Vu la procédure suivante :
Par une requête et deux mémoires, enregistrés les 20 août 2021, 17 février et 14 avril 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. T... et Mme F... A..., M. Z... et Mme L... Q..., M. AD... C... P... et Mme X..., M. Y... et Mme J... W..., M. G... D... et Mme M... O..., M. S... E... et Mme AB..., M. N... et Mme AA..., M. B... C... et Mme AE... AG..., M. U... I... et Mme K... V..., M. AC... et Mme H... R..., ainsi que leurs enfants mineurs, demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler le refus implicite né du silence gardé par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur sur leur demande du 20 avril 2021 tendant à ce que soient prises les mesures d'organisation nécessaires à l'instruction dans les meilleurs délais des demandes de réunification familiale présentées par des ressortissants afghans, en vue de la délivrance de visas ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre, au ministre de l'Europe et des affaires étrangères et au ministre de l'intérieur de prendre les mesures nécessaires à l'instruction dans les meilleurs délais de leur demande de réunification familiale ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros, à verser à la SCP Doumic-Seiller, leur avocat, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive (CE) 2003/86 du Conseil du 22 septembre 2003 ;
- la directive (UE) 2011/95 du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le décret n° 2008-1176 du 13 novembre 2008 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Amélie Fort-Besnard, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Philippe Ranquet, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Doumic-Seiller, avocat de M. A... et autres ;
Considérant ce qui suit :
1. MM. A..., Q..., AD... C... AG..., Y..., E..., AA..., et I..., ressortissants afghans ayant obtenu le bénéfice d'une protection internationale en France, ont engagé auprès du poste consulaire d'Islamabad, au Pakistan, des démarches en vue de l'obtention d'un visa pour leurs épouses et enfants respectifs, au titre du droit à la réunification de leur famille. N'ayant pu obtenir de rendez-vous pour l'enregistrement de leurs demandes, ils ont saisi le ministre de l'Europe et des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur, par un courrier du 20 avril 2021, d'une demande tendant à l'octroi, aux postes consulaires compétents, des moyens nécessaires à l'enregistrement et à l'instruction des demandes de réunification familiale des Afghans et, le cas échéant, à l'adaptation des dispositions réglementaires régissant ces procédures. Ils demandent au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le refus implicite opposé à leur demande et d'enjoindre aux ministres de prendre les mesures nécessaires à l'instruction dans les meilleurs délais de leur demande de réunification familiale.
Sur les interventions :
2. La Ligue des droits de l'homme, La Cimade, le Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et les associations ACAT-France, Groupe Accueil et Solidarité (GAS), JRS France, Dom'Asile et Amnesty International France justifient d'un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête. Leurs interventions sont, par suite, recevables.
3. En revanche, si le Conseil national des barreaux fait valoir qu'il défend les intérêts des avocats afghans qu'il assiste dans leurs démarches et des justiciables souhaitant obtenir un visa, son objet statutaire, défini par l'article 21-1 de la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, ne lui confère pas d'intérêt de nature à lui donner qualité pour intervenir à l'appui de la requête. Par suite, son intervention n'est pas recevable.
Sur le cadre juridique applicable aux demandes de visas pour réunification familiale :
4. L'article L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dispose que : " Sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, le ressortissant étranger qui s'est vu reconnaître la qualité de réfugié ou qui a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre de la réunification familiale : / 1° Par son conjoint ou le partenaire avec lequel il est lié par une union civile, âgé d'au moins dix-huit ans, si le mariage ou l'union civile est antérieur à la date d'introduction de sa demande d'asile ; / 2° Par son concubin, âgé d'au moins dix-huit ans, avec lequel il avait, avant la date d'introduction de sa demande d'asile, une vie commune suffisamment stable et continue ; / 3° Par les enfants non mariés du couple, n'ayant pas dépassé leur dix-neuvième anniversaire. / (...) ". Aux termes de l'article L. 561-4 du même code : " La réunification familiale n'est pas soumise à des conditions de durée préalable de séjour régulier, de ressources ou de logement. " Aux termes de l'article L. 561-5 du même code : " Les membres de la famille d'un réfugié ou d'un bénéficiaire de la protection subsidiaire sollicitent, pour entrer en France, un visa d'entrée pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois auprès des autorités diplomatiques et consulaires, qui statuent sur cette demande dans les meilleurs délais. Ils produisent pour cela les actes de l'état civil justifiant de leur identité et des liens familiaux avec le réfugié ou le bénéficiaire de la protection subsidiaire (...) ".
5. En vertu de l'article R. 312-1 du même code, la personne qui sollicite la délivrance d'un visa est tenue de produire une photographie d'identité et de se prêter au relevé de ses empreintes digitales aux fins d'enregistrement dans le traitement automatisé mentionné au 1° l'article L. 142-1. Selon l'article R. 561-1 de ce code, la demande de réunification familiale est engagée par la demande de visa des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire et doit être déposée auprès de l'autorité diplomatique ou consulaire dans la circonscription de laquelle ces personnes résident. L'article R. 561-2 prévoit que l'autorité diplomatique ou consulaire à qui sont communiqués les justificatifs d'identité et les preuves des liens familiaux des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire doit enregistrer les demandes de visa au réseau mondial des visas et délivrer sans délai une attestation de dépôt de ces demandes. Si elle estime nécessaire de procéder à la vérification d'actes d'état civil produits, elle doit effectuer ces vérifications dès le dépôt de la demande et en informer le demandeur.
6. Aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe ne fixe de délai déterminé dans lequel l'autorité consulaire serait tenue de recevoir l'étranger désireux d'obtenir un visa au titre de la réunification familiale. Notamment, les dispositions de l'article L. 561-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile énoncent seulement que les autorités diplomatiques et consulaires doivent statuer sur les demandes de visa de réunification " dans les meilleurs délais ".
7. Toutefois, le droit pour les réfugiés et titulaires de la protection subsidiaire de faire venir auprès d'eux leur conjoint et leurs enfants âgés de moins de dix-neuf ans implique que ceux-ci puissent solliciter et, sous réserve de motifs d'ordre public et à condition que leur lien de parenté soit établi, obtenir un visa d'entrée et de long séjour en France. Eu égard aux conséquences qu'emporte la délivrance d'un visa tant sur la situation du réfugié ou bénéficiaire de la protection subsidiaire que sur celle de son conjoint et ses enfants demeurés à l'étranger, notamment sur leur droit de mener une vie familiale normale, il incombe à l'autorité consulaire saisie d'une demande de visa au titre de la réunification familiale, accompagnée des justificatifs d'identité et des preuves des liens familiaux des membres de la famille du réfugié ou du bénéficiaire de la protection subsidiaire, de convoquer ces personnes afin de procéder, notamment, aux relevés de leurs empreintes digitales, puis à l'enregistrement de leurs demandes dans un délai raisonnable. Il incombe par conséquent aux autorités compétentes de prendre les mesures nécessaires pour permettre aux membres des familles de réfugiés ou de bénéficiaires de la protection subsidiaire en France de faire enregistrer leurs demandes de visa dans un délai raisonnable.
8. Lorsque l'autorité consulaire, saisie d'une demande de visa au titre de la réunification familiale, s'abstient de convoquer l'intéressé pendant deux mois, celui-ci peut déférer au juge de l'excès de pouvoir la décision implicite de refus de le convoquer, qui en appréciera la légalité au regard des circonstances prévalant à la date de sa décision.
Sur les conclusions de la requête :
9. L'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus opposé à la demande des requérants de prendre toute mesure d'organisation des services consulaires permettant l'enregistrement et l'instruction rapides des demandes de visa présentées par des membres de famille de réfugiés afghans en France réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité compétente, de prendre les mesures jugées nécessaires tout en laissant aux autorités compétentes le soin de déterminer, parmi les mesures juridiques, financières, techniques ou d'organisation qui sont susceptibles d'être prises, celles qui sont les mieux à même d'assurer le respect des obligations qui leur incombent. Il s'ensuit que s'il estime, à la date de sa décision, que de telles mesure ont été prises, le juge de l'excès de pouvoir constate que la demande est devenue sans objet et qu'il n'y a, dès lors, plus lieu d'y statuer.
10. Il ressort des pièces du dossier que l'évolution de la situation en Afghanistan, marquée par une grande instabilité et de graves problèmes de sécurité, a conduit les autorités françaises à fermer au public le service des visas de sa représentation diplomatique dans ce pays en avril 2018. Pour permettre, en dépit de cette fermeture, l'enregistrement des demandes de visas des personnes résidant dans ce pays, la compétence en matière de visas du chef de poste consulaire d'Islamabad a été étendue à l'ensemble du territoire de la République islamique d'Afghanistan par l'arrêté du 25 juillet 2019 fixant la liste des pays dans lesquels la compétence en matière de visas des chefs de poste consulaire et des chefs de mission diplomatique pourvus d'une circonscription consulaire est réduite ou étendue hors du cadre de leur circonscription consulaire. Les capacités du service des visas du poste consulaire d'Islamabad n'étant pas en rapport avec le nombre de demandes à traiter, le délai entre la présentation d'une demande de visa de réunification familiale et l'obtention d'un rendez-vous aux fins d'enregistrement de cette demande était d'environ huit mois en janvier 2020. A compter de mars 2020, en raison de la pandémie de covid-19, les services consulaires des visas à Islamabad ont cessé de recevoir du public et n'ont rouvert qu'au début de l'année 2021. En avril 2021, le poste consulaire d'Islamabad a été fermé en raison des menaces pesant alors au Pakistan sur les intérêts français, afin de préserver la sécurité du personnel. Il ressort des pièces du dossier que, lorsque les talibans ont pris le contrôle de l'Afghanistan en août 2021, 3 500 demandes de visa de réunification familiale n'avaient alors pu être enregistrées par les services consulaires d'Islamabad, faute de convocation des intéressés.
11. Pour remédier aux difficultés et aux retards constatés, il ressort des pièces versées au dossier que les Afghans dont la demande de visa présentée au titre de la réunification familiale n'avait pu être enregistrée par les services consulaires d'Islamabad ont été invités à se rapprocher, selon leur choix, d'un des deux postes consulaires de Téhéran ou New-Delhi, dont la compétence en matière de visa a été étendue à l'ensemble du territoire de la République islamique d'Afghanistan par un arrêté du 20 mai 2021, dont les dispositions ont ensuite été reprises par un arrêté du 2 décembre 2021. En outre, il ressort des notes diplomatiques des 3 et 28 septembre 2021, adressées par les ministres de l'intérieur et de l'Europe et des affaires étrangères aux directeurs et chefs de postes consulaires, que ceux-ci sont tenus d'enregistrer et d'instruire les demandes de visas de réunification familiale présentées par des ressortissants afghans, sans que puisse leur être opposées ni l'irrégularité de leur séjour dans le pays de dépôt de la demande ni l'incompétence des services consulaires saisis, en application de l'article 1er du décret du 13 novembre 2008 relatif aux attributions en matière de visas qui autorise tout chef de poste consulaire à " délivrer des visas aux étrangers justifiant de motifs imprévisibles et impérieux qui ne leur ont pas permis de déposer leur demande dans la circonscription consulaire où ils résident habituellement ". Aux termes de ces notes, il a été demandé aux services consulaires de traiter les demandes de visas de long séjour des ressortissants afghans de manière prioritaire et accélérée et il a été précisé que l'instruction de ces demandes sera réalisée, en France, dans les conditions de droit commun, mais avec une procédure accélérée. Il en résulte que l'enregistrement des demandes de visa des Afghans est désormais possible et prioritaire dans tout poste consulaire, sans que puisse être opposée aux intéressés l'irrégularité de leur séjour, et que l'instruction de leurs demandes a été rendue prioritaire dans les postes consulaires saisis et accélérée en France.
12. Selon les éléments chiffrés relatifs aux demandes de visas de ressortissants afghans produits par le ministre de l'intérieur, la réouverture, en septembre 2021, des services consulaires d'Islamabad et le renforcement des moyens humains et matériels dans les postes consulaires les plus sollicités ont permis de presque doubler les enregistrements de demandes de visas d'Afghans présentées au titre de la réunification familiale en 2021, le délai moyen d'obtention d'un rendez-vous s'établissant en mars 2022 à environ quatre mois à Téhéran et quelques jours à New-Delhi.
13. Ainsi, il ressort des pièces versées au dossier que le ministre de l'Europe et des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur ont, en particulier depuis septembre 2021, pris différentes mesures, en modifiant les règles relatives à la compétence territoriale des services consulaires et à l'instruction des demandes, en adaptant l'organisation des services et en renforçant leurs moyens, afin de permettre, d'une part, le traitement des demandes de visas de réunification qui n'auraient pas été enregistrées par les postes consulaires de Téhéran et New Delhi et, d'autre part, l'enregistrement, dans un délai raisonnable, des demandes de visa de réunification présentées par des ressortissants afghans dans les postes consulaires principalement sollicités. Si, en raison notamment de la situation des différents pays de la région et des décisions prises par les autorités de ces Etats, dont il n'appartient pas au Conseil d'Etat de connaître, les membres des familles des réfugiés afghans en France peuvent faire face à d'importantes difficultés pour se rendre dans un poste consulaire français afin d'y faire enregistrer leurs demandes, ces difficultés ne résultent pas du fonctionnement des services consulaires français. Eu égard aux impératifs d'authentification et de sécurité qui s'imposent pour la délivrance des visas, les ministres ont pu légalement retenir que la présentation personnelle des demandeurs aux postes consulaires dans le cadre de l'instruction des demandes de visas demeurait nécessaire.
14. Dans ces conditions, si, à la date d'introduction de la requête, les mesures nécessaires à l'examen dans un délai raisonnable des demandes de visas présentées au titre de la réunification familiale des membres des familles de réfugiés et titulaires de la protection subsidiaire afghans n'avaient pas été prises, il ne ressort pas des éléments versés au dossier, notamment de ceux portant sur la situation personnelle des dix familles des requérants qui ont, pour sept d'entre elles, obtenu les visas sollicités ou pu faire enregistrer leurs demandes, qu'il serait, à la date de la présente décision, nécessaire de procéder à d'autres adaptations de la procédure d'instruction et de délivrance de ces visas ou de prendre des mesures supplémentaires d'organisation du service pour permettre l'examen des demandes dans un délai raisonnable.
15. Il résulte de ce qui précède qu'il n'y a, dès lors, plus lieu de statuer sur les conclusions de la requête tendant à l'annulation du refus implicite des ministres de prendre de telles mesures. Les conclusions de la requête à fin d'injonction ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.
16. M. A... et autres ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, leur avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, sous réserve que la SCP Doumic-Seiller, avocat de M. A... et autres, renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à cette société.
D E C I D E :
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Article 1er : Les interventions de la Ligue des droits de l'homme, de La Cimade, du Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI) et des associations ACAT-France, Groupe Accueil et Solidarité (GAS), JRS France, Dom'Asile et Amnesty International France sont admises.
Article 2 : L'intervention du Conseil national des barreaux n'est pas admise.
Article 3 : Il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions de la requête tendant à l'annulation du refus du ministre de l'Europe et des affaires étrangères et du ministre de l'intérieur de prendre les mesures d'organisation nécessaires à l'instruction dans les meilleurs délais des demandes de réunification familiale présentées par des ressortissants afghans, en vue de la délivrance de visas.
Article 4 : L'Etat versera à la SCP Doumic-Seiller, avocat de M. A... et autres, une somme de 3 000 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. T... A..., premier dénommé, pour l'ensemble des requérants, au ministre de l'intérieur et à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Copie en sera adressée à la Première ministre.