La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/11/2018 | FRANCE | N°16NC02846

France | France, Cour administrative d'appel de Nancy, 4ème chambre - formation à 3, 13 novembre 2018, 16NC02846


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... B...a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler la décision implicite du 26 février 2014 née du silence gardé par le ministre de la défense sur sa réclamation préalable et de condamner l'Etat à lui verser une somme de 4,7 millions d'euros en réparation de ses préjudices, avec intérêts au taux légal à compter de la date d'introduction de sa demande et capitalisation des intérêts.

Me E...D..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, a dema

ndé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler les décisions des 5 octobre 2012 e...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... B...a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler la décision implicite du 26 février 2014 née du silence gardé par le ministre de la défense sur sa réclamation préalable et de condamner l'Etat à lui verser une somme de 4,7 millions d'euros en réparation de ses préjudices, avec intérêts au taux légal à compter de la date d'introduction de sa demande et capitalisation des intérêts.

Me E...D..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler les décisions des 5 octobre 2012 et 30 mai 2013 rejetant la demande d'indemnisation de la société et de condamner l'Etat à lui verser une somme de 50,5 millions d'euros en réparation des préjudices subis par cette société, avec intérêts au taux légal à compter du 11 septembre 2012.

Par un jugement nos 1403205 - 1403206 du 7 décembre 2016, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté leurs demandes.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires enregistrés le 21 décembre 2016, le 24 juin 2017, le 20 septembre 2017, le 17 octobre 2017 et le 26 décembre 2017, M. B... et Me D..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, représentés par Me Bonnet, demandent à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 7 décembre 2016 ;

2°) de condamner l'Etat à verser à la société Augias, entre les mains de son liquidateur, une somme globale de 50,5 millions d'euros, avec intérêts de droit à compter du 11 décembre 2012 ;

3°) de condamner l'Etat à verser à M. B... une somme globale de 4,7 millions d'euros, avec intérêts de droit à compter du 27 décembre 2013 et capitalisation des intérêts ;

4°) subsidiairement, avant dire droit, d'ordonner une expertise ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à la société Augias, entre les mains de son liquidateur judiciaire, d'une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et le versement à M. B... d'une somme de 5 000 euros sur le fondement des mêmes dispositions.

Ils soutiennent que :

- le jugement est irrégulier dès lors que le sens des conclusions du rapporteur public n'a pas été porté à la connaissance des parties dans un délai raisonnable ;

- le rejet des conclusions de M. B...était annoncé au fond alors que le rapporteur public a conclu à l'irrecevabilité ;

- les premiers juges en statuant sur le terrain contractuel ont commis une irrégularité procédurale dès lors qu'ils ne les ont pas invités à régulariser leurs demandes en présentant une requête distincte pour chaque marché ;

- le tribunal a omis de répondre à leurs demandes présentées sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute de l'Etat ou, à tout le moins, n'y a pas répondu de manière suffisamment motivée ;

- le jugement est entaché d'une contradiction de motifs ;

- le tribunal n'a pas répondu au moyen tiré de la méconnaissance des objectifs énoncés par la directive 2000/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 juin 2000 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, précisés par la directive 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011 ;

- la responsabilité contractuelle pour faute de l'Etat est engagée en raison du mauvais vouloir de l'administration de régler à l'échéance les prestations de la société Augias, lui ouvrant droit à l'allocation de dommages et intérêts, distincts des intérêts moratoires, prévus par l'article 1153 du code civil ;

- les intérêts moratoires contractuels ne réparent pas le préjudice subi ;

- les retards de paiement à partir de 2009 sont constitutifs d'une faute contractuelle ;

- ces retards ont causé le placement en redressement de la société Augias puis sa liquidation judiciaire ;

- la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle sans faute de l'Etat est engagée au titre de l'imprévision dans la mesure où les conditions sont remplies ;

- la mise en liquidation de la société Augias n'est pas imputable à un contrat déterminé, mais aux contrats conclus avec l'Etat à un moment où les défaillances du logiciel " Chorus " ont conduit à des retards de paiement de la société de sorte que la somme de ces retards, à l'origine du redressement puis de la liquidation judiciaire de la société, ne peut trouver qu'un fondement extracontractuel ;

- la responsabilité extracontractuelle pour faute de l'Etat est ainsi engagée ;

- la fin de non-recevoir opposée par l'Etat tirée de ce qu'un mémoire en réclamation dans un délai de trente jours à compter de la notification des décomptes des marchés n'a pas été présenté par la société en méconnaissance des stipulations du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés de fournitures courantes et services (CCAG-FCS) ne lui est pas opposable dès lors que ce délai du CCAG-FCS méconnaît les objectifs énoncés par la directive 2000/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 juin 2000 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, précisés par la directive 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011 ;

- cette fin de non-recevoir ne peut qu'être également écartée dès lors que les marchés n'ont pas fait l'objet de décomptes et, au surplus, aucun de ceux-ci n'a été adressé à la société Augias ;

- la responsabilité contractuelle sans faute de l'Etat du " fait du prince " est engagée ;

- ils sont également bien fondés à solliciter l'engagement de la responsabilité de l'Etat sur un fondement quasi délictuel au titre de la rupture de l'égalité devant les charges publiques ;

- le dessaisissement du débiteur en liquidation judiciaire ne peut être opposé que par le liquidateur et ce dernier a repris à son compte les écritures déposées par M. B...de sorte que la fin de non recevoir opposée par le ministre des armées ne peut qu'être écartée ;

- Me D...est bien fondé à solliciter la réparation des préjudices patrimoniaux subis par la société Augias à hauteur d'une somme de 45,5 millions d'euros, correspondant au montant des créances admises dans la procédure de liquidation, dont les frais de procédure collective, ainsi qu'à une perte de chance d'accéder au marché franco-allemand des tours réfrigérantes et à la perte de chance de droits d'entrée en franchise ;

- il est également bien fondé à réclamer une indemnisation d'un montant de 5 millions d'euros au titre de l'atteinte à la réputation et à l'image de la société ;

- la circonstance que M. B...soit tiers par rapport aux contrats conclus entre l'Etat et la société Augias ne saurait être pertinemment invoquée pour faire obstacle à son droit à indemnisation à la suite de la mise en liquidation judiciaire, après redressement, de la société ;

- M. B...est bien fondé à solliciter la condamnation de l'Etat à l'indemniser d'une perte de rémunération et de gains potentiels de dividendes à hauteur de 3 millions d'euros et du préjudice moral qu'il a subi pour une somme de 1 million d'euros ;

- subsidiairement, il y a lieu d'ordonner une expertise.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 7 juin 2017, le 29 août 2017 et le 1er décembre 2017, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- les conclusions indemnitaires de M. B...en qualité de gérant de la société Augias sont irrecevables dès lors qu'il n'a pas d'intérêt à agir, la liquidation judiciaire impliquant le dessaisissement du débiteur au profit du liquidateur, conformément à l'article L. 641-9 du code de commerce ;

- le ministre des armées, en sa qualité d'intimé, est recevable à invoquer le défaut de qualité du débiteur au même titre que le liquidateur ainsi qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation ;

- la lettre de Me D...déclarant reprendre à son compte les écritures déposées devant la cour est postérieure à la notification du jugement et, par suite, son intervention est tardive et ses conclusions irrecevables ;

- le jugement n'est pas irrégulier ;

- M.B..., en sa qualité de tiers aux contrats conclus entre l'Etat et la société Augias, n'est pas recevable à se prévaloir des retards de paiement dont ces contrats ont fait l'objet tant sur un fondement de responsabilité contractuelle que sur un fondement de responsabilité quasi-délictuelle ;

- subsidiairement, la demande de M. B...est irrecevable au même titre que celle de la société Augias dans la mesure où la société Augias n'a pas présenté à la personne responsable du marché pour chacun des contrats un mémoire en réclamation dans un délai de trente jours à compter de la notification des décomptes en méconnaissance du CCAG-FCS ;

- les marchés en cause relèvent de la directive 2000/35/CE et non de la directive 2011/7/UE qui ne concerne pas le cas de retards indépendants de l'exécution particulière d'un contrat et dont les dispositions ont été en tout état de cause transposées en droit interne par le décret n° 2002-232 du 21 février 2002 ;

- très subsidiairement, les retards de paiement de l'Etat ne résultent pas d'un mauvais vouloir des services du ministère de la défense et ne sauraient, par suite, engager la responsabilité contractuelle pour faute de l'Etat ;

- M. B...n'apporte pas la preuve que le retard pris par l'administration dans les paiements des sommes qui étaient dues à la société Augias soit la cause de son placement en redressement puis de sa liquidation judiciaire ;

- aucune des conditions cumulatives de la théorie de l'imprévision sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute n'est remplie ;

- s'agissant de la responsabilité quasi-délictuelle, M. B...n'identifie pas le fondement invoqué et seule l'action en responsabilité contractuelle est ouverte au cocontractant de l'administration ;

- M. B...ne justifie pas d'un préjudice anormal et spécial et n'établit pas le lien de causalité entre la situation financière de la société et les retards de paiement de l'Etat ;

- M. B... ne justifie pas de la réalité de son préjudice.

Les parties ont été informées, en application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que l'arrêt était susceptible d'être fondé sur un moyen relevé d'office, tiré de ce que les conclusions présentées par M. B...et par Me D..., liquidateur de la société Augias, tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision et du fait du prince procèdent de causes juridiques distinctes de la responsabilité contractuelle pour faute et ne sont pas d'ordre public. Par suite, ces conclusions présentées après l'expiration du délai de recours devant le tribunal sont nouvelles et, dès lors, irrecevables.

Un mémoire en réponse au moyen relevé d'office a été présenté par M. B...et Me D... et enregistré le 8 octobre 2018.

Un mémoire en réponse au moyen relevé d'office a été présenté par le ministre des armées et enregistré le 11 octobre 2018.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code des marchés publics ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Michel, premier conseiller,

- les conclusions de M. Louis, rapporteur public,

- et les observations de Me Bonnet, avocat de M. B...et de MeD..., ainsi que celles de MmeA..., représentant le ministre des armées.

Des notes en délibéré présentées par M. B...et Me D...ont été enregistrées le 16 octobre 2018 et le 23 octobre 2018.

Considérant ce qui suit :

1. La société Augias, entreprise de nettoyage dont M. B... était le gérant, a conclu avec le ministère de la défense plusieurs marchés publics ayant pour objet le nettoyage de sites militaires implantés dans l'Est de la France. En 2009 et 2010, en raison de dysfonctionnements du logiciel " Chorus ", la société a subi de nombreux retards de paiement de la part de l'Etat. La société a été placée en redressement judiciaire à compter du 20 mai 2010 puis sa liquidation judiciaire a été prononcée par un jugement du tribunal de grande instance de Thionville du 2 avril 2013, confirmée par la cour d'appel de Metz par un arrêt du 19 novembre 2013. Après le rejet de leurs demandes préalables d'indemnisation par le ministre de la défense, MeD..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias, ainsi que son gérant, M. B..., ont demandé au tribunal administratif de Strasbourg la condamnation de l'Etat à leur verser respectivement les sommes de 50,5 millions d'euros et de 4,7 millions d'euros en indemnisation des préjudices subis. Par un jugement n° 1403205 - 1403206 du 7 décembre 2016, dont M. B... et Me D...relèvent appel, ce tribunal a rejeté leurs demandes.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. En premier lieu, aux termes de l'article R. 711-3 du code de justice administrative : " Si le jugement de l'affaire doit intervenir après le prononcé de conclusions du rapporteur public, les parties ou leurs mandataires sont mis en mesure de connaître, avant la tenue de l'audience, le sens de ces conclusions sur l'affaire qui les concerne ". La communication aux parties du sens des conclusions, prévue par ces dispositions, a pour objet de les mettre en mesure d'apprécier l'opportunité d'assister à l'audience publique, de préparer, le cas échéant, les observations orales qu'elles peuvent y présenter, après les conclusions du rapporteur public, à l'appui de leur argumentation écrite et d'envisager, si elles l'estiment utile, la production, après la séance publique, d'une note en délibéré. En conséquence, les parties ou leurs mandataires doivent être mis en mesure de connaître, dans un délai raisonnable avant l'audience, l'ensemble des éléments du dispositif de la décision que le rapporteur public compte proposer à la formation de jugement d'adopter, à l'exception de la réponse aux conclusions qui revêtent un caractère accessoire, notamment celles qui sont relatives à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Cette exigence s'impose à peine d'irrégularité de la décision rendue sur les conclusions du rapporteur public.

3. Il ressort des pièces de la procédure de première instance que le sens des conclusions du rapporteur public sur l'affaire en litige a été porté à la connaissance des parties à 8h30 le 22 novembre 2016, soit plus de vingt-quatre heures avant l'audience qui s'est tenue le 23 novembre suivant à 9h30. Les parties ont ainsi été informées, dans un délai raisonnable avant l'audience, du sens des conclusions. Dès lors, le moyen tiré de ce que le jugement attaqué aurait été rendu au terme d'une procédure irrégulière doit être écarté.

4. En deuxième lieu, pour l'application de l'article R. 711-3 précité du code de justice administrative et eu égard aux objectifs, mentionnés au point 2, de cet article, il appartient au rapporteur public de préciser, en fonction de l'appréciation qu'il porte sur les caractéristiques de chaque dossier, les raisons qui déterminent la solution qu'appelle, selon lui, le litige, et notamment d'indiquer, lorsqu'il propose le rejet de la requête, s'il se fonde sur un motif de recevabilité ou sur une raison de fond, et, de mentionner, lorsqu'il conclut à l'annulation d'une décision, les moyens qu'il propose d'accueillir. La communication de ces informations n'est toutefois pas prescrite à peine d'irrégularité de la décision.

5. S'il ressort des pièces de la procédure de première instance qu'avant la tenue de l'audience du tribunal, le rapporteur public a porté à la connaissance des parties le sens des conclusions qu'il envisageait de prononcer en indiquant un " rejet au fond ", la circonstance qu'il ait conclu à l'audience à un " rejet pour irrecevabilité " n'est pas de nature à entacher le jugement attaqué d'irrégularité.

6. En troisième lieu, M. B...et Me D...ont sollicité devant le tribunal la condamnation de l'Etat à les indemniser notamment sur un fondement contractuel des préjudices qu'ils estimaient avoir subis en raison des retards de paiement dans des marchés conclus avec le ministère de la défense, dont la société Augias était titulaire. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, les premiers juges en répondant à leurs demandes sur ce fondement n'ont commis aucune irrégularité procédurale en ne les invitant pas à régulariser leurs requêtes pour chacun des marchés conclus avec le ministère de la défense.

7. En quatrième lieu, s'agissant de la demande de MeD..., le tribunal, qui n'était pas tenu de répondre à chacun des arguments exposés, a répondu de manière suffisamment précise au moyen soulevé tiré de la méconnaissance des objectifs de la directive 2000/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 juin 2000 concernant la lutte contre le retard de paiement dans les transactions commerciales, précisés par la directive 2011/7/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 février 2011. Par ailleurs, s'agissant de la demande de M.B..., les premiers juges, qui ont visé ce moyen, n'étaient pas tenus d'y répondre dès lors qu'il était inopérant et qu'il avait été soulevé en réponse à une fin de non-recevoir opposée en défense par l'administration et non retenue par le tribunal. Par suite, ce moyen tiré de l'irrégularité du jugement attaqué doit être écarté.

8. En cinquième lieu, le moyen tiré d'une contradiction de motifs concerne le bien-fondé et non la régularité du jugement.

9. Enfin, il ressort des pièces du dossier de première instance que par des mémoires enregistrés le 27 avril 2016 au greffe du tribunal, M. B...et Me D...ont demandé la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision. Le tribunal n'a pas visé cette demande de M. B...et de Me D...et n'y a pas répondu. Le jugement attaqué est dès lors irrégulier en tant qu'il a omis de statuer sur ces conclusions et doit être annulé dans cette seule mesure.

10. Il y a lieu, par la voie de l'évocation, de statuer immédiatement sur ces conclusions présentées par M. B...et Me D...devant le tribunal administratif de Strasbourg et, par la voie de l'effet dévolutif, sur les autres conclusions de leurs demandes.

Sur les conclusions indemnitaires de MeD..., agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Augias :

En ce qui concerne les conclusions présentées sur un fondement contractuel :

S'agissant de la responsabilité contractuelle pour faute :

11. En premier lieu, il ne résulte pas de l'instruction que les retards de paiement du ministère de la défense dans le règlement des marchés de nettoyage dont la société était titulaire, quoique substantiels et récurrents à partir de l'année 2009, liés à la grave défaillance du logiciel " Chorus " durant ses premières années de mise en service, caractérisent, eu égard à l'attitude des services du ministère de la défense vis-à-vis de son cocontractant, des négligences graves et un mauvais vouloir manifeste constitutif d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat et ainsi à justifier l'allocation de dommages et intérêts compensatoires prévus par le dernier alinéa de l'article 1153 du code civil.

12. En revanche, et, en second lieu, ces retards de paiement à partir de l'année 2009 sont constitutifs d'un manquement de l'Etat au titre de ses obligations contractuelles de règlement à l'échéance et, par suite, de nature à engager sa responsabilité.

S'agissant du lien de causalité :

13. Me D...demande la réparation des préjudices patrimoniaux subis par la société Augias correspondant à la perte de chance d'accéder au marché franco-allemand des tours réfrigérantes, à la perte de chance de droits d'entrée en franchise et au montant des créances admises dans la procédure de liquidation, dont les frais de procédure collective, pour une somme globale de 45,5 millions d'euros, ainsi que la réparation du préjudice d'image et de réputation subi par la société pour une somme de 5 millions d'euros.

14. Si Me D...soutient que ces préjudices ont pour cause les retards de paiement dont la société a été victime à partir de 2009 dans le cadre des marchés publics de nettoyage qu'elle a conclus avec le ministère de la défense qui ont conduit au redressement puis à la liquidation judiciaire de la société, il résulte de l'instruction que, par un jugement du 20 mai 2010, la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Thionville, qui a fixé la date de cessation des paiements au 1er janvier 2010, a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société Augias en estimant qu'il existait de réelles perspectives de redressement à la suite de la mise en place de mesures de restructurations à la fin de l'année 2009. Par un jugement du 28 octobre 2010, ce tribunal, après avoir analysé de manière complète et détaillée les difficultés financières auxquelles était confrontée la société, a arrêté le plan de redressement prévoyant les modalités d'apurement du passif sans faire état des retards de paiement du ministère de la défense. Aussi, et alors que le requérant ne produit pas de pièces suffisamment précises et probantes de nature à corroborer ses allégations, le lien de causalité entre les préjudices invoqués par Me D... et la faute commise par l'Etat dans l'exécution des marchés que la société Augias a conclus avec le ministère de la défense ne saurait être regardé comme établi.

15. En outre, il résulte de l'instruction que la SELARL D...et Nardi, alors commissaire à l'exécution du plan, n'a saisi le tribunal de grande instance de Thionville d'une demande tendant à voir prononcer la résolution du plan de redressement et l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire que le 3 décembre 2012, après deux années d'exécution du plan d'apurement du passif plutôt favorable à la société Augias. Dans ces conditions, et alors que le requérant ne justifie pas, par les seuls éléments versés au dossier, que la liquidation judiciaire de la société aurait pour cause déterminante les retards de paiement de l'Etat et que l'arrêt du 19 novembre 2013 de la cour d'appel de Metz, confirmant le jugement du tribunal de grande instance de Thionville du 2 avril 2013 prononçant la liquidation judiciaire de la société, n'impute pas la cessation de paiement de la société à ces retards, Me D...ne peut se prévaloir d'aucun droit à indemnité en l'absence de tout lien de causalité direct entre les retards de paiement de l'Etat et les préjudices qu'il invoque.

S'agissant de la responsabilité contractuelle sans faute :

16. Me D...n'a présenté devant les premiers juges de conclusions tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision et au titre du fait du prince que dans un mémoire enregistré le 27 avril 2016 au greffe du tribunal, après l'expiration du délai de recours. Ces conclusions procèdent de causes juridiques distinctes de la responsabilité contractuelle pour faute, qui ne sont pas d'ordre public, et sont ainsi nouvelles et, dès lors, irrecevables. Par suite, et alors qu'en tout état de cause, le lien de causalité entre les préjudices invoqués et les retards de paiement de son cocontractant liés au dysfonctionnement du logiciel " Chorus " n'est pas établi, les conclusions de Me D...sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute ne peuvent qu'être également rejetées.

En ce qui concerne les conclusions présentées sur un fondement quasi-délictuel :

17. Dès lors que les conclusions présentées par Me D...tendant à la réparation des préjudices patrimoniaux et extra patrimoniaux que la société Augias aurait subis en raison des retards de paiement de l'Etat, qui auraient conduit à son placement en redressement puis à sa liquidation judiciaire, se rattachent à l'exécution des contrats conclus par la société Augias avec le ministère de la défense, la responsabilité de l'Etat, en l'absence de nullité de ces derniers, ne peut être recherchée que sur un fondement contractuel. Par ailleurs, et en tout état de cause, en l'absence de lien de causalité entre les préjudices invoqués et les retards de paiement de l'Etat liés au dysfonctionnement du logiciel " Chorus ", les conclusions présentées par Me D... sur un fondement quasi-délictuel pour faute ou sans faute ne peuvent qu'être rejetées.

18. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner la fin de non-recevoir opposée par le ministre des armées ni d'ordonner une mesure d'expertise, que les conclusions de Me D... tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision doivent être rejetées. Me D...n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté le surplus de sa demande indemnitaire.

Sur les conclusions indemnitaires de M.B... :

19. M. B...soutient que la responsabilité de l'Etat est engagée à son égard tant au titre d'une méconnaissance globale par l'Etat de son obligation de règlement à l'échéance pour l'ensemble des contrats qui le liaient à la société Augias, qu'au titre des conséquences dommageables d'une situation d'imprévision et du fait du prince ainsi que d'une rupture de l'égalité devant les charges publiques liée aux dysfonctionnements du système informatique de paiement " Chorus ", à partir de 2009.

20. Les conclusions présentées par M.B..., en sa qualité de gérant de la société Augias, tendant sur les fondements contractuel et quasi-délictuel à la réparation de préjudices patrimoniaux et extra patrimoniaux qu'il estime avoir subis en raison des retards de paiement de l'Etat, lesquels auraient conduit au placement en redressement puis à la liquidation judiciaire de la société Augias, se rattachent à l'exécution des contrats conclus par la société avec le ministère de la défense. A cet égard, les tiers à un contrat administratif ne peuvent en principe se prévaloir des stipulations de ce contrat, à l'exception des clauses réglementaires, ce qui exclut la possibilité, pour le gérant de l'entreprise contractante, qui n'est lui-même que tiers au contrat, de se prévaloir d'une inexécution des clauses de ce contrat pour demander l'indemnisation des préjudices propres qu'il impute à une telle inexécution. Cette solution qui concerne les actions en responsabilité quasi-délictuelle dirigées contre la personne publique prévaut, à plus forte raison, lorsque l'action en responsabilité engagée par le tiers au contrat est fondée sur la responsabilité contractuelle pour faute ainsi que sur la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision ou du fait du prince.

21. En tout état de cause, pour les mêmes motifs que ceux exposés aux points 14 et 15, le lien de causalité entre les retards de paiement de l'Etat, qui auraient conduit à la mise en redressement puis à la liquidation de la société, et les préjudices invoqués par M. B...correspondant à une perte de rémunération pour un montant de 700 000 euros, à la perte de gains potentiels de dividendes pour une somme de 3 millions d'euros à raison de la perte de marchés par la société Augias et de droits d'entrée en franchise ainsi que de l'absence de développement de l'activité de la société dans le secteur nucléaire et aux troubles dans les conditions de l'existence de l'intéressé pour une somme de 1 millions d'euros, n'est pas établi. Par suite, les conclusions présentées par M. B...sur un fondement quasi-délictuel pour faute et sans faute ne peuvent qu'être rejetées.

22. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les fins de non-recevoir opposées par le ministre des armées ni d'ordonner une mesure d'expertise, que les conclusions de M. B... tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision doivent être rejetées. M. B... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté le surplus de sa demande indemnitaire.

Sur les frais liés à l'instance :

23. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que M. B... et Me D...demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : Le jugement nos 1403205 - 1403206 du 7 décembre 2016 du tribunal administratif de Strasbourg est annulé en tant qu'il a omis de statuer sur les conclusions de M. B... et de Me D... tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision.

Article 2 : Le surplus des conclusions d'appel de M. B... et de Me D... ainsi que le surplus de leurs demandes présentées devant le tribunal administratif de Strasbourg tendant à la condamnation de l'Etat sur le fondement de la responsabilité contractuelle sans faute au titre de l'imprévision sont rejetés.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... B..., à Me E...D..., liquidateur judiciaire de la société Augias, et au ministre des armées.

2

N° 16NC02846


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nancy
Formation : 4ème chambre - formation à 3
Numéro d'arrêt : 16NC02846
Date de la décision : 13/11/2018
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

39-05 Marchés et contrats administratifs. Exécution financière du contrat.


Composition du Tribunal
Président : M. WALLERICH
Rapporteur ?: M. Alexis MICHEL
Rapporteur public ?: M. LOUIS
Avocat(s) : BONNET

Origine de la décision
Date de l'import : 15/01/2019
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nancy;arret;2018-11-13;16nc02846 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award