S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd., [2002] 1 R.C.S. 156, 2002 CSC 8
Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd. Appelante
c.
Syndicat des détaillants, grossistes et magasins à rayons,
section locale 558, Garry Burkart et Linda Reiber,
en leur propre nom et en qualité de représentants de tous
les membres du Syndicat des détaillants, grossistes et
magasins à rayons, section locale 558 Intimés
et
Procureur général de l’Alberta, Congrès du travail du Canada et
Association canadienne des libertés civiles (ACLC) Intervenants
Répertorié : S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd.
Référence neutre : 2002 CSC 8.
No du greffe : 27060.
2000 : 31 octobre; 2002 : 24 janvier.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de la saskatchewan
Droit du travail -- Piquetage -- Piquetage secondaire -- Membres d’un syndicat piquetant ailleurs qu’à l’établissement de l’employeur -- Employeur obtenant une injonction interdisant ce piquetage secondaire -- Le piquetage secondaire est-il illégal en soi en common law? -- Le piquetage est-il une forme d’expression faisant intervenir l’art. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés? -- Y a-t-il lieu d’adopter l’approche fondée sur la constatation d’un acte fautif qui rend le piquetage secondaire illégal lorsqu’il s’assimile à une conduite délictuelle ou criminelle?
Dans le cadre d’une grève et d’un lock-out légaux, le syndicat organise des manifestations et fait du piquetage à l’un des établissements de l’appelante. Ces activités finissent par s’étendre à des lieux de travail « secondaires », où les syndiqués et des partisans font du piquetage devant des points de vente au détail afin d’empêcher la livraison des produits de l’appelante et de dissuader le personnel de ces magasins d’accepter les livraisons; ils portent des affiches devant l’hôtel où séjournent les travailleurs de remplacement; enfin, ils adoptent un comportement intimidant devant les résidences de certains cadres de l’appelante. Est délivrée une injonction interlocutoire interdisant en fait au syndicat de faire du piquetage à des lieux de travail secondaires. La Cour d’appel à la majorité confirme la validité de l’interdiction d’organiser des rassemblements aux résidences des salariés de l’appelante parce que ces activités constituent une conduite délictuelle. Les juges majoritaires annulent toutefois les conclusions interdisant au syndicat de faire du piquetage ailleurs qu’aux établissements de l’appelante, ce qui lui permet de faire du piquetage pacifique à des lieux de travail secondaires.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
Le piquetage secondaire est généralement légal, sauf s’il comporte une conduite délictuelle ou criminelle. Cette approche fondée sur la constatation d’un acte fautif est celle qui pondère le mieux les intérêts en jeu, d’une façon conforme aux valeurs fondamentales reflétées dans la Charte canadienne des droits et libertés. Elle permet d’établir un juste équilibre entre les valeurs consacrées dans la Charte et les droits traditionnellement reconnus par la common law. Elle respecte aussi les principes fondamentaux du régime de négociation collective instauré dans notre pays au cours des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. L’approche fondée sur l’acte fautif se concentre sur la nature et les effets de l’activité plutôt que sur l’identification du lieu où elle se déroule. Elle assujettit la restriction du piquetage à l’application d’un critère rationnel et permet d’éviter la distinction complexe et souvent arbitraire entre le piquetage primaire et le piquetage secondaire. En outre, elle traite d’une manière uniforme l’activité expressive reliée au travail et l’expression dans d’autres domaines.
Les règles découlant de l’arrêt Hersees, dans leur forme originale comme dans leurs variantes plus récentes, partent du principe de l’illégalité intrinsèque du piquetage secondaire, sans égard à sa nature et à ses effets, et ne sont pas conformes aux valeurs de la Charte. Elles privent également la liberté d’expression de toute protection adéquate et mettent trop l’accent sur le préjudice économique, et ce, d’une manière stricte et rigide. Le piquetage primaire et le piquetage secondaire font intervenir une valeur consacrée à l’al. 2b) de la Charte, à savoir la liberté d’expression. Bien que la protection contre le préjudice économique représente une valeur importante susceptible de justifier des restrictions à la liberté d’expression, il est erroné d’accorder à cette valeur une importance absolue ou prédominante par rapport à toutes les autres valeurs, y compris la liberté d’expression.
Eu égard à la valeur de la liberté d’expression, la règle de l’acte fautif offre une protection suffisante aux tiers neutres. Le piquetage qui contrevient au droit criminel ou qui est assorti d’un délit particulier est interdit peu importe où il a lieu. En particulier, la portée des délits de nuisance et de diffamation devrait permettre d’enrayer le piquetage le plus coercitif. Les délits connus permettent également de protéger les droits de propriété. Ils permettent d’éviter l’intimidation et de protéger la liberté d’accès aux lieux privés. Enfin, le délit d’incitation à la rupture de contrat confère aussi une protection de base aux droits découlant des contrats ou des relations d’affaires. De plus, les tribunaux et le législateur pourront compléter l’approche fondée sur l’acte fautif si cela est nécessaire. Bien qu’il doive respecter la valeur de la liberté d’expression consacrée dans la Charte et être disposé à justifier toute limite qu’il y apporte, le législateur reste libre d’établir ses propres politiques régissant le piquetage secondaire et de remplacer l’équilibre établi en l’espèce par un autre équilibre.
Jurisprudence
Arrêt critiqué : Hersees of Woodstock Ltd. c. Goldstein, [1963] 2 O.R. 81; arrêts mentionnés : R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750; Friedmann Equity Developments Inc. c. Final Note Ltd., [2000] 1 R.C.S. 842, 2000 CSC 34; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; Great Atlantic & Pacific Co. of Canada, [1994] OLRB Rep. March 303; Daishowa Inc. c. Friends of the Lubicon (1998), 39 O.R. (3d) 620; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701; Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209, 2001 CSC 70; Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94; A. L. Patchett & Sons Ltd. c. Pacific Great Eastern Railway Co., [1959] R.C.S. 271; Lescar Construction Co. c. Wigman, [1969] 2 O.R. 846; Refrigeration Supplies Co. c. Ellis, [1971] 1 O.R. 190; Nedco Ltd. c. Clark (1973), 43 D.L.R. (3d) 714; Nedco Ltd. c. Nichols (1973), 38 D.L.R. (3d) 664; Domtar Chemicals Ltd. c. Leddy (1973), 37 D.L.R. (3d) 73; Inglis Ltd. c. Rao (1974), 2 O.R. (2d) 525; Magasins Continental Ltée c. Syndicat des employé(es) de commerce de Mont-Laurier (C.S.N.), [1988] R.J.Q. 1195; 2985420 Canada Inc. c. Fédération du commerce Inc., [1995] R.J.Q. 44; Peter Kiewit Sons Co. c. Public Service Alliance of Canada, Local 20221, [1998] B.C.J. No. 1494 (QL); McLean Trucking Co. c. Public Service Alliance of Canada, 83 C.L.L.C. ¶ 14,047; Alex Henry & Son Ltd. c. Gale (1976), 14 O.R. (2d) 311; Commonwealth Holiday Inns of Canada Ltd. c. Sundy (1974), 2 O.R. (2d) 601; Falconbridge Nickel Mines Ltd. c. Tye, [1971] O.J. No. 11 (QL); Air Canada c. C.A.L.P.A. (1997), 28 B.C.L.R. (3d) 159; Soo-Security Motorways Ltd. c. Kowalchuck (1980), 9 Sask. R. 354; 683481 Ontario Ltd. c. Beattie (1990), 73 D.L.R. (4th) 346; Neumann and Young Ltd. c. O’Rourke (1974), 53 D.L.R. (3d) 11; O.K. Economy Stores c. R.W.D.S.U., Local 454 (1994), 118 D.L.R. (4th) 345; Heather Hill Appliances Ltd. c. McCormack (1965), 52 D.L.R. (2d) 292, conf. par [1965] O.J. No. 504 (QL); Robertson Yates Corp. c. Fitzgerald, 65 C.L.L.C. ¶ 14,091; Toronto Harbour Commissioners c. Sninsky (1967), 64 D.L.R. (2d) 276; CTV Television Network Ltd. c. Kostenuk (1972), 26 D.L.R. (3d) 385, conf. par (1972), 28 D.L.R. (3d) 180; J. S. Ellis & Co. c. Willis (1972), 30 D.L.R. (3d) 397; Rocca Construction Ltd. c. United Association of Journeymen and Apprentices of the Plumbing and Pipefitting Industry of the U.S.A. and Canada, Local 721 (1978), 21 Nfld. & P.E.I.R. 198; PCL Construction Management Inc. c. Mills (1994), 124 Sask. R. 127; Maple Leaf Sports & Entertainment Ltd. c. Pomeroy (No. 2) (1999), 49 C.L.R.B.R. (2d) 285; Williams c. Aristocratic Restaurants (1947) Ltd., [1951] R.C.S. 762; Brett Pontiac Buick GMC Ltd. c. National Association of Broadcast Employees and Technicians, Local 920 (1989), 90 N.S.R. (2d) 342, demande d’autorisation d’appel rejetée (1989), 94 N.S.R. (2d) 398; Provincial Express Inc. c. Canadian Union of Postal Workers (1991), 94 Nfld. & P.E.I.R. 75; Domtar Inc., [2000] O.L.R.D. No. 3761 (QL); National Labor Relations Board c. Fruit & Vegetable Packers & Warehousemen, Local 760, 377 U.S. 58 (1964).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b), d), 32(1).
Labour Relations Act, R.S.N. 1990, ch. L-1, art. 128(3).
Labour Relations Code, R.S.A. 2000, ch. L-1, art. 84.
Labour Relations Code, R.S.B.C. 1996, ch. 244, art. 1.
Loi sur les relations industrielles, L.R.N.‑B. 1973, ch. I-4, art. 104(3).
Trade Union Act, R.S.S. 1978, ch. T-17, art. 27, 28.
Doctrine citée
Adams, George W. Canadian Labour Law, 2nd ed. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1993 (loose-leaf updated November 2001, release No. 16).
Arthurs, H. W. « Comments » (1963), 41 R. du B. can. 573.
Beatty, David M. « Secondary Boycotts : A Functional Analysis » (1974), 52 R. du B. can. 388.
Carrothers, A. W. R., E. E. Palmer and W. B. Rayner. Collective Bargaining Law in Canada, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1986.
Cox, Archibald. « Strikes, Picketing and the Constitution » (1951), 4 Vand. L. Rev. 574.
Fleming, John G. The Law of Torts, 9th ed. Sydney, Australia : LBC Information Services, 1998.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (1998), 167 D.L.R. (4th) 220, 172 Sask. R. 40, [1999] 8 W.W.R. 429, [1998] S.J. No. 727 (QL), accueillant en partie l’appel du syndicat contre une décision de la Cour du Banc de la Reine qui avait accordé une injonction interlocutoire interdisant le piquetage secondaire pendant un conflit de travail. Pourvoi rejeté.
Robert G. Richards, c.r., et M. Jean Torrens, pour l’appelante.
Larry W. Kowalchuk, pour les intimés.
Roderick Wiltshire, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
John Baigent, pour l’intervenant le Congrès du travail du Canada.
David Sherriff-Scott, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC).
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le Juge en chef et le juge LeBel — La présente affaire soulève la question de la légalité du piquetage secondaire — généralement défini comme le piquetage destiné à appuyer un syndicat, qui se fait ailleurs qu’à l’établissement de l’employeur des membres du syndicat en question. Les intimés (le « syndicat ») sont en grève contre Pepsi-Cola Canada Beverages (West) Ltd. (« Pepsi-Cola ») en Saskatchewan. La grève dégénère et le syndicat forme des piquets de grève devant certains points de vente au détail de Pepsi-Cola, pose des affiches à l’extérieur de l’hôtel où séjournent des travailleurs de remplacement et manifeste devant les résidences de cadres de Pepsi-Cola. Il s’agit de déterminer si une telle conduite est illégale et peut être interdite.
2 Dans un certain nombre de provinces canadiennes, le législateur a précisé le droit sur cette question. La Saskatchewan a adopté une disposition législative abrogeant le délit de restriction de la liberté de commerce dans le cadre syndical : The Trade Union Act, R.S.S. 1978, ch. T-17, art. 27. Cependant, hormis cela, elle a maintenu l’application de la common law. Avec l’appui du Congrès du travail du Canada et de l’Association canadienne des libertés civiles, le syndicat prétend que, dans son état actuel, la common law est difficile à appliquer et restreint inutilement le droit à la liberté d’expression. Pepsi-Cola, pour sa part, soutient que la règle actuelle est efficace et utile pour protéger les intérêts commerciaux et empêcher que les conflits de travail ne s’étendent à des tiers.
3 Pour les motifs qui suivent, nous concluons que le piquetage secondaire est généralement légal, sauf s’il comporte une conduite délictuelle ou criminelle, et que la Cour d’appel de la Saskatchewan a eu raison d’appliquer ce principe pour trancher les questions en litige.
I. Les faits
4 Le syndicat obtient l’accréditation en tant qu’agent négociateur des salariés d’une usine d’embouteillage et d’un centre de livraison en Saskatchewan. La convention collective des salariés est échue et les négociations sont rompues. L’employeur, Pepsi-Cola, met ses salariés en lock-out et ceux‑ci déclenchent une grève. Le lock-out et la grève sont légaux en vertu de la Trade Union Act. Le conflit s’envenime rapidement. Lorsqu’ils prennent connaissance du lock-out, plusieurs salariés investissent l’entrepôt, les bureaux et la cour de l’entreprise. Ils mettent des camions hors d’usage, bloquent des entrées et menacent des cadres. Les gardiens de sécurité quittent les lieux parce qu’ils craignent pour leur sécurité. Une injonction provisoire interdisant toute intrusion, intimidation et nuisance de la part du syndicat est délivrée. Pepsi-Cola reprend alors le contrôle de ses installations et poursuit ses activités en recourant aux services de cadres et de travailleurs de remplacement venus de Calgary et de Winnipeg.
5 La semaine suivante, alors que Pepsi-Cola tente de reprendre les livraisons à ses clients, certains membres du syndicat essayent d’empêcher les camions de circuler, de perturber les livraisons, de décourager les cadres et les travailleurs de remplacement, et de dissuader les clients de faire affaire avec Pepsi‑Cola. Les manifestations et le piquetage s’étendent à des lieux de travail « secondaires », où les syndiqués et des partisans se livrent à diverses activités. Ils font du piquetage devant certains points de vente au détail, empêchant ainsi la livraison de produits Pepsi-Cola et dissuadant le personnel de ces magasins d’accepter les livraisons; ils portent des affiches devant l’hôtel où séjournent les travailleurs de remplacement; enfin, ils se rassemblent devant les résidences de certains cadres de Pepsi-Cola et scandent des slogans, crient des insultes et profèrent des menaces.
II. Les jugements
1. Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan
6 Le 16 mai 1997, le juge Allbright de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan accorde une injonction interlocutoire ordonnant au syndicat de quitter l’établissement de Pepsi-Cola à Saskatoon et de s’abstenir d’y entrer sans autorisation. De même, le syndicat ne pourra faire du piquetage [traduction] « qu’à la condition que ce soit fait de façon pacifique et que les piqueteurs ne pénètrent pas dans cet établissement ». Enfin, l’ordonnance interdit au syndicat d’obstruer ou de bloquer l’accès à l’établissement de Pepsi-Cola et de tenter d’intimider les salariés et les clients de l’entreprise, de même que toute personne entrant dans son établissement ou en sortant.
7 Le 23 mai 1997, le juge Barclay annule l’injonction précédente et délivre une nouvelle ordonnance interlocutoire rédigée en ces termes :
[traduction]
1. Jusqu’à l’instruction de la présente action ou jusqu’à la délivrance d’une nouvelle ordonnance, il est ordonné aux défendeurs, à toute personne agissant selon leurs instructions, sous leur direction ou sur leur ordre, ainsi qu’à tout membre du syndicat défendeur et à toute personne ayant connaissance de la présente ordonnance :
i) de s’abstenir de faire du piquetage et de se rassembler ailleurs qu’à l’établissement de la demanderesse, situé à l’intersection de l’avenue Millar et de la 43e Rue, au 830, 43e Rue Est, Saskatoon (Saskatchewan), et qu’à l’établissement de Custom Truck, situé au 2410, promenade Northridge, Saskatoon (Saskatchewan), pourvu que les piqueteurs ne pénètrent pas dans ces établissements;
ii) de s’abstenir d’obstruer ou de bloquer les entrées et les sorties de ces établissements;
iii) de s’abstenir de menacer, de harceler, d’intimider ou de tenter de harceler ou d’intimider de quelque façon que ce soit les salariés de la demanderesse, toute personne cherchant à faire affaire avec celle-ci ou toute personne cherchant à entrer dans ses établissements ou à en sortir;
iv) de s’abstenir de faire du piquetage devant les résidences des salariés de la demanderesse ou de leurs familles, de surveiller ou de cerner ces endroits, d’y entrer sans autorisation, d’y créer une nuisance ou de s’y rassembler, et d’intimider ou de menacer les salariés de la demanderesse ou les membres de leur famille ou de leur obstruer le passage;
v) de s’abstenir de bloquer ou d’entraver l’accès aux véhicules de la demanderesse ou d’empêcher de quelque façon que ce soit ses salariés d’exercer leurs fonctions;
vi) de s’abstenir d’entrer sans autorisation dans les établissements de la demanderesse ou d’y retourner.
8 Les parties i) et iv) de l’ordonnance du juge Barclay interdisent en fait au syndicat de faire du piquetage à des lieux de travail secondaires. Le syndicat interjette appel contre ces parties de l’ordonnance en faisant valoir qu’elles portent atteinte aux droits à la liberté d’expression et à la liberté d’association garantis aux grévistes par les al. 2b) et 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés.
2. Cour d’appel de la Saskatchewan (1998), 167 D.L.R. (4th) 220
9 S’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan, le juge Cameron accueille en partie l’appel du syndicat. Les juges majoritaires confirment la partie de l’injonction interdisant au syndicat d’organiser des rassemblements aux résidences des salariés de Pepsi-Cola, parce qu’ils considèrent que ces activités ont constitué une conduite délictuelle. Ils annulent toutefois les conclusions interdisant au syndicat de faire du piquetage ailleurs qu’aux établissements de Pepsi‑Cola, ce qui lui permet de faire du piquetage pacifique à des lieux de travail secondaires.
10 Selon le juge Cameron, le piquetage comporte, de par sa nature et son objet, la présence de piqueteurs et la communication de renseignements destinés à gêner l’exploitation de l’entreprise et à exercer des pressions économiques sur celle‑ci. Le juge Cameron ajoute, à la p. 230, que [traduction] « le piquetage représente un mode d’exercice de la liberté d’expression fondamentale. Le piquetage ne peut alors être circonscrit que par des règles de droit établies par une loi, un règlement ou la common law, elles‑mêmes conformes aux normes constitutionnelles » de la Charte. Puisque la Saskatchewan n’a imposé aucune restriction légale au piquetage, cette forme d’expression collective demeure légale en principe et les tribunaux ne peuvent la restreindre que si elle est assortie d’un délit précis comme l’intrusion, la nuisance, l’intimidation, la rupture de contrat ou la diffamation. Les juges majoritaires sont donc en désaccord avec les observations incidentes de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Hersees of Woodstock Ltd. c. Goldstein, [1963] 2 O.R. 81, selon lesquelles le piquetage secondaire est illégal en soi en common law.
11 La Cour d’appel a jugé que le piquetage aux lieux de travail secondaires était essentiellement pacifique et informatif et qu’il visait à dissuader des tiers de faire affaire avec Pepsi-Cola. Dans la mesure où les actes vraiment violents ou délictuels étaient interdits, le piquetage n’empêchait personne d’utiliser ou de jouir de sa propriété. Dissident, le juge Wakeling considérait que le piquetage secondaire était illégal en soi en common law et il aurait rejeté l’appel.
12 Pepsi-Cola a été autorisée à se pourvoir devant notre Cour. D’autres parties ont obtenu la qualité d’intervenant, afin de soulever des questions de politique générale devant nous.
III. Les dispositions législatives
13 Charte canadienne des droits et libertés
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
. . .
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
. . .
d) liberté d’association.
32. (1) La présente charte s’applique :
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
Trade Union Act, R.S.S. 1978, ch. T-17
[traduction]
27. Un syndicat et ses actes ne sont pas présumés illégaux du seul fait qu’un seul ou plusieurs de ses objets restreignent la liberté de commerce.
IV. Les questions en litige
14 La légalité du piquetage secondaire en common law constitue la principale question en litige dans le présent pourvoi. Une question secondaire est de savoir si l’employeur, Pepsi-Cola, peut solliciter l’interdiction du piquetage secondaire ou si seuls les tiers touchés par ce piquetage peuvent le faire.
V. Analyse
1. Questions préliminaires
15 Deux questions préliminaires se posent : (1) Les tribunaux ont‑ils le pouvoir d’effectuer le type de changement préconisé par le syndicat? (2) Dans l’affirmative, comment la Charte peut‑elle influer sur l’évolution de la common law?
16 À propos de la première question, nous concluons que les tribunaux ont le pouvoir légitime d’apporter à la common law le changement dont il est question en l’espèce. La situation juridique du piquetage secondaire en common law reste encore incertaine et diffère d’un ressort à l’autre. Notre Cour est appelée en l’espèce non pas à écarter une règle de common law bien établie, mais plutôt à clarifier la common law à la lumière de deux courants jurisprudentiels contradictoires, dont chacun peut être considéré dans une certaine mesure comme faisant autorité. Les tribunaux de common law détiennent sûrement le pouvoir de résoudre les conflits jurisprudentiels (voir R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714, p. 733). De plus, tout changement apporté à la common law doit être progressif. Les modifications proposées qui auront des effets complexes et d’une grande portée relèvent du législateur (voir R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 670; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, p. 760‑761; Friedmann Equity Developments Inc. c. Final Note Ltd., [2000] 1 R.C.S. 842, 2000 CSC 34, par. 43).
17 À l’encontre de cette conclusion, Pepsi-Cola prétend que le fait que la Saskatchewan n’ait pas, contrairement à d’autres provinces, légiféré en la matière indique que le législateur a voulu maintenir la common law dans son état actuel. Nous ne pouvons pas être d’accord. Rien ne porte à croire que le silence du législateur indique une intention de cristalliser la common law et d’empêcher son évolution dans ce domaine. La common law actuelle a été conçue par les juges pour répondre à des besoins sociaux, moraux et économiques. De même, les juges peuvent et doivent modifier la common law afin de l’adapter aux changements que ces besoins subissent avec le temps : Salituro, précité; voir également Watkins et Friedmann Equity, précités. Il faut considérer qu’en Saskatchewan le législateur a compris cela lorsqu’il a décidé de s’en remettre à la common law en ce qui concerne le piquetage secondaire.
18 La deuxième question préliminaire est de savoir comment la Charte peut influer sur l’évolution de la common law. Ici encore, la réponse semble claire. La Charte constitutionnalise des valeurs et des principes essentiels généralement acceptés au Canada et, de façon plus générale, dans les démocraties occidentales. Les droits consacrés par la Charte, qui sont le fruit d’une longue évolution historique et politique, constituent un élément fondamental de l’ordre juridique du Canada depuis le rapatriement de la Constitution. La Charte doit donc être considérée comme l’un des outils qui guident l’évolution du droit canadien.
19 Notre Cour a examiné pour la première fois les rapports entre la common law et la Charte dans l’arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, où le juge McIntyre conclut, à la p. 603 :
Toutefois, lorsque « A », une partie privée, actionne « B », une partie privée, en s’appuyant sur la common law et qu’aucun acte du gouvernement n’est invoqué à l’appui de la poursuite, la Charte ne s’appliquera pas. Je dois toutefois dire clairement que c’est une question différente de celle de savoir si le judiciaire devrait expliquer et développer des principes de common law d’une façon compatible avec les valeurs fondamentales enchâssées dans la Constitution. La réponse à cette question doit être affirmative. En ce sens, donc, la Charte est loin d’être sans portée pour les parties privées dont les litiges relèvent de la common law.
Dans ses motifs, le juge McIntyre met l’accent sur le fait que la common law n’existe pas de façon spontanée. Elle reflète l’expérience du passé, la réalité des préoccupations sociales contemporaines ainsi qu’une sensibilité à l’avenir. Voilà pourquoi elle évolue non pas séparément de la Charte, mais plutôt en liaison avec elle.
20 Bien que l’al. 2b) de la Charte ne soit pas directement en cause dans le présent pourvoi, le droit à la liberté d’expression qu’il consacre est une valeur canadienne fondamentale. L’évolution de la common law doit donc refléter cette valeur. En effet, indépendamment de la Charte, la valeur que constitue la liberté d’expression sous-tend la common law. Comme le juge McIntyre l’a fait remarquer dans l’arrêt Dolphin Delivery, précité, p. 583 :
La liberté d’expression n’est toutefois pas une création de la Charte. Elle constitue l’un des concepts fondamentaux sur lesquels repose le développement historique des institutions politiques, sociales et éducatives de la société occidentale.
21 Du même coup, il faut reconnaître que la common law traite d’une multitude de rapports très variés et cherche à protéger une foule d’intérêts légitimes non visés par la Charte. La vie économique et les intérêts économiques personnels en constituent des exemples frappants. Les règles de common law protègent les droits de propriété et les relations contractuelles. Néanmoins, lorsque ces règles mettent en cause des valeurs de la Charte, ces valeurs peuvent être prises en considération.
22 Dans l’arrêt Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 97, notre Cour a adopté une méthode de pondération souple afin de résoudre les présumées contradictions entre la common law et les valeurs de la Charte :
Formulées en termes généraux, les valeurs de la Charte devraient être pondérées en regard des principes qui inspirent la common law. Les valeurs de la Charte offriront alors des lignes directrices quant à toute modification de la common law que la cour estime nécessaire.
Notre Cour a également prévenu que « [l]es changements d’ampleur à la common law doivent être laissés au législateur » (par. 96). Enfin, elle a décidé qu’il incombe à la partie alléguant l’existence d’une contradiction entre la common law et la Charte d’établir « que la common law ne respecte pas les valeurs de la Charte et que, suivant la pondération de ces valeurs, la common law doit être modifiée » (par. 98). C’est en fonction de cela que nous pondérons les valeurs en jeu dans le présent pourvoi.
2. Les valeurs et les intérêts opposés
a) Point de vue historique sur le rôle du piquetage dans un conflit de travail
23 Le rapport qui existe entre le piquetage et la liberté d’expression a pour toile de fond un régime de relations du travail qui a changé profondément au cours des cinquante dernières années. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que les gouvernements ont commencé à reconnaître officiellement que les syndicats ont un rôle à jouer dans l’économie et la société. Pendant les décennies qui ont suivi, les principes fondamentaux du droit du travail moderne ont pris racine.
24 Les travailleurs ont le droit d’être représentés par un syndicat et, lorsqu’un syndicat est appuyé par la majorité des travailleurs, les employeurs sont tenus de négocier de bonne foi avec lui. La négociation de bonne foi est le principal moteur de la paix industrielle et de l’efficacité économique. Cependant, il arrive que des négociations cessent et que des conflits menacent la paix dans les relations du travail. On a alors accepté que, le cas échéant, les syndicats et les employeurs puissent légitimement exercer, dans une certaine mesure, des pressions économiques les uns sur les autres en vue de résoudre le différend qui les oppose. En conséquence, les salariés jouissent du droit de cesser de fournir leurs services, ce qui cause un préjudice économique directement à leur employeur et indirectement aux tiers qui font affaire avec lui. De même, les employeurs conservent le droit d’exercer des pressions économiques sur leurs salariés en recourant au lock-out et, dans la plupart des ressorts canadiens, à des travailleurs de remplacement.
25 Les conflits de travail peuvent toucher des secteurs importants de l’économie et avoir des répercussions sur des villes, des régions et, parfois, sur le pays tout entier. Il peut en résulter des coûts importants pour les parties et le public. Néanmoins, notre société en est venue à reconnaître que ces coûts sont justifiés eu égard à l’objectif supérieur de la résolution des conflits de travail et du maintien de la paix économique et sociale. Désormais, elle accepte aussi que l’exercice de pressions économiques, dans les limites autorisées par la loi, et l’infliction d’un préjudice économique lors d’un conflit de travail représentent le prix d’un système qui encourage les parties à résoudre leurs différends d’une manière acceptable pour chacune d’elles (voir, de manière générale, G. W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), p. 1-11 à 1-15).
b) Le piquetage et la liberté d’expression
26 Le mot « piquetage » désigne une vaste gamme d’activités et d’objectifs et se prête à d’innombrables variations. Un commentaire en droit canadien du travail esquisse cette description générale des thèmes communs qui définissent le piquetage et de la diversité des activités que ce terme général permet :
[traduction] Dans tous les ressorts, les éléments communs du piquetage semblent être la présence physique de personnes appelées piqueteurs, la communication de renseignements et l’objectif visé par l’effort de persuasion. L’élément « présence » peut prendre plusieurs formes, allant de la présence d’une à deux personnes qui se tiennent à proximité de l’entrée des lieux et qui sont relativement indifférentes à l’issue du conflit, à un grand nombre de personnes déployées de façon à empêcher les gens d’entrer et de sortir [. . .] La communication de renseignements peut elle aussi prendre plusieurs formes, allant de l’utilisation de tracts, de brassards, d’affiches et de tableaux-annonces à celle de camions de sonorisation, et allant de l’énumération de certains faits à l’expression de messages d’exhortation. L’objectif visé par l’effort de persuasion semble demeurer constant, savoir amener le boycottage des activités visées par le piquetage par les employés, les clients, les fournisseurs et d’autres personnes dont l’employeur dépend pour le succès de son entreprise.
(A. W. R. Carrothers, E. E. Palmer et W. B. Rayner, Collective Bargaining Law in Canada (2e éd. 1986), p. 609-610)
27 En droit du travail, le piquetage s’entend généralement de l’effort concerté de gens qui portent des affiches dans un endroit public situé dans des lieux d’affaires ou près de ceux‑ci. Le piquetage comporte un élément de présence physique qui, à son tour, inclut une composante expressive. Il vise généralement deux objectifs : premièrement, communiquer des renseignements au sujet d’un conflit de travail afin d’amener d’autres travailleurs, les clients de l’employeur frappé par le conflit ou le public en général à appuyer la cause des piqueteurs; deuxièmement, exercer des pressions sociales et économiques sur l’employeur et, souvent par voie de conséquence, sur ses fournisseurs et ses clients (voir, par exemple, Great Atlantic & Pacific Co. of Canada, [1994] OLRB Rep. March 303, par. 32-33, la présidente McCormack).
28 En général, les lois provinciales en matière de travail régissant le piquetage ne définissent pas expressément ce terme (voir, par exemple, la Labour Relations Act de Terre‑Neuve, R.S.N. 1990, ch. L-1, par. 128(3); la Loi sur les relations industrielles du Nouveau‑Brunswick, L.R.N.‑B. 1973, ch. I-4, par. 104(3); le Labour Relations Code de l’Alberta, R.S.A. 2000, ch. L-1, art. 84). Le Labour Relations Code de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 244, fait exception et définit ainsi le piquetage :
[traduction]
1 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent Code.
. . .
« piqueter » ou « piquetage » Le fait de se trouver au lieu d’affaires, d’activités ou de travail d’une personne ou aux abords de celui‑ci dans le but de persuader ou de tenter de persuader quelqu’un de ne pas :
a) entrer dans ce lieu d’affaires, d’activités ou de travail;
b) tenir ou faire le commerce des produits de cette personne;
c) faire des affaires avec cette personne.
S’entend également de tout acte similaire accompli à un tel endroit dans un but équivalent.
Cette définition illustre la portée du concept de piquetage. Selon cette définition, on peut soutenir que le piquetage comprend le fait pour un groupe de personnes de se tenir près d’un endroit — sans porter d’affiches, distribuer des tracts ni adresser la parole à qui que ce soit — si la présence de ces personnes a pour objet de dissuader quelqu’un d’autre d’y faire des affaires.
29 On fait parfois la distinction entre le piquetage primaire et le piquetage secondaire. Le piquetage primaire désigne généralement le piquetage fait à l’établissement de l’employeur, alors que le piquetage secondaire désigne le piquetage fait ailleurs. Aucun législateur provincial n’a défini expressément le « piquetage secondaire ». Toutefois, lorsqu’il établit les éléments essentiels du piquetage autorisé, le législateur se sert parfois du lieu comme point de repère. (Voir la Labour Relations Act de Terre‑Neuve et la Loi sur les relations industrielles du Nouveau‑Brunswick.)
30 L’analyse susmentionnée démontre la difficulté de donner une définition détaillée du piquetage. Le piquetage représente un continuum d’activité expressive. Dans le domaine du travail, il englobe toute une gamme d’activités. Il inclut la marche paisible, sur un trottoir, d’un groupe de travailleurs qui portent des affiches et distribuent des tracts aux passants, comme l’agitation de foules bruyantes qui brandissent le poing, scandent des slogans et bloquent l’entrée des édifices. En dehors du domaine traditionnel du travail, le piquetage s’étend aux boycottages de consommation et aux manifestations politiques (voir Daishowa Inc. c. Friends of the Lubicon (1998), 39 O.R. (3d) 620 (C. Ont. (Div. gén.))). Une ligne de piquetage indique souvent l’existence d’un conflit de travail. Cependant, elle peut également servir à démontrer de façon tangible le mécontentement d’une personne ou d’un groupe au sujet d’un problème.
31 Pour les fins du présent pourvoi, nous jugeons inutile de donner une définition détaillée et exhaustive du piquetage. Nous tenons plutôt pour acquis que le piquetage peut désigner une vaste gamme d’activités, allant de la ligne de piquetage « traditionnelle » où les gens circulent de long en large en portant des affiches, à la diffusion de renseignements par d’autres moyens.
32 Sans égard à la définition qu’on en donne, le piquetage comporte toujours une action expressive. À ce titre, il fait intervenir l’une des plus importantes valeurs constitutionnelles, à savoir la liberté d’expression consacrée à l’al. 2b) de la Charte. D’après la jurisprudence de notre Cour, le piquetage primaire et le piquetage secondaire constituent tous deux une forme d’expression même s’ils sont assortis d’actes délictuels : Dolphin Delivery, précité. De plus, notre Cour a confirmé à maintes reprises l’importance de la liberté d’expression. Cette liberté est à la base d’une société démocratique (voir R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452). Les valeurs fondamentales que la liberté d’expression favorise comprennent notamment l’accomplissement de soi, la participation à la prise de décisions sociales et politiques ainsi que l’échange d’idées dans la collectivité. La liberté de parole protège la dignité humaine et le droit de penser et de réfléchir librement sur sa situation. Elle permet à une personne non seulement de s’exprimer pour le plaisir de s’exprimer, mais encore de plaider en faveur d’un changement en tentant de persuader autrui dans l’espoir d’améliorer sa vie et peut‑être le contexte social, politique et économique général.
33 La liberté d’expression est particulièrement cruciale dans le domaine du travail. Comme le juge Cory l’a fait remarquer au nom de notre Cour dans l’arrêt T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada Ltd., [1999] 2 R.C.S. 1083, « [p]our les employés, la liberté d’expression devient une composante non seulement importante, mais essentielle des relations du travail » (par. 25). Les valeurs liées à la liberté d’expression ont directement trait au travail d’une personne. L’emploi d’une personne et les conditions de son milieu de travail influent sur son identité, sa santé psychologique et son estime de soi : Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; KMart, précité.
34 Les questions personnelles en jeu dans les conflits de travail transcendent souvent les problèmes usuels de possibilités d’emploi et de détermination des salaires. Les conditions de travail comme la durée et le lieu du travail, les congés parentaux, les prestations de maladie, les caisses de départ et les régimes de retraite peuvent avoir une incidence sur la vie personnelle des travailleurs, même en dehors de leurs heures de travail. L’expression d’opinion sur ces questions contribue à la compréhension de soi ainsi qu’à la capacité d’influencer sa vie au travail et sa vie en dehors du travail. De plus, l’inégalité entre le pouvoir économique de l’employeur et la vulnérabilité relative du travailleur sous‑tend presque toutes les facettes de la relation entre l’employeur et son employé : voir Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, par. 92, le juge Iacobucci. Dans le domaine du travail, la liberté d’expression joue donc un rôle important pour ce qui est d’éliminer ou d’atténuer cette inégalité. C’est grâce à la liberté d’expression que les salariés sont capables de définir et de formuler leurs intérêts communs et, en cas de conflit de travail, d’amener le grand public à appuyer leur cause : KMart, précité. Comme le juge Cory l’a souligné dans l’arrêt KMart, précité, par. 46, « c’est souvent le poids de l’opinion publique qui détermine l’issue de ce conflit ».
35 La liberté d’expression dans le domaine du travail bénéficie non seulement aux travailleurs et aux syndicats, mais aussi à la société dans son ensemble. Dans l’arrêt Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, les juges La Forest et Wilson ont reconnu l’importance du rôle des syndicats dans les débats de société (voir également R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209, 2001 CSC 70, et Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, 2001 CSC 94). Élément de cette libre circulation des idées qui fait partie intégrante de toute démocratie, la liberté d’expression des syndicats et de leurs membres lors d’un conflit de travail transporte sur la place publique le débat sur les conditions de travail.
36 Cela dit, la liberté d’expression n’est pas absolue. On peut légitimement restreindre l’expression lorsque le préjudice qu’elle cause l’emporte sur ses avantages. L’alinéa 2b) de la Charte peut donc faire l’objet de limites justifiables au regard de l’article premier.
37 Le même principe s’applique à l’interprétation de la common law en fonction de la Charte. Il faut partir de la liberté d’expression. Cette dernière peut être restreinte, mais seulement dans des limites raisonnables dont la nécessité peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
c) La protection des tiers innocents étrangers au conflit de travail
38 À l’opposé, se situe le droit de l’employeur et des tiers à la protection contre le préjudice excessif de nature financière ou autre qui résulte du piquetage et d’autres activités syndicales. Comme nous l’avons mentionné, un objectif important du piquetage syndical est de causer un préjudice économique à l’employeur en vue d’obtenir un règlement favorable du conflit. Par conséquent, l’action expressive dans le domaine du travail, comme dans d’autres secteurs, peut entraîner un préjudice économique. Toutefois, l’appelante soutient que seules les véritables parties à un conflit de travail devraient subir ce type de préjudice. Les tiers innocents, dépourvus d’influence sur l’issue du conflit et d’aptitude à y mettre fin, devraient demeurer à l’abri d’un tel préjudice.
39 L’appelante souligne que le piquetage secondaire fait déborder le conflit de travail de son cadre original en accroissant à la fois l’effet du piquetage et le nombre d’entreprises et de personnes qu’il touche. Les entreprises visées par cette activité secondaire, comme celles qui vendent au détail un produit frappé par le conflit, peuvent subir un préjudice économique considérable. Ceci risque d’affecter les clients et les employés de même qu’une foule d’autres relations d’affaires. L’appelante affirme alors que les intérêts de ces tiers et l’ordre public en général commandent de restreindre le piquetage.
40 À ce sujet, l’appelante invoque l’arrêt Dolphin Delivery, précité. Dans cette affaire, un syndicat représentait les salariés lock-outés de Purolator, un service de messagerie ayant son siège social en Ontario. Dolphin s’était engagée à fournir des services de livraison aux clients de Purolator dans la région de Vancouver pendant la durée du lock-out. Le syndicat avait projeté d’entreprendre de piqueter à l’établissement de Dolphin et celle‑ci réussit à obtenir une injonction interdisant le piquetage prévu. Le syndicat contesta cette injonction jusque devant notre Cour, qui en a cependant confirmé la validité.
41 Dans sa contestation, le syndicat avait affirmé que cette restriction du piquetage secondaire constituait une atteinte au droit à la liberté d’expression que lui garantissait l’al. 2b) de la Charte. Aucune ligne de piquetage n’ayant été formée, notre Cour a décidé de tenir pour acquis que le piquetage aurait été pacifique et que les travailleurs syndiqués de Dolphin auraient respecté la ligne de piquetage. En fin de compte, après avoir conclu que la Charte ne s’appliquait pas, le juge McIntyre a confirmé la validité de l’injonction en s’appuyant sur le délit de common law d’incitation à la rupture de contrat.
42 Le juge McIntyre était d’avis que si la Charte s’était appliquée, l’injonction aurait pu être justifiée en vertu de l’article premier. Le juge McIntyre a admis cependant que tout piquetage (même celui qui est assorti d’une conduite délictuelle) comporte un élément d’expression, mais il a reconnu la légitimité d’une limitation partielle du piquetage secondaire afin d’empêcher que le préjudice économique découlant d’un conflit de travail ne se propage trop largement dans la collectivité. Le juge McIntyre a déclaré, à la p. 591 :
Lorsque les parties exercent leur droit d’être en désaccord, le piquetage et d’autres formes de conflit de travail sont susceptibles de s’ensuivre. Sur le plan social, le coût d’un conflit est très élevé; il y a perte d’heures‑personnes et de salaires; la production et les services sont perturbés et les tensions générales au sein de la collectivité risquent d’être aggravées. Si la société tolère de tels conflits de travail, ce n’est qu’à titre de corollaire inévitable du processus de négociation collective. Il est en conséquence nécessaire dans l’intérêt général de la société que le piquetage soit réglementé et, parfois, limité. Il est raisonnable d’empêcher le piquetage de manière à limiter le conflit aux parties elles‑mêmes. Bien que le piquetage constitue sans aucun doute une arme dont les employés peuvent légitimement se servir contre leur employeur dans un conflit de travail, il ne doit pas être permis d’y recourir pour nuire à d’autres personnes. [Nous soulignons.]
43 Dans la mesure où l’appelante invoque les remarques incidentes de l’arrêt Dolphin Delivery à l’appui du point de vue selon lequel le piquetage secondaire est un délit en soi, son argument doit être rejeté. Premièrement, pour reprendre la mise en garde du juge Cory dans l’arrêt KMart, précité, ces remarques doivent s’interpréter en fonction du contexte particulier de cette affaire (voir par. 36). Le juge McIntyre a conclu que le piquetage en question aurait été délictuel et aurait constitué une incitation à la rupture d’un contrat. Il a affirmé, à la p. 588, que « [c]ompte tenu des conclusions de fait déjà mentionnées, il est évident que le piquetage envisagé en l’espèce avait pour objet d’inciter à la rupture du contrat entre l’intimée et Supercourier », et aux p. 603‑604, « [qu’e]n l’espèce, [. . .] [n]ous avons une règle de common law selon laquelle le piquetage secondaire constitue un délit et peut faire l’objet d’une injonction visant à l’empêcher pour le motif qu’il incite à rompre un contrat ». C’est donc en tenant pour acquis que le piquetage prévu aurait constitué un délit — et non que le piquetage secondaire est illégal en soi — que le juge McIntyre a procédé à l’analyse fondée sur l’article premier. L’arrêt Dolphin Delivery n’a donc pas tranché de manière définitive la question de la légalité même du piquetage secondaire et, jusqu’à maintenant, notre Cour n’a jamais abordé la question directement.
44 Deuxièmement, bien qu’elles reflètent une préoccupation concernant les intérêts des tiers étrangers à un conflit de travail qui peuvent subir un préjudice incident, les remarques du juge McIntyre ne doivent pas être interprétées comme indiquant que les tiers doivent rester à l’abri de tout préjudice économique qui découle d’un conflit de travail. Comme le juge Cory l’a souligné dans l’arrêt KMart, précité, la restriction du piquetage dans Dolphin Delivery visait à faire en sorte que des tiers « ne souffrent pas indûment d’un conflit de travail indépendant de leur volonté » (par. 35). En conséquence, il faut protéger les tiers contre le préjudice indu et non pas les immuniser complètement contre les répercussions d’un conflit de travail. En fait, ce dernier objectif serait inaccessible. D’ailleurs, le piquetage primaire lui-même entraîne souvent des coûts, souvent importants, pour des tiers étrangers au conflit, puisqu’il interrompt des approvisionnements ou cause la perte de l’employeur principal comme client (voir Carrothers, op. cit., p. 675). Enfin, les conflits de travail, dans d’importants secteurs de l’économie, peuvent affecter gravement une ville ou une région entière, sinon le pays tout entier. Comme le juge McIntyre l’a reconnu dans la citation qui précède, le coût d’un conflit de travail est souvent très élevé sur le plan social. Pourtant, en common law, cette incidence sur des tiers et le public n’a jamais rendu le piquetage primaire intrinsèquement illégal au nom de la protection des intérêts de tiers.
45 Reste donc le principe suivant : les tiers innocents doivent être protégés contre tout préjudice « indu ». Cela nous amène à la question centrale du présent pourvoi. Comment détermine-t-on que le préjudice subi par un tiers étranger au conflit de travail est « indu » et justifie l’intervention de la common law? À ce stade‑ci, il suffit de noter que, même si elle demeure une considération impérieuse, la protection des tiers innocents contre les conséquences économiques d’un conflit de travail ne représente pas un absolu. Notre régime de relations du travail prévoit que la résolution d’un conflit de travail comporte nécessairement un préjudice économique pour des tiers.
3. Les solutions possibles — Tour d’horizon
46 Le piquetage fait intervenir les intérêts distincts et souvent contradictoires des parties touchées par un conflit de travail. Le présent pourvoi oppose le droit des syndicats d’exprimer librement leur point de vue sur les conditions de travail de leurs membres et les circonstances d’un conflit de travail, à la possibilité que des tiers subissent un préjudice économique en raison de l’exercice de ce droit. Les arguments contraires des parties sur la légalité du piquetage secondaire — et les courants jurisprudentiels divergents qu’elles invoquent — expriment des points de vue contradictoires sur la meilleure manière de concilier ces intérêts opposés dans une société démocratique.
47 Trois options ressortent des arguments des parties : (1) l’interdiction absolue du piquetage secondaire (la théorie de « l’illégalité intrinsèque »); (2) l’interdiction du piquetage secondaire sauf en ce qui concerne les entreprises « apparentées » (la règle modifiée de l’arrêt Hersees); (3) l’autorisation du piquetage secondaire sauf dans les cas où il constitue un délit ou une autre conduite fautive. Nous examinerons successivement ces options.
a) La théorie de l’illégalité intrinsèque
48 Selon cette théorie, le piquetage secondaire est illégal en soi de la même façon qu’un délit distinct, même en l’absence de tout autre acte fautif ou illégal.
49 Cette règle est axée sur le lieu. Elle repose sur une distinction entre le piquetage à l’établissement de l’employeur contre lequel le syndicat est en grève (le piquetage primaire) et le piquetage à d’autres endroits (le piquetage secondaire). Le piquetage primaire demeure légal sauf s’il comporte une conduite délictuelle ou criminelle, alors que le piquetage secondaire est toujours jugé illégal.
50 La théorie de « l’illégalité intrinsèque » en matière de piquetage secondaire provient des remarques incidentes de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Hersees, précité. L’arrêt Hersees et le raisonnement qu’il a adopté se situent au cœur du présent pourvoi. Dans cette affaire, un syndicat avait été accrédité comme agent négociateur des travailleurs du fabricant de vêtements Deacon Brothers Sportwear Ltd. (« Deacon »). Le syndicat avait comme politique d’éviter autant que possible la grève. Il ne déclara donc pas de grève contre Deacon lors du déclenchement d’un conflit de travail. Le syndicat communiqua plutôt avec le vendeur de vêtements au détail, Hersees, et lui demanda de s’abstenir de commander les marchandises de Deacon. Devant le refus de Hersees, le syndicat organisa une ligne de piquetage à l’extérieur du point de vente de Hersees. Deux piqueteurs portaient chacun une pancarte sur laquelle on pouvait lire notamment : [traduction] « Avis aux clients — Les vêtements de marque Deacon Bros. Sportwear Ltd. vendus chez Hersee’s sont fabriqués par des travailleurs non syndiqués » (p. 83).
51 Hersees sollicita une injonction. Le syndicat répondit qu’il menait une « campagne de sensibilisation » destinée à inciter la population à acheter des produits fabriqués par des travailleurs syndiqués. Le tribunal de première instance rejeta l’action, mais la Cour d’appel conclut que le syndicat avait fait des déclarations inexactes étant donné que ses pancartes laissaient entendre que Hersees elle‑même était partie à un conflit de travail. La Cour d’appel était également d’avis que le syndicat avait tenté d’inciter à rompre un contrat, et elle a considéré que ce piquetage consistait à « cerner des lieux » dans le but de causer un préjudice économique à l’appelante — ce qui était susceptible de se produire — contrairement au Code criminel.
52 La Cour d’appel aurait pu trancher le litige en appliquant la règle reconnue selon laquelle le piquetage comportant un acte délictuel est illégal. Toutefois, s’exprimant par l’entremise du juge Aylesworth, elle formula alors des remarques incidentes sur la légalité du piquetage secondaire en common law (à la p. 86) :
[traduction] Mais même en tenant pour acquis que le piquetage [secondaire] des intimés était légal en ce sens qu’il s’agissait simplement de piquetage pacifique destiné uniquement à communiquer des renseignements, j’estime qu’il doit être interdit. L’appelante a le droit d’exploiter légalement son entreprise de vente au détail. [. . .] Par conséquent, à supposer qu’il existe, le droit des intimés de faire du piquetage secondaire à l’établissement de l’appelante doit céder le pas au droit de commercer de cette dernière; le droit de grève des intimés, à supposer qu’il soit conféré par la loi, est exercé au profit d’un groupe particulier seulement, alors que le droit de l’appelante constitue un droit beaucoup plus fondamental et important, à mon avis, puisque l’exercice de ce droit touche la collectivité dans son ensemble et lui est profitable.
La Cour d’appel conclut donc que le piquetage pacifique non délictuel qui est fait ailleurs qu’à l’établissement de l’employeur principal est illégal en soi en common law. Cet arrêt a eu une influence persistante — et fort contestée — sur le droit du travail.
53 Il s’est rapidement attiré des critiques acerbes (voir, par exemple, D. M. Beatty, « Secondary Boycotts : A Functional Analysis » (1974), 52 R. du B. can. 388). De toute évidence, il repose sur un fondement jurisprudentiel précaire. En effet, le juge Aylesworth a reconnu dans l’arrêt Hersees qu’il ne pouvait trouver aucun précédent à l’appui de sa décision. Il a plutôt affirmé que certains commentaires de tribunaux [traduction] « tendaient à appuyer cette conclusion, mais [que] dans chacun de ces cas, le piquetage secondaire comportait une ou plusieurs activités jugées illégales comme l’intrusion, l’intimidation, la nuisance ou l’incitation à la rupture de contrat » (p. 87).
54 Le juge Aylesworth avait tenté d’appuyer sa conclusion sur l’arrêt de notre Cour A. L. Patchett & Sons Ltd. c. Pacific Great Eastern Railway Co., [1959] R.C.S. 271. L’arrêt Patchett n’étaye toutefois aucunement la théorie de l’illégalité intrinsèque. Il portait, en effet, sur la responsabilité civile d’une société de chemin de fer pour l’interruption de services à une cliente, Patchett. Cette interruption résultait du piquetage devant l’établissement de la société de chemin de fer auquel s’était livré un syndicat dont les membres ne travaillaient ni pour cette société ni pour Patchett. Dans cette affaire, le piquetage était loin d’être pacifique et avait comporté des intrusions ainsi que des violations du Code criminel. Notre Cour a donc jugé que le piquetage était illégal pour ces raisons et non parce qu’elle estimait que le piquetage secondaire pacifique était illégal en soi (voir H. W. Arthurs, « Comments » (1963), 41 R. du B. can. 573, p. 582; voir également Patchett, précité, p. 295-296, le juge Locke).
55 L’arrêt Hersees reflète aussi une profonde méfiance à l’égard des syndicats et de l’action collective dans des conflits de travail. Un acte expressif, légal et légitime lorsqu’il est accompli par une seule personne, devient tout à coup illégal lorsqu’il est accompli avec d’autres personnes. Les motifs du juge Aylesworth témoignent de la tendance générale des lois du début du 19e siècle et des décisions judiciaires subséquentes selon lesquelles le regroupement des travailleurs pour défendre leurs intérêts économiques était illégal et contraire à l’ordre public (voir Adams, op. cit., p. 1‑1 à 1-5). Ces jugements ont ainsi minimisé l’importance de la liberté d’expression en droit du travail, point que nous approfondirons plus loin. En dépit des critiques susmentionnées, les remarques incidentes de l’arrêt Hersees ont eu un effet significatif sur le traitement du piquetage secondaire par les tribunaux canadiens.
b) Les exceptions à la règle de l’arrêt Hersees — La théorie de l’employeur principal et celle de l’entreprise apparentée
56 Avec le temps, les précisions qui ont dû être apportées à la théorie audacieuse de « l’illégalité intrinsèque » l’ont criblée d’exceptions complexes. De façon préliminaire, les tribunaux refusaient d’interdire le piquetage lorsqu’ils estimaient que les employés faisaient du piquetage « primaire » plutôt que du piquetage « secondaire ». Dans certains cas, les tribunaux ont conclu que, même s’il ne s’agissait pas nécessairement du lieu de travail principal des employés, l’établissement devant lequel avait lieu le piquetage appartenait néanmoins au même employeur. Les tribunaux ont aussi « levé le voile corporatif » pour refuser d’interdire le piquetage devant l’établissement de la société mère ou devant celui d’une société appartenant au même propriétaire que l’employeur principal. (Voir Lescar Construction Co. c. Wigman, [1969] 2 O.R. 846 (H.C.); Refrigeration Supplies Co. c. Ellis, [1971] 1 O.R. 190 (H.C.); Nedco Ltd. c. Clark (1973), 43 D.L.R. (3d) 714 (C.A. Sask.); Nedco Ltd. c. Nichols (1973), 38 D.L.R. (3d) 664 (H.C. Ont.); Domtar Chemicals Ltd. c. Leddy (1973), 37 D.L.R. (3d) 73 (C.S. Ont.); Inglis Ltd. c. Rao (1974), 2 O.R. (2d) 525 (H.C.); Magasins Continental Ltée c. Syndicat des employé(es) de commerce de Mont-Laurier (C.S.N.), [1988] R.J.Q. 1195 (C.A.); 2985420 Canada Inc. c. Fédération du commerce Inc., [1995] R.J.Q. 44 (C.A.).) Le piquetage n’était donc pas qualifié de « secondaire », d’où la définition de piquetage secondaire mentionnée dans les présents motifs.
57 Toutefois, l’interdiction de faire du piquetage ailleurs que devant l’établissement de l’employeur principal est demeurée problématique. Par exemple, l’application stricte de la règle de l’arrêt Hersees empêcherait en fait les membres d’un syndicat de faire du piquetage devant l’établissement de leur propre employeur si, en raison d’une voie d’accès commune, par exemple, une entreprise non liée à l’employeur était également touchée. Les tribunaux ont néanmoins permis le piquetage dans ces circonstances, dans la mesure où celui‑ci visait principalement l’employeur frappé par le conflit. Toutefois, comme certains tribunaux l’ont constaté, la recherche d’un objectif principal représente parfois un exercice intellectuel assez subtil. (Voir Peter Kiewit Sons Co. c. Public Service Alliance of Canada, Local 20221, [1998] B.C.J. No. 1494 (QL) (C.S.); McLean Trucking Co. c. Public Service Alliance of Canada, 83 C.L.L.C. ¶ 14,047 (C.S.C.‑B.).)
58 La théorie de l’entreprise apparentée constitue une autre exception à la règle stricte établie dans l’arrêt Hersees (malgré la présence de nombreux éléments communs entre cette théorie et les autres exceptions analysées dans la présente partie). Tout en indiquant que le piquetage secondaire peut être illégal en soi, certains tribunaux ont refusé de l’interdire lorsque l’activité visée aidait en fait l’employeur à exploiter son entreprise pendant un conflit de travail (voir Alex Henry & Son Ltd. c. Gale (1976), 14 O.R. (2d) 311 (H.C.); Commonwealth Holiday Inns of Canada Ltd. c. Sundy (1974), 2 O.R. (2d) 601 (H.C.); Falconbridge Nickel Mines Ltd. c. Tye, [1971] O.J. No. 11 (QL) (H.C.); Air Canada c. C.A.L.P.A. (1997), 28 B.C.L.R. (3d) 159 (C.S.)).
59 De même, les tribunaux ont refusé d’accorder une injonction dans les cas où des tiers ont permis à un employeur frappé par un conflit d’exploiter une entreprise à partir de leur entrepôt, pour le motif que l’établissement secondaire était devenu en fait un lieu d’affaires pour l’employeur (voir Soo-Security Motorways Ltd. c. Kowalchuck (1980), 9 Sask. R. 354 (B.R.); 683481 Ontario Ltd. c. Beattie (1990), 73 D.L.R. (4th) 346 (H.C. Ont.)). De telles préoccupations ont forcé les tribunaux à établir des distinctions subtiles concernant, par exemple, la quantité de produits entreposés afin de déterminer le degré de collaboration entre l’employeur principal et l’employeur secondaire (voir Neumann and Young Ltd. c. O’Rourke (1974), 53 D.L.R. (3d) 11 (H.C. Ont.); Alex Henry & Son, précité).
60 Les modifications apportées à la règle de l’arrêt Hersees en ont atténué les effets les plus draconiens sur les syndicats et le piquetage, mais elles ont rendu la common law difficile à appliquer d’une manière cohérente et claire. Par exemple, dans l’affaire O.K. Economy Stores c. R.W.D.S.U., Local 454 (1994), 118 D.L.R. (4th) 345, la Cour d’appel de la Saskatchewan a rendu une décision partagée. Ainsi un membre de la cour, le juge Vancise, qualifiait le piquetage en litige de piquetage secondaire et le déclarait illégal parce que le syndicat en grève contre Western Grocers avait fait du piquetage aux points de vente de O.K. Economy alors qu’il ne représentait pas les employés de cette dernière. Or, O.K. Economy et Western Grocers étaient des divisions de la même entreprise, Westfair Foods. À l’inverse, en raison de ce contrôle commun, le juge Jackson concluait que les deux divisions devaient être considérées comme un seul employeur, de sorte que ce piquetage demeurait légal. Le juge Gerwing estimait que la question était théorique puisque les parties avaient réglé leurs différends, et il refusait en conséquence de souscrire aux analyses effectuées par ses collègues.
61 Malgré ces difficultés, la Cour d’appel de l’Ontario et les tribunaux de certaines autres provinces continuent d’appliquer les remarques incidentes de l’arrêt Hersees selon lesquelles le piquetage secondaire est illégal en soi (voir Heather Hill Appliances Ltd. c. McCormack (1965), 52 D.L.R. (2d) 292 (H.C. Ont.), conf. par [1965] O.J. No. 504 (QL) (C.A.); Robertson Yates Corp. c. Fitzgerald, 65 C.L.L.C. ¶ 14,091 (H.C. Ont.); Toronto Harbour Commissioners c. Sninsky (1967), 64 D.L.R. (2d) 276 (H.C. Ont.); CTV Television Network Ltd. c. Kostenuk (1972), 26 D.L.R. (3d) 385 (C.S. Ont.), conf. par (1972), 28 D.L.R. (3d) 180 (C.A. Ont.); J. S. Ellis & Co. c. Willis (1972), 30 D.L.R. (3d) 397 (H.C. Ont.); Rocca Construction Ltd. c. United Association of Journeymen and Apprentices of the Plumbing and Pipefitting Industry of the U.S.A. and Canada, Local 721 (1978), 21 Nfld. & P.E.I.R. 198 (C.S.Î.‑P.‑É.); PCL Construction Management Inc. c. Mills (1994), 124 Sask. R. 127 (B.R.); O.K. Economy Stores, précité, le juge Vancise; Maple Leaf Sports & Entertainment Ltd. c. Pomeroy (No. 2) (1999), 49 C.L.R.B.R. (2d) 285 (C. Ont. (Div. gén.)), par. 32). Tout compte fait, la jurisprudence qui reflète la règle de l’arrêt Hersees sous sa forme la plus stricte est peu abondante, mais certains tribunaux continuent d’appliquer une version modifiée de cette règle.
c) L’autorisation du piquetage secondaire sauf s’il comporte un délit ou un crime
62 Une troisième approche reconnaît la légalité de principe du piquetage à moins qu’on puisse en démontrer le caractère fautif ou injustifié (le modèle de « l’acte fautif »). Le piquetage fautif ou injustifié se définit alors comme étant le piquetage qui comporte un délit (une faute civile) ou un crime (une faute criminelle).
63 Avant l’arrêt Hersees de la Cour d’appel de l’Ontario, les tribunaux n’avaient pas tranché clairement la question de savoir si le piquetage devait être interdit par la common law en l’absence d’un délit comme la nuisance, l’incitation à la rupture de contrat, l’intimidation ou l’intrusion, qui peut lui-même donner lieu à une action en justice. C’est toutefois l’arrêt de notre Cour Williams c. Aristocratic Restaurants (1947) Ltd., [1951] R.C.S. 762, qui fait autorité au sujet du modèle de l’acte fautif. Dans cette affaire, il fallait décider si le piquetage effectué par un syndicat en grève devant des restaurants non syndiqués appartenant au même employeur était illégal. Deux travailleurs marchaient de long en large sur le trottoir situé en face du restaurant visé et portaient des affiches indiquant que le propriétaire n’avait pas de convention collective avec le syndicat. Les juges majoritaires ont conclu que ce piquetage ne constituait pas une intrusion, un attroupement illégal, une nuisance ou une autre forme d’activité criminelle ou délictuelle. L’activité demeurait donc légale (même si, comme nous l’avons vu, cette forme de piquetage serait probablement visée par les exceptions de « l’employeur principal » ou de « l’entreprise apparentée » à la règle de l’arrêt Hersees).
64 Même après l’arrêt Hersees, un certain nombre de tribunaux canadiens ont refusé expressément de suivre cet arrêt et de qualifier d’illégal en soi le piquetage secondaire; au contraire, ils ont refusé d’accorder des injonctions interdisant le piquetage secondaire, sauf dans les cas où celui‑ci comportait une conduite délictuelle ou criminelle. L’arrêt majoritaire de la Cour d’appel dans la présente affaire n’est qu’une illustration de ce courant jurisprudentiel (voir également : Brett Pontiac Buick GMC Ltd. c. National Association of Broadcast Employees and Technicians, Local 920 (1989), 90 N.S.R. (2d) 342 (C.S. 1re inst.), demande d’autorisation d’appel rejetée (1989), 94 N.S.R. (2d) 398 (C.S., Div. app.); Provincial Express Inc. c. Canadian Union of Postal Workers (1991), 94 Nfld. & P.E.I.R. 75 (C.S.T.‑N. 1re inst.)). Cette approche émane de la proposition que le juge Cameron a formulée au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, à savoir que [traduction] « [d]e façon générale, le piquetage représente un mode d’exercice de la liberté d’expression fondamentale. Le piquetage ne peut alors être circonscrit que par des règles de droit établies par une loi, un règlement ou la common law, elles‑mêmes conformes aux normes constitutionnelles de la Charte canadienne des droits et libertés » (p. 230).
4. La résolution du conflit : le modèle de l’acte fautif
65 Après cet examen des intérêts en jeu et des approches contradictoires que la common law a adoptées pour concilier ces intérêts dans le contexte du piquetage secondaire, nous nous attaquons maintenant à la question dont nous sommes saisis en l’espèce, soit l’identification de l’approche qui pondère le mieux les intérêts en jeu, d’une façon conforme aux valeurs fondamentales reflétées dans la Charte.
66 À notre avis, la meilleure approche pour atteindre cet objectif reste la troisième fondée sur la constatation d’un acte fautif. Cette approche rend le piquetage secondaire illégal lorsqu’il s’assimile à une conduite délictuelle ou criminelle. Les observations suivantes, dont certains éléments se recoupent, nous amènent à cette conclusion.
a) La conformité à la méthode de la Charte
67 Bien que la liberté d’expression ne soit pas absolue et qu’en matière de relations du travail il importe d’éviter d’étendre les effets les plus graves des lignes de piquetage au-delà de l’employeur, par souci de fidélité aux valeurs exprimées dans la Charte, notre énoncé de la common law doit partir du principe que la liberté d’expression demeure protégée, à moins qu’il ne soit justifié de la restreindre. Ce principe milite contre la reconnaissance d’une règle interdisant tout piquetage secondaire, qu’il soit préjudiciable ou anodin, perturbateur ou pacifique. La méthode privilégiée consiste à partir du principe que le piquetage secondaire reste légal à première vue, pour ensuite imposer les restrictions justifiables pour la protection des intérêts des tiers.
68 Des trois façons possibles d’aborder le problème de la réglementation du piquetage secondaire, il faut privilégier la troisième approche qui permet le piquetage secondaire, sauf s’il comporte des actes délictuels ou criminels, puisqu’elle respecte davantage les méthodes de mise en œuvre de la Charte. Les règles découlant de l’arrêt Hersees, dans leur forme originale comme dans leurs variantes plus récentes, partent du principe de l’illégalité intrinsèque du piquetage secondaire, sans égard à sa nature et à ses effets. Ce postulat contredit les valeurs de la Charte selon lesquelles les atteintes à la liberté d’expression ne sont permises que dans la mesure où elles sont justifiées. Une telle approche se justifierait peut‑être dans un cas où l’expression en cause s’avérerait inadmissible en tout ou en partie. Mais comme nous l’indique notre analyse précédente, on ne peut pas en dire autant du piquetage secondaire. Le piquetage secondaire englobe une vaste gamme de comportements qui, dans une large mesure, ne sont ni coercitifs ni préjudiciables. Il faut donc conclure que la règle initiale et la règle modifiée de l’arrêt Hersees ne sont pas conformes à la méthode prescrite par la Charte. Par contre, le modèle de l’acte fautif est conforme à cette méthode.
b) La protection de la valeur de la liberté d’expression
69 L’approche fondée sur l’acte fautif assure la meilleure protection aux valeurs de la société canadienne contemporaine qu’exprime la Charte. Comme nous l’avons vu, le discours syndical fait intervenir les valeurs fondamentales de la liberté d’expression et est essentiel non seulement à l’identité et à l’estime de soi des travailleurs ainsi qu’à la puissance de leur effort collectif, mais également au fonctionnement d’une société démocratique. Il ne faut pas approuver à la légère les restrictions apportées à toute forme d’expression et, en particulier, à une forme d’expression d’une telle importance.
70 Même sous sa forme modifiée, la règle de l’arrêt Hersees n’accorde aucune valeur à la libre expression en dehors du contexte du piquetage primaire. L’étendue et la diversité des activités visées par le concept nébuleux du « piquetage secondaire », qui vont du piquetage pacifique au piquetage très perturbateur, signifient qu’une interdiction préalable absolue de toutes ces activités risque de compromettre indûment la liberté d’expression. Une telle prohibition interdirait notamment de faire du piquetage pacifique, destiné aux consommateurs et ne comportant aucun obstacle à l’accès à un magasin, au travail, à des livraisons ou à une autre activité reliée à l’entreprise de l’employeur secondaire. À notre avis, une interdiction générale demeure un instrument trop rudimentaire pour qu’on puisse l’appliquer à une liberté aussi fondamentale.
c) Éviter de trop insister sur la protection contre le préjudice économique
71 Dans l’arrêt Hersees, la Cour d’appel de l’Ontario paraît avoir traité le litige comme un conflit entre le droit public de commercer et le droit d’un groupe plus restreint, le syndicat, de promouvoir des intérêts purement privés. Aucune mention n’a été alors faite de l’intérêt du public dans l’existence de la liberté d’expression et dans la tenue d’un débat de société sur les conditions et les conflits de travail. Selon la théorie de l’arrêt Hersees, le principal souci de la common law s’identifierait à la protection économique des tiers contre les effets des conflits de travail, sans égard à l’atteinte qu’elle porte à la liberté d’expression.
72 La protection contre le préjudice économique représente une valeur importante susceptible de justifier des restrictions à la liberté d’expression. On commettrait toutefois une erreur en accordant à cette valeur une importance absolue ou prédominante par rapport à toutes les autres valeurs, y compris la liberté d’expression. D’ailleurs, la common law n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général à la protection contre le préjudice économique. Comme notre Cour l’a fait remarquer dans l’arrêt KMart, par. 43 : « [e]n l’absence d’activité délictuelle distincte, la common law ne reconnaît pas, en tant que droit protégé, la protection contre les préjudices financiers découlant de moyens de persuasion pacifiques prônant une ligne de conduite licite » (voir également : J. G. Fleming, The Law of Torts (9e éd. 1998), p. 765-777). Si le fondement juridique de la hiérarchie des droits proposée dans l’arrêt Hersees s’avérait déjà douteux à l’époque, il est devenu encore plus problématique à la lumière de l’adoption de la Charte et de l’état du système contemporain des relations du travail.
d) La souplesse adéquate
73 Non seulement la règle initiale et la règle modifiée de l’arrêt Hersees privent la liberté d’expression de toute protection adéquate et mettent trop l’accent sur le préjudice économique, mais encore elles le font d’une manière stricte et rigide. Ces règles visent davantage à couper le message qu’à réglementer l’activité. Par contre, l’approche fondée sur l’acte fautif est suffisamment souple pour tenir compte des deux intérêts. Les tribunaux peuvent intervenir et protéger les intérêts des tiers ou de l’employeur frappé par le conflit lorsque le piquetage dépasse les bornes et revêt un caractère délictuel ou criminel. C’est dans ce sens que les tiers sont protégés contre le préjudice « indu » dans un conflit de travail. L’existence des délits tels que l’intrusion, l’intimidation, la nuisance et l’incitation à la rupture de contrat permet de protéger les droits de propriété et de garantir la liberté d’accès aux lieux privés. Les droits découlant des contrats ou des relations d’affaires reçoivent aussi une protection de base. Elles‑mêmes créations de la common law, les définitions de délits peuvent évoluer et être adaptées aux besoins actuels.
74 En résumé, l’application de l’approche fondée sur l’acte fautif au piquetage permet d’établir un juste équilibre entre les valeurs consacrées dans la Charte et les droits traditionnellement reconnus par la common law. Elle respecte aussi les principes fondamentaux du régime de négociation collective instauré dans notre pays au cours des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale.
e) La rationalité
75 À l’égard du piquetage, l’approche fondée sur l’acte fautif est plus claire et plus rationnelle que l’approche absolue ou modifiée que représente l’arrêt Hersees. La règle initiale et la règle modifiée de l’arrêt Hersees utilisent le lieu comme critère principal pour déterminer la légalité du piquetage. Or, le piquetage est interdit non pas en raison de l’endroit où il a lieu, mais plutôt en considération de sa nature et de ses effets — la faute qu’il constitue et le préjudice qu’il cause. Le lieu n’est qu’un point de repère juridique, qui est d’ailleurs peu satisfaisant; comme nous l’avons vu, la jurisprudence fondée sur l’arrêt Hersees est dominée par des débats formalistes axés sur le lieu de l’activité.
76 Par contre, l’approche fondée sur l’acte fautif se concentre sur la nature et les effets de l’activité plutôt que sur l’identification du lieu où elle se déroule. Elle va au cœur des motifs pour lesquels le piquetage peut être restreint. Comme nous l’avons vu, la notion de piquetage couvre toute une gamme de comportements, de tactiques et de conséquences qui n’ont souvent rien à voir avec le lieu. Le lieu du piquetage a peu de rapport avec la question de savoir si le piquetage est pacifique et respectueux des droits d’autrui ou si, au contraire, il est violent et irrespectueux de ces droits. En mettant l’accent sur la nature et l’effet de l’expression plutôt que sur l’endroit où elle a lieu, l’approche fondée sur l’acte fautif assujettit la restriction du piquetage à l’application d’un critère rationnel et non arbitraire.
77 Le piquetage qui contrevient au droit criminel ou qui constitue un délit particulier, comme l’intrusion, la nuisance, l’intimidation, la diffamation ou les déclarations inexactes, ne sera pas permis quel que soit l’endroit où il a lieu.
f) Éviter la distinction entre le piquetage primaire et le piquetage secondaire
78 La présente analyse montre que l’application de l’approche fondée sur l’acte fautif au piquetage élimine effectivement la distinction complexe et potentiellement arbitraire entre le piquetage primaire et le piquetage secondaire. Comme nous l’avons vu, le piquetage secondaire est défini en fonction de l’endroit où il a lieu. En fait, plusieurs des difficultés auxquelles les tribunaux se sont heurtés au fil des ans en cherchant à définir le piquetage secondaire découlent de la façon de déterminer le lieu pertinent. Celui-ci n’a aucune importance dans une approche fondée sur une conduite délictuelle ou criminelle. Qu’il soit « primaire » ou « secondaire », le piquetage reste licite sauf s’il est assorti d’une conduite délictuelle ou criminelle.
79 Il ne faut pas déplorer la disparition de la distinction entre le piquetage primaire et le piquetage secondaire. Il s’agit d’une distinction si complexe et arbitraire qu’il vaut mieux l’abandonner. Comme le juge MacPherson l’a fait remarquer dans la décision Friends of the Lubicon, précitée, p. 639-640 :
[traduction] De plus, la distinction entre conduite primaire et conduite secondaire a été critiquée même dans le domaine du travail. Dans Brotherhood of Railway Trainmen c. Jacksonville Terminal Co., 89 S.Ct. 1109 (1969), le juge Harlan a dit, à la p. 1120 :
Aucun principe d’application générale n’indique l’existence de la conduite secondaire, ne la qualifie de répréhensible ou n’en fixe les limites. Ce sont les juges qui se sont d’abord attaqués à ces tâches en mélangeant la métaphysique avec leurs notions de politique sociale et économique. Et la common law applicable aux relations du travail n’a créé aucun concept plus difficile à saisir que celui de la conduite « secondaire », ni tracé des lignes plus arbitraires, plus ténues et plus variables que celles qui séparent les activités « principales » des activités « secondaires ».
g) Éviter les distinctions entre les formes d’expression rattachées au travail et les autres catégories de discours
80 L’approche fondée sur l’acte fautif traite d’une manière uniforme l’activité expressive reliée au travail et l’expression dans d’autres domaines. Par contre, la règle de l’arrêt Hersees crée effectivement un délit distinct de piquetage secondaire limité au domaine du travail. Cette distinction est difficile à justifier. En plus de toute la gamme d’activités et d’objectifs qui peuvent être liés au piquetage, il existe un large éventail de groupes et d’organisations qui se servent d’affiches et de brochures pour informer et persuader le public au sujet de diverses questions. Il est donc clair que les activités courantes en matière de piquetage ne sont pas l’apanage exclusif des grévistes. Comme le Congrès du travail du Canada le souligne au par. 35 de son mémoire :
[traduction] À une époque d’imagerie électronique et de clips télédiffusés tous les soirs, les affiches ou les pancartes susceptibles de transmettre un message instantanément ne sont pas restreintes aux conflits de travail [. . .] La question de savoir si un piquetage doit être interdit ne doit pas dépendre de l’identité des porteurs de pancartes ni, en fait, de la question de savoir si les renseignements sont communiqués au moyen d’une affiche ou d’une brochure. De telles distinctions ont pour effet de priver les syndiqués des droits d’expression dont jouissent d’autres membres du public.
Aucune raison convaincante ne permet de priver les syndiqués d’un droit d’expression que la common law reconnaît à tous les membres du public.
81 On pourrait prétendre qu’un syndicat est différent d’une organisation politique du fait qu’il peut recourir à des mesures disciplinaires pour empêcher ses membres de franchir des lignes de piquetage. Cet argument n’établit cependant aucune distinction entre le discours syndical et le discours non syndical en ce qui concerne le grand public. On pourrait également soutenir que l’expression rattachée au travail peut être différenciée de l’expression non syndicale en raison de l’effet de « signal », en ce sens que la ligne de piquetage sert de barrière et va donc au‑delà de l’expression en imposant une contrainte. Toutefois, comme nous le mentionnons plus bas dans la partie j), il existe un certain nombre de raisons de rejeter cet argument comme justification de la théorie de l’illégalité intrinsèque.
82 Somme toute, la théorie de l’acte fautif est utilisée pour déterminer la légalité du discours politique et de la distribution de tracts (voir KMart), et il ne semble y avoir aucune raison fondée sur des principes d’agir différemment dans le cas du discours syndical.
h) L’équilibre des forces
83 Pepsi-Cola plaide que le piquetage secondaire peut causer à l’employeur un préjudice beaucoup plus important que celui qui résulterait du seul piquetage primaire. De plus, l’autorisation du piquetage secondaire pourrait rompre l’équilibre des forces en faveur des syndicats.
84 Par contre, le syndicat prétend que, dans la mesure où il ne commet aucun acte délictuel ou criminel, son droit d’informer le public et les tiers de sa position est inhérent à la Constitution et ne rompt pas le juste équilibre des forces entre l’employeur et les salariés.
85 La détermination du juste équilibre entre employeurs et syndicats est une question délicate et essentiellement politique. Le point d’équilibre peut varier selon le climat des relations du travail d’une région à l’autre. Il s’agit du genre de question que le législateur est mieux en mesure de trancher que les tribunaux. Le domaine des relations du travail est complexe et changeant, et les tribunaux devraient hésiter à établir des règles simplistes. Les organismes spécialisés créés par la loi, qu’il s’agisse de conseils de relations du travail ou d’arbitres, sont chargés de rendre les décisions appropriées selon la loi pertinente et les faits particuliers de l’affaire. La médiation et l’arbitrage jouent un rôle de plus en plus important en matière de résolution des conflits de travail. Si le législateur avait adopté en Saskatchewan un régime complet applicable aux conflits de travail, on pourrait dire qu’autoriser le piquetage secondaire romprait un équilibre des forces soigneusement établi. Cependant, en l’absence de régime législatif, il est, à notre avis, difficile d’affirmer que la détermination de l’illégalité du piquetage en fonction d’une conduite délictuelle ou criminelle — approche utilisée en common law avant l’arrêt Hersees — mine indûment le pouvoir des employeurs face aux salariés.
86 Nous soulignons que la validité d’une disposition législative n’est pas en cause dans le présent pourvoi. En effet, c’est l’absence de disposition législative qui nous force à nous en remettre à la common law pour trancher la question de la légalité du piquetage secondaire. Rien dans les présents motifs n’empêche le législateur d’agir dans ce domaine du droit. À l’intérieur des grands paramètres de la Charte, le législateur demeure libre d’établir ses propres dispositions législatives régissant les conflits de travail et fixant des limites appropriées au piquetage secondaire.
i) Le préjudice indu causé aux tiers neutres
87 On prétend que, même si le piquetage secondaire peut bénéficier à une catégorie restreinte de personnes, le droit des détaillants neutres de commercer est [traduction] « beaucoup plus fondamental et important [. . .] et bénéficie à l’ensemble de la collectivité » (Hersees, précité, p. 86).
88 La première difficulté que pose cet argument est qu’il n’accorde aucune importance à la liberté d’expression. Comme nous l’avons vu, cela contredit la méthode d’application et les valeurs de la Charte.
89 Une deuxième difficulté est que l’argument surestime les intérêts des tiers en énonçant un droit « fondamental » de faire le commerce des produits frappés par le conflit. Là encore, comme nous l’avons vu précédemment, on n’identifie pas clairement l’assise de ce prétendu droit fondamental.
90 Une troisième difficulté est que l’argument ne tient pas compte du fait que même le piquetage primaire cause un préjudice à des tiers, à savoir les producteurs et les consommateurs. Comme le juge Rand l’a souligné dans l’arrêt Patchett, précité, p. 276 : [traduction] « une grève n’est pas une partie de plaisir et elle est susceptible d’avoir sur les tiers intéressés des conséquences qui ne peuvent pas être dissipées du jour au lendemain ». Dans la mesure où le préjudice à des tiers neutres justifie la restriction du piquetage secondaire, il justifie également la restriction du piquetage primaire.
91 Une quatrième difficulté que pose l’argument tient au fait qu’il contrevient à tout le moins à l’esprit de la Charte en sacrifiant un droit individuel au nom de ce qui est perçu comme le bien collectif, au lieu de tenter de concilier ces deux éléments. Même les tribunaux de l’Ontario s’en sont rendu compte. Dans la décision Friends of the Lubicon, précitée, p. 644, le juge MacPherson écrit :
[traduction] Dans l’extrait précité de son arrêt [Hersees], le juge Aylesworth mentionne explicitement le « droit de commercer ». De plus, il déclare que ce droit « bénéficie à l’ensemble de la collectivité » et il l’oppose à l’expression syndicale au moyen du piquetage qui, selon lui, « ne bénéficie qu’à une catégorie particulière de personnes ».
Je ne conteste pas le raisonnement de l’arrêt Hersees ni son applicabilité constante aux affaires portant sur le piquetage secondaire dans le contexte des relations du travail, mais j’ai l’impression que cette partie du raisonnement du juge Aylesworth est anachronique aujourd’hui. La protection de la liberté d’expression et l’absence de droits économiques (à l’exception du droit de se déplacer pour gagner sa vie) dans le même document — la Charte canadienne des droits et libertés — , indiquent clairement que la liberté de parole compte parmi les valeurs les plus chères aux Canadiens et aux Canadiennes.
92 Il importe de protéger les tiers neutres contre toute conduite fautive et d’empêcher les conflits de travail de se propager indûment : Dolphin Delivery, précité, p. 590-591. Cependant, nous ne sommes pas convaincus qu’il soit nécessaire d’interdire tout piquetage secondaire pour atteindre ces objectifs. L’interdiction de la conduite délictuelle ou criminelle dans le cadre d’une grève offre une protection contre toute une gamme de comportements inacceptables liés à une grève. Dans la mesure où la conduite en cause n’est pas délictuelle, il n’est pas évident qu’il faille en faire plus pour protéger les tiers.
j) L’effet de « signal »
93 L’argument qui précède veut également que le piquetage secondaire soit injustifié en soi parce qu’il a pour effet de « signaler » que les gens ne doivent pas faire affaire avec des tiers neutres. L’expression au moyen d’une ligne de piquetage peut « signaler » que la ligne est une barrière et lui donner ainsi un effet coercitif. Notre Cour a reconnu l’existence de l’effet de signal dans l’arrêt KMart, où le juge Cory affirme, au par. 40 :
Il ne fait aucun doute que le piquetage est une forme d’exercice de la liberté d’expression. Toutefois, sa caractéristique est la ligne de piquetage, qui a été décrite comme un « signal » de ne pas aller plus loin. Quel que soit son message, la ligne de piquetage a l’effet d’une barrière. Elle entrave l’accès du public aux biens ou services d’une entreprise, ainsi que l’accès des employés à leur lieu de travail et l’accès des fournisseurs aux lieux de livraison.
94 Cet effet de signal, soutient-on, va au‑delà de l’expression et devient de la coercition. Que ce soit par principe ou par habitude, bien des personnes ne franchiront pas une ligne de piquetage. Comme le précise l’arrêt KMart, le piquetage suscite « une réaction automatique de la part des travailleurs, des fournisseurs et des consommateurs. L’existence d’une ligne de piquetage entrave l’accès aux lieux visés. Cette entrave à la circulation peut décourager certaines personnes de faire des choix rationnels, fondés sur une présentation convaincante » (par. 38). On prétend que, même si nous sommes disposés à permettre l’exercice de ce genre de pression sur l’employeur principal, nous ne sommes pas prêts à en permettre l’exercice sur un tiers neutre.
95 Il faut d’abord souligner que l’effet de signal doit être évalué soigneusement. Un certain nombre de décisions ont tenu pour acquis l’effet de signal. Ce concept comporte une part de vérité. Lorsqu’ils aperçoivent une ligne de piquetage, certaines personnes refusent automatiquement de la franchir par respect, par sympathie ou par crainte d’une confrontation implicite. Il faut toutefois se rappeler qu’au départ ce concept visait à décrire la réaction d’autres employés syndiqués au piquetage (voir A. Cox, « Strikes, Picketing and the Constitution » (1951), 4 Vand. L. Rev. 574). De plus, le prétendu effet de signal est probablement plus susceptible de se faire sentir dans des contextes particuliers. Il peut varier considérablement selon que le conflit survient dans une petite collectivité très unie et très syndiquée, ou dans un chantier de construction fortement syndiqué sur lequel plusieurs employeurs sont présents (voir Domtar Inc., [2000] O.L.R.D. No. 3761 (QL), par. 7). Dans un grand centre urbain où la population est variée et où le taux de syndicalisation par personne est faible, l’effet de signal peut être exagéré. Rappelons‑nous la mise en garde que le juge Rand a faite, il y a plusieurs années, dans l’arrêt Aristocratic Restaurants, précité, p. 786, au sujet du piquetage pacifique, de son incidence et du fait que les gens ordinaires peuvent fort bien l’accepter sans sourciller :
[traduction] À la longue, les propos tenus et les actes accomplis dans le cadre de conflits de travail ont cessé d’avoir un effet intimidant sur les gens ordinaires et ils font maintenant partie de la vie de tous les jours . . .
96 On notera aussi que l’argument sur l’effet de signal laisse entendre que, dans la mesure où le piquetage a un effet de signal coercitif, il n’est pas expressif et n’est donc pas digne de protection. Nous estimons qu’une telle allégation est problématique. On comprend difficilement comment un signal peut ne pas être expressif; par définition, un signal vise à communiquer un renseignement à autrui. En fait, l’arrêt KMart exprime une crainte que, en raison de l’intensité excessive de son contenu expressif, un « signal » ne devienne trop efficace. Il nous semble préférable de reconnaître que donner un signal constitue une forme d’expression dont les limites doivent être justifiées. À ce stade, toutefois, le signal cesse d’indiquer qu’une règle particulière doit s’appliquer; il s’agit plutôt de savoir dans quels cas le signal expressif peut être restreint de façon justifiable.
97 Cela nous amène au troisième problème que pose l’argument du signal. Avancé pour étayer la proposition selon laquelle le piquetage secondaire est illégal en soi, cet argument constitue une règle particulière applicable au discours syndical. Comme nous l’avons mentionné dans la partie g), il est difficile d’expliquer pourquoi l’expression devrait être considérée comme étant fondamentalement moins importante dans le domaine du travail que dans d’autres domaines. Il est loin d’être clair que le discours syndical est plus susceptible de provoquer une réaction irrationnelle ou réfléchie que, par exemple, le discours d’une organisation politique. Si nous affirmons que l’effet de signal justifie une interdiction particulière dans le domaine du travail, ne s’ensuit‑il pas que le signal dans d’autres contextes peut aussi justifier une interdiction générale? En outre, il semble clair que la liberté d’expression ne se limite pas au discours « rationnel ». L’irrationalité peut justifier d’accorder moins de protection à certains genres de discours, mais elle ne justifie pas le refus de toute protection, par principe.
98 Le quatrième problème que pose l’argument du signal est que ce n’est pas dans tous les cas de piquetage secondaire que l’on compte sur l’effet coercitif possible de la ligne de piquetage. On établit parfois une distinction entre le piquetage secondaire destiné à perturber la production de l’employeur secondaire (soit en dissuadant les salariés de l’employeur secondaire de travailler ou en persuadant les consommateurs de s’abstenir de traiter avec l’employeur secondaire jusqu’à ce que celui‑ci rompe sa relation commerciale avec l’employeur principal) et le piquetage secondaire visant simplement à persuader les consommateurs de ne pas acheter à l’employeur secondaire les produits de l’employeur principal. (À titre d’exemple de cette dernière forme d’activité syndicale, les travailleurs en grève d’un fabricant de tabac pourraient faire du piquetage devant des dépanneurs en vue de convaincre les consommateurs d’acheter la marque de cigarettes d’un autre fabricant au lieu de celle de l’employeur principal.) Le danger que présente une ligne de piquetage coercitive qui compte sur l’effet de signal est évidemment beaucoup plus grand dans le cas où l’activité syndicale vise à causer un préjudice à l’employeur secondaire. Le risque de coercition et de signal diminue considérablement si le piquetage secondaire vise simplement à persuader les consommateurs de s’abstenir d’acheter les produits de l’employeur principal.
99 La Cour suprême des États‑Unis a reconnu cette distinction dans National Labor Relations Board c. Fruit & Vegetable Packers & Warehousemen, Local 760, 377 U.S. 58 (1964), p. 63-64 et 70 :
[traduction] Selon l’historique législatif, le seul cas de « mal isolé » qui exigerait l’interdiction du piquetage pacifique auprès des consommateurs dans des lieux de travail secondaires est celui où ce piquetage sert à persuader les clients de l’employeur secondaire de cesser de faire affaire avec lui pour le forcer à cesser de traiter avec l’employeur principal ou à faire pression sur ce dernier. Cet objet restreint reflète la différence entre cette conduite et le piquetage pacifique dans des lieux de travail secondaires qui est dirigé uniquement contre les produits frappés par le conflit. Dans ce dernier cas, l’appel au public lancé par le syndicat se limite au litige qui l’oppose à l’employeur principal puisqu’il demande au public non pas de s’abstenir de faire affaire avec l’employeur secondaire, mais seulement de boycotter les produits de l’employeur principal. Par ailleurs, le syndicat qui se présente dans des lieux de travail secondaires pour exhorter le public à ne plus faire affaire avec l’employeur secondaire ne s’en prend pas seulement aux produits de l’employeur principal; il demande alors au public de l’aider à forcer l’employeur secondaire à collaborer avec lui dans le cadre de son conflit avec l’employeur principal.
. . .
Le piquetage pacifique auprès des consommateurs qui vise à faire cesser tout commerce avec l’employeur secondaire à moins que celui‑ci n’aide le syndicat dans le cadre de son conflit avec l’employeur principal est fort différent du piquetage destiné uniquement à persuader les clients de l’employeur secondaire de ne pas acheter les produits frappés par le conflit.
100 Il faut donc prendre garde d’appliquer l’effet de signal à toutes les formes d’expression syndicale. Comme le juge Cory l’a souligné dans l’arrêt KMart, précité, par. 42, « [c]’est l’aspect “signal” du piquetage classique qui entraîne la nécessité de le réglementer et de le restreindre dans certaines circonstances » (nous soulignons). Compte tenu des différentes activités visées par le mot « piquetage », il appert que l’effet de signal est plus prononcé dans certains cas que dans d’autres. Nous concluons que les préoccupations relatives au signal peuvent justifier l’interdiction du piquetage secondaire dans des cas particuliers, mais sûrement pas dans tous les cas.
k) La règle de l’acte fautif offre‑t‑elle une protection suffisante?
101 Après avoir conclu qu’il n’existe aucune raison fondée sur des principes d’interdire le piquetage secondaire en soi et qu’une approche exigeant une conduite délictuelle ou criminelle est préférable, il reste à trancher la question concrète suivante : est-ce que, eu égard à la valeur de la liberté d’expression, la règle de l’acte fautif offre une protection suffisante aux tiers neutres?
102 Nous devons souligner au départ que la protection totale n’est pas le but visé. Comme notre Cour l’a affirmé dans l’arrêt KMart, il ne faut pas s’attendre à une protection totale contre tout préjudice économique. Il convient davantage de se demander si, d’un point de vue pratique, l’application de l’approche fondée sur l’acte fautif au piquetage donnera de bons résultats. Permettra‑t‑elle le piquetage coercitif qui, en fait, peut être restreint de façon justifiable? En d’autres termes, bien qu’elle respecte la Charte lorsqu’elle part du principe que l’action expressive est permise en l’absence de limites justifiées, la règle de l’acte fautif est‑elle trop permissive parce qu’elle ne prévoit aucun mécanisme permettant aux tiers neutres d’invoquer des justifications valides — justifications qui pourraient être retenues en vertu de l’article premier de la Charte si la question se posait dans le cadre d’une affaire relative à l’application de la Charte?
103 À ce stade, il est utile que nous examinions la portée de la règle voulant que tout piquetage soit légal en l’absence de conduite délictuelle ou criminelle. La portée d’une telle règle est vaste. Le piquetage qui contrevient au droit criminel ou qui est assorti d’un délit particulier, comme l’intrusion, la nuisance, l’intimidation, la diffamation ou les déclarations inexactes, est interdit peu importe où il a lieu. Les délits particuliers connus en common law concernent la plupart des situations susceptibles de se produire lors d’un conflit de travail. En particulier, la portée des délits de nuisance et de diffamation devrait permettre d’enrayer le piquetage le plus coercitif. Les délits connus permettent également de protéger les droits de propriété. Ils permettent d’éviter l’intimidation et de protéger la liberté d’accès aux lieux privés et, par conséquent, le droit de chacun à l’utilisation de son bien. Enfin, le délit d’incitation à la rupture de contrat confère aussi une protection de base aux droits découlant des contrats ou des relations d’affaires.
104 Certes, cette nouvelle règle n’interdira pas le piquetage dans tous les cas où l’ancienne règle de l’arrêt Hersees se serait appliquée. Comme nous l’avons vu, la nouvelle règle reconnaît que l’activité expressive consistant à communiquer des renseignements et à tenter de persuader des gens ne sera pas considérée comme une raison suffisante d’interdire le piquetage. On peut toutefois raisonnablement s’attendre à ce que la réalité des relations du travail fera elle-même obstacle à l’extension incontrôlée du piquetage au‑delà des parties en conflit à l’origine. Il est probable que les syndicats qui disposent d’un effectif, d’une énergie et de moyens financiers limités ne choisiront pas de faire du piquetage à un endroit qui n’est absolument pas susceptible d’avoir une incidence sur le conflit de travail en cause.
105 Il est également vrai que, même si l’approche fondée sur l’acte fautif repose sur la conduite et est donc moins arbitraire que la règle de l’illégalité intrinsèque établie dans l’arrêt Hersees (voir plus haut), la façon dont les délits ou les crimes sont définis peut comporter sa propre mesure d’arbitraire. Certains délits pertinents requièrent un acte illégal ou la menace d’un tel acte. Cela rend l’examen pertinent circulaire : le piquetage secondaire est illégal s’il est délictuel mais il n’est délictuel que s’il est illégal. Il se peut que d’autres délits finissent par établir des limites arbitraires. L’incitation à la rupture de contrat, par exemple, exige (manifestement) un contrat. Un employeur neutre ayant conclu un contrat à long terme avec l’employeur principal pourrait être à l’abri du piquetage secondaire, alors qu’un employeur neutre qui vend les mêmes produits sans détenir un contrat d’approvisionnement à long terme ne serait pas protégé.
106 Malgré certaines anomalies, on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que l’approche fondée sur l’acte fautif permettra d’interdire le piquetage le plus problématique — celui dont la valeur est nettement inférieure au préjudice causé au tiers neutre. En outre, on peut s’attendre à ce que le droit de la responsabilité délictuelle évolue lui‑même conformément aux valeurs de la Charte et garantisse ainsi un équilibre raisonnable entre la liberté d’expression et la protection des tiers.
107 De plus, les tribunaux et le législateur pourront compléter l’approche fondée sur l’acte fautif si cela est nécessaire. Il est indubitable que la définition des délits pertinents et la conception de réparations axées strictement sur l’activité illégale en cause susciteront des questions. Nul doute que surviendront également des cas où il s’avérera difficile de distinguer l’activité expressive de l’activité délictuelle. On peut s’attendre à ce que les tribunaux qui examineront ces questions fassent évoluer la common law de façon réfléchie, en maintenant un juste équilibre entre la nécessité de protéger les intérêts des tiers, celle d’empêcher les conflits de travail de se propager indûment et l’exigence de respect des droits que la Charte garantit aux piqueteurs. Le législateur peut lui aussi jouer un rôle. La clarification de la situation du piquetage en common law ne doit pas être considérée comme une restriction de l’intervention du législateur. Il faut plutôt simplement considérer qu’elle permet d’aider les tribunaux en cas de silence des lois fédérales et provinciales. Comme nous l’avons mentionné précédemment, des circonstances différentes dans diverses parties du pays peuvent nécessiter des régimes législatifs particuliers. Le législateur doit respecter la valeur de la liberté d’expression consacrée dans la Charte et être disposé à justifier toute limite qu’il y apporte. Mais, sous réserve de cette contrainte générale, il reste libre d’établir ses propres politiques régissant le piquetage secondaire et de remplacer l’équilibre établi en l’espèce par un autre équilibre.
5. La qualité requise pour solliciter une injonction
108 Dans la présente affaire, Pepsi-Cola, l’employeur principal, a sollicité une injonction interdisant le piquetage et les manifestations devant les établissements de tiers indépendants.
109 Le juge Cameron a conclu, au nom des juges majoritaires de la Cour d’appel, que le piquetage ne peut faire l’objet d’une injonction que s’il est assorti d’un délit ouvrant droit à des poursuites par la société principale (c’est‑à‑dire Pepsi‑Cola). Dissident, le juge Wakeling a conclu que le piquetage secondaire avait causé à Pepsi‑Cola une perte et un préjudice suffisants pour qu’elle puisse solliciter une injonction.
110 Nous privilégions l’approche du juge Cameron pour les motifs suivants.
111 Premièrement, cette approche est compatible avec l’application de l’approche fondée sur l’acte fautif au piquetage secondaire. Puisque cette approche reconnaît que le piquetage secondaire est légal en l’absence de conduite délictuelle ou criminelle, Pepsi-Cola ne devrait pouvoir solliciter une injonction que si elle a été victime d’un délit ou d’un crime, et non parce qu’elle a simplement fait l’objet de piquetage secondaire pacifique.
112 L’opinion contraire, adoptée par le juge Wakeling, se fonde sur le postulat que le piquetage secondaire est un délit distinct commis contre la société principale. Notre approche est incompatible avec l’existence d’un tel délit. Par conséquent, il ne devrait pas être permis non plus à Pepsi-Cola de solliciter une injonction en raison uniquement du piquetage secondaire.
113 Cela signifie non pas que Pepsi-Cola n’est pas en mesure de solliciter une injonction dans un cas de piquetage secondaire, mais simplement qu’elle devrait fonder sa demande sur un délit particulier. Ce ne sont pas tous les délits qui limitent la cause d’action à la personne principalement touchée par les actes d’autrui. L’intimidation en représente un bon exemple. Elle peut consister autant à intimider le demandeur qu’à intimider d’autres personnes au détriment du demandeur. Or, comme le juge Cameron le souligne, l’intimidation dans le cadre d’un conflit de travail permettrait des poursuites par l’employeur, peu importe que la personne intimidée soit l’employeur ou un salarié. Ainsi, l’approche fondée sur l’existence d’un délit ne restreint la cause d’action de Pepsi-Cola que dans la mesure où cette cause d’action est limitée par le délit lui‑même.
VI. Application et conclusion
114 Les parties pertinentes de l’ordonnance faisant l’objet de l’appel sont les suivantes : (1) interdiction générale de faire du piquetage ailleurs qu’aux établissements de la société, et (2) interdiction particulière de faire du piquetage devant les résidences des autres salariés de la société.
115 L’interdiction générale du piquetage ne visait que deux ou trois cas distincts de piquetage, soit le piquetage pacifique sur les trottoirs adjacents à l’hôtel Delta Bessborough et au point de vente mohawk, ainsi que la menace de piquetage au(x) point(s) de vente de Mac.
116 Le juge en chambre a interdit ce piquetage pour le motif qu’il était assorti du délit de « complot en vue de nuire » aux tiers. Toutefois, l’art. 28 de la Trade Union Act de la Saskatchewan abolit expressément ce délit. En fait, un tel délit rendrait le piquetage secondaire illégal en soi. Nous sommes donc d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour conclure que la raison invoquée par le juge en chambre ne justifie pas la délivrance de cette injonction. Nous sommes également d’accord avec eux pour reconnaître que la conduite du syndicat ne permet de déduire l’existence d’aucun autre délit et encore moins celle d’un crime. Il s’agissait de piquetage pacifique informatif ayant pour but d’appuyer la grève et de nuire à l’entreprise de Pepsi-Cola en dissuadant de vendre les produits Pepsi-Cola ou de les acheter. Le piquetage ne comportait aucun délit d’intimidation consistant à causer intentionnellement une perte par des moyens illégaux. La forme du piquetage n’établissait pas le délit d’entrave à des relations contractuelles. D’abord, Pepsi-Cola n’a pas rempli la condition requise, à savoir établir l’existence du contrat en vertu duquel les points de vente auraient acquis ses produits pour les revendre. Ensuite, la Cour d’appel a estimé que la preuve relative au piquetage était [traduction] « si ambiguë qu’il était impossible de conclure que les piqueteurs [. . .] ont incité à la rupture d’un contrat ou entravé son exécution » (p. 242).
117 Quant aux manifestations devant les résidences de cadres de Pepsi-Cola, nous convenons avec la Cour d’appel que l’injonction était bien fondée étant donné que la conduite était délictuelle. Comme le juge Cameron l’a affirmé, aux p. 243-244 :
[traduction] Les événements qui se sont produits aux résidences en l’espèce ne constituaient pas du piquetage pacifique. En fait, ils n’équivalaient pas tant à du piquetage comme tel (bien qu’ils en aient pris l’apparence) qu’à une inconduite assortie de menaces de préjudice envers les salariés de la société occupant ces résidences, qui étaient destinées à les empêcher de faire ce qu’ils avaient parfaitement le droit de faire, à savoir circuler à leur guise. À l’époque en question, il s’agissait avant tout pour ces salariés d’accomplir les tâches que la société leur avait confiées à la suite de la grève et du lock-out. Cela étant, le syndicat ne peut pas se plaindre de l’interdiction de ce piquetage. Les actes des grévistes constituaient des manœuvres d’intimidation visant non pas la société mais ses autres salariés, ce qui, comme nous l’avons vu, ouvrait droit à des poursuites par la société. Leurs actes constituaient également une nuisance privée. Toutefois, cette nuisance n’aurait pas pu ouvrir droit à des poursuites par la société, parce que c’est l’usage et la jouissance des biens de ces personnes, et non de ceux de la société, qui étaient entravés de façon déraisonnable. De toute manière, l’appel interjeté contre le quatrième paragraphe de l’ordonnance doit être rejeté, sans qu’il ne soit nécessaire d’ajouter quoi que ce soit à ce sujet.
118 Nous sommes donc d’avis de rejeter le pourvoi et d’accorder aux intimés leurs dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante : MacPherson Leslie & Tyerman, Regina.
Procureurs des intimés : Kowalchuk Law Office, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenant le Congrès du travail du Canada : Baigent & Jackson, Enderby (C.-B.).
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) : Borden Elliot Scott & Aylen, Ottawa.