LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 3
MF
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 4 juillet 2024
Cassation partielle
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 400 FS-B
Pourvoi n° K 22-17.324
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 4 JUILLET 2024
La Société immobilière et agricole de la Grande-Terre (SIAGAT), dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° K 22-17.324 contre l'arrêt rendu le 4 avril 2022 par la cour d'appel de Basse-Terre (2e chambre civile), dans le litige l'opposant à la société Gardel, société anonyme, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Bosse-Platière, conseiller, les observations de la SAS Buk Lament-Robillot, avocat de la Société immobilière et agricole de la Grande-Terre, de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de la société Gardel, et l'avis de Mme Compagnie, avocat général, après débats en l'audience publique du 28 mai 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, M. Bosse-Platière, conseiller rapporteur, Mme Grandjean, conseiller faisant fonction de doyen, Mmes Grall, Proust, Pic, conseillers, Mmes Schmitt, Aldigé, Gallet, Davoine, MM. Pons, Choquet, conseillers référendaires, Mme Compagnie, avocat général, et Mme Maréville, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Basse-Terre, 4 avril 2022), la Société immobilière et agricole de la Grande-Terre (la SIAGAT) a donné à bail rural des parcelles à la société Gardel.
2. Par actes extrajudiciaires des 20 et 31 juillet 2018, la SIAGAT a délivré à la société Gardel des congés aux fins de reprise pour le 31 juillet 2020.
3. La société Gardel a saisi un tribunal paritaire des baux ruraux en annulation des congés.
Examen des moyens
Sur le troisième moyen
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
5. La SIAGAT fait grief à l'arrêt d'annuler les congés aux fins de reprise délivrés à la société Gardel et d'écarter sa demande d'expulsion, alors :
« 1°/ que le juge, appelé à statuer sur le congé pour reprise délivré par le bailleur rural afin de faire échec au renouvellement du bail, doit rechercher, au besoin d'office, si le preneur, qui, pour bénéficier du renouvellement, est tenu de remplir les mêmes conditions que celles prévues pour le bénéficiaire du congé donné pour reprise, est lui-même en règle avec le contrôle des structures ; qu'en retenant, pour considérer qu'elle n'était pas tenue de se prononcer sur la réclamation de la société Siagat, relative à la violation de la réglementation du contrôle des structures, qu'aucune demande de nullité du bail ne figurait dans le dispositif de ses dernières conclusions en date du 9 février 2022 et qu'il s'agissait d'une demande nécessairement nouvelle et irrecevable, la cour d'appel, qui s'est fondée sur des circonstances inopérantes dans la mesure où elle devait, au besoin d'office, vérifier que le preneur était en règle avec le contrôle des structures pour statuer sur le congé et la demande d'expulsion, a violé les articles L. 331-2 et L. 411-46 du code rural et de la pêche maritime ;
2°/ que le moyen tiré de la nullité de l'acte sur lequel est fondé la demande et qui ne tend qu'au rejet de celle-ci constitue une défense au fond et non une demande reconventionnelle qui n'a donc pas à figurer dans le dispositif des conclusions ; qu'en considérant, pour dire n'y avoir lieu de statuer sur la nullité du bail en raison de la violation de la réglementation du contrôle des structures en ce qu'il s'agissait d'une demande reconventionnelle et non d'un moyen de défense à la demande d'annulation des congés, qu'une défense au fond impliquait de défendre la validité des congés et que la demande initiale ne portait pas sur la validité du bail mais sur la nullité du congé, acte juridique autonome et distinct du bail, après avoir constaté que le congé avait été pris en exécution de ce dernier bail, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations dont il résultait qu'elle était bien saisie d'un moyen de défense et non d'une demande reconventionnelle ni d'une demande nouvelle en appel, a violé les articles 4, 5, 71 et 64 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
6. Selon l'article L. 461-1 du code rural et de la pêche maritime, les dispositions du livre IV de ce code sont applicables en Guadeloupe sous réserve des exceptions et des adaptations prévues au titre VI de ce même livre.
7. Selon l'article L. 461-3 du même code, inclus dans le titre VI du livre IV, le chapitre I du titre I, qui comprend les articles L. 411-1 à L. 411-79, n'est pas applicable en Guadeloupe, sauf dispositions particulières.
8. Aux termes de l'article L. 461-11, inclus dans le titre VI, applicable en Guadeloupe, tout preneur a droit au renouvellement de son bail, sauf :
1° Si le bailleur justifie de l'un des motifs prévus à l'article L. 461-8 ;
2° Si le bailleur invoque un droit de reprise ;
3° Si le preneur ne respecte pas les clauses mentionnées au deuxième alinéa de l'article L. 461-5.
9. Ni l'article L. 461-8 ni l'article L. 461-5 n'imposent au preneur de justifier, pour bénéficier du droit au renouvellement, de répondre aux conditions de capacité ou d'expérience professionnelle mentionnées aux articles L. 331-2 à L. 331-5 du code rural et de la pêche maritime ou de justifier bénéficier d'une autorisation d'exploiter en application de ces dispositions.
10. Il résulte de la combinaison de ces textes que le dernier alinéa de l'article L. 411-46 du code rural et de la pêche maritime qui dispose que le preneur qui a droit au renouvellement doit réunir les mêmes conditions d'exploitation et d'habitation que celles exigées du bénéficiaire du droit de reprise en fin de bail à l'article L. 411-59, lequel dispose en son dernier alinéa que le bénéficiaire de la reprise doit répondre aux conditions de capacité ou d'expérience professionnelle mentionnées aux articles L. 331-2 à L. 331-5 ou qu'il a bénéficié d'une autorisation d'exploiter en application de ces dispositions, n'est pas applicable en Guadeloupe.
11. Par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués dans les conditions prévues par les articles 620, alinéa 1er, et 1015 du code de procédure civile, l'arrêt se trouve légalement justifié.
Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
12. La SIAGAT fait grief à l'arrêt d'annuler les congés aux fins de reprise délivrés à la société Gardel les 20 et 31 juillet 2018, alors « que la validité du congé pour reprise délivré au preneur par le président du conseil d'administration, sur délégation du directeur général d'une société anonyme, n'est pas subordonnée à la mention où à l'annexion de ce pouvoir au congé ; que dès lors en considérant que, même si la matérialité du pouvoir donné par la directrice générale de la société Siagat au président du conseil d'administration pour délivrer un congé pour reprise à la société Gardel n'était pas contestable, le congé délivré le 31 juillet 2018 encourait néanmoins la nullité dans la mesure où ce pouvoir n'y était ni mentionné ni annexé, la cour d'appel a ajouté une condition à l'article L. 461-17 du code rural et de la pêche maritime, en violation de ce texte. »
Réponse de la Cour
Vu l'article L. 461-17 du code rural et de la pêche maritime :
13. Aux termes de ce texte, le propriétaire qui entend s'opposer au renouvellement doit notifier congé au preneur dix-huit mois au moins avant l'expiration du bail. Le congé peut être déféré au tribunal paritaire des baux ruraux par le preneur dans un délai de quatre mois à dater de sa réception, sous peine de forclusion. A peine de nullité, le congé doit mentionner les motifs allégués par le propriétaire, indiquer, en cas de reprise, l'identité ou la raison sociale, le domicile ou le siège social, l'activité principale du ou des bénéficiaires éventuels, et reproduire les termes de l'alinéa précédent.
14. Il en résulte que le défaut de mention dans le congé de l'autorisation donnée au représentant de la personne morale de le délivrer en son nom n'emporte pas la nullité de ce congé.
15. Pour annuler le congé aux fins de reprise délivré le 31 juillet 2018 par la SIAGAT, représentée par le président de son conseil d'administration, à la société Gardel, l'arrêt retient que si la matérialité du pouvoir du président du conseil d'administration de délivrer un tel congé est incontestable, il n'en a nullement été fait mention dans le congé litigieux et qu'il n'a pas été annexé audit congé pour permettre à son destinataire de déterminer précisément l'identité de son auteur, de sorte que ce second congé encourt la nullité.
16. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Et sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche
Enoncé du moyen
17. La SIAGAT fait le même grief à l'arrêt, alors « que le congé délivré par le président du conseil d'administration, sur délégation du directeur général d'une société anonyme postérieurement à leur nomination respective est valable, peu important que ces nominations n'aient été publiées au registre du commerce et des sociétés qu'ultérieurement ; que dès lors en retenant, pour dire nul le congé du 31 juillet 2018 délivré par M. [N] [B] [F], président du conseil d'administration de la Siagat, nommé le 6 juillet 2018, en vertu d'un pouvoir que lui avait conféré le 7 juillet 2018 Mme [Y] [B], laquelle avait elle-même été nommée en qualité de directrice générale le 6 juillet 2018, que les modifications statutaires concernant l'identité des dirigeants n'avaient pris effet qu'à compter de leur publication au registre du commerce et des sociétés en date du 6 août 2018, la cour d'appel a violé les articles L. 123-9 et L. 210-9 du code de commerce ensemble l'article L. 461-17 du code rural et de la pêche maritime. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 461-17 du code rural et de la pêche maritime et L. 123-9 et L. 210-9 du code de commerce :
18. Aux termes du premier alinéa du premier de ces textes, le propriétaire qui entend s'opposer au renouvellement doit notifier congé au preneur dix-huit mois au moins avant l'expiration du bail.
19. Aux termes du deuxième de ces textes, la personne assujettie à immatriculation ne peut, dans l'exercice de son activité, opposer ni aux tiers ni aux administrations publiques, qui peuvent toutefois s'en prévaloir, les faits et actes sujets à mention que si ces derniers ont été publiés au registre. En outre, la personne assujettie à un dépôt d'actes ou de pièces en annexe au registre ne peut les opposer aux tiers ou aux administrations, que si la formalité correspondante a été effectuée. Toutefois, les tiers ou les administrations peuvent se prévaloir de ces actes ou pièces. Les dispositions des alinéas précédents sont applicables aux faits ou actes sujets à mention ou à dépôt même s'ils ont fait l'objet d'une autre publicité légale. Ne peuvent toutefois s'en prévaloir les tiers et administrations qui avaient personnellement connaissance de ces faits et actes.
20. Aux termes du troisième, ni la société ni les tiers ne peuvent, pour se soustraire à leurs engagements, se prévaloir d'une irrégularité dans la nomination des personnes chargées de gérer, d'administrer ou de diriger la société, lorsque cette nomination a été régulièrement publiée. La société ne peut se prévaloir, à l'égard des tiers, des nominations et cessations de fonction des personnes visées ci-dessus, tant qu'elles n'ont pas été régulièrement publiées.
21. Il résulte des deux derniers de ces textes que dès sa désignation, un mandataire social est investi des pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société, et ce, indépendamment de la publication de sa désignation au registre du commerce et des sociétés (Com., 12 juillet 2004, pourvoi n° 02-17.255, Bull. 2004, IV, n° 157 ; Com., 10 juillet 2012, pourvoi n° 11-21.395, Bull. 2012, IV, n° 153).
22. Pour annuler le congé aux fins de reprise délivré le 31 juillet 2018 par la SIAGAT, représentée par le président de son conseil d'administration, à la société Gardel, l'arrêt constate que Mme [B], directrice générale, qui avait, selon les statuts de la société, pouvoir de délivrer congé sans solliciter l'autorisation préalable de son conseil d'administration, a donné pouvoir, le 7 juillet 2018, à M. [F], président du conseil d'administration, de signifier congé à la société Gardel par voie d'huissier de justice et de représenter la société dans toutes les suites de ce congé.
23. Il retient ensuite que le changement des organes dirigeants n'a été publié au registre du commerce et des sociétés que le 6 août 2018 et n'a donc été opposable aux tiers qu'à cette date, et en déduit que ce congé a été délivré par un auteur incompétent pour y procéder et qui, en tout état de cause, ne pouvait justifier à l'égard de la société Gardel d'une habilitation régulière à sa date de délivrance.
24. En statuant ainsi, alors qu'elle constatait que la directrice générale de la société avait valablement, le 7 juillet 2018, donné pouvoir au président du conseil d'administration pour délivrer congé, ce dont il résultait que ce dernier était, à compter de cette date, habilité à représenter la personne morale à cette fin, peu important que le changement des organes dirigeants n'ait été publié au registre du commerce et des sociétés que le 6 août 2018, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
25. La cassation du chef de dispositif prononçant la nullité du congé délivré le 31 juillet 2018 n'atteint pas le chef de dispositif prononçant la nullité du congé délivré le 20 juillet 2018 dès lors que les motifs censurés ne sont pas le soutien de cette décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il annule le congé aux fins de reprise délivré le 20 juillet 2018 et déboute la Société immobilière et agricole de la Grande-Terre de sa demande reconventionnelle aux fins de résiliation du bail rural consenti à la société Gardel, l'arrêt rendu le 4 avril 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Basse-Terre ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;
Condamne la société Gardel aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du quatre juillet deux mille vingt-quatre.