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06/07/2021 | FRANCE | N°19NC03035

France | France, Cour administrative d'appel de Nancy, 3ème chambre, 06 juillet 2021, 19NC03035


Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure :

M. D... B... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite du 26 février 2014 née du silence gardé par le ministre de la défense sur sa réclamation préalable et de condamner l'Etat à lui verser une somme de 4,7 millions d'euros en réparation de ses préjudices, avec intérêts au taux légal à compter de la date d'introduction de sa demande et capitalisation des intérêts.

Me F... E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, a dema

ndé au tribunal administratif de Paris d'annuler les décisions des 5 octobre 2012 et 30 ...

Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure :

M. D... B... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite du 26 février 2014 née du silence gardé par le ministre de la défense sur sa réclamation préalable et de condamner l'Etat à lui verser une somme de 4,7 millions d'euros en réparation de ses préjudices, avec intérêts au taux légal à compter de la date d'introduction de sa demande et capitalisation des intérêts.

Me F... E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler les décisions des 5 octobre 2012 et 30 mai 2013 rejetant la demande d'indemnisation de la société et de condamner l'Etat à lui verser une somme de 50,5 millions d'euros en réparation des préjudices subis par cette société, avec intérêts au taux légal à compter du 11 septembre 2012.

Par une ordonnance du 13 juin 2014, le tribunal administratif de Paris a transmis les demandes de M. B... et de Me E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, au tribunal administratif de Strasbourg, lequel les a enregistrées, respectivement, sous les nos 1403205 et 1403206.

Par un jugement nos 1403205-1403206 du 7 décembre 2016, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté ces demandes.

Procédure devant la cour :

Avant cassation :

Par un arrêt n° 16NC02846 du 13 novembre 2018, la cour administrative d'appel de Nancy a annulé le jugement du 7 décembre 2016 en tant qu'il a omis de statuer sur les conclusions de M. B... et de Me E..., tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision, et a rejeté le surplus des conclusions d'appel de M. B... et de Me E... ainsi que le surplus de leurs demandes présentées devant le tribunal administratif de Strasbourg, tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision.

Par une décision n° 427072 du 21 octobre 2019, le Conseil d'Etat a annulé l'arrêt du 13 novembre 2018 et a renvoyé l'affaire à la cour administrative d'appel de Nancy.

Après cassation :

I. Par des mémoires, enregistrés sous le n° 19NC03035 les 24 juillet, 20 octobre, 10 novembre et 1er décembre 2020, M. B... et Me E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, représentés par Me C..., concluent aux mêmes fins et par les mêmes moyens que précédemment et, par un courrier enregistré le 13 octobre 2020, ils se déclarent ouverts à une médiation.

Par un mémoire, enregistré le 13 octobre 2020, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Par une lettre du 14 décembre 2020, la cour, en application de l'article R. 611-8-1 du code de justice administrative, a demandé à M. B... et à Me E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, de produire un mémoire récapitulatif reprenant les conclusions et les moyens de l'instance en cours et de première instance qu'ils entendent, à l'issue de l'instruction, lui soumettre.

Par un mémoire récapitulatif et des mémoires complémentaires, enregistrés les 18 janvier, 8 février, 2 mars et 10 mars 2021, M. B... et Me E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, demandent à la cour :

1°) d'annuler le jugement nos 1403205-1403206 du tribunal administratif de Strasbourg du 7 décembre 2016 ;

2°) de condamner l'Etat à verser à Me E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, la somme totale de 49 933 193 euros, et à M. B... la somme totale de 7 047 000 euros, à titre d'indemnisation, chacune augmentées des intérêts de droit à compter du 11 décembre 2012, ainsi que de la capitalisation de ces intérêts ;

3°) d'ordonner, au besoin, une enquête à la barre et un complément d'expertise sur les préjudices à indemniser ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros à verser à chacun d'eux en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- la requête d'appel est recevable en tant qu'elle est présentée pour le compte de la société Augias, dès lors que Me E..., liquidateur judiciaire de cette société, ne s'y oppose pas et, de surcroît, s'associe à l'action de M. B... et la reprend à son compte ;

- le jugement est irrégulier dès lors que le rapporteur public, lors de l'audience, a modifié le sens des conclusions qu'il avait porté à la connaissance des parties ;

- les retards de l'Etat, entre 2008 et 2013, dans le paiement des marchés conclus avec la société Augias, constituent la cause directe du redressement judiciaire et de la liquidation judiciaire de cette dernière et, par suite des préjudices qui en ont résulté pour elle ;

- les dysfonctionnements du logiciel de comptabilité publique Chorus, à l'origine de ces retards de paiement, sont de nature à engager la responsabilité contractuelle sans faute de l'Etat vis-à-vis de la société Augias au titre de l'imprévision et du fait du prince, que Me E... est recevable à invoquer ;

- les retards de paiement de l'Etat sont de nature à engager la responsabilité contractuelle pour faute de l'Etat vis-à-vis de la société Augias, sans que la réparation de leurs conséquences préjudiciables ne puisse être limitée par les dispositions de l'article 98 du code de marchés publics et par celles de l'article 1153 du code civil ;

- les intérêts moratoires versés par l'Etat au titre de ses retards de paiement sont insuffisants ;

- subsidiairement, le mauvais vouloir de l'Etat à remédier aux dysfonctionnements du logiciel de comptabilité publique Chorus entre 2008 et 2013 est de nature à engager la responsabilité contractuelle pour faute de l'Etat au regard des dispositions de l'article 1153 du code civil ;

- les retards de paiement de l'Etat sont de nature à engager sa responsabilité extracontractuelle pour faute vis-à-vis de la société Augias, ainsi que sa responsabilité extracontractuelle sans faute au titre de la rupture de l'égalité devant les charges publiques ;

- les préjudices dont la société Augias demande réparation sont établis dans leur principe comme dans leur montant ;

- les conclusions indemnitaires de M. B... sont recevables, dès lors qu'en sa qualité de dirigeant de la société Augias, il subit directement les conséquences préjudiciables du placement de cette société en redressement judiciaire et de sa mise en liquidation judiciaire, lesquelles résultent elles-mêmes directement des retards de paiement de l'Etat ;

- M. B... est recevable et fondé à se prévaloir de la méconnaissance, par l'Etat, des obligations contractuelles découlant des marchés conclus entre ce dernier et la société Augias ;

- les retards de paiement de l'Etat sont de nature à engager sa responsabilité extracontractuelle pour faute vis-à-vis de M. B..., ainsi que sa responsabilité extracontractuelle sans faute au titre de la rupture de l'égalité devant les charges publiques ;

- les préjudices dont M. B... demande réparation sont établis dans leur principe comme dans leur montant.

Par un mémoire en défense, enregistré le 2 mars 2021, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Elle déclare reprendre l'intégralité de ses précédentes écritures devant la cour, et soutient qu'aucun des moyens soulevés par les requérants n'est fondé.

Par ordonnance du 15 mars 2021, l'instruction a été close le 1er avril 2021.

Le 28 avril 2021, M. B... et Me E... ont déposé un mémoire, qui n'a pas été communiqué.

II. Par une requête et des mémoires, enregistrés les 16 avril, 11 mai et 7 juin 2021, M.D... B..., représenté par Me C..., demande à la cour, sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner l'Etat à lui verser la somme de 350 000 euros à titre de provision.

Il soutient que sa demande est urgente et que sa créance n'est pas sérieusement contestable dans son principe et dans son montant.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code des marchés publics ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A...,

- les conclusions de Mme Seibt, rapporteure publique,

- et les observations de Me C... pour M. B... et Me E....

Une note en délibéré, enregistrée le 23 juin 2021, a été présentée par Me C... dans le dossier 19NC03035.

Une note en délibéré, enregistrée le 23 juin 2021, a été présentée par Me C... dans le dossier 21NC01104.

Considérant ce qui suit :

1. La société Augias, entreprise de nettoyage dont M. B... était le gérant, a été placée en redressement judiciaire par un jugement du tribunal de grande instance de Thionville du 20 mai 2010, et sa liquidation judiciaire a été prononcée par un jugement du même tribunal du 2 avril 2013, confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Metz du 19 novembre 2013. Estimant que cette situation résulte d'importants retards, survenus entre 2008 et 2013, dans le paiement de plusieurs marchés publics conclus avec le ministère de la défense pour le nettoyage de sites militaires implantés dans l'Est de la France, Me E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, et M. B... ont demandé à l'Etat de les indemniser des préjudices que, selon eux, cette situation leur a causés. A la suite du rejet de leurs réclamations, ils ont, chacun, saisi le tribunal administratif de Paris de demandes, que ce dernier a transmis au tribunal administratif de Strasbourg, tendant à la condamnation de l'Etat à leur verser, respectivement, les sommes totales de 50,5 millions d'euros et de 4,7 millions d'euros à titre d'indemnisation.

2. M. B... et Me E... relèvent appel du jugement du 7 décembre 2016 par lequel le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté leurs demandes. Par un arrêt n° 16NC02846 du 13 novembre 2018, la cour administrative d'appel de Nancy, ayant relevé une irrégularité dans ce jugement, a prononcé son annulation partielle mais a rejeté les conclusions indemnitaires des requérants. Par une décision n° 427072 du 21 octobre 2019, le Conseil d'Etat a cassé cet arrêt et a renvoyé l'affaire à la cour administrative d'appel de Nancy, qui l'a enregistrée sous le n° 19NC03035.

3. Par une requête distincte, enregistrée sous le n° 21NC01104, M. B... demande à la cour, sur le fondement de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner l'Etat à lui verser une somme de 350 000 euros à titre de provision.

4. Cette demande de provision correspondant à l'un des préjudices dont M. B... sollicite la réparation dans le cadre de la requête n° 19NC03035, il y a lieu de joindre ces deux requêtes pour statuer par un seul arrêt.

Sur la recevabilité de l'appel en tant qu'il est présenté pour le compte de la société Augias :

5. Aux termes du I de l'article L. 641-9 du code de commerce : " Le jugement qui ouvre ou prononce la liquidation judiciaire emporte de plein droit, à partir de sa date, dessaisissement pour le débiteur de l'administration et de la disposition de ses biens même de ceux qu'il a acquis à quelque titre que ce soit tant que la liquidation judiciaire n'est pas clôturée. Les droits et actions du débiteur concernant son patrimoine sont exercés pendant toute la durée de la liquidation judiciaire par le liquidateur. (...) ". Ces règles n'étant édictées que dans l'intérêt des créanciers, seul le liquidateur peut s'en prévaloir pour exciper de l'irrecevabilité du dirigeant de la société dont la liquidation judiciaire a été prononcée à se pourvoir en justice ou à poursuivre une instance en cours. Me E..., désignée comme liquidatrice judiciaire de la société dirigée par M. B..., non seulement ne conteste pas la capacité de ce dernier à défendre ses intérêts dans le cadre de la présente instance mais encore déclare, dans des lettres des 27 août et 26 décembre 2017, s'associer à son action et la reprendre à son compte. Par suite, la fin de non-recevoir soulevée par la ministre des armées, opposée à la requête d'appel en tant qu'elle a été présentée par M. B... pour le compte de la société Augias, doit être écartée.

Sur la régularité du jugement attaqué :

6. Aux termes de l'article R. 711-3 du code de justice administrative : " Si le jugement de l'affaire doit intervenir après le prononcé de conclusions du rapporteur public, les parties ou leurs mandataires sont mis en mesure de connaître, avant la tenue de l'audience, le sens de ces conclusions sur l'affaire qui les concerne ".

7. La communication aux parties du sens des conclusions, prévue par ces dispositions, a pour objet de mettre les parties en mesure d'apprécier l'opportunité d'assister à l'audience publique, de préparer, le cas échéant, les observations orales qu'elles peuvent y présenter, après les conclusions du rapporteur public, à l'appui de leur argumentation écrite et d'envisager, si elles l'estiment utile, la production, après la séance publique, d'une note en délibéré. En conséquence, les parties ou leurs mandataires doivent être mis en mesure de connaître, dans un délai raisonnable avant l'audience, l'ensemble des éléments du dispositif de la décision que le rapporteur public compte proposer à la formation de jugement d'adopter, à l'exception de la réponse aux conclusions qui revêtent un caractère accessoire, notamment celles qui sont relatives à l'application de l'article L. 7611 du code de justice administrative. Cette exigence s'impose à peine d'irrégularité de la décision rendue sur les conclusions du rapporteur public. Par ailleurs, il appartient au rapporteur public de préciser, en fonction de l'appréciation qu'il porte sur les caractéristiques de chaque dossier, les raisons qui déterminent la solution qu'appelle, selon lui, le litige, et notamment d'indiquer, lorsqu'il propose le rejet de la requête, s'il se fonde sur un motif de recevabilité ou sur une raison de fond, et, de mentionner, lorsqu'il conclut à l'annulation d'une décision, les moyens qu'il propose d'accueillir. La communication de ces informations n'est toutefois pas prescrite à peine d'irrégularité de la décision. Dans les deux cas, le rapporteur public qui, après avoir communiqué le sens de ses conclusions, envisage de modifier sa position doit, à peine d'irrégularité de la décision, mettre les parties à même de connaître ce changement.

8. Il ressort des pièces du dossier qu'à l'audience, le rapporteur public a conclu, à titre principal, au " rejet pour irrecevabilité " des conclusions des parties, alors qu'avant la tenue de l'audience, il les avait informées de ce qu'il envisageait de conclure à un " rejet au fond " de leurs conclusions. Il ne ressort pas des pièces du dossier que les parties aient été mises à même, préalablement à la tenue de l'audience, de connaître ce changement de position.

9. Par suite, M. B... et Me E... sont fondés à soutenir que le jugement est irrégulier et doit être annulé.

10. Il y a lieu de se prononcer immédiatement par la voie de l'évocation sur les demandes présentées par M. B... et Me E...

Sur les conclusions indemnitaires de Me E..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias :

En ce qui concerne la responsabilité contractuelle :

S'agissant de la responsabilité contractuelle pour faute :

11. Aux termes de l'article 98 du code des marchés publics alors applicable : " Le délai global de paiement d'un marché public ne peut excéder : 1° 30 jours pour l'Etat (...) ; (...) Le dépassement du délai de paiement ouvre de plein droit et sans autre formalité, pour le titulaire du marché (...), le bénéfice d'intérêts moratoires, à compter du jour suivant l'expiration du délai ". Aux termes de l'article 1153 du code civil, alors applicable : " Dans les obligations qui se bornent au paiement d'une certaine somme, les dommages-intérêts résultant du retard dans l'exécution ne consistent jamais que dans la condamnation aux intérêts (...). Le créancier auquel son débiteur en retard a causé, par sa mauvaise foi, un préjudice indépendant de ce retard, peut obtenir des dommages et intérêt distincts des intérêts moratoires de la créance ".

12. Il résulte de ces dispositions combinées que le préjudice causé par le dépassement du délai global de paiement de toute somme due en exécution d'un marché public est intégralement réparé par l'allocation d'intérêts moratoires et que seul le mauvais vouloir du pouvoir adjudicateur, constitutif d'une faute distincte de celle que constitue ce dépassement, est de nature à justifier, en outre, la réparation de préjudices indépendants de ces retards.

Quant aux dépassements du délai global de paiement :

13. Il est constant que l'exécution des marchés publics que la société Augias a conclus avec le ministère de la défense pour le nettoyage de sites militaires implantés dans l'Est de la France a donné lieu à des dépassements du délai global de paiement, que la requérante attribue, à titre principal, à la mise en place et aux dysfonctionnements du logiciel de comptabilité publique Chorus à partir de 2008 et jusqu'en 2013 et, à titre subsidiaire, à la mise en oeuvre de la réforme générale des politiques publiques. Toutefois, il est également constant que ces retards ont donné lieu au versement d'intérêts moratoires. Si Me E... fait valoir que les 13 295,98 euros dont elle indique avoir reçu le versement à ce titre seraient très insuffisants, elle ne précise pas le montant des intérêts moratoires qui, selon elle, auraient dû être versés à la société Augias, n'apporte aucun élément justificatif permettant de déterminer ce montant, et ne sollicite même aucune somme complémentaire à ce titre. Dans ces conditions, quelle que soit la cause des retards en litige, la requérante n'est pas fondée à soutenir que le préjudice qui en a résulté n'a pas été intégralement réparé par les intérêts moratoires qui lui ont été versés.

Quant au mauvais vouloir de l'Etat :

14. La requérante soutient qu'en refusant, pendant plusieurs années, de remédier aux dysfonctionnements du logiciel Chorus, alors qu'il avait parfaitement conscience des conséquences de ces dysfonctionnements, notamment des importants retards de paiement qu'ils ont provoqués, l'Etat a fait preuve d'un mauvais vouloir de nature à engager sa responsabilité au titre des préjudices, indépendants des retards de paiement en litige, dont elle demande la réparation. Selon elle, ces retards ont privé la société Augias de la trésorerie nécessaire pour faire face à ses dettes vis-à-vis de l'URSSAF, ce qui a conduit cette dernière à demander, le 19 janvier 2010, au tribunal de grande instance de Thionville, l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire à son encontre, et a ensuite conduit au prononcé de cette mesure le 20 mai 2010. En outre, en empêchant la société Augias, alors en expansion, de poursuivre sa démarche de diversification, et en ne lui permettant ainsi pas de se rétablir, cette mesure de redressement judiciaire aurait rendu inéluctable sa liquidation judiciaire, prononcée le 2 avril 2013, laquelle, par suite, trouverait également sa cause directe dans le mauvais vouloir de l'Etat.

15. Si Me E... fait valoir que le logiciel Chorus a été mis en service au ministère de la défense dès la fin de l'année 2007, cette affirmation est contredite par la réponse ministérielle du 22 juin 2010 qu'elle produit, dont il ressort que ce ministère ne s'est doté de ce logiciel qu'en juin 2009 et qu'il n'a été déployé dans ses services qu'à partir du 4 janvier 2010. Non seulement la requérante se prévaut elle-même de cette réponse ministérielle mais, encore, aucun des autres éléments qu'elle apporte ne suffit à remettre en cause les indications chronologiques qu'elle comporte. En outre, en admettant que le logiciel Chorus ait fait l'objet d'expérimentations au sein du ministère de la défense avant sa mise en oeuvre généralisée à compter du 4 janvier 2010, il ne résulte pas de l'instruction que ces expérimentations auraient concerné les marchés publics conclus par l'Etat avec la société Augias. Par conséquent, le mauvais vouloir de l'Etat, tel que la requérante le fait valoir en le rattachant exclusivement aux dysfonctionnements du logiciel Chorus, ne peut, en tout état de cause, être apprécié qu'à l'aune des seuls retards de paiement postérieurs à la date du 4 janvier 2010.

16. En premier lieu, deux semaines seulement s'étaient écoulées à la suite de cette mise en service généralisée lorsque l'URSSAF, le 19 janvier 2010, a saisi le tribunal de grande instance de Thionville en raison d'impayés de la part de la société Augias. En outre, si ces impayés s'élevaient, à cette date, à la somme de 312 335,88 euros, ils s'élevaient déjà à la somme de 294 224,95 euros à la date du 31 décembre 2009. Au surplus, ainsi qu'en atteste une lettre du 12 juin 2009 adressée à l'URSSAF et produite à l'instance, la société Augias s'était vue infliger des pénalités à ce titre en mai 2009, soit avant même que le ministère de la défense ne se soit doté du logiciel Chorus. Dans ces conditions, la saisine du tribunal par l'URSSAF ne saurait être imputée au mauvais vouloir de l'Etat à remédier aux dysfonctionnements du logiciel Chorus.

17. Par ailleurs, s'il résulte de l'instruction qu'entre la saisine du tribunal et le jugement plaçant la société Augias en redressement judiciaire, intervenu quatre mois plus tard, le 20 mai 2010, la créance de l'URSSAF a augmenté de quelques 170 000 euros et s'il n'est pas contesté que les dysfonctionnements du logiciel Chorus ont, entretemps, causé des dépassements du délai global de paiement des marchés en litige les tableaux synthétiques, notamment celui intitulé " relevé de compte cumulé 30-06-2010 ", et l'expertise produits par la requérante, relatifs à ces retards et à leur incidence sur la situation financière de la société Augias, ne sont étayés par aucun élément concret se rapportant à ces marchés et à leur exécution et leurs contenu et conclusions sont contestés par la ministre des armées. Comme le souligne cette dernière à plusieurs reprises dans ses écritures en défense, la requérante ne produit ainsi aucun élément permettant d'identifier chacun des marchés concernés, dont au demeurant elle ne fournit même pas de liste précise, de vérifier que chacun des retards de paiement allégués se rattache à l'exécution de l'un de ces marchés et de vérifier la réalité et l'importance de chacun de ces retards. En l'absence de ces éléments, qu'il lui incombait de fournir à l'appui de ses prétentions, à plus forte raison après les observations en défense de la ministre, la requérante n'établit pas l'importance des retards de paiement qu'elle allègue, en particulier ceux causés par les dysfonctionnements du logiciel Chorus ni, par suite, leur incidence sur la situation financière de la société Augias et sur sa mise en redressement judiciaire. Par contre, il résulte de l'instruction, en particulier de l'expertise produite par la requérante, qui n'est pas discutée sur ce point, que l'encours des créances exigibles de la société Augias sur ses clients autres que le ministère de la défense, qui atteignait déjà 479 518 euros le 30 juin 2008 et 646 000 euros le 30 juin 2009, s'élevait, à la date du jugement prononçant son redressement judiciaire, à 578 126 euros, soit un montant supérieur à sa dette vis-à-vis de l'URSSAF, en considération de laquelle cette mesure a été décidée. Dans ces conditions, même en admettant que les dysfonctionnements persistants du logiciel Chorus caractérisent un mauvais vouloir de la part de l'Etat, il ne résulte pas de l'instruction que cette faute aurait constitué la cause directe du placement de la société Augias en redressement judiciaire.

18. En second lieu, il résulte de l'instruction que les délais de paiement de l'Etat se sont améliorés après le mois de juin 2010. La requérante a d'ailleurs déclaré à l'audience que l'Etat lui a versé 800 000 euros à cette époque. En outre, le tribunal de grande instance de Thionville a arrêté un plan de redressement de la société, le 28 octobre 2010, après avoir relevé un " renversement de tendance " dès le mois de juin 2010 et des résultats bénéficiaires en juillet et août 2010, et le commissaire à l'exécution de ce plan n'a sollicité sa résolution et l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire que le 3 décembre 2012, après deux années d'exécution du plan d'apurement du passif plutôt favorables à la société. Dans ces conditions, même en admettant que les dysfonctionnements persistants du logiciel Chorus caractérisent un mauvais vouloir de la part de l'Etat, il ne résulte pas de l'instruction que celui-ci ait perduré au-delà du mois de juin 2010, ni à plus forte raison que cette faute aurait constitué la cause directe de la liquidation judiciaire de la société Augias prononcée près de trois années plus tard, le 2 avril 2013.

19. Par ailleurs, à supposer que, en dépit de ce qui a été dit au point précédent, la liquidation judiciaire de la société Augias ait, comme le soutient la requérante, été rendue inéluctable du simple fait de son placement en redressement judiciaire, cette liquidation judiciaire ne saurait, pour les raisons indiquées au point 17, avoir pour cause le mauvais vouloir de l'Etat.

20. Il résulte de ce qui précède que la requérante n'est pas fondée à soutenir que le mauvais vouloir de l'Etat, tel qu'elle le fait valoir, est à l'origine des préjudices, indépendants des retards de paiement et résultant du redressement judiciaire et de la liquidation judiciaire de la société Augias, dont elle demande la réparation.

S'agissant de la responsabilité contractuelle sans faute :

21. La responsabilité contractuelle sans faute de la collectivité publique co-contractante au titre de l'imprévision, tout comme sa responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'adoption d'un acte unilatéral, autrement appelée " fait du prince ", procèdent de causes juridiques distinctes de la responsabilité extracontractuelle sans faute fondée sur la rupture de l'égalité devant les charges publiques et ne sont pas d'ordre public. La circonstance que Me E... a invoqué cette responsabilité extracontractuelle sans faute avant l'expiration du délai de recours de deux mois, ayant commencé à courir, au plus tard, à la date d'introduction de sa demande auprès du tribunal administratif de Paris le 27 juin 2013, est donc sans incidence sur la recevabilité de ses moyens tirés de l'imprévision et du fait du prince, lesquels n'ont été expressément invoqués que dans un mémoire enregistré le 27 avril 2016 au greffe du tribunal administratif de Strasbourg, postérieurement à l'expiration de ce délai de recours.

22. Par ailleurs, Me E... ne peut pas sérieusement soutenir que l'argumentation développée par l'Etat devant les premiers juges, au demeurant à partir du 5 mars 2014 seulement, après l'expiration du délai de recours contentieux, l'aurait frauduleusement induite en erreur et, ainsi, empêchée d'invoquer l'imprévision et le fait du prince avant l'expiration de ce délai. En outre, ni le droit à un procès équitable prévu par les stipulations du paragraphe 1 de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni le principe de loyauté, ni celui d'égalité des armes ne font, en l'espèce, obstacle aux effets de l'expiration du délai de recours contentieux.

23. Par suite, Me E... n'est pas recevable à se prévaloir de l'imprévision ou du fait du prince pour fonder ses conclusions indemnitaires.

En ce qui concerne, à titre subsidiaire, la responsabilité extracontractuelle :

24. Les conclusions indemnitaires de Me E... tendent à la réparation de préjudices causés par des retards dans le paiement de sommes dues en exécution de marchés publics conclus par la société Augias avec l'Etat. Par suite, alors même qu'est en cause l'exécution de plusieurs contrats distincts, seule la responsabilité contractuelle de l'Etat peut être recherchée. Dès lors, c'est de manière inopérante que Me E... invoque, à titre subsidiaire, la responsabilité extracontractuelle de ce dernier, tant pour faute, au titre de de ses carences dans la mise en oeuvre du logiciel financier Chorus et au titre de la mise en oeuvre de la révision générale des politiques publiques, que sans faute, au titre de la rupture de l'égalité devant les charges publiques.

25. Il résulte de tout ce qui précède que Me E... n'est pas fondée à rechercher la responsabilité de l'Etat à raison des préjudices dont elle demande réparation.

Sur les conclusions indemnitaires de M. B... :

26. Pour fonder ses conclusions tendant à la réparation des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux qu'il estime avoir subis du fait du placement de la société Augias en redressement judiciaire et de sa mise en liquidation judiciaire, M. B..., qui invoque les mêmes causes juridiques que celles invoquées par Me E..., fait valoir, comme cette dernière, que ce redressement judiciaire et cette liquidation judiciaire ont pour cause les retards de paiement de l'Etat, qu'il attribue, à titre principal, à la mise en place et aux dysfonctionnements du logiciel de comptabilité publique Chorus et, à titre subsidiaire, à la mise en oeuvre de la réforme générale des politiques publiques, ainsi que le mauvais vouloir de l'Etat à remédier aux dysfonctionnements de Chorus pour mettre fin à ces retards.

27. Toutefois, ainsi qu'il a été dit précédemment, il n'est pas établi que le placement de la société Augias en redressement judiciaire et sa mise en liquidation judiciaire ont pour cause directe les retards de paiement de l'Etat, y compris en admettant le mauvais vouloir de ce dernier.

28. Par suite, M. B... n'est, en tout état de cause, pas fondé à rechercher la responsabilité, contractuelle ou extracontractuelle, pour faute ou sans faute, de l'Etat à raison des retards de paiement en litige.

29. Il résulte de toute ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non-recevoir soulevées par la ministre, ni utile d'ordonner les mesures d'enquête et d'expertise sollicitées par les requérants, que les conclusions indemnitaires présentées par ces derniers, ainsi que, par voie de conséquence, leurs conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les conclusions de la requête n° 21NC01104 :

30. Il résulte de l'instruction que la somme de 350 000 euros dont M. B... sollicite l'octroi à titre de provision correspond à l'un des postes de préjudices, intitulé " Dettes Lionel B... Caution auprès de la BPLC ", dont il demande réparation dans le cadre de la requête n° 19NC03035 et que, pour justifier du caractère non sérieusement contestable de sa créance, M. B... se réfère à l'argumentation développée dans le cadre de cette même requête.

31. Dès lors, le présent arrêt se prononçant sur le fond du litige relatif à l'indemnisation de ce préjudice, il n'y a pas lieu de statuer sur cette demande de provision.

D E C I D E :

Article 1 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête n° 21NC01104.

Article 2 : Le jugement nos 1403205 et 1403206 du tribunal administratif de Strasbourg du 7 décembre 2016 est annulé.

Article 3 : Les demandes présentées par M. B... et Me E... devant le tribunal, ainsi que le surplus des conclusions de leur requête d'appel, sont rejetées.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. D... B..., à Me F... E..., liquidateur judiciaire de la société Augias, et à la ministre des armées.

2

Nos 19NC03035 et 21NC01104


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nancy
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 19NC03035
Date de la décision : 06/07/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

36-05 Fonctionnaires et agents publics. Positions.


Composition du Tribunal
Président : Mme VIDAL
Rapporteur ?: M. Philippe REES
Rapporteur public ?: Mme SEIBT
Avocat(s) : BONNET

Origine de la décision
Date de l'import : 20/07/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nancy;arret;2021-07-06;19nc03035 ?
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