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25/11/2022 | CANADA | N°2022CSC48

Canada | Canada, Cour suprême, 25 novembre 2022, Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll-Byrne, 2022 CSC 48

 

 
Appel entendu : 17 mars 2022
Jugement rendu : 25 novembre 2022
Dossier : 39661


 
Entre :
 
Bureau de la sécurité des transports du Canada
Appelant
 
et
 
Kathleen Carroll-Byrne, Asher Hodara, Georges Liboy, Air Canada, Airbus S.A.S., NAV CANADA, Halifax International Airport Authority, procureur général du Canada représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada, Untel no 1, Untel no 

2 et Association des pilotes d’Air Canada
Intimés
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll-Byrne, 2022 CSC 48

 

 
Appel entendu : 17 mars 2022
Jugement rendu : 25 novembre 2022
Dossier : 39661

 
Entre :
 
Bureau de la sécurité des transports du Canada
Appelant
 
et
 
Kathleen Carroll-Byrne, Asher Hodara, Georges Liboy, Air Canada, Airbus S.A.S., NAV CANADA, Halifax International Airport Authority, procureur général du Canada représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada, Untel no 1, Untel no 2 et Association des pilotes d’Air Canada
Intimés
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 125)

Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Rowe, Martin et Jamal)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 126 à 186)

La juge Côté (avec l’accord du juge Brown)

 
 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
Bureau de la sécurité des transports du Canada                                         Appelant
c.
Kathleen Carroll‑Byrne,
Asher Hodara,
Georges Liboy,
Air Canada,
Airbus S.A.S.,
NAV CANADA,
Halifax International Airport Authority,
procureur général du Canada représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada,
Untel no 1,
Untel no 2 et
Association des pilotes d’Air Canada                                                               Intimés
Répertorié : Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne
2022 CSC 48
No du greffe : 39661.
2022 : 17 mars; 2022 : 25 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de la nouvelle‑écosse
                    Droits des transports ⸺ Privilège d’origine législative relatif à l’enregistrement de bord ⸺ Pouvoir du tribunal d’ordonner la production et l’examen d’un enregistrement de bord ⸺ Aéronef heurtant le sol alors qu’il tentait d’atterrir dans une tempête de neige ⸺ Recours collectif intenté par des passagers contre la compagnie aérienne, le fabricant et d’autres en vue d’obtenir des dommages‑intérêts en raison de leur négligence ⸺ Requête présentée par le fabricant en vue d’obtenir la divulgation de la bande audio et de la transcription de l’enregistrement des conversations de poste de pilotage qui était en la possession de l’organisme fédéral ayant mené l’enquête sur l’accident ⸺ Organisme s’opposant à la divulgation et demandant la permission de faire des observations au juge des requêtes en l’absence du public et des autres parties ⸺ Juge des requêtes refusant d’accorder la permission de faire de telles observations et ordonnant la divulgation de l’enregistrement des conversations de poste de pilotage ⸺ L’organisme avait‑il le droit de présenter des observations au juge des requêtes en l’absence du public et des autres parties? ⸺ Le juge des requêtes a‑t‑il commis une erreur révisable en ordonnant la divulgation de l’enregistrement des conversations de poste de pilotage sur la base de la mise en balance de l’intérêt public d’une bonne administration de la justice et de l’importance du privilège d’origine législative? ⸺ Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, L.C. 1989, c. 3, art. 28(6).
                    Un accident s’est produit lorsqu’un vol d’Air Canada a atterri dans le vent et la neige à l’aéroport international Stanfield d’Halifax. Un certain nombre de personnes ont été blessées. À la suite de l’accident, un recours collectif a été intenté au nom de certains passagers qui allèguent que la négligence de la part de la compagnie aérienne, de ses pilotes, du fabricant de l’aéronef, de l’aéroport et d’autres leur avait causé préjudice. Dans le cadre de sa défense et de sa demande réciproque, le fabricant a déposé une requête interlocutoire fondée sur le par. 28(6) de la Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports (« Loi ») en vue d’obtenir la divulgation de la bande audio et de la transcription de l’enregistreur de conversations dans le poste de pilotage (« enregistrement pilotage »). L’enregistrement pilotage a été recueilli sur l’aéronef par le Bureau de la sécurité des transports du Canada (« Bureau »), un organisme fédéral indépendant, lequel a enquêté sur l’accident conformément au mandat que lui confère la loi de promouvoir la sécurité des transports et a publié un rapport public indiquant les causes ou les facteurs qui ont contribué à l’accident et les mesures de sécurité devant être prises par les intéressés. En tant qu’« enregistrement de bord », l’enregistrement pilotage est protégé aux termes du par. 28(2) de la Loi; personne ne peut être tenu de le produire ou de donner des éléments de preuve qui s’y rapportent dans le cadre de procédures judiciaires, à moins d’obtenir l’autorisation d’un tribunal ou d’un coroner.
                    Le Bureau, qui n’était pas partie au litige, a invoqué le privilège législatif pour s’opposer à la requête en divulgation. Avant l’instruction de la requête, le Bureau a demandé la permission de présenter des observations au juge en chambre sur l’admissibilité de l’enregistrement pilotage en l’absence du public et de toutes les autres parties afin de protéger les renseignements visés. Le juge en chambre a rejeté la demande du Bureau, car à son avis, des observations additionnelles du Bureau n’étaient pas nécessaires. Le juge en chambre a ensuite accueilli la requête en production de l’enregistrement pilotage, car il estimait que celui‑ci avait une forte valeur probante et était nécessaire à la résolution du litige. La Cour d’appel a rejeté l’appel du Bureau. Elle a conclu que le Bureau n’avait pas démontré que des observations ex parte auraient eu une incidence sur l’analyse du juge en chambre, car celui‑ci a établi qu’il n’avait pas besoin d’aide pour comprendre l’enregistrement. De plus, elle a conclu qu’aucune erreur de droit ni erreur manifeste et importante dans l’examen de la preuve par le juge en chambre n’avait été cernée et qu’il n’avait donc pas commis d’erreur en ordonnant la divulgation.
                    Arrêt (les juges Côté et Brown sont dissidents) : L’appel est rejeté.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal : Le paragraphe 28(6) de la Loi n’accorde pas au Bureau le droit de présenter des observations en l’absence du public ou des autres parties, et n’empêche pas non plus le tribunal ou le coroner de les solliciter si elles sont nécessaires pour statuer sur la question. Par conséquent, le juge en chambre n’a commis aucune erreur révisable en ne permettant pas au Bureau de présenter des observations en l’absence du public et des parties. De plus, le juge en chambre n’a pas commis d’erreur révisable lorsqu’il a ordonné la divulgation de l’enregistrement pilotage en vertu du par. 28(6) de la Loi. Dans son ensemble, la mise en balance des facteurs pertinents par le juge en chambre reposait sur les faits et relevait de son pouvoir discrétionnaire. En l’absence d’une erreur de droit, d’une erreur de fait manifeste et déterminante ou d’une preuve d’un abus de pouvoir discrétionnaire, la mise en balance qu’il a effectuée ne devrait pas être modifiée.
                    Le paragraphe 28(6) de la Loi prévoit que lorsque le tribunal ou le coroner est saisi d’une demande de production et d’examen d’un enregistrement de bord, il « examine celui-ci à huis clos et donne au Bureau la possibilité de présenter des observations à ce sujet ». Une demande visant la présentation d’observations en l’absence du public et des autres parties est en fait une demande visant la présentation d’observations à la fois à huis clos et effectivement ex parte, au sens de « sans une partie ». Bien que le terme ex parte s’entende souvent d’une procédure entreprise sans avis à la partie adverse, la signification d’un avis aux parties adverses ne transforme pas ce qui serait autrement une audience tenue en l’absence des parties en une audience à huis clos. Dûment interprétée, l’expression « à huis clos » renvoie à l’exclusion du public, et non à l’exclusion des parties. Une procédure où la partie adverse a connaissance de l’audience mais ne peut présenter des observations n’est pas une procédure à huis clos.
                    Les mots « in camera » dans le texte anglais du par. 28(6) de la Loi, comme l’expression équivalente « à huis clos » dans le texte français, ne renvoient qu’à l’examen de l’enregistrement par le juge et non à la capacité du Bureau de présenter des observations. L’historique législatif du par. 28(6) étaye le point de vue selon lequel lorsque le Parlement a apporté des changements en grande partie formels à la structure de la disposition, il n’a pas cherché à donner au Bureau la possibilité de présenter des observations en l’absence des autres parties. De plus, il n’y a pas d’ambiguïté au par. 28(6) découlant d’une discordance entre les versions anglaise et française. La présence d’une virgule à la suite du terme « in camera » dans le texte anglais, qui est absente en français, ne crée pas une divergence de sens portant à conséquence parce que les expressions « in camera » et « à huis clos » renvoient à la même idée. La virgule dans le texte anglais ne suggère pas que celui‑ci, contrairement au texte français, est raisonnablement susceptible de donner lieu à un sens différent, soit que les observations du Bureau doivent être présentées en l’absence des autres parties. Même si la virgule qui suit l’expression « in camera » dans la version anglaise créait une véritable disparité entre les textes français et anglais, leur sens commun correspond au texte français non ambigu en l’espèce, qui devrait être privilégié en raison de son sens plus restreint ainsi que des autres indices de l’intention du législateur.
                    Bien que le paragraphe 28(6) ne confère pas au Bureau un droit général de présenter des observations en l’absence du public et des autres parties, un décideur saisi d’une demande de divulgation a néanmoins le pouvoir discrétionnaire d’inviter le Bureau à présenter de telles observations. La règle générale veut que le Bureau présente les observations dont il est question au par. 28(6) en audience publique et en présence des autres parties. Exceptionnellement, si le décideur détermine qu’il a besoin de l’aide du Bureau pour trancher la requête en divulgation, il peut permettre ou demander au Bureau de présenter d’autres observations en l’absence du public, en l’absence des autres parties ou en l’absence du public et des autres parties, afin que l’enregistrement puisse être dûment examiné sans aller à l’encontre de la protection législative applicable. Ces observations doivent être faites d’une façon qui serait équitable pour toutes les parties, soit par la remise à celles‑ci d’un préavis. En l’espèce, le juge en chambre a décidé que, compte tenu de la preuve et des observations déjà présentées, ainsi que des questions auxquelles il devait répondre pour trancher la requête, de telles observations n’étaient ni appropriées ni nécessaires. Le Bureau était tout à fait en mesure de plaider sa cause sans que le contenu de l’enregistrement pilotage soit divulgué ou que la protection prévue par la loi soit écartée.
                    Aux termes du paragraphe 28(6) de la Loi, un enregistrement de bord ne peut être communiqué aux fins de production et d’examen que si le tribunal ou le coroner, saisi d’une demande en ce sens, est convaincu que « l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement par le présent article ». Il importe de souligner que l’intérêt public joue des deux côtés de la balance : le public a un intérêt dans la bonne administration de la justice, mais il a aussi un intérêt en ce qui concerne la sécurité des transports. Le modèle de mise en balance utilisé par le Parlement au par. 28(6) prévoit que la non‑divulgation s’applique par défaut; il appartient à la partie qui demande la production d’expliquer pourquoi la protection ne devrait pas s’appliquer, à titre d’exception à la règle par défaut. Le critère relatif à la production prévu au par. 28(6) invite le tribunal ou le coroner à entreprendre un exercice discrétionnaire de mise en balance des intérêts en jeu, d’une manière semblable au critère utilisé pour les privilèges reconnus au cas par cas.
                    Ce que le Parlement a appelé l’intérêt public d’une bonne administration de la justice concerne le droit d’une partie à un procès équitable et de présenter tous les éléments de preuve pertinents qui sont nécessaires à la résolution du litige. Essentiellement, cette notion renvoie à la question de savoir si le fait de ne pas divulguer une preuve nuirait au processus de recherche des faits dans une mesure telle que cela porterait atteinte au droit d’une partie à un procès équitable et, par conséquent, à la confiance du public dans l’administration de la justice. L’existence même de la protection tend à indiquer que le Parlement est prêt à subordonner la fonction de recherche de vérité d’un procès civil à des valeurs qu’il considère comme potentiellement supérieures. Il incombe à la partie requérante d’établir que l’enregistrement pilotage peut contenir des éléments de preuve pertinents et probants mais aussi nécessaires, en ce sens qu’ils ne peuvent pas être obtenus ailleurs.
                    Correctement interprété, le critère relatif à la production mis au point par la Cour fédérale dans la décision Wappen‑Reederei GmbH & Co. KG c. Hyde Park (Le), 2006 CF 150, [2006] 4 R.C.F. 272, ne s’oppose pas de manière substantielle au critère appliqué par la Cour supérieure de l’Ontario dans la décision Société Air France c. Greater Toronto Airports Authority (2009), 85 C.P.C. (6th) 334, conf. sur ce point par 2010 ONCA 598, 324 D.L.R. (4th) 567. La décision Air France n’impose pas un simple critère de pertinence pour écarter la protection au nom de l’intérêt public d’une bonne administration de la justice, et ne réduit pas non plus l’intérêt dans l’administration de la justice à un simple examen de la pertinence. En pratique, les facteurs et la mise en balance énoncés dans les deux décisions ne sont pas incompatibles. La divulgation ne devrait pas être systématiquement autorisée simplement parce que les enregistrements sonores offrent des éléments de preuve fiables ou dignes de confiance. La nécessité est un élément essentiel de l’analyse. Lorsque la preuve est essentielle à la résolution d’une question fondamentale de l’affaire, son exclusion sur quelque fondement que ce soit peut menacer l’équité du procès. Les recours collectifs ne devraient pas être isolés comme ayant une importance supérieure dans le cadre de la mise en balance. Toutefois, les commentaires du juge en chambre sur les recours collectifs en l’espèce ne semblent pas avoir eu un effet important sur sa décision finale d’ordonner la production et l’examen.
                    La protection conférée à l’enregistrement de bord par l’art. 28 de la Loi est basée sur deux objectifs : premièrement, préserver la vie privée des pilotes et deuxièmement, promouvoir la sécurité publique dans le transport aérien. En fin de compte, la mise en balance exige que le tribunal ou le coroner identifie les facteurs pertinents et décide si, à la lumière de l’ensemble des circonstances, l’intérêt public d’une bonne administration de la justice commande la production et l’examen de l’enregistrement pilotage, indépendamment du poids accordé à la protection par le Parlement. Lorsqu’il évalue l’intérêt public dans l’administration de la justice, le décideur devrait considérer la pertinence, la valeur probante et la nécessité de l’enregistrement pour trancher les questions en litige comme étant des facteurs qui indiquent l’importance de l’enregistrement pour que le procès soit équitable. En ce qui concerne la protection, le décideur devrait tenir compte de l’effet de la communication sur la vie privée des pilotes et sur la sécurité des transports, laquelle est favorisée par la libre communication dans le poste de pilotage. Dans les décisions Air France et Hyde Park, les tribunaux ont correctement indiqué que la plupart de ces facteurs sont pertinents pour la mise en balance.
                    Le critère relatif à la production n’est pas un simple critère de pertinence. Le tribunal doit tenir compte non seulement de l’existence ou du nombre de lacunes dans la preuve, mais aussi de l’importance de ces lacunes par rapport aux faits et aux questions juridiques en litige. D’autres moyens de combler les lacunes, comme rafraîchir la mémoire des pilotes à l’aide du rapport du Bureau ou des déclarations des témoins, devraient également être envisagés. Comme la décision d’ordonner ou de refuser la production est discrétionnaire, la conclusion d’un juge commande la déférence, dans la mesure où le critère approprié et les facteurs pertinents devant être mis en balance ont été établis et appliqués correctement.
                    En l’espèce, il ressort clairement de la lecture de l’ensemble des motifs du juge en chambre que celui‑ci a appliqué le bon critère aux termes du par. 28(6). Il a cerné correctement les deux intérêts concurrents — l’intérêt public d’une bonne administration de la justice et les intérêts publics sous‑tendant la protection — et leur pertinence par rapport aux faits de l’espèce, et il a soupesé les intérêts concurrents. Fait important, le juge en chambre a examiné tous les éléments de preuve à l’appui de la protection prévue par la loi. De plus, il n’a pas ordonné la production de l’enregistrement pilotage afin d’avoir une compréhension complète du rôle des pilotes dans l’accident. Il a plutôt conclu que la production de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour combler les lacunes dans l’interrogatoire préalable des pilotes qui étaient déterminantes en ce qui concerne le lien de causalité et donc la responsabilité pour l’accident. Il pouvait évidemment tirer cette conclusion.
                    Les juges Côté et Brown (dissidents) : Le pourvoi devrait être accueilli. Le juge en chambre a commis une erreur en refusant de permettre au Bureau de présenter des observations à huis clos. De plus, bien qu’il y ait accord avec l’essentiel de ce qu’affirment les juges majoritaires concernant le test relatif à la production prévu au par. 28(6) de la Loi, il y a désaccord avec l’application de la norme de contrôle. Les motifs du juge en chambre révèlent de nombreuses erreurs de droit. Par conséquent, sa décision discrétionnaire d’ordonner la production de l’enregistrement pilotage est fondamentalement entachée et il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à cet égard. Étant donné qu’aucun membre de la Cour n’a entendu l’enregistrement pilotage ni lu la transcription de son contenu, la Cour n’est tout simplement pas en mesure d’apprécier à nouveau la preuve et d’effectuer la mise en balance discrétionnaire requise par le par. 28(6) de la Loi. L’affaire devrait donc être renvoyée à un autre juge en chambre.
                    Dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, la Cour a expliqué qu’en droit, l’expression ex parte s’entend d’une procédure ou d’une étape de la procédure qui se déroule à la demande et au bénéfice d’une seule partie, sans avis à la partie adverse ou présentation d’arguments de sa part. Les procédures ex parte sont donc différentes de celles à huis clos. Comme le Bureau a accepté d’aviser les autres parties ainsi que de leur fournir un résumé non privilégié de ses observations, sa demande visant à présenter des observations en l’absence du public et des autres parties ne peut être qualifiée de demande visant la présentation d’observations ex parte; il s’agit davantage d’une demande visant à présenter des observations à huis clos.
                    Une interprétation textuelle et téléologique de l’al. 28(6)(b) de la Loi dans sa version anglaise mène à la conclusion que le Bureau a le droit de présenter ses observations à huis clos — c’est‑à‑dire en l’absence du public et des autres parties. Le fait que l’expression « in camera », au début de la disposition dans la version anglaise, soit suivie d’une virgule signifie que ce terme qualifie tous les mots qui suivent. Par conséquent, tant l’examen de l’enregistrement pilotage par le tribunal que la « possibilité » donnée au Bureau de présenter des observations à ce sujet doivent avoir lieu à huis clos. La différence structurelle entre la version anglaise de l’ancien par. 34(1) de la Loi sur le Bureau canadien de la sécurité aérienne, et celle de l’al. 28(6)(b) de la Loi est également pertinente pour discerner l’intention du législateur. Toute ambiguïté créée par l’ancienne disposition a été résolue par le regroupement des anciens alinéas (b) et (c) et par la suppression de la virgule après le mot « recording », de sorte que l’expression « opportunity to make representations » fait désormais partie du champ d’application du qualificatif « in camera ». Par conséquent, la seule interprétation plausible est que l’expression « in camera » devait s’appliquer à la fois à l’examen de l’enregistrement et à la possibilité de présenter des observations. Pour ce qui est de la version française de la disposition, elle a une structure fondamentalement différente de la version anglaise. Le texte de la version anglaise indique que les observations doivent être présentées à huis clos, tandis que le texte de la version française est silencieux sur la nature des observations du Bureau. Il y a discordance entre les deux versions, ce qui justifie de recourir à l’approche téléologique plutôt que de rechercher un sens commun qui n’existe manifestement pas, et seule la version anglaise est conforme à une interprétation téléologique de la disposition. Le droit du Bureau de présenter des observations à ce sujet doit être interprété à la lumière de la mission statutaire du Bureau ainsi que de la décision du Parlement de créer un privilège statutaire. Dans la mesure où cela est nécessaire pour protéger le privilège, le Bureau a le droit de présenter des observations à huis clos. Une telle interprétation contribue à la réalisation de l’objet de la Loi et à la protection du privilège, en veillant à ce que celui‑ci soit levé uniquement lorsqu’il est véritablement dans l’intérêt public de le faire.
                    Le test relatif à la production de l’enregistrement pilotage prévu au par. 28(6) exige que le tribunal examine si « l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement par le présent article ». Deux facteurs doivent être examinés et soupesés lors de cette mise en balance : i) l’intérêt public dans la bonne administration de la justice; et ii) l’importance du privilège se rattachant à l’enregistrement pilotage. Cette mise en balance, et la décision qui en découle d’ordonner ou non la production de l’enregistrement pilotage, est discrétionnaire. Le test énoncé dans la décision Air France, et adopté par le juge en chambre dans la présente affaire, ne tient pas suffisamment compte des facteurs pertinents dans la mise en balance. Du côté de l’intérêt public dans l’administration de la justice, la décision Air France accorde trop d’importance à des facteurs non pertinents, comme l’existence d’un recours collectif, ce qui exagère de manière inappropriée la nécessité de veiller à ce que la preuve présentée au tribunal soit aussi exhaustive et fiable que possible. De l’autre côté de la balance, en ce qui concerne l’importance du privilège, la décision Air France diminue les objectifs relatifs à la vie privée et à la sécurité qui sous‑tendent le privilège conféré par le Parlement, le vidant ainsi de son contenu. Par conséquent, la décision Air France réduit essentiellement le test relatif à la production de l’enregistrement pilotage à une considération de pertinence et de fiabilité. Exiger que seules la pertinence et la fiabilité soient établies — sans autrement exiger de preuve que la production de l’enregistrement pilotage est nécessaire à la résolution d’une question centrale au litige — serait antinomique avec la création d’un privilège. Comme il a correctement été énoncé dans la décision Hyde Park, lorsqu’il examine l’intérêt public dans l’administration de la justice, le tribunal devrait se concentrer sur la nature et la valeur probante des éléments de preuve dans l’affaire sous étude et la mesure dans laquelle le tribunal a besoin de ces éléments de preuve pour trancher correctement une question cruciale dont il est saisi. En revanche, lorsqu’il met en balance l’importance du privilège, le tribunal devrait accorder le poids qui convient à celui‑ci, y compris les considérations liées à la vie privée et à la sécurité qui le sous‑tendent, pour éviter de permettre la communication simplement en raison de la valeur probante que comportent normalement les enregistrements sonores des événements.
                    En ce qui concerne la question de l’intérêt public, le juge en chambre a fondé son analyse sur un examen des politiques et des objectifs qui sous‑tendent les actions collectives, en tenant compte de l’objectif de modification de comportements que visent celles‑ci. Il a ainsi considéré à tort un facteur non pertinent, accordant une importance indue à ce côté de la balance. Un tel énoncé erroné du droit constitue une erreur susceptible de révision. Contrairement à la position adoptée par les juges majoritaires, il n’est donc pas nécessaire qu’une conclusion juridique erronée soit « déterminante » quant au résultat global pour vicier une décision discrétionnaire. L’exercice du pouvoir discrétionnaire est régi par des critères juridiques et, par conséquent, leur définition, tout comme leur non‑application ou leur mauvaise application, pose des questions de droit susceptibles de révision en appel. Si un juge tient compte d’un facteur non pertinent et lui accorde quelque poids que ce soit, il s’ensuit qu’il ou elle a appliqué le mauvais critère juridique, de sorte que toute conclusion qui en découle est intrinsèquement viciée. De plus, bien qu’il y ait accord avec les juges majoritaires pour dire qu’il faut veiller à ne pas ordonner la production simplement parce l’enregistrement pilotage serait utile et fournirait une preuve complète, le juge en chambre a expressément ordonné la production pour cette raison même, ce qui constitue une erreur révisable.
                    En ce qui concerne l’importance du privilège dans la mise en balance, les motifs du juge en chambre révèlent une fois de plus de nombreuses erreurs. Il y a désaccord avec l’interprétation que font les juges majoritaires de la décision Air France quant aux deux principes qui sous‑tendent le privilège statutaire, soit le respect de la vie privée et la protection de la sécurité. En ce qui concerne le respect de la vie privée, il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que la préoccupation relative à la vie privée des pilotes ne devient pas « largement illusoire » simplement parce que le Bureau publie un rapport qui pourrait documenter d’une certaine manière ce qu’ont dit les pilotes. Cependant, cette compréhension plus nuancée de la vie privée n’a été préconisée ni dans l’affaire Air France ni par le juge en chambre. Dans la décision Air France, la Cour supérieure de justice de l’Ontario était d’avis que l’examen par le tribunal de l’enregistrement pilotage et les règles relatives aux restrictions dans le poste de pilotage répondaient déjà aux préoccupations concernant la vie privée des pilotes. Selon son raisonnement, il n’est pas nécessaire de tenir compte des préoccupations relatives à la vie privée lors de l’exercice de mise en balance puisque d’autres mécanismes y répondent. Tel n’est pas l’état du droit. En adoptant ces motifs pour rejeter la proposition selon laquelle il y aura atteinte inappropriée aux intérêts en matière de vie privée, le juge en chambre a commis une erreur de droit. En ce qui concerne la sécurité, il y a accord avec l’énoncé du droit que font les juges majoritaires, mais encore une fois, ce ne sont pas les principes de droit tels qu’énoncés dans la décision Air France ou par le juge en chambre. En approuvant l’énoncé de la cour dans la décision Air France qui rejetait la sécurité aérienne et sa pertinence en tant que facteur dans l’analyse, le juge en chambre, dont les motifs sont remarquablement silencieux quant à toute considération potentielle relative à la sécurité, a commis une erreur de droit.
                    De plus, les conclusions du juge en chambre sont incomplètes et non étayées. Elles ne fournissent pas suffisamment de renseignements pour que la Cour puisse conclure que la production de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour régler le différend. Le juge en chambre a plutôt tiré une vague conclusion selon laquelle la production de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour répondre à des questions importantes, mais rien dans ses motifs n’indique les questions ou le nombre de questions de l’interrogatoire préalable des membres de l’équipage pour lesquelles la divulgation de l’enregistrement pilotage était le seul moyen d’y répondre. Il est donc difficile de connaître la nature et la valeur probante de la preuve dans la présente affaire, et la mesure dans laquelle celle‑ci est nécessaire pour répondre à une question cruciale dont le tribunal est saisi. En outre, dans la mesure où le juge en chambre a conclu que la production de l’enregistrement pilotage était nécessaire, cela doit être interprété au regard de ses affirmations, à deux endroits différents dans les motifs, selon lesquelles il était important que le tribunal dispose des renseignements complets. Ces affirmations erronées mettent en doute la prétendue conclusion du juge en chambre relative à la nécessité.
Jurisprudence
Citée par le juge Kasirer
                    Arrêts examinés : Société Air France c. Greater Toronto Airports Authority (2009), 85 C.P.C. (6th) 334, conf. en partie par 2010 ONCA 598, 324 D.L.R. (4th) 567; Wappen‑Reederei GmbH & Co. KG c. Hyde Park (Le), 2006 CF 150, [2006] 4 R.C.F. 272; arrêts mentionnés : Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287; Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205; P. (W.) c. Alberta, 2014 ABCA 404, 378 D.L.R. (4th) 629; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., 1997 CanLII 385 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 748; C.B. c. La Reine, 1981 CanLII 213 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 480; R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. 960122 Ontario Ltd., 2003 CAF 256; Hover c. Metropolitan Life Insurance Co., 1999 ABCA 123, 91 Alta. L.R. (3d) 226; R. c. Basi, 2009 CSC 52, [2009] 3 R.C.S. 389; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721; R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), 1989 CanLII 81 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 705; R. c. Mac, 2002 CSC 24, [2002] 1 R.C.S. 856; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; R. c. S.A.C., 2008 CSC 47, [2008] 2 R.C.S. 675; Doré c. Verdun (Ville), 1997 CanLII 315 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 862; Hunter c. Canada (Ministère des Consommateurs et des Sociétés), 1991 CanLII 8251 (CAF), [1991] 3 C.F. 186; ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140; R. c. Gruenke, 1991 CanLII 40 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 263; Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592; Denis c. Côté, 2019 CSC 44, [2019] 3 R.C.S. 482; Carey c. Ontario, 1986 CanLII 7 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 637; M. (A.) c. Ryan, 1997 CanLII 403 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 157.
Citée par la juge Côté (dissidente)
                    Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Re Associated Commercial Protectors Ltd. and Mason (1970), 1970 CanLII 912 (MB KB), 13 D.L.R. (3d) 643, conf. par (1970), 1970 CanLII 889 (MB CA), 16 D.L.R. (3d) 478; Bathurst Paper Ltd. c. Ministre des Affaires municipales de la province du Nouveau-Brunswick, 1971 CanLII 176 (CSC), [1972] R.C.S. 471; R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217; Société Air France c. Greater Toronto Airports Authority (2009), 85 C.P.C. (6th) 334, conf. par 2010 ONCA 598, 324 D.L.R. (4th) 567; Wappen‑Reederei GmbH & Co. KG c. Hyde Park (Le), 2006 CF 150, [2006] 4 R.C.F. 272; Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371.
Lois et règlements cités
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5, art. 39.1.
Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, L.C. 1989, c. 3, art. 2 « accident de transport », 3, 7, 16, 19(3), 28, 29, 30, 32, 33.
Loi sur le Bureau canadien de la sécurité aérienne, L.C. 1980‑81‑82‑83, c. 165, art. 26 à 28.
Loi sur le Bureau canadien de la sécurité aérienne, L.R.C. 1985, c. C‑12, art. 34(1).
Règles de procédure civile de la Nouvelle‑Écosse, règle 23.14(1)b).
Traités et autres instruments internationaux
Convention relative à l’aviation civile internationale, R.T. Can. 1944 no 36.
Doctrine et autres documents cités
Canada. Bureau de la sécurité des transports. Rapport d’enquête aéronautique A15H0002, Gatineau, 2017.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. XXIII, 1re sess., 32e lég., 28 juin 1983, p. 26842.
Canada. Commission d’enquête sur la sécurité aérienne. Rapport de la Commission d’enquête sur la sécurité aérienne, Ottawa, 1981.
Canada. Commission d’examen de la Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports. Mission sécurité, Ottawa, 1994.
Canada. Transports Canada. Rapport Estey relativement à l’accident d’Arrow Air à Gander (Terre‑Neuve) le 12 décembre 1985, par Willard Z. Estey, Ottawa, 21 juillet 1989.
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Côté, Pierre‑André, et Mathieu Devinat. Interprétation des lois, 5e éd., Montréal, Thémis, 2021.
Doucet, Michel. « Le bilinguisme législatif », dans Michel Bastarache et Michel Doucet, dir., Les droits linguistiques au Canada, 3e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013, 179.
Fournier, Julien. « Les privilèges en droit de la preuve : un nécessaire retour aux sources » (2019), 53 R.J.T.U.M. 461.
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Lederman, Sidney N., Michelle K. Fuerst and Hamish C. Stewart. Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, 6th ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
Mayrand, Albert. Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, 4e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007, « ex parte », « in camera ».
McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, 5th ed. by S. Casey Hill, David M. Tanovich and Louis P. Strezos, eds., Toronto, Thomson Reuters, 2013 (loose‑leaf updated July 2022, release 3).
Organisation de l’aviation civile internationale. Annexe 13 à la Convention relative à l’aviation civile internationale : Enquêtes sur les accidents et incidents d’aviation, 12e éd., Montréal, 2020.
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Paciocco, David M., Palma Paciocco and Lee Stuesser. The Law of Evidence, 8th ed., Toronto, Irwin Law, 2020.
Sullivan, Ruth. The Construction of Statutes, 7th ed., Toronto, LexisNexis, 2022.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse (les juges Bryson, Derrick et Beaton), 2021 NSCA 34, 70 C.P.C. (8th) 142, [2021] N.S.J. No. 158 (QL), 2021 CarswellNS 251 (WL), qui a confirmé une décision du juge Duncan, 2019 NSSC 339, 45 C.P.C. (8th) 124, [2019] N.S.J. No. 493 (QL), 2019 CarswellNS 816 (WL). Pourvoi rejeté, les juges Côté et Brown sont dissidents.
                    David Taylor, Richard W. Norman et Alyssa Holland, pour l’appelant.
                    Jamie L. Thornback, Raymond F. Wagner, c.r., et Kate Boyle, pour les intimés Kathleen Carroll‑Byrne, Asher Hodara et Georges Liboy.
                    Clay Hunter, pour les intimés Air Canada, Untel no 1 et Untel no 2.
                    Christopher Hubbard, Emmanuelle Poupart, Jesse Hartery et Brittany Cerqua, pour l’intimée Airbus S.A.S.
                    Stephen Ronan et Robert B. Bell, pour l’intimée NAV CANADA.
                    Michelle L. Chai, Scott R. Campbell et Erin J. McSorley, pour l’intimée Halifax International Airport Authority.
                    John Provart, pour l’intimé le procureur général du Canada représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada.
                    Christopher C. Rootham, Andrew Montague‑Reinholdt et Adrienne Fanjoy, pour l’intimée l’Association des pilotes d’Air Canada.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal rendu par
 
                  Le juge Kasirer —
I.               Aperçu
[1]                             Un accident s’est produit lors de l’atterrissage à Halifax d’un vol commercial en provenance de Toronto. Un certain nombre de personnes ont été blessées. Des biens, y compris l’aéronef, ont été endommagés. Certains des passagers ont intenté un recours collectif dans lequel ils allèguent que la négligence de la part de la compagnie aérienne, de ses pilotes, du fabricant de l’aéronef, de l’aéroport et d’autres leur avait causé préjudice.
[2]                             Dans le cadre d’une opération sans lien avec cette action civile, le Bureau de la sécurité des transports du Canada (« Bureau »), un organisme fédéral indépendant, a enquêté sur l’accident conformément au mandat que lui confère la loi de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau a publié un rapport public indiquant les causes ou les facteurs qui ont contribué à l’accident et les mesures de sécurité devant être prises par les intéressés. Conformément à son rôle, il n’a pas cherché à attribuer la responsabilité de l’accident à qui que ce soit.
[3]                             L’un des défendeurs partie au recours collectif, Airbus S.A.S., a présenté une requête interlocutoire devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse visant l’obtention d’une ordonnance enjoignant au Bureau de communiquer l’enregistreur des conversations dans le poste de pilotage (« enregistrement pilotage ») contenant les communications de l’équipage de conduite — il s’agit d’une partie de ce qui est appelé la « boîte noire » de l’aéronef — ainsi que les transcriptions des données enregistrées. Le Bureau, qui n’était pas partie au litige, détenait la seule copie de l’enregistrement pilotage et l’a utilisée pour la préparation de son rapport. La défenderesse Airbus, le fabricant de l’aéronef, a affirmé que la communication de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour assurer la tenue d’un procès équitable, en particulier pour régler la question de la causalité qui serait au cœur de l’action civile. Dans sa requête, elle a fait valoir que les circonstances de l’atterrissage, cruciales pour déterminer qui était responsable des pertes alléguées, n’étaient pas claires à la lumière du témoignage des pilotes lors de l’interrogatoire préalable et que les éléments de preuve manquants étaient par ailleurs impossibles à obtenir. Le Bureau s’est opposé à la requête en divulgation. Il a reçu l’appui de la compagnie aérienne défenderesse, Air Canada, et de ses pilotes, qui auraient agi avec négligence selon les allégations formulées. De l’avis du Bureau, l’enregistrement pilotage faisait l’objet d’une protection prévue par la loi et ne pouvait donc pas être produit en preuve dans l’action civile.
[4]                             En tant qu’« enregistrement de bord », l’enregistrement pilotage est effectivement protégé aux termes de l’art. 28 de la Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, L.C. 1989, c. 3 (« Loi »)[1]. Personne ne peut être tenu de produire l’enregistrement pilotage ou de donner des éléments de preuve qui s’y rapportent dans le cadre de procédures judiciaires, à moins d’obtenir l’autorisation d’un tribunal ou d’un coroner.
[5]                             Après avoir écouté l’enregistrement pilotage à huis clos, le juge en chambre a décidé qu’il s’agissait d’une preuve fiable et pertinente qui était nécessaire pour régler le différend. Il a ordonné au Bureau de communiquer l’enregistrement protégé aux parties, sous réserve de ce qu’il a appelé des [traduction] « conditions très strictes » pour en protéger la confidentialité. Selon lui, la production de l’enregistrement pilotage était permise parce que, suivant le critère énoncé dans la Loi, l’intérêt public d’une bonne administration de la justice avait prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement de bord. Le jugement interlocutoire qu’il a rendu a été confirmé en appel. Le Bureau se pourvoit devant la Cour afin de faire reconnaître la protection prévue par la loi. Il soutient essentiellement que les objectifs qu’avait le Parlement en établissant la protection — préserver la vie privée des pilotes et promouvoir la sécurité publique dans le transport aérien — serait compromis si l’enregistrement pilotage était divulgué dans le cadre du recours collectif.
[6]                             Lorsqu’une personne cherche à faire exclure des éléments de preuve pertinents dans le cadre d’une action civile sur la base d’une protection d’origine législative, elle oppose la recherche de la vérité — que la Cour a appelé « le principe cardinal de la conduite de l’instance civile » dans l’arrêt Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287, par. 24 — à des questions d’ordre public, distinctes du processus judiciaire, que le législateur a jugé bon de protéger en empêchant la divulgation de certains renseignements devant les tribunaux. En droit de la preuve, la fonction de recherche de la vérité dans un procès civil est donc en « tension » avec ces autres valeurs que le législateur a choisi de protéger par la loi en établissant la protection (j’emprunte le terme « tension » dans ce contexte au juriste Julien Fournier, « Les privilèges en droit de la preuve : un nécessaire retour aux sources » (2019), 53 R.J.T.U.M. 461, p. 468). Souvent, le législateur indiquera comment cette tension devrait être résolue, par exemple en précisant qu’il s’agit d’une protection absolue, en reconnaissant des exceptions distinctes ou encore en donnant au décideur le pouvoir discrétionnaire de juger si la recherche de la vérité doit céder la place à la protection. Sous réserve de contraintes constitutionnelles, les tribunaux devraient respecter le choix qui se reflète dans la protection prévue par la loi et reconnaître que, lorsque le législateur a accordé une place de choix à une protection, certains éléments de preuve autrement pertinents et dignes de foi qui pourraient faire progresser la résolution juste d’un procès civil seront exclus en raison [traduction] « d’intérêts sociétaux prépondérants » (S. N. Lederman, M. K. Fuerst et H. C. Stewart, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (6e éd. 2022), ¶14.1).
[7]                             Le présent pourvoi invite la Cour à examiner les circonstances dans lesquelles, selon le Parlement, la protection de l’enregistrement pilotage devrait avoir préséance sur les éléments de preuve vraisemblablement pertinents et dignes de confiance que pourrait fournir l’enregistrement pilotage lors de l’instruction au fond du recours collectif. L’issue du pourvoi dépend de la volonté du Parlement quant à la façon dont cette tension devrait être réglée en application de la Loi. Je suis d’avis que les tribunaux ne devraient pas imposer leur propre opinion quant aux situations où la preuve devrait être produite lorsque, au moyen d’une loi valide, le législateur a précisé de quelle façon des valeurs autres que la fonction de recherche de la vérité du droit de la preuve devraient avoir préséance dans les instances civiles, administratives ou pénales.
[8]                             Comme je tenterai de l’expliquer, en l’espèce, le Parlement a atténué sa préférence voulant que l’enregistrement pilotage soit impossible à obtenir par des parties civiles. La protection qu’il a créée est « discrétionnaire », par opposition à un privilège prévu par la loi qui serait non discrétionnaire, avec ou sans exception désignée (voir Fournier, p. 495). Alors que dans le cas des protections absolues d’origine législative, le tribunal n’a pas le pouvoir de soupeser, dans un procès civil, le mérite relatif des intérêts sociétaux par rapport à la recherche de la vérité, une protection discrétionnaire charge généralement le décideur de mettre en balance l’intérêt public que reflète la protection par rapport à la fonction de recherche de la vérité du droit de la preuve selon des critères distincts. En revanche, lorsque le législateur choisit de créer ou de reconnaître une protection non discrétionnaire, le décideur n’a pas de fonction de mise en balance. Le décideur doit plutôt appliquer la protection, comme le prévoit la loi, sous réserve de toute exception reconnue par celle‑ci.
[9]                             En créant une protection à l’art. 28 de la Loi qui exclut l’enregistrement pilotage de la production et de l’examen lors de procédures devant un tribunal ou un coroner, le Parlement reconnaissait que les valeurs que sont la vie privée des pilotes et la sécurité aérienne sont présumées avoir prépondérance sur les valeurs qui sous‑tendent l’administration de la justice, comme l’équité du procès. Toutefois, le Parlement a investi les tribunaux et les coroners du pouvoir d’ordonner la production de l’enregistrement pilotage lorsque « l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement par le présent article ». À la différence de certains autres privilèges d’origine législative, le Parlement n’a pas expressément énoncé les critères qui régissent l’exercice ce pouvoir discrétionnaire. Le présent pourvoi porte sur la détermination et l’application de ces critères. Le tribunal ou le coroner saisi d’une demande de production et d’examen d’un enregistrement de bord conformément au par. 28(6) a pour tâche de décider si l’intérêt public dans l’administration de la justice — qui repose somme toute sur l’équité du procès — a prépondérance sur les intérêts que voulait protéger le Parlement lorsqu’il a établi la protection. Lors de cette mise en balance, le décideur doit soupeser deux intérêts publics concurrents : d’un côté, la pertinence, la valeur probante et la nécessité de l’enregistrement de bord pour le règlement équitable du différend et, de l’autre, les effets de la divulgation sur la vie privée des pilotes et la sécurité aérienne.
[10]                        Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de confirmer la décision discrétionnaire du juge en chambre d’autoriser la production et l’examen de l’enregistrement pilotage au procès et de rejeter le pourvoi. Premièrement, le juge en chambre a correctement énoncé en droit les objectifs qui sous‑tendent la protection, soit le respect de la vie privée des pilotes et la sécurité publique dans le transport aérien, qui sont utiles pour soupeser [traduction] « l’importance de la protection » telle que reconnue par le Parlement. Deuxièmement, en contrepartie, il n’a pas adopté une interprétation de « l’intérêt public d’une bonne administration de la justice », se trouvant dans l’autre plateau de la balance, qui minait la protection prévue par la loi visant l’enregistrement pilotage. Il n’a pas, par exemple, laissé entendre que l’importance de la protection pourrait être supplantée par le simple fait que l’enregistrement pilotage était pertinent et digne de foi. Le juge était convaincu que les renseignements contenus dans l’enregistrement de bord protégé ne pouvaient pas être produits en preuve par d’autres moyens raisonnables. Il a donc ordonné la divulgation de l’enregistrement pilotage non seulement en raison de sa grande valeur probante, mais d’abord et avant tout parce que celui‑ci était nécessaire pour régler l’action civile. Son exclusion aurait pu nuire à un procès équitable en lien avec une question essentielle du litige.
[11]                        Conscient des contraintes associées à sa tâche, le juge en chambre a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le Parlement. Il a ordonné la communication de l’enregistrement pilotage sous réserve de conditions qui, malgré la divulgation, assureraient une certaine confidentialité et, comme l’exige le Parlement, interdiraient l’utilisation de l’enregistrement de bord dans certaines autres procédures (par. 28(7) de la Loi). À mon avis, il convient de faire preuve de déférence en appel à l’égard de la décision du juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire : en effet, telle était l’intention du Parlement lorsqu’il a créé cette protection discrétionnaire.
[12]                        Je rejette également l’argument du Bureau selon lequel la Loi lui confère, de manière générale, le droit de présenter des observations sur la portée de la protection en séance privée avec le juge et en l’absence des autres parties. Correctement interprétée, la Loi ne prévoit pas un tel droit général. Bien que le Parlement n’empêche pas le tribunal ou le coroner de demander l’aide du Bureau pour l’examen à huis clos de l’enregistrement de bord, le juge en chambre n’a pas commis d’erreur en rejetant la demande du Bureau, car à son avis, de telles observations n’étaient pas nécessaires en l’espèce.
II.            Contexte
[13]                        L’accident s’est produit lorsque le vol AC624 d’Air Canada a atterri dans le vent et la neige tard une nuit du mois de mars 2015 à l’aéroport international Stanfield d’Halifax, en Nouvelle‑Écosse. L’Airbus Industrie A320‑211 transportait 133 passagers et 5 membres d’équipage. Lors de la descente, l’aéronef a heurté le sol à environ 740 pieds avant la piste, puis a glissé et s’est finalement arrêté. Un certain nombre de personnes ont été blessées, dont 25 qui ont été transportées dans des hôpitaux locaux. Bien qu’aucun incendie ne se soit déclaré après l’impact, l’aéronef a été détruit par la suite.
[14]                        Le Bureau est chargé par la Loi de promouvoir la sécurité des transports en menant des enquêtes indépendantes sur les « accidents de transport » (art. 2 de la Loi; le français « accident de transport » est sans doute plus évocateur que l’anglais « transportation occurrence »). Le Bureau a entrepris une enquête sur l’accident d’Halifax afin d’en dégager les causes et les facteurs, comme l’exige le par. 7(1) de la Loi, et afin de constater, de réduire ou d’éliminer les manquements à la sécurité mis en évidence par l’accident et de publier un rapport d’enquête. Conformément à sa mission, le rôle du Bureau était de mener une enquête et de publier un rapport sur celle‑ci, et non de désigner des responsables. Ses conclusions ne peuvent être interprétées de façon à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales (par. 7(2), (3) et (4)).
[15]                        Le Bureau a recueilli deux enregistreurs de bord provenant du vol AC624 à la suite de l’accident. L’enregistrement pilotage contient la bande audio du poste de pilotage, y compris des conversations entre les membres de l’équipage de conduite. L’enregistreur de données de vol (« EDV ») consigne les paramètres du vol, y compris l’altitude et la vitesse anémométrique. Après avoir récupéré l’enregistrement pilotage, le Bureau a téléchargé les données électroniquement. Il a ensuite effacé le contenu de l’enregistreur avant de le renvoyer au propriétaire de l’aéronef.
[16]                        À partir d’une série de documents, notamment des entretiens avec les membres de l’équipage de conduite et l’enregistrement pilotage, le Bureau a préparé un rapport sur l’accident qui a par la suite été rendu public. Selon l’affidavit de M. Jean L. Laporte, administrateur en chef des opérations du Bureau, les enquêteurs ont examiné l’enregistrement pilotage et l’ont utilisé conjointement avec les données de l’EDV pour [traduction] « recréer l’environnement du poste de pilotage lors de la descente et de l’atterrissage » (d.a., p. 1862, par. 57).
[17]                        Même si l’enregistrement pilotage est protégé, le Bureau peut l’utiliser comme il l’estime nécessaire dans l’intérêt de la sécurité des transports (par. 28(4) de la Loi). En l’espèce, le rapport du Bureau comprend des renvois au contenu de l’enregistrement pilotage et en reproduit des extraits. La première page du rapport indique que le Bureau n’est pas autorisé à communiquer le contenu de l’enregistrement pilotage concernant des questions qui n’ont aucun rapport avec les causes et les facteurs de l’accident ou avec la constatation des manquements à la sécurité. Il est également mentionné que les informations provenant de l’enregistrement pilotage incluses dans le rapport ont été « soigneusement examinées pour s’assurer qu’elles étaient nécessaires pour promouvoir la sécurité des transports » (Bureau de la sécurité des transports du Canada, Rapport d’enquête aéronautique A15H0002 (2017), p. 1).
[18]                        Selon les conclusions du Bureau concernant les causes et facteurs à l’origine de l’accident, l’aéronef a atterri avant la piste en raison de la visibilité réduite, des procédures d’utilisation normalisées de la compagnie aérienne et des mauvaises décisions prises par l’équipage de conduite, notamment le défaut de surveiller l’angle de l’aéronef pendant la descente. Parmi les autres facteurs mentionnés, le Bureau a également conclu que les conditions d’éclairage sur la piste étaient inadéquates.
[19]                        À la suite de l’accident, un recours collectif a été intenté au nom de certains passagers réclamant des dommages‑intérêts à Air Canada (le transporteur aérien responsable du vol et l’employeur des pilotes), Airbus (le fabricant de l’aéronef), Halifax International Airport Authority (l’exploitant de l’aéroport), NAV CANADA (le fournisseur de services de navigation aérienne), le procureur général du Canada (représentant Transports Canada à titre de propriétaire et occupant de l’aéroport), et Untel no 1 et no 2 (le capitaine et le copilote). Les demandeurs soutiennent que les blessures et les pertes financières qu’ils ont subies en raison de l’accident ont été causées par la négligence des défendeurs, notamment la négligence de l’équipage de conduite, la formation inadéquate de l’équipage de conduite, le mauvais éclairage de la piste, les systèmes d’atterrissage déficients, des observations et des communications incomplètes concernant les conditions météorologiques et des précautions de sécurité insuffisantes en prévision de l’atterrissage.
[20]                        Les allégations formulées par les demandeurs à l’encontre d’Air Canada et de l’équipage de conduite sont particulièrement pertinentes pour le présent pourvoi. En plus de soutenir qu’Air Canada a fourni à l’équipage de conduite une formation non conforme aux normes, les demandeurs font valoir que la compagnie aérienne a mal géré les risques associés à la procédure d’atterrissage de l’aéronef utilisée par l’équipage de conduite et qu’elle a adopté une procédure d’approche dont la marge de sécurité était insuffisante. Ils affirment également qu’en tant qu’employeur, Air Canada est indirectement responsable pour les pertes causées par la négligence de l’équipage de conduite, laquelle comprend, selon eux, le fait de ne pas respecter les minimums réglementaires en matière de visibilité avant l’approche, le fait de choisir de ne pas interrompre l’atterrissage et de ne pas se dérouter vers un autre aéroport, le fait de ne pas demander de renseignements météorologiques à jour au contrôle de la circulation aérienne, le fait de ne pas suivre les instructions du contrôle de la circulation aérienne, le fait de ne pas déclarer une urgence en temps opportun et le fait d’exploiter l’aéronef sans faire preuve de la diligence requise et sans avoir les compétences nécessaires. Les autres défendeurs, soit Airbus, le procureur général du Canada, NAV CANADA et la Halifax International Airport Authority, ont présenté sur le même fondement des demandes entre défendeurs contre Air Canada et l’équipage de conduite dans le cadre de leurs défenses. Air Canada nie qu’il y a eu négligence de sa part ou de la part de ses employés et a aussi présenté des demandes réciproques contre ses codéfendeurs.
[21]                        Le Bureau n’est pas partie à l’instance. Le recours collectif a été autorisé en 2016. Les actes de procédure sont clos, la communication de la preuve et les interrogatoires préalables sont terminés.
[22]                        Dans le cadre de sa défense et de sa demande réciproque, Airbus a déposé une requête interlocutoire fondée sur le par. 28(6) de la Loi en vue d’obtenir la divulgation par le Bureau de la bande audio et de la transcription de l’enregistrement pilotage. Dans sa demande, qui est à l’origine du présent pourvoi, Airbus a déclaré ne pas chercher à obtenir la communication des portions de l’enregistrement pilotage contenant des discussions purement personnelles entre les membres de l’équipage de conduite. Airbus ne cherche qu’à obtenir les extraits de conversation de l’équipage de conduite qui sont directement pertinents pour une question en litige. Airbus a soulevé plusieurs questions essentielles afin de déterminer la responsabilité d’Air Canada et de l’équipage de conduite et qui nécessitent la communication de l’enregistrement pilotage, notamment : L’équipage de conduite avait‑il remarqué que l’aéronef s’était détourné de la trajectoire de descente prédéfinie? Pourquoi les membres de l’équipage de conduite n’ont pas remarqué la divergence ou, s’ils l’ont remarquée, pourquoi n’ont‑ils pris aucune mesure pour éviter l’accident? Les signaux visuels étaient‑ils suffisants pour poursuivre l’atterrissage? Airbus a également indiqué que cette preuve ne pouvait pas être obtenue auprès des membres de l’équipage de conduite, car ceux‑ci étaient incapables de se souvenir de détails cruciaux lors de l’interrogatoire préalable. Airbus affirme que sans l’enregistrement pilotage pour combler ces lacunes dans la preuve, un procès équitable pour le recours collectif ne serait pas possible, car il n’existe pas d’autres sources fiables ou admissibles pour la plupart de ces éléments de preuve. Soulignant que le Bureau s’est appuyé sur l’enregistrement pilotage pour son rapport, Airbus allègue qu’il est évident que le Bureau en a eu besoin pour compléter les informations recueillies auprès des pilotes afin de comprendre ce qui s’était passé lors du vol. Au paragraphe 55 de sa requête, Airbus déclare ce qui suit :
                        [traduction] En bref, l’enregistrement pilotage contient des informations particulières très pertinentes pour les demandes et les défenses et pouvant révéler des éléments de preuve cruciaux qui sont absents du dossier de preuve actuel. Ces éléments de preuve ne peuvent être obtenus d’aucune autre source et sont nécessaires pour que le procès soit équitable pour les parties.
                    (d.a., p. 1300)
[23]                        En outre, Airbus a proposé que la production de l’enregistrement pilotage soit assujettie à des conditions strictes afin de protéger la confidentialité de celui‑ci. La demande d’Airbus a été appuyée par les demandeurs et plusieurs autres défendeurs, qui ont généralement reconnu que la production de l’enregistrement pilotage est nécessaire pour établir le bien‑fondé de leurs positions respectives.
[24]                        Le Bureau est toujours en possession de l’enregistrement pilotage. Il a obtenu le statut d’intervenant et a été autorisé à présenter des observations devant le juge en chambre. L’Association des pilotes d’Air Canada (« APAC ») a également obtenu le statut d’intervenant. Ils ont tous deux fait valoir que l’enregistrement pilotage ne devait pas être divulgué. Air Canada et l’équipage de conduite se sont opposés à la divulgation devant le juge en chambre. Ils continuent d’appuyer la thèse avancée par le Bureau, mais n’ont présenté aucune observation écrite ou orale devant notre Cour.
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.           Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse
(1)         Décision rendue oralement le 4 septembre 2019 (le juge Duncan)
[25]                        Avant l’audience sur la production de l’enregistrement de bord devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, le Bureau a envoyé une demande à cette dernière, et en a transmis des copies à toutes les parties au recours collectif, pour solliciter le droit de présenter des [traduction] « observations ex parte à la [c]our concernant le contenu de l’enregistrement pilotage » (d.a., p. 1511). Il a fait valoir que l’expression « à huis clos », au par. 28(6) de la Loi, signifiait que le Bureau devrait avoir une possibilité raisonnable de présenter des observations concernant la divulgation à la fois à huis clos et ex parte. En d’autres termes, le Bureau devrait pouvoir présenter des observations sur l’admissibilité de l’enregistrement pilotage en l’absence du public ainsi que des autres parties et des intervenants. Le Bureau a manifesté son intention de présenter des observations sur deux points : premièrement, sur le contenu de l’enregistrement pilotage et l’existence d’autres sources pour les informations qu’il contient et, deuxièmement, sur certains aspects techniques de l’enregistrement pilotage afin d’aider la cour à comprendre les documents. À son avis, parler de l’une ou l’autre de ces questions en audience publique révélerait des renseignements confidentiels et compromettrait la protection même que voulait mettre en place le Parlement.
[26]                        Dans ses motifs rendus oralement, le juge en chambre a rejeté la demande du Bureau visant la présentation de nouvelles observations en l’absence des autres parties. Après avoir écouté l’enregistrement pilotage en privé et examiné la preuve ainsi que les observations présentées lors de l’audience publique par tous les procureurs, incluant ceux du Bureau, le juge a conclu qu’il n’avait aucune difficulté à comprendre les documents et leur lien avec les allégations concernant la détermination de la responsabilité dans le cadre de l’action principale. Dans les circonstances, les observations additionnelles que le Bureau voulait présenter n’étaient donc pas nécessaires et, en conséquence, il était inutile de trancher la question de savoir si la Loi permettait au Bureau de présenter des observations en l’absence du public et des parties.
[27]                        Le juge en chambre a également annoncé sa décision d’accueillir la requête en production de l’enregistrement pilotage, précisant que des motifs écrits suivraient. Dans l’intervalle, les avocats de toutes les parties pouvaient présenter des observations sur la question de savoir s’il était approprié, dans un souci de [traduction] « prudence et compte tenu de la protection prévue par la loi », d’expurger les motifs écrits ou d’en limiter autrement la publication afin d’assurer le respect des exigences de confidentialité prévues par la Loi (d.a., p. 9‑10).
(2)         Motifs de la décision, 2019 NSSC 339, 45 C.P.C. (8th) 124 (le juge Duncan)
[28]                        Dans ses motifs écrits ordonnant au Bureau de produire l’enregistrement pilotage et les transcriptions, le juge en chambre a conclu que l’enregistrement pilotage contenait des informations qui étaient fiables, pertinentes et importantes afin d’établir le lien de causalité, soit une question essentielle à la détermination de la responsabilité civile dans le recours collectif (par. 29, 31 et 50). Plus particulièrement, il a écrit que les perceptions et les décisions des membres de l’équipage de conduite quant à la façon d’atterrir et à l’endroit où le faire étaient [traduction] « déterminantes dans l’action des demandeurs » (par. 23). Il a conclu que les pilotes étaient incapables de se souvenir de nombreux détails clés des événements ayant mené à l’accident. L’interrogatoire préalable de ces deux membres de l’équipage de conduite était [traduction] « nécessaire pour répondre à des questions importantes » et, puisque les pilotes eux‑mêmes ne pouvaient pas combler les lacunes dans la preuve, l’enregistrement pilotage représentait la « seule façon » d’obtenir ces renseignements (par. 48). Le juge en chambre a estimé que l’enregistrement pilotage avait une forte valeur probante et était [traduction] « nécessaire » à la résolution du litige (par. 49).
[29]                        Le juge en chambre s’est fondé sur les principes de droit énoncés par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision Société Air France c. Greater Toronto Airports Authority (2009), 85 C.P.C. (6th) 334, conf. sur ce point par 2010 ONCA 598, 324 D.L.R. (4th) 567, où le juge Strathy (tel qu’il était alors) a examiné l’historique et l’objectif de l’art. 28 de la Loi et ordonné la production d’un enregistrement de bord. Plus particulièrement, le juge en chambre partageait l’opinion du juge Strathy, portant que l’intérêt public dans l’administration de la justice protège la capacité des parties à exposer leur position et à répondre aux allégations formulées contre eux et préserve l’intégrité du processus judiciaire d’appréciation des faits (par. 51). Ces préoccupations sont présentes en l’espèce car [traduction] « des questions relatives à l’équité du procès et la réalisation des objectifs du recours collectif se posent » (par. 52).
[30]                        Le juge en chambre s’est également appuyé sur la décision Air France pour conclure que les objectifs de la protection prévue par la loi sont de préserver la vie privée des pilotes et d’assurer la sécurité du public en encourageant les communications libres et sans entrave entre ceux‑ci (par. 54). Il a conclu qu’en l’espèce, les intérêts en matière de vie privée des pilotes et de sécurité publique étaient semblables à ceux en cause dans l’affaire Air France, à deux différences près. Premièrement, bien que la preuve présentée par les pilotes comportait des lacunes, l’enregistrement pilotage n’a pas été utilisé pour rafraîchir leur mémoire, contrairement à ce qui a été fait dans l’affaire Air France. Deuxièmement, les pilotes dans la présente affaire se sont opposés à la requête en divulgation, alors que dans l’affaire Air France, les pilotes ne se sont pas opposés à la divulgation de l’enregistrement pilotage. Étant donné les lacunes dans la preuve en l’espèce et l’impossibilité pour les pilotes de fournir des informations importantes, l’enregistrement pilotage [traduction] « pouvait aider le juge des faits dans sa fonction de recherche de la vérité » (par. 57).
[31]                        Après avoir mis en balance les deux intérêts dont il est question au par. 28(6), le juge en chambre a conclu que l’importance de l’enregistrement pour l’administration de la justice dans le cadre du recours collectif avait prépondérance sur l’importance de la protection prévue par la loi. La divulgation de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour le règlement du litige civil. Elle ne nuirait ni à la sécurité aérienne ni aux relations entre les pilotes et leurs employeurs, et elle n’entraverait pas les enquêtes sur les accidents. En outre, l’enregistrement pilotage ne contenait pas d’éléments privés ou scandaleux (par. 63‑68).
[32]                        Le juge en chambre a donné au Bureau la directive de fournir une copie de l’enregistrement pilotage et de la transcription aux avocats en vue de leur utilisation dans le cadre du recours collectif [traduction] « sous réserve d[e] conditions très strictes », en précisant que la divulgation serait limitée aux parties et à leurs experts, consultants, assureurs et avocats afin d’en préserver la confidentialité (par. 68‑69).
B.            Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse, 2021 NSCA 34, 70 C.P.C. (8th) 142 (les juges Bryson, Derrick et Beaton)
[33]                        Le Bureau a obtenu l’autorisation d’interjeter appel du jugement interlocutoire ordonnant la divulgation. Il a fait valoir que le juge en chambre avait commis une erreur de droit en ne lui permettant pas de présenter des observations ex parte avant que celui‑ci décide d’autoriser la divulgation de l’enregistrement pilotage. De plus, le juge en chambre avait interprété de façon erronée le par. 28(6) en jugeant que l’intérêt public dans la bonne administration de la justice avait prépondérance sur l’importance de la protection d’origine législative associée à l’enregistrement pilotage.
[34]                        Pour ce qui est de la première question, le juge Bryson, s’exprimant au nom de la cour, a fait observer que les termes « à huis clos » et « ex parte » n’ont pas le même sens. Le terme « ex parte » signifie « en l’absence des autres parties au litige », par opposition à l’exclusion du public. Le paragraphe 28(6) n’utilise que l’expression « à huis clos ». Après avoir examiné l’al. 28(6)(b) de la version anglaise et la partie pertinente de la version française du par. 28(6), le juge a conclu que la disposition ne créait aucune ambiguïté. En clair, la Loi autorise le tribunal, et non les parties, à écouter l’enregistrement pilotage à huis clos. Le Bureau, qui n’est pas une partie au sens propre, a alors la possibilité de présenter des observations, mais il ne peut le faire ni à huis clos ni ex parte.
[35]                        Au regard des faits de l’affaire, le Bureau n’avait pas démontré que des observations ex parte auraient eu une incidence sur l’analyse de la cour. Qui plus est, le juge en chambre a conclu qu’il n’avait pas besoin d’aide pour comprendre l’enregistrement. S’il existait d’autres sources permettant d’obtenir les informations contenues dans l’enregistrement pilotage qui auraient pu combler les lacunes relevées par Airbus, le Bureau ne les a pas mentionnées.
[36]                        Quant à la deuxième question, le juge Bryson a conclu que le juge en chambre n’avait pas commis d’erreur en ordonnant la divulgation. Le juge en chambre n’avait pas appliqué le mauvais critère en se fondant sur les motifs du juge Strathy dans la décision Air France plutôt que sur les motifs de la décision Wappen‑Reederei GmbH & Co. KG c. Hyde Park (Le), 2006 CF 150, [2006] 4 R.C.F. 272. Les critères énoncés dans la décision Hyde Park sont en grande partie inclus dans l’analyse effectuée dans la décision Air France. Quant à la « possibilité d’une erreur judiciaire », évoquée dans la décision Hyde Park (par. 74) comme exigence minimale à l’admission de l’enregistrement pilotage, ce critère ne figure pas dans la Loi et n’a pas été retenu dans la décision Air France. L’« erreur judiciaire », terme plus couramment associé au droit criminel, constitue un critère rétrospectif qui ne convient pas à l’analyse prospective nécessaire à la mise en balance prévue au par. 28(6). Il s’agit d’une norme trop élevée. En tout état de cause, les enregistrements dans l’affaire Hyde Park n’étaient pas [traduction] « cruciaux » et les informations qu’ils contenaient auraient pu être obtenues au moyen d’autres sources. Le juge en chambre est arrivé à la conclusion contraire en l’espèce. L’affaire Hyde Park se distingue donc de la présente espèce par ses faits (par. 60).
[37]                        Le juge Bryson s’est déclaré convaincu que le juge en chambre n’avait pas [traduction] « affaibli » la protection prévue par la loi en réduisant le critère de mise en balance du par. 28(6) à un simple critère de pertinence (par. 85). Le juge en chambre avait plutôt conclu que les communications de l’équipage de conduite contenaient des informations pertinentes quant au lien de causalité et nécessaires pour répondre aux importantes questions au cœur du litige, et que celles‑ci ne pouvaient être obtenues que par l’enregistrement pilotage (par. 67, citant les par. 48 et 50 des motifs de la C.S. N.‑É.). Il avait soupesé l’intérêt public dans l’administration de la justice par rapport à l’objectif de la protection et avait conclu, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, que la divulgation était justifiée. Le Bureau n’a cerné ni erreur de droit ni erreur manifeste et importante dans son examen de la preuve. La décision discrétionnaire du juge en chambre d’ordonner la divulgation de l’enregistrement pilotage commandait donc la déférence.
IV.         Questions en litige
[38]                        Il y a deux questions en litige dans le présent pourvoi. Premièrement, le Bureau a‑t‑il le droit de présenter des observations en l’absence des autres parties et du public en vertu du par. 28(6) de la Loi? Deuxièmement, le juge en chambre a‑t‑il commis une erreur révisable lorsqu’il a ordonné la divulgation de l’enregistrement pilotage en vertu du par. 28(6)?
[39]                        Dans la mesure où le Bureau allègue que le juge en chambre a commis une erreur dans son interprétation du par. 28(6) en le privant du droit de présenter des observations en l’absence du public et des parties, la première question soulève une question de droit révisable au regard de la norme de la décision correcte. Si, toutefois, le juge en chambre avait le pouvoir discrétionnaire de demander ou de rejeter de telles observations, sa décision commande la déférence en appel.
[40]                        Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable à la deuxième question. Le Bureau fait valoir que la norme applicable est celle de la décision correcte, car il s’agit de savoir si le juge en chambre a appliqué le bon critère juridique. Certains des intimés ne sont pas de cet avis. Ils affirment que le Bureau demande plutôt à la Cour de soupeser à nouveau les facteurs et de réexaminer les conclusions de fait, lesquelles commandent la déférence.
[41]                        Le désaccord est plus apparent que réel. Une décision discrétionnaire, comme celle prévue par le Parlement au par. 28(6), commande généralement la déférence et ne peut faire l’objet d’une intervention qu’en cas d’erreur de droit (considérée comme une erreur de principe), d’erreur de fait manifeste et déterminante (considérée comme une erreur importante dans l’interprétation de la preuve) ou de défaut d’exercer le pouvoir discrétionnaire judicieusement (ce qui comprend le fait d’agir de façon arbitraire ou de rendre une décision erronée [traduction] « au point de créer une injustice ») (Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205, par. 36, citant P. (W.) c. Alberta, 2014 ABCA 404, 378 D.L.R. (4th) 629, par. 15). Une erreur dans l’interprétation du par. 28(6) de la Loi soulève clairement une question de droit révisable au regard de la norme de la décision correcte. Ainsi, s’il a appliqué le mauvais critère pour soupeser l’intérêt public dans l’administration de la justice ou s’il a mal compris la protection en droit en faisant erreur quant à l’appréciation de son objectif prévu par la loi, comme l’allègue le Bureau, le juge en chambre a commis une erreur de droit (voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 27; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., 1997 CanLII 385 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 748, par. 36). J’ajouterais qu’une telle erreur empêcherait le tribunal d’appel de faire preuve de la déférence habituellement accordée à un juge qui entreprend l’opération fondamentalement discrétionnaire de la mise en balance des intérêts prévue par la Loi. S’il est établi que le juge en chambre a soupesé les mauvais éléments en raison d’une mauvaise compréhension du droit, sa mise en balance serait intrinsèquement viciée. Si, en revanche, il a retenu les bons éléments devant être soupesés mais qu’il leur a, dans son appréciation de la preuve, attribué un poids différent de celui qu’aurait souhaité le Bureau, l’erreur alléguée devrait être considérée comme s’attaquant au caractère discrétionnaire de la mise en balance prévue au par. 28(6). En l’absence d’une erreur manifeste et déterminante dans son appréciation de la preuve, ou d’une démonstration que le juge en chambre n’a pas exercé judicieusement le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi, sa décision sur la production et l’admissibilité de l’enregistrement pilotage commande la déférence.
V.           Analyse
[42]                        Avant d’examiner si le juge en chambre a commis une erreur en refusant d’accorder au Bureau la possibilité de présenter des observations concernant l’enregistrement pilotage en l’absence du public et des parties (B) et s’il a commis une erreur lors de la mise en balance des intérêts en jeu en décidant d’écarter la protection (C), j’offrirai un aperçu du régime législatif (A).
A.           Régime législatif
[43]                        L’article 28 de la Loi est directement interpellé dans le cadre du présent pourvoi. Le paragraphe 28(2) énonce la protection législative, et le par. 28(6) se rapporte au droit du Bureau de présenter des observations au juge en chambre et prévoit le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la divulgation de l’enregistrement pilotage. Sous l’intertitre « Renseignements protégés », l’art. 28 prévoit ce qui suit :
                 Définition de enregistrement de bord
                    28 (1) Au présent article, enregistrement de bord s’entend de tout ou partie soit des enregistrements des communications orales reçues par le poste de pilotage d’un aéronef, par la passerelle ou toute salle de contrôle d’un navire, par la cabine d’une locomotive ou par la salle de contrôle ou de pompage d’un pipeline, ou en provenant, soit des enregistrements vidéo des activités du personnel assurant le fonctionnement des aéronefs, navire, locomotive ou pipeline, qui sont effectués à ces endroits à l’aide du matériel d’enregistrement auquel le personnel n’a pas accès. Y sont assimilés la transcription ou le résumé substantiel de ces enregistrements.
                    Protection des enregistrements de bord
                    (2) Les enregistrements de bord sont protégés. Sauf disposition contraire du présent article, nul ne peut, notamment s’il s’agit de personnes qui y ont accès au titre de cet article :
                                    a) sciemment, les communiquer ou les laisser communiquer;
                                    b) être contraint de les produire ou de témoigner à leur sujet lors d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre.
                    Mise à la disposition du Bureau
                    (3) Les enregistrements de bord relatifs à un accident de transport faisant l’objet d’une enquête prévue par la présente loi sont mis à la disposition de l’enquêteur qui en fait la demande dans le cadre de sa mission.
                    Utilisation par le Bureau
                    (4) Le Bureau peut utiliser les enregistrements de bord obtenus en application de la présente loi comme il l’estime nécessaire dans l’intérêt de la sécurité des transports, mais, sous réserve du paragraphe (5), il ne peut sciemment communiquer ou laisser communiquer les parties de ces enregistrements qui n’ont aucun rapport avec les causes et facteurs de l’accident de transport faisant l’objet de l’enquête ou avec les manquements à la sécurité.
                    Mise à la disposition des agents de la paix, coroners et autres enquêteurs
                    (5) Le Bureau est tenu de mettre les enregistrements de bord obtenus en application de la présente loi à la disposition :
                                    a) [Abrogé, 1998, ch. 20, art. 17]
                                    b) des coroners qui en font la demande pour leurs enquêtes;
                                    c) des personnes qui participent aux enquêtes coordonnées visées à l’article 18.
                    Pouvoir du tribunal ou du coroner
                    (6) Par dérogation aux autres dispositions du présent article, le tribunal ou le coroner qui, dans le cours de procédures devant lui, est saisi d’une demande de production et d’examen d’un enregistrement de bord examine celui‑ci à huis clos et donne au Bureau la possibilité de présenter des observations à ce sujet après lui avoir transmis un avis de la demande, dans le cas où celui‑ci n’est pas partie aux procédures. S’il conclut, dans les circonstances de l’espèce, que l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement par le présent article, le tribunal ou le coroner en ordonne la production et l’examen, sous réserve des restrictions ou conditions qu’il juge indiquées; il peut en outre enjoindre à toute personne de témoigner au sujet de cet enregistrement.
                    Interdiction
                    (7) Il ne peut être fait usage des enregistrements de bord dans le cadre de procédures disciplinaires ou concernant la capacité ou la compétence d’un agent ou employé relativement à l’exercice de ses fonctions, ni dans une procédure judiciaire ou autre contre les contrôleurs de la circulation aérienne, les régulateurs de trafic maritime, les aiguilleurs, le personnel de bord des aéronefs, navires — y compris, dans ce dernier cas, les capitaines, officiers, pilotes et conseillers glaciologues — ou trains, les conducteurs de véhicules d’aéroport, les spécialistes de l’information de vol, les personnes qui relaient les renseignements relatifs au contrôle de la circulation aérienne ou ferroviaire ou du trafic maritime ou aux questions connexes et les personnes qui assurent le fonctionnement des pipelines.
                    Qualité de tribunal
                    (8) Pour l’application du paragraphe (6), ont pouvoirs et qualité de tribunal les personnes nommées ou désignées pour mener une enquête publique sur un accident de transport conformément à la présente loi ou à la Loi sur les enquêtes.
[44]                        Aux termes de la Loi, la mission du Bureau est de promouvoir la sécurité des transports par plusieurs moyens déterminés. L’article 7 précise de quelle façon le Bureau réalise cette mission, notamment en « procédant à des enquêtes indépendantes [. . .] sur les accidents de transport choisis, afin d’en dégager les causes et les facteurs » et en publiant des rapports rendant compte de ses enquêtes (al. 7(1)a) et d)). Le Bureau a également la responsabilité de constater les « manquements à la sécurité » qui sont mis en évidence par les accidents et de faire des recommandations sur les moyens d’éliminer ou de réduire ces manquements (al. 7(1)b) et c)).
[45]                        Dans le cadre de ses enquêtes, le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales (par. 7(2) à (4)). Son objectif n’est pas « d’arriver à déterminer la cause d’un événement », mais plutôt de « présenter des recommandations relatives à la sécurité aérienne » (Commission d’examen de la Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, Mission sécurité (1994), p. 158, citant le Rapport Estey relativement à l’accident d’Arrow Air à Gander (Terre‑Neuve) le 12 décembre 1985 (21 juillet 1989), p. 30).
[46]                        Bien que les conclusions du Bureau ne puissent pas être utilisées pour établir la responsabilité de qui que ce soit, celle‑ci pourrait être « dédui[te] [par] d’autres parties » sur la base de ces conclusions (Mission sécurité, p. 157). Le Bureau n’a pas « à se préoccuper des spéculations d’autres parties quant aux responsables » lorsqu’il publie son rapport sur les causes d’un accident (Mission sécurité, p. 157). Pourtant, le Parlement a prévu que les enquêteurs du Bureau, ses rapports et les éléments de preuve qu’il recueille peuvent fournir des informations pertinentes dans le cadre de procédures judiciaires. Il est important de souligner que le par. 7(2) reconnaît explicitement la possibilité d’un chevauchement entre les conclusions du Bureau au terme de l’enquête sur un accident et les questions relatives à la responsabilité lorsqu’il indique que les conclusions du Bureau « doivent toutefois être complètes, quelles que soient les inférences qu’on puisse en tirer à cet égard ».
[47]                        La Loi met hors de la portée des parties, des procureurs au criminel et des employeurs de nombreuses sources utilisées par le Bureau pour tirer ses conclusions sur les causes d’accidents. À moins de circonstances particulières, les enquêteurs ne sont pas des témoins habiles à témoigner et contraignables dans des procédures judiciaires et leurs opinions sont inadmissibles en preuve (art. 32 et 33). De même, certaines des sources de renseignement utilisées par le Bureau, notamment l’enregistrement pilotage et les déclarations des témoins, sont présumées protégées et ne peuvent être divulguées que dans des circonstances limitées (art. 28 et 30). Les enregistrements relatifs au contrôle de la circulation aérienne, bien qu’ils ne soient pas protégés, ne peuvent pas être utilisés dans le cadre des procédures judiciaires indiquées (art. 29).
[48]                        Les règles relatives aux enquêtes sur les accidents d’aéronefs ont fait l’objet d’un examen approfondi dans les années 1980 à la suite de la publication du Rapport de la Commission d’enquête sur la sécurité aérienne en 1981 (« rapport Dubin »). En raison des critiques publiques concernant une enquête sur un accident d’aéronef survenu en Colombie‑Britannique, le juge Charles L. Dubin a été nommé pour diriger une enquête sur la gestion du transport aérien et pour recommander des modifications au régime législatif en vue d’améliorer la sécurité aérienne (rapport Dubin, p. 1‑11).
[49]                        Le rapport Dubin recommandait que les enregistrements de bord fassent l’objet d’une nouvelle protection d’origine législative (p. 288), et ce, pour deux raisons. Premièrement, les enregistrements pilotage risquaient de représenter « un cas sans précédent d’intrusion dans la vie privée [des pilotes] » (p. 262). Le rapport Dubin indiquait que les pilotes se plaignaient du fait « qu’aucun autre employé n’est soumis à l’écoute électronique sur le lieu de son travail » (p. 250). Il y était reconnu que les pilotes ont le droit d’être protégés contre les atteintes à la vie privée, sauf lorsque la sécurité ou l’administration de la justice commandent le contraire (p. 262‑263). Deuxièmement, le rapport Dubin faisait état d’une conviction largement répandue parmi les personnes qui enquêtent sur les accidents, à savoir que la « confidentialité est essentielle à l’efficacité de leur travail » (p. 161). Le rapport Dubin exposait des préoccupations selon lesquelles les renseignements obtenus pourraient être utilisés au profit de la Couronne dans le cadre de litiges, ce qui pourrait faire en sorte que les enquêteurs soient considérés comme « partiaux » et que leurs sources d’information s’évanouissent (p. 162).
[50]                        Dans son rapport, le juge Dubin a reconnu les intérêts importants qui appuient une certaine forme de confidentialité à l’égard de ces enregistrements, mais également le fait que les informations qu’ils contiennent pourraient être pertinentes pour d’autres procédures judiciaires, notamment les actions civiles (voir p. 261‑264). Il a recommandé qu’une protection absolue ne soit pas conférée aux enregistrements vocaux de bord, comme les enregistrements pilotage, car cela empêcherait dans les faits leur utilisation dans d’autres procédures et « irait une fois pour toutes à l’encontre de l’intérêt public dans l’administration de la justice » (p. 261). Une protection absolue pourrait priver une personne blessée de la seule preuve pouvant établir la cause de l’accident ou la responsabilité découlant de celui‑ci (p. 261). Par conséquent, il a proposé un compromis entre une protection absolue d’origine législative et l’accessibilité illimitée des enregistrements pilotage conformément aux règles habituellement applicables à la production d’éléments de preuve. On doit présumer que les enregistrements sont protégés et qu’ils ne peuvent être utilisés que par le Bureau dans le cadre de ses enquêtes. Toutefois, un pouvoir discrétionnaire devrait être établi pour que le détenteur de ce pouvoir puisse écarter la protection dans les procédures civiles où l’intérêt public dans l’administration de la justice a prépondérance sur l’importance des motifs qui sous‑tendent la protection (p. 263‑264).
[51]                        Peu après la publication du premier volume du rapport Dubin, le Parlement a adopté la loi ayant précédé la loi actuelle, la Loi sur le Bureau canadien de la sécurité aérienne, L.C. 1980‑81‑82‑83, c. 165 (« Loi sur le BCSA »), pour mettre en œuvre les recommandations. Lors de la deuxième lecture du projet de loi, le ministre des Transports fédéral a fait remarquer que plusieurs des recommandations du rapport Dubin avaient été adoptées et que le Parlement n’avait jamais « passé outre aux recommandations du juge Dubin » (Débats de la Chambre des communes, vol. XXIII, 1re sess., 32e lég., 28 juin 1983, p. 26842). La Loi sur le BCSA a créé un comité indépendant sur la sécurité aérienne chargé d’enquêter sur les accidents d’aéronefs (voir Débats de la Chambre des communes, p. 26841). En établissant la procédure pour les enquêtes, le Parlement a accepté la recommandation du rapport Dubin de créer une protection d’origine législative concernant les éléments de preuve obtenus par les enquêteurs du Bureau, notamment une protection à l’égard des enregistrements pilotage (voir le rapport Dubin, p. 288‑292; Loi sur le BCSA, art. 26 à 28).
[52]                        La sécurité des transports a de nouveau été considérablement réformée en 1989 lors de l’adoption de la Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports. La Loi a établi un régime multimodal pour la surveillance des accidents dans les secteurs aéronautique, maritime, ferroviaire et des pipelines (art. 3). Elle n’a pas modifié de façon significative la mécanique de la protection législative visant les enregistrements pilotage et les déclarations des témoins, bien que le régime législatif soit désormais applicable à davantage de modes de transport.
[53]                        La protection prévue par la Loi est toujours en grande partie conforme aux recommandations du rapport Dubin. Un enregistrement de bord est protégé et ne peut être divulgué dans le cadre d’un litige que si le tribunal ou le coroner, saisi d’une demande en ce sens, conclut que la divulgation de l’enregistrement est dans l’intérêt public. Si la divulgation et la production sont ordonnées, des conditions restrictives appropriées peuvent être mises en place (par. 28(6)). Surtout, l’utilisation de l’enregistrement de bord est interdite dans certains contextes juridiques, par exemple dans le cadre de procédures contre des contrôleurs de la circulation aérienne (par. 28(7)).
[54]                        L’utilisation des éléments de preuve recueillis par les enquêteurs sur les accidents a également attiré l’attention des organismes internationaux chargés de la sécurité aérienne. Les sources internationales, bien qu’elles ne soient pas décisives pour l’interprétation du par. 28(6), s’accordent généralement avec les recommandations du rapport Dubin. L’article 16 de la Loi exige que le Bureau « [a]utant que possible, [. . .] veille » à suivre des règles et méthodes compatibles avec les conventions ou accords internationaux auxquels le Canada est partie. Cela met en évidence l’intention du Parlement que la Loi soit conforme aux obligations internationales du Canada. L’Annexe 13 de la Convention relative à l’aviation civile internationale, R.T. Can. 1944 no 36 (« Convention de Chicago »), ratifiée par le Canada, prévoit que certains éléments d’enquête sur les accidents (y compris les enregistrements pilotage) ne devraient pas être rendus publics hormis pour des fins d’enquête à moins que, à la suite d’une mise en balance des intérêts, il est jugé que « leur divulgation ou utilisation l’emporte sur les incidences négatives qu’une telle mesure risque d’avoir, aux niveaux national et international, sur ladite enquête ou sur toute enquête future » (Organisation de l’aviation civile internationale, Annexe 13 à la Convention relative à l’aviation civile internationale : Enquêtes sur les accidents et incidents d’aviation (12e éd. 2020), p. 5‑6, norme 5.12). En outre, il est reconnu à l’appendice 2 de l’Annexe 13 que la divulgation de ces éléments dans le cadre des procédures ou leur divulgation au public « peuvent avoir des conséquences néfastes pour les personnes ou les organisations concernées par un accident ou un incident, conséquences qui pourraient faire hésiter ces personnes et organisations, et d’autres, à coopérer avec les services d’enquête sur les accidents dans l’avenir » (p. APP 2‑1). De plus, les enregistrements pilotage et autres enregistrements « peuvent être perçus comme une atteinte à la vie privée par le personnel d’exploitation s’ils sont divulgués ou utilisés à des fins autres que celles pour lesquelles ils ont été faits » (p. APP 2‑2).
[55]                        Ces documents confirment les objectifs de la protection prévue par la loi. Premièrement, elle vise à préserver la vie privée des pilotes en empêchant l’accès à l’enregistrement pilotage, sauf à la demande des enquêteurs. Deuxièmement, elle vise à assurer la sécurité des transports en [traduction] « encourage[ant] une communication complète, fiable et objective entre les membres de l’équipage de conduite » et en protégeant les témoins potentiels qui pourraient autrement refuser de faire des déclarations au Bureau par crainte de conséquences (voir l’affidavit de M. Laporte, d.a., p. 1871‑1872, par. 83‑85). Il importe de noter que la protection n’est pas absolue. Le Parlement a prévu qu’elle peut être écartée sur une base discrétionnaire lorsque l’intérêt de la justice le justifie, et il a chargé les tribunaux et les coroners de prendre cette décision. Même lorsque les enregistrements de bord sont divulgués, ils peuvent faire l’objet de restrictions que le tribunal ou le coroner juge appropriées. De plus, comme je l’ai noté plus haut, leur utilisation est carrément interdite dans certaines procédures légales.
B.            Le Bureau peut‑il présenter des observations en l’absence des autres parties ou du public?
[56]                        Avant de présenter des arguments sur la question de savoir s’il était justifié d’ordonner la production dans le cas qui nous occupe, le Bureau soulève une question préliminaire sur la nature de son droit de présenter des observations au juge en chambre. Comme le fait remarquer le Bureau, le Parlement lui a accordé des [traduction] « droits de participation accrus » dans les instances où la divulgation d’un enregistrement de bord est sollicitée, incluant le droit d’être avisé des procédures (par. 28(6); m.a., par. 40). Le Bureau rappelle que même lorsqu’il n’est pas partie aux procédures, comme dans le cas du recours collectif en l’espèce, le par. 28(6) exige qu’il ait néanmoins la possibilité de présenter des observations à l’égard d’un enregistrement de bord lorsqu’une demande de divulgation a été présentée devant un tribunal ou un coroner.
[57]                        Le paragraphe 28(6) prévoit que lorsque le tribunal ou le coroner est saisi d’une demande de production et d’examen d’un enregistrement de bord, il « examine celui-ci à huis clos et donne au Bureau la possibilité de présenter des observations à ce sujet » (en anglais, l’al. 28(6)(b) prévoit : « in camera, examine the on‑board recording and give the Board a reasonable opportunity to make representations with respect thereto »). Le Bureau soutient qu’une interprétation contextuelle et téléologique du par. 28(6) confirme que l’intention du Parlement lors de l’adoption de cette règle était de permettre au Bureau de présenter des observations concernant l’enregistrement pilotage en l’absence du public et des autres parties. Les deux juridictions inférieures auraient mal interprété le texte de la disposition comme permettant uniquement au Bureau de présenter des observations en audience publique, à la suite d’un examen en privé de l’enregistrement pilotage par le juge. Le Bureau affirme que cette interprétation ne tient pas dûment compte de l’objectif de la Loi de promouvoir la sécurité des transports et omet de prendre en considération la mission du Bureau au service de cet objectif. Puisque le Bureau est le seul acteur en mesure d’aider véritablement le tribunal en ce qui a trait au contenu de l’enregistrement pilotage, il devrait avoir le droit de présenter des observations en privé et en l’absence des autres parties. En concluant autrement, les juridictions inférieures ont placé le Bureau dans la [traduction] « situation intenable » où soit il affaiblit la protection en présentant des observations lors d’une audience publique, soit il s’abstient complètement de présenter des observations appropriées concernant le contenu de l’enregistrement pilotage (m.a., par. 34).
[58]                        Le Bureau affirme également que son interprétation du par. 28(6) est conforme au sens ordinaire de la disposition. Il s’appuie principalement sur la version anglaise de la Loi pour affirmer que l’expression « in camera », suivie d’une virgule, qualifie tous les mots de l’al. 28(6)(b). Ainsi, l’expression « in camera » s’applique à la fois à l’examen de l’enregistrement pilotage par le décideur et aux observations du Bureau. De plus, le Bureau fait valoir que dans ce contexte, l’expression « in camera » ne signifie pas seulement en l’absence du public, mais aussi en l’absence des autres parties. À cet égard, le Bureau reconnaît qu’il a modifié la position adoptée devant les tribunaux d’instance inférieure, où il avait expressément cherché à présenter des observations « ex parte » devant le juge en chambre (d.a., p. 1511 et 1518). Il affirme maintenant qu’ex parte signifie [traduction] « sans préavis » et que le sens de l’expression « en l’absence des parties » est, dans ce contexte, adéquatement communiqué par le terme « in camera » à l’al. 28(6)(b) (m.a., par. 42).
[59]                        Selon les intimés, les arguments du Bureau ne sont pas étayés par le texte, l’objectif ou le contexte du par. 28(6), ni par son historique législatif. Non seulement le terme « ex parte » n’est pas utilisé, mais les mots « in camera » (ou « à huis clos » dans la version française du par. 28(6)) ne renvoient qu’à l’écoute de l’enregistrement par le juge à l’étape précédant la mise en balance des intérêts. Ces termes ne s’appliquent pas au contexte dans lequel le Bureau présente ses observations. Les intimés soutiennent que le Bureau cherche visiblement à présenter des observations ex parte, comme il l’a soutenu devant les juridictions inférieures, suivant le sens souvent conféré à cette expression, c’est‑à‑dire « en l’absence des autres parties ». Ce sens est différent de celui que la Cour a donné à l’expression in camera dans l’arrêt C.B. c. La Reine, 1981 CanLII 213 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 480, p. 493, citant le Jowitt’s Dictionary of English Law (2e éd. 1977) : [traduction] « . . . lorsque le juge siège dans son bureau privé ou fait fermer les portes de la salle d’audience après l’avoir fait évacuer par tous ceux qui ne sont pas intéressés dans la cause ».
[60]                        Les intimés soutiennent que cela est confirmé par le sens clair du texte français. L’expression « à huis clos » y est utilisée, ce qui concorde avec le sens ordinaire de l’expression « in camera » dans le texte anglais, et elle n’est pas suivie d’une virgule. Dans la mesure où il peut y avoir une discordance entre les deux textes, le français devrait être préféré parce qu’il est non ambigu et qu’il reflète le sens commun. Le procureur général du Canada ajoute que l’historique législatif de la disposition n’appuie pas le droit de présenter des observations à huis clos et ex parte. Airbus fait valoir qu’il existe une règle de justice naturelle selon laquelle une partie doit être entendue et doit être en mesure d’entendre l’autre partie en audience publique. Ce principe ne peut être écarté que par un pouvoir prévu par loi ou une compétence inhérente à cet effet.
[61]                        Je conviens avec les intimés que le renvoi aux expressions « in camera » et « à huis clos » au par. 28(6) ne s’applique qu’à l’examen de l’enregistrement par le tribunal ou le coroner et non à la possibilité qu’a le Bureau de présenter des observations. Le paragraphe 28(6) ne prévoit pas en détail la manière dont le Bureau devrait présenter ses observations ou à la forme que celles‑ci devraient prendre. En l’espèce, le par. 28(6) n’accorde pas au Bureau le droit de présenter des observations en l’absence du public ou des autres parties, et n’empêche pas non plus le tribunal ou le coroner de les solliciter si elles sont nécessaires pour statuer sur la question.
[62]                        Premièrement, l’argument du Bureau selon lequel le par. 28(6) lui confère le droit général de présenter des observations [traduction] « en l’absence des autres parties » ne peut être retenu (m.a., par. 5). La demande visant la présentation d’observations en l’absence des autres parties ne constitue pas en fait, comme le soutient le Bureau, [traduction] « une demande visant la présentation d’observations à huis clos » (m.a., par. 45). Il s’agit plutôt d’une demande visant la présentation d’observations à la fois à huis clos et effectivement ex parte, au sens de « [s]ans une partie » (A. Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit (4e éd. 2007), p. 168). Les audiences à huis clos sont tenues en l’absence du public, soit dans le cabinet privé du juge, soit dans une salle d’audience (C.B., p. 493; Mayrand, p. 214). Ce sens juridique courant d’une audience « à huis clos » doit être privilégié, sauf indication claire du contraire. Comme l’a écrit le juge Cromwell dans l’arrêt R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402, « [l]orsque le législateur utilise un terme comportant un sens juridique, il veut lui donner ce sens » (par. 20). Les instances tenues en l’absence des autres parties ne sont pas des instances à huis clos et sont souvent tenues en audience publique (voir Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, par. 25‑26, concernant les instances ex parte tenues « sans avis à la partie adverse ou présentation d’arguments de sa part »).
[63]                        Le Bureau soutient qu’il ne cherche pas, à proprement parler, à obtenir la possibilité de présenter des observations ex parte car les instances ex parte se déroulent sans que les parties adverses en soient avisées. Il affirme qu’il ne cherche pas à procéder sans en aviser les autres parties, mais simplement à présenter des observations en leur absence, avec signification d’un avis.
[64]                        Le terme « ex parte » s’entend souvent d’une procédure entreprise sans avis à la partie adverse (voir, p. ex., Ruby, par. 25; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. 960122 Ontario Ltd., 2003 CAF 256, par. 29 (CanLII); Hover c. Metropolitan Life Insurance Co., 1999 ABCA 123, 91 Alta. L.R. (3d) 226, par. 22; voir aussi Nova Scotia Civil Procedure Rules, al. 23.14(1)(b) (la partie qui présente une motion ex parte doit expliquer [traduction] « pourquoi le juge devrait rendre l’ordonnance sollicitée sans préavis »)). Toutefois, même selon cette interprétation du terme, je ne souscris pas à l’argument du Bureau selon lequel la signification d’un avis aux parties adverses transforme ce qui serait autrement une audience tenue en l’absence des parties en une audience à huis clos. Dûment interprétée, l’expression « à huis clos » renvoie à l’exclusion du public d’une procédure, et non à l’exclusion des parties. Une procédure où la partie adverse a connaissance de l’audience mais ne peut présenter des observations n’est pas une procédure à huis clos (voir, p. ex., R. c. Basi, 2009 CSC 52, [2009] 3 R.C.S. 389).
[65]                        Deuxièmement, je suis d’accord avec les intimés pour dire que les mots « in camera » dans le texte anglais, comme l’expression équivalente « à huis clos » dans le texte français du par. 28(6), ne renvoient qu’à l’examen de l’enregistrement par le juge et non à la capacité du Bureau de présenter des observations.
[66]                        L’historique législatif appuie l’interprétation que font les intimés du par. 28(6). L’ancienne loi, telle qu’elle figurait dans les Lois révisées du Canada de 1985 et qui s’intitulait la Loi sur le Bureau canadien de la sécurité aérienne, L.R.C. 1985, c. C‑12, contenait une disposition semblable au par. 28(6), mais dont le texte était légèrement différent. Selon le par. 34(1) de la Loi sur le Bureau canadien de la sécurité aérienne, le décideur devait faire ce qui suit :
                    b) examiner l’enregistrement pilotage à huis clos;
                    c) donner au Bureau la possibilité de présenter des observations relatives à cet enregistrement.
                    (b) in camera, examine the cockpit voice recording, and
                    (c) give the Board a reasonable opportunity to make representations with respect thereto . . .
Ces exigences étaient séparées en deux alinéas, indiquant ainsi que les mots « in camera » dans la version anglaise ne s’appliquaient qu’à l’examen de l’enregistrement par le décideur et non à la présentation des observations du Bureau. Le texte anglais de l’actuel al. 28(6)(b) de la Loi a conservé l’utilisation des alinéas, mais combine les alinéas (b) et (c) du par. 34(1). La virgule qui suit l’expression « in camera » dans le texte anglais reste en place.
[67]                        Il est vrai qu’il existe une présomption selon laquelle les modifications législatives doivent être considérées comme ayant été faites dans un but précis. Toutefois, cette présomption peut être écartée si la modification à la loi n’a pas été faite avec une telle intention (voir R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), § 23.02; P.‑A. Côté et M. Devinat, Interprétation des lois (5e éd. 2021), par. 1470 et 1767). J’estime que tel est le cas en l’espèce. Dans un examen article par article de la présente Loi préparé lors de la présentation du projet de loi, Transports Canada a fait observer que le par. 28(6) [traduction] « permet au tribunal ou au coroner dans le cours de procédures devant lui d’examiner à huis clos un enregistrement de bord » (Bill C‑2 : Transportation Accident Investigation Board — Clause by Clause, p. 33, reproduit dans le recueil de sources du procureur général du Canada, p. 76). Transports Canada a noté que le nouveau projet de loi contenait les [traduction] « [m]êmes modalités de protection des renseignements que la [Loi] sur le BCSA » (TAIB Act — C‑2 : Overview of Bill, reproduit dans le recueil de sources du procureur général du Canada, p. 68). Je suis d’accord avec le procureur général du Canada pour dire que l’historique du par. 28(6) tend à indiquer que les modifications n’ont pas changé le véritable sens de la disposition, tel qu’il était énoncé au par. 34(1) de la version des Lois révisées qu’il a remplacée. Le Parlement n’avait pas cherché à donner au Bureau la possibilité de présenter des observations en l’absence des autres parties lorsqu’il a apporté des modifications au par. 28(6), lesquelles étaient pour la plupart purement formelles. L’historique législatif démontre plutôt l’intention continue du Parlement de voir l’expression « in camera » du texte anglais s’appliquer uniquement à l’examen par le tribunal ou le coroner de l’enregistrement de bord.
[68]                          Je rejette aussi l’argument du Bureau selon lequel le par. 28(6) est ambigu en raison d’une discordance entre les versions anglaise et française. Les deux textes devraient être lus ensemble, comme il convient à l’interprétation des lois fédérales, étant donné qu’ils sont des expressions de même valeur de l’intention du Parlement (voir, p. ex., Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721; M. Doucet, « Le bilinguisme législatif », dans M. Bastarache et M. Doucet, dir., Les droits linguistiques au Canada (3e éd. 2013), 179, p. 224‑225). Bien que le Parlement ait présenté le texte français dans un seul paragraphe plutôt que dans des alinéas distincts, aucun des deux textes n’utilise une terminologie qui indiquerait que les observations du Bureau doivent être présentées en l’absence des autres parties. Il est clair que les mots « in camera » et « à huis clos » se rapportent à l’examen par le décideur de l’enregistrement de bord en l’absence du public, et non à la possibilité pour le Bureau de présenter des observations en l’absence des autres parties. Je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle la présence d’une virgule à la suite du terme « in camera » dans le texte anglais, qui est absente en français, crée une divergence de sens portant à conséquence. À mon sens, les expressions « in camera » et « à huis clos » renvoient à la même idée. La virgule dans le texte anglais ne suggère pas que celui‑ci, contrairement au texte français, est « raisonnablement susceptible » de donner lieu à un sens différent, soit que les observations du Bureau doivent être présentées en l’absence des autres parties (voir R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217, par. 28, citant Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 29).
[69]                        Le Bureau a raison de dire que la virgule dans le texte anglais de l’al. 28(6)(b) ne peut être ignorée lors de l’interprétation de la Loi. La ponctuation fait [traduction] « partie intégrante du texte législatif, et doit être prise en considération dans chaque cas » (Sullivan, § 14.07). Cependant, bien que l’emplacement des virgules puisse parfois aider à déterminer la portée de phrases restrictives, la professeure Ruth Sullivan fait remarquer que les tribunaux canadiens [traduction] « ne sont pas disposés à accorder beaucoup de poids à [la ponctuation] comme outil d’interprétation » en raison de son « manque de fiabilité intrinsèque ». Elle écrit que [traduction] « [d]e nombreuses conventions applicables à la ponctuation, en particulier celles concernant l’emplacement des virgules, sont changeantes et instables ». Elle rappelle les commentaires de la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), 1989 CanLII 81 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 705, p. 755 : « Un débat sur la ponctuation ne saurait se substituer à une interprétation basée sur le contexte législatif et le sens ordinaire des mots. La fiabilité de la ponctuation comme outil d’interprétation a déjà été mise en question . . . » (§ 14.07).
[70]                        Les professeurs Pierre‑André Côté et Mathieu Devinat ont un point de vue comparable. Ils écrivent que la ponctuation fait partie de la loi et que les virgules peuvent être utiles pour l’interprétation (par. 260). Ils soulignent toutefois, à l’instar de la professeure Sullivan, le « peu de fiabilité » de la ponctuation comme outil de communication et citent des exemples où les tribunaux s’appuient sur d’autres indices du sens de la loi « pour écarter des arguments fondés sur la ponctuation », y compris ce qu’ils appellent la [traduction] « virgule égarée » (par. 262).
[71]                        La virgule dans le texte anglais de l’al. 28(6)(b) ne peut donc pas être ignorée, mais il en va de même pour l’absence de son équivalent grammatical dans le texte français. L’historique législatif du texte anglais de l’al. 28(6)(b), examiné ci‑dessus, suggère que cette ponctuation pourrait bien être une « virgule égarée », pour reprendre l’expression des professeurs Côté et Devinat. De plus, quelle que soit la signification, au sens littéral, qu’on puisse donner à la virgule, rien ne permet de faire passer le sens de l’expression in camera de [traduction] « 1. en privé; pas en public. 2. Droit dans le cabinet privé d’un juge » (Canadian Oxford Dictionary (1998), p. 204) à « sans préavis aux autres parties ou en leur absence », ce qui est confirmé par son jumelage à l’expression « à huis clos ». La locution « à huis clos » signifie « [1.] toutes portes fermées. [2.] Dr. Sans que le public soit admis » (Le Grand Robert de la langue française (2e éd. 2001), t. 3, p. 1935). Paradoxalement, le Bureau semble nous demander de donner un sens littéral à la virgule, de sorte qu’elle régisse l’interprétation du texte anglais de l’al. 28(6)(b), mais il nous demande par ailleurs d’interpréter l’expression consacrée « in camera » de manière non littérale.
[72]                          Enfin, même si la virgule qui suit l’expression « in camera » dans la version anglaise créait une véritable disparité entre les textes français et anglais, leur sens commun correspond au texte français non ambigu en l’espèce (voir, p. ex., R. c. Mac, 2002 CSC 24, [2002] 1 R.C.S. 856, par. 6; Daoust, par. 29 et 44). Si, comme dans le présent cas, une des versions est ambiguë alors que l’autre est sans équivoque, le sens commun qui devrait être privilégié a priori est celui de la version libre de toute ambiguïté (Côté et Devinat, par. 1130). De plus, le texte français devrait être privilégié parce qu’il a un sens plus restreint (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, par. 25; Côté et Devinat, par. 1131).
[73]                        L’expression « à huis clos » suit « examine celui‑ci » et précède le reste de la phrase, qui traite de la possibilité pour le Bureau de présenter des observations, séparé par le mot « et ». Selon le texte français, il est donc clair que le tribunal ou le coroner examine l’enregistrement en privé et que le tribunal ou le coroner donne ensuite au Bureau la possibilité de présenter des observations. Le texte français indique nettement et sans ambiguïté que c’est le tribunal ou le coroner — et non les parties ou le Bureau — qui est autorisé à écouter l’enregistrement à huis clos. Comme l’a fait valoir l’avocat d’Airbus, le décideur doit écouter l’enregistrement en l’absence des parties afin de respecter la confidentialité présumée de l’enregistrement à ce stade (par. 28(2); transcription, p. 80). Par la suite, les observations, y compris celles du Bureau, sont présentées en audience publique (motifs de la C.A., par. 42). En bref, dans la mesure où la virgule dans le texte anglais de l’al. 28(6)(b) crée une ambiguïté, elle serait dissipée par le sens plus clair et plus restreint du texte français (voir, p. ex., R. c. S.A.C., 2008 CSC 47, [2008] 2 R.C.S. 675, par. 15).
[74]                        Le sens commun n’est, bien sûr, qu’une indication de l’intention du législateur. Dans certaines circonstances, cette indication pourrait se révéler imparfaite en raison d’autres méthodes d’interprétation valables (voir, p. ex., Doré c. Verdun (Ville), 1997 CanLII 315 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 862, par. 25; Côté et Devinat, par. 1141). Le Bureau soutient en l’espèce que, quel que soit le sens commun, l’objectif de la Loi est compatible avec la version anglaise qui, à son avis, justifie son droit de présenter des observations en l’absence des autres parties. Je suis d’accord avec le Bureau pour dire que l’un des objectifs de la Loi est de promouvoir la sécurité des transports et que le Bureau a le devoir, à cette fin, de défendre la protection. Comme je l’ai fait remarquer plus tôt, cela justifie un rôle accru du Bureau dans les litiges, comme dans le présent recours collectif, auquel il ne serait autrement pas partie. Or, bien que la mission que la Loi confère au Bureau justifie qu’il lui soit accordé une possibilité de présenter des observations, elle ne lui donne pas le droit extraordinaire de présenter ces observations en l’absence du public et des autres parties. Certes, le Bureau a le devoir de préserver la protection de l’enregistrement pilotage. Il ne faut toutefois pas oublier que le Parlement n’avait pas l’intention de conférer une protection absolue à l’enregistrement pilotage, mais plutôt une protection discrétionnaire. Il est logique d’interpréter la règle concernant le droit du Bureau de présenter des observations à la lumière de la mise en balance que le Parlement a cherché à établir entre les intérêts publics en jeu. Et, bien sûr, le Bureau n’est pas privé de la possibilité de présenter des arguments inter partes, dans le cadre desquelles il peut présenter des observations sur la vie privée des pilotes et la sécurité publique. Comme je le fais remarquer ci‑dessous, le Bureau serait également en mesure de faire valoir que le tribunal ou le coroner a besoin de son aide, sous forme d’observations présentées en privé, pour comprendre l’enregistrement pilotage.
[75]                        Bien que le par. 28(6) ne confère donc pas au Bureau un droit général de présenter des observations en l’absence du public et des autres parties, le décideur saisi d’une demande de divulgation peut‑il néanmoins inviter le Bureau à présenter de telles observations si elles peuvent être utiles? Il ressort de l’objectif et de l’économie de la Loi qu’en dépit de l’absence d’une règle générale autorisant la présentation de telles observations, il doit y avoir un moyen pour le Bureau de présenter des observations sur le contenu d’un enregistrement sans aller entièrement à l’encontre de la protection. Le Parlement a choisi d’accorder des droits de participation accrus au Bureau lorsque la production d’un enregistrement de bord est demandée (par. 28(6)). Il serait absurde que le Parlement crée de tels droits, mais qu’il empêche par ailleurs le tribunal ou le coroner chargé d’examiner l’enregistrement de le faire sans aller à l’encontre de la protection. Par conséquent, il faut répondre par l’affirmative à la question de savoir si le décideur peut, s’il en éprouve la nécessité, demander au Bureau de présenter des observations en l’absence du public et des autres parties, malgré le silence de la loi sur la question.
[76]                        Pour rendre une décision éclairée concernant la demande de production et d’examen de l’enregistrement présumé protégé, le tribunal ou le coroner doit, dans un premier temps, examiner l’enregistrement en privé (par. 28(6)). Le Bureau doit aussi avoir la « possibilité » de présenter des observations, en présence des autres parties qui n’ont pas accès à l’enregistrement de bord, au sujet de la protection. Lorsque le Bureau présente des observations, la protection établie au par. 28(2) continue de s’appliquer et le Bureau est toujours tenu par la Loi de protéger le contenu de l’enregistrement pilotage.
[77]                        En particulier, comme le souligne le Bureau, il peut y avoir des cas où le tribunal ou le coroner ne comprend pas le contenu technique de l’enregistrement examiné à huis clos. Le Bureau aura déjà examiné l’enregistrement et, évidemment, il dispose de l’expertise nécessaire pour en comprendre les aspects techniques. Il peut y avoir d’autres cas précis où, après avoir cherché des solutions de rechange, le Bureau démontre que le recours au contenu de l’enregistrement est à la fois nécessaire et inévitable pour ses observations sur la production.
[78]                        Dans de telles circonstances, le tribunal ou le coroner doit pouvoir solliciter l’aide du Bureau sans aller à l’encontre de la protection. Autrement dit, le décideur doit pouvoir demander au Bureau, expert sur le plan technique, des observations en l’absence des autres parties et du public, « avant que ne soit tranchée la question de [la] divulgation [car cela] risquerait fort de rendre le processus totalement inutile et de compromettre le résultat recherché » (Hunter c. Canada (Ministère des Consommateurs et des Sociétés), 1991 CanLII 8251 (CAF), [1991] 3 C.F. 186 (C.A.), p. 202). En effet, il serait absurde d’interpréter la loi d’une façon qui empêche le tribunal ou le coroner de recevoir des observations de la part du Bureau en l’absence des autres parties et du public, si ces observations ne peuvent être faites autrement sans aller à l’encontre de la protection. Une interprétation de la Loi qui entraverait la tâche même que l’art. 28 exige que le tribunal entreprenne aurait pour effet de miner l’intention manifeste du Parlement à cette étape de la procédure.
[79]                        Malgré le silence de la loi sur cette question, le pouvoir de recevoir des observations du Bureau en l’absence des autres parties et du public peut être « de fait nécessair[e] » à la réalisation de l’objectif de l’article (voir ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, par. 51; Sullivan, c. 12). Par conséquent, le pouvoir de recevoir des observations du Bureau en l’absence du public et des autres parties, y compris sur des questions techniques, doit être nécessairement implicite dans le régime législatif. Il ne s’agit pas d’un droit du Bureau, mais la Loi n’empêche pas le décideur de demander ou de recevoir une telle aide lorsque celle‑ci est par ailleurs indispensable. La Loi n’empêche pas, et ne peut logiquement empêcher, le décideur de demander une telle aide lorsqu’elle est nécessaire pour trancher la requête en divulgation. En l’espèce, il suffit de dire que la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse avait le pouvoir discrétionnaire d’entendre des observations supplémentaires du Bureau sur le contenu de l’enregistrement pilotage en privé et en l’absence des autres parties.
[80]                        À n’en pas douter, la règle générale veut que le Bureau présente les observations dont il est question au par. 28(6) en audience publique et en présence des autres parties. Exceptionnellement, si le décideur détermine qu’il a besoin de l’aide du Bureau pour trancher la requête en divulgation, il peut permettre ou demander au Bureau de présenter d’autres observations en l’absence du public, en l’absence des autres parties ou en l’absence du public et des autres parties afin que l’enregistrement puisse être dûment examiné sans aller à l’encontre de la protection. Dans le cas où le Bureau cherche à faire de telles observations, la demande peut être accueillie si le décideur conclut que l’exclusion des autres parties et la restriction de la publicité des débats judiciaires sont nécessaires et inévitables pour le respect de la protection. Ces observations doivent être faites d’une façon qui serait équitable pour toutes les parties, soit par la remise à celles‑ci d’un préavis.
[81]                        En l’espèce, le juge en chambre a conclu qu’il n’était pas disposé à recevoir des observations de la part du Bureau en l’absence des autres parties. Il a fait remarquer qu’il [traduction] « n’a[vait] eu aucune difficulté à comprendre les documents protégés et leur lien avec les allégations », y compris l’établissement de la responsabilité dans le cadre du recours collectif (d.a., p. 8). Il a décidé que, compte tenu de la preuve et des observations déjà présentées ainsi que des questions auxquelles il devait répondre pour trancher la requête, de telles observations n’étaient ni appropriées ni nécessaires (d.a., p. 8‑9).
[82]                        Devant notre Cour, le Bureau a fait valoir que le juge en chambre avait commis une erreur en refusant d’entendre les observations additionnelles. Il a déclaré qu’il aurait pu remettre au juge en chambre un tableau indiquant d’autres sources non protégées qui auraient permis d’obtenir les informations protégées se trouvant sur l’enregistrement pilotage, ce qui, selon lui, aurait aidé le juge à décider si les renseignements contenus dans l’enregistrement pilotage pouvaient être obtenus auprès de sources non protégées.
[83]                        Je ne suis pas convaincu qu’il était nécessaire que le Bureau présente de telles observations en l’espèce. Le juge en chambre a conclu que les parties ne pouvaient pas obtenir ces informations auprès de sources non protégées. Cette conclusion a été tirée sur la foi d’un tableau fourni par l’un des défendeurs, qui décrivait les lacunes dans l’interrogatoire préalable du capitaine et du copilote concernant des détails sur le vol dont ceux‑ci ne se souvenaient pas, et comparait ces lacunes avec des extraits du rapport du Bureau. Les informations détaillées dans le rapport, qui ont été recueillies auprès de nombreuses sources, notamment l’enregistrement pilotage, donnaient à penser que certaines des lacunes pouvaient être comblées à l’aide des données contenues dans l’enregistrement pilotage.
[84]                        Le Bureau était tout à fait en mesure de réfuter ce tableau en démontrant que toute l’information qu’il contient aurait pu être obtenue auprès de sources non protégées, sans que le contenu de l’enregistrement pilotage soit divulgué ou que la protection prévue par la loi soit écartée. En fait, c’est exactement ce qu’il a tenté de faire. Le juge en chambre a conclu que, bien que le Bureau eût montré que certaines des lacunes de la preuve pouvaient être comblées par d’autres éléments de preuve, l’enregistrement pilotage était le seul moyen d’obtenir des renseignements importants pour combler les lacunes dans le témoignage de l’équipage de conduite (par. 48). Le Bureau n’a pas démontré qu’il existait des motifs de conclure que cette conclusion était erronée.
[85]                        Par conséquent, comme le juge d’appel Bryson, je suis d’avis que le juge en chambre n’a commis aucune erreur révisable en ne permettant pas au Bureau de présenter ses observations. Il s’agissait d’une décision discrétionnaire qui commande la déférence.
C.            Le critère relatif à la production prévu au par. 28(6)
[86]                        Suivant la recommandation du rapport Dubin, le Parlement a adopté un critère de mise en balance pour la production d’enregistrements de bord. La protection serait discrétionnaire plutôt qu’absolue, à l’instar de certaines privilèges légaux, mais pas tous (rapport Dubin, p. 288‑289). Comme je l’ai mentionné, l’approche adoptée par le Parlement est conforme à la Convention de Chicago, qui propose de façon similaire un critère de mise en balance pour la divulgation d’éléments d’enquête sur les accidents, comme les enregistrements pilotage, à d’autres fins que les enquêtes sur les accidents (Annexe 13, p. 5‑6, norme 5.12). Aux termes du par. 28(6), un enregistrement de bord ne peut être communiqué aux fins de production et d’examen que si le tribunal ou le coroner, saisi d’une demande en ce sens, est convaincu que « l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement par le présent article ». Il importe de souligner que l’intérêt public joue des deux côtés de la balance : le public a un intérêt dans la bonne administration de la justice, mais il a aussi un intérêt en ce qui concerne la sécurité des transports.
[87]                        La protection législative dont il est question en l’espèce, comme tous les privilèges, [traduction] « bloqu[e] le flux d’informations potentiellement pertinentes, voire très fiables et importantes, dans le mécanisme de recherche de la vérité du procès » (S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), § 14:1). Une protection prévue par la loi peut donc exclure des éléments de preuve pertinents, privilégiant d’autres valeurs ou intérêts que le législateur considère comme supérieurs. L’auteur Fournier a fait observer que « ces valeurs ou intérêts protégés par les privilèges sont généralement extérieurs aux objectifs du système judiciaire [. . .] [U]n privilège au sens du droit de la preuve constitue une limite à la recherche de la vérité par les tribunaux ou par les parties » (p. 471 et 474). Dans le cas de la protection visant l’enregistrement pilotage, l’art. 28 de la Loi reconnaît que les objectifs du Parlement consistant à protéger la vie privée des pilotes et à promouvoir la sécurité des transports peuvent justifier, dans certaines circonstances, la non‑divulgation de l’enregistrement de bord, bien que celui‑ci puisse être pertinent dans le cadre de la recherche de la vérité au procès. Le modèle de mise en balance utilisé par le Parlement au par. 28(6) prévoit que la non‑divulgation s’applique par défaut : il appartient à la partie qui demande la production d’expliquer pourquoi la protection ne devrait pas s’appliquer, à titre d’exception à la règle par défaut (voir, p. ex., R. c. Gruenke, 1991 CanLII 40 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 263, p. 286). Dans cette mesure, le Parlement a manifesté une préférence pour la non‑divulgation en ce sens que l’enregistrement pilotage est présumé protégé. Cette présomption peut toutefois être réfutée par la partie qui demande la divulgation. Le critère relatif à la production prévu au par. 28(6) invite le tribunal ou le coroner à entreprendre un exercice discrétionnaire de mise en balance des intérêts en jeu, d’une manière semblable au critère utilisé pour les privilèges reconnus au cas par cas (Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52, [2016] 2 R.C.S. 521, par. 32; R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 53 et 58). Contrairement à certains autres privilèges d’origine législative, la protection prévue au par. 28(6) est donc discrétionnaire et non pas absolue, avec ou sans exception (voir, p. ex., Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, par. 17 et 23).
[88]                        À titre de comparaison, il est utile de se référer au privilège d’origine législative visant les sources journalistiques énoncé à l’art. 39.1 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5 (« LPC »), qui est semblable en substance à l’art. 28 de la Loi. Avant l’adoption de l’art. 39.1 de la LPC, la confidentialité des sources journalistiques était protégée au cas par cas : il incombait au journaliste de démontrer que la divulgation d’informations était susceptible de révéler l’identité d’une source (National Post, par. 50‑69; Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592, par. 22). Le régime législatif de l’art. 39.1 a renforcé la protection des sources journalistiques en renversant le fardeau de la preuve : une fois que le tribunal est convaincu que les définitions de « journaliste » et de « source journalistique » sont respectées, la non‑divulgation est le point de départ. Il appartient à la partie qui cherche à obtenir l’information de réfuter cette présomption en démontrant qu’à l’issue d’une mise en balance, l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public relatif à la protection de la source (voir LPC, par. 39.1(7); Denis c. Côté, 2019 CSC 44, [2019] 3 R.C.S. 482, par. 33‑34; Fournier, p. 490). L’article 28 de la Loi invite à faire une analyse comparable en l’espèce. Comme l’indique le rapport Dubin, avant l’adoption de la Loi, la protection des enregistrements pilotage aurait pu être revendiquée sur le fondement soit d’un privilège de la Couronne, soit d’un privilège reconnu au cas par cas (p. 257‑259). Dans une situation comme dans l’autre, le fardeau incombait à la Couronne ou à la partie qui revendiquait la protection. À l’instar de l’art. 39.1 de la LPC, le par. 28(6) inverse la présomption : le fardeau de la preuve incombe à la partie qui demande la divulgation puisque, suivant la Loi, la protection est présumée s’appliquer jusqu’à ce que cette partie ait démontré que l’intérêt public à protéger l’enregistrement pilotage de la divulgation a été supplanté par l’intérêt public relatif à l’administration de la justice. En ce sens, la divulgation d’un enregistrement constitue l’exception à la règle.
[89]                        Le Bureau avance deux types d’arguments dans ses observations sur l’application du par. 28(6) en l’espèce. Premièrement, il affirme que les juridictions inférieures ont [traduction] « dénaturé » le critère de mise en balance qu’exige cette disposition. Le résultat inévitable de l’application du critère utilisé par le juge en chambre, selon lui, est que la divulgation est ordonnée dès que la pertinence est établie. Le juge en chambre aurait de cette façon commis une erreur de droit en n’appliquant pas le bon critère relatif à la production. Ainsi, il n’aurait pas tenu compte de l’intention du Parlement lors de la création de la protection — plus particulièrement, il n’a pas défini correctement les objectifs du Parlement lorsque celui‑ci a établi la protection. Le Bureau allègue que le juge en chambre a commis une erreur en suivant le raisonnement dans la décision Air France, lequel accordait un poids insuffisant à l’objectif qui sous‑tend la création de la protection prévue par la loi et, en contrepartie, accordait une importance trop grande à la fiabilité de l’enregistrement pilotage et à sa pertinence pour le recours collectif. Se fondant sur la décision Hyde Park, le Bureau affirme que le critère applicable est celui de savoir s’il y a une possibilité d’erreur judiciaire. Deuxièmement, le Bureau soutient que le juge n’a pas non plus accordé le poids qui convient à l’objectif du Parlement, même si cet objectif a été correctement défini, ce qui constitue une erreur de fait. Il est soutenu par l’APAC, qui allègue que les juridictions inférieures n’ont pas accordé suffisamment de poids aux intérêts en matière de vie privée que la protection vise à préserver.
[90]                        Les autres intimés soutiennent que le juge en chambre a appliqué le bon critère concernant la production. Airbus prétend que le critère énoncé dans la décision Air France est conforme au texte de la loi et aux recommandations du rapport Dubin. Elle fait également remarquer que le juge en chambre a examiné tous les facteurs invoqués par le Bureau, y compris la vie privée et la sécurité. Bien qu’il soit possible que le Bureau ne partage pas l’avis du juge en chambre quant au poids que ce dernier a accordé aux différents facteurs, ses conclusions et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire étaient bien étayés par la preuve et commandent la déférence en appel.
[91]                        J’examinerai maintenant le critère relatif à la production, de même que les objectifs qui sous‑tendent la protection prévue par la loi et la mise en balance entreprise par le juge en chambre en application du par. 28(6).
(1)         L’intérêt public d’une bonne administration de la justice
[92]                        Ce que le Parlement a appelé l’intérêt public d’une bonne administration de la justice concerne le droit d’une partie à un procès équitable et de présenter tous les éléments de preuve pertinents qui sont nécessaires à la résolution du litige (voir rapport Dubin, p. 261; Organisation de l’aviation civile internationale, Manuel relatif à la protection des informations sur la sécurité, Partie 1 — Protection des éléments d’enquête sur les accidents et les incidents, Doc. 10053 (1re éd. 2016), par. 3.3.37.1; Hyde Park, par. 74; Air France, par. 121 et 138). Essentiellement, cette notion renvoie à la question de savoir si le fait de ne pas divulguer une preuve nuirait au processus de recherche des faits dans une mesure telle que cela porterait atteinte au droit d’une partie à un procès équitable et, par conséquent, à la confiance du public dans l’administration de la justice. Toutefois, la pertinence et la fiabilité ne sont pas des valeurs absolues; l’existence même de la protection tend à indiquer que le Parlement est prêt à subordonner la fonction de recherche de vérité d’un procès civil à des valeurs qu’il considère comme potentiellement supérieures.
[93]                        Il s’ensuit donc que, lorsqu’il évalue l’intérêt public d’une bonne administration de la justice, le décideur doit tenir compte de la pertinence de l’enregistrement pilotage, de sa valeur probante et de sa nécessité pour les procédures, notamment à la lumière de la possibilité que les éléments de preuve puissent ou non être obtenus auprès d’autres sources non protégées. Plus le contenu de l’enregistrement pilotage est important pour établir une cause d’action ou une défense, plus la non‑divulgation risque de menacer l’équité du procès. Si l’enregistrement pilotage contient des éléments de preuve qui sont pertinents et probants, mais qui peuvent être obtenus auprès d’autres sources, la non‑divulgation n’aura généralement aucune incidence sur le processus de recherche des faits et ne portera pas atteinte à l’administration de la justice. Il incombe à la partie requérante d’établir que l’enregistrement pilotage peut contenir des éléments de preuve pertinents et probants mais aussi nécessaires, en ce sens qu’ils ne peuvent pas être obtenus ailleurs. Bien qu’il puisse être difficile d’établir l’élément de nécessité en particulier sans avoir accès à l’enregistrement pilotage, la partie requérante en l’espèce s’est à juste titre appuyée sur le rapport du Bureau, qui incluait de multiples références aux données contenues dans l’enregistrement pilotage, afin de démontrer son importance pour le règlement du différend sous‑jacent.
[94]                        Le Bureau fait valoir que le critère à suivre est celui énoncé dans la décision Hyde Park, plutôt que celui énoncé dans la décision Air France, parce que le premier reflète mieux la mise en balance requise par le par. 28(6). Il soutient que la mise en balance réalisée dans la décision Air France, sur laquelle se fondent les juridictions inférieures, [traduction] « déroge du critère rigoureux pour écarter la protection [. . .] et affaiblit la protection même créée par le Parlement » (m.a., par. 55). Le Bureau affirme que la décision Air France impose essentiellement un simple critère de pertinence pour écarter la protection au nom de l’intérêt public d’une bonne administration de la justice, ce qui n’est pas un critère assez rigoureux pour justifier la divulgation.
[95]                        En réponse, Airbus fait valoir que les normes proposées par le Bureau — que ce soit la « possibilité d’une erreur judiciaire » ou une preuve insuffisante pour établir le bien‑fondé des allégations — ne représentent pas le bon critère, qui exige une mise en balance. Airbus rappelle que la loi n’établit pas un facteur unique. En effet, elle exige que le décideur exerce son pouvoir discrétionnaire pour mettre en balance l’intérêt public d’une bonne administration de la justice et la protection se rattachant à l’enregistrement.
[96]                        À mon avis, l’interprétation que fait le Bureau des décisions Air France et Hyde Park manque de nuance. Contrairement à ce que celui‑ci affirme, Air France n’a pas réduit l’intérêt dans l’administration de la justice à un simple examen de la pertinence. Le juge Strathy a conclu que l’enregistrement pilotage, dans l’affaire Air France, comprenait des communications qui étaient [traduction] « déterminantes en ce qui a trait à la responsabilité » et que la preuve que pouvaient fournir les membres de l’équipage de conduite posait problème (par. 116 et 119‑120).
[97]                        Correctement interprété, le critère appliqué dans la décision Hyde Park ne s’oppose pas de manière substantielle à la décision Air France. Dans la décision Hyde Park, la juge Gauthier (plus tard juge à la Cour d’appel fédérale) a dressé une liste non exhaustive de quatre facteurs qui seraient utiles pour évaluer s’il y a lieu d’écarter le privilège d’origine législative (par. 74). Elle a fait remarquer, à juste titre, que le privilège ne doit pas être écarté trop facilement :
                        Comme c’est le cas pour d’autres privilèges d’origine légale qui sont assujettis à une appréciation similaire, la Cour doit soupeser avec soin le privilège et éviter de permettre la communication simplement en raison de la valeur probante que comportent normalement les enregistrements sonores des événements. Dans tous les cas, la Cour doit tenir compte, notamment, de ce qui suit :
                  i) la nature et l’objet du litige;
                  ii) la nature et la valeur probante des éléments de preuve dans l’affaire sous étude et la mesure dans laquelle la Cour a besoin de ces éléments de preuve pour trancher correctement une question cruciale dont elle est saisie;
                  iii) l’existence d’autres moyens de présenter ces renseignements à la Cour;
                  iv) la possibilité d’une erreur judiciaire. [Je souligne.]
[98]                        La juge Gauthier a eu raison de dire que la divulgation ne devrait pas être systématiquement autorisée simplement parce que les enregistrements sonores offrent des éléments de preuve fiables ou dignes de confiance. Elle avait également raison de souligner, aux points ii), iii) et iv) de sa liste, que la nécessité est un élément essentiel de l’analyse. Bien que le facteur de la « possibilité d’une erreur judiciaire » ait fait l’objet de certaines critiques devant les juridictions inférieures et dans la décision Air France, à mon avis, ces commentaires ignorent injustement le qualificatif intrinsèquement prospectif de « possibilité ». En faisant cette déclaration, la juge Gauthier ne s’appuyait pas sur l’idée appartenant exclusivement au droit criminel de l’erreur judiciaire. À mon sens, la juge Gauthier disait plutôt que le risque d’erreur judiciaire augmente lorsqu’une preuve très pertinente, probante et nécessaire relative à une question clé n’est pas divulguée dans le cadre du processus de recherche des faits. Plus la preuve est importante, plus le risque est élevé que la recherche des faits soit faussée au point où la justice civile serait compromise. De façon similaire, le juge Strathy s’est appuyé sur les faits de l’affaire Air France pour conclure qu’il existait un [traduction] « risque réel » qu’à défaut de divulgation, les parties soient privées d’éléments de preuve liés à la question fondamentale de l’affaire (par. 138). En pratique, les facteurs et la mise en balance énoncés dans les décisions Air France et Hyde Park ne sont pas aussi incompatibles que le soutient le Bureau.
[99]                        Dans la décision Air France, le juge Strathy a également examiné la nature de la procédure, tout comme l’a fait le juge en chambre dans la présente affaire (motifs de la C.S. N.‑É., par. 51‑52 et 66; Air France, par. 127). Ils ont tous deux conclu que l’intérêt public dans l’instruction des recours collectifs, compte tenu de leur potentiel de modification du comportement à grande échelle ainsi que de la valeur pécuniaire élevée des réclamations, jouait en faveur de la production. Bien que le souci de l’instruction équitable du recours collectif soit légitime, je ne suis pas, en toute déférence, d’avis que ce facteur est pertinent pour la mise en balance en l’espèce. L’intérêt public dans l’administration de la justice et dans un procès équitable n’est pas sensiblement différent dans un recours collectif d’une façon qui touche la mise en balance prévue au par. 28(6). Le [traduction] « règlement équitable et efficace » du différend est un objectif de toutes les procédures civiles, et il existe un intérêt public à ce que tous les différends fassent l’objet d’un règlement équitable et efficace. Le fait d’isoler les recours collectifs comme ayant une importance supérieure dans le cadre de la mise en balance pourrait bouleverser indûment le processus et miner l’importance attribuée par le Parlement à la protection.
[100]                     Cependant, le juge en chambre n’a pas considéré ce facteur comme décisif en l’espèce, pas plus que ne l’avait fait le juge Strathy dans la décision Air France. Ce dernier l’a décrit comme un [traduction] « autre aspect » distinct de celui qui est associé à l’équité du procès (par. 127), et le juge en chambre a établi une distinction similaire (par. 52). En outre, dans la décision Air France, tout comme dans la présente affaire, le risque pour l’équité du procès qui se pose lorsque la protection empêche l’obtention de la preuve nécessaire au règlement du litige était une considération essentielle. Malgré ses commentaires sur l’importance de la modification des comportements par recours collectif, le juge en chambre a reconnu que l’enregistrement pilotage était nécessaire pour que le procès soit équitable en matière de droit de la négligence. Comme celui‑ci l’a fait remarquer, la communication entre les membres de l’équipage, particulièrement juste avant la descente, [traduction] « est au cœur de la détermination de la responsabilité en l’espèce » (par. 50). Son raisonnement sur la question de la causalité n’aurait pas changé si les représentants des demandeurs avaient réclamé des dommages‑intérêts pour les pertes qu’ils ont subies sur une base individuelle plutôt que comme représentants d’un groupe, et cette question n’aurait pas été moins déterminante en ce qui concerne la responsabilité. Tant dans la décision Air France qu’en l’espèce, l’intérêt public dans l’équité du procès a justifié à lui seul la décision d’ordonner la divulgation compte tenu de la nécessité de régler les questions relatives à la responsabilité au procès. Ce qui importait, c’était que l’enregistrement pilotage était nécessaire pour que la poursuite soit équitable dans le cadre de l’action civile, qu’elle prenne ou non la forme d’un recours collectif. Les commentaires du juge en chambre sur les recours collectifs ne semblent pas avoir eu un effet important sur la décision finale du tribunal d’ordonner la production et l’examen, et ne constituent donc pas une erreur fatale.
[101]                     Je note, sans commenter davantage, que la nature de la procédure peut être pertinente pour la mise en balance finale, en ce sens que les procédures criminelles ou disciplinaires peuvent mettre en jeu des intérêts différents (voir, p. ex., le rapport Dubin, p. 261‑262, où il est indiqué que les considérations qui s’appliquent dans le contexte de procédures pénales et disciplinaires peuvent différer de celles qui s’appliquent aux procédures civiles). Il existe également des protections procédurales supplémentaires qui limitent l’utilisation en preuve de l’enregistrement pilotage, incluant une interdiction ferme d’utiliser des enregistrements pilotage dans les procédures disciplinaires contre les pilotes ou les procédures liées à la compétence des pilotes, en plus des autres procédures légales mettant en cause, notamment, les contrôleurs de la circulation aérienne (par. 28(7)). Le juge en chambre n’a pas perdu cela de vue, rappelant explicitement l’interdiction prévue au par. 28(7) dans son ordonnance (par. 69).
(2)         La protection conférée à l’enregistrement de bord par l’art. 28
[102]                     Le tribunal ou le coroner doit décider si, compte tenu des circonstances de l’affaire, l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement par l’art. 28. Le Bureau soutient que deux objectifs concernent l’importance, pour le Parlement, de la protection prévue par la loi : premièrement, préserver la vie privée des pilotes et, deuxièmement, assurer la sécurité en réduisant les répercussions négatives sur la divulgation dans les enquêtes futures. La vie privée et la sécurité ont été reconnues dans le rapport Dubin et les recommandations de l’Organisation de l’aviation civile internationale, et je reconnais que ces deux principes sous‑tendent la protection d’origine législative.
[103]                     Le respect de la vie privée était une priorité dans le rapport Dubin. Il s’agissait d’un facteur clé ayant motivé la recommandation de conférer une protection aux enregistrements de bord, car le rapport Dubin reconnaissait qu’un enregistrement pilotage peut représenter un cas sans précédent d’intrusion dans la vie privée des membres de l’équipage de conduite en particulier (p. 260‑264). De façon générale, je souscris à l’analyse minutieuse concernant la vie privée qu’a effectuée le juge Strathy dans la décision Air France. Tout d’abord, les conversations purement personnelles entre pilotes qui sont sans importance pour la résolution du litige civil ne devraient pas être divulguées, et un examen judiciaire devrait empêcher leur divulgation (Air France, par. 131‑132). Les règles concernant les restrictions dans le poste de pilotage (en anglais, « sterile cockpit rules »), qui y interdisent les discussions de nature personnelle lorsque l’aéronef est en dessous d’une altitude de 10 000 pieds, limiteront également la divulgation de conversations purement personnelles (voir motifs de la C.S. N.‑É., par. 43).
[104]                     L’intérêt général des pilotes en matière de vie privée doit être pris en compte lorsqu’il s’agit de décider s’il convient de produire un enregistrement pilotage. Le juge Strathy a conclu, dans le cadre de son examen des intérêts généraux en matière de vie privée, que la publication d’un rapport du Bureau qui traite du contenu de l’enregistrement pilotage peut constituer une atteinte plus grave à la vie privée d’un pilote que la divulgation de l’enregistrement pilotage aux parties à un litige (Air France, par. 133).
[105]                     S’appuyant sur un large éventail de sources, le juge Strathy a reconnu que la protection prévue par la loi avait l’objectif important de préserver la vie privée des pilotes, et il l’a expressément affirmé à plusieurs reprises dans ses motifs (voir, p. ex., par. 71, 112‑113 et 130‑131). Interprété dans son contexte, son commentaire au par. 133 selon lequel la préoccupation à l’égard de l’intérêt général des pilotes en matière de vie privée est [traduction] « largement illusoire » ne signifie pas qu’il rejette ou écarte à tort la vie privée en tant qu’objectif protégé par l’art. 28 de la Loi. Au lieu de cela, le juge Strathy a simplement constaté qu’il n’y aurait pas lieu de craindre pour la vie privée, car la divulgation de communications purement personnelles, ou de celles faites [traduction] « dans un moment de grande détresse » avant un accident, ne serait pas dans l’intérêt public. Il a souligné, à juste titre, que [traduction] « l’examen de l’enregistrement pilotage par le tribunal », tout comme les règles concernant les restrictions dans le poste de pilotage, excluraient « de toute façon » les communications non opérationnelles (par. 131). Par ailleurs, il a noté que le Bureau aurait, dans bien des cas, déjà divulgué l’essentiel des communications au moment de la publication de son rapport. En ce sens, la préoccupation des pilotes concernant leur vie privée pouvait, selon le juge Strathy, être dûment prise en compte dans le régime de mise en balance établi au par. 28(6). De façon importante, le juge Strathy a reconnu à juste titre que les intérêts en matière de protection de la vie privée dans l’affaire Air France étaient réduits, car la compagnie aérienne et les pilotes ne s’étaient pas opposés à la divulgation au vu des faits de l’affaire. Enfin, le juge Strathy n’a pas eu tort de dire que les pilotes sont peu susceptibles d’accorder plus de valeur à leur vie privée qu’à la sécurité de leurs passagers. À mon avis, la décision Air France n’a pas injustement omis de considérer la vie privée des pilotes à titre d’objectif légitime inhérent à la création même de la protection.
[106]                     Pour ce qui est du deuxième objectif de la protection, le rapport Dubin a reconnu la légitimité des préoccupations des enquêteurs selon lesquelles la divulgation de documents d’enquête pourrait avoir des conséquences négatives sur la coopération des témoins dans des affaires ultérieures (voir p. 161‑162 et 258) et selon lesquelles la divulgation des enregistrements pilotage au public pourrait s’avérer « préjudiciable à la sécurité aérienne » (p. 263). Le Manuel relatif à la protection des informations sur la sécurité de l’Organisation de l’aviation civile internationale indique que lorsque des éléments ont été recueillis en vue d’une enquête et de la promotion de la sécurité, leur divulgation ou leur utilisation pour d’autres raisons pourrait « inciter les personnes ou organisations à refuser de fournir l’information ou les faire hésiter à coopérer avec les services d’enquête sur les accidents » (art. 3.1.2). De même, le représentant du Bureau, M. Laporte, souligne dans son affidavit l’importance de la protection afin d’assurer que l’équipage de conduite soit en mesure de communiquer librement dans le poste de pilotage, malgré l’enregistrement continu de leurs conversations.
[107]                     Le Bureau pousse cet argument plus loin. Il fait valoir que les conséquences de la divulgation sur la sécurité doivent être prises en compte, car si la divulgation devenait routinière, les pilotes pourraient effacer intentionnellement les données de l’enregistrement pilotage pour empêcher les enquêteurs d’y avoir accès. Monsieur Laporte a noté qu’au cours des dernières années, les enquêteurs ont observé [traduction] « un certain nombre » de cas où des pilotes auraient effacé ou écrasé des données d’un enregistrement pilotage, bien qu’on ne sache pas avec certitude si cela a été fait intentionnellement (d.a., p. 1874, par. 88). Le Bureau mentionne l’exemple de la Nouvelle‑Zélande, où des équipages de conduite auraient désactivé des enregistrements pilotage en réaction à une décision judiciaire.
[108]                     Cet argument doit être rejeté. Je souscris à la conclusion du rapport Dubin selon laquelle il ne serait « pas opportun de créer un privilège au motif que ceux qui le demandent n’obéiraient pas autrement à la loi » (p. 261). Le risque qu’un enregistrement pilotage soit effacé ou saboté intentionnellement ne peut légitimement justifier l’existence d’une protection législative. Cette supposée justification va à l’encontre de l’objectif de la Loi, à savoir l’amélioration de la sécurité des transports, et repose sur la prémisse invraisemblable et non documentée selon laquelle des pilotes professionnels mettraient volontairement des aéronefs en danger. Le juge Strathy a rejeté à juste titre la préoccupation relative à un sabotage intentionnel car elle ne peut justifier la protection (Air France, par. 135).
[109]                     Toutefois, il existe des considérations en matière de sécurité au‑delà du risque que des appareils d’enregistrement soient sabotés. Je reconnais le bien‑fondé de l’argument des pilotes selon lequel ils sont susceptibles de parler moins librement s’ils ont le sentiment que les enregistrements de bord seront plus couramment divulgués. C’est ce que certains ont appelé [traduction] « l’effet paralysant » associé à la divulgation. Toutefois, il ne faut pas surévaluer cette considération. Dans un autre contexte, la Cour a fait remarquer qu’il est « bien facile [d’]exagérer l’importance » du risque que la divulgation peut poser pour la franchise (Carey c. Ontario, 1986 CanLII 7 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 637, p. 657). Dans cet arrêt, le juge La Forest a constaté que même s’il est préférable que les conversations aient lieu en privé, on peut douter que « la faible possibilité qu’une communication quelconque puisse avoir à être produite aux fins d’un procès ait un effet appréciable sur la franchise de communications confidentielles » (p. 657). Je note aussi que « l’assurance que la divulgation ne sera ordonnée que lorsque ce sera clairement nécessaire, et alors seulement dans la mesure nécessaire », peut aussi contribuer à faire en sorte que les pilotes se sentent plus à l’aise de parler librement dans le poste de pilotage (voir M. (A.) c. Ryan, 1997 CanLII 403 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 157, par. 35, dans le contexte d’un privilège reconnu au cas par cas). Je ne considère pas que les déclarations du juge Strathy aux par. 135‑136, sur lesquelles s’est appuyé le juge en chambre, rejettent la sécurité aérienne et sa pertinence en tant que facteur dans l’analyse. Le juge Strathy s’appuyait plutôt à juste titre sur le rapport Dubin lorsqu’il a conclu qu’aucune preuve n’étayait le risque que l’enregistrement pilotage soit saboté (par. 135‑136). Le juge en chambre n’a pas commis d’erreur en s’appuyant sur ces extraits de la décision Air France. À la lecture de l’ensemble de ses motifs, il est évident que le juge en chambre reconnaissait l’importance de la sécurité aérienne au regard de la protection prévue par la loi et l’importance d’examiner l’incidence négative que la communication de l’enregistrement pilotage pourrait avoir sur la sécurité aérienne (voir, p. ex., Air France, par. 80, 129 et 138(4)).
(3)         Mise en balance des intérêts
[110]                     Comme l’indique le rapport Dubin, si les enregistrements pilotage étaient impossibles à obtenir ou jouissaient d’une protection absolue, un passager blessé ou décédé pourrait être « priv[é] de la seule preuve disponible sur la cause de l’accident », ce qui « irait une fois pour toutes à l’encontre de l’intérêt public dans l’administration de la justice » (p. 261). Bien que la protection législative vise des intérêts importants et favorise la sécurité des transports, le par. 28(6) reconnaît que, dans certaines circonstances, cette protection doit être écartée pour que les tribunaux puissent tirer des conclusions de fait et rendre justice aux parties. En effet, en mettant en place un mécanisme de mise en balance, le Parlement a signalé son intention de faire en sorte que la fonction de recherche de la vérité des instances civiles ait parfois préséance sur la protection. Il aurait pu choisir une protection absolue, mais il a préféré une protection discrétionnaire.
[111]                     En fin de compte, la mise en balance exige que le tribunal ou le coroner identifie les facteurs pertinents et décide si, à la lumière de l’ensemble des circonstances, l’intérêt public d’une bonne administration de la justice commande la production et l’examen de l’enregistrement pilotage, indépendamment du poids accordé à la protection par le Parlement. Lorsqu’il évalue l’intérêt public dans l’administration de la justice, le décideur devrait considérer la pertinence, la valeur probante et la nécessité de l’enregistrement pour trancher les questions en litige comme étant des facteurs qui indiquent l’importance de l’enregistrement pour que le procès soit équitable. En ce qui concerne la protection, le décideur devrait tenir compte de l’effet de la communication sur la vie privée des pilotes et sur la sécurité des transports, laquelle est favorisée par la libre communication dans le poste de pilotage. Dans les décisions Air France et Hyde Park, les tribunaux ont correctement indiqué que la plupart de ces facteurs sont pertinents pour la mise en balance.
[112]                     Toutes les parties reconnaissent que le critère relatif à la production n’est pas un simple critère de pertinence. Il faut veiller à ne pas ordonner la production simplement parce l’enregistrement pilotage serait utile et fournirait une preuve complète, ce que la juge Gauthier a utilement mis en lumière dans la décision Hyde Park (par. 74). Comme le note l’APAC, les témoignages des pilotes comportent souvent des lacunes. C’est le propre de la mémoire et du témoignage de vive voix. Le tribunal doit tenir compte non seulement de l’existence ou du nombre de lacunes dans la preuve, mais aussi de l’importance de ces lacunes par rapport aux faits et aux questions juridiques en litige. D’autres moyens de combler les lacunes, comme rafraîchir la mémoire des pilotes à l’aide du rapport du Bureau ou des déclarations des témoins, devraient également être envisagés (voir l’affidavit de M. Laporte, d.a., p. 1877, par. 99). La partie qui cherche à faire écarter la protection prévue par la loi doit prendre des mesures raisonnables pour obtenir les renseignements nécessaires auprès d’autres sources non protégées. Une idée similaire est exprimée dans le privilège des sources journalistiques : la divulgation n’est possible que lorsque « le renseignement ou le document ne peut être mis en preuve par un autre moyen raisonnable » (LPC, al. 39.1(7)a); voir aussi National Post, par. 66, sur le principe des « autres sources »).
[113]                     Comme le prévoit le par. 28(6), la nature et la portée d’une ordonnance de production peuvent également inclure des conditions ayant trait à la divulgation qui limitent les effets préjudiciables sur les politiques que visait le Parlement lors de la création de la protection. Le décideur peut imposer les restrictions ou les conditions qu’il juge appropriées afin de préserver la vie privée des pilotes et de nuire le moins possible à la libre communication dans le poste de pilotage. Par exemple, il peut choisir de caviarder des éléments non pertinents dans un enregistrement pilotage dont la divulgation pourrait porter atteinte à la vie privée, limiter la divulgation à certaines personnes, exiger des engagements de la part de ceux qui ont accès à l’enregistrement ou exiger la destruction de l’enregistrement une fois que la procédure judiciaire est terminée, comme l’a fait le juge en chambre en l’espèce (ordonnance du juge Duncan, 18 décembre 2019, reproduite dans d.a., p. 25‑28). D’autres restrictions peuvent aussi être adaptées aux circonstances de l’affaire afin de protéger les intérêts des pilotes et la sécurité des transports.
[114]                     Comme la décision d’ordonner ou de refuser la production est discrétionnaire, la conclusion du juge en chambre commande la déférence dans la mesure où le critère approprié et les facteurs pertinents devant être mis en balance ont été établis et appliqués correctement. Il importe de souligner qu’il ne suffit pas d’énoncer le critère et la conclusion sans effectuer une mise en balance reposant sur les faits, comme le prévoit le mécanisme discrétionnaire du par. 28(6). Il ressort clairement de la lecture de l’ensemble des motifs du juge en chambre que celui‑ci a appliqué le bon critère en cernant correctement les deux intérêts concurrents et leur pertinence par rapport aux faits de l’espèce, et en les soupesant. Fait important, il a examiné tous les éléments de preuve à l’appui de la protection prévue par la loi, y compris les affidavits fournis par le Bureau et l’APAC.
[115]                     Le Bureau soutient que le juge en chambre a accordé un poids indu à la pertinence et à la fiabilité et ne s’est pas demandé s’il y avait d’autres moyens par lesquels les parties pourraient obtenir les éléments de preuve recherchés. Je ne suis pas de cet avis. L’analyse du juge en chambre était axée sur la nécessité de l’enregistrement pour le règlement du différend. En arrivant à la conclusion que la divulgation était nécessaire pour combler les lacunes de la preuve, il a manifestement compris que la pertinence et la fiabilité des éléments de preuve que pourrait fournir l’enregistrement pilotage ne suffisaient pas. L’importance de la nécessité pour l’analyse a été reconnue dans la décision Hyde Park, affaire qui a été correctement tranchée selon le Bureau, et dans laquelle la [traduction] « nécessité de la preuve pour trancher une question cruciale » et « l’existence d’autres moyens de présenter ces informations à la [c]our » ont été considérés comme des facteurs clés (m.a., par. 81‑82; voir aussi Hyde Park, par. 74).
[116]                     Avec égards, il est préférable de reconnaître, comme l’a fait Airbus devant notre Cour, que le juge en chambre a erré en mentionnant, au par. 67 de ses motifs, que les informations étaient importantes pour avoir une [traduction] « compréhension complète de ce dont l’équipage avait conscience ». Il ne s’agit pas d’une description utile de la preuve exigée par le volet du critère qui porte sur l’intérêt public dans l’administration de la justice. Dans un procès civil, la preuve produite permet rarement d’avoir une « compréhension complète » d’une question en litige et, compte tenu de la norme de preuve exigée dans les procès civils, cela ne peut pas constituer le critère envisagé au par. 28(6).
[117]                     Cependant, le juge n’a pas ordonné la production de l’enregistrement pilotage afin d’avoir une [traduction] « compréhension complète » du rôle des pilotes dans l’accident. En conséquence, il n’a pas commis d’erreur importante en examinant un facteur non pertinent. Au lieu de cela, il a déclaré à juste titre que la production de l’enregistrement pilotage était [traduction] « nécessaire » (par. 49) et que l’enregistrement pilotage « représente la seule façon » de combler les lacunes dans l’interrogatoire préalable des pilotes (par. 48). Si la compréhension complète avait été le véritable critère du juge pour ordonner la divulgation, il n’aurait pas eu besoin de se demander si l’enregistrement pilotage était nécessaire pour régler le litige.
[118]                     Par conséquent, dans la mesure où le juge en chambre a pu mal s’exprimer en faisant allusion à une preuve qui fournit une « compréhension complète » d’une question en litige, il ne s’agit pas du critère qu’il a appliqué lorsqu’il a décidé de rendre l’ordonnance. Le juge en chambre pouvait évidemment conclure que la divulgation de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour combler les lacunes de la preuve qui étaient déterminantes en ce qui concerne la responsabilité.
[119]                     Devant le juge en chambre, Airbus a présenté un tableau indiquant un certain nombre d’informations dont les membres de l’équipage de conduite ne pouvaient se souvenir concernant les événements ayant conduit à l’accident, notamment s’ils avaient reçu des mises à jour météorologiques ou s’ils avaient discuté de l’atterrissage sur une autre piste ou d’un déroutement du vol après avoir reçu des rapports indiquant que la visibilité avait diminué. Airbus a également noté que le Bureau s’était fondé sur les données audio de l’enregistrement pilotage pour rédiger son propre rapport, et que ces éléments de preuve étaient impossibles à obtenir autrement. Bien sûr, il est important de connaître les décisions prises par les pilotes pendant l’atterrissage pour déterminer s’ils ont utilisé l’aéronef avec la prudence et les compétences nécessaires.
[120]                     Le juge en chambre a examiné les conclusions du rapport du Bureau, en particulier les [traduction] « perceptions, observations, considérations et prises de décision » des membres de l’équipage de conduite au moment de choisir la procédure et le lieu de l’atterrissage (par. 27). Se fondant sur son examen de l’enregistrement pilotage, le juge en chambre a écrit [traduction] « [qu’]il [était] évident » que le Bureau avait intégré des renseignements provenant des communications des membres de l’équipage dans son rapport sur les facteurs à l’origine de l’accident (par. 30; voir aussi par. 46). Il a conclu que les éléments de preuve ne pouvaient pas être obtenus auprès d’autres sources pour l’action civile (par. 48). Il s’agissait du fondement de sa décision suivant laquelle l’enregistrement pilotage, utilisé par le Bureau dans son rapport, était un élément de preuve non seulement pertinent et fiable, mais aussi nécessaire pour établir le lien de causalité et pour trancher les questions connexes dans l’action en responsabilité civile (par. 49). Après avoir examiné les actes de procédure, la preuve et les observations, le juge en chambre a conclu que l’enregistrement pilotage était la seule façon de combler les lacunes importantes.
[121]                     Encore une fois, le juge en chambre pouvait établir un lien entre les conclusions du rapport, fondées en partie sur l’enregistrement pilotage, et les questions en litige dans l’action civile. Un chevauchement est possible entre les questions relatives au lien de causalité liées aux conclusions du rapport et le lien de causalité en tant qu’élément de la cause d’action dans le procès civil. Comme je l’ai mentionné précédemment, la possibilité d’un tel chevauchement est envisagée au par. 7(2) de la Loi. Selon le juge en chambre, l’enregistrement pilotage était nécessaire pour résoudre l’action civile en raison des lacunes dans les souvenirs des pilotes quant à la descente. Il est clair que le raisonnement du juge en chambre était fondé sur sa compréhension de l’ensemble de la preuve, les observations des parties, son examen à huis clos de l’enregistrement pilotage et son utilisation dans le rapport du Bureau. Sa décision d’ordonner la divulgation commande la déférence en appel.
[122]                     Enfin, le juge en chambre a examiné les affidavits fournis par le Bureau et l’APAC concernant l’intérêt public dans le maintien de la protection, notamment en ce qui a trait aux intérêts en matière de vie privée et à l’effet potentiellement paralysant que pourrait avoir la production si elle était ordonnée trop facilement (motifs de la C.S. N.‑É., par. 34‑35). Il a reconnu que la protection de la vie privée des pilotes et le fait d’encourager la libre communication dans le poste de pilotage étaient les deux objectifs sous‑jacents à la protection (par. 54, citant Air France, par. 130). Le juge en chambre était également conscient des différences importantes entre l’affaire Air France et celle dont il est question, différences qui ont une incidence sur l’importance de la protection. Par exemple, contrairement à ce qui s’est passé dans l’affaire Air France, l’équipage de conduite en l’espèce s’est opposé à la communication de l’enregistrement pilotage (par. 57‑58). En fin de compte, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, le juge en chambre a conclu, comme il lui était loisible de le faire, que l’imposition de conditions strictes à l’égard de la communication de l’enregistrement pilotage, comme il était autorisé à le faire, protégerait adéquatement la vie privée des pilotes (par. 69). Ce faisant, il a souscrit à la conclusion du juge Strathy selon laquelle, malgré les préoccupations concernant la vie privée et la sécurité qui sous‑tendent la protection, la divulgation de l’enregistrement pilotage [traduction] « en l’espèce » n’aurait pas d’effet préjudiciable sur la vie privée ou la sécurité (par. 54‑55, citant Air France, par. 135). Il a terminé en concluant que la production en l’espèce n’éroderait pas la protection et que la surveillance de la production par le tribunal ferait [traduction] « [honneur à] la protection dans la mesure qui est nécessaire » (par. 60). Ainsi, le juge en chambre n’a pas omis de tenir compte d’un facteur pertinent, et n’a pas non plus commis d’erreur lors de sa mise en balance en n’attribuant aucun poids à un facteur pertinent. Bien au contraire, il a considéré les deux objectifs sous‑jacents au privilège, les a soupesés au regard de l’intérêt public dans l’administration de la justice et a conclu que les buts du Parlement ne seraient pas indûment lésés par la divulgation en l’espèce.
[123]                     Dans son ensemble, la mise en balance des facteurs par le juge en chambre reposait sur les faits et relevait de son pouvoir discrétionnaire. En s’appuyant sur la preuve et sur ses conclusions de fait, il était en droit de conclure qu’une production limitée devrait être ordonnée. D’autres décideurs auraient pu effectuer une mise en balance différente en accordant plus de poids à certains facteurs et moins à d’autres dans les circonstances. Toutefois, en l’absence d’une erreur de droit, d’une erreur de fait manifeste et déterminante ou d’une preuve d’un abus de pouvoir discrétionnaire, la mise en balance effectuée par le juge en chambre ne devrait pas être modifiée. Aucun motif justifiant une intervention n’a été démontré.
VI.         Conclusion
[124]                     Le pourvoi est rejeté. L’appelant n’a pas réclamé de dépens et a demandé de ne pas être condamné à en payer. Les demandeurs du recours collectif réclament des dépens, car les appels du Bureau ont [traduction] « retardé la poursuite du recours collectif de plus de deux ans » (m.i., par. 141). Airbus et la Halifax International Airport Authority réclament aussi des dépens. Les autres intimés ne réclament pas de dépens ou ne se prononcent pas sur la question.
[125]                     Je reconnais que les appels interjetés devant la Cour d’appel et devant notre Cour, à l’initiative du Bureau, peuvent avoir retardé la poursuite du recours collectif sous‑jacent. Toutefois, toutes les parties au présent litige ont un intérêt dans la sécurité du transport aérien; elles accordent toutes une grande importance à l’intérêt public dans l’administration de la justice et aux préoccupations d’intérêt public qui sous‑tendent la protection prévue par la loi. En interjetant appel de la décision du juge en chambre, le Bureau a cherché à obtenir des précisions légitimes sur la façon dont ces intérêts publics partagés doivent être mis en balance. Dans de telles circonstances, je ne condamnerais donc pas le Bureau aux dépens devant notre Cour et je ne modifierais pas la décision de la Cour d’appel de n’adjuger aucuns dépens. Cela dit, je n’interviendrais pas à l’égard de la décision du juge en chambre, prise en vertu de son pouvoir discrétionnaire, d’adjuger des dépens en première instance.
Version française des motifs des juges Côté et Brown rendus par
 
                  La juge Côté —
I.               Aperçu
[126]                     J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue, le juge Kasirer. Comme le souligne mon collègue, le présent pourvoi soulève deux questions principales, qui portent toutes les deux sur l’interprétation de la Loi sur le Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, L.C. 1989, c. 3 (la « Loi »). La première question est de nature procédurale. Elle consiste à savoir si le par. 28(6) de la Loi permet au Bureau de la sécurité des transports du Canada (le « Bureau ») de présenter des observations en l’absence du public et des autres parties. La deuxième question est de nature substantielle. Elle consiste à savoir si le juge en chambre a commis une erreur dans la façon dont il a formulé et appliqué le test juridique lorsqu’il a ordonné la production du contenu de l’enregistrement de conversations de poste de pilotage (l’« enregistrement pilotage ») protégé au titre du par. 28(6) de la Loi.
[127]                     En ce qui concerne la question procédurale, je suis en désaccord avec la conclusion de mon collègue selon laquelle la demande du Bureau visant à présenter des observations en l’absence du public et des autres parties constitue, essentiellement, une demande visant à présenter des observations ex parte. À mon avis, la demande du Bureau visant à présenter des observations en l’absence du public et des autres parties correspond davantage à une demande visant à présenter des observations à huis clos (« in camera » en anglais). De plus, je suis d’avis qu’une interprétation textuelle et téléologique du par. 28(6) indique que le Bureau a un droit statutaire de présenter des observations à huis clos. Afin que celui‑ci puisse s’acquitter de son obligation légale de protéger le privilège se rattachant à l’enregistrement pilotage d’une manière qui préserve son droit de présenter des observations utiles, le juge en chambre aurait dû l’autoriser à présenter ses observations à huis clos.
[128]                     En ce qui a trait à la question substantielle, mon collègue et moi divergeons d’opinion à l’égard de deux points principaux. Premièrement, je souscris en grande partie à ce qu’affirme mon collègue concernant le test relatif à la production prévu au par. 28(6) de la Loi. Cependant, je ne suis pas d’accord avec son application de la norme de contrôle. Même selon l’interprétation généreuse de mon collègue, les motifs du juge en chambre révèlent de nombreuses erreurs de droit. Sa décision discrétionnaire d’ordonner la production de l’enregistrement pilotage est fondamentalement entachée par ces erreurs et il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à cet égard. Je suis particulièrement préoccupée par le fait que mon collègue, en adhérant à la décision du juge en chambre, affaiblit le test plus rigoureux et plus nuancé qu’il préconise. Deuxièmement, mon collègue tente d’éluder diverses erreurs de droit en s’appuyant fortement sur les conclusions de fait du juge en chambre. Ce faisant, il semble procéder lui‑même à la mise en balance discrétionnaire des considérations. Toutefois, notre Cour n’est pas en mesure de procéder à la mise en balance requise pour ordonner la divulgation au titre du par. 28(6) : l’enregistrement pilotage ne fait pas partie du dossier et aucun membre de notre Cour ne l’a écouté ni n’a lu la transcription de son contenu. Dans les circonstances de l’espèce, seul un décideur qui a examiné le contenu de l’enregistrement pilotage est en mesure de soupeser adéquatement les facteurs pertinents.
[129]                     Par conséquent, et avec égards, je ne peux souscrire à certaines parties des motifs de mon collègue et au dispositif du présent pourvoi. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir l’appel et de renvoyer l’affaire à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse.
II.            Analyse
A.           Le Bureau peut‑il présenter des observations en l’absence du public et des autres parties?
[130]                     Dans la version anglaise de la Loi, l’al. 28(6)(b) prévoit que lorsqu’une demande de production et d’examen d’un enregistrement de bord est présentée, « the court or coroner shall [. . .] in camera, examine the on‑board recording and give the Board a reasonable opportunity to make representations with respect thereto » (en français : « le tribunal ou le coroner qui [. . .] est saisi d’une demande de production et d’examen d’un enregistrement de bord examine celui‑ci à huis clos et donne au Bureau la possibilité de présenter des observations à ce sujet »). Le Bureau soutient que, dans la version anglaise, le terme « in camera », suivi d’une virgule, vise à qualifier tous les mots qui suivent. Selon le Bureau, le tribunal doit : i) examiner l’enregistrement de bord à huis clos; et ii) lui donner la possibilité de présenter des observations au sujet de l’enregistrement de bord à huis clos.
[131]                     Devant les juridictions inférieures, le Bureau a formulé sa demande en utilisant les mots « ex parte » plutôt qu’à « huis clos ». Devant notre Cour, toutefois, le Bureau a modifié les termes utilisés et a soutenu qu’il avait le droit statutaire de présenter des observations à huis clos. Malgré cette modification, le Bureau a toujours revendiqué le même résultat : il veut présenter, du moins en partie, des observations en l’absence du public et des autres parties. Autrement dit, il veut, dans la mesure nécessaire, présenter des observations privées et confidentielles (transcription, p. 37‑38).
[132]                     Contrairement à la conclusion de mon collègue, je reconnais que le Bureau cherche réellement à présenter des observations à huis clos, et non des observations ex parte. Dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, notre Cour a expliqué qu’« [e]n droit, l’expression ex parte (“en l’absence d’une partie”) s’entend d’une procédure ou d’une étape de la procédure qui se déroule à la demande et au bénéfice d’une seule partie, sans avis à la partie adverse ou présentation d’arguments de sa part » (par. 25 (je souligne)). Les procédures ex parte sont donc différentes de celles à huis clos. Certaines procédures, en raison de leur nature, doivent être à la fois ex parte et à huis clos — c’est‑à‑dire qu’elles doivent être instruites en privé et sans que la partie adverse en soit avisée ou sans qu’elle ne présente d’observations. Cependant, une procédure ex parte ne se déroule pas nécessairement à huis clos puisque « des arguments présentés ex parte sont souvent entendus dans le cadre d’une audience publique », et « une ordonnance est considérée rendue ex parte lorsque l’autre partie assiste à l’audience mais ne présente pas d’arguments » (Ruby, par. 26).
[133]                     Avec égards, je suis en désaccord avec la conclusion de mon collègue (par. 60) selon laquelle la demande du Bureau visant à présenter des observations en l’absence du public et des autres parties constitue, essentiellement, une demande visant à présenter des observations ex parte. À mon avis, comme le Bureau a accepté d’aviser les autres parties ainsi que de leur fournir un résumé non privilégié de ses observations, sa demande visant à présenter des observations en l’absence du public et des autres parties ne peut être qualifiée de demande visant la présentation d’observations ex parte; il s’agit davantage d’une demande visant à présenter des observations à huis clos. Mon collègue insiste sur le fait que le Parlement aurait pu employer le terme « ex parte », comme il l’a fait au par. 19(3) de la Loi, mais a choisi de ne pas le faire. À mon avis, l’emploi du terme « ex parte » au par. 19(3) de la Loi est cohérent avec ma définition du terme « ex parte », comme cette disposition porte sur une demande ex parte — c’est‑à‑dire, une demande pour laquelle la partie adverse n’a pas été avisée et ne présente pas d’observations. Par conséquent, si le Parlement avait utilisé l’expression « ex parte » au par. 28(6), comme mon collègue laisse entendre qu’il aurait pu le faire, soit le Bureau n’aurait pas été tenu d’aviser les parties adverses de ses observations, soit celles‑ci n’auraient pas été autorisées à présenter des arguments concernant la production de l’enregistrement pilotage.
[134]                     J’adhère par ailleurs à l’argument du Bureau concernant l’interprétation statutaire. À mon avis, une interprétation textuelle et téléologique de l’al. 28(6)(b) dans sa version anglaise mène à la conclusion que le Bureau a le droit de présenter ses observations à huis clos — c’est‑à‑dire en l’absence du public et des autres parties.
[135]                     Pour les motifs énoncés ci‑dessous, je souscris à l’argument du Bureau selon lequel le fait que l’expression « in camera », au début de la disposition dans la version anglaise, soit suivie d’une virgule signifie que ce terme qualifie tous les mots qui suivent. Par conséquent, tant l’examen de l’enregistrement pilotage par le tribunal que la « possibilité » donnée au Bureau de présenter des observations à ce sujet doivent avoir lieu à huis clos.
[136]                     Premièrement, la présence ou l’absence d’une virgule peut indiquer si un adjectif ou un qualificatif est censé ne s’appliquer qu’au mot le plus près ou à tous les mots qui le suivent ou le précèdent, selon le cas. Comme l’explique la professeure Ruth Sullivan :
                    [traduction] Une virgule précédant les qualificatifs est parfois interprétée comme indiquant qu’ils doivent s’appliquer à tous les antécédents, alors que l’absence de virgule indique qu’ils doivent s’appliquer seulement au dernier antécédent.
                    (The Construction of Statutes (7e éd. 2022), p. 463)
[137]                     L’affaire Re Associated Commercial Protectors Ltd. and Mason (1970), 1970 CanLII 912 (MB KB), 13 D.L.R. (3d) 643 (B.R. Man.), conf. par (1970), 1970 CanLII 889 (MB CA), 16 D.L.R. (3d) 478 (C.A.), fournit un exemple de la façon dont le principe évoqué plus haut a servi à interpréter une disposition d’une loi manitobaine, soit l’art. 78 de la Consumer Protection Act, S.M. 1969 (2nd Sess.), c. 4 :
                    78(1) The director may refuse to grant a licence as a vendor, direct seller, or collection agent
                        (a) to any person who has been convicted of any offence against the Criminal Code (Canada) or against this Act, or of any other offence committed in Canada, that, in the opinion of the director, involves a dishonest act or intent on the part of the offender;
S’appuyant sur la ponctuation pour résoudre l’ambiguïté dans la disposition, le juge Nitikman a affirmé :
                    [traduction] Je suis d’avis que les derniers mots de la disposition, à savoir « involves a dishonest act or intent on the part of the offender », qualifient toutes les infractions mentionnées dans la disposition et non seulement la dernière catégorie mentionnée, « any other offence committed in Canada », car s’il n’en était pas ainsi, une virgule ne serait pas nécessaire après les mots « committed in Canada ». [p. 644]
[138]                     Autrement dit, en omettant certains des mots non pertinents, la disposition, virgule omise, se lirait comme suit :
                    . . . who has been convicted of any offence against the Criminal Code (Canada) or against this Act, or of any other offence committed in Canada that involves a dishonest act or intent . . .
[139]                     Ce changement démontre la pertinence de la virgule. Lorsque la virgule est omise, les mots « involves a dishonest act or intent on the part of the offender » ne s’appliqueraient qu’à l’expression « any other offence committed in Canada » et non aux infractions du Code criminel ou de la Consumer Protection Act. Le même raisonnement peut être suivi en l’espèce.
[140]                     Dans la version anglaise de l’alinéa 28(6)(b) de la Loi, la virgule suivant l’expression « in camera » qualifie les mots qui lui sont postérieurs. L’expression « in camera » s’applique à tous les mots qui suivent la virgule en raison de la virgule. Par comparaison, lorsqu’on omet la virgule, la disposition se lit comme suit :
                    in camera examine the on‑board recording and give the Board a reasonable opportunity to make representations with respect thereto;
Sans la virgule, l’expression « in camera » ne s’applique qu’au mot « examine ». Cela est toutefois dénué de tout sens sur le plan grammatical. On ne dit pas « in camera examine [something] » en anglais. Donc, de toute évidence, l’expression « in camera », utilisée comme qualificatif, n’a de sens que lorsqu’elle est suivie d’une virgule. Si le Parlement avait voulu que « in camera » ne s’applique qu’à « examine », l’expression latine suivrait le terme « examine » — « examine in camera ».
[141]                     Deuxièmement, la différence structurelle entre la version anglaise de l’ancien par. 34(1) de la Loi sur le Bureau canadien de la sécurité aérienne, L.R.C. 1985, c. C‑12 (« Loi sur le BCSA »), et celle de l’al. 28(6)(b) de la Loi est pertinente pour discerner l’intention du législateur. Selon la version anglaise du par. 34(1) de la Loi sur le BCSA, le décideur devait :
                    (b) in camera, examine the cockpit voice recording, and
                    (c) give the Board a reasonable opportunity to make representations with respect thereto . . .
En comparaison, la version anglaise de l’al. 28(6)(b) de la Loi est rédigé ainsi :
                  (b) in camera, examine the on‑board recording and give the Board a reasonable opportunity to make representations with respect thereto;
[142]                     Il ne faut pas faire fi de ce changement structurel. Comme le fait remarquer mon collègue, les exigences maintenant énoncées dans la version anglaise de l’al. 28(6)(b) étaient prévues à deux alinéas distincts sous l’ancien par. 34(1) de la Loi sur le BCSA, « indiquant ainsi que les mots “in camera” dans la version anglaise ne s’appliquaient qu’à l’examen de l’enregistrement par le décideur et non à la présentation des observations du Bureau » (par. 66). À cet égard, il a tout à fait raison; les mots « in camera » ne pouvaient s’appliquer à un alinéa dont ils ne faisaient pas partie. Toutefois, en se fondant sur des éléments de preuve extrinsèques, mon collègue conclut que « [l]’historique législatif appuie l’interprétation que font les intimés du par. 28(6) » (par. 66).
[143]                     Avec égards, le problème avec cette conclusion est qu’elle escamote le texte anglais de l’al. 28(6)(b) tel qu’adopté. S’il est vrai que les mots « in camera » dans la version anglaise de l’al. 34(1)b) de la Loi sur le BCSA ne s’appliquaient qu’à l’examen par le décideur de l’enregistrement, le texte de la disposition actuelle a considérablement changé. Comme je l’ai mentionné précédemment, la version anglaise des anciens alinéas b) et c) ont été combinés et la virgule après le mot « recording » a été supprimée, de sorte que l’expression « opportunity to make representations » fait désormais partie du champ d’application du qualificatif « in camera ». Il s’ensuit que toute ambiguïté créée par l’ancienne disposition a été résolue par le regroupement des alinéas b) et c) et par la suppression de la virgule après le mot « recording ». À mon avis, tout cela indique que la version anglaise de la disposition n’a qu’un et un seul sens, contrairement à l’ambiguïté que mon collègue a du mal à percevoir, mais qu’il détecte tout de même d’une certaine manière (par. 73).
[144]                     L’argument de mon collègue soulève un autre problème, étant en forte contradiction, compte tenu du changement structurel et de la suppression de la virgule, avec la présomption selon laquelle les modifications aux lois sont faites dans un but précis. Comme l’a expliqué le juge Laskin dans l’arrêt Bathurst Paper Ltd. c. Ministre des Affaires municipales de la province du Nouveau‑Brunswick, 1971 CanLII 176 (CSC), [1972] R.C.S. 471, il faut présumer que le Parlement souhaitait apporter un changement dans l’application de la loi :
                        Il y a une autre considération, qui a autant de poids. Il est raisonnable de croire que les modifications aux lois ont un but, à moins que des indices intrinsèques, ou des indices extrinsèques recevables, démontrent qu’on n’ait voulu qu’en polir le style. [p. 477‑478]
[145]                     Il s’ensuit qu’il faut donner un sens au choix qu’a fait le Parlement de regrouper les al. (b) et (c) dans la version anglaise du par. 28(6) de la Loi. En l’espèce, la seule interprétation plausible est que l’expression « in camera » devait s’appliquer à la fois à l’examen de l’enregistrement et à la possibilité de présenter des observations.
[146]                     Citant aisément les conclusions de Transports Canada et s’en remettant à celles‑ci, mon collègue conclut que la présomption de changement intentionnel est écartée en l’espèce (par. 67). À mon avis, l’historique législatif entourant l’adoption du par. 28(6) ne peut supplanter le sens ordinaire du texte. La loi, telle que dûment adoptée par le Parlement, est la loi. Ce qu’a constaté Transports Canada importe peu; ce qui importe, c’est ce qu’a fait le Parlement. En l’espèce, le Parlement a de toute évidence apporté un changement substantiel à la loi, tel qu’il ressort du texte de la disposition. Autrement dit, ce que dit une personne, à un moment donné, au sujet de la loi, n’est pas la loi.
[147]                     Je reconnais que la version française de la disposition a une structure fondamentalement différente de la version anglaise. La portion pertinente de la version française est ainsi rédigée :
                    (6) Par dérogation aux autres dispositions du présent article, le tribunal ou le coroner qui, dans le cours de procédures devant lui, est saisi d’une demande de production et d’examen d’un enregistrement de bord examine celui‑ci à huis clos et donne au Bureau la possibilité de présenter des observations à ce sujet après lui avoir transmis un avis de la demande, dans le cas où celui‑ci n’est pas partie aux procédures.
[148]                     À mon avis, le texte de la version anglaise indique que les observations doivent être présentées à huis clos, tandis que le texte de la version française est silencieux sur la nature des observations du Bureau. L’interprétation de la version française que propose mon collègue peut toutefois être acceptée, et il peut aisément être admis que la version française appelle un sens, tandis que la version anglaise en appelle un autre. Quoi qu’il en soit, il y a discordance entre les deux versions, ce qui justifie de recourir à l’approche téléologique plutôt que de rechercher un sens commun qui n’existe manifestement pas.
[149]                     Mon collègue affirme que, quand bien même il y aurait une véritable disparité entre les deux dispositions, leur « sens commun correspond au texte français non ambigu » (par. 72). Avec égards, même si le sens commun s’harmonise avec la version française, l’analyse ne s’arrête pas là. Selon les enseignements du juge Bastarache dans l’arrêt R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217, l’étape suivante consiste à « vérifier si le sens commun ou dominant est conforme à l’intention législative suivant les règles ordinaires d’interprétation » (par. 30). Comme je l’expliquerai plus loin, seule la version anglaise est conforme à une interprétation téléologique de la disposition. Pour cette raison, elle devrait être privilégiée.
[150]                     Mon collègue reconnaît « [qu’i]l ressort de l’objectif et de l’économie de la Loi qu’en dépit de l’absence d’une règle générale autorisant la présentation de telles observations, il doit y avoir un moyen pour le Bureau de présenter des observations sur le contenu d’un enregistrement sans aller entièrement à l’encontre de la protection » (par. 75). Pourtant, bien qu’il reconnaisse que l’objectif et l’économie de la Loi appuient le sens plus large de la disposition, il rejette cette interprétation en faveur de celle qui est plus étroite. Or, je ne vois aucune raison de principe de présumer que la version plus étroite est l’expression la plus exacte de l’intention du législateur lorsque cette interprétation est réfutée par une analyse téléologique.
[151]                     Une interprétation téléologique du par. 28(6) appuie la position du Bureau selon laquelle il a le droit, dans la mesure nécessaire, de présenter des observations à huis clos sur le contenu de l’enregistrement pilotage. En vertu du par. 28(6), le Bureau doit avoir la « possibilité de présenter des observations » au sujet de la demande de production de l’enregistrement pilotage. À mon avis, le droit du Bureau de présenter des observations à ce sujet doit être interprété à la lumière de la mission statutaire du Bureau ainsi que de la décision du Parlement de créer un privilège statutaire.
[152]                     Premièrement, comme l’indique le par. 7(1) de la Loi, la mission du Bureau est de promouvoir la sécurité des transports en menant des enquêtes indépendantes, en constatant les manquements à la sécurité, en formulant des recommandations et en publiant des rapports rendant compte de ses enquêtes. L’enregistrement pilotage est utilisé dans le cadre de l’enquête du Bureau, et son contenu est privilégié afin de préserver la vie privée des pilotes et d’assister le Bureau dans l’atteinte de sa mission. De plus, le Bureau a l’obligation statutaire de respecter et de maintenir ce privilège, puisqu’il lui est interdit de communiquer sciemment le contenu de l’enregistrement pilotage ou de permettre qu’il soit communiqué à toute personne (al. 28(2)a)).
[153]                     Deuxièmement, il faut donner effet au choix du Parlement de créer un privilège statutaire se rattachant à l’enregistrement pilotage. Si le Bureau ne peut présenter des observations qu’en audience publique, il ne pourra aborder en détail le contenu de l’enregistrement pilotage sans risquer de porter atteinte au privilège qu’il a le devoir de protéger. Le Bureau est particulièrement bien placé pour aider le tribunal à déterminer si, comme le prévoit le par. 28(6) de la Loi, « l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement ». Le Bureau dispose d’une expertise technique en matière de sécurité des transports et il est la seule entité (autre que le tribunal) à avoir en sa possession l’enregistrement pilotage. Il est donc bien positionné pour aider le tribunal à comprendre le contenu de l’enregistrement pilotage et à identifier d’autres sources non privilégiées susceptibles de comporter des renseignements importants contenus dans l’enregistrement pilotage.
[154]                     En conclusion, dans la mesure où cela est nécessaire pour protéger le privilège, je conviens avec le Bureau qu’il a le droit de présenter des observations à huis clos. Une telle interprétation contribue à la réalisation de l’objet de la Loi et à la protection du privilège, en veillant à ce que celui‑ci soit levé uniquement lorsqu’il est véritablement dans l’intérêt public de le faire.
[155]                     Quoi qu’il en soit, je souligne que même selon l’interprétation de mon collègue, le tribunal, par implication nécessaire, conserve le pouvoir discrétionnaire de permettre au Bureau de présenter des observations en l’absence des autres parties. À mon avis, compte tenu de l’expertise du Bureau et de son obligation statutaire de protéger le privilège, il faut accorder suffisamment de poids à sa demande visant la présentation d’observations privées ou confidentielles.
[156]                     Il s’ensuit que le juge en chambre a commis une erreur en refusant de permettre au Bureau de présenter des observations à huis clos.
B.            Test relatif à la production prévu au par. 28(6)
(1)         Les motifs du juge en chambre révèlent des erreurs de droit et ne commandent aucune déférence
[157]                     Le test relatif à la production prévu au par. 28(6) de la Loi exige que le tribunal examine si « l’intérêt public d’une bonne administration de la justice a prépondérance sur la protection conférée à l’enregistrement par le présent article ». Deux facteurs doivent être examinés et soupesés lors de cette mise en balance : i) l’intérêt public dans la bonne administration de la justice; et ii) l’importance du privilège se rattachant à l’enregistrement pilotage. Cette mise en balance — et la décision qui en découle d’ordonner ou non la production de l’enregistrement pilotage — est discrétionnaire.
[158]                     Avec égards, je suis en désaccord avec mon collègue lorsqu’il affirme que le test relatif à la production de l’enregistrement pilotage énoncé dans la décision Société Air France c. Greater Toronto Airports Authority (2009), 85 C.P.C. (6th) 334 (C.S.J. Ont.), conf. sur ce point par 2010 ONCA 598, 324 D.L.R. (4th) 567, « ne s’oppose pas de manière substantielle » (par. 97) au test énoncé dans la décision Wappen‑Reederei GmbH & Co. KG c. Hyde Park (Le), 2006 CF 150, [2006] 4 R.C.F. 272. Le test énoncé dans la décision Air France, et adopté par le juge en chambre dans la présente affaire, ne tient pas suffisamment compte des facteurs pertinents dans la mise en balance. Du côté de l’intérêt public dans l’administration de la justice, la décision Air France accorde trop d’importance à des facteurs non pertinents, comme l’existence d’un recours collectif, ce qui exagère de manière inappropriée la nécessité de veiller à ce que la preuve présentée au tribunal [traduction] « soit aussi exhaustive et fiable que possible » (Air France, par. 127). De l’autre côté de la balance, en ce qui concerne l’importance du privilège, la décision Air France diminue les objectifs relatifs à la vie privée et à la sécurité qui sous‑tendent le privilège conféré par le Parlement, le vidant ainsi de son contenu. À mon avis, la décision Air France réduit essentiellement le test relatif à la production de l’enregistrement pilotage à une considération de pertinence et de fiabilité. Avec égards, il faut beaucoup plus.
[159]                     L’enregistrement pilotage fournira presque toujours un compte rendu plus fiable de ce qu’ont dit les pilotes que les souvenirs qu’ont ceux‑ci des discussions dans le poste de pilotage. Puisqu’il s’agit d’un enregistrement en temps réel de ce qui a lieu dans le poste de pilotage, l’enregistrement de bord fournit un enregistrement contemporain des discussions tenues dans le poste de pilotage et des autres sons qui y sont captés. De même, dans le cadre d’un litige relatif à un accident d’aviation, l’enregistrement pilotage sera presque toujours — sinon toujours — pertinent pour trancher les différentes questions en litige.
[160]                     Ainsi, la partie qui demande la production d’un enregistrement pilotage doit prouver plus que sa pertinence et sa fiabilité. En effet, exiger que seules la pertinence et la fiabilité soient établies — sans autrement exiger de preuve que la production de l’enregistrement pilotage est nécessaire à la résolution d’une question centrale au litige — serait antinomique avec la création d’un privilège : [traduction] « Contrairement à la plupart des autres règles d’exclusion, les règles en matière de privilège ne sont pas conçues pour faciliter le processus de recherche de la vérité. Elles s’appliquent lorsqu’un intérêt public prépondérant commande l’exclusion d’éléments de preuve pertinents et fiables . . . » (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 287). Je reconnais que le Parlement n’a créé qu’un privilège partiel qui, au besoin, doit céder le pas à l’intérêt public dans l’administration de la justice. Toutefois, à mon avis, pour que l’intérêt public l’emporte sur le privilège, il faut faire plus que prouver la pertinence et la fiabilité.
[161]                     Par conséquent, lorsqu’il examine l’intérêt public dans l’administration de la justice, le tribunal devrait se concentrer sur « la nature et la valeur probante des éléments de preuve dans l’affaire sous étude et la mesure dans laquelle la [c]our a besoin de ces éléments de preuve pour trancher correctement une question cruciale dont elle est saisie » (Hyde Park, par. 74). En revanche, lorsqu’il met en balance l’importance du privilège, le tribunal devrait accorder le poids qui convient à celui‑ci, y compris les considérations liées à la vie privée et à la sécurité qui le sous‑tendent, pour « éviter de permettre la communication simplement en raison de la valeur probante que comportent normalement les enregistrements sonores des événements » (Hyde Park, par. 74).
[162]                     Or, ce n’est pas le test que le juge en chambre a appliqué. Celui‑ci a donc commis une erreur de droit et sa décision d’ordonner la production de l’enregistrement pilotage ne commande aucune déférence. Il est bien établi qu’il faut généralement faire preuve de déférence à l’égard des décisions discrétionnaires. Toutefois, les cours d’appel ne peuvent aveuglément souscrire à une attitude de déférence : la déférence s’impose lorsque le juge de première instance a examiné et soupesé tous les facteurs pertinents et lorsque l’exercice de son pouvoir discrétionnaire n’est pas fondé sur l’application d’un principe erroné (Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205, par. 36). Ainsi, aucune déférence n’est due lorsque le juge commet une erreur de principe, tient compte de facteurs non pertinents ou omet de tenir compte de facteurs pertinents. Il s’agit d’erreurs de droit qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 27).
[163]                     Bien que je souscrive en grande partie à la description que fait mon collègue de la norme de contrôle, je ne peux adhérer à son application de celle‑ci. À mon avis, les motifs du juge en chambre, qui suivent de près les principes de droit énoncés dans la décision Air France, révèlent qu’il a commis une erreur en procédant à la mise en balance des facteurs pertinents. Le juge en chambre a appliqué le mauvais test en réduisant celui‑ci à un test de pertinence et de fiabilité. Pour reprendre la description juste que fait mon collègue de la norme de contrôle, le juge en chambre a « soupesé les mauvais éléments ». Sa mise en balance est donc « intrinsèquement viciée » (par. 41). Compte tenu des erreurs de droit, la décision discrétionnaire du juge en chambre d’ordonner la production de l’enregistrement pilotage ne commande aucune déférence.
a)            L’intérêt public dans l’administration de la justice
[164]                     En ce qui concerne la question de l’intérêt public, le juge en chambre a tenu compte de facteurs non pertinents. Le juge en chambre a fondé son analyse sur un examen des politiques et des objectifs qui sous‑tendent les actions collectives. Comme mon collègue le souligne à juste titre, l’intérêt public dans l’administration de la justice est le même dans les recours collectifs que dans d’autres instances civiles. En effet, je suis entièrement d’accord avec l’affirmation de mon collègue selon laquelle « [l]e fait d’isoler les recours collectifs comme ayant une importance supérieure dans le cadre de la mise en balance pourrait bouleverser indûment le processus et miner l’importance attribuée par le Parlement à la protection » (par. 99). Pourtant, c’est exactement ce qu’a fait le juge en chambre. Il a tenu compte de l’objectif de modification de comportements que visent les recours collectifs dans l’analyse de l’intérêt public dans l’administration de la justice. Il a ainsi considéré à tort un facteur non pertinent, accordant une importance indue à l’intérêt public dans la mise en balance. J’estime que l’énoncé erroné du droit par le juge en chambre constitue une erreur susceptible de révision.
[165]                     La norme de contrôle applicable lorsqu’un tribunal inférieur tient compte de facteurs non pertinents ou erronés est clairement énoncée au par. 35 de l’arrêt Housen :
                        En d’autres termes, les juridictions inférieures ont commis une erreur de droit en concluant que la subdélégation était un facteur permettant de qualifier une personne d’« âme dirigeante » d’une société, alors que le facteur juridique applicable à cet égard est en fait « la capacité d’exercer un pouvoir décisionnel sur les questions de politique générale de la personne morale ». Cette formulation erronée du critère juridique approprié (les conditions juridiques requises pour être une « âme dirigeante ») a entaché ou vicié la conclusion factuelle des juridictions inférieures selon laquelle le capitaine Kelch était une âme dirigeante de la société. Comme cette conclusion erronée était imputable à une erreur de droit, un degré moindre de retenue s’imposait et la norme applicable était celle de la décision correcte. [Je souligne.]
[166]                     Mon collègue suggère qu’une conclusion juridique erronée doit être « déterminante » quant au résultat global pour vicier une décision discrétionnaire (par. 100). Avec égards, je suis en désaccord avec cette description de l’analyse. L’exercice du pouvoir discrétionnaire est régi par des « critères juridiques » et, par conséquent, « leur définition, tout comme leur non‑application ou leur mauvaise application, pose des questions de droit susceptibles de révision en appel » (Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371, par. 43). Quoi qu’il en soit, si un juge tient compte d’un facteur non pertinent et lui accorde quelque poids que ce soit, il s’ensuit qu’il ou elle a appliqué le mauvais critère juridique, de sorte que toute conclusion qui en découle est intrinsèquement viciée. Bien que je reconnaisse qu’en principe, un juge peut mal s’exprimer et énoncer un facteur sans le considérer en tant que tel, sans pour autant vicier la conclusion globale, je ne crois pas que tel ait été le cas en l’espèce.
[167]                     Si ma compréhension de ses motifs est exacte, mon collègue rejette l’idée que la conclusion factuelle ultime du juge en chambre découle de sa conclusion juridique erronée. Mon collègue écrit que « [m]algré ses commentaires sur l’importance de la modification des comportements par recours collectif, le juge en chambre a reconnu que l’enregistrement pilotage était nécessaire pour que le procès soit équitable en matière de droit de la négligence » (par. 100). Par conséquent, il conclut que la prise en compte des recours collectifs par le juge en chambre (basée sur Air France, par. 127) n’était pas « décisi[ve] » (par. 100). Autrement dit, il affirme que la prise en compte de ce facteur n’a pas eu « un effet important sur la décision finale du tribunal d’ordonner la production et l’examen, et ne constitu[e] donc pas une erreur fatale » (par. 100).
[168]                     Avec égards, je suis en désaccord. Même en appliquant le test du caractère « décisif » qu’énonce mon collègue, je serais tout de même d’avis que le juge a commis une erreur. Ce facteur a eu une incidence importante sur le résultat final et conclure autrement fait fi du fait que le juge en chambre l’a lui‑même dit. En effet, le juge en chambre s’est fondé en grande partie sur la décision du juge Strathy (plus tard juge en chef de l’Ontario) dans l’affaire Air France, comme le révèlent les longs et nombreux extraits de cette décision qu’il cite. Le juge en chambre a cité le passage suivant de la décision Air France :
     [traduction] Un autre aspect de l’intérêt public dans l’administration de la justice s’applique particulièrement aux recours collectifs comme celui en l’espèce. La modification du comportement est un objectif important des recours collectifs. De la même façon que le [Bureau] exerce une fonction importante en exposant les lacunes du système de transport et en formulant des recommandations pour les corriger, les recours collectifs permettent de cerner les causes d’un tort collectif et encouragent ceux qui en sont responsables à modifier leur comportement. Il m’apparaît qu’il est dans l’intérêt public de veiller à ce que les renseignements dont dispose le tribunal dans l’exercice de cette importante responsabilité soient aussi complets et fiables que possible. [Je souligne.]
                    (2019 NSSC 339, 45 C.P.C. (8th) 124, par. 51, citant Air France, par. 127.)
[169]                     Le juge en chambre a [traduction] « reconn[u] qu’il s’agissait d’un énoncé exact du droit et du principe relatif à l’intérêt public » (motifs du juge en chambre, par. 52). En outre, lorsqu’il a résumé par la suite les raisons pour lesquelles il a conclu que l’intérêt public devait l’emporter sur le privilège, le juge en chambre a réitéré l’objectif de modification du comportement que visent les recours collectifs, affirmant qu’il s’agissait d’une [traduction] « autre justification fondée sur l’intérêt public militant pour la transparence dans le processus judiciaire » (par. 66).
[170]                     À mon avis, le juge a souscrit sans réserve au passage susmentionné de la décision Air France et s’est fondé sur celui‑ci non pas une fois, mais deux fois dans le cadre de la mise en balance. Cela a accordé un poids indu au facteur de l’intérêt public et a vicié l’ensemble de sa conclusion. Dans cette perspective, si le juge en chambre affirme expressément qu’un facteur non pertinent [traduction] « s’appliqu[e] aux circonstances actuelles » (par. 52), que faut‑il de plus pour que sa conclusion factuelle soit attribuable à son énoncé de droit erroné? La conclusion inévitable est que sa qualification erronée du test juridique a entaché l’ensemble de son exercice de mise en balance. La norme de la décision correcte doit donc prévaloir.
[171]                     En ce qui concerne l’intérêt public dans l’administration de la justice, mon collègue affirme, au par. 112 de ses motifs, qu’il « faut veiller à ne pas ordonner la production simplement parce l’enregistrement pilotage serait utile et fournirait une preuve complète ». Encore une fois, je suis d’accord avec lui.
[172]                     Toutefois, le juge en chambre n’a pas suivi cette approche. Au contraire, il a entièrement souscrit aux principes de droit énoncés dans la décision Air France, selon lesquels les renseignements dont dispose le tribunal pour établir la responsabilité dans un recours collectif devraient être [traduction] « aussi complets et fiables que possible » (par. 51, citant Air France, par. 127). Plus loin dans ses motifs, le juge en chambre a de nouveau affirmé que la production de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour [traduction] « bien comprendre ce dont l’équipage avait connaissance et sa réponse à des facteurs déterminants pour la décision de faire atterrir l’aéronef dans les conditions existantes à ce moment » (par. 67 (je souligne)). Ainsi, plutôt que de s’abstenir d’ordonner la production de l’enregistrement pilotage simplement parce qu’il fournirait une preuve complète, le juge en chambre a expressément ordonné la production pour cette raison même.
[173]                     Mon collègue tente de minimiser ces erreurs, déclarant qu’il ressort clairement de la lecture de l’ensemble des motifs que le juge en chambre a appliqué le bon test (motifs du juge Kasirer, par. 114). Avec égards, rien ne permet de conclure, comme le fait mon collègue, que le juge en chambre s’est mal exprimé à deux occasions distinctes. En fin de compte, les motifs du juge en chambre comportent de nombreuses erreurs de droit dans l’analyse de l’intérêt public dans l’administration de la justice. Ces erreurs ont indûment fait pencher la balance en faveur de la production.
b)            Importance du privilège — vie privée et sécurité
[174]                     En ce qui concerne l’importance du privilège dans la mise en balance, les motifs du juge en chambre révèlent une fois de plus de nombreuses erreurs. Je conviens avec mon collègue que le respect de la vie privée et la protection de la sécurité sont les deux principes qui sous‑tendent le privilège statutaire. Toutefois, je ne peux souscrire à l’interprétation que fait mon collègue de la décision Air France quant à ces principes.
(i)            Vie privée
[175]                     Mon collègue affirme, à juste titre selon moi, que la publication d’un rapport du Bureau ne signifie pas que la préoccupation relative à la vie privée des pilotes est « largement illusoire » lorsque le tribunal se demande si l’enregistrement pilotage devrait être divulgué en vertu du par. 28(6). Cependant, dans la décision Air France, le juge Strathy est arrivé à la conclusion inverse, déclarant que la préoccupation relative à la vie privée des pilotes était [traduction] « largement illusoire » ou « généralement illusoire » compte tenu du fait qu’un résumé des conversations des pilotes aurait pu être divulgué dans le rapport public du Bureau (Air France, par. 133). Pour être claire, le juge Strathy était d’avis que l’examen par le tribunal de l’enregistrement pilotage et les règles relatives aux restrictions dans le poste de pilotage répondaient déjà aux préoccupations concernant la vie privée des pilotes. Selon son raisonnement, il n’est donc pas nécessaire de tenir compte des préoccupations relatives à la vie privée lors de l’exercice de mise en balance puisque d’autres mécanismes y répondent. Avec égards, tel n’est pas l’état du droit. Néanmoins, le juge en chambre dans la présente affaire a [traduction] « adopté les motifs du juge en chef Strathy pour rejeter la proposition selon laquelle il y aura atteinte inappropriée aux intérêts en matière de vie privée » (motifs du juge en chambre, par. 59), affirmant qu’il « n’aurait pas pu mieux le formuler » (par. 55).
[176]                     Il s’agit là d’une erreur de droit. Je conviens avec mon collègue que la préoccupation relative à la vie privée des pilotes ne devient pas « largement illusoire » simplement parce que le Bureau publie un rapport qui pourrait documenter d’une certaine manière ce qu’ont dit les pilotes. Cependant, cette compréhension plus nuancée de la vie privée n’a été préconisée ni dans l’affaire Air France ni par le juge en chambre dans la présente affaire. À mon avis, l’analyse de mon collègue fait fi de ce que le juge en chambre a réellement affirmé, car son énoncé du droit quant à l’importance de la vie privée est manifestement incompatible avec l’interprétation du droit que fait mon collègue.
(ii)         Sécurité
[177]                     En ce qui concerne la sécurité, j’approuve une fois de plus l’énoncé du droit que fait mon collègue. Comme le souligne mon collègue, le Rapport de la Commission d’enquête sur la sécurité aérienne (1981) reconnaît les « préoccupations des enquêteurs selon lesquelles la divulgation de documents d’enquête pourrait avoir des conséquences négatives sur la coopération des témoins dans des affaires ultérieures [. . .] et [. . .] la divulgation des enregistrements pilotage au public pourrait s’avérer “préjudiciable à la sécurité aérienne” » (par. 106 (références omises)). Il convient donc de « reconna[ître] le bien-fondé de l’argument des pilotes selon lequel ils sont susceptibles de parler moins librement s’ils ont le sentiment que les enregistrements de bord seront plus couramment divulgués » (motifs du juge Kasirer, par. 109). Je suis également d’accord que les craintes relatives à la possibilité que des pilotes effacent intentionnellement un enregistrement pilotage ne peuvent légitimement soutenir le privilège (motifs du juge Kasirer, par. 108).
[178]                     Cependant, et toujours avec égards, ce ne sont pas les principes de droit tels qu’énoncés dans la décision Air France ou par le juge en chambre dans la présente affaire. En effet, il y a lieu de reproduire le passage exact de la décision Air France qui a été entièrement [traduction] « approuv[é] » par le juge en chambre (motifs du juge en chambre, par. 55). Celui‑ci a cité le passage suivant de la décision Air France :
                        [traduction] Comme je l’ai déjà mentionné, j’ai beaucoup de mal à accepter que la divulgation de l’enregistrement pilotage dans la présente affaire aurait un effet « paralysant » sur les communications entre pilotes. Cet argument n’a eu aucun poids auprès de la Commission Dubin, qui a conclu que l’enregistrement pilotage pouvait être rendu public par le tribunal, dans les cas appropriés, sans nuire à la sécurité aérienne. Comme je l’ai indiqué, les transcriptions sont systématiquement rendues publiques dans certains pays. Le comité d’examen a recommandé que le [Bureau] soit autorisé à divulguer le contenu de l’enregistrement pilotage dans ses rapports. L’idée selon laquelle il y aurait un effet paralysant n’est étayée par aucune preuve et n’est rien d’autre qu’une conjecture.
                        Le public accorde une grande confiance aux pilotes. Je suis convaincu que ceux‑ci prennent cette responsabilité très au sérieux et qu’ils méritent la confiance du public. Je ne peux pas imaginer que les pilotes restreindraient les communications essentielles, mettant ainsi en danger leur propre sécurité et celle de leurs passagers, simplement parce que ces communications pourraient être divulguées dans le cadre d’une future procédure judiciaire en cas d’accident. [Je souligne.]
                    (motifs du juge en chambre, par. 54, citant Air France, par. 135‑136.)
[179]                     Mon collègue écrit qu’il « ne considère pas que les déclarations du juge Strathy aux par. 135‑136, sur lesquelles s’est appuyé le juge en chambre, rejettent la sécurité aérienne et sa pertinence en tant que facteur dans l’analyse » (par. 109). Avec égards, cette interprétation est incompatible avec ce qui a été énoncé dans la décision Air France et approuvé par le juge en chambre. En effet, après avoir cité dans ses motifs le passage susmentionné de la décision Air France, les motifs du juge en chambre sont remarquablement silencieux quant à toute considération potentielle relative à la sécurité, outre l’énoncé par lequel il affirme n’être [traduction] « pas convaincu » que la production de l’enregistrement pilotage assortie de conditions « interférerait avec la sécurité aérienne, nuirait aux relations entre les pilotes et leurs employeurs ou entraverait les enquêtes sur les accidents d’avion » (par. 68). À mon avis, cela démontre que le juge en chambre a rejeté la sécurité aérienne en tant que facteur à prendre en considération. Il a donc commis une erreur de droit.
(2)         Notre Cour ne peut pas procéder à une nouvelle appréciation en se fondant sur des conclusions vagues et non étayées
[180]                     Pour les motifs exposés ci‑dessus, je suis d’avis que la décision du juge en chambre ne commande aucune déférence. Néanmoins, mon collègue tente de contourner les erreurs de droit du juge en chambre en mettant l’accent sur diverses conclusions de fait tirées par ce dernier.
[181]                     À mon avis, les conclusions du juge en chambre sont incomplètes et non étayées. Par exemple, il a jugé qu’il y avait des lacunes dans l’interrogatoire préalable des membres de l’équipage (par. 46‑48). Bien qu’il soit possible de répondre à [traduction] « certaines questions » par d’autres moyens, son « observation générale » était que la divulgation de l’enregistrement pilotage était « nécessaire pour répondre à des questions importantes » (par. 48). Il a ensuite conclu que [traduction] « l’enregistrement pilotage a une importante valeur probante et est nécessaire » (par. 49).
[182]                     Toutefois, ces conclusions ne fournissent pas suffisamment de renseignements pour que notre Cour puisse conclure, comme le fait mon collègue, que la production de l’enregistrement pilotage était « nécessaire pour régler le différend » (motifs du juge Kasirer, par. 5; voir aussi par. 10, 28, 31 et 121). Le juge en chambre n’a pas conclu que la production de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour résoudre le litige; il a plutôt tiré une vague conclusion selon laquelle la production de l’enregistrement pilotage était nécessaire pour répondre à des questions importantes. Rien dans les motifs du juge en chambre n’indique les questions ou le nombre de questions de l’interrogatoire préalable des membres de l’équipage pour lesquelles la divulgation de l’enregistrement pilotage était le seul moyen d’y répondre. Il est donc difficile de connaître la nature et la valeur probante de la preuve dans la présente affaire, et la mesure dans laquelle celle‑ci est nécessaire pour répondre à une question cruciale dont le tribunal est saisi.
[183]                     En outre, dans la mesure où le juge en chambre a conclu que la production de l’enregistrement pilotage était [traduction] « nécessaire » (par. 49), cela doit être interprété au regard de ses affirmations — à deux endroits différents dans les motifs — selon lesquelles il était important que le tribunal dispose des renseignements « complets » (voir par. 51 et 67). À mon avis, ces affirmations erronées mettent en doute la prétendue conclusion du juge en chambre relative à la « nécessité ». La divulgation de l’enregistrement pilotage était‑elle « nécessaire » pour assurer que le tribunal dispose de renseignements complets, ou était‑elle « nécessaire » pour que le tribunal puisse trancher la question ultime ayant trait à la responsabilité?
[184]                     À mon avis, étant donné qu’aucun membre de notre Cour n’a entendu l’enregistrement pilotage ni lu la transcription de son contenu, notre Cour n’est tout simplement pas en mesure d’apprécier à nouveau la preuve et d’effectuer la mise en balance discrétionnaire requise par le par. 28(6) de la Loi. Notre Cour ne devrait pas sélectivement accorder une importance excessive à certaines des conclusions ambiguës et non étayées du juge en chambre, tout en écartant d’autres affirmations tirées de ses motifs qui révèlent une compréhension erronée du test juridique. Cela réduit le test discrétionnaire prévu au par. 28(6) à un examen superficiel des facteurs figurant sur une liste de contrôle, plutôt qu’à une appréciation judicieuse des facteurs dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire.
III.         Dispositif
[185]                     Pour ces motifs, j’accueillerais le pourvoi et je renverrais l’affaire à la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse pour qu’elle soit instruite par un autre juge.
[186]                     Le Bureau n’a pas réclamé de dépens. Je ne rendrais donc aucune ordonnance quant à ceux‑ci.
                    Pourvoi rejeté sans dépens, les juges Côté et Brown sont dissidents.
                    Procureurs de l’appelant : Conway Baxter Wilson, Ottawa; Cox & Palmer, Halifax.
                    Procureurs des intimés Kathleen Carroll‑Byrne, Asher Hodara et Georges Liboy : Camp Fiorante Matthews Mogerman, Vancouver; Wagners, Halifax.
                    Procureurs des intimés Air Canada, Untel no 1 et Untel no 2 : Paterson MacDougall, Toronto.
                    Procureurs de l’intimée Airbus S.A.S. : McCarthy Tétrault, Toronto.
                    Procureurs de l’intimée NAV CANADA : Lerners, Toronto.
                    Procureurs de l’intimée Halifax International Airport Authority : Stewart McKelvey, Halifax.
                    Procureur de l’intimé le procureur général du Canada représentant Sa Majesté le Roi du chef du Canada : Department of Justice, National Litigation Sector, Halifax.
                    Procureurs de l’intimée l’Association des pilotes d’Air Canada : Nelligan O’Brien Payne, Ottawa.

[1] À titre d’équivalent au terme anglais « privilege », le législateur propose le terme « protection » pour désigner le privilège conféré par l’art. 28(6) de la Loi.



Analyses

enregistrements pilotage ; parties ; balance ; divulgation ; production ; Parlement ; justice ; loi ; huis clos ; absence du public ; tribunaux ; administration ; vie privée ; protections ; coroner ; interprétation


Parties
Demandeurs : Canada (Bureau de la sécurité des transports)
Défendeurs : Carroll‑Byrne

Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 25 novembre 2022, Canada (Bureau de la sécurité des transports) c. Carroll‑Byrne, 2022 CSC 48


Origine de la décision
Date de la décision : 25/11/2022
Date de l'import : 19/12/2022

Fonds documentaire ?: CAIJ


Numérotation
Référence neutre : 2022CSC48 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2022-11-25;2022csc48 ?

Source

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