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07/06/2024 | CANADA | N°2024CSC21

Canada | Canada, Cour suprême, 7 juin 2024, Société Radio-Canada c. Personne désignée, 2024 CSC 21


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Société Radio-Canada c. Personne désignée, 2024 CSC 21

 

 
Appels entendus : 12 et 13 décembre 2023
Jugement rendu : 7 juin 2024
Dossier : 40371


 
Entre :
 
Société Radio-Canada, La Presse inc., Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), La Presse canadienne, MédiaQMI inc. et Groupe TVA inc.
Appelantes
 
et
 
Personne désignée et Sa Majesté le Roi
Intimés
 
Et entre :
 
Procureur général du Québec
Appelant
 

et
 
Personne désignée et Sa Majesté le Roi
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général de l’Alberta, Lucie Rondeau, en s...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Société Radio-Canada c. Personne désignée, 2024 CSC 21

 

 
Appels entendus : 12 et 13 décembre 2023
Jugement rendu : 7 juin 2024
Dossier : 40371

 
Entre :
 
Société Radio-Canada, La Presse inc., Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), La Presse canadienne, MédiaQMI inc. et Groupe TVA inc.
Appelantes
 
et
 
Personne désignée et Sa Majesté le Roi
Intimés
 
Et entre :
 
Procureur général du Québec
Appelant
 
et
 
Personne désignée et Sa Majesté le Roi
Intimés
 
- et -
 
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général de l’Alberta, Lucie Rondeau, en sa qualité de juge en chef de la Cour du Québec, Association canadienne des avocats musulmans, Société des plaideurs, Barreau du Québec, Association québécoise des avocats et avocates de la défense, Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil, Centre for Free Expression, Association canadienne des libertés civiles, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Postmedia Network Inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Torstar Corporation, Glacier Media Inc. et Criminal Lawyers’ Association (Ontario)
Intervenants
 
 
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 93)

La Cour

 

 

 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Société Radio-Canada, La Presse inc.,
Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i),
La Presse canadienne, MédiaQMI inc. et Groupe TVA inc.                  Appelantes
c.
Personne désignée et Sa Majesté le Roi                                                            Intimés
‑ et ‑
Procureur général du Québec                                                                        Appelant
c.
Personne désignée et Sa Majesté le Roi                                                            Intimés
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureur général de l’Alberta,
Lucie Rondeau, en sa qualité de juge en chef de la Cour du Québec,
Association canadienne des avocats musulmans,
Société des plaideurs, Barreau du Québec,
Association québécoise des avocats et avocates de la défense,
Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil,
Centre for Free Expression, Association canadienne des libertés civiles,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
Postmedia Network Inc.,
Global News, a division of Corus Television Limited Partnership,
Torstar Corporation, Glacier Media Inc. et
Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                               Intervenants
Répertorié : Société Radio-Canada c. Personne désignée
2024 CSC 21
No du greffe : 40371.
2023 : 12, 13 décembre; 2024 : 7 juin.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel du québec
                    Droit criminel — Privilège de l’indicateur de police — Principe de la publicité des débats judiciaires — Requête en arrêt des procédures et appel présentés par une personne accusée ayant le statut d’indicatrice de police entendus à huis clos et renseignements susceptibles de permettre de l’identifier mis sous scellés — Ordonnances de confidentialité contestées par des tiers intéressés — Les ordonnances de confidentialité étaient‑elles justifiées?
                    Une personne ayant agi à titre d’indicatrice auprès d’un corps de police a fait l’objet d’accusations criminelles. Elle a présenté une requête en arrêt des procédures fondée entre autres sur la conduite abusive de l’État en lien avec le dépôt des accusations. Comme le statut d’indicatrice de la personne était au cœur de la trame factuelle pertinente et des arguments des parties, le juge saisi de la requête a ordonné qu’elle soit entendue à huis clos. Aucun avis n’a été envoyé aux médias, le juge estimant que le fait de révéler quoi que ce soit eu égard à cette requête, y compris son existence, serait de nature à compromettre l’anonymat de la personne. La requête, son contenu, ainsi que les pièces et les transcriptions présentées au juge sont demeurés confidentiels et ne figurent sur aucun plumitif. La requête a été rejetée dans un jugement écrit, qui ne porte pas de numéro de dossier et n’est pas public.
                    La personne a par la suite été déclarée coupable, et a interjeté appel de la déclaration de culpabilité. L’audition de l’appel s’est déroulée à huis clos et les médias n’ont pas été avisés. La Cour d’appel a accueilli le pourvoi de la personne, sursis à la déclaration de culpabilité et prononcé l’arrêt des procédures criminelles pour cause d’abus de procédure par l’État. La Cour d’appel a décidé d’ouvrir à son greffe un dossier assorti d’une ordonnance de mise sous scellés, et de rendre publique une version de son arrêt, dans lequel sont caviardés les renseignements suivants : le nom de la personne; l’identité du tribunal et du juge saisi de la requête; le district judiciaire où s’est déroulée l’instance; l’identité de la poursuivante et des avocats qui la représentent en appel et celle des avocats qui représentent la personne; l’identité du corps policier et des policiers en cause; la nature du crime dont la personne a été accusée et les circonstances de sa commission. Dans cet arrêt, la Cour d’appel a dénoncé la tenue d’un « procès secret », ce qui a alarmé la population et les médias. Elle a également exprimé son désaccord avec l’étendue des mesures de confidentialité mises en place pour le procès de la personne.
                    Plusieurs médias, le procureur général du Québec et la juge en chef de la Cour du Québec ont alors demandé à la Cour d’appel de réviser les ordonnances de confidentialité rendues dans l’affaire de la personne. Dans un deuxième arrêt, la Cour d’appel a confirmé la mise sous scellés de tous les renseignements susceptibles de permettre d’identifier la personne. Selon elle, il n’était pas possible de divulguer quelque renseignement susceptible de permettre l’identification de la personne, au risque de la mettre en danger — il était donc impossible de révéler ses renseignements personnels, la nature, les dates et les circonstances des infractions dont elle a été accusée, et l’identité du juge, du tribunal de première instance, du district judiciaire, de la poursuivante et de ses procureurs, des avocats de la personne, et du corps de police en cause. La Cour d’appel a également refusé de desceller partiellement le dossier d’appel au moyen d’un caviardage correspondant à celui effectué dans la version publique de son arrêt. Les médias et le procureur général du Québec se pourvoient contre ce deuxième arrêt devant la Cour.
                    Arrêt : Les pourvois sont accueillis en partie.
                    Aucun procès secret ne s’est déroulé en l’espèce. L’ampleur de la controverse qui a pris naissance à la suite de la publication du premier arrêt de la Cour d’appel aurait pu être limitée si celle‑ci n’avait pas eu recours à l’expression « procès secret » pour décrire ce qui était, dans les faits, un huis clos survenu dans une instance s’étant amorcée et ayant initialement cheminé publiquement. Lors de la mise en œuvre d’un huis clos, il est important d’appliquer rigoureusement le principe directeur de l’arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, suivant lequel le tribunal doit protéger le privilège de l’indicateur de police tout en réduisant au minimum, autant que faire se peut, toute atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. En l’espèce, la Cour d’appel a à bon droit rejeté les requêtes sollicitant la divulgation des renseignements jusqu’alors gardés confidentiels, mais elle a fait erreur en maintenant son ordonnance de mise sous scellés de l’entièreté du dossier d’appel. L’affaire lui est renvoyée pour qu’elle rende publique une version caviardée du jugement de première instance incluse dans le dossier d’appel, après avoir consulté les parties concernées sur une proposition de descellement partiel et de caviardage.
                    En vertu du principe de la publicité des débats judiciaires, tout justiciable a le droit, en règle générale, d’accéder aux tribunaux, d’assister aux audiences, de consulter les dossiers judiciaires et d’en rapporter leur contenu. La publicité des débats judiciaires appuie l’administration d’une justice impartiale, équitable et respectueuse de la primauté du droit. Elle favorise en outre une meilleure compréhension au sein de la population du système judiciaire et de toutes les personnes associées à celui‑ci, ce qui ne peut que renforcer la confiance de celle‑ci dans leur probité. En raison de son importance primordiale, ce n’est que dans de rares circonstances que les tribunaux sont autorisés à prononcer des ordonnances de confidentialité restreignant la publicité des débats judiciaires. Ces exceptions reposent sur l’idée que la publicité des débats ne saurait prévaloir si les fins de la justice, ou encore les intérêts que la publicité des débats cherche à protéger, seraient mieux servis autrement.
                    L’une de ces exceptions est celle du privilège de l’indicateur de police. Ce privilège est une règle de droit qui empêche l’identification, en public ou en salle d’audience, des personnes qui fournissent à titre confidentiel des renseignements concernant des matières criminelles. Le privilège ne vise pas uniquement le nom de l’indicateur de police, mais bien tous les renseignements susceptibles de servir à l’identifier. Il s’applique chaque fois qu’il est établi que des policiers ont obtenu des renseignements en échange d’une promesse de confidentialité, qu’elle soit implicite ou explicite. Le privilège de l’indicateur de police est non discrétionnaire. Une fois que le statut d’indicateur est établi, il n’est pas permis aux tribunaux d’évaluer au cas par cas le maintien ou la portée du privilège en fonction des circonstances de l’espèce et d’intérêts légitimes concurrents, comme le degré de risque auquel s’expose l’indicateur, la recherche de la vérité ou encore le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. La consécration du caractère non discrétionnaire, et donc pratiquement absolu, du privilège fait en sorte que les intérêts protégés par le principe de la publicité des débats judiciaires s’inclinent devant ceux protégés par le privilège de l’indicateur de police. La justification sociale de ce privilège se trouve dans la nécessité d’assurer l’exécution de la fonction policière et le maintien de l’ordre public. L’interdiction de dévoiler l’identité de l’indicateur a un double objectif : protéger l’indicateur de représailles possibles, et inciter d’autres personnes à collaborer avec la police dans le futur en leur envoyant le message que leur identité sera elle aussi protégée.
                    Dans l’arrêt Vancouver Sun, la Cour s’est prononcée sur la relation entre la publicité des débats judiciaires et le privilège de l’indicateur de police. Elle a proposé l’application d’une démarche à la fois flexible et malléable lorsque le privilège de l’indicateur est revendiqué. Un seul principe directeur guide cette démarche : donner plein effet aux exigences de ce privilège extrêmement large et impératif en vertu duquel toute divulgation de l’identité de l’indicateur est absolument interdite, tout en réduisant, autant que faire se peut, l’atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. La démarche se divise en deux étapes. Dans un premier temps, le tribunal doit vérifier l’existence du privilège. À cette étape, la preuve qu’une personne est un indicateur de police déclenche automatiquement l’application du privilège. Il s’agit d’une règle d’ordre public. Dans un deuxième temps, une fois que le juge a conclu à l’existence du privilège de l’indicateur de police, il doit poursuivre l’audition de l’affaire sans porter atteinte au privilège, tout en favorisant, autant que possible, le principe de la publicité des débats judiciaires, le droit d’être entendu et le caractère contradictoire des débats. C’est à ce stade que le tribunal détermine les mesures appropriées afin de protéger le privilège. Dans le cadre de cette détermination, il peut être utile — et même généralement souhaitable — que le tribunal autorise des tiers à présenter des observations sur les ordonnances de confidentialité appropriées afin de protéger l’anonymat de l’indicateur tout en limitant l’atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. Au lieu des observations de tiers intéressés, ou comme complément à ces observations, il peut arriver que le tribunal juge opportun de recourir à l’assistance d’un amicus curiae afin de l’éclairer sur la question.
                    Afin d’assurer la protection de l’anonymat d’un indicateur de police, il est nécessaire et souhaitable de laisser aux juges le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il est dans l’intérêt de la justice de diffuser à l’intention des tiers intéressés un avis les informant que le privilège a été revendiqué et que des ordonnances de confidentialité sont envisagées. L’existence d’un pouvoir discrétionnaire de diffuser un avis offre au tribunal la souplesse nécessaire pour s’assurer que, dans chaque cas, justice soit rendue par l’adoption d’une procédure qui respecte autant que possible la publicité des débats judiciaires sans risquer de violer le privilège relatif aux indicateurs de police. Une jurisprudence bien établie consacre sans détour l’importance de préserver ce pouvoir discrétionnaire, et il n’y a aucune raison de rompre avec ces précédents.
                    Il n’y a pas non plus lieu de s’écarter de l’état actuel du droit selon lequel un maximum de renseignements devraient être communiqués aux tiers intéressés, mais sans jamais qu’il s’agisse de renseignements susceptibles de compromettre l’anonymat de l’indicateur de police. Il n’est pas opportun d’offrir une protection différente aux renseignements qui permettent d’identifier directement l’indicateur et à ceux qui sont en apparence anodins, mais peuvent permettre d’identifier indirectement l’indicateur. La communication de ces informations privilégiées aux tiers intéressés ou à leurs représentants, même assortie d’engagements de confidentialité, constituerait un élargissement indu du cercle du privilège, qui minerait l’atteinte du double objectif visé par la règle du privilège relatif aux indicateurs de police.
                    Lorsqu’un indicateur est sur le banc des accusés, qu’il invoque son statut dans le cadre d’une instance amorcée publiquement où il répond à des accusations qui ne lui font pas perdre son statut, et que la relation indicateur‑police est au cœur des débats, le huis clos total est alors généralement la mesure appropriée afin de protéger l’anonymat de l’indicateur. Or, même dans ces cas de figure les plus confidentiels, il est possible et même primordial de protéger l’anonymat de l’indicateur tout en favorisant des ordonnances de confidentialité qui ne soustraient pas entièrement ni indéfiniment l’existence de l’audience à huis clos et, le cas échéant, de toute décision rendue à l’issue de celle‑ci. Cela peut demander une certaine créativité et possiblement certains aménagements administratifs, mais au moins une avenue peut être empruntée. Cette avenue consiste à créer une instance parallèle entièrement dissociée de l’instance publique dans le cadre de laquelle est initialement invoqué le privilège de l’indicateur. Le dossier de l’instance parallèle ainsi créée, bien que sous scellés, dispose d’un numéro de dossier qui lui est propre. Sous réserve du caviardage des renseignements susceptibles de révéler l’identité de l’indicateur, il sera généralement possible d’inscrire l’instance au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et de rendre un jugement public. Cette solution permet de communiquer au moins un minimum de renseignements aux tiers intéressés, y compris aux médias d’information, qui souhaitent déposer une requête en révision des ordonnances de confidentialité.
                    En l’espèce, tout d’abord, la personne n’a pas été déclarée coupable au terme d’une instance criminelle secrète. L’instance criminelle la visant s’est amorcée et a cheminé publiquement jusqu’au moment où la personne a déposé une requête en arrêt des procédures. La Cour d’appel n’aurait pas dû avoir recours à l’expression « procès secret », qui était susceptible de laisser entendre que la personne avait été déclarée coupable au terme d’une instance criminelle secrète. En plus d’être imprécise, cette expression est indûment alarmante et ne trouve pas assise en droit canadien. La notion même de « procès secret » n’existe pas au Canada, et toute comparaison d’audiences tenues à huis clos total à un « procès secret » est erronée.
                    Ensuite, ayant confirmé le statut d’indicatrice de la personne, le juge saisi de la requête a à juste titre conclu qu’un huis clos s’imposait pour entendre la requête en arrêt des procédures, et sa décision discrétionnaire de ne pas aviser les tiers intéressés était justifiée. Toutefois, il n’était pas nécessaire que la requête en arrêt des procédures ne figure pas au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et qu’aucun numéro formel ne lui soit assigné. En rétrospective, après avoir constaté la nécessité d’un huis clos, le juge de première instance aurait dû ordonner le huis clos en créant une instance parallèle entièrement dissociée de l’instance criminelle dans laquelle la personne comparaissait jusqu’alors publiquement. Moyennant le caviardage des renseignements susceptibles de rattacher l’instance parallèle à l’instance publique et donc de révéler l’identité de la personne, la nouvelle instance ainsi créée aurait pu être inscrite au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et une version caviardée du jugement tranchant la requête aurait pu être publiée. Quant à la Cour d’appel, elle n’avait pas d’autre choix que de procéder à la très lourde opération de caviardage à laquelle elle s’est prêtée. Elle a toutefois commis une erreur en maintenant son ordonnance de mise sous scellés de l’entièreté du dossier d’appel. Elle aurait dû rendre publique une version du jugement de première instance caviardée de manière à protéger l’anonymat de la personne. Il s’agissait d’une tâche tout à fait réalisable qui aurait favorisé la publicité des débats judiciaires et conféré une certaine matérialité aux procédures confidentielles en cause.
Jurisprudence
                    Arrêt appliqué : Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253; arrêt examiné : R. c. B. (A.), 2015 ONSC 5541, 24 C.R. (7th) 191; arrêts mentionnés : Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] 2 R.C.S. 75; Endean c. Colombie‑Britannique, 2016 CSC 42, [2016] 2 R.C.S. 162; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326; Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175; Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19; Denis c. Côté, 2019 CSC 44, [2019] 3 R.C.S. 482; Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161; Scott c. Scott, [1913] A.C. 417; R. c. Brassington, 2018 CSC 37, [2018] 2 R.C.S. 616; R. c. Personne désignée B, 2013 CSC 9, [2013] 1 R.C.S. 405; R. c. Barros, 2011 CSC 51, [2011] 3 R.C.S. 368; R. c. Durham Regional Crime Stoppers Inc., 2017 CSC 45, [2017] 2 R.C.S. 157; Hiscock c. R., 1992 CanLII 2959 (QC CA), [1992] R.J.Q. 895; R. c. Leipert, 1997 CanLII 367 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 281; R. c. Basi, 2009 CSC 52, [2009] 3 R.C.S. 389; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48; Bisaillon c. Keable, 1983 CanLII 26 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 60; Bilodeau c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2020 QCCA 1267; Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; R. c. Omar, 2007 ONCA 117, 218 C.C.C. (3d) 242; R. c. A.B., 2024 ONCA 111; R. c. Bacon, 2020 BCCA 140, 386 C.C.C. (3d) 256; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Nishi c. Rascal Trucking Ltd., 2013 CSC 33, [2013] 2 R.C.S. 438; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; Vetrovec c. La Reine, 1982 CanLII 20 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 811; Brooks c. Canada Safeway Ltd., 1989 CanLII 96 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1219; Hamstra (Tuteur à l’instance de) c. British Columbia Rugby Union, 1997 CanLII 391 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 1092; M. (A.) c. Toronto Police Service, 2015 ONSC 5684, 127 O.R. (3d) 382; Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521; John Doe c. Halifax (Regional Municipality), 2017 NSSC 17, 7 C.P.C. (8th) 164; Her Majesty the Queen c. Named Person A, 2017 ABQB 552; R. c. X and Y, 2012 BCSC 325; Postmedia Network Inc. c. Named Persons, 2022 BCCA 431, 476 D.L.R. (4th) 747.
Doctrine et autres documents cités
Bailey, Jane, et Jacquelyn Burkell. « Revisiting the Open Court Principle in an Era of Online Publication : Questioning Presumptive Public Access to Parties’ and Witnesses’ Personal Information » (2016), 48 R.D. Ottawa 143.
Fournier, Julien. « Les privilèges en droit de la preuve : un nécessaire retour aux sources » (2019), 53 R.J.T.U.M. 461.
Hubbard, Robert W., et Katie Doherty. The Law of Privilege in Canada, Toronto, Thomson Reuters, 2024 (feuilles mobiles mises à jour avril 2024, envoi no 2).
Menétrey, Séverine. « L’évolution des fondements de la publicité des procédures judiciaires internes et son impact sur certaines procédures arbitrales internationales » (2008), 40 R.D. Ottawa 117.
Paciocco, David M., Palma Paciocco et Lee Stuesser. The Law of Evidence, 8e éd., Toronto, Irwin Law, 2020.
Rossiter, James. Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders, Toronto, Thomson Reuters, 2023 (feuilles mobiles mises à jour novembre 2023, envoi no 2).
Vauclair, Martin, Tristan Desjardins et Pauline Lachance. Traité général de preuve et de procédure pénales 2023, 30e éd., Montréal, Yvon Blais, 2023.
                    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Bich, Vauclair et Healy), 2022 QCCA 984, [2022] AZ‑51867649, [2022] J.Q. no 7045 (Lexis), 2022 CarswellQue 9416 (WL), qui a rejeté des requêtes en révision d’ordonnances de confidentialité et confirmé la mise sous scellés de certains renseignements. Pourvois accueillis en partie.
                    Christian Leblanc, Patricia Hénault et Isabelle Kalar, pour les appelantes la Société Radio‑Canada, La Presse inc., la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), La Presse canadienne, MédiaQMI inc. et Groupe TVA inc.
                    Pierre‑Luc Beauchesne, Simon‑Pierre Lavoie et Michel Déom, pour l’appelant le procureur général du Québec.
                    Ginette Gobeil et Marc Ribeiro, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
                    Jim Clark et Katie Doherty, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Deborah Alford, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Olivier Desjardins et Ariane Gagnon‑Rocque, pour l’intervenante Lucie Rondeau, en sa qualité de juge en chef de la Cour du Québec.
                    Sherif M. Foda, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans.
                    Bernard Amyot, Alexandra R. Lattion et Geneviève Gaudet, pour l’intervenante la Société des plaideurs.
                    Nicolas Le Grand Alary, Sylvie Champagne et André‑Philippe Mallette, pour l’intervenant le Barreau du Québec.
                    Mairi Springate et Chantal Bellavance, pour les intervenantes l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense et l’Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil.
                    Alexi Wood et Abby Deshman, pour l’intervenant Centre for Free Expression.
                    Adam Goldenberg et Simon Bouthillier, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
                    Scott Dawson et Catherine George, pour les intervenantes Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Postmedia Network Inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Torstar Corporation et Glacier Media Inc.
                    Anil K. Kapoor et Alexandra Heine, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
                  Le jugement suivant a été rendu par
                  La Cour —
                                             TABLE DES MATIÈRES
 

Paragraphe

I.      Aperçu

1

II.   Historique procédural et judiciaire

7

A.   Le jugement de première instance rejetant la requête en arrêt des procédures

9

B.   L’arrêt de la Cour d’appel du Québec du 23 mars 2022 ordonnant l’arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure, 2022 QCCA 406, 80 C.R. (7th) 352 (les juges Bich, Vauclair et Healy)

11

C.   L’arrêt de la Cour d’appel du Québec du 20 juillet 2022 rejetant les requêtes en révision des ordonnances de confidentialité, 2022 QCCA 984 (les juges Bich, Vauclair et Healy)

17

III.   Questions en litige

22

IV.   Analyse

26

A.   La publicité des débats judiciaires : un pilier de notre société libre et démocratique

27

B.   Le privilège de l’indicateur de police

33

(1)      La raison d’être du privilège de l’indicateur de police

35

(2)      Les intérêts protégés par le principe de la publicité des débats judiciaires s’inclinent devant ceux protégés par le privilège de l’indicateur de police

37

(3)      La portée du privilège de l’indicateur

43

C.   La démarche proposée dans l’arrêt Vancouver Sun

47

(1)      Le pouvoir discrétionnaire du juge relativement à la diffusion d’un avis aux tiers intéressés doit demeurer

55

(2)      La communication des renseignements privilégiés aux tiers intéressés ou à leurs représentants élargirait indûment le cercle du privilège

60

D.   Un rappel des modalités d’application du principe directeur de Vancouver Sun dans le cadre de la mise en œuvre d’un huis clos

66

(1)      Personne désignée n’a pas été déclarée coupable au terme d’une instance secrète

67

(2)      Modalités d’application du principe directeur de Vancouver Sun

71

E.   Les ordonnances de confidentialité rendues par la Cour d’appel

84

V.   Conclusion

89

VI.   Dispositif

93

 

I.               Aperçu
[1]                             Lorsque la justice est exercée en secret, sans laisser de traces, le respect de la primauté du droit est menacé et la confiance du public dans l’administration de la justice risque d’être ébranlée. Le principe de la publicité des débats judiciaires permet à une société de se prémunir contre de tels risques, qui érodent les fondements mêmes de la démocratie. En assurant l’imputabilité du pouvoir judiciaire, la publicité des débats appuie l’administration d’une justice impartiale, équitable et respectueuse de la primauté du droit. Elle favorise en outre une meilleure compréhension au sein de la population du système judiciaire et de ses acteurs, ce qui ne peut que renforcer la confiance de celle-ci dans leur probité. La publicité des débats judiciaires revêt donc une importance primordiale pour notre démocratie, importance qui se reflète d’ailleurs dans la protection constitutionnelle dont elle jouit au Canada.
[2]                             Dans ce contexte, il est donc peu surprenant que la présente affaire concernant Personne désignée, une indicatrice de police qui selon la Cour d’appel a été déclarée coupable au terme d’un « procès secret », suscite autant l’inquiétude que l’indignation du public. L’idée même qu’il puisse se dérouler, dans notre démocratie libérale, des « procès secrets » — à savoir des instances criminelles dont il n’existe aucune trace — est effectivement intolérable. De telles instances sont en porte-à-faux avec les idéaux démocratiques chers à la population canadienne.
[3]                             La controverse, qui a pris naissance à la suite de la publication d’un arrêt de la Cour d’appel en mars 2022 dans lequel celle-ci a malencontreusement dénoncé la tenue d’un « procès secret », réside en grande partie dans le fossé existant entre ce que le public savait et ce qu’il ne savait pas, conjugué à l’effet de l’expression malheureuse utilisée par la Cour d’appel. Cette expression était en effet susceptible de laisser entendre que Personne désignée avait été déclarée coupable au terme d’une instance criminelle secrète. Cet état de choses a alarmé la population et les médias. Il a aussi mis en péril la confiance du public dans le système de justice. Or, soyons clairs : aucun procès secret ne s’est déroulé en l’espèce. Tel qu’il appert de la seconde décision de la Cour d’appel en juillet 2022, l’instance criminelle visant Personne désignée s’est amorcée et a cheminé publiquement jusqu’au moment où cette dernière a déposé une requête en arrêt des procédures fondée entre autres sur le comportement abusif de l’État à son endroit à titre d’indicatrice de police.
[4]                             D’ailleurs, la notion même de « procès secret » n’existe pas au Canada. Notre Cour a balisé depuis longtemps la façon dont le principe cardinal de la publicité des débats judiciaires peut être modulé lorsque les circonstances d’une affaire le requièrent. Diverses ordonnances de confidentialité peuvent être prononcées durant l’instance à l’égard de certaines parties des procédures allant même jusqu’à la tenue à huis clos de toutes les audiences, c’est-à-dire l’exclusion de l’ensemble des membres du public pendant toute la durée des procédures. Mais il est bien établi que les « procès secrets », ceux qui ne laissent aucune trace, ne font pas partie de la gamme des mesures possibles. Dans ce contexte, toute comparaison d’audiences tenues à huis clos total à un « procès secret » est erronée et indûment alarmante.
[5]                             Les présents pourvois donnent donc à notre Cour l’occasion de rétablir les faits, de rassurer le public et de rappeler l’importance que la justice soit administrée de manière publique et transparente. Ils permettent dans un premier temps de réitérer la pertinence de la démarche énoncée dans Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, et de son principe directeur selon lequel le tribunal doit protéger le privilège de l’indicateur de police tout en réduisant au minimum, autant que faire se peut, toute atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires.
[6]                             Deuxièmement, les pourvois illustrent les dérives qui risquent de survenir lorsque le principe directeur de Vancouver Sun n’est pas rigoureusement appliqué au stade de la mise en œuvre d’un huis clos. Ils font ressortir l’importance de rappeler les modalités d’application de ce principe, à l’intention des juges de première instance qui constatent, comme en l’espèce, que seul le recours au huis clos total permet de protéger l’identité d’un indicateur de police. En effet, si les enseignements de notre Cour avaient été rigoureusement appliqués par le juge de première instance saisi de la requête en arrêt des procédures, il aurait créé une instance parallèle, dissociée de celle dans laquelle Personne désignée a invoqué le privilège de l’indicateur. Cette façon de faire aurait permis au public d’avoir à tout le moins connaissance de l’existence de toute audience à huis clos tenue en première instance et de toute décision rendue à l’issue de celle-ci. Bien que sous scellés, le dossier de l’instance parallèle ainsi créée porterait un numéro qui lui est propre. De plus, sous réserve du caviardage des renseignements susceptibles de permettre de rattacher ce nouveau dossier à l’instance s’étant amorcée publiquement, l’instance parallèle aurait pu être inscrite au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et un jugement public caviardé aurait pu être rendu.
II.            Historique procédural et judiciaire
[7]                             Personne désignée, une indicatrice de police, a fait l’objet d’accusations criminelles. Comme seule défense, elle a présenté une requête en arrêt des procédures fondée, d’une part, sur la violation de son droit d’être protégée contre toute conduite abusive de l’État qui a pour effet de miner l’intégrité du système judiciaire et, d’autre part, sur la violation de son droit d’être jugée dans un délai raisonnable.
[8]                             Une première audience à huis clos visant à vérifier le statut d’indicatrice de police de Personne désignée a été tenue. À l’issue de celle-ci, il ne faisait aucun doute dans l’esprit du juge saisi de la requête que Personne désignée avait agi à titre d’indicatrice auprès d’un corps de police. Comme le statut d’indicatrice était au cœur de la trame factuelle pertinente et des arguments des parties, le juge a ordonné que la requête en arrêt des procédures soit entendue à huis clos. Aucun avis n’a alors été envoyé aux médias — le juge estimant que le fait de révéler quoi que ce soit eu égard à cette requête, y compris son existence, serait de nature à compromettre l’anonymat de Personne désignée. La requête, son contenu, ainsi que les pièces et les transcriptions présentées au juge sont demeurés confidentiels et ne figurent sur aucun plumitif.
A.           Le jugement de première instance rejetant la requête en arrêt des procédures
[9]                             La requête en arrêt des procédures a été rejetée. Selon le premier juge, le dossier ne permettait pas de conclure que l’État avait agi de manière abusive en déposant des accusations contre Personne désignée ou qu’un délai déraisonnable justifiait l’arrêt des procédures. Ce jugement ne porte pas de numéro de dossier et n’est pas public, tout comme son existence et son contenu.
[10]                        Personne désignée a par la suite été déclarée coupable. Elle a décidé d’interjeter appel de la déclaration de culpabilité au motif que le premier juge aurait fait erreur en refusant de conclure que l’État avait adopté une conduite abusive en déposant des accusations. Son appel ne porte pas sur le volet du jugement statuant sur la violation de son droit d’être jugée dans un délai raisonnable. Il ne vise pas non plus l’existence du privilège de l’indicateur ni les ordonnances de confidentialité rendues en première instance afin de protéger son anonymat.
B.            L’arrêt de la Cour d’appel du Québec du 23 mars 2022 ordonnant l’arrêt des procédures pour cause d’abus de procédure, 2022 QCCA 406, 80 C.R. (7th) 352 (les juges Bich, Vauclair et Healy)
[11]                        En appel, les parties ont demandé le maintien du huis clos. La cour a fait droit à leur demande, tout en déférant la question de la levée du huis clos à la formation saisie de l’affaire au fond. L’audition de l’appel s’est donc déroulée à huis clos et, tout comme en première instance, les médias n’ont pas été avisés.
[12]                        Le 28 février 2022, dans un arrêt unanime, la Cour d’appel a accueilli le pourvoi de Personne désignée, sursis à la déclaration de culpabilité et prononcé l’arrêt des procédures criminelles pour cause d’abus de procédure par l’État. La Cour d’appel a dénoncé la « désinvolture » avec laquelle on a procédé au recrutement de Personne désignée comme indicatrice (par. 148). Plus exactement, elle reproche au service de police qui l’a recrutée de ne pas l’avoir renseignée adéquatement avant le début de leur collaboration afin qu’elle comprenne « les limites de la protection [qui lui était] offerte et les conséquences possibles de ses révélations anticipées » (par. 150). L’omission de renseigner adéquatement Personne désignée, notamment par le flou entretenu au sujet des paramètres de sa collaboration avec le service de police, l’a amenée à croire qu’elle « devait admettre tous les faits même si cela l’impliquait dans un crime, que rien ne serait retenu contre elle et que l’enquête ne s’intéressait pas à ce qu’elle avait pu faire » (par. 146). La cour s’est dite d’avis qu’il était « manifestement choquant » que l’État se retourne contre Personne désignée et dépose des accusations sur la base des révélations incriminantes (au par. 153), après lui avoir laissé entendre qu’elle devait être transparente et « qu’elle ne serait pas poursuivie pour des crimes passés » (par. 147). Une telle conduite étatique compromet l’équité du procès et mine l’intégrité du processus judiciaire, en plus de décourager « les personnes à offrir des informations à la police » (par. 148).
[13]                        Soulignons que cette conclusion de la Cour d’appel ne porte pas sur la question du huis clos — une question dont elle n’était pas saisie et qu’elle a abordée dans des remarques liminaires. La Cour d’appel a exprimé dans celles-ci son désaccord avec l’étendue des mesures de confidentialité mises en place pour « le procès » de Personne désignée (par. 11). Aussi important soit-il, le privilège de l’indicateur de police ne saurait justifier, selon elle, la tenue d’un procès pour lequel « aucune trace [. . .] n’existe, sauf dans la mémoire des individus impliqués » (par. 11). De l’avis de la cour, « cette façon de procéder était exagérée et contraire aux principes fondamentaux qui régissent notre système de justice » (par. 14). Une procédure « aussi secrète [. . .] est absolument contraire à un droit criminel moderne et respectueux des droits constitutionnels non seulement des accusés, mais également des médias, de même qu’incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale » (par. 15). Même si la protection du privilège de l’indicateur de police revêt une importance fondamentale dans notre société, il n’en demeure pas moins que « le procès lui-même doit être public, sujet à des ordonnances spécifiques de non-publication ou de huis clos partiel » (par. 16). C’est pourquoi la Cour d’appel a décidé d’ouvrir à son greffe un dossier assorti d’une ordonnance de mise sous scellés, et de rendre publique une version caviardée de son arrêt du 28 février 2022.
[14]                        En conséquence, le 23 mars 2022, après avoir consulté la poursuivante et Personne désignée, la Cour d’appel a publié une version de son arrêt dans lequel sont caviardés les renseignements suivants : le nom de Personne désignée; l’identité du tribunal et du juge de première instance; le district judiciaire où s’est déroulée l’instance; l’identité de la poursuivante et des avocats qui la représentent en appel et celle des avocats qui représentent Personne désignée; l’identité du corps policier et des policiers en cause; la nature du crime dont Personne désignée a été accusée et les circonstances de sa commission. La nature des renseignements caviardés est toutefois indiquée entre crochets à la suite de chaque portion caviardée.
[15]                        Cette décision, et plus particulièrement les « [r]emarques liminaires sur le procès secret », ne sont pas passées inaperçues (par. 6). En effet, celles-ci ont été comprises par le public comme révélant la tenue d’une instance criminelle secrète au terme de laquelle Personne désignée a été déclarée coupable. L’idée qu’il puisse se dérouler dans notre démocratie des instances criminelles dont il n’existe aucune trace n’a pas manqué de choquer et de susciter l’incompréhension générale.
[16]                        C’est dans ce contexte qu’au début du mois d’avril 2022 la Société Radio-Canada, La Presse inc., la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), La Presse canadienne, MédiaQMI inc., Groupe TVA inc. (« Société Radio-Canada et autres »), le procureur général du Québec (« PGQ ») (collectivement désignés les « appelants ») et l’intervenante l’honorable Lucie Rondeau, alors juge en chef de la Cour du Québec, ont demandé à la Cour d’appel de réviser les ordonnances de confidentialité rendues dans l’affaire de Personne désignée, tant par le tribunal de première instance que par la Cour d’appel. Plus exactement, ces derniers ont sollicité la levée, totale ou partielle, de ces ordonnances ou, à tout le moins, un accès balisé aux informations demeurées confidentielles.
C.            L’arrêt de la Cour d’appel du Québec du 20 juillet 2022 rejetant les requêtes en révision des ordonnances de confidentialité, 2022 QCCA 984 (les juges Bich, Vauclair et Healy)
[17]                        Le 20 juillet 2022, dans un arrêt soigneusement rédigé, la Cour d’appel a rejeté les requêtes des appelants et de l’intervenante Rondeau en révision des ordonnances de confidentialité et a confirmé la mise sous scellés de tous les renseignements susceptibles de permettre d’identifier Personne désignée. C’est cet arrêt qui est frappé d’appel et sur lequel notre Cour est appelée à se prononcer.
[18]                        Dans un premier temps, la Cour d’appel a examiné et rejeté les demandes des appelants en annulation ou modification des ordonnances de confidentialité qu’elle a elle-même rendues. Elle commence par souligner qu’il est « indiscutable » que Personne désignée est une indicatrice de police et bénéfice du privilège qui y est associé (au par. 103 (CanLII)), chose que les appelants et l’intervenante Rondeau ne contestent pas. Il n’est donc pas possible « de divulguer quelque renseignement susceptible de permettre l’identification de Personne désignée, au risque de la mettre en danger », y compris tout « renseignemen[t] qui permettrai[t] aux personnes qu’elle a dénoncées, à leurs complices et acolytes ou autres acteurs du milieu dans lequel elle évoluait ou évolue encore de l’identifier » (par. 104-105). Ainsi, s’il est évidemment impossible de révéler ses renseignements personnels (p. ex. nom, genre, adresse, emploi, ville de résidence), il est tout aussi interdit en l’espèce de révéler « la nature, les dates et les circonstances des infractions dont Personne désignée a été accusée », puisque ces informations sont de nature à compromettre le privilège de l’indicateur (par. 106). Il en va de même selon elle, aussi inusité que cela puisse paraître, de l’identité du juge, du tribunal de première instance, du district judiciaire, de la poursuivante et de ses procureurs, des avocats de Personne désignée, et du corps de police en cause. La raison tient au fait que, ensemble ou séparément, en raison de l’information connue du public au sujet de cette affaire, ces renseignements sont susceptibles de servir à identifier Personne désignée.
[19]                        La Cour d’appel a également rejeté l’argument subsidiaire selon lequel elle aurait dû desceller partiellement le dossier d’appel au moyen d’un caviardage correspondant à celui effectué dans la version publique de l’arrêt du 23 mars 2022. Ce descellement partiel lui paraissait une tâche « impraticable devant l’obligation de préserver le privilège de l’indicateur » (par. 139). Bien que « le dossier ne soit pas très volumineux, ce descellement partiel requerrait un œil particulièrement prudent et aiguisé, pour ne pas laisser échapper des détails potentiellement révélateurs » (par. 139). Vu la complexité, la sensibilité et les risques d’erreurs élevés engendrés par un tel caviardage, la Cour d’appel a conclu qu’il n’était pas opportun de l’entreprendre.
[20]                        Dans un deuxième temps, la Cour d’appel a examiné les demandes en annulation des ordonnances de confidentialité prononcées par le tribunal de première instance, puis les a rejetées au motif qu’elle n’avait pas compétence pour le faire. Elle a expliqué que, contrairement à une cour supérieure, une cour d’appel ne possède pas de compétence inhérente et que si, comme l’a décidé notre Cour dans Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33 (« S.R.C. c. Manitoba »), elle peut gérer l’accès à ses dossiers et réviser ses propres ordonnances de confidentialité, elle ne peut procéder à la révision des ordonnances rendues par une autre cour à moins que celles‑ci ne fassent l’objet d’un appel devant elle, car « [e]lle n’a aucun pouvoir souverain ou inhérent à cet égard » (par. 144). La Cour d’appel a ajouté que « ce n’est pas parce que, dans son arrêt sur l’appel, [une cour d’appel] a (sans être saisie de cette question, qui s’est imposée d’elle-même) critiqué la manière dont on a procédé en première instance, qu’elle a acquis la compétence de rectifier ou modifier les ordonnances du premier juge » (par. 144). Enfin, de conclure la cour, le fait que cette situation place les appelants « dans une situation d’impossibilité d’agir » ne saurait pour autant donner compétence à la Cour d’appel pour réviser les ordonnances de confidentialité prononcées par le tribunal de première instance (par. 146). Cet aspect de l’analyse de la Cour d’appel, qui porte sur son absence de compétence pour annuler les ordonnances de confidentialité prononcées par le tribunal de première instance, n’est pas porté en appel par les parties.
[21]                        Il importe ici de souligner que, dans cette seconde décision, la Cour d’appel reconnaît implicitement qu’elle a eu tort d’utiliser l’expression « procès secret » dans ses remarques liminaires et que celle-ci a inquiété indûment le public. Sans toutefois expliquer pourquoi, elle cesse de faire état de la notion erronée de « procès secret », qui a alarmé le public car elle pouvait raisonnablement laisser entendre que Personne désignée avait été déclarée coupable au terme d’une instance secrète. La Cour d’appel prend non seulement soin d’éviter l’usage de l’expression « procès secret », mais elle rattache désormais clairement le huis clos ordonné sans préavis aux médias, ainsi que les autres mesures de confidentialité adoptées en première instance, à la requête en arrêt des procédures.
III.         Questions en litige
[22]                        Les pourvois soulèvent les questions suivantes :
1.                     La démarche énoncée dans l’arrêt Vancouver Sun doit-elle être modifiée afin de la rendre davantage respectueuse du principe de la publicité des débats judiciaires?
2.                     En quoi consiste l’application du principe directeur de Vancouver Sun lors de la mise en œuvre d’un huis clos?
3.                     La Cour d’appel a-t-elle fait erreur en refusant de modifier ou d’annuler ses ordonnances de confidentialité?
[23]                        Nous sommes d’avis qu’il n’y a pas lieu de modifier la démarche proposée dans l’arrêt Vancouver Sun. En plus de rompre avec une jurisprudence bien établie, les changements proposés par la Société Radio-Canada et autres ne sont pas nécessaires ni même souhaitables.
[24]                        De plus, nous sommes d’avis que l’application du principe directeur de Vancouver Sun — suivant lequel plein effet doit être donné aux exigences du privilège large et impératif de l’indicateur de police tout en réduisant au minimum toute atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires — fera nécessairement en sorte que soit rendue publique, au minimum, l’existence de l’audience tenue à huis clos et, le cas échéant, de tout jugement rendu à l’issue de celle-ci. Pour ce faire, selon les circonstances de chaque affaire, il pourra être nécessaire de créer une instance parallèle entièrement dissociée de l’instance publique dans le cadre de laquelle est initialement invoqué le privilège de l’indicateur. Bien que mis sous scellés, le dossier de l’instance parallèle ainsi créée a alors un numéro de dossier qui lui est propre. De plus, sous réserve du caviardage des renseignements susceptibles de révéler l’identité de l’indicateur, il sera généralement possible d’inscrire l’instance au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et de rendre un jugement public. C’est ainsi que l’affaire dont nous sommes saisis aurait dû cheminer en première instance.
[25]                        Finalement, nous sommes d’avis que la Cour d’appel, dans ses motifs caviardés, n’a pas soustrait de l’information non confidentielle aux yeux du public. En raison d’un concours de circonstances en l’espèce, la Cour d’appel n’avait pas d’autre choix que de procéder à la très lourde opération de caviardage à laquelle elle s’est prêtée. Cela dit, la Cour d’appel a commis une erreur en maintenant son ordonnance de mise sous scellés de l’entièreté du dossier d’appel. Elle aurait dû rendre publique une version caviardée du jugement de première instance.
IV.         Analyse
[26]                        Il convient de débuter l’analyse par un survol de l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires et des règles entourant le privilège de l’indicateur de police.
A.           La publicité des débats judiciaires : un pilier de notre société libre et démocratique
[27]                        Notre Cour a maintes fois affirmé que le principe de la publicité des débats judiciaires, qui est protégé par le droit constitutionnel à la liberté d’expression, représente un pilier de notre société libre et démocratique (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] 2 R.C.S. 75, par. 1 et 30; S.R.C. c. Manitoba, par. 78; Endean c. Colombie‑Britannique, 2016 CSC 42, [2016] 2 R.C.S. 162, par. 66 et 84; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, par. 23-26; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480 (« S.R.C. c. N.-B. »), par. 23).
[28]                        Le principe de la publicité des débats judiciaires comporte deux aspects : d’une part, le caractère public des audiences et des dossiers des tribunaux et, d’autre part, le droit de rendre compte des débats judiciaires. En vertu de ce principe, tout justiciable a le droit, en règle générale, d’accéder aux tribunaux, d’assister aux audiences, de consulter les dossiers judiciaires et d’en rapporter leur contenu (voir Sherman, par. 1-2; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1338-1340; S. Menétrey, « L’évolution des fondements de la publicité des procédures judiciaires internes et son impact sur certaines procédures arbitrales internationales » (2008), 40 R.D. Ottawa 117, p. 120, citant A. Popovici, « Rapport sur le secret et la procédure en droit canadien », dans Travaux de l’Association Henri Capitant, t. 25, Le secret et le droit (Journées Libanaises) (1974), 735, p. 742).
[29]                        Conjugué à la présence de médias d’information libres, vigoureux et indépendants, le principe de la publicité des débats judiciaires remplit plusieurs fonctions sociales et démocratiques importantes. Entre autres, il permet la tenue au sein de la société civile de conversations et de débats informés sur les tribunaux et leur fonctionnement, ce qui contribue à assurer l’imputabilité du pouvoir judiciaire. De ce fait, ce principe favorise tant l’indépendance judiciaire que l’administration d’une justice impartiale, équitable et conforme à la primauté du droit. De plus, une justice publique facilite la compréhension de l’administration de la justice par la population et renforce la confiance du public dans la probité du système judiciaire et de toutes les personnes associées à celui-ci (voir Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175, p. 183 et 185; Edmonton Journal, p. 1337-1340; S.R.C. c. N.-B., par. 23; Vancouver Sun (Re), par. 23-25; Vancouver Sun, par. 32; Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19 (« S.R.C. c. Canada »), par. 28; Denis c. Côté, 2019 CSC 44, [2019] 3 R.C.S. 482, par. 45; Menétrey, p. 124-127).
[30]                        Les autrices Bailey et Burkell décrivent éloquemment certaines des fonctions importantes d’une justice publique et transparente, notamment en ce qui a trait au maintien de la légitimité du système judiciaire :
[traduction] La légitimité même du système de justice dépend de « l’acceptation par le public du processus et des décisions », et des tribunaux ouverts favorisent cette acceptation en assurant l’imputabilité du système judiciaire. . .
 
. . .
 
Ce ne sont sans doute pas uniquement les juges qui sont visés par le principe de la publicité des débats judiciaires. On dit aussi de ce principe qu’il entraîne des effets positifs en ce qui concerne d’autres acteurs et aspects du système de justice à l’extérieur des salles d’audience, notamment les policiers et les mandats. Le caractère public des procès a été décrit comme étant une manifestation de la confiance qu’ont les juges que ce qui se déroule en salle d’audience est « irréprochable ». La transparence des processus judiciaires n’est pas seulement perçue comme un « puissant désinfectant » qui expose les abus et y remédie; en agissant au vu et au su du public, les tribunaux sont à même de démontrer que les procès sont encore des procès équitables (plutôt que des procès-pipés où la condamnation ne fait aucun doute).
 
En conséquence, le principe de la publicité des débats peut clairement être considéré comme un moyen d’assurer l’imputabilité du système judiciaire et de ses principaux acteurs, en particulier les juges. [Notes en bas de page omises.]
 
(J. Bailey et J. Burkell, « Revisiting the Open Court Principle in an Era of Online Publication : Questioning Presumptive Public Access to Parties’ and Witnesses’ Personal Information » (2016), 48 R.D. Ottawa 143, p. 152-153)
Leurs propos font bien ressortir comment la publicité des débats judiciaires aide à maintenir et à renforcer la confiance du public dans la probité du système de justice, y compris de toutes les personnes associées à celui-ci, et constitue « en quelque sorte une garantie de cette probité » (S.R.C. c. Canada, par. 28).
[31]                        Lorsqu’il est question des fonctions sociales et démocratiques du principe de la publicité des débats judiciaires, on ne saurait trop insister sur le rôle primordial que jouent les médias d’information. En effet, sans la présence de médias d’information libres, vigoureux et indépendants pour informer la population canadienne de ce qui se passe dans les salles d’audience des tribunaux et, plus globalement, dans le système judiciaire, une justice publique n’est que d’une utilité sociale et démocratique limitée. La raison en est que, dans la vaste majorité des cas, ce sont les médias qui agissent comme [traduction] « les yeux et les oreilles d’un public plus large qui aurait parfaitement le droit [d’]assister [aux instances en cours], mais qui, pour des raisons purement pratiques, ne peut le faire » (Sherman, par. 30, citant Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161, par. 16; voir aussi Edmonton Journal, p. 1339-1340). Comme l’a écrit le juge Cory dans l’affaire Edmonton Journal, « [c]’est par l’intermédiaire de la presse seulement que la plupart des gens peuvent réellement savoir ce qui se passe devant les tribunaux » (p. 1340). Seule la présence de médias d’information libres, vigoureux et indépendants permet dans les faits à la population de comprendre le système judiciaire, de se former une opinion sur celui-ci, de le tenir imputable et de lui faire confiance (voir Edmonton Journal, p. 1340, cité dans S.R.C. c. N.-B., par. 23).
[32]                        En raison de son importance primordiale, ce n’est que dans de rares circonstances que les tribunaux sont autorisés à prononcer des ordonnances de confidentialité restreignant la publicité des débats judiciaires. Ces exceptions, qui peuvent être de nature tant législative que jurisprudentielle, reposent sur l’idée que la publicité des débats ne saurait prévaloir si les fins de la justice, ou encore les intérêts que la publicité des débats cherche à protéger, seraient mieux servis autrement (voir Scott c. Scott, [1913] A.C. 417 (H.L.); MacIntyre; Edmonton Journal; S.R.C. c. N.-B.; voir aussi Menétrey, p. 126). L’une de ces exceptions est celle du privilège de l’indicateur de police. C’est de cette exception dont il est question en l’espèce.
B.            Le privilège de l’indicateur de police
[33]                        Le privilège relatif aux indicateurs de police est une [traduction] « “règle d’intérêt général” d’origine jurisprudentielle visant à appuyer l’application de la loi » (R. W. Hubbard et K. Doherty, The Law of Privilege in Canada (feuilles mobiles), § 2:22). Il s’agit d’une « règle de droit qui empêche l’identification, en public ou en salle d’audience, des personnes qui fournissent à titre confidentiel des renseignements concernant des matières criminelles » (Vancouver Sun, par. 16). Il s’applique chaque fois qu’il est établi que des policiers ont obtenu des renseignements en échange d’une promesse de confidentialité, qu’elle soit implicite ou explicite (R. c. Brassington, 2018 CSC 37, [2018] 2 R.C.S. 616, par. 34; R. c. Personne désignée B, 2013 CSC 9, [2013] 1 R.C.S. 405, par. 1-4 et 18, citant R. c. Barros, 2011 CSC 51, [2011] 3 R.C.S. 368, par. 31).
[34]                        Il convient d’expliquer brièvement (1) la raison d’être de ce privilège, (2) en quoi il constitue une exception au principe de la publicité des débats judiciaire et (3) sa large portée.
(1)         La raison d’être du privilège de l’indicateur de police
[35]                        À de nombreuses reprises, notre Cour a eu l’occasion de souligner le rôle crucial que joue le privilège de l’indicateur de police dans l’efficacité des enquêtes criminelles, le maintien de l’ordre public et la protection du public. Par exemple, dans l’affaire R. c. Durham Regional Crime Stoppers Inc., 2017 CSC 45, [2017] 2 R.C.S. 157, le juge Moldaver explique en termes éloquents la raison d’être du privilège de l’indicateur de police et pourquoi celui-ci sert, en définitive, l’intérêt public :
Comme pour tout autre privilège, celui relatif aux indicateurs de police est accordé dans l’intérêt public. Les indicateurs transmettent à la police des informations utiles qu’il serait autrement difficile, voire impossible, d’obtenir. Ils jouent donc un rôle crucial dans les enquêtes sur le crime et l’appréhension des criminels. La police et le système de justice pénale comptent sur les indicateurs, et la société dans son ensemble bénéficie de leur assistance : voir R. c. Leipert, 1997 CanLII 367 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 281, par. 9; R. c. Barros, 2011 CSC 51, [2011] 3 R.C.S. 368, par. 30. Lorsqu’ils exercent ce rôle important, les indicateurs courent souvent le risque de subir des représailles de la part des individus impliqués dans des activités criminelles : Leipert, par. 9. Le privilège relatif aux indicateurs de police a donc été conçu pour protéger l’identité des citoyens qui fournissent des informations aux forces de l’ordre : ibid. En protégeant ceux qui aident ainsi la police — et en encourageant d’autres à le faire —, ce privilège sert l’intérêt de la justice et le maintien de l’ordre public : voir R. c. Hiscock, 1992 CanLII 2959 (QC CA), [1992] R.J.Q. 895 (C.A. Qc), p. 910-911, autorisation de pourvoi refusée, [1993] 1 R.C.S. vi. [Nous soulignons; par. 12.]
 
(Voir aussi Brassington, par. 35.)
[36]                        De même, dans l’affaire Vancouver Sun, le juge LeBel, dissident, mais non sur ce point, a rappelé avec justesse que « la justification sociale de ce privilège se trouv[e] dans la nécessité d’assurer l’exécution de la fonction policière et le maintien de l’ordre public », et que cette protection est accordée, en définitive, non pas dans l’intérêt de l’indicateur, « mais dans celui d’une meilleure application de la justice » (par. 111, se référant à Hiscock c. R., 1992 CanLII 2959 (QC CA), [1992] R.J.Q. 895 (C.A.), et cité dans Durham, par. 12).
(2)         Les intérêts protégés par le principe de la publicité des débats judiciaires s’inclinent devant ceux protégés par le privilège de l’indicateur de police
[37]                        Le privilège de l’indicateur de police revêt une telle importance qu’il a été qualifié à maintes reprises d’« absolu » ou de « quasi absolu ». Ces qualificatifs s’expliquent par le fait qu’il s’agit d’un privilège non discrétionnaire, en ce sens que sa reconnaissance ne dépend d’aucune mise en balance d’intérêts. En effet, une fois que le statut d’indicateur est établi, il n’est pas permis aux tribunaux d’évaluer au cas par cas le maintien ou la portée du privilège en fonction des circonstances de l’espèce et d’intérêts légitimes concurrents, comme le degré de risque auquel s’expose l’indicateur, la recherche de la vérité ou encore le maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice (voir Vancouver Sun, par. 4, 22, 26 et 55; R. c. Leipert, 1997 CanLII 367 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 281, par. 12 et 14; R. c. Basi, 2009 CSC 52, [2009] 3 R.C.S. 389, par. 22 et 37; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 42; Barros, par. 1, 30 et 35; Durham, par. 1, 11 et 14-15; Brassington, par. 36; Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48, par. 6 et 8; J. Fournier, « Les privilèges en droit de la preuve : un nécessaire retour aux sources » (2019), 53 R.J.T.U.M. 461, p. 489, 491-492 et 495).
[38]                        Règle applicable tant en matières civile, qu’administrative et criminelle, le privilège de l’indicateur de police n’admet qu’une seule exception, et ce, en droit criminel, dans les cas où cela est « nécessaire pour démontrer l’innocence de l’accusé dans une procédure pénale » (Vancouver Sun, par. 27). Il s’agit d’une exception étroite qui se distingue du droit plus large de l’accusé de faire valoir une défense pleine et entière (voir Basi, par. 22, 37 et 43; Bisaillon c. Keable, 1983 CanLII 26 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 60, p. 93 et 107; Barros, par. 28 et 34; Durham, par. 14; Brassington, par. 36; Vancouver Sun, par. 26; Hubbard et Doherty, § 2:7 et 2:13).
[39]                        Ce privilège appartient « à la fois au ministère public et à l’indicateur de police et ni l’un ni l’autre ne peut y renoncer sans le consentement de l’autre » (Durham, par. 11, se référant à Vancouver Sun, par. 25). Tant qu’il n’y a pas de renonciation valide à son application, l’obligation de garder confidentielle l’identité des indicateurs s’impose aux policiers, au ministère public et aux tribunaux. Ces trois acteurs font partie du très limité cercle du privilège, que les tribunaux ont refusé d’élargir, notamment aux avocats de la défense et au syndic du Barreau du Québec (voir Vancouver Sun, par. 21 et 25-26; Basi, par. 44-45; Barros, par. 37; Bilodeau c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2020 QCCA 1267; D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 334).
[40]                        Dans le cas des tribunaux, l’obligation de garder confidentielle l’identité de l’indicateur de police signifie qu’ils n’ont pas « le moindre pouvoir discrétionnaire de communiquer [l]es renseignements [susceptibles de permettre l’identification de l’indicateur de police] dans une instance » (Vancouver Sun, par. 30), même si restreindre la portée du privilège dans un cas donné permettrait de rendre « une meilleure justice » (Bisaillon, p. 102). Son application n’est assujettie à aucune formalité et le juge doit même assurer d’office son respect (voir Bisaillon, p. 93). Ainsi, contrairement aux arguments de la Société Radio-Canada et autres (m.a., par. 68 et 79), le test développé dans les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835, et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, puis reformulé dans l’affaire Sherman, n’est d’aucune utilité, puisque le juge ne jouit d’aucun pouvoir discrétionnaire une fois qu’il est démontré que le privilège de l’indicateur de police s’applique (Vancouver Sun, par. 34-37).
[41]                        Comme le rappelle avec justesse la Cour d’appel, les privilèges non discrétionnaires doivent « prendre le pas sur toute autre considération, même d’ordre ou d’intérêt public, et ce, sauf exceptions restreintes » (2022 QCCA 984, par. 53). S’appuyant ensuite sur l’arrêt de notre Cour dans l’affaire National Post (par. 42) et citant le juge Beetz dans l’arrêt Bisaillon (p. 97-98), la Cour d’appel formule les propos suivants, qui méritent d’être reproduits :
C’est un privilège qui produit ses effets « sans égard aux circonstances » (donc sans égard aux faits de chaque espèce) et sans qu’il soit nécessaire d’établir l’existence d’un préjudice, qui est en effet présumée, ou l’aggravation du risque de préjudice. C’est d’ailleurs en cela qu’il se distingue du privilège reconnu au cas par cas, qui appelle une telle pondération entre les intérêts de ceux qui prétendent à la confidentialité, et doivent en démontrer la nécessité, et ceux qui s’y opposent ou réclament un accès à l’information. Comme l’explique le juge Beetz dans Bisaillon, alors qu’il compare le privilège de la Couronne et celui de l’indicateur de police :
 
Cette procédure propre à la mise en œuvre du privilège de la Couronne se trouve sans objet dans le cas du secret relatif à l’indicateur de police. Dans ce cas en effet, la loi ne laisse au ministre et au juge après lui aucun pouvoir d’appréciation ou d’évaluation des divers aspects de l’intérêt public qui entrent en conflit puisqu’elle a déjà elle-même tranché ce conflit. Elle a déjà décidé une fois pour toutes, et sous réserve d’un changement apporté à la loi, que les renseignements relatifs à l’identité des indicateurs de police forment, à cause de leur contenu, une classe de renseignements qu’il est dans l’intérêt public de garder secrets et que cet intérêt l’emporte sur la nécessité de rendre une justice plus parfaite. [Caractères gras ajoutés; par. 53.]
[42]                        Bref, la consécration du caractère non discrétionnaire, et donc pratiquement absolu, du privilège de l’indicateur de police fait en sorte que les intérêts protégés par le principe de la publicité des débats judiciaires s’inclinent devant ceux protégés par le privilège de l’indicateur de police. Il s’agit d’un choix de société difficile en ce sens qu’il peut, dans certaines circonstances, prévaloir sur d’autres objectifs d’intérêt public fort importants — par exemple promouvoir l’imputabilité du pouvoir judiciaire par le biais d’une justice publique, favoriser les débats contradictoires et assurer la recherche de la vérité —, mais il s’agit d’un choix essentiel afin de garantir l’efficacité des enquêtes policières, le maintien de l’ordre public et la protection de la population canadienne.
(3)         La portée du privilège de l’indicateur
[43]                        Il convient de souligner que le privilège de l’indicateur de police est d’application extrêmement large. Il s’applique « à l’identité de tout indicateur de police, qu’il soit ou non présent et même s’il est lui‑même un témoin », et « tant à la preuve documentaire qu’aux témoignages de vive voix » (Vancouver Sun, par. 26). Il « ne vise pas uniquement le nom de l’indicateur de police », mais bien « tous les renseignements susceptibles de servir à l’identifier » (par. 26 (nous soulignons); voir aussi Leipert, par. 18; Durham, par. 11; Brassington, par. 48).
[44]                        Concrètement, le fait que le privilège couvre tous les renseignements susceptibles de servir à identifier l’indicateur de police emporte qu’un principe de prudence doit en tout temps guider les tribunaux : tout renseignement — même le plus infime — qui peut mener directement ou indirectement à l’identification de l’indicateur doit être gardé confidentiel (voir Leipert, par. 18; Vancouver Sun, par. 26 et 30; Durham, par. 11; Brassington, par. 48). En outre, la sensibilité d’un renseignement en ce qui concerne le maintien de l’anonymat de l’indicateur doit s’évaluer en fonction des circonstances de chaque affaire et en tenant compte de la perspective des complices de l’indicateur et des membres issus du milieu criminel auquel il appartient. Ceci s’explique aisément par « le double objectif sur lequel repose la règle du privilège relatif aux indicateurs de police[ : l]’interdiction de dévoiler l’identité de l’indicateur sert non seulement à protéger l’indicateur de représailles possibles, mais aussi à envoyer aux indicateurs éventuels le message que leur identité sera elle aussi protégée » (Vancouver Sun, par. 18).
[45]                        Cela revêt une importance toute particulière dans les cas de figure dits « habituels ». Dans le contexte d’une instance criminelle, l’indicateur n’est généralement pas lui-même accusé, mais plutôt un tiers qui a fourni aux policiers des renseignements afin de faciliter leur enquête et l’obtention d’éléments de preuve incriminants. La question du privilège relatif aux indicateurs de police se pose alors de manière indirecte dans le cadre de l’instance, par exemple au stade de la communication de la preuve par le ministère public ou encore lorsqu’un policier étant interrogé sur les raisons qui l’ont amené à prendre une certaine mesure invoque alors ce privilège (voir Vancouver Sun, par. 24). Dans de telles situations, [traduction] « il se peut que seul l’accusé incriminé par l’informateur connaisse les détails réduisant le bassin des possibles indicateurs », ce qui, d’une part, fait en sorte que « [l]e plus petit et en apparence le plus anodin des détails pourrait révéler l’identité d’un indicateur » et, d’autre part, justifie d’autant plus le principe de prudence fondé sur la perspective des membres issus du même milieu criminel que l’indicateur (Hubbard et Doherty, § 2:6; voir aussi R. c. Omar, 2007 ONCA 117, 218 C.C.C. (3d) 242, par. 43‑44; R. c. A.B., 2024 ONCA 111, par. 38 (CanLII)).
[46]                        En conséquence, tout détail — même le plus anodin aux yeux d’une personne qui évolue à l’extérieur du réseau de l’indicateur de police — doit être tenu confidentiel dans la mesure où il existe un risque que la sécurité de l’indicateur soit compromise par la divulgation de ce détail. En cas de doute, lorsqu’il est difficile ou impossible d’identifier les renseignements de nature à compromettre l’anonymat d’un indicateur, le principe de prudence impose de garder confidentielle l’information communiquée par l’indicateur (voir Leipert, par. 32; M. Vauclair, T. Desjardins et P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2023 (30e éd. 2023), par. 43.36-43.37).
C.            La démarche proposée dans l’arrêt Vancouver Sun
[47]                        Dans l’arrêt Vancouver Sun, notre Cour s’est prononcée sur la relation entre la publicité des débats judiciaires et le privilège de l’indicateur de police. Elle a proposé l’application d’une démarche à la fois flexible et malléable lorsque le privilège de l’indicateur est revendiqué. Un seul principe directeur guide cette démarche : donner plein effet aux exigences de ce « privilège extrêmement large et impératif » en vertu duquel « toute divulgation de l’identité de l’indicateur est absolument interdite », tout en réduisant, autant que faire se peut, l’atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires (par. 30; voir aussi les par. 40-41, 44 et 55).
[48]                        Notre Cour a, depuis, appliqué cette démarche dans divers arrêts (voir, p. ex., Basi; Durham). Celle-ci se divise en deux étapes. Dans un premier temps, le tribunal doit vérifier l’existence du privilège. Pour ce faire, il tient une audience à huis clos et, s’il y a lieu, ex parte (voir Vancouver Sun, par. 46 et 49; Basi, par. 41-44; Durham, par. 36-37). À cette première étape, « même la revendication du privilège de l’indicateur ne doit pas être révélée » (Vancouver Sun, par. 47). Généralement, seuls l’indicateur de police et le ministère public — c’est-à-dire les titulaires du privilège — peuvent assister à l’audience (Vancouver Sun, par. 46; Durham, par. 35). Exceptionnellement, peuvent s’y ajouter des membres du cercle du privilège, par exemple un policier appelé à témoigner sur l’existence du privilège. Peut aussi s’y ajouter un amicus curiae « dans les situations inusitées où le juge estime sa participation nécessaire » parce que le caractère non contradictoire de l’instance est source de préoccupation (Vancouver Sun, par. 47-49; voir aussi Basi, par. 38; Brassington, par. 38). À ce stade, la plus grande prudence s’impose : aucun tiers — c’est-à-dire aucune personne étrangère au cercle du privilège — ne peut assister à l’audience (Vancouver Sun, par. 49; voir aussi les par. 46-47; Basi, par. 44; Durham, par. 35). Il revient alors au juge « d’exiger que les parties lui présentent des preuves qui, tout compte fait, le convaincront que la personne est un indicateur confidentiel » (Vancouver Sun, par. 47). Nous insistons sur le fait qu’à cette étape, la preuve qu’une personne est un indicateur de police déclenche automatiquement l’application du privilège (par. 47); le juge n’a aucun pouvoir discrétionnaire à cet égard (Barros, par. 1). Il s’agit d’une règle d’ordre public (Leipert, par. 13, citant Bisaillon, p. 93).
[49]                        Dans un second temps, une fois que le juge a conclu à l’existence du privilège de l’indicateur de police, il doit poursuivre l’audition de l’affaire sans porter atteinte au privilège, tout en favorisant, autant que possible, le principe de la publicité des débats judiciaires, le droit d’être entendu et le caractère contradictoire des débats (Vancouver Sun, par. 50-51). À ce stade, le tribunal détermine les mesures appropriées afin de protéger le privilège relatif aux indicateurs de police. Dans le cadre de cette détermination, il peut être utile — et même généralement souhaitable — que le tribunal autorise des tiers à présenter des observations sur les ordonnances de confidentialité appropriées afin de protéger l’anonymat de l’indicateur tout en limitant l’atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. Au lieu des observations de tiers intéressés, ou comme complément à ces observations, il peut arriver que le tribunal juge opportun de recourir à l’assistance d’un amicus curiae afin de l’éclairer sur la question. La raison de recourir à une telle solution tient au fait que, dans la majorité des cas, le tribunal n’a pas le bénéfice d’un débat contradictoire sur la question — le ministère public et l’indicateur de police ayant, sauf exception, tous les deux intérêt à plaider énergiquement en faveur de la non-communication de tous les renseignements en cause. Indépendamment de la méthode choisie, afin de favoriser l’utilité des observations formulées par les tiers ou l’amicus curiae, le tribunal devrait leur communiquer un maximum de renseignements, tout en faisant preuve d’une très grande vigilance. Aucun renseignement, même le plus infime, qui serait susceptible de compromettre l’anonymat de l’indicateur ne peut leur être communiqué (par. 51 et 58).
[50]                        Si le tribunal décide de diffuser un avis public invitant les observations de tiers intéressés sur les ordonnances de confidentialité ou si des tiers intéressés apprennent autrement que des ordonnances de confidentialité seront débattues, il incombe dans un tel cas au juge d’entendre leurs observations afin de déterminer quelles sont les ordonnances de confidentialité appropriées. C’est à cette étape que « les médias obtiennent l’autorisation de présenter des observations sur la façon d’assurer le respect du privilège relatif aux indicateurs de police tout en portant atteinte le moins possible au principe de la publicité des débats judiciaires » (Vancouver Sun, par. 54; voir aussi le par. 56).
[51]                        Il convient de souligner que les ordonnances de confidentialité appropriées varieront en fonction des circonstances de chaque affaire. Comme l’a souligné la Cour d’appel, faisant alors écho aux propos du juge Bastarache dans Vancouver Sun, il arrivera que le huis clos total ou partiel ainsi que la mise sous scellés de l’ensemble ou d’une partie du dossier judiciaire soient requis dans certaines affaires, alors que dans d’autres une protection se limitant à quelques documents ou au nom de l’indicateur pourraient suffire, et une large gamme de situations sont possibles entre ces deux extrêmes. Le tout dépend des circonstances uniques de chaque affaire — en tout premier lieu de la nature et de l’étendue de la participation de l’indicateur à l’instance. S’il est impliqué à titre d’indicateur dans le procès d’un tiers, ce qui est le cas de figure le plus commun, la protection requise pourra notamment varier selon qu’il témoigne ou non. De même, les ordonnances de confidentialité nécessaires pour protéger son anonymat varieront selon qu’il joue un rôle secondaire dans l’instance ou que, au contraire, lui‑même et son statut d’indicateur sont au cœur de l’affaire, comme c’est le cas en l’espèce (voir Vancouver Sun, par. 56; 2022 QCCA 984, par. 65).
[52]                        La Société Radio-Canada et autres plaident qu’il est temps de modifier cette seconde étape de la démarche de l’arrêt Vancouver Sun afin de la rendre davantage respectueuse du principe de la publicité des débats judiciaires. À leur avis, le présent cas ainsi qu’une affaire analogue de la Colombie-Britannique, dont l’existence a été soustraite aux yeux du public, révèlent les lacunes de cette étape (m.a., par. 11, 14 et 78, se référant à R. c. Bacon, 2020 BCCA 140, 386 C.C.C. (3d) 256). Selon elles, ces affaires démontrent la nécessité, d’une part, de réduire, voire de supprimer, le pouvoir discrétionnaire du juge et, d’autre part, d’assouplir les restrictions concernant la communication de renseignements susceptibles d’identifier un indicateur de police aux tiers intéressés souhaitant fournir des observations sur les ordonnances de confidentialité.
[53]                        Plus précisément, la Société Radio-Canada et autres demandent d’abord que notre Cour transforme en une obligation le pouvoir jusqu’à présent discrétionnaire du juge d’entendre des tiers intéressés sur les ordonnances de confidentialité. Elles suggèrent d’imposer au juge saisi de l’affaire l’obligation de diffuser à l’intention de tiers intéressés, principalement les médias, un avis les informant que le privilège relatif aux indicateurs de police a été revendiqué et que les mesures appropriées pour le protéger seront débattues prochainement (m.a., par. 76-84). Transformer ainsi le pouvoir discrétionnaire du juge en une obligation est l’unique façon, à leur avis, de faire en sorte que plus jamais une affaire ne soit « subtilisée aux yeux » du public (par. 14; voir aussi la transcription, p. 27, 31 et 41‑46). Ensuite, afin de permettre aux tiers intéressés de fournir des observations particularisées et d’assurer la tenue d’un débat contradictoire informé sur les ordonnances de confidentialité, elles sont d’avis que l’ensemble des renseignements qui ne permettent pas d’identifier directement l’indicateur devraient être communiqués aux tiers intéressés ou, à tout le moins, à leurs avocats, moyennant possiblement des engagements de confidentialité. Subsidiairement, si la communication de ces renseignements n’est pas possible, elles suggèrent que les tiers intéressés, ou seulement leurs procureurs, soient informés de la nature de l’information que l’on cherche à soustraire aux yeux du public et la raison qui justifie de garder l’information confidentielle afin de pouvoir en débattre (m.a., par. 85, 87-90, 96 et 98).
[54]                        Avec égards, nous ne sommes pas d’accord. En plus de rompre avec une jurisprudence bien établie, les changements réclamés ne sont pas nécessaires ni même souhaitables.
(1)         Le pouvoir discrétionnaire du juge relativement à la diffusion d’un avis aux tiers intéressés doit demeurer
[55]                        Les circonstances dans lesquelles est revendiqué le privilège de l’indicateur de police étant multiples, il est impératif de laisser aux juges le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il est dans l’intérêt de la justice de diffuser à l’intention des tiers intéressés un avis les informant que le privilège a été revendiqué et que les ordonnances de confidentialité appropriées seront débattues prochainement (Vancouver Sun, par. 52-54). S’il convient de présumer qu’il sera généralement dans l’intérêt de la justice de diffuser un avis, on ne peut écarter la possibilité que la diffusion d’un tel avis ne soit pas appropriée dans un cas donné, par exemple dans l’éventualité où le « titulaire du privilège est présent à l’audience et y intervient activement » (par. 54).
[56]                        Dans Vancouver Sun, une majorité de notre Cour a examiné puis rejeté l’idée que la diffusion d’un avis aux tiers intéressés devienne obligatoire lorsque le prononcé d’ordonnances de confidentialité est envisagé afin de protéger l’anonymat d’un indicateur de police. Notre Cour a expliqué que ce pouvoir discrétionnaire se justifie parce que nul ne jouit d’un droit constitutionnel d’être informé de toutes les instances dans lesquelles le privilège de l’indicateur est revendiqué :
La décision d’afficher un avis concernant l’instance relève de la discrétion du juge. En d’autres termes, nul n’a le droit, d’ordre constitutionnel ou autre, d’être informé de toutes les instances dans lesquelles est revendiqué le privilège relatif aux indicateurs de police. Il en est ainsi pour une raison bien pratique : il n’y a pas de différence réelle, s’agissant du principe de la publicité des débats judiciaires, entre une situation où il existe un privilège relatif aux indicateurs de police et toute autre situation où une partie de l’instance est tenue à huis clos, soit parce que la victime d’agression sexuelle est un enfant, soit parce que le privilège du secret professionnel de l’avocat a été invoqué. Il ne serait ni praticable ni raisonnable de s’attendre à ce que, chaque fois qu’il procède à huis clos, le juge ait l’obligation de publier un avis d’instance tenue à huis clos et d’inviter tout un chacun à présenter des observations sur l’opportunité du huis clos. Le juge ne devrait pas non plus choisir les intervenants « dignes ». [Nous soulignons; par. 53.]
[57]                        De même, l’importance de maintenir le pouvoir discrétionnaire à l’égard de la diffusion de tels avis a été réitérée récemment par la majorité dans l’affaire S.R.C. c. Manitoba dans le contexte des ordonnances de confidentialité discrétionnaires :
Soyons clairs, il est possible d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires, par exemple une interdiction de publication, sans avis préalable aux médias. Vu l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires et le rôle qu’ont les médias d’informer le public au sujet des activités des tribunaux, il sera généralement opportun de donner avis aux médias, en plus des personnes qui seraient directement touchées par l’interdiction de publication ou l’ordonnance de mise sous scellés, lorsqu’on cherche à limiter la publicité des débats judiciaires (voir Jane Doe c. Manitoba, 2005 MBCA 57, 192 Man. R. (2d) 309, par. 24; M. (A.) c. Toronto Police Service, 2015 ONSC 5684, 127 O.R. (3d) 382 (C. div.), par. 6). Toutefois, la question de savoir si et quand cet avis doit être donné relève en dernier ressort du pouvoir discrétionnaire du tribunal compétent (Dagenais, p. 869; M. (A.), par. 5). Je suis d’accord avec les observations des procureurs généraux de la Colombie‑Britannique et de l’Ontario selon lesquelles les circonstances dans lesquelles les ordonnances limitant la publicité des débats judiciaires sont prononcées varient et que les tribunaux doivent avoir le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour veiller à ce que justice soit rendue dans chaque cas. [Nous soulignons; par. 51.]
[58]                        Il n’y a aucune raison de rompre avec ces précédents. Des exemples anecdotiques d’application erronée du principe directeur énoncé dans Vancouver Sun ne sauraient justifier à eux seuls de modifier une jurisprudence bien établie, qui consacre sans détour l’importance de préserver le pouvoir discrétionnaire des tribunaux de diffuser un avis public lorsqu’ils s’apprêtent à rendre des ordonnances restreignant la publicité des débats judiciaires. De tels cas sont insuffisants pour démontrer qu’un de nos précédents peut être écarté soit parce qu’il est inapplicable et mine un des objectifs du stare decisis (voir, p. ex., R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 42-44; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 18-22; Nishi c. Rascal Trucking Ltd., 2013 CSC 33, [2013] 2 R.C.S. 438, par. 24-28; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 32 et 38; Vetrovec c. La Reine, 1982 CanLII 20 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 811, p. 817-818 et 824-825), soit parce que ses fondements se sont érodés (voir, p. ex., Brooks c. Canada Safeway Ltd., 1989 CanLII 96 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1219, p. 1243-1246; Hamstra (Tuteur à l’instance de) c. British Columbia Rugby Union, 1997 CanLII 391 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 1092, par. 15-17, 19, 23 et 25).
[59]                        En outre, nous partageons l’avis des procureurs généraux du Canada et de l’Ontario selon lequel il est nécessaire et souhaitable que les tribunaux disposent du pouvoir discrétionnaire de décider si la diffusion d’un avis aux tiers intéressés est dans l’intérêt de la justice lorsque des ordonnances de confidentialité sont envisagées afin d’assurer la protection de l’anonymat d’un indicateur de police (m. interv., procureur général du Canada, par. 15-18; m. interv., procureur général de l’Ontario, par. 18-23). Nous sommes de cet avis parce qu’on ne peut écarter la possibilité qu’une règle rigide empêcherait la préservation de l’anonymat d’un indicateur dans un cas donné. Pour cette raison, l’existence d’un pouvoir discrétionnaire de diffuser un avis — plutôt que d’une obligation absolue de le faire — offre au tribunal la souplesse nécessaire pour s’assurer que, dans chaque cas, justice soit rendue par l’adoption d’une procédure qui respecte autant que possible le principe de la publicité des débats judiciaires sans risquer de violer le privilège relatif aux indicateurs de police. Enfin, lorsque le tribunal s’interroge sur l’opportunité de diffuser un avis aux tiers intéressés, il doit néanmoins garder à l’esprit que ce n’est qu’exceptionnellement que l’intérêt supérieur de la justice requerra de ne pas aviser le public (voir S.R.C. c. Manitoba, par. 51, se référant notamment à M. (A.) c. Toronto Police Service, 2015 ONSC 5684, 127 O.R. (3d) 382 (C. div.), par. 6).
(2)         La communication des renseignements privilégiés aux tiers intéressés ou à leurs représentants élargirait indûment le cercle du privilège
[60]                        Notre Cour ne peut pas non plus retenir la prétention de la Société Radio-Canada et autres selon laquelle devrait être communiqué aux tiers intéressés tout renseignement qui ne permet pas d’identifier directement l’indicateur. La possibilité de communiquer ces renseignements seulement aux procureurs des tiers intéressés et moyennant la prise de certains engagements de confidentialité n’y change rien.
[61]                        Une telle position fait fi des enseignements maintes fois réitérés par notre Cour selon lesquels tous les renseignements — même les plus anodins — qui sont susceptibles d’identifier directement ou indirectement l’indicateur doivent être gardés confidentiels. Si elle était retenue, cette position reviendrait à dire qu’il est opportun d’offrir une protection différente aux renseignements qui permettent d’identifier directement l’indicateur et à ceux qui sont en apparence anodins, mais peuvent permettre d’identifier indirectement l’indicateur. Or, une telle hiérarchisation de ces deux types de renseignements a été rejetée par notre jurisprudence (voir Leipert, par. 18; Vancouver Sun, par. 26 et 30; Durham, par. 11; Brassington, par. 48).
[62]                        Comme l’a écrit le juge Bastarache dans l’arrêt Vancouver Sun, lorsqu’un juge s’interroge sur les renseignements à communiquer aux tiers intéressés qui souhaitent fournir des observations sur des ordonnances de confidentialité, il « doit faire preuve d’une extrême prudence » (par. 58). Les renseignements communiqués doivent se limiter à ceux « qui ne permettent pas d’identifier l’indicateur [. . .]; aucun renseignement susceptible de permettre l’identification de l’indicateur ne peut être communiqué aux médias en aucun cas » (par. 58). La raison est simple : la communication de ces informations privilégiées, même assortie d’engagements de confidentialité, constituerait un élargissement indu du cercle du privilège, qui minerait l’atteinte du double objectif visé par la règle du privilège relatif aux indicateurs de police, soit la protection de l’anonymat des indicateurs actuels et l’incitation d’autres personnes à collaborer avec la police dans le futur (Leipert, par. 9; Vancouver Sun, par. 18; Durham, par. 12; Brassington, par. 35).
[63]                        De plus, la position annoncée par la Société Radio-Canada et autres contredit non seulement les enseignements de notre Cour dans Vancouver Sun, mais également ceux énoncés dans Basi. Dans cette affaire, notre Cour a affirmé que le privilège de l’indicateur de police ne saurait être écarté au profit des avocats de la défense du seul fait qu’ils sont liés par des ordonnances et engagements de confidentialité, et ce, même si une telle communication pourrait favoriser le droit constitutionnel d’un accusé à une défense pleine et entière (voir les par. 42-46; voir aussi Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521, par. 51; Brassington, par. 41-46). Ce principe doit, à plus forte raison, s’appliquer à la communication à des tiers intéressés ou leurs représentants, personnes qui ne font pas l’objet d’accusations criminelles.
[64]                        Bref, nous ne sommes pas convaincus qu’il y a lieu de s’écarter de l’état actuel du droit selon lequel un maximum d’informations devraient être communiqués aux tiers intéressés, mais sans jamais qu’il s’agisse de renseignements susceptibles de compromettre l’anonymat de l’indicateur de police. Il est possible que la Société Radio-Canada et autres trouvent que cette règle est imparfaite ou insuffisante, en ce que les observations formulées par des tiers intéressés pourraient être encore plus pertinentes si ces derniers avaient accès à davantage de renseignements, mais il importe de la réitérer car elle présente l’avantage d’assurer la réalisation du double objectif qui sous-tend la règle relative au privilège de l’indicateur tout en maximisant l’utilité des observations des tiers intéressés.
[65]                        Enfin, nous ne sommes pas non plus convaincus du bien-fondé de la solution de rechange proposée par la Société Radio-Canada et autres. Elles plaident que, si la communication aux tiers intéressés de renseignements susceptibles d’identifier indirectement l’indicateur n’est pas possible, ces derniers devraient au minimum être systématiquement informés, d’une part, de la nature de l’information que l’on cherche à soustraire aux yeux du public et, d’autre part, de la raison concrète justifiant de ne pas la leur communiquer, afin qu’ils puissent en débattre. Nous sommes d’accord avec le procureur général de l’Ontario pour dire que cette position, en plus de poser un risque à la protection de l’anonymat de l’indicateur, semble ignorer le fait que la raison au soutien des ordonnances de confidentialité dans de tels dossiers — soit la protection du privilège de l’indicateur — ne se prête pas à une mise en balance d’intérêts concurrents (voir Vancouver Sun, par. 34-37; m. interv., procureur général de l’Ontario, par. 17 et 22). Soyons clairs, cela ne veut pas dire que la communication de ces informations ne sera jamais appropriée. Cependant, transformer la communication de ces renseignements en une règle systématique et rigide risque de lier indûment les mains des tribunaux et, ultimement, de limiter leur capacité à rendre justice dans chaque cas.
D.           Un rappel des modalités d’application du principe directeur de Vancouver Sun dans le cadre de la mise en œuvre d’un huis clos
[66]                        Ayant conclu qu’il n’a pas lieu de modifier la démarche énoncée dans Vancouver Sun, nous précisons maintenant les exigences découlant de l’application du principe directeur de Vancouver Sun en cas de mise en œuvre d’un huis clos. Plus exactement, nous rappellerons les modalités d’application de ce principe pour que les juges placés dans des circonstances analogues à celles de la présente affaire adoptent une procédure qui, tout en protégeant l’identité de l’indicateur, favorise le plus possible le principe de la publicité des débats judiciaires. Mais, auparavant, nous tenons à réitérer que Personne désignée n’a pas été déclarée coupable au terme d’une instance secrète.
(1)         Personne désignée n’a pas été déclarée coupable au terme d’une instance secrète
[67]                        Les motifs caviardés de la Cour d’appel publiés le 23 mars 2022, dans lesquels cette dernière dénonce le fait qu’il n’existe « aucune trace » du procès de Personne désignée (au par. 11), ont laissé croire au public que cette dernière avait été déclarée coupable au terme d’une instance criminelle secrète, dont l’existence aurait été indéfiniment cachée aux yeux du public n’eût été l’appel à la Cour d’appel. L’inquiétude et l’indignation du public ont été d’autant plus alimentées par l’usage de l’expression erronée « procès secret », qui a été reprise par les médias d’information dans bon nombre d’articles et de reportages.
[68]                        Or, rien de la sorte ne s’est produit. En effet, Personne désignée n’a pas été déclarée coupable au terme d’une instance criminelle secrète. Ce fait ressort implicitement des motifs de la Cour d’appel du 20 juillet 2022. Dans ceux-ci, la Cour d’appel se rétracte et prend non seulement soin d’éviter l’usage de l’expression « procès secret », mais elle rattache désormais clairement à la requête en arrêt des procédures la tenue du huis clos sans préavis aux médias, ainsi que les autres mesures de confidentialité (voir les par. 18-19, 126, 131 et 136). En outre, ce fait peut être déduit de l’application de la démarche de Vancouver Sun en première instance. En effet, dans une procédure de type Vancouver Sun, la revendication du statut d’indicateur survient dans le cadre d’une instance qui s’est amorcée publiquement par le dépôt d’une poursuite criminelle et a ensuite généralement cheminé publiquement (voir Vancouver Sun, par. 6 et 46). Cela demeure vrai même dans les cas rares et inusités comme celui dont nous sommes saisis, où la personne accusée est poursuivie pour des crimes qui ne lui font pas perdre son statut d’indicatrice et à l’égard desquels elle a fourni de l’information à un corps de police. C’est le cas notamment parce que le ministère public, afin de satisfaire à son obligation absolue de garder confidentiel le statut d’indicateur de l’accusé, ne saurait présumer, lorsqu’il intente des poursuites criminelles contre l’accusé, que ce dernier accepte de révéler son statut d’indicateur à son avocat et qu’il présentera une défense liée à ce statut (voir Hubbard et Doherty, § 2:22).
[69]                        L’instance visant Personne désignée s’est donc amorcée publiquement par le dépôt d’une poursuite criminelle. Elle a suivi son cours publiquement jusqu’au moment où Personne désignée a décidé de présenter une requête en arrêt des procédures fondée sur la conduite abusive qu’a eue l’État à son endroit en tant qu’indicatrice de police. L’instance s’est ensuite poursuivie conformément à la démarche en deux étapes énoncée dans l’arrêt Vancouver Sun. En effet, dans un premier temps, le juge a, comme il se devait de le faire, tenu une audience à huis clos afin de vérifier le statut d’indicatrice de Personne désignée (voir Vancouver Sun, par. 46-47 et 49). Dans un deuxième temps, ayant confirmé le statut d’indicatrice de Personne désignée, le juge a à juste titre conclu qu’un huis clos s’imposait pour entendre la requête en arrêt des procédures, étant donné que le statut d’indicatrice de police de Personne désignée était au cœur des arguments et éléments de preuve soumis à l’appui de la requête (voir Vancouver Sun, par. 55-56). À cette seconde étape, le juge a décidé qu’il n’était pas opportun d’aviser les tiers intéressés — une décision discrétionnaire qui lui revenait et était justifiée en l’espèce (voir Vancouver Sun, par. 54).
[70]                        En tout temps, le juge et les acteurs judiciaires concernés ont agi avec honnêteté, intégrité et un sincère désir de protéger l’anonymat de Personne désignée. Cependant, au stade de la mise en œuvre du huis clos, le juge a à tort considéré que la seule façon de procéder dans les circonstances inusitées de l’espèce consistait à dissimuler complètement l’existence de toute audience à huis clos se rapportant au statut d’indicatrice de police de Personne désignée et de toute décision rendue à l’issue de celle-ci. Or, il n’était pas nécessaire que la requête en arrêt des procédures ne figure pas au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et qu’aucun numéro formel ne lui soit assigné. Il existait une procédure favorisant davantage la publicité des débats judiciaires et qui aurait été tout aussi respectueuse du privilège de l’indicateur de police. Nous allons l’exposer dans la prochaine section.
(2)         Modalités d’application du principe directeur de Vancouver Sun
[71]                        Lorsque, comme en l’espèce, un indicateur invoque son statut dans le cadre d’une instance amorcée publiquement où il répond à des accusations qui ne lui font pas perdre son statut, et que la relation indicateur-police est au cœur des débats, la situation est particulièrement délicate. Le huis clos total est alors généralement la mesure appropriée afin de protéger l’anonymat de l’indicateur. Le fait qu’un tel niveau de confidentialité puisse être requis dans des cas exceptionnels telle la présente affaire a d’ailleurs été explicitement envisagé par le juge Bastarache dans Vancouver Sun, par. 56 (voir aussi J. Rossiter, Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders (feuilles mobiles), § 2:29, citant notamment John Doe c. Halifax (Regional Municipality), 2017 NSSC 17, 7 C.P.C. (8th) 164; voir aussi R. c. B. (A.), 2015 ONSC 5541, 24 C.R. (7th) 191).
[72]                        Une fois la nécessité d’un huis clos constatée, l’application du principe directeur de Vancouver Sun exige du juge saisi de l’affaire qu’il mette en œuvre le huis clos de la façon la plus respectueuse possible du principe de la publicité des débats judiciaires. À ce sujet, notons que même dans les cas les plus confidentiels, il est possible — et nous irions jusqu’à dire primordial — de protéger l’anonymat de l’indicateur tout en favorisant des ordonnances de confidentialité qui ne soustraient pas entièrement ni indéfiniment l’existence d’une audience ou d’un jugement à la connaissance du public. Bien que cela puisse demander une certaine créativité et possiblement certains aménagements administratifs, il en va du respect du principe directeur de Vancouver Sun et du maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice.
[73]                        En effet, l’application rigoureuse du principe directeur de Vancouver Sun fera nécessairement que sera rendue publique, au minimum, l’existence de l’audience à huis clos et, le cas échéant, de toute décision rendue à l’issue de celle-ci. Certes, il se peut qu’un éventail de renseignements, y compris la raison d’être du huis clos, doivent être gardés confidentiels. De plus, il est à la limite possible que l’existence du huis clos ne soit rendue publique qu’a posteriori, par exemple une fois qu’un jugement a été déposé. De même, il peut exceptionnellement arriver qu’un jugement rendu à l’issue d’un huis clos doive être gardé sous scellés. Mais nous peinons à imaginer un seul cas de figure dans lequel le fait de révéler la simple existence d’une audience à huis clos et, le cas échéant, d’une décision rendue à l’issue de celle-ci soit incompatible avec la protection de l’anonymat d’un indicateur et requière en conséquence que leur existence reste indéfiniment confidentielle. Un tel seuil minimal de publicité est par ailleurs d’une importance accrue pour permettre aux tiers intéressés de déposer une requête en révision des ordonnances de confidentialité et d’éviter ainsi que le pouvoir judiciaire ne se soustraie à toute forme d’imputabilité (S.R.C. c. Manitoba, par. 52).
[74]                        Dans un cas comme la présente affaire, au moins une avenue peut être empruntée afin que l’existence d’une audience à huis clos et, le cas échéant, de toute décision rendue à l’issue de celle-ci ne soit pas entièrement ni indéfiniment soustraite aux yeux du public.
[75]                        Cette avenue consiste à créer une instance parallèle entièrement dissociée de l’instance publique dans le cadre de laquelle est initialement invoqué le privilège de l’indicateur. Bien que sous scellés, le dossier de l’instance parallèle ainsi créée dispose d’un numéro de dossier qui lui est propre. De plus, sous réserve du caviardage des renseignements susceptibles de révéler l’identité de l’indicateur, il sera généralement possible d’inscrire l’instance au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et de rendre un jugement public. Afin d’illustrer à quoi peut ressembler un tel jugement public, examinons ce qui a été fait dans l’arrêt B. (A.). Dans cette affaire, la culpabilité de l’accusé ainsi qu’une requête en arrêt des procédures fondée sur une allégation d’abus de procédure par l’État à l’encontre de l’accusé qui avait agi à titre d’indicateur de police ont été débattues lors d’audiences tenues entièrement à huis clos, avant de faire l’objet d’un jugement public caviardé. Le juge saisi de l’affaire a décrit comme suit les mesures mises en place afin de protéger le privilège de l’indicateur de police :
[traduction] La personne accusée, AB, est inculpée de certaines des plus graves infractions liées aux drogues que prévoit la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. AB avait agi comme indicateur anonyme auprès du Service de police Z (« SPABC ») pendant un certain nombre d’années avant son arrestation. Elle/Il était considéré comme un indicateur fiable. Sa défense ainsi que la demande pour cause d’abus de procédure qu’elle/il a présentée découlent de son rôle d’indicateur anonyme. C’est pour cette raison que, dans l’ensemble des présents motifs, je vais désigner au moyen de pseudonymes toutes les personnes qui ont joué quelque rôle que ce soit dans la preuve présentée durant le procès. Pour cette même raison, les motifs ne préciseront pas où et quand se sont produits les événements, ni le type de drogue en cause. Le procès dans son entier s’est déroulé à huis clos. Je vais en outre utiliser les pronoms elle/il dans mes motifs pour désigner AB afin de ne pas révéler son sexe et ainsi protéger ainsi davantage son identité. C’est seulement de cette façon que l’identité de AB en tant qu’indicateur anonyme peut être protégée. Une version non révisée de mes motifs faisant état des noms de tous les témoins et des informations connexes les concernant sera remise aux procureurs, et une copie scellée de cette version sera déposée à la Cour et ne pourra être ouverte que sur ordonnance de celle-ci. La version des présents motifs qui sera rendue publique aura été revue par les procureurs afin de s’assurer que l’identité de AB est pleinement protégée. [par. 4]
[76]                        Au moment de créer une instance parallèle, le juge saisi de l’affaire est appelé à se demander quels renseignements doivent demeurer confidentiels dans le contexte de cette nouvelle instance afin d’éviter que les deux instances puissent être rattachées l’une à l’autre. Il doit alors faire preuve de la plus grande prudence pour ne pas compromettre l’anonymat de l’indicateur de police. Il peut arriver que, en raison des particularités de l’instance s’étant amorcée publiquement, plusieurs renseignements doivent demeurer confidentiels. À titre d’exemple, il se peut que la protection du privilège de l’indicateur nécessite de préserver la confidentialité de l’un ou de plusieurs des renseignements suivants : l’identité du juge, l’identité des procureurs des parties, l’identité du poursuivant, le district judiciaire ou encore la date d’une procédure ou d’un jugement (voir, p. ex., Her Majesty the Queen c. Named Person A, 2017 ABQB 552, par. 7-8 (CanLII); R. c. X and Y, 2012 BCSC 325). En effet, dans certains contextes, la divulgation d’un ou de plusieurs de ces renseignements peut augmenter de façon considérable le risque de dévoilement indirect de l’identité d’un indicateur par suite d’un simple rapprochement entre des données.
[77]                        Lorsque des renseignements de cette nature sont identifiés, le juge doit ensuite se demander si des mesures peuvent être envisagées afin de favoriser la publicité des débats, conformément au principe directeur énoncé dans Vancouver Sun. À titre d’exemples, la substitution du juge ou du procureur de la poursuite si cela n’est pas de nature à entraîner des délais indus ou d’autres préjudices à l’accusé, ou encore l’audition de la demande dans un autre district judiciaire pourraient être envisagées. Toutefois, si les circonstances ne permettent pas la prise de mesures moins attentatoires à la publicité des débats, le juge doit ordonner que ces renseignements soient tenus confidentiels. Ceux-ci ne figureront pas au dossier public de l’instance parallèle, évitant ainsi l’identification de l’indicateur de police.
[78]                        De plus, dans le cadre de l’instance parallèle, lorsqu’une décision est rendue à l’issue d’une audience tenue à huis clos, le juge saisi de l’affaire doit se demander si cette décision peut être rendue publique, moyennant le caviardage des renseignements confidentiels. S’il est permis de penser que ce sera généralement le cas, on ne peut cependant écarter la possibilité que puissent survenir des cas exceptionnels où la protection de l’anonymat d’un indicateur de police exigera que soit gardé sous scellés un jugement rendu à l’issue d’un huis clos, et ce, malgré la création d’une instance parallèle dissociée de l’instance initiale dans laquelle le privilège a été revendiqué.
[79]                        Or, dans tous les cas de figure, la création d’une instance parallèle permet de dévoiler, au minimum, l’existence de l’audience à huis clos et de toute décision rendue à l’issue de celle-ci. Le public peut prendre connaissance de leur existence en consultant le plumitif ou du rôle des audiences du tribunal et, lorsque les circonstances s’y prêtent, par la diffusion d’un avis annonçant qu’un jugement mis sous scellés a été déposé. En outre, sauf rares exceptions, la création d’une instance parallèle a pour avantage de permettre au public de prendre connaissance des décisions rendues en première instance et, le cas échéant, en appel, décisions qui l’informent à tout le moins de la nature des enjeux tranchés par le tribunal ainsi que de la raison d’être du huis clos.
[80]                        Cette façon de faire possède l’avantage de ne pas écarter la possibilité, dans les cas où l’intérêt de la justice le requiert, d’aviser le public de la tenue d’une instance dans laquelle un accusé invoque le privilège de l’indicateur de police et de l’intention du tribunal de procéder à huis clos, afin que des tiers intéressés puissent présenter des observations sur la meilleure façon de favoriser la publicité des débats judiciaires dans les circonstances (voir Vancouver Sun, par. 52‑54). Mentionnons à ce sujet que, même dans le contexte d’une instance parallèle, il se peut que le juge saisi de l’affaire doive, avant d’autoriser les tiers intéressés à présenter leurs observations, prendre des mesures particulières afin d’éviter que les instances ne puissent être rattachées l’une à l’autre.
[81]                        Enfin, cette solution permet de communiquer au moins un minimum de renseignements aux tiers intéressés, y compris aux médias d’information, qui souhaitent déposer une requête en révision des ordonnances de confidentialité. On atténue ainsi les risques de se retrouver dans la fâcheuse situation où un média d’information, qui a eu connaissance de l’audience à huis clos, soit incapable de formuler des observations utiles en raison de l’impossibilité pour le tribunal de lui fournir un minimum de renseignements, dont la nature du privilège invoqué (voir Postmedia Network Inc. c. Named Persons, 2022 BCCA 431, 476 D.L.R. (4th) 747).
[82]                        En l’espèce, après avoir constaté la nécessité d’un huis clos, le juge de première instance aurait pu et, en rétrospective, aurait dû ordonner le huis clos en créant une instance parallèle entièrement dissociée de l’instance criminelle dans laquelle Personne désignée comparaissait jusqu’alors publiquement. Cette instance parallèle aurait eu un numéro de dossier qui lui est propre. De plus, moyennant le caviardage des renseignements susceptibles de rattacher l’instance parallèle à l’instance publique et donc de révéler l’identité de Personne désignée, la nouvelle instance ainsi créée aurait pu être inscrite au plumitif et au rôle des audiences du tribunal, et une version caviardée du jugement tranchant la requête aurait pu être publiée. Bien que notre Cour ne soit pas à proprement parler saisie d’un appel des ordonnances de confidentialité rendues en première instance, nous sommes d’avis qu’il est important de le souligner, afin que ce genre de situations ne se reproduisent plus à l’avenir.
[83]                        Ces précisions étant faites, il convient maintenant de s’attarder à la décision de la Cour d’appel de rejeter les requêtes des appelants en révision de ses ordonnances de confidentialité et de confirmer la mise sous scellés de tous les renseignements susceptibles d’identifier Personne désignée.
E.            Les ordonnances de confidentialité rendues par la Cour d’appel
[84]                        La décision de la Cour d’appel d’ouvrir un dossier au greffe et de rendre publique une version caviardée de son arrêt du 28 février 2022 accueillant l’appel de Personne désignée, sursoyant à la déclaration de culpabilité et prononçant l’arrêt des procédures est bien fondée. Ces mesures étaient nécessaires afin de favoriser tant le principe de la publicité des débats judiciaires que les idéaux démocratiques qui le définissent. En effet, bien que la décision rendue publique par la Cour d’appel soit lourdement caviardée et que le dossier créé soit scellé, elle a le mérite de dévoiler au public, d’une part, l’existence de procédures entendues à huis clos et, d’autre part, l’abus de procédure dont a été victime Personne désignée dans le cadre d’une poursuite criminelle.
[85]                        Cela dit, la Société Radio-Canada et autres remettent en cause le refus de la Cour d’appel de lever, totalement ou partiellement, ses ordonnances de confidentialité. Elles demandent à notre Cour de s’assurer que le caviardage qu’a effectué la Cour d’appel dans ses deux arrêts pour protéger l’anonymat de Personne désignée est justifié et porte le moins possible atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires (m.a., par. 102). En outre, tout comme le PGQ, la Société Radio-Canada et autres prétendent que le refus répété de la Cour d’appel de desceller partiellement le dossier d’appel est injustifié. À leur avis, la Cour d’appel aurait dû au minimum desceller le dossier d’appel d’une manière correspondant au caviardage de la version publique de son arrêt du 28 février 2022, dans lequel elle a notamment dévoilé au public des extraits du jugement de première instance et des notes sténographiques des interrogatoires hors cours des policiers se trouvant dans le dossier d’appel (m.a., PGQ, par. 11, 28 et 30-33; m.a., Société Radio-Canada et autres, par. 49 et 54).
[86]                        Nous sommes d’avis qu’un seul aspect des ordonnances de confidentialité révisées puis confirmées par la Cour d’appel pose problème au regard du principe de la publicité des débats judiciaires. Il s’agit de sa décision de ne pas desceller partiellement le dossier d’appel afin de rendre publique une version caviardée du jugement de première instance.
[87]                        Premièrement, pour ce qui est de l’ampleur du caviardage effectué par la Cour d’appel dans ses deux arrêts, cette dernière n’a pas indûment soustrait de renseignements aux yeux du public dans ceux-ci. En raison des circonstances de l’espèce, la Cour d’appel n’avait d’autre choix que de procéder au très lourd caviardage auquel elle s’est livrée. Parmi ces circonstances, il y a bien sûr le fait que Personne désignée a initialement comparu dans une instance criminelle publique et que la relation indicateur-police était au cœur de la requête en arrêt de procédures de Personne désignée, mais il existe aussi d’autres éléments circonstanciels particuliers et inusités, qui doivent toutefois demeurer confidentiels, sous peine de compromettre l’anonymat de Personne désignée. Nous sommes donc d’avis que la Cour d’appel avait l’obligation de garder confidentiels le nom de Personne désignée, l’identité du tribunal et du juge de première instance, le district judiciaire où s’est déroulée l’instance, l’identité de la poursuivante et de ses avocats participant au dossier, l’identité des avocats de Personne désignée, l’identité du corps policier et des policiers en cause, la nature du crime dont Personne désignée a été accusée et les circonstances de sa commission. Sans cela, il existait en l’espèce un risque réel de compromettre l’identité de Personne désignée.
[88]                        Deuxièmement, en ce qui concerne la décision de la Cour d’appel de maintenir l’ordonnance de mise sous scellés de l’entièreté du dossier d’appel, nous sommes d’avis qu’elle a commis une erreur en refusant de rendre publique une version du jugement de première instance caviardée de manière à protéger l’anonymat de Personne désignée. À la lecture du jugement, il s’agissait d’une tâche tout à fait réalisable, qui aurait favorisé la publicité des débats judiciaires et conféré une certaine matérialité aux procédures confidentielles en cause. Pour le reste du dossier d’appel, nous convenons avec la Cour d’appel qu’un descellement partiel emportait en l’espèce un risque trop élevé d’erreurs, vu la quantité de détails qui devaient être gardés confidentiels pour préserver l’anonymat de Personne désignée. La Cour d’appel n’a pas fait erreur en refusant d’entreprendre une telle opération de descellement. Le principe de prudence qui doit guider les tribunaux dans la protection de l’anonymat de Personne désignée imposait de garder sous scellés le reste du dossier d’appel.
V.           Conclusion
[89]                        Personne désignée n’a pas été déclarée coupable au terme d’une instance criminelle secrète. La controverse survenue à la suite de la publication de l’arrêt de la Cour d’appel en mars 2022 dans lequel elle dénonçait la tenue d’un « procès secret » est malheureuse et aurait pu être évitée. Avant toute chose, celle-ci aurait pu être prévenue si le premier juge avait mis en œuvre le huis clos en créant une instance parallèle entièrement dissociée de l’instance criminelle dans laquelle Personne désignée comparaissait jusqu’alors publiquement. L’ampleur de la controverse aurait également pu être limitée si la Cour d’appel n’avait pas eu recours à l’expression « procès secret » pour décrire ce qui était, dans les faits, un huis clos survenu dans une instance s’étant amorcée et ayant initialement cheminé publiquement. En plus d’être imprécise, cette expression est indûment alarmante et ne trouve pas assise en droit canadien.
[90]                        En outre, nous tenons à réitérer la pertinence de la démarche Vancouver Sun et l’importance d’appliquer rigoureusement son principe directeur suivant lequel le tribunal doit protéger le privilège de l’indicateur de police tout en réduisant au minimum, autant que faire se peut, toute atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. Pour ce faire, les tribunaux doivent faire preuve de souplesse et de créativité. Il en va du maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice et du respect de la primauté du droit.
[91]                        À la décharge de la Cour d’appel, elle était dans une situation difficile, étant saisie d’un appel qui ne portait pas du tout sur les ordonnances de confidentialité du premier juge. Dans ce contexte, nous ne pouvons que saluer sa décision de se porter proactivement à la défense du principe de la publicité des débats judiciaires et des idéaux démocratiques qui le sous-tendent en ouvrant un dossier à son greffe et en rendant publique une version caviardée de son arrêt du 28 février 2022. Étant donné les circonstances particulières de l’espèce, la Cour d’appel n’avait pas d’autre choix que de procéder au très lourd caviardage auquel elle s’est livrée. C’est donc à bon droit qu’elle a rejeté les requêtes sollicitant la divulgation, totale ou partielle, des renseignements jusqu’alors gardés confidentiels. Elle a toutefois fait erreur en maintenant son ordonnance de mise sous scellés de l’entièreté du dossier d’appel. Elle aurait dû rendre publique une version caviardée du jugement de première instance, puisque procéder au caviardage de cette décision était une tâche tout à fait réalisable, qui ne compromettait pas l’anonymat de Personne désignée et favorisait la publicité des débats judiciaires.
[92]                        En terminant, bien que des erreurs aient été commises, il n’y a aucun doute que tous les acteurs judiciaires concernés étaient de bonne foi et ont agi avec probité. Ils étaient tous mus par un désir sincère de protéger l’anonymat de Personne désignée, comme ils en avaient l’obligation. Nous sommes d’avis que la présente décision fera œuvre utile et guidera les juges de première instance appelés à mettre en œuvre des huis clos, afin qu’ils favorisent, autant que possible, le principe de la publicité des débats judiciaires.
VI.         Dispositif
[93]                        Pour ces motifs, la Cour accueille partiellement les pourvois et renvoie l’affaire à la Cour d’appel du Québec pour qu’elle rende publique une version caviardée du jugement de première instance incluse dans le dossier d’appel, après avoir consulté les intimés sur une proposition de descellement partiel et de caviardage.
                    Pourvois accueillis en partie.
                    Procureurs des appelantes la Société Radio‑Canada, La Presse inc., la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i), La Presse canadienne, MédiaQMI inc. et Groupe TVA inc. : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.
                    Procureurs de l’appelant le procureur général du Québec : Bernard, Roy (Justice‑Québec), Montréal; Sous‑ministériat des affaires juridiques (SMAJ), Québec.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice Canada, Bureau régional du Québec, Montréal.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Attorney General of Alberta, Alberta Crown Prosecution Service, Edmonton.
                    Procureurs de l’intervenante Lucie Rondeau, en sa qualité de juge en chef de la Cour du Québec : Desjardins Riverin, Québec; Roy & Charbonneau, Québec.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats musulmans : Foda Law, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante la Société des plaideurs : LCM Avocats inc., Montréal.
                    Procureur de l’intervenant le Barreau du Québec : Barreau du Québec, Montréal.
                    Procureurs des intervenantes l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense et l’Association des avocats de la défense de Montréal‑Laval‑Longueuil : Mairi Springate, Laval; Boro Frigon Gordon Jones, Montréal.
                    Procureurs de l’intervenant Centre for Free Expression : St. Lawrence Barristers PC, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.
                    Procureurs des intervenantes Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Postmedia Network Inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, Torstar Corporation et Glacier Media Inc. : Farris, Vancouver.
                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Kapoor Barristers, Toronto; Stockwoods, Toronto.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC21 ?
Date de la décision : 07/06/2024

Analyses

débats judiciaires — huis clos — principe directeur — privilège — ordonnances de confidentialité — tribunaux — existence — procès secrets — statut — circonstances — accusations — scellés — tiers intéressés — anonymat — publiquement — Personne désignée


Parties
Demandeurs : Société Radio-Canada
Défendeurs : Personne désignée
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 7 juin 2024, Société Radio-Canada c. Personne désignée, 2024 CSC 21


Origine de la décision
Date de l'import : 08/06/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-06-07;2024csc21 ?

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