Généralement, le moyen approprié pour garantir le respect de cette limite consistera à exiger un engagement à cet effet de la part de l'avocat (voir Guess, par. 20-21). La violation d'un tel engagement peut être sanctionnée par des poursuites disciplinaires (G. MacKenzie, Lawyers and Ethics : Professional Responsibility and Discipline (4e éd. 2006), p. 17-7) et par une procédure d'outrage au tribunal (Orfus Realty c. D.G. Jewellery of Canada Ltd. (1995), 24 O.R. (3d) 379 (C.A.)). Bien entendu, l'engagement n'est pas un moyen infaillible d'éviter les fuites. Toutefois, il constituera dans la plupart des cas un moyen suffisamment sûr pour que soit permise, sur cette base, la communication de la preuve recherchée. Il reviendra au juge, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, de décider dans chaque cas, à la lumière des informations en question et des risques que leur communication entraînerait, si de tels engagements constituent des garanties suffisantes.
142 En l'espèce, le juge d'extradition a estimé qu'il n'était pas nécessaire d'exiger, avant d'ordonner la communication des documents en litige, que de tels engagements soient fournis par les avocats des médias. Je ne vois aucune raison suffisante d'intervenir à l'égard de cette décision discrétionnaire. Ici encore, le juge paraît avoir pris cette décision après avoir considéré divers facteurs qui, pris ensemble, justifient largement sa décision. J'en dénombre au moins cinq.
143 Premièrement, le juge d'extradition semble avoir accordé beaucoup d'importance au fait que les informations seraient seulement communiquées à des membres respectés des médias, et à la condition qu'ils fournissent eux-mêmes des engagements de confidentialité. Il a d'ailleurs expressément considéré la bonne réputation et la bonne foi des représentants des médias qui s'étaient dits prêts à fournir de tels engagements de confidentialité afin d'avoir accès aux informations.
144 Deuxièmement, le juge a rappelé que les journalistes sont habitués à travailler avec des informations confidentielles. Ils cherchent à protéger ces informations envers et contre tous, leur accès à des sources d'information dépendant largement de leur réputation quant au respect de telles promesses de confidentialité. Il a aussi souligné que les médias participant au présent dossier ont été appelés à intervenir dans plusieurs litiges importants, et qu'ils se sont toujours acquittés convenablement de leur obligation de confidentialité.
145 Troisièmement, le juge d'extradition a tenu compte du fait que l'identité de la personne désignée avait déjà fait l'objet d'une communication exceptionnellement large. Il a alors conclu que le fait de permettre la communication d'informations susceptibles d'identifier la personne désignée à quelques représentants des médias ne ferait pas courir à celle-ci des risques supplémentaires suffisants pour qu'il interdise cette communication.
146 Quatrièmement, il a pris en compte les effets négatifs que pourrait avoir le refus de permettre la communication des informations aux représentants des médias. Ainsi, il a mentionné que certains médias pourraient refuser d'engager des ressources importantes s'ils ne peuvent connaître la substance des informations qu'ils entendent publier.
147 Cinquièmement, le juge d'extradition a considéré que les médias avaient le droit, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles, de connaître le contexte factuel dans lequel une décision touchant leurs droits est rendue. Il a jugé que cette information était nécessaire à la fois pour qu'ils acceptent la décision rendue contre eux, et pour qu'ils puissent décider en toute connaissance de cause s'ils veulent porter l'affaire en appel.
148 Vu l'ensemble de ces facteurs, je suis d'avis que notre Cour devrait respecter la décision discrétionnaire du juge d'extradition d'ordonner la communication des documents en litige aux avocats des médias, même en l'absence d'engagements de leur part précisant qu'ils ne révéleraient pas ces informations à leurs clients. En effet, le juge d'extradition ne me semble pas avoir commis d'erreur de droit en concluant ainsi, et sa conclusion ne me semble par ailleurs nullement injuste (voir Elsom c. Elsom). Seule, je le rappelle, est vraiment en jeu l'étendue de la communication. À mon avis, le principe même de celle-ci ne l'est pas.
IV. La procédure à suivre pour inviter les médias à participer aux débats
149 Selon mon collègue, le juge d'extradition a commis une erreur de droit en n'invitant que certains avocats — choisis par lui suite aux recommandations de l'amicus curiae — à participer aux débats sur la requête pour huis clos, puisqu'il ne détenait pas le pouvoir de faire un tel choix. Il aurait plutôt dû émettre un avis public de manière à permettre à toute partie intéressée d'intervenir.
150 Bien que ce pouvoir puisse paraître problématique, il existe et le juge d'extradition n'a pas commis d'erreur en l'exerçant. De toute façon, l'injustice à l'égard de ceux qui ne sont pas choisis est moins importante qu'elle ne semble l'être. Il est d'ailleurs inévitable qu'un juge soit parfois forcé de limiter le nombre d'intervenants aux débats sur la publicité des procédures judiciaires.
151 La question de l'avis aux médias en cas de requêtes visant à limiter la publicité des débats a été abordée par le juge en chef Lamer dans l'arrêt Dagenais. Dans cette affaire, une requête en interdiction de publication avait été présentée dans le cadre de procédures criminelles. Le juge en chef Lamer avait conclu qu'il s'agissait d'une procédure criminelle, et que les solutions aux problèmes pratiques soulevés par l'avis aux médias devaient donc être cherchées dans les règles provinciales de procédure criminelle ainsi que dans la jurisprudence pertinente. Il avait en conséquence considéré la règle 6.04(1) des Règles de procédure en matière criminelle de la Cour de justice de l'Ontario, TR/92-99, selon laquelle « [l]'avis de demande est signifié à toutes les parties. En cas de doute quant à l'obligation de le signifier à une autre personne, le requérant peut demander des directives à un juge par voie de requête, sans préavis » (p. 869). Il en avait conclu que le choix des destinataires des avis, ainsi que des modalités des avis, relevait du pouvoir discrétionnaire du juge, exercé conformément aux règles de procédure provinciales en matière criminelle et à la jurisprudence pertinente. Pour la même raison, il avait conclu que les difficultés relatives à la question de la qualité pour agir relevaient également du pouvoir discrétionnaire du juge, exercé de la façon susmentionnée.
152 À mon avis, la même démarche doit être suivie pour résoudre les problèmes qui se soulèvent en l'espèce. La législation de la Colombie-Britannique paraît silencieuse quant aux règles de procédure devant être suivies en matière de demande d'extradition. Au contraire, le législateur fédéral a prévu, à l'art. 24 de la Loi sur l'extradition, L.C. 1999, ch. 18, que le juge qui procède à l'audition de la demande d'extradition est investi, sous réserve des autres dispositions de cette loi, des mêmes pouvoirs qu'un juge de paix agissant en vertu de la partie XVIII du Code criminel portant sur l'enquête préliminaire. L'alinéa 537(1)i) du Code criminel confère pour sa part au juge de paix tenant une enquête préliminaire le pouvoir de « régler le cours de l'enquête de toute manière qui lui paraît désirable et qui n'est pas incompatible avec la présente loi ». J'en déduis que le juge d'extradition, qui est coutumièrement un juge d'une cour supérieure, possède le pouvoir de régler le cours de l'audition de la demande d'extradition de toute manière qui lui paraît désirable et qui n'est pas incompatible avec le Code criminel ou la Loi sur l'extradition. À mon avis, ce pouvoir comprend notamment celui d'inviter des parties intéressées à participer aux débats portant sur un incident de la demande d'extradition judiciaire. Le juge dispose d'une certaine latitude quant aux modalités de cette invitation, pourvu que celles-ci favorisent le bon déroulement de l'audience. Dans ce contexte, le juge d'extradition était, en l'espèce, en droit de choisir les avocats des médias qu'il voulait inviter à intervenir aux débats sur la requête pour huis clos.
153 D'ailleurs, il sera souvent inévitable que le juge choisisse qui pourra participer aux débats sur ce genre de requête. On peut raisonnablement penser que, dans certaines affaires intéressant particulièrement le public, un très grand nombre de personnes voudront intervenir, ne serait-ce que pour avoir accès à la preuve qui est nécessaire à leur participation et qui leur serait autrement inaccessible. Il pourrait alors se trouver parmi celles-ci, non seulement des représentants des médias, mais aussi de simples citoyens. (De toute façon, il faut bien reconnaître qu'il devient de plus en plus difficile de distinguer les deux à l'heure des médias électroniques et de la « blogosphère ».) Dans de telles circonstances, il deviendra généralement impossible de permettre à toutes ces personnes d'intervenir dans les débats judiciaires compte tenu des limites des ressources judiciaires et du cadre matériel et juridique des débats devant les tribunaux. Il sera alors nécessaire que le juge décide qui pourra présenter des observations et il ne pourra alors éviter d'avoir à faire des choix parfois problématiques. En d'autres mots, souvent le juge ne pourra pas éviter ces choix problématiques. Il importe dès lors peu que les choix se fassent avant ou après l'invitation. Cela m'apparaît particulièrement évident dans un cas comme la présente espèce où le juge d'extradition devait encore, après l'invitation, déterminer quels médias et quels avocats seraient en mesure de fournir des engagements de confidentialité dignes de confiance.
154 Par ailleurs, le problème de l'avantage conféré à certains médias s'avère plus apparent que réel. En effet, il ne faut pas oublier que l'information obtenue par les médias afin de participer aux débats sur la requête pour huis clos reste, en pratique, inutile, dans la mesure où elle ne peut être publiée jusqu'au jugement sur la question. Or, si le jugement est favorable aux médias, il le devient à l'égard du public en général, et il ne profite donc pas seulement aux médias qui ont été choisis pour participer aux débats. S'il est vrai que les médias choisis sont, en théorie, favorisés par rapport aux autres, en pratique ce choix ne leur donne aucun avantage concret. Aucune raison d'intervenir quant à cet aspect de la décision dont appel n'a donc été établie.
V. Le rôle de l'amicus curiae
155 Mon collègue estime que le juge d'extradition a commis une erreur de droit en nommant un amicus curiae pour l'assister tant au niveau de l'analyse des faits que du droit applicable. Selon lui, s'il avait bel et bien le pouvoir de nommer un amicus curiae, le juge d'extradition aurait néanmoins dû limiter son rôle à l'analyse des faits du dossier. À mon avis, aucune règle de droit ne limitait de cette façon le pouvoir du juge d'extradition de nommer un amicus curiae et de lui conférer le mandat qu'il jugeait le plus utile. Comme on l'a vu plus haut, le juge d'extradition a le pouvoir de régler le cours de l'audition de la demande d'extradition de toute manière qui lui paraît nécessaire dans le respect du cadre défini par le Code criminel ou la Loi sur l'extradition. Par ailleurs, la position de mon collègue me semble contraire à la pratique bien établie selon laquelle un amicus curiae peut être nommé afin d'assister le tribunal tant sur les aspects juridiques que sur les aspects factuels de l'affaire. Devant notre Cour, le rôle joué par l'amicus curiae dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, représente un exemple clair d'une affaire où un amicus curiae avait été nommé pour soumettre des observations uniquement sur des questions juridiques. On retrouve d'autres cas où notre Cour a nommé un amicus curiae pour l'assister tant à l'égard des faits que du droit (voir Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854 (où notre Cour a nommé un amicus curiae afin qu'il présente des arguments militant contre l'existence de la compétence de la Commission); Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418 (où la Cour a nommé un amicus curiae pour présenter des arguments à l'égard de l'article premier de la Charte), et Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724 (où notre Cour a nommé un amicus curiae parce que les intimées ont refusé de prendre part à l'appel)).
VI. Conclusion
156 Pour ces raisons, j'accueillerais l'appel, j'annulerais l'ordonnance dont appel et je renverrais le dossier au juge d'extradition pour qu'il décide quelles informations peuvent être communiquées aux avocats des médias et aux représentants des médias en conformité avec les principes juridiques énoncés dans les présents motifs.
Pourvoi accueilli, le juge LeBel est dissident en partie.
Procureurs de l'appelante la personne désignée : Donaldson Jetté, Vancouver.
Procureur de l'appelant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice, Vancouver.
Procureurs des intimés The Vancouver Sun, The Province et BCTV : Ferris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.
Procureurs de l'intimée la Société Radio-Canada : Owen Bird Law Corporation, Vancouver.
Procureurs de l'intimée CTV, une division de Bell Globemedia Inc. : Borden Ladner Gervais, Vancouver.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureurs de l'intervenante Law Society of British Columbia : McCarthy Tétrault, Vancouver.