COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général),
2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19
Date : 20110128
Dossier : 32920
Entre :
Société Radio-Canada, Groupe TVA inc., La Presse Ltée et
Fédération professionnelle des journalistes du Québec
Appelantes
et
Procureur général du Canada, procureur général du Québec,
l’honorable François Rolland, ès qualités de juge en chef de la
Cour supérieure du Québec, et Barreau du Québec
Intimés
- et -
Procureur général de l’Alberta, Association canadienne des libertés civiles,
Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques, Association canadienne des journalistes, Journalistes canadiens pour la liberté d’expression, Canadian Publishers’ Council et Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique
Intervenants
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 99)
La juge Deschamps (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19
Société Radio‑Canada,
Groupe TVA inc., La Presse ltée et
Fédération professionnelle des journalistes du Québec Appelantes
c.
Procureur général du Canada,
procureur général du Québec,
l’honorable François Rolland,
ès qualités de juge en chef de la Cour supérieure
du Québec, et Barreau du Québec Intimés
et
Procureur général de l’Alberta,
Association canadienne des libertés civiles,
Association canadienne des journaux,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
ACDIRT Canada/Association des journalistes
électroniques, Association canadienne des journalistes,
Journalistes canadiens pour la liberté d’expression,
Canadian Publishers’ Council et Association des
libertés civiles de la Colombie‑Britannique Intervenants
Répertorié : Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général)
No du greffe : 32920.
2010 : 16 mars; 2011 : 28 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (le juge en chef Robert et les juges Nuss, Morissette, Doyon et Bich), 2008 QCCA 1910, [2008] R.J.Q. 2303, 62 C.R. (6th) 99, [2008] J.Q. no 9949 (QL), 2008 CarswellQue 9893, qui a confirmé une décision du juge Lagacé, 2006 QCCS 5274, [2006] R.J.Q. 2826, [2006] J.Q. no 14255 (QL), 2006 CarswellQue 9008. Pourvoi rejeté.
Barry Landy et François Demers, pour les appelantes.
Pierre Salois et Claude Joyal, pour l’intimé le procureur général du Canada.
Jean‑François Jobin, Marie‑Ève Mayer et Dominique A. Jobin, pour l’intimé le procureur général du Québec.
Raynold Langlois, c.r., et Marie Cossette, pour l’intimé l’honorable François Rolland, ès qualités de juge en chef de la Cour supérieure du Québec.
Douglas C. Mitchell et Éric Cadi, pour l’intimé le Barreau du Québec.
Donald B. Padget, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Mahmud Jamal et Jason MacLean, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Christian Leblanc et Marc‑André Nadon, pour les intervenants l’Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques, Association canadienne des journalistes, Journalistes canadiens pour la liberté d’expression et Canadian Publishers’ Council.
Simon V. Potter et Michael A. Feder, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Le jugement de la Cour a été rendu par
[1] La juge Deschamps — Le principe de la publicité des débats judiciaires revêt une importance cruciale dans une société démocratique. Il garantit aux citoyens l’accès aux tribunaux, leur permettant ainsi de commenter le fonctionnement de ces institutions et les procédures qui s’y déroulent. L’accès du public aux tribunaux assure également l’intégrité des procédures judiciaires en ce que la transparence qu’il génère garantit que justice est rendue non pas de manière arbitraire, mais bien conformément à la primauté du droit.
[2] Le droit à la liberté d’expression est tout aussi fondamental dans notre société. Il favorise le débat démocratique, la recherche de la vérité et l’épanouissement personnel. La liberté de la presse a depuis toujours incarné la liberté d’expression. Elle constitue d’ailleurs le principal vecteur d’information du public au sujet des débats judiciaires. En ce sens, la liberté de la presse est essentielle au respect du principe de la publicité des débats judiciaires. Néanmoins, il est parfois nécessaire d’harmoniser l’exercice de la liberté de la presse et le principe de la publicité des débats pour assurer une saine administration de la justice. Dans le présent pourvoi, notre Cour est appelée à déterminer si certaines règles respectent l’équilibre délicat entre ce droit, ce principe et cet objectif, tous essentiels dans une société libre et démocratique.
[3] En l’espèce, les appelantes veulent, d’une part, recueillir des images et tenir des entrevues dans les aires publiques des palais de justice et, d’autre part, diffuser les enregistrements sonores officiels des débats judiciaires. Certaines règles limitent le lieu où la première activité peut être exercée et interdisent la deuxième. Les appelantes soutiennent que ces règles enfreignent d’une façon injustifiée leur liberté de presse. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que ces activités sont protégées par l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte »), mais que les limites restreignant leur exercice sont justifiées. Je rejetterais donc l’appel.
1. Dispositions contestées et thèses des parties [4] L’analyse constitutionnelle requiert l’examen du contexte de l’adoption des dispositions contestées. Je vais en conséquence faire l’historique de ces dispositions dans les présents motifs, mais d’abord je les présenterai et résumerai les thèses des parties.
[5] La Société Radio-Canada, le Groupe TVA, La Presse ltée et la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (les « médias ») demandent à notre Cour de déclarer nuls et inopérants les règles 38.1 et 38.2 du Règlement de procédure civile (Cour supérieure), R.R.Q. 1981, ch. C-25, r. 8 (« RPC »), les art. 8A et 8B des Règles de procédure de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle (2002), TR/2002-46, mod. TR/2005-19 (« RPCr »), et la Directive A-10 du ministère de la Justice du Québec, intitulée Le maintien de l’ordre et du décorum dans les palais de justice (les « mesures contestées »). Les règles 38.1 et 38.2 RPC, dont le libellé est presque identique à celui des art. 8A et 8B RPCr, sont rédigées ainsi :
38.1 Prise d’entrevues et usage de caméras. Afin d’assurer la saine administration de la justice, la sérénité des débats judiciaires et le respect des droits des justiciables et des témoins, la prise d’entrevues et l’usage de caméras dans un palais de justice ne sont permis que dans les lieux prévus à cette fin par directives des juges en chef.
38.2 Diffusion interdite. La diffusion de l’enregistrement d’une audience est interdite.
La Directive A-10 comporte non seulement la norme pertinente, mais aussi des informations contextuelles. Je la reproduis intégralement :
23 juin 2005
L’intérêt accru des médias pour l’activité judiciaire et les débordements survenus au cours des dernières années ont amené le ministère de la justice, en tenant compte des orientations de la magistrature à cet égard, à revoir ses pratiques en vue d’encadrer davantage les événements à caractère judiciaire qui suscitent l’intérêt du public et des médias dans les palais de justice.
En conséquence, la Direction générale des services de justice, à titre de principal occupant et de responsable des palais de justice, adopte les règles suivantes, afin d’assurer la saine administration de la justice, la sérénité des débats judiciaires et le respect des droits des justiciables et des témoins.
Dans les lieux publics qui relèvent de la Direction générale des services de justice, et dans le contexte des audiences judiciaires :
• Bien que la libre circulation des usagers des palais de justice soit la règle, les consignes de sécurité générales ou ponctuelles doivent être respectées. (ex. : cordon de sécurité, périmètre de sécurité);
• il est interdit d’entraver, de gêner la libre circulation des usagers ou de leur obstruer le passage;
• il est interdit de harceler ou de pourchasser des personnes dans les palais de justice et sur les parvis, y compris avec des caméras et des microphones;
• sous réserve des règles applicables dans les salles d’audience des tribunaux, l’enregistrement sonore ou visuel d’une personne n’est permis que sur les parvis et, sauf autorisation expresse du directeur du palais, qu’à l’intérieur des zones désignées par des pictogrammes dans le palais de justice;
• par contre, il est permis de demander à une personne de donner une entrevue, sans toutefois lui obstruer le passage ni l’empêcher de circuler librement;
• lorsqu’une personne consent à donner une entrevue impliquant un enregistrement sonore ou visuel, celle-ci doit se tenir à l’endroit du palais de justice prévu à cette fin et désigné par pictogramme;
• toute personne visée par les règles énoncées plus haut doit s’y conformer sous peine de mesures pouvant aller jusqu’à l’expulsion par les constables spéciaux et les agents de sécurité chargés de les faire respecter.
L’emplacement des pictogrammes est déterminé, après consultation de la magistrature et des responsables de la Sécurité publique, en fonction des critères suivants :
- l’accès aux salles d’audience et la libre circulation des personnes impliquées dans les affaires judiciaires;
- l’accès du public et des médias à l’information judiciaire;
- l’ordre, la sérénité et le décorum des lieux où la justice est administrée;
- aucun accès visuel à l’intérieur des salles d’audience n’est autorisé.
(Ministère de la Justice du Québec, Guide des relations avec les médias et de la gestion des événements d’envergure et à risque (2005), annexe 4)
[6] Les médias soutiennent que les mesures contestées limitent la liberté de presse que leur garantit l’al. 2b) de la Charte et que ces limites ne peuvent être justifiées au regard de l’article premier de ce texte. Pour ce qui est de la prise d’images et de la tenue d’entrevues, les médias avancent que ces activités ne sont pas incompatibles avec le lieu de leur exercice, soit les palais de justice. Selon eux, les palais de justice du Québec ont toujours été le lieu de telles activités et aucune preuve n’a démontré que celles-ci auraient perturbé les affaires judiciaires. Pour ce qui est de la diffusion des enregistrements des audiences, les médias prétendent que le mode d’expression choisi est, en lui-même, porteur de signification et doit donc être protégé. En outre, les médias affirment que les intimés n’ont présenté aucune preuve de nature à établir de façon convaincante que l’adoption des mesures contestées était justifiée.
[7] Les intimés ne contestent pas que les activités visées ont un contenu expressif et qu’elles relèvent à première vue du champ d’application de l’al. 2b). Cependant, ils soutiennent qu’elles ne peuvent bénéficier de la protection de la Charte, puisque le lieu des activités (en ce qui concerne la prise d’images et la tenue d’entrevues) et le mode d’expression (en ce qui concerne la diffusion des enregistrements) sont incompatibles avec les valeurs sous-jacentes de la liberté d’expression. Les intimés affirment que, si la Cour devait conclure à une atteinte à la liberté d’expression, cette atteinte serait néanmoins justifiée, parce que les activités journalistiques prohibées ont une incidence négative sur le décorum, la sérénité des débats, la recherche de la vérité et la vie privée des participants au système de justice.
2. Historique judiciaire [8] Au terme de 17 jours d’audience, pendant lesquels de nombreux témoins ordinaires et experts ont été entendus et une abondante preuve documentaire a été produite, le juge Lagacé de la Cour supérieure rejette la demande des médias (2006 QCCS 5274, [2006] R.J.Q. 2826). Appliquant l’analyse proposée par notre Cour dans l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, il estime que les activités prohibées par les mesures contestées possèdent un contenu expressif et que ni le mode d’expression ni le lieu d’exercice des activités ne vont à l’encontre des objectifs que l’al. 2b) de la Charte est censé favoriser. Par conséquent, il est d’avis que les activités sont protégées par l’al. 2b), mais que les mesures sont justifiées au sens de l’article premier de la Charte. Ce jugement est porté en appel.
[9] La Cour d’appel rejette le pourvoi (2008 QCCA 1910, [2008] R.J.Q. 2303). À l’unanimité, elle juge que la tenue d’entrevues et la prise d’images sans restriction par les médias dans les palais de justice ne bénéficient pas de la protection de l’al. 2b) de la Charte. Sous la plume du juge en chef Robert, la Cour d’appel conclut que le fait de permettre aux photographes et aux journalistes de se déplacer librement à la recherche d’images ou d’entrevues est toujours susceptible d’affecter la quiétude et le décorum essentiels à la vocation des lieux (par. 65). Par conséquent, quoique expressives, les activités journalistiques prohibées sont, selon les cinq juges, incompatibles avec la destination des palais de justice (par. 66).
[10] En ce qui concerne la diffusion des enregistrements des audiences, la majorité de la Cour d’appel (le juge en chef Robert et les juges Morissette et Doyon) est d’avis que ce mode d’expression mine les valeurs sous-jacentes de la liberté d’expression, puisqu’il n’est pas « compatible avec une bonne administration de la justice que la voix des justiciables, des juges et des avocats soit retransmise sans restriction dans les médias » (par. 67). Selon la majorité, « la liberté de presse n’inclu[t] pas le droit à la meilleure image ni au reportage le plus percutant » (par. 72).
[11] Pour leur part, les juges Nuss et Bich, dissidents sur la question de la diffusion des enregistrements, estiment que l’interdiction visant la diffusion des enregistrements porte atteinte à l’al. 2b) de la Charte et ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Ils concluent que les mesures contestées ont une portée trop vaste, en ce qu’elles interdisent non seulement la diffusion sonore des témoignages ordinaires, mais également celle des propos des juges et des avocats. Comme réparation à cette atteinte, le juge Nuss suggère d’appliquer le principe de l’interprétation atténuante, alors que la juge Bich laisserait aux juges de la Cour supérieure la responsabilité d’établir de nouvelles règles.
3. Questions en litige [12] Le 28 mai 2009, la Juge en chef a formulé six questions constitutionnelles qui peuvent être résumées ainsi :
1. Les règles 38.1 et 38.2 du Règlement de procédure civile, R.R.Q., ch. C-25, r. 8, les art. 8A et 8B des Règles de procédure de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle (2002), TR/2005-19, et la Directive A-10 du ministère de la Justice du Québec, intitulée Le maintien de l’ordre et du décorum dans les palais de justice, contreviennent-ils à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Dans l’affirmative, cette contravention constitue-t-elle une limite raisonnable qui est prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
4. Analyse [13] Deux activités sont visées, chacune étant régie par des dispositions particulières. Quoique l’analyse de la validité constitutionnelle des mesures contestées requière la prise en considération de facteurs distincts, les principes applicables sont, pour la plupart, les mêmes dans les deux cas.
4.1 Contexte d’adoption des mesures contestées [14] L’habilitation législative des juges de la Cour supérieure à adopter des règles de pratique se trouve à l’art. 47 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25 (« C.p.c. »), et aux par. 482(1) et 482.1(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »). Les règles de pratique applicables en matière civile ont pour objet d’assurer la bonne exécution de la procédure civile (art. 47 C.p.c.), et celles applicables en matière criminelle ont notamment pour objet de « régler toute question qui [. . .] aiderait [le tribunal] à gérer les instances de manière efficiente et efficace » (al. 482.1(1)a) C. cr.) (voir Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743, par. 36-38, et D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec, vol. 1 (4e éd. 2003), p. 112). Les règles de pratique en matière civile sont publiées dans la Gazette officielle du Québec (art. 48 C.p.c.) et celles applicables en matière criminelle dans la Gazette du Canada (par. 482(4) C. cr.).
[15] Les règles de pratique vont évidemment au-delà des mesures contestées. Elles établissent un code régissant la conduite des usagers des salles d’audience. Par exemple, elles précisent que toute personne présente à l’audience doit se lever quand le juge entre dans la salle d’audience et demeurer debout jusqu’à ce qu’il ait pris place dans son siège (règles 33 RPC et art. 4 RPCr), et que tous doivent être convenablement vêtus (règle 35 RPC et art. 7 RPCr). L’article 14 C.p.c. prévoit que « [c]eux qui assistent aux audiences doivent s’y comporter avec respect, garder le silence et s’abstenir de manifester leur approbation ou leur désapprobation de ce qui s’y passe ». Il ressort de ces règles que les salles d’audience sont des lieux destinés à une fin précise, laquelle requiert qu’on accorde une attention particulière au processus s’y déroulant et aux personnes participant à celui-ci.
[16] À l’origine, les activités journalistiques dans les salles d’audiences civiles étaient régies par la règle 16 des Règles de pratique de la Cour Supérieure, (1966) 98 G.O.Q., 4094. Cette règle prohibait la lecture de journaux et la prise de photographies dans les salles d’audience. En 1974, elle a été modifiée pour interdire à l’audience « tout ce qui porte atteinte au décorum et au bon ordre de la Cour » ainsi que « la lecture des journaux, la photographie, la cinématographie, la radiodiffusion et la télévision » (Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec en matières civiles, (1974) 106 G.O.Q. II, 1955, règle 32). C’est également en 1974 qu’ont été adoptées les premières règles de pratique en matière criminelle, dont la règle 5, qui reprenait le libellé de la règle applicable en matière civile (Règles de pratique de la Cour du Banc de la Reine (juridiction criminelle) du Québec, TR/74-53, (1974) 108 Gaz. Can. II, 1535). Lors de la refonte des règlements du Québec en 1981, la règle 32 est devenue la règle 36 (Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec en matières civiles, R.R.Q. 1981, ch. C-25, r. 8).
[17] Puis, en 1988, les règles de pratique — tant en matière civile qu’en matière criminelle — ont été modifiées par l’ajout de la disposition suivante : « L’enregistrement sonore par les médias des débats et de la décision, le cas échéant, est permis, sauf interdiction du juge. La diffusion sonore d’un tel enregistrement est interdite » (Modifications aux Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec en matières civiles, (1988) 120 G.O.Q. II, 2512, art. 2; Règles de pratique de la Cour Supérieure du Québec, chambre criminelle — Modification, TR/89-52, (1989) 123 Gaz. Can. II, 1016, art. 2). La preuve révèle que la permission d’enregistrer les débats a été accordée aux médias afin de faciliter leur travail et de favoriser l’exactitude de leurs comptes rendus (C.S., par. 16).
[18] Comme les médias ne pouvaient diffuser leurs propres enregistrements, certains d’entre eux diffusaient des extraits des enregistrements sonores officiels des palais de justice (C.S., par. 59; m.i. HFR, par. 9; m.a., par. 13). Selon les juges de la Cour supérieure, l’interdiction prévue par la règle adoptée en 1988 avait pour but de prévenir la diffusion de tout enregistrement et l’utilisation des enregistrements officiels n’était qu’une façon de contourner cette interdiction (m.i. HFR, par. 8-9). Pour corriger la situation, la règle 38.2 RPC et l’art. 8A RPCr — qui prohibent expressément la diffusion des enregistrements officiels — ont par la suite été adoptés par les juges.
[19] Jusqu’à l’adoption des mesures contestées, les journalistes pouvaient circuler librement dans toutes les aires publiques des palais de justice du Québec, munis ou non d’appareils leur permettant d’enregistrer des sons ou des images. Selon la preuve retenue en première instance, les entrevues « à chaud » rehaussent l’intérêt des reportages des médias. Cependant, les pratiques des journalistes entraînaient des attroupements devant les portes des salles d’audiences, gênaient l’utilisation des portes et donnaient lieu à des cohues, à des courses dans les corridors et à des bousculades. La preuve révèle également que les mesures spéciales de sécurité mises en place par les administrateurs des palais de justice n’étaient pas toujours respectées par les représentants des médias (C.S., par. 46, 62 et 66).
[20] En plus d’affecter la sérénité des débats et le décorum, la présence accrue des journalistes dans les palais de justice créait un stress important pour les témoins et leur famille. Certains participants refusaient même, pour ce motif, de se présenter à la Cour. Des avocats ont témoigné avoir dû adopter comme stratégie de faire une brève déclaration préparée à l’avance afin de « négocier leur droit de passage » (C.S., par. 68-69 et 74).
[21] Par suite de certains événements, la sous-ministre associée et directrice générale des services de justice a constitué, en juin 2004, un groupe de travail auquel elle a confié le mandat d’examiner les problèmes reliés à la présence accrue des journalistes dans les palais de justice du Québec et de proposer des pistes de solution. Dans un rapport déposé le 19 octobre 2004 (le « Rapport »), le groupe de travail a fait les constatations suivantes :
- Les incidents de bousculade avec les représentants des médias ne sont pas rares. Ils peuvent prendre toutes sortes de tournures. . .
- Trop fréquemment aussi, journalistes et caméramans harcèlent des témoins, des victimes et des accusés ou leur famille en les poursuivant dans le hall du palais, les escaliers mobiles, les ascenseurs ou à l’extérieur jusque dans les stationnements et les automobiles . . .
- Les avocats, tant de la poursuite que de la défense, doivent eux aussi subir les « scrum », ces bousculades qui surviennent régulièrement à la sortie des salles d’audience et lors desquelles les avocats sont contraints de répondre sur-le-champ à une myriade de questions . . .
. . .
- L’espace souvent restreint dans les corridors fait encourir, dans les cas de bousculade, des risques de blessure. . .
- Lors de bousculades vigoureuses, il peut survenir des bris de matériel.
- Le déroulement et la sérénité des audiences peuvent se trouver perturbés, avec tous les inconvénients voire les effets pervers que cela entraîne.
. . .
- La difficulté d’accéder à la salle d’audience ou le manque de place pour eux à l’intérieur sont source de frustration pour le public, les proches des personnes impliquées et les médias et engendrent souvent l’agitation et la cohue aux abords et même à l’intérieur de la salle.
(Ministère de la Justice du Québec, Rapport du Groupe de travail sur les relations avec les médias dans les palais de justice (2004), p. 7-8)
[22] Le Rapport a convaincu les juges de la Cour supérieure de la nécessité d’agir pour rétablir l’ordre. À une assemblée générale convoquée à cette fin, les juges ont adopté les règles 38.1 et 38.2 RPC et les art. 8A et 8B RPCr (Règlement (2005) modifiant le Règlement de procédure civile, (2004) 136 G.O.Q. II, 5270, art. 1; Règles modifiant les Règles de procédure de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle (2002), TR/2005-19, (2005) 139 Gaz. Can. II, 417, art. 1). Après l’adoption de ces règles, le Juge en chef de la Cour supérieure a établi les Directives concernant la prise d’images et la tenue d’entrevues, applicables aux affaires procédant devant la Cour supérieure dans les palais de justice relevant de la division de Montréal (ces directives sont reproduites en annexe).
[23] Subséquemment, comme les règles de pratique de la Cour supérieure ne s’appliquaient pas à l’ensemble des activités judiciaires au Québec, la Directive A-10 a été adoptée pour assurer cette uniformité (m.i. PGQ, par. 14). La directive établit ainsi des règles relatives à l’usage de certains espaces publics dans tous les palais de justice. Il ne s’agit pas d’une mesure de régie interne. La directive vise plutôt à encadrer certains aspects de l’utilisation par le public et par les journalistes des espaces situés à l’intérieur des palais de justice et à organiser ainsi les rapports entre ces personnes et l’administration publique. L’habilitation législative à établir cette directive se trouve à l’al. 3c) de la Loi sur le ministère de la Justice, L.R.Q., ch. M-19, qui prévoit que le ministre de la Justice surveille « toutes les matières qui concernent l’administration de la justice au Québec à l’exception de celles qui sont attribuées au ministre de la Sécurité publique ». La gestion des palais de justice ainsi que l’adoption de normes régissant l’accès à ces lieux et à l’information judiciaire relèvent clairement de l’administration de la justice. Au paragraphe 2 de la Directive A-10, on peut d’ailleurs lire que cette dernière a été adoptée par le ministère de la Justice « afin d’assurer la saine administration de la justice, la sérénité des débats judiciaires et le respect des droits des justiciables et des témoins ».
[24] La Directive A-10 a notamment été publiée en annexe au Guide des relations avec les médias et de la gestion des événements d’envergure et à risque en novembre 2005.
[25] Suivant l’adoption des mesures contestées, on a délimité au moyen de pictogrammes et de pastilles au sol les zones où la tenue d’entrevues et la prise d’images sont permises dans les palais de justice. Ces zones varient d’un palais de justice à l’autre. Certaines modifications ont été apportées à la suite de demandes en ce sens de la part de journalistes.
[26] Ce bref survol brosse un portrait global du contexte entourant l’adoption des mesures contestées. Cela m’amène à l’analyse de la validité de chacune de ces mesures au regard de l’al. 2b) de la Charte.
4.2 Protection des activités journalistiques [27] Le droit à la liberté d’expression et le principe de la publicité des débats judiciaires ont fait l’objet d’une abondante jurisprudence. Comme mon analyse s’appuie sur ces acquis, il est utile d’en rappeler les principaux fondements. J’appliquerai ensuite ces principes à l’examen des mesures contestées.
[28] Comme le rappelait le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, p. 183, en citant Bentham, « “[d]ans l’ombre du secret, de sombres visées et des maux de toutes formes ont libre cours. Les freins à l’injustice judiciaire sont intimement liés à la publicité. Là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de justice.” “La publicité est le souffle même de la justice. Elle est l’aiguillon acéré de l’effort et la meilleure sauvegarde contre la malhonnêteté. . .” » Ainsi, la publicité des débats favorise la saine administration de la justice et, tel un chien de garde, protège les citoyens contre l’action arbitraire de l’État (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 1; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 22). La publicité des débats aide donc à maintenir et à renforcer la confiance du public dans la probité du système judiciaire et constitue en quelque sorte une garantie de cette probité. Pour être en mesure d’appuyer adéquatement le rôle à multiples volets de la publicité des débats, les journalistes doivent avoir accès à l’information judiciaire et pouvoir la diffuser le plus librement possible.
[29] Non seulement la publicité des débats garantit-elle la probité du système judiciaire, mais elle permet aussi à la population d’être informée sur la façon dont la justice est administrée et d’émettre des opinions et des critiques à cet égard. Dans Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1340, le juge Cory rappelle que « [c]’est par l’intermédiaire de la presse seulement que la plupart des gens peuvent réellement savoir ce qui se passe devant les tribunaux » (voir aussi Nouveau-Brunswick, par. 23). Il faisait ainsi écho aux propos du juge en chef Fauteux, qui avait écrit que « [l]a publicité des débats judiciaires serait un mythe, si on ne reconnaissait pas aux médias un droit d’accès légitime aux tribunaux, pour y être témoins de toutes les étapes des débats, et la liberté d’en faire un reportage fidèle et honnête » (G. Fauteux, Le livre du magistrat (1980), p. 70, cité dans R. c. Southam Inc., [1988] R.J.Q. 307 (C.A.), p. 312).
[30] Ce rôle multiple de la publicité des débats fait bien ressortir le lien direct entre ce principe et la liberté d’expression du public, y compris celle de la presse, et d’autres droits comme le droit à un procès équitable, le droit à la liberté et le droit à la vie privée qui entrent en jeu dans les instances judiciaires. La liberté de la presse et le principe de la saine administration de la justice sont donc à plusieurs égards intimement liés, mais il faut néanmoins se garder de les confondre.
[31] Dans la présente affaire, c’est la liberté d’expression, y compris la liberté de la presse, que les médias invoquent en premier lieu. Ils avancent que les palais de justice sont des lieux privilégiés d’exercice de la liberté d’expression et qu’ils peuvent y utiliser sans contrainte les moyens à leur disposition pour réaliser des reportages plus fidèles.
[32] Notre Cour a maintes fois rappelé que la protection garantie par l’al. 2b) de la Charte n’est pas illimitée et que les gouvernements ne devraient pas être tenus de justifier au regard de l’article premier chaque exclusion ou réglementation d’une forme d’expression, qu’il s’agisse du lieu ou mode d’exercice de cette forme d’expression (Ville de Montréal, par. 79; Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673, par. 20; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 28; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815, par. 30). Cette observation vaut tout autant pour la liberté de la presse. Par conséquent, il s’agit en l’espèce de déterminer si les activités que les médias veulent exercer sont protégées par l’al. 2b) et, dans l’affirmative, si les limites imposées à l’exercice de celles-ci par les dispositions contestées sont justifiées.
[33] Dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, le juge en chef Dickson et les juges Lamer et Wilson ont suggéré une analyse en deux temps afin de déterminer si une activité expressive est protégée par la Charte. Le tribunal se demande d’abord si l’activité fait partie d’une sphère protégée par la liberté d’expression et, si c’est le cas, il examine l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale visée pour déterminer s’il y a restriction à la liberté d’expression (p. 967 et 971).
[34] À la première étape de l’analyse, l’arrêt Irwin Toy a jeté les bases d’une conception large et libérale de la liberté d’expression. Celle-ci protège a priori toute activité expressive (p. 970). Pour que de telles activités soient protégées, le demandeur n’a pas à établir qu’elles ont effectivement transmis un message possédant une signification, mais bien seulement « qu’elles avaient pour but de transmettre un message » (p. 969).
[35] L’arrêt Irwin Toy a également reconnu qu’une activité expressive possède à la fois une forme et un contenu, et que certaines formes d’expression peuvent avoir pour effet d’exclure l’activité du champ d’application de la protection constitutionnelle — c’est le cas lorsque la violence est le mode d’expression utilisé (Irwin Toy, p. 968-970; voir aussi Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569, par. 31; Greater Vancouver, par. 28; Ville de Montréal, par. 60; Baier, par. 20; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 105). La portée de cette conception de la liberté d’expression a été explicitée dans l’arrêt Ville de Montréal. Confirmant d’abord que tout contenu expressif mérite a priori d’être protégé, la Cour a toutefois précisé qu’une activité expressive peut se voir refuser le bénéfice de la protection de l’al. 2b) en raison de la façon dont elle est exercée — le mode d’expression — ou du lieu où elle se déroule.
[36] Le mode d’expression est un aspect de la forme que prend un message, sans égard au contenu qu’il véhicule (R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 729; Irwin Toy, p. 968; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 488). Cependant, il arrive que dans certaines circonstances la forme et le contenu du message soient inextricablement liés et ne puissent être dissociés l’un de l’autre (Irwin Toy, p. 968; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 748).
[37] Pour que le mode ou lieu de communication d’un message soit exclu de la protection de la Charte, le tribunal doit arriver à la conclusion que l’un ou l’autre est en dissonance avec les valeurs protégées par l’al. 2b), c’est-à-dire l’épanouissement personnel, le débat démocratique et la recherche de la vérité (Ville de Montréal, par. 72). Pour trancher cette question, les facteurs suivants sont suggérés : a) la fonction historique ou réelle du lieu de l’activité ou du mode d’expression; b) les autres caractéristiques du lieu de l’activité ou du mode d’expression qui tendent à indiquer que le fait de s’exprimer à cet endroit ou d’utiliser ce mode d’expression minerait les valeurs sous-jacentes de la liberté d’expression (Ville de Montréal, par. 74). L’analyse ne doit toutefois pas seulement s’attacher à la fonction première du mode d’expression ou du lieu de l’activité. Par exemple, dans les arrêts Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084, Ville de Montréal et Greater Vancouver, notre Cour a jugé qu’un aéroport, un poteau électrique, une voie publique et un autobus sont des lieux où l’exercice de certaines activités expressives n’est pas incompatible avec les autres valeurs que l’al. 2b) est censé favoriser, en dépit du fait que leur fonction première n’est pas l’expression. En effet, la destination première de ces lieux n’était certes pas la communication de messages, mais leur utilisation historique à des fins expressives démontrait que leurs caractéristiques ou fonctions ne les rendraient pas impropres à l’exercice de la liberté d’expression.
[38] En résumé, pour déterminer si une activité expressive bénéficie de la protection de la Charte, nous devons répondre à trois questions : (1) L’activité en question a-t-elle un contenu expressif faisant en sorte qu’elle entre à première vue dans le champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b)? (2) Le lieu ou mode d’expression utilisé écarte-t-il cette protection? (3) Si l’activité est protégée, la mesure prise par l’État porte-t-elle atteinte, par son objet ou par son effet, au droit protégé? (Criminal Lawyers’ Association, par. 32, résumant l’analyse élaborée dans Ville de Montréal, par. 56).
[39] Je vais maintenant appliquer ces règles aux activités que les médias veulent exercer en l’espèce. Les médias avancent qu’ils ont le droit de saisir des images et de tenir des entrevues dans les aires publiques des palais de justice, ainsi que le droit de diffuser ce qui se déroule en salle d’audience en utilisant les enregistrements sonores officiels. Ces deux activités font appel aux deux aspects évoqués dans la grille d’analyse établie dans Ville de Montréal, soit le lieu de l’activité et le mode d’expression. Je traiterai d’abord de la prise d’images et de la tenue d’entrevues dans les aires publiques des palais de justice, c’est-à-dire l’analyse du lieu de l’activité, puis de l’interdiction de diffusion des enregistrements des audiences, c’est-à-dire l’analyse du mode d’expression utilisé.
4.2.1 Prise d’images et tenue d’entrevues [40] La première étape de l’analyse élaborée par notre Cour dans Ville de Montréal consiste à se demander si l’activité en question possède le contenu expressif nécessaire pour bénéficier de la protection de l’al. 2b).
[41] Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel ont conclu que la prise d’images et la tenue d’entrevues à l’extérieur des salles d’audience constituent des activités possédant le contenu expressif requis. D’ailleurs, les intimés ne contestent pas cette conclusion, à laquelle je souscris.
[42] La deuxième étape commande que l’on détermine si le lieu d’exercice des activités journalistiques ou encore le mode d’expression utilisé a pour effet de priver les activités en question du bénéfice de la protection de l’al. 2b).
[43] S’appuyant sur les conclusions du juge de première instance, la Cour d’appel a jugé que les attroupements, bousculades et chasses aux entrevues et aux images sont incompatibles avec la destination des palais de justice, qui est notamment de fournir un cadre ordonné dans lequel la sérénité des débats judiciaires peut être assurée (par. 65-66). Il va de soi que si les activités que veulent exercer les médias étaient définies uniquement en fonction des attroupements et bousculades, on pourrait facilement conclure qu’elles sont inconciliables avec la vocation des palais de justice et que le mode d’exercice de ces activités ne saurait être compatible avec les normes de comportement requises pour assurer la sérénité des débats judiciaires. Cependant, il ne s’agit pas là des activités auxquelles les médias disent vouloir se livrer. Comme ils le soulignent à juste titre, ils « ne revendiquent pas le droit de causer ou de participer à ce qui a été identifié par les Intimés comme des “débordements”. Il n’existe évidemment aucun droit d’empêcher l’accès aux salles d’audience ni de bousculer les gens dans les corridors » (m.a., par. 99). Ainsi que l’a clairement exprimé la Cour dans R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 38, les techniques de collecte d’information ne sont pas toutes protégées par l’al. 2b) de la Charte. En s’attachant uniquement aux débordements qui ont provoqué l’adoption des mesures contestées, la Cour d’appel s’est trouvée à décrire les dérapages que les juges veulent éviter et non les activités que les médias veulent exercer. Avec égards pour l’opinion exprimée par la Cour d’appel, j’estime que sa caractérisation des activités visées est trop étroite. Ce que les médias veulent, c’est plutôt prendre des images et tenir des entrevues à l’extérieur des salles d’audience. Il faut donc bien distinguer les activités expressives visées et les débordements auxquels celles-ci peuvent donner lieu.
[44] Le mode d’exercice des activités expressives, en l’espèce l’utilisation de matériel pour enregistrer les images et les voix, n’est pas en cause. En fait, ce mode d’expression a depuis longtemps été autorisé et il l’est encore aujourd’hui de façon expresse dans des endroits désignés. Puisque le recours à ce mode d’expression revêt un caractère historique et qu’il n’est pas écarté par les règles et directive contestées, on peut difficilement conclure qu’il a en lui-même pour effet d’exclure les activités de la protection de l’al. 2b). Il faut donc se demander si les lieux d’exercice de ces activités — en l’occurrence les aires publiques des palais de justice — entraînent ce résultat.
[45] Quoique la destination première des palais de justice soit la tenue de procès et autres procédures judiciaires, la présence des journalistes dans les aires publiques de ces édifices a été historiquement autorisée et l’est encore (voir le témoignage de P.-C. Jobin, d.a., vol. IV, p. 10-11). Comme je l’ai mentionné plus tôt, leur présence dans les palais de justice est essentielle. Lorsque les journalistes se comportent de façon appropriée, loin de miner les valeurs sous-jacentes de l’al. 2b), leur présence a au contraire généralement pour effet de renforcer ces valeurs. Effectivement, si les journalistes n’étaient pas présents, la possibilité pour la population de comprendre notre système de justice dépendrait de l’infime minorité du public qui assiste aux audiences, ce qui éroderait forcément le débat démocratique, l’épanouissement personnel et la recherche de la vérité. Par ailleurs, les aires publiques sont non seulement des espaces permettant aux journalistes d’accéder aux salles d’audience, mais également des endroits où ceux-ci peuvent glaner des informations susceptibles d’aider à améliorer la compréhension des procès. Par conséquent, je suis d’avis que la prise d’images et la tenue d’entrevues ne sont pas des activités incompatibles avec la destination des aires publiques des palais de justice.
[46] La troisième étape de l’analyse proposée dans Ville de Montréal requiert que nous déterminions si les mesures prises par l’État portent atteinte, par leur objet ou par leur effet, au droit protégé. Selon la preuve, l’objet des mesures contestées était de limiter la prise d’images et la tenue d’entrevues à certains endroits prédéterminés. Ces mesures limitent les techniques de cueillette d’information, même lorsque ces techniques sont utilisées de façon à respecter la fonction des palais de justice et à assurer la sérénité des débats. Comme la collecte d’informations est une activité qui fait partie intégrante de la liberté de la presse, je conclus que les mesures restreignant la prise d’images et la tenue d’entrevues portent atteinte à l’al. 2b) de la Charte. Je vais maintenant examiner ce qu’il en est de la diffusion des enregistrements sonores des audiences.
4.2.2 Diffusion des enregistrements sonores des audiences [47] Les médias contestent la validité de l’interdiction qui leur est faite de diffuser les enregistrements sonores officiels des audiences. Pour évaluer le bien-fondé de leur contestation, il y a lieu de reprendre les trois questions de la grille d’analyse élaborée dans l’arrêt Ville de Montréal.
[48] La première requiert de déterminer si l’activité possède un contenu expressif. La réponse à cette question ne fait pas de doute. C’est d’ailleurs pour favoriser l’exactitude des reportages des médias — lesquels constituent une activité expressive — que les enregistrements officiels sont mis à leur disposition.
[49] La deuxième question a trait au mode de communication utilisé, soit la diffusion des bandes sonores, et au lieu d’exercice de l’activité. En l’espèce, le lieu d’exercice de l’activité n’est pas déterminé et les médias ne sont pas limités à un endroit particulier pour exercer leur liberté de presse. Comme aucun lieu précis n’est en cause, ce facteur n’a pas pour effet de retirer à l’activité le bénéfice de la protection constitutionnelle.
[50] Le mode de communication requiert une analyse plus attentive. La difficulté qui se pose en l’espèce découle du caractère indissociable du mode de communication et du contenu expressif, et non de l’application des critères d’analyse du mode d’expression.
[51] Les médias soutiennent que le choix d’un mode de communication est, en lui-même, porteur d’un message (m.a., par. 32). Ils invoquent à cet égard l’arrêt Ford dans lequel notre Cour a reconnu que la langue est inextricablement liée à l’expression orale et que « [l]e langage n’est pas seulement un moyen ou un mode d’expression. Il colore le contenu et le sens de l’expression » (p. 748).
[52] Je ne puis accepter que le choix du mode de communication soit toujours porteur de message. D’ailleurs, le mode d’expression du message et le contenu de celui-ci ne sont pas toujours liés. J’ajouterais que, suivant l’arrêt Ville de Montréal, le moyen ou la façon de transmettre un message peuvent ne pas être protégés alors que son contenu l’est. Par exemple, le contenu d’un message de protestation transmis en installant une affiche au milieu d’une rue ne serait pas affecté par une limite interdisant d’obstruer les voies publiques. Cependant, en l’espèce, l’argument fondé sur l’arrêt Ford est sérieux. Le contenu du message que les médias veulent transmettre est constitué des témoignages, interrogatoires, observations, jugements et autres sons captés par l’équipement des palais de justice lors des audiences. Ce contenu peut être transmis de multiples façons, que ce soit par la diffusion des enregistrements sonores officiels des audiences, par un reportage écrit, par la transcription écrite des audiences ou par la voix des journalistes. Il faut cependant reconnaître que le message transmis par la diffusion des enregistrements sonores officiels des audiences n’est pas le même que celui transmis par un autre mode de communication. En l’espèce, je suis d’accord avec la juge Bich de la Cour d’appel pour dire que le contenu informatif transmis par le mode d’expression que souhaitent utiliser les médias n’est pas le même qu’en cas de transcription écrite ou même de description la plus fidèle possible.
[53] C’est d’ailleurs la situation privilégiée du juge de première instance, qui a la possibilité de voir et d’entendre les témoins lorsqu’ils déposent, qui justifie la déférence dont font montre les tribunaux d’appel à son égard. Le son ou l’intonation de la voix ne sont pas toujours liés au contenu, mais je dois conclure, dans le contexte d’un procès, que la valeur ajoutée au message rend le mode de communication du message indissociable du contenu de celui-ci. Par conséquent, compte tenu des faits particuliers de l’espèce, le mode d’expression ne peut être considéré de façon indépendante du contenu et ne peut être un motif de retrait de l’activité expressive de la protection de l’al. 2b) de la Charte.
[54] La dernière étape de l’analyse consiste à déterminer si les mesures portent atteinte, par leur objet ou par leur effet, au droit protégé. En l’espèce, les mesures contestées imposent une limite que doivent respecter les médias dans leurs activités journalistiques. Cette limite affecte le contenu expressif des activités. Je ne peux que conclure à une atteinte au droit à la liberté d’expression.
4.3 Justification des mesures contestées [55] Comme je conclus que les mesures contestées portent atteinte à la liberté d’expression, je dois me demander si elles sont justifiées au regard de l’article premier de la Charte. Pour ce faire, il me faut examiner les trois arguments que soulèvent les médias à cet égard : la norme de preuve, le fait que la Directive A-10 ne constituerait pas une règle de droit et l’absence de justification des mesures contestées.
4.3.1 Norme de preuve [56] Les médias prétendent que la norme de preuve applicable à la justification de l’atteinte devrait correspondre à « un niveau très élevé de probabilité », soit, selon eux, un degré de preuve similaire à celui utilisé pour les ordonnances discrétionnaires auxquelles les tribunaux appliquent l’analyse établie dans les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442 (« Dagenais/Mentuck »). Il s’agirait d’un niveau de preuve plus élevé que celui de la rationalité requis par l’analyse établie dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Cet argument doit être rejeté. La norme des arrêts Dagenais/Mentuck n’est ni plus exigeante ni moins exigeante que celle de l’arrêt Oakes. En réalité, elle incorpore à une décision discrétionnaire prise dans le contexte de la publicité des débats une norme équivalente à celle de l’arrêt Oakes (Mentuck, par. 23). En effet, elle exige « l’examen, d’une part, des objectifs de l’ordonnance de non-publication et, d’autre part, de la proportionnalité de l’ordonnance quant à ses effets sur les droits garantis par la Charte » (Dagenais, p. 878).
[57] Si une mesure constitue une « règle de droit » au sens de l’article premier de la Charte et si elle limite un droit protégé par celle-ci, la grille d’analyse élaborée par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes sera utilisée.
4.3.2 Règle de droit [58] Devant nous, les médias ne contestent plus que les règles de pratique adoptées par les juges de la Cour supérieure constituent des règles de droit au sens de l’article premier de la Charte. Cependant, ils affirment que la Directive A-10 n’est qu’une règle administrative interne qui ne lie pas son auteur et qui n’est pas suffisamment accessible et précise pour constituer une règle de droit. À mon avis, ces arguments ne peuvent être retenus. J’ai examiné plus tôt l’habilitation législative permettant au ministre de la Justice de prendre la directive (par. 23). D’ailleurs, ce n’est pas vraiment l’habilitation qui est contestée en l’espèce, mais la nature de la directive et la forme choisie pour l’établissement de la norme.
[59] La directive en question a été adoptée par le gouvernement pour assurer une uniformité avec les règles de pratique applicables en Cour supérieure. En effet, dans la mesure où la fonction d’un palais de justice ne varie pas suivant l’identité de la juridiction chargée de l’affaire amenant un justiciable ou un usager dans ce lieu, les normes adoptées par le ministère de la Justice et par les juges de la Cour supérieure doivent être semblables. En ce sens, la directive est liée aux règles de pratique et son contenu ne peut pas varier au gré des caprices de son auteur. Il s’agit donc d’une norme qui présente des caractéristiques semblables à celles des règles dont la forme n’est pas contestée.
[60] De plus, en raison de son contenu, il me paraît évident que la Directive A-10 vise directement les usagers des palais de justice. Elle impose aux usagers eux-mêmes des normes de conduite en prescrivant des limites applicables aux modes de collecte de l’information et en veillant au respect des personnes qui, à un titre ou à un autre, participent au processus judiciaire. Elle ne constitue pas un outil d’interprétation fourni aux employés des palais de justice pour les aider dans leurs fonctions. Son contenu a un caractère normatif et non interprétatif.
[61] Par ailleurs, la Directive A-10 a d’abord été publiée en annexe au Guide des relations avec les médias et de la gestion des événements d’envergure et à risque par le ministère de la Justice et elle peut être consultée par toute personne sur Internet. De plus, les pictogrammes et marques sur le sol ont été placés dans tous les palais de justice. Il me semble donc difficile de soutenir que la directive n’est pas accessible ou claire.
[62] Quant au texte de la Directive A-10, ses passages pertinents sont presque identiques à ceux des règles de pratique, dont personne ne conteste la précision. Sur cette question, notre Cour souligne dans Greater Vancouver, au par. 54, reprenant à cet égard l’arrêt Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, p. 94, qu’« [à] moins qu’elle ne “soit [. . .] si obscur[e] que les méthodes ordinaires ne permettent pas de lui donner une interprétation le moindrement exacte”, la loi contestée est réputée constituer “une règle de droit” ». Contrairement aux prétentions des médias, je ne crois pas que les termes « harceler » et « pourchasser » sont trop vagues pour permettre au public de bien saisir les obligations auxquelles il est tenu. Le libellé de la Directive A-10 est en conséquence suffisamment précis pour constituer une règle de droit.
[63] Je conclus donc que la Directive A-10 est une « règle de droit » au sens de l’article premier de la Charte.
4.3.3 Justification des mesures [64] La grille d’analyse développée par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes est connue. Lorsqu’il y a atteinte à un droit protégé, l’État doit justifier la règle de droit en énonçant un objectif urgent et réel, en démontrant l’existence d’un lien rationnel entre cet objectif et l’atteinte portée à ce droit en question en montrant que le moyen choisi porte le moins possible atteinte à ce droit et que les effets bénéfiques de la mesure prise l’emportent sur ses effets préjudiciables.
[65] Pour constituer une limite justifiable à un droit ou à une liberté, l’objectif de la mesure contestée doit répondre à des préoccupations qui sont urgentes et réelles dans une société libre et démocratique (Nouveau-Brunswick, par. 45). En ce qui concerne la prise d’images et la tenue d’entrevues, le juge Lagacé a exprimé l’avis que les mesures contestées visaient les objectifs suivants :
- Maintenir l’intégrité et la confiance du public en l’administration de la justice;
- Assurer la tenue de procès impartiaux et la sérénité des débats judiciaires;
- Assurer la sécurité, la dignité et la vie privée des justiciables et de leurs proches;
- Maintenir l’ordre et le décorum des salles d’audiences et à proximité de celles-ci;
- Permettre à tous les usagers des palais de justice d’avoir accès en toute sécurité aux salles d’audiences, de circuler librement et de pouvoir témoigner sereinement sans crainte d’être surpris, envahis, suivis et même pourchassés par les médias. [par. 177]
[66] La Cour d’appel a accepté la conclusion du juge Lagacé. Les médias prétendent que cette conclusion repose uniquement sur des suppositions et des extrapolations, puisque les intimés n’auraient pas apporté de preuve directe que ces divers objectifs constituaient des préoccupations urgentes et réelles. Je ne partage pas cet avis.
[67] La preuve déposée en première instance, notamment le Rapport, démontre que la prise d’images et la tenue d’entrevues sans restriction dans les palais de justice ont eu plusieurs conséquences néfastes sur l’administration de la justice. Entre autres, ces activités accentuaient l’angoisse et le stress inhérents à l’obligation de témoigner en cour, ce qui, en bout de ligne, minait la recherche de la vérité. L’objectif de préservation de l’intégrité des témoignages ressort aussi de l’interdiction de diffusion des enregistrements sonores des audiences. Comme le mentionne l’auteur M. D. Lepofsky,
[traduction] [t]oute tension supplémentaire venant s’ajouter au subtil climat de tension qui règne déjà dans la salle d'audience peut fort bien avoir une incidence sur les propos du témoin lorsqu’il se trouve à la barre, sur la manière dont il s’exprime et sur son attitude. À leur tour, ces éléments peuvent influer sur la manière dont le juge perçoit le témoin lorsqu’il dépose. Tous les jurys reçoivent comme instruction de la part du juge qui préside l’instance que, pour apprécier la crédibilité d’un témoin, ils doivent tenir compte du comportement de ce dernier à la barre. Les jurys et les juges interprètent habituellement la nervosité ou la réticence dont fait preuve un témoin comme un indice possible de malhonnêteté ou de crédibilité douteuse.
(« Cameras in the Courtroom — Not Without My Consent » (1996), 6 R.N.D.C. 161, p. 178)
[68] La preuve démontre donc que la présence et le comportement de journalistes à l’extérieur des salles d’audience nuisaient au décorum et à la sérénité des débats. Or, [traduction] « [l]orsque le témoignage d’une victime ou d’un témoin est compromis de quelque façon que ce soit, cela nuit non seulement à la cause du défendeur, mais également à la structure de notre magistrature dans sa recherche de la vérité » (W. J. Harte, « Why Make Justice a Circus? The O.J. Simpson, Dahmer and Kennedy-Smith Debacles Make the Case Against Cameras in the Courtroom » (1996), 39 Trial Lawyer’s Guide 379, p. 404).
[69] Il convient de résumer les objectifs poursuivis par les mesures contestées comme étant le maintien d’une saine administration de la justice en assurant la sérénité des débats. Une saine administration de la justice repose nécessairement sur le maintien de l’ordre et du décorum à l’intérieur de la salle d’audience et aux abords de celle-ci, de même que la protection de la vie privée des justiciables qui se présentent devant les tribunaux, autant de mesures nécessaires pour permettre des débats sereins. Cet objectif contribue incontestablement au maintien de la confiance du public dans le système de justice. Je suis donc d’avis que l’objectif poursuivi par le gouvernement et les juges de la Cour supérieure du Québec était urgent et réel.
[70] Dans le second volet de l’analyse établie dans l’arrêt Oakes, le tribunal doit se demander s’il existe un lien rationnel entre les moyens utilisés et les objectifs poursuivis par le législateur. À cette étape, le défendeur est tenu d’établir un lien entre la violation et l’avantage recherché par les moyens mis en œuvre, et ce, soit en apportant une preuve concrète soit, lorsque cela n’est pas possible, en se fondant sur la raison ou la logique (Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 48; R. c. Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 R.C.S. 527; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 153-154). « Le gouvernement doit démontrer qu’il est raisonnable de supposer que la restriction peut contribuer à la réalisation de l’objectif, et non qu’elle y contribuera effectivement » (Hutterian, par. 48).
[71] En ce qui a trait à la prise d’images et la tenue d’entrevues, la preuve démontre que, au moment de l’adoption des mesures, les tribunaux assistaient à une multiplication des techniques de communication, ce qui entraînait une augmentation du nombre de journalistes dans les palais de justice. Par exemple, lors de certains procès très médiatisés, le nombre de journalistes présents au palais de justice de Montréal pouvait s’élever à 30 ou même 40.
[72] Cette augmentation du nombre de journalistes, conjuguée au raffinement des techniques utilisées par ceux-ci à l’intérieur des palais de justice, a, selon la preuve, eu des conséquences néfastes pour l’administration de la justice. Par exemple, des photographes et des caméramans ont grimpé sur le mobilier pour prendre des images. Certains journalistes filmaient l’intérieur des salles d’audience à travers les portes vitrées ou par des portes entrouvertes. Des accusés ou leurs proches ont dû être escortés par des constables spéciaux parce qu’il leur était impossible d’accéder aux salles d’audience ou d’en sortir.
[73] De même, il appert que la présence accrue des journalistes créait un stress important pour les témoins et les membres de leur famille. Des témoins ont refusé de témoigner ou de poursuivre leur témoignage après avoir été filmés ou photographiés par des représentants des médias. En première instance, un témoin expert, Michel Sabourin, a présenté un rapport faisant état d’une étude qu’il avait menée et qui révélait que les participants étaient d’avis que la présence des journalistes à l’extérieur des salles d’audience pouvait entraîner des effets perturbateurs ou stressants sur les témoins, effets qui pouvaient être relativement sérieux et d’une certaine durée. Tout en signalant les contraintes méthodologiques de son étude, il a fait une mise en garde contre tout postulat voulant que les activités des journalistes n’aient pas d’incidence sur les procès. Il a aussi témoigné que la « performance » d’un sujet chute de façon significative lorsqu’il est soumis à une forte augmentation du stress, ce qui peut entraîner une perte de mémoire, de la confusion ou une mauvaise structuration de la pensée.
[74] La preuve présentée à l’égard de la prise d’images et de la tenue d’entrevues est utile pour établir le lien rationnel entre l’objectif visé et la mesure attentatoire dans le cas de la diffusion des enregistrements des audiences, mais une preuve distincte a également été présentée à ce sujet. Les conclusions de fait du juge de première instance en ce qui a trait au contexte pertinent à sa décision sont claires. La très grande majorité des personnes participant au processus judiciaire ressentent de la nervosité et de l’anxiété (par. 87). De plus, « l’accentuation de la médiatisation des affaires judiciaires, [. . .] compte tenu de la vulnérabilité de nombreuses parties impliquées, exerce une pression importante sur la gestion de l’ordre, du décorum et de la sérénité des audiences dans les palais [de] justice » (par. 176) (voir aussi E. L. Greenspan, « Comment : Another Argument Against Television in the Courtroom », dans P. Anisman et A. M. Linden, dir., The Media, the Courts and the Charter (1986), 497, p. 498).
[75] Les mesures contestées s’inscrivent dans une politique générale de protection des témoins. Ainsi, le ministère de la Justice, de concert avec la magistrature et le Barreau du Québec, a adopté la « Déclaration de principe concernant les témoins » (1998), qui reconnaît « l’importance d’assurer la primauté de la personne dans l’administration de la justice » et traduit l’engagement à prendre « les mesures appropriées pour protéger les droits des témoins et minimiser les inconvénients qu’entraîne leur témoignage » (en ligne : http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/generale/declar.htm).
[76] À mon avis, il était donc raisonnable de prévoir que les mesures auraient un effet positif sur le maintien de la saine administration de la justice, en favorisant la sérénité des débats et le décorum et en aidant à diminuer le plus possible la nervosité et l’angoisse inhérentes que ressentent naturellement les personnes appelées à témoigner devant les tribunaux. D’ailleurs, dans Dagenais notre Cour a reconnu que les interdictions de publication peuvent « accroître au maximum les chances que des personnes témoignent du fait qu’elles se sentent à l’abri des conséquences de la publicité » (p. 883).
[77] Le troisième volet de l’analyse de l’arrêt Oakes a été résumé ainsi par la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans RJR-MacDonald, par. 160 :
La restriction doit être « minimale », c’est-à-dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation . . .
[78] À la recherche d’une solution adaptée au contexte, le groupe de travail constitué par le ministère de la Justice proposait dans son rapport six avenues pour résoudre les problèmes découlant des activités des médias dans les palais de justice : (1) entamer des négociations avec la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (« FPJQ ») afin d’établir des principes directeurs; (2) adopter une disposition législative qui pourrait soit désigner certains endroits dans les palais de justice où la prise d’images et la tenue d’entrevues seraient permises, soit interdire ces activités dans les palais de justice, ou encore adopter les règles de l’Ontario; (3) laisser à la magistrature le soin de contrôler les agissements de la presse par des règles de procédure; (4) laisser au Ministère le soin d’établir des règles de fonctionnement; (5) maintenir le statu quo; (6) mettre au point un guide pour l’organisation des procès hautement médiatisés (Rapport, p. 20).
[79] À mon avis, la solution proposée dans les mesures contestées à l’égard de la prise d’images et de la tenue d’entrevues se situe « à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables ». La magistrature et le ministère de la Justice ont opté pour une solution qui est moins attentatoire que ne l’aurait été l’interdiction complète de ces activités journalistiques dans les palais de justice. De plus, comme les journalistes ne font pas partie d’un ordre professionnel et que la FPJQ ne regroupe qu’une fraction des personnes qui disent exercer le journalisme dans les palais de justice (par exemple, des six journalistes ayant témoigné pour les appelantes en première instance, seulement trois étaient membres de la FPJQ), entamer des négociations avec la FPJQ n’aurait pas permis d’atteindre l’objectif poursuivi. En outre, le Guide de déontologie des journalistes du Québec (1996), adopté à une assemblée générale de la FPJQ, reconnaît expressément dans son préambule qu’il n’a aucun pouvoir coercitif (en ligne). Pour cette raison et pour celles exprimées précédemment, l’élaboration d’un « guide » n’aurait pas non plus été efficace.
[80] Je souligne que les mesures contestées limitant la prise d’images et la tenue d’entrevues n’empêchent pas pour autant toute activité expressive. Dans l’affaire R. c. Squires (1992), 11 O.R. (3d) 385, la Cour d’appel de l’Ontario était saisie d’une contestation de la validité du sous-al. 67(2)a)(ii) de la loi intitulée Judicature Act, R.S.O. 1980, ch. 223, qui établissait une interdiction semblable à celle qui nous intéresse, mais prohibait toute photographie ou tout film [traduction] « d’une personne qui entre dans la salle où se tient ou doit se tenir l’audience, ou en sort ». Je note que, contrairement à la présente espèce, où les journalistes peuvent prendre des images et tenir des entrevues à certains endroits dans les palais de justice, l’interdiction dans Squires s’appliquait partout à l’intérieur des palais de justice. Le juge Houlden, qui s’exprimait pour la majorité de la Cour d’appel, a néanmoins maintenu la validité du sous-al. 67(2)a)(ii) et tiré les conclusions suivantes :
[traduction] Le sous-alinéa 67(2)a)(ii) n’interdit pas de manière absolue que l’on photographie ou que l’on filme les participants aux instances judiciaires. De telles activités peuvent se tenir — et d’ailleurs se tiennent — à l’extérieur des palais de justice.
L’administration équitable et impartiale de la justice requiert une atmosphère empreinte de calme et de dignité. S’il est permis de photographier et de filmer des personnes qui entrent dans les salles d’audience ou en sortent, cette atmosphère sera selon moi perturbée.
De plus, le fait de photographier des personnes qui entrent dans les salles d’audience ou en sortent peut, à mon avis, donner lieu à du journalisme « de meute », à des situations où les photographes et les caméramans se précipitent en masse sur la personne qu’ils veulent photographier ou filmer. Si le sous-alinéa 67(2)a)(ii) n’existait pas, les photographes pourraient rôder dans les couloirs des palais de justice et fondrent sur les participants lorsque ceux-ci entrent dans les salles d’audience ou en sortent. De telles activités pourraient occasionner des bousculades et des éclats de voix à l’extérieur des salles d’audience, ce qui aurait pour effet de perturber les audiences se déroulant à l’intérieur de celles-ci. [p. 394]
[81] Suivant les mesures qui ont été prises en l’espèce, il est expressément permis aux médias de demander à une personne qui se dirige vers une salle d’audience ou qui en sort si elle consent à accorder une entrevue devant un photographe ou un caméraman à un endroit prévu à cette fin. De tels lieux ont été désignés à chaque étage, près des endroits où tous les participants doivent passer pour pouvoir entrer et sortir du palais de justice (m.i. BQ, par. 26). Par ailleurs, les journalistes demeurent libres de circuler partout dans le palais de justice et de rapporter ce qu’ils constatent. Les mesures contestées constituent un moyen d’assurer aux usagers des palais de justice qu’ils ne seront pas surpris ou harcelés par les journalistes et que la tenue d’entrevues et la prise d’images se dérouleront sur une base pleinement consensuelle.
[82] Je rejetterais aussi l’argument des médias selon lequel des ordonnances ad hoc rendues par les juges permettraient d’atteindre l’objectif visé. De telles ordonnances n’offriraient pas à ceux dont l’image ou la voix pourraient être captées une certitude aussi grande que leurs droits seraient respectés (Toronto Star, par. 43). De plus, on souligne dans le Rapport que « [l]a diversité des médias, la variété des profils et des spécialités des journalistes font nécessairement en sorte que les besoins des uns et des autres sont différents » et que « les procès sujets à médiatisation ne présentent pas tous les mêmes particularités » (Rapport, p. 5). Par conséquent, il n’est pas toujours possible de prévoir quelles audiences retiendront l’attention des journalistes (C.S., par. 179 et 199). En outre, des « débordements » peuvent survenir à l’extérieur des salles d’audience avant le procès lui-même, par exemple lors de la comparution. De ce fait, le préjudice subi par les participants peut s’être cristallisé bien avant que ces personnes ne se présentent devant le juge chargé de présider le procès. Enfin, hormis les parties à l’instance, les autres personnes appelées à témoigner sont rarement représentées par des avocats, situation qui rendrait impraticable tout mécanisme reposant sur la présentation au tribunal d’une demande visant à faire limiter les activités des journalistes.
[83] Les enregistrements sonores officiels des audiences reproduisent les voix de personnes qui ont participé aux débats devant le tribunal, sous contrainte morale ou légale. Ces personnes ne sont pas libres de refuser de comparaître. La personne — partie ou témoin — convoquée pour déposer devant le tribunal doit adresser son témoignage à celui-ci, dans la salle d’audience, non pas à l’auditoire des médias, à l’extérieur de cette salle. La diffusion des enregistrements sonores des audiences changerait le forum devant lequel le témoignage est donné. Il est certain que, sauf lorsqu’il y a huis clos ou interdiction de publication, les médias peuvent — et même doivent — diffuser les informations qu’ils recueillent lors des audiences. Toutefois, les salles d’audience ont de tout temps été des lieux hautement réglementés. Cette réglementation garantit notamment que les témoins pourront participer le plus sereinement possible à la recherche de la vérité. Le fait d’avoir en main une copie de l’enregistrement d’une audience n’autorise pas à modifier l’environnement dans lequel celle-ci se déroule.
[84] Les enregistrements sonores des audiences sont établis dans le but de préserver la preuve. Ce mode de captation et de conservation des témoignages est une solution de rechange moderne à leur notation sténographique dans la salle d’audience. Le mécanisme d’enregistrement employé dans les salles d’audience doit être autorisé par le gouvernement et son utilisation est réservée au personnel désigné par le tribunal ou le greffier (m.i. PGQ, par. 35; art. 324 et suiv. C.p.c.; art. 540, 646 et 801 C. cr.; Vilaire c. Association professionnelle des sténographes officiels du Québec, [1999] R.J.Q. 1609 (C.A.)). Les médias ont le droit d’utiliser ces enregistrements pour préparer leurs reportages de façon à les rendre plus précis, mais ils ne peuvent pas en faire un usage qui aurait des conséquences sur les témoignages eux-mêmes.
[85] Notre Cour a confirmé récemment que la liberté de presse ne protège pas toute activité journalistique (National Post, par. 38). Plus particulièrement, ce ne sont pas toutes les techniques ou méthodes qui sont protégées. Or, si en dernière analyse la diffusion des enregistrements bénéficie de la protection de la Charte lorsque le gouvernement met à la disposition des médias un mode d’expression particulier dans le but de favoriser la liberté de la presse, cela implique que celui-ci peut aussi prendre des mesures propres à assurer le déroulement paisible des procès, c’est-à-dire qu’il peut intervenir pour éviter que les médias ne s’approprient ou n’utilisent ces enregistrements d’une façon qui compromet les fins poursuivies par leur remise.
[86] Par conséquent, je suis d’avis que les mesures sont « soigneusement adaptée[s] de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire » (RJR-MacDonald, par. 160).
[87] Les trois premières étapes de l’analyse proposée dans Oakes se rattachent à l’appréciation de l’objectif de la mesure législative contestée. « Seule la quatrième étape tient pleinement compte de “la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes” » (Hutterian, par. 76). Ainsi, cette étape requiert l’évaluation des conséquences de la mesure contestée (Toronto Star, par. 50).
[88] En l’espèce, les effets négatifs des mesures contestées ont été certes prouvés. Même lorsque les journalistes agissent dans le respect de la fonction des palais de justice, du processus qui s’y déroule et des droits des usagers, les mesures limitent la cueillette d’information. De plus, les règles de pratique et la Directive A-10 prohibent la tenue d’entrevues et la prise d’images à plusieurs endroits dans les palais de justice où il était jadis permis d’exercer des activités journalistiques.
[89] L’examen des conséquences des mesures contestées révèle cependant de nombreux effets bénéfiques. En effet, la preuve montre que les témoins, les parties, les membres du public et les avocats peuvent maintenant circuler librement aux abords des salles d’audience, sans crainte de se faire pourchasser par les médias. Les avocats peuvent discuter en toute quiétude avec leurs témoins et avec les procureurs de la partie adverse dans les corridors adjacents aux salles d’audience (C.S., par. 75 et 184-185). Les mesures contestées tiennent compte de la situation de vulnérabilité des personnes qui participent au processus judiciaire et font en sorte que celles-ci puissent exprimer le plus librement et sereinement possible leur consentement à collaborer avec les médias. La réglementation des activités journalistiques favorise donc la recherche de la vérité, en évitant d’imposer un stress additionnel aux témoins qui doivent participer à un processus qui, pour la plupart d’entre eux, est déjà suffisamment angoissant.
[90] Une autre conséquence bénéfique des mesures contestées a trait à la protection de la vie privée des participants. Je rappelle à cet égard le commentaire suivant du juge La Forest : « Le pouvoir des tribunaux de régir la publicité des débats en justice sert notamment à protéger la vie privée, surtout celle des témoins et des victimes » (Nouveau-Brunswick, par. 39). La participation des justiciables au système de justice n’emporte pas renonciation par ceux-ci à leur droit au respect de leur vie privée (Lac d’Amiante, par. 72; voir aussi G.-A. Parent, « Les médias : source de victimisation » (1990), 23:2 Criminologie 47, p. 54). Or, en l’espèce, les mesures contestées contribuent à atténuer considérablement l’atteinte à la vie privée.
[91] Les médias affirment que la diffusion des enregistrements sonores est monnaie courante à la Cour du Québec. La preuve ne le démontre pas et l’affirmation est contestée par les intimés. Les règles de pratique de la Cour du Québec interdisent la diffusion des enregistrements faits par les médias (Règlement de la Cour du Québec, R.R.Q. 1981, ch. C-25, r. 1.01.1, art. 12). Aux prises avec le contournement d’une interdiction analogue, les juges de la Cour supérieure ont adopté une mesure explicite. Toute tentative d’expliquer l’absence d’interdiction explicite à la Cour du Québec n’est que pure spéculation.
[92] Si j’accepte que la diffusion des enregistrements sonores officiels ajoute à la valeur des reportages et accroît leur intérêt, je ne peux toutefois conclure que l’interdiction de diffuser ces enregistrements nuit à la capacité des médias de décrire, d’analyser ou de commenter avec rigueur ce qui se déroule devant les tribunaux.
[93] L’effet négatif de la diffusion des enregistrements sonores sur les débats à l’audience, ainsi que son incidence réelle sur les participants aux audiences et sur la recherche de la vérité — aspect inhérent au processus judiciaire — sont autant de facteurs qui doivent être pris en considération. Les enregistrements sont d’abord et avant tout un moyen de consigner ces débats et les médias ne devraient pas les utiliser de façon à dénaturer cet objectif. La raison d’être des enregistrements doit être sauvegardée. Ils constituent une façon de préserver la preuve. Leur diffusion au nom de la liberté de la presse minerait un des objectifs que la publicité des débats est censée garantir : l’intégrité du système judiciaire.
[94] Lorsque les effets positifs et négatifs des mesures contestées sont mis en balance, force est de constater que les premiers l’emportent sur les seconds. Dans le contexte judiciaire, la liberté d’expression, comme tous les autres droits fondamentaux, doit être conciliée avec une saine administration de la justice. Comme le mentionne le juge Salmon dans Morris c. Crown Office, [1970] 1 All E.R. 1079 (C.A.), p. 1086-1087 (cité avec approbation par le juge en chef Dickson dans B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 249) :
[traduction] Tous les membres du public ont le droit inaliénable à ce que nos tribunaux soient laissés libres d’administrer la justice sans entrave ni empêchement de quelque part que ce soit. Si ce droit était supprimé, la liberté d’expression ainsi que toutes les autres libertés dépériraient et mourraient, car à la longue ce sont les cours de justice qui constituent le bastion de la liberté individuelle.
Tout comme les justiciables, les médias ont intérêt à contribuer à une saine gestion de l’appareil judiciaire. En effet, la liberté de la presse n’est pas favorisée par une approche guidée par les seuls intérêts immédiats de quelques journalistes indifférents au bon fonctionnement des tribunaux. L’utilité de la presse serait considérablement diminuée si, en souhaitant accomplir ses fonctions de rapporteur d’informations d’intérêt public, celle-ci compromettait la sérénité des débats et la recherche de la vérité. La présence des médias serait alors non seulement inefficace, mais plutôt nuisible.
[95] Je souligne que la plupart des provinces ont également adopté des mesures visant à limiter les activités journalistiques à l’extérieur des salles d’audience (par exemple, l’Ontario interdit toute prise d’image d’une personne dans un palais de justice s’il existe des motifs valables de croire qu’elle se rend à une audience ou la quitte (Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, sous-al. 136(1)a)(iii)); la Nouvelle-Écosse a désigné des zones pour l’utilisation des caméras sur les différents étages des palais de justice visés, et les entrevues doivent se tenir à des endroits déterminés (Guidelines for Press, Media, and Public Access to the Courts of Nova Scotia, Appendix A (2008) (en ligne)). La Colombie-Britannique a récemment adopté de nouvelles règles, mais il est trop tôt pour évaluer leur efficacité (Cour suprême de la Colombie-Britannique, « Practice Direction : Television Coverage of Court Proceedings », PD — 23, 1er juillet 2010 (en ligne)). Pour ce qui est de la diffusion des enregistrements des audiences, toutes les provinces réglementent cette question.
[96] De plus, plusieurs pays ont adopté des mesures semblables ou même plus strictes encore que celles contestées en l’espèce. Par exemple, au Royaume-Uni, toute photographie ou même croquis à la Cour d’un participant à une instance judiciaire est interdit, incluant l’édifice et ses abords, de même que la diffusion de l’enregistrement des procédures judiciaires (Criminal Justice Act, 1925 (R.-U.), 15 & 16 Geo. 5, ch. 86, art. 41; Contempt of Court Act 1981 (R.-U.), 1981, ch. 49, art. 9). La France interdit elle aussi l’emploi de tout appareil d’enregistrement ou de diffusion sonore à l’intérieur des salles d’audience (Code de procédure pénale, art. 308). Ce consensus national, voire international, confirme que des mesures destinées à encadrer le travail des médias dans les palais de justice sont nécessaires pour assurer le maintien d’une saine administration de la justice.
[97] Les limites imposées à la liberté d’expression sont donc raisonnables et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique.
5. Conclusion [98] La liberté de la presse et la saine administration de la justice sont essentielles au bon fonctionnement d’une société démocratique et elles doivent être harmonisées. Elles sont tout aussi vitales l’une que l’autre. La liberté de la presse ne saurait favoriser l’épanouissement personnel, le débat démocratique et la recherche de la vérité si elle a une incidence négative sur la saine administration de la justice. En l’espèce, l’État est intervenu pour concilier ces deux valeurs. Reconnaissant qu’aucun droit n’est absolu, il faut accepter cette conciliation.
[99] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi, avec dépens, et de confirmer la constitutionnalité des mesures contestées.
ANNEXE
DIRECTIVES CONCERNANT LA PRISE D’IMAGES ET LA TENUE D’ENTREVUES
Afin d’assurer la saine administration de la justice, la sérénité des débats judiciaires et le respect des droits des justiciables et des témoins :
1. Il est interdit d’entraver ou de gêner la libre circulation des usagers dans les aires publiques notamment en s’immobilisant devant une personne ou en lui obstruant le passage.
2. La prise d’images et la tenue d’entrevues ne sont permises que dans les zones désignées par des pictogrammes dans les aires publiques des palais de Justice annexés aux présentes.
3. Il est interdit de pourchasser des personnes avec des caméras ou des microphones dans les palais de Justice.
4. Aucune prise d’image ni entrevue ne peut être faite aux sorties ou aux abords des salles d’audience.
5. Toutefois, il est permis de demander à une personne à la sortie de la salle d’audience de donner une entrevue.
6. Lorsque la personne consent à donner une entrevue, les représentants des médias et cette personne doivent se rendre à l’endroit prévu à cette fin et désigné par pictogramme dans les palais de Justice pour la prise d’images et la tenue d’entrevues.
7. Les consignes et périmètres de sécurité doivent être respectés en tout temps.
8. Tout usager peut faire appel au Service de sécurité du palais de Justice afin d’assurer le respect des présentes directives.
9. Les présentes directives entrent en vigueur le 16 mai 2005.
François Rolland
Juge en chef
Cour supérieure du Québec
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs des appelantes : Spiegel Sohmer, Montréal.
Procureurs de l’intimé le procureur général du Canada : Côté, Marcoux & Joyal, Montréal.
Procureur de l’intimé le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Montréal.
Procureurs de l’intimé l’honorable François Rolland, ès qualités de juge en chef de la Cour supérieure du Québec : Langlois Kronström Desjardins, Montréal.
Procureurs de l’intimé le Barreau du Québec : Irving Mitchell Kalichman, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.
Procureurs des intervenants l’Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques, Association canadienne des journalistes, Journalistes canadiens pour la liberté d’expression et Canadian Publishers’ Council : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : McCarthy Tetrault, Montréal.