R. c. Daoust, [2004] 1 R.C.S. 217, 2004 CSC 6
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Claude Daoust et Éric Bois Intimés
et
Procureur général du Canada et procureur général de l’Ontario Intervenants
Répertorié : R. c. Daoust
Référence neutre : 2004 CSC 6.
No du greffe : 29185.
2003 : 8 octobre; 2004 : 12 février.
Présents : Les juges Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel du québec
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (2002), 1 C.R. (6th) 127 (sub nom. R. c. Bois), 165 C.C.C. (3d) 123, [2002] J.Q. no 447 (QL), qui a annulé les déclarations de culpabilité des accusés de recyclage des produits de la criminalité. Pourvoi rejeté.
Louis Coulombe et Daniel Grégoire, pour l’appelante.
Jean Asselin et Sophie Dubé, pour les intimés.
Bernard Laprade et Martin Lamontagne, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
John Corelli et Leanne Salel, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Le jugement de la Cour a été rendu par
Le juge Bastarache —
I. Introduction
1 Le problème le plus important qui se pose dans cet appel est celui que présente l’interprétation de dispositions divergentes d’une loi bilingue. Dans le contexte de la présente affaire, les deux versions de l’art. 462.31 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, chacune étant claire, sont inconciliables :
462.31 (1) Est coupable d’une infraction quiconque — de quelque façon que ce soit — utilise, enlève, envoie, livre à une personne ou à un endroit, transporte, modifie ou aliène des biens ou leurs produits — ou en transfère la possession — dans l’intention de les cacher ou de les convertir sachant ou croyant qu’ils ont été obtenus ou proviennent, en totalité ou en partie, directement ou indirectement :
a) soit de la perpétration, au Canada, d’une infraction de criminalité organisée ou d’une infraction désignée;
b) soit d’un acte ou d’une omission survenu à l’extérieur du Canada qui, au Canada, aurait constitué une infraction de criminalité organisée ou une infraction désignée.
462.31 (1) Every one commits an offence who uses, transfers the possession of, sends or delivers to any person or place, transports, transmits, alters, disposes of or otherwise deals with, in any manner and by any means, any property or any proceeds of any property with intent to conceal or convert that property or those proceeds, knowing or believing that all or a part of that property or of those proceeds was obtained or derived directly or indirectly as a result of
(a) the commission in Canada of an enterprise crime offence or a designated substance offence; or
(b) an act or omission anywhere that, if it had occurred in Canada, would have constituted an enterprise crime offence or a designated substance offence. [Je souligne.]
2 Le procureur général du Canada fait valoir que cette situation est due à une erreur et que cette Cour devrait donner priorité à la version anglaise de la loi, qui a un sens plus large que la version française, en raison du fait que l’histoire législative révèle que c’est la version anglaise qui reflète l’intention réelle du Parlement. Cette position ne peut être adoptée pour plusieurs raisons. .Premièrement, l’historique de la loi n’autorise pas cette Cour à modifier un texte clair ou à l’éviter complètement. Au contraire, l’intention législative que révèle l’historique doit en être une qui peut raisonnablement trouver appui dans le texte de la loi. Deuxièmement, les règles d’interprétation contextuelle ne permettent pas d’ajouter au texte d’une loi pénale des mots qui auraient pour effet d’en élargir la portée. Le justiciable doit pouvoir connaître les limites de sa responsabilité à la lecture des dispositions législatives applicables peu importe la langue officielle. Troisièmement, les règles d’interprétation des lois bilingues suggèrent une méthode selon laquelle on devrait privilégier le sens commun aux deux versions du texte législatif. Le sens commun aux deux versions est normalement la version la moins large de l’art. 462.31 C. cr., en l’espèce la version française. C’est donc cette version qui doit au départ être soumise au test de conformité avec l’intention législative.
II. Faits
3 En décembre 1997, le Service de police de la ville de Québec a entrepris une enquête chez des regrattiers qu’il soupçonnait de vendre de la marchandise volée. Pour ce faire, les enquêteurs Tremblay et Gagné ont été chargés de monter une opération à l’aide d’un agent d’infiltration, désigné sous le vocable « agent 008 », qui irait offrir de la marchandise qu’il déclarerait volée à des commerçants ciblés.
4 L’intimé Claude Daoust est le propriétaire de trois commerces de prêts sur gages et d’effets d’occasion, incluant le commerce « Argent Comptant », situé dans la ville de Québec. L’intimé Éric Bois est le gérant de ce commerce. C’est ainsi qu’entre le 2 et le 5 décembre 1997, l’agent d’infiltration s’est présenté au commerce Argent Comptant à quatre reprises pour y offrir des marchandises aux intimés Daoust et Bois. L’agent d’infiltration aurait laissé sous-entendre que la marchandise était d’une provenance criminelle. Vêtu de manière à laisser croire qu’il était financièrement démuni, il s’est présenté chez les intimés à quatre reprises pour vendre aux intimés deux magnétoscopes neufs, un magnétoscope légèrement usagé, deux téléphones neufs et un réveille-matin neuf. Il a reçu pour ces biens la somme totale de 60 $.
5 Comme toute la marchandise que l’agent d’infiltration a offerte et vendue aux intimés n’était pas réellement volée, mais provenait d’un commerçant ayant accepté de prêter certains biens pour les besoins de l’enquête policière, l’opération visait à établir que les intimés recyclaient de la marchandise dans le cadre normal de leurs activités commerciales, non pas en sachant, mais bien en croyant, que cette marchandise provenait de vols. L’agent d’infiltration devait donc offrir la marchandise en précisant qu’il s’agissait de « stock hot » ou, en utilisant d’autres termes semblables, pour ne laisser aucun doute sur la provenance illégale des biens.
6 Selon les notes de l’agent, la première « vente », soit celle d’un appareil vidéo et d’une télécommande Sony usagés, se serait réalisée de la façon suivante :
— Daoust : « Il marche? », désignant les appareils.
— 008 : « Je ne sais pas, il n’est pas à moi, c’est du stock hot, il faut que je m’en débarrasse ».
— Daoust : (il aurait dévisagé attentivement l’agent et aurait esquissé un petit sourire). « As-tu des cartes? » (pour identification du vendeur).
— 008 : « Oui, mais appelle pas la police, je ne veux pas de trouble, OK? ».
— Daoust : « Ben, avec du stock comme ça, t’auras pas 50 $, je vais te donner 20 $ s’il marche ».
— 008 : « Ben, 30 $ au moins, j’ai besoin d’argent ».
— Daoust : « 20 $ pas plus, s’il est volé ».
7 De telles rencontres, menant à des ventes, se sont produites au cours des trois jours suivants. La dernière transaction, soit la vente d’un magnétoscope Sony neuf, s’est terminée par l’acceptation de cette marchandise pour la somme de 5 $. L’intimé Daoust a mentionné alors à l’agent d’infiltration que c’était la dernière fois qu’il faisait affaire avec lui, tandis que l’intimé Bois a ajouté : « On ne peut pas toujours t’aider à voler ».
8 Conformément au Règlement municipal no 755 de la ville de Québec, qui exige que toute transaction soit inscrite dans un registre, les transactions entre l’agent d’infiltration et les intimés ont fait l’objet d’une entrée sur l’ordinateur du commerce. Toutefois, la copie du contrat normalement remise au client a été systématiquement déchirée, les intimés conservant les originaux dans leurs dossiers.
9 Peu après la dernière transaction, soit le 5 décembre 1997 en après-midi, des policiers munis d’un mandat de perquisition sont allés récupérer la marchandise ayant fait l’objet de chacune des transactions. Dans deux dossiers distincts, les intimés ont été accusés en vertu de l’art. 141 et de l’al. 462.31(1)a) C. cr. des infractions de composition avec un acte criminel et de recyclage des produits de la criminalité. La preuve recueillie au procès de l’intimé Daoust, y compris son témoignage, a été versée, de consentement, au procès de l’intimé Bois qui a choisi de ne pas témoigner.
III. Historique des procédures judiciaires
10 Le 3 juillet 2000, le juge Dionne de la Cour du Québec acquitte les intimés de l’infraction de composition avec un acte criminel; il se dit incapable de conclure que les intimés se sont engagés auprès de l’agent d’infiltration à dissimuler un acte criminel qu’ils savaient ou croyaient avoir été commis, tel que le requiert l’infraction. Les intimés sont toutefois déclarés coupables de recyclage des produits de la criminalité en vertu de l’art. 462.31 C. cr. Selon le juge Dionne, le transfert de possession des biens, tel qu’illustré par la réception, l’inscription, la prise de possession et l’entreposage des biens par les intimés, constitue l’actus reus de l’infraction.
11 En ce qui a trait à la mens rea, le juge Dionne précise que l’infraction de recyclage comporte l’intention de cacher ou de convertir le bien, ainsi que la connaissance ou la croyance de l’origine illégale du bien. Concernant la signification du mot « convertir », le juge Dionne précise que ce mot doit être interprété selon son sens ordinaire et n’exige pas la preuve d’un élément de furtivité :
Il nous apparaît que le législateur aurait utilisé des mots tels que « déguisé », « caché », « mettre à l’écart » et non pas « convertir », s’il avait voulu réaffirmer l’élément de furtivité. Pourquoi l’élément moral malfaisant devrait‑il nécessairement être subreptice alors que le fait de changer un bien mal acquis comporte déjà un élément mental malfaisant qui rend plus difficile le dépistage de ce bien?
(C.Q., nos 200-01-039905-983 et 200-01-39910-983, 3 juillet 2000, p. 21)
12 En dernier lieu, le juge Dionne affirme que la poursuite a fait la preuve que les intimés savaient ou croyaient que les biens avaient été obtenus ou provenaient de la commission d’un crime. Il tire la conclusion suivante (p. 28) :
La preuve dans son ensemble nous convainc que les deux accusés ont préféré accepter pour un prix dérisoire des objets qu’ils savaient d’origine douteuse. Sous l’apparente protection d’un règlement voulant qu’ils spécifient l’identité des objets obtenus, le tribunal est convaincu que les deux accusés ont flairé « la bonne affaire » et se sont fermés [sic] les yeux sur la douteuse provenance des biens. [Renvoi omis.]
13 La Cour d’appel du Québec accueille l’appel des intimés et ordonne que des acquittements soient substitués aux déclarations de culpabilité des intimés Daoust et Bois ((2002), 165 C.C.C. (3d) 123).
14 Le juge Fish conclut que l’actus reus n’a pas été établi en l’espèce puisque les intimés n’ont pas transféré la possession de biens qu’ils croyaient volés en achetant ces biens de l’agent d’infiltration. À son avis, l’art. 462.31 vise l’individu qui, ayant le contrôle ou la possession des produits de la criminalité, accomplit un des actes prohibés avec la connaissance et l’intention requises (par. 15) :
[traduction] Selon la théorie présentée par le ministère public contre Daoust et Bois, ceux-ci auraient agi comme acteurs principaux, et non comme complices. Ainsi, bien qu’il ne fasse aucun doute que l’agent « 008 » a transféré la possession de la marchandise censément « hot » en la vendant à Daoust et à Bois, le ministère public n’allègue pas que Daoust et Bois ont de ce fait aidé ou encouragé l’agent « 008 » à commettre une infraction prévue à l’article 462.31 du Code criminel. Le ministère public ne pourrait d’ailleurs pas faire cette allégation : l’agent « 008 » n’a commis aucune infraction prévue à cet article puisqu’il ne savait pas et ne croyait pas que les biens avaient été volés — en fait, il savait qu’il ne s’agissait pas de biens volés.
15 Ayant conclu que l’actus reus n’avait pas été établi, le juge Fish procède néanmoins à l’examen de la mens rea. En ce qui a trait au sens du mot « convertir », il dit, aux par. 24-25 :
[traduction] Dans son sens ordinaire, le terme « to convert/convertir » signifie « changer la forme, la nature ou la fonction » : The Canadian Oxford Dictionary, 1998, p. 309.
Cette définition reflète, selon moi, l’objet manifeste de l’article 462.31 du Code : empêcher ceux qui commettent des infractions de criminalité organisée et des infractions désignées en matière de drogue de mettre les produits de leurs crimes hors de portée ou de les rendre méconnaissables — ou difficiles à retracer, à reconnaître ou à récupérer — et punir ceux qui les aident à le faire.
16 Ayant adopté cette définition du mot « convertir », le juge Fish ne peut conclure que les intimés avaient l’intention de changer, transformer ou modifier la marchandise qu’ils avaient achetée, étant d’avis que l’intention des intimés était plutôt de vendre les biens et non de camoufler le crime prétendument commis.
IV. Analyse
A. La particularité de l’acte d’accusation
17 Avant de procéder à l’analyse, je tiens à souligner que certains arguments des parties devant cette Cour portent sur des éléments qui auraient pu être allégués dans l’acte d’accusation, mais qui ne l’ont pas été, et qui n’ont surtout pas été plaidés au procès, ni en Cour d’appel. La Cour doit, dans ces circonstances, s’attarder à ce qui a effectivement été allégué, puisque les questions en litige sont circonscrites par le débat antérieur, lequel a porté exclusivement sur le fait que les accusés auraient commis l’infraction de recyclage des produits de la criminalité prévue à l’art. 462.31 C. cr. et non qu’ils auraient tenté de la commettre ou qu’ils en auraient aidé ou encouragé la perpétration.
18 L’acte d’accusation déposé contre les accusés se lit en partie comme suit :
2. Au cours du mois de décembre 1997, à Québec, district de Québec, a de quelque façon que ce soit, en transférant la possession de biens, dans l’intention de les cacher et de les convertir sachant ou croyant qu’ils ont été obtenus en totalité ou en partie directement ou indirectement, soit de la perpétration, au Canada, d’une infraction de criminalité organisée ou d’une infraction désignée, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 462.31[(1)]a) du Code criminel.
19 Le présent débat est donc limité; il s’agit d’établir si l’infraction a été commise par un « transfert de possession ». La poursuite avait le choix de préciser de façon différente l’accusation, ou de la décrire de façon générale, mais elle est liée par son choix. Selon le juge Fish, au par. 13, la théorie particulière de la poursuite au procès pourrait résulter de la divergence entre les versions anglaise et française du texte de l’art. 462.31, que j’ai signalée en introduction :
[traduction] Selon la version anglaise, commet donc une infraction quiconque accomplit l’un des actes énumérés à l’égard de biens, ou effectue toutes autres opérations, de quelque façon que ce soit, à leur égard, sachant ou croyant que ceux‑ci proviennent de la criminalité. La version française, quant à elle, prévoit que commet une infraction quiconque accomplit les actes énumérés, de quelque façon que ce soit. Cette différence ne peut être résolue qu’en adoptant la version française, qui est plus restrictive. Et c’est probablement pour cette raison que le ministère public, en rédigeant l’acte d’accusation qui nous intéresse en l’espèce, s’est senti obligé d’alléguer la commission d’un des actes énumérés — soit que Daoust et Bois avaient transféré la possession des biens que leur avait vendus l’agent « 008 ». À la lumière des faits particuliers de l’affaire, je me serais attendu à ce que le ministère public, se sentant libre de le faire, allègue plutôt, en se fondant sur la disposition fourre-tout de la version anglaise, que Daoust et Bois avaient effectué toutes autres opérations, de quelque façon que ce soit, à l’égard des biens. [Je souligne; en italique dans l’original.]
20 En se fondant sur la version française de l’art. 462.31, la poursuite était limitée quant à l’actus reus qu’elle pouvait reprocher aux intimés car cette version, à sa face même, limite l’élément matériel de l’infraction aux choses qui y sont énumérées. Si elle avait voulu définir l’infraction reprochée de façon générale, il aurait fallu, selon le juge Fish, qu’elle le fasse en anglais, car, compte tenu de l’argumentation de la poursuite relative à l’interprétation de l’art. 462.31, la version française, plus restrictive, ne le permet pas.
21 Étant donné que la poursuite a choisi de reprocher aux intimés le « transfert de possession », ceux-ci soutiennent qu’elle doit prouver que l’infraction a été commise par ce moyen et non un autre. Ils s’appuient sur l’arrêt R. c. Saunders, [1990] 1 R.C.S. 1020, où la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) indiquait, à la p. 1023:
Il existe un principe fondamental en droit criminel que l’infraction, précisée dans l’acte d’accusation, doit être prouvée. Dans l’arrêt Morozuk c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 31, à la p. 37, notre Cour a décidé que lorsque le ministère public a précisé le stupéfiant dans un chef d’accusation, l’accusé ne peut être déclaré coupable si on fait la preuve d’un autre stupéfiant que celui qui est précisé. Le ministère public a choisi de particulariser l’infraction en l’espèce en précisant qu’il s’agissait d’un complot pour importer de l’héroïne. Ayant fait cela, il était obligé de faire la preuve de l’infraction ainsi précisée. Permettre au ministère public de faire la preuve d’une autre infraction ayant des caractéristiques différentes reviendrait à miner la raison pour laquelle des détails sont apportés, c’est‑à‑dire permettre à « l’accusé [. . .] [d’]être raisonnablement informé de l’infraction qu’on lui impute, pour lui donner ainsi la possibilité d’une défense complète et d’un procès équitable » : R. c. Côté, [1978] 1 R.C.S. 8, à la p. 13.
22 Il est bien établi en droit qu’un accusé est seulement tenu de répondre à l’accusation telle qu’elle a été portée et que la Couronne est tenue de la prouver, quitte à demander par la suite une modification, ce qui n’a pas été fait en temps utile. En vertu du par. 601(3) C. cr., un tribunal peut modifier un chef d’accusation à tout stade des procédures lorsqu’il s’agit d’un détail de l’infraction : Morozuk c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 31 (le juge Lamer, plus tard Juge en chef); Elliott c. La Reine, [1978] 2 R.C.S. 393, p. 427 (le juge Ritchie). Toutefois, un changement à l’acte d’accusation en l’espèce ne constituerait pas une précision apportée à un élément de l’infraction, mais reviendrait plutôt à porter une accusation différente de l’accusation initiale. De toute manière, cette Cour n’est aucunement disposée à modifier l’acte d’accusation à ce stade des procédures.
23 Il faut donc limiter la présente analyse à ce qui a été allégué dans l’acte d’accusation et plaidé au procès. L’objet du litige, en ce qui concerne l’actus reus, est donc limité à la participation effective à un « transfert de possession » par les intimés au sens de l’art. 462.31 C. cr.
B. Actus reus
24 Vu le problème de concordance des deux versions de l’art. 462.31 en ce qui concerne l’actus reus de l’infraction, il est utile d’aborder brièvement la question de l’interprétation des lois bilingues en début d’analyse. Une clarification des principes d’interprétation permettra de mieux comprendre la portée de l’art. 462.31 et de l’expression « transf[érer] la possession ».
25 Le juge Fish, à la Cour d’appel, reconnaissait que les versions française et anglaise de l’art. 462.31 décrivent différemment les éléments constitutifs de l’infraction. Selon lui, cette différence ne peut être harmonisée qu’en adoptant la version française, qui est plus restrictive. Cependant, en choisissant de faire primer la version française, le juge Fish n’explique pas son choix et n’applique aucun des principes d’interprétation des lois bilingues consacrés par les jugements récents de cette Cour. Je vais donc m’y attarder.
(1) Les principes d’interprétation d’une loi bilingue
26 Cette Cour a discuté à plusieurs reprises de l’interprétation d’une loi bilingue lorsqu’il y a divergence entre les deux versions d’un même texte. Par exemple, dans l’affaire Schreiber c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 269, 2002 CSC 62, le juge LeBel rappelait, au par. 56 :
Selon un principe d’interprétation des lois bilingues, lorsqu’une version est ambiguë tandis que l’autre est claire et sans équivoque, il faut privilégier a priori le sens commun aux deux versions : voir Côté, op. cit., p. 413-414; et Tupper c. The Queen, [1967] R.C.S. 589. De plus, lorsqu’une des deux versions possède un sens plus large que l’autre, le sens commun aux deux favorise le sens le plus restreint ou limité : voir Côté, op. cit., p. 414; R. c. Dubois, [1935] R.C.S. 378; Maurice Pollack Ltée c. Comité paritaire du commerce de détail à Québec, [1946] R.C.S. 343; Pfizer Co. c. Sous‑ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise, [1977] 1 R.C.S. 456, p. 464‑465; et Gravel c. Cité de St‑Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660, p. 669.
Également, dans R. c. Mac, [2002] 1 R.C.S. 856, 2002 CSC 24, j’énonçais, au par. 5, ce qui suit :
Le Code criminel est une loi bilingue dont les versions anglaise et française font pareillement autorité. Dans son ouvrage intitulé Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 413‑414, Pierre‑André Côté rappelle que, pour interpréter une loi bilingue, il faut en premier lieu rechercher le sens qui est commun aux deux versions.
Je souligne de nouveau la démarche en deux étapes proposée par le professeur Côté dans son ouvrage Interprétation des lois (3e éd. 1999), p. 410, servant à résoudre les antinomies découlant de divergences entre les deux versions d’un texte législatif :
. . . sauf disposition légale contraire, toute divergence entre les deux versions officielles d’un texte législatif est résolue en dégageant, si c’est possible, le sens qui est commun aux deux versions. Si cela n’est pas possible, ou si le sens commun ainsi dégagé paraît contraire à l’intention du législateur révélée par recours aux règles ordinaires d’interprétation, on doit entendre le texte dans le sens qu’indiquent ces règles.
27 Il y a donc une démarche précise à suivre pour l’interprétation des lois bilingues. La première étape consiste à déterminer s’il y a antinomie. Si les deux versions sont absolument et irréductiblement inconciliables, il faut alors s’en remettre aux autres principes d’interprétation : voir Côté, op. cit., p. 413. Rappelons qu’il faut alors favoriser une interprétation téléologique et contextuelle : voir, par exemple, Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, 2002 CSC 3, par. 27; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2, par. 33.
28 Il faut vérifier s’il y a ambiguïté, c’est-à-dire si une ou les deux versions de la loi sont « raisonnablement susceptible[s] de donner lieu à plus d’une interprétation » : Bell ExpressVu, précité, par. 29. S’il y a ambiguïté dans une version de la disposition et pas dans l’autre, il faut tenter de concilier les deux versions, c’est-à-dire chercher le sens qui est commun aux deux versions : Côté, op. cit., p. 413. Le sens commun favorisera la version qui n’est pas ambiguë, la version qui est claire : Côté, op. cit., p. 413-414; voir Goodyear Tire and Rubber Co. of Canada c. T. Eaton Co., [1956] R.C.S. 610, p. 614; Kwiatkowsky c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 2 R.C.S. 856, p. 863.
29 Si aucune des deux versions n’est ambiguë, ou si elles le sont toutes deux, le sens commun favorisera normalement la version la plus restrictive : Gravel c. Cité de St-Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660, p. 669; Pfizer Co. c. Sous-ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise, [1977] 1 R.C.S. 456, p. 464-465. Le professeur Côté illustre ce point comme suit, à la p. 414 :
Dans un troisième type de situation, l’une des deux versions a un sens plus large que l’autre, elle renvoie à un concept d’une plus grande extension. Le sens commun aux deux versions est alors celui du texte ayant le sens le plus restreint.
30 La deuxième étape consiste à vérifier si le sens commun ou dominant est conforme à l’intention législative suivant les règles ordinaires d’interprétation : Côté, op. cit., p. 415-416. Sont pertinents à cette étape les propos du juge Lamer dans Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1071 :
Il faut donc, dans un premier temps, tenter de concilier ces deux versions. Pour ce faire il faut tenter de dégager des textes le sens qui est commun aux deux versions et vérifier si celui‑ci semble conciliable avec l’objet et l’économie générale du Code.
31 Rappelons finalement que certains principes d’interprétation sont seulement applicables en cas d’ambiguïté d’un texte législatif. Comme le précisait le juge Iacobucci dans l’affaire Bell ExpressVu, précitée, par. 28 : « D’autres principes d’interprétation — telles l’interprétation stricte des lois pénales et la présomption de respect des “valeurs de la Charte” — ne s’appliquent que si le sens d’une disposition est ambigu. »
(2) Application aux faits de l’espèce
32 En l’espèce, il n’est tout simplement pas possible de dire, comme nous invite à le faire l’appelante, que le texte anglais correspond mieux à l’intention législative. Il faut plutôt appliquer les règles d’interprétation afin de déterminer, dans le présent pourvoi, s’il y a apparence d’antinomie, s’il y a un sens commun aux deux versions et, finalement, la compatibilité de ce sens commun, s’il en est, avec l’intention législative.
a) Antinomie
33 Chacune des versions de l’art. 462.31 C. cr. présente une variante de l’infraction de recyclage des produits de la criminalité. Tandis que la version française ne fait qu’énumérer les actes qui constituent l’actus reus de l’infraction, soit « utilise, enlève, envoie, livre à une personne ou à un endroit, transporte, modifie ou aliène des biens ou leurs produits — ou en transfère la possession — », la version anglaise énumère ces mêmes actes en ajoutant l’interdiction d’effectuer toutes autres opérations à l’égard des biens ou de leurs produits. En effet, l’ajout, à la version anglaise, de l’expression « or otherwise deals with » semble laisser la porte ouverte à d’autres actes de recyclage, évitant ainsi une énumération exhaustive.
34 Même si ces deux versions sont clairement inconciliables, étant donné l’énumération complète des éléments de l’actus reus dans la version française et l’énumération non exhaustive dans la version anglaise, les deux textes pris individuellement sont clairs, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas raisonnablement susceptibles de donner lieu, de part ou d’autre, à plus d’un sens. Étant donné que les textes sont inconciliables sans être ambigus individuellement, l’analyse en l’espèce consistera d’abord à déterminer le sens commun aux deux versions.
b) Sens commun
35 Comme je l’ai mentionné, lorsque l’une des deux versions d’une disposition bilingue a un sens plus large que l’autre, le sens commun aux deux versions est normalement celui qui découle du texte ayant le sens le plus restreint. Cette règle est particulièrement pertinente dans le contexte criminel, puisqu’un justiciable, selon la version de la disposition qu’il lit, risque autrement d’avoir une idée différente de ce qui constitue l’infraction en question.
36 En l’espèce, le seul sens commun qui est possible est le sens le plus restreint. Ce sens commun est facile à dégager puisque les deux versions de l’art. 462.31 énumèrent des comportements prohibés semblables, à l’exception d’un seul ajout qui ne se retrouve que dans la version anglaise. Tandis que le texte anglais ne peut pas représenter le sens commun, l’inverse est vrai. Il faut donc se limiter à l’énumération des éléments de l’actus reus qui se trouve dans la version française.
37 Tel que mentionné plus tôt, il est important de s’assurer que tous les justiciables, peu importe la langue officielle dans laquelle ils lisent l’art. 462.31, ont la même idée de ce qui constitue l’infraction de recyclage des produits de la criminalité. Les deux versions doivent donc porter à l’attention du public exactement la même description de l’infraction. Il ne serait pas juste de proposer une interprétation qui ferait que, dans une langue, l’actus reus serait complet alors qu’il ne le serait pas dans l’autre langue. En adoptant la version anglaise, qui est plus large que la version française, cette Cour apporterait indûment une modification judiciaire à la loi. Conséquemment, elle doit privilégier la version française.
c) Compatibilité du sens commun avec l’intention législative
38 L’intervenant le procureur général du Canada explique que la divergence entre les deux versions de l’art. 462.31 résulte d’une simple omission du législateur. Selon lui, l’historique législatif révèle la véritable intention du Parlement, qui est reflétée dans la version anglaise de la disposition. Un bref regard sur l’historique législatif s’avère donc important pour cette analyse.
39 L’article 462.31 C. cr. (initialement l’art. 420.11) faisait, à l’origine, partie du projet de loi C-61, proclamé par le Parlement le 1er janvier 1989 (L.C. 1988, ch. 51 (maintenant L.R.C. 1985, ch. 42 (4e suppl.)), art. 2). Cette disposition créait, pour la première fois au Canada, une infraction de « recyclage des produits de la criminalité ». Faisaient aussi partie du projet de loi C-61 les nouvelles dispositions de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. 1985, ch. N-1, et de la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, ch. F-27, qui contenaient des infractions distinctes de recyclage des produits de la criminalité pour les situations dans lesquelles les biens ou leurs produits provenaient de la commission d’infractions prévues dans ces lois. Les nouvelles dispositions de ces lois reprenaient les parties pertinentes de l’art. 420.11 C. cr. Conséquemment, les versions française et anglaise de ces dispositions ne correspondaient pas parfaitement, c’est-à-dire que la version anglaise contenait l’expression « or otherwise deals with, in any manner and by any means », tandis que la version française ne contenait pas d’expression équivalente. Les parties pertinentes des deux versions des dispositions susmentionnées se lisaient comme suit :
462.31 [420.11] (1) Est coupable d’une infraction quiconque — de quelque façon que ce soit — utilise, enlève, envoie, livre à une personne ou à un endroit, transporte, modifie ou aliène des biens ou leurs produits — ou en transfère la possession — dans l’intention de les cacher ou de les convertir . . .
462.31 [420.11] (1) Every one commits an offence who uses, transfers the possession of, sends or delivers to any person or place, transports, transmits, alters, disposes of or otherwise deals with, in any manner and by any means, any property or any proceeds of any property with intent to conceal or convert that property or those proceeds . . . . [Je souligne.]
40 En 1993, la Loi sur l’accise, L.R.C. 1985, ch. E-14, et la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.), ont été modifiées pour y ajouter des dispositions prévoyant l’infraction de recyclage des produits de la criminalité pour traiter des cas dans lesquels les biens ou leurs produits provenaient de la commission d’infractions prévues par l’une ou l’autre de ces lois (L.C. 1993, ch. 25, art. 38 et 89). Ces dispositions ont été rédigées différemment des trois autres dispositions et on y retrouvait une meilleure concordance entre les versions française et anglaise. Tandis que la version anglaise contenait l’expression « or otherwise deal with, in any manner or by any means », la version française interdisait : « d’effectuer toutes autres opérations à leur égard ». Les parties pertinentes des art. 126.2 de la Loi sur l’accise et l’art. 163.2 de la Loi sur les douanes se lisaient comme suit :
Il est interdit à quiconque d’utiliser, d’envoyer, de livrer à une personne ou à un endroit, de transporter, de modifier ou d’aliéner des biens ou leur produit — ou d’en transférer la possession — , ou d’effectuer toutes autres opérations à leur égard, et ce de quelque façon que ce soit, dans l’intention de les cacher ou de les convertir . . .
No person shall use, transfer the possession of, send or deliver to any person or place, transport, transmit, alter, dispose of or otherwise deal with, in any manner or by any means, any property or any proceeds of any property with intent to conceal or convert that property or those proceeds . . . . [Je souligne.]
41 En 1997, la Loi sur les stupéfiants a été abrogée, ainsi que la partie de la Loi sur les aliments et drogues qui comportait l’infraction de recyclage des produits de la criminalité : L.C. 1996, ch. 19, art. 94 et 81. Elles ont été remplacées par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, qui contient à son tour une disposition prohibant le recyclage des produits de la criminalité. Comme il l’avait fait en 1993, le Parlement a rédigé la disposition en assurant la concordance des versions française et anglaise.
42 En 1998 et 2000, le législateur proclamait l’art. 5 de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers, L.C. 1998, ch. 34, et l’art. 28 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. Encore une fois, les versions française et anglaise des dispositions concordent.
43 Finalement, en 2001, le Parlement a modifié la partie XII.2 du Code criminel (dans laquelle figure l’art. 462.31), notamment pour donner au procureur général du Canada le pouvoir de poursuivre les infractions de recyclage des produits de la criminalité qui découlent d’une « infraction désignée ». Les cinq autres dispositions permettant au procureur général du Canada de poursuivre les infractions de recyclage des produits de la criminalité ont donc été abrogées, soit l’art. 9 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, l’art. 163.2 de la Loi sur les douanes, l’art. 126.2 de la Loi sur l’accise, l’art. 5 de la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers et l’art. 28 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre : L.C. 2001, ch. 32, art. 48, 62, 64, 58 et 60. Cependant, aucune modification n’a été apportée au par. 462.31(1) et la divergence entre les versions française et anglaise de cette disposition est maintenue.
44 On peut conclure de l’historique des textes législatifs traitant de l’infraction de recyclage des produits de la criminalité que l’intention réelle du Parlement était bien de criminaliser tous les actes accomplis (« toutes autres opérations ») à l’égard des produits du crime dans l’intention de les cacher ou de les convertir. Cette intention du législateur est explicite dans la version anglaise de l’art. 462.31. Toutefois, l’intention législative qui est révélée par l’historique doit en être une qui peut raisonnablement trouver appui dans le texte de la loi. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le législateur n’a pas réalisé son intention dans la rédaction de l’art. 462.31; voilà pourquoi la version française, qui a un sens plus restreint, doit être favorisée. Il ne s’agit pas, en l’espèce, seulement de trouver l’intention que poursuivait le législateur, mais bien l’intention qu’il a exprimée: Goldman c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 976, p. 994-995.
45 Le fait que la divergence entre les deux versions de l’art. 462.31 puisse être attribuée soit à une erreur, soit à une omission du législateur, n’autorise pas cette Cour à modifier un texte législatif clair : Gaysek c. La Reine, [1971] R.C.S. 888, p. 895; Ville de Montréal c. ILGWU Center Inc., [1974] R.C.S. 59, p. 66. Si cette Cour se le permettait, un justiciable ne connaîtrait pas les limites à sa responsabilité.
46 L’appelante, en invoquant l’arrêt R. c. Tejani (1999), 138 C.C.C. (3d) 366, fait valoir que la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que l’intention du législateur, en promulguant l’art. 462.31, était d’englober toutes les facettes du crime de recyclage des produits de la criminalité. L’affaire Tejani portait sur l’art. 19.2 de la Loi sur les stupéfiants, la disposition correspondante de l’art. 462.31 C. cr. visant les biens provenant de la perpétration d’infractions en matière de drogue. Dans cette affaire, le juge Laskin notait l’objectif très large du législateur : [traduction] « Je crois qu’il ressort clairement de l’origine et de l’objet du projet de loi C-61, ainsi que des termes généraux utilisés dans l’art. 19.2 [de la Loi sur les stupéfiants] que l’intention du législateur était de ratisser large pour s’attaquer au blanchiment des produits du trafic de stupéfiants » (par. 26). Il faut cependant noter que le juge Laskin infère l’objectif du projet de loi C-61 en se référant uniquement à la version anglaise de l’art. 19.2 de la Loi sur les stupéfiants et non en essayant de trouver le sens commun des versions française et anglaise. L’analyse de l’affaire Tejani n’est donc pas utile sur ce point dans la mesure où elle ne traite que de la version anglaise.
47 Il s’ensuit donc que le texte à analyser en l’espèce est celui qui permet d’établir un sens commun, soit le sens le plus restreint des deux versions. Puisque les deux versions sont identiques, à l’exception d’un ajout dans la version anglaise, la version française est celle à retenir pour la présente analyse.
(3) L’achat fait-il partie d’un « transfert de possession » au sens de l’art. 462.31 C. cr.?
48 La question qui se pose ici est la suivante : est-on coupable d’un « transfert de possession » au sens de l’infraction de recyclage des produits de la criminalité lorsqu’on achète un bien dans l’intention de le convertir? La Cour d’appel a correctement interprété la notion de « transfert de possession » en répondant à cette question par la négative. Elle affirme que l’art. 462.31, tel que rédigé, ne s’applique pas à la personne qui reçoit les biens (par. 14) :
[traduction] Lorsque je le considère dans son ensemble, l’article 462.31 me paraît viser la personne qui, ayant le contrôle ou la possession des produits de la criminalité, se livre à l’une des activités prohibées — utilise les produits, en transfère la possession, les transporte, les modifie ou les aliène — en ayant la connaissance et l’intention prohibées, auxquelles je reviendrai à l’instant. [Je souligne.]
49 L’article 462.31 comporte en effet une énumération d’actes qui sont principalement de nature unilatérale. Le « transfert de possession » est donc l’acte de celui qui a le contrôle, la possession de l’objet, et qui essaie ensuite de le passer à autrui. Cette interprétation est compatible avec le sens ordinaire du mot « transfert », soit « [a]cte par lequel une personne transmet un droit à une autre » : Le Nouveau Petit Robert (2002); « [t]ransmission d’un droit d’un titulaire à un autre » : Gérard Cornu, dir., Vocabulaire juridique (8e éd. 2000); [TRADUCTION] « [t]oute façon de se départir d’un bien ou de ses intérêts dans un bien » : Black’s Law Dictionary (7e éd. 1999). Bien qu’un « transfert » implique nécessairement une relation entre deux personnes et qu’un bénéficiaire du transfert soit un élément essentiel à sa réalisation, ce dernier n’est pas visé par l’infraction. Cela est démontré par le texte même de l’art. 462.31, qui criminalise le geste de « livre[r] à une personne ou à un endroit » : cette précision met en évidence le fait que le législateur ne visait pas les deux parties, mais plutôt celle qui détient à l’origine le contrôle sur le bien.
50 Le mot « transfert » doit donc être interprété selon son sens ordinaire et ce, malgré la présence de l’expression « de quelque façon que ce soit » à l’art. 462.31. L’appelante allègue que l’inclusion de cette expression témoigne d’une volonté législative de donner une portée large et libérale aux termes utilisés à l’art. 462.31, dont le mot « transfert ». Cet argument ne peut être retenu. Les mots « de quelque façon que ce soit » n’ont pas pour effet d’élargir le nombre d’activités qui peuvent constituer un « transfert ». Ils ont plutôt pour effet de qualifier les méthodes par lesquelles il est possible d’effectuer le transfert, sans toutefois toucher le problème de l’identification de la personne qui est assujettie à la disposition. Par exemple, le « transport » d’un bien, au sens de l’art. 462.31, pourrait s’effectuer par bateau, par avion, par voiture ou par un autre mode de transport, soit « de quelque façon que ce soit », pourvu qu’il s’agisse d’un « transport ». Autrement dit, peu importe la façon dont il est accompli, un des éléments de l’actus reus qui figure expressément à l’art. 462.31 doit être présent. Les gestes criminalisés par cette disposition visent tous la même personne, soit celle qui, à l’origine, a l’objet en sa possession et cherche à s’en défaire.
51 L’appelante allègue également que les deux versions de l’art. 462.31 présentent une intention non équivoque d’englober tout acte positif à l’égard de biens criminellement obtenus, dans le but de les convertir ou de les cacher. En examinant l’énumération des gestes prohibés dans cette disposition, il paraît toutefois évident que ces actes sont tous d’une même nature ou catégorie et ne visent que la personne qui a le contrôle des biens. À titre d’exemples, les verbes « vendre », « donner », « échanger » et « se départir » ont un sens qui se rapproche des comportements énumérés. Cependant, « achat » a un sens complètement différent et cette Cour ne saurait l’ajouter par interprétation à une série de termes pour lesquels ce n’est pas le sens commun. Par conséquent, ni l’achat, ni la réception de biens, ni des actions semblables visant la personne qui accepte ou acquiert les biens ne constituent des éléments de l’infraction de recyclage des produits de la criminalité. Il s’agit ici d’un cas d’application de la règle noscitur a sociis. Suivant cette règle, le sens d’un terme peut être révélé par son association à d’autres termes lorsque ceux-ci ne peuvent pas être lus isolément : Côté, op. cit., p. 395, et Ministre des Affaires municipales du Nouveau-Brunswick c. Canaport Ltd., [1976] 2 R.C.S. 599, p. 604.
52 Cette interprétation est renforcée par la lecture de l’art. 354 C. cr. qui interdit déjà la possession de biens obtenus de façon criminelle :
354. (1) Commet une infraction quiconque a en sa possession un bien, une chose ou leur produit sachant que tout ou partie d’entre eux ont été obtenus ou proviennent directement ou indirectement :
a) soit de la perpétration, au Canada, d’une infraction punissable sur acte d’accusation;
b) soit d’un acte ou d’une omission en quelque endroit que ce soit, qui aurait constitué, s’il avait eu lieu au Canada, une infraction punissable sur acte d’accusation.
Cette disposition vise spécifiquement la personne qui reçoit ou accepte les biens, sachant que ceux-ci ont une provenance illégale. Il serait donc redondant d’interpréter le mot « transfert » à l’art. 462.31 comme incluant l’action d’acheter ou de posséder puisqu’une autre disposition du Code criminel l’interdit déjà. Même si une loi peut comporter des redondances, on doit présumer qu’elle n’en contient pas : Côté, op. cit., p. 351; R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864. Il faut donc présumer que l’art. 462.31 criminalise des comportements différents puisque le législateur n’est pas censé parler pour ne rien dire : Bell ExpressVu, précité, par. 37; Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 617; Québec (Procureur général) c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, p. 838.
53 En l’espèce, la preuve démontre que les intimés ont acheté de la marchandise qu’ils croyaient volée. Cependant, à la lumière de ce qui précède, le fait d’avoir acheté cette marchandise n’équivaut pas à l’acte de « transférer la possession », l’élément de l’infraction qui est précisé à l’acte d’accusation et que le ministère public est tenu de prouver. Par conséquent, je suis d’avis que les intimés n’ont pas « transféré la possession » au sens de l’art. 462.31.
(4) Criminalité organisée
54 Le libellé de l’art. 462.31 qui était en vigueur au moment de l’accusation des intimés exigeait la preuve d’une infraction visée par un sous-paragraphe, soit une « infraction de criminalité organisée » ou une « infraction désignée ». Puisque, au moment des accusations portées contre les intimés, les « infractions désignées » étaient uniquement celles découlant de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, ceux-ci allèguent, comme dernier élément de l’actus reus, qu’on leur reproche d’avoir recyclé des biens ou leurs produits provenant d’une infraction de criminalité organisée. Conséquemment, ils prétendent que non seulement les biens ou leurs produits doivent provenir de la perpétration d'une infraction, mais aussi que cette infraction doit avoir été perpétrée par une organisation criminelle.
55 Les intimés reprennent ici un argument qui a été rejeté par le juge de première instance, qui était d’avis que la notion d’« infraction de criminalité organisée » n’englobe pas la notion d’organisation que suggèrent les mots « criminalité organisée » et donc ne requiert pas la commission des actes par des organisations criminelles. L’argument des intimés a également été rejeté par la Cour d’appel en ces termes :
[traduction] D’aucuns peuvent trouver curieux, compte tenu de son équivalent français (« infraction de criminalité organisée »), que l’expression « enterprise crime offence » s’entende, comme c’est le cas en vertu de l’art. 462.3 du Code, de l’une quelconque d’au-delà de 50 infractions différentes, commise par un seul contrevenant agissant seul. Et les infractions énumérées vont du versement ou de l’acceptation de commissions secrètes au meurtre, au vol, à la fraude et à l’emploi de documents contrefaits. L’expression « infraction de criminalité organisée » comprend aussi toute infraction constituant un acte criminel défini par une loi fédérale, « passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans ou plus et commis au profit ou sous la direction d’un gang, ou en association avec lui ». [En italique dans l’original.]
Or, le Code criminel identifiait spécifiquement à l’époque, à son art. 462.3, les infractions qui étaient réputées être des « infractions de criminalité organisée ». Ainsi, le vol étant de ce nombre (voir sous-al. 462.3 « infraction de criminalité organisée » a)(xi)), les conditions légales étaient respectées en l’espèce, qu’il s’agisse ou non d’une activité reliée à une organisation criminelle quelconque.
C. Mens rea
Le terme « convertir » exige-t-il l’intention de dissimuler?
56 La mens rea du crime de recyclage des produits de la criminalité comporte deux éléments, soit (1) l’intention de cacher ou de convertir des biens ou leurs produits (2) sachant ou croyant que ces biens ou produits proviennent d’une infraction de criminalité organisée ou d’une infraction désignée. Le problème soulevé dans la présente affaire se situe au niveau du sens à donner au mot « convertir ».
57 Les intimés s’appuient sur les conclusions suivantes de la Cour d’appel pour faire valoir que la mens rea exige la preuve d’une intention de dissimulation (par. 25) :
[traduction] Cette définition reflète, selon moi, l’objet manifeste de l’art. [462.31] du Code : empêcher ceux qui commettent des infractions de criminalité organisée et des infractions désignées en matière de drogue de mettre les produits de leurs crimes hors de portée ou de les rendre méconnaissables — ou difficiles à retracer, à reconnaître ou à récupérer — et punir ceux qui les aident à le faire. [Je souligne.]
Devant cette Cour, les parties ont fait valoir que la Cour d’appel a conclu qu’une preuve de caractère occulte doit être faite pour qu’existe la mens rea requise par l’art. 462.31 C. cr. Cela suivrait la tendance jurisprudentielle au Québec, selon laquelle « l’intention de convertir » nécessite, tout autant que « l’intention de cacher », un élément de dissimulation ou de transformation dans le but de faire disparaître. Je ne suis pas persuadé que le juge Fish ait réellement adopté ce point de vue puisqu’il ne se réfère pas à l’intention de dissimuler quand il tranche la question au par. 26 de ses motifs. Quoi qu’il en soit, étant donné qu’il y a incertitude quant aux conclusions de la Cour d’appel et qu’il y a des divergences dans les interprétations données à cette expression par divers tribunaux, je vais d’abord examiner la jurisprudence en ce qui concerne l’interprétation de l’expression « l’intention de convertir ».
a) La Cour d’appel du Québec — l’affaire Morielli
58 Dans l’affaire R. c. Morielli, [2000] R.J.Q. 364, la Cour d’appel du Québec décidait que « l’intention de convertir » nécessite un élément de dissimulation ou de transformation. .Elle affirmait notamment que « pour conclure à l’illégalité de l’action policière, il aurait fallu démontrer une intention de masquer des devises de provenance criminelle » (par. 60).
59 Il est utile d’examiner le contexte dans lequel la décision Morielli a été rendue pour bien comprendre ce raisonnement. Contrairement à la présente affaire, qui consiste en une accusation de recyclage des produits de la criminalité de particuliers, l’affaire Morielli portait sur une requête présentée par l’accusé relativement à l’illégalité des activités des policiers qui avaient mené une opération de comptoir de change afin d’identifier les organisations criminelles œuvrant dans l’importation et le trafic de stupéfiants. Dans Morielli, la preuve d’une intention de masquer la provenance criminelle de l’argent converti avait été présentée pour écarter la possibilité que les policiers qui avaient mené l’opération ne soient reconnus coupables à leur tour. Je noterai sous ce rapport que des modifications ont depuis lors été apportées au par. 25.1(8) du Code criminel autorisant, sous certaines conditions, la commission d’« un acte ou une omission qui constituerait par ailleurs une infraction, ou d’en ordonner la commission ».
60 L’interprétation donnée au mot « convertir » par la Cour d’appel dans cette affaire s’appuyait sur la décision R. c. Bouchard (1995), 45 C.R. (4th) 55, dans laquelle le juge Pinard de la Cour supérieure du Québec avait tranché la requête préliminaire en suspension d’instance présentée par M. Morielli. Au paragraphe 29, le juge Pinard tentait d’associer « l’intention de convertir » à « l’intention de cacher » afin de dégager une intention commune de dissimulation de la provenance des biens :
Dans tous les dictionnaires, un sens habituel du mot « convertir » est celui de « changer une chose en une autre, la transformer ». Associé au mot « cacher » et placé dans le contexte général de l’article, le mot « convertir » ne peut donc que signifier « la transformation d’un bien de façon à en masquer la provenance ».
Il est vrai que la règle d’interprétation noscitur a sociis, que nous avons appliquée précédemment, permet de dégager le sens d’un terme par son association à d’autres termes. Mais ce principe s’applique le plus souvent à l’interprétation des termes faisant partie d’une énumération : Côté, op. cit., p. 395; voir aussi 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919, par. 195.
61 En l’espèce, les mots « cacher » et « convertir » ne font pas partie d’une énumération. Au contraire, ce sont deux termes distincts qui ont des sens différents. Cela est démontré par l’emploi par le législateur de l’expression « dans l’intention de les cacher ou de les convertir », puisque l’emploi du mot « ou » démontre une intention de disjoindre les deux termes. Conséquemment, ceux-ci ne devraient pas être lus ensemble et la règle noscitur a sociis n’est pas applicable.
b) La Cour d’appel de l’Ontario — l’affaire Tejani
62 Dans l’affaire Tejani, précitée, la Cour d’appel de l’Ontario décidait que le terme « convertir » ne nécessitait pas l’intention de masquer ou de cacher la provenance d’un bien obtenu de façon criminelle. Selon elle, les tribunaux ne peuvent ajouter à la mens rea de l’infraction de recyclage une intention qui n’est requise qu’à l’égard de celui à qui on impute d’avoir agi dans « l’intention de cacher ». Quant au terme « convertir », le juge Laskin est d’avis, aux par. 28 et 30, qu’il a un sens différent du mot « cacher » :
[traduction] Les mots « cacher » et « convertir » ne sont pas synonymes. Cacher signifie dissimuler. Le mot « convertir » a un sens plus large : il signifie modifier ou transformer.
. . .
Je ne pense pas que la Cour devrait, sans raison valable, interpréter une loi pénale en y incorporant implicitement des mots. Je ne vois aucune raison valable d’introduire le mot « masquer » dans l’art. 19.2. Cet article n’est pas ambigu et, tel que rédigé, il reflète ce que j’estime être l’intention manifeste du législateur.
Il y aurait donc redondance si l’expression « convertir » à l’art. 462.31 signifiait « cacher », puisque ce mot se trouve déjà dans le libellé de la disposition. De plus, l’auteur P. M. German indique, dans son ouvrage Proceeds of Crime : The Criminal Law, Related Statutes, Regulations and Agreements (1998), qu’un comité parlementaire chargé d’étudier le projet de loi C-61 avait rejeté une proposition de remplacer les mots « conceal or convert » par le mot « disguise ».
63 Je suis donc d’avis qu’il faut retenir l’interprétation donnée à « l’intention de convertir » par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Tejani, précitée. On ne peut, à mon avis, imputer au verbe « convertir » le sens de « dissimuler » ou « cacher » à moins que ce ne soit indiqué expressément dans le texte. Sans indication du caractère occulte, il faut donner au terme « convertir » son sens ordinaire et littéral. Quoique le Parlement ait pu avoir, en édictant l’art. 462.31, l’intention d’interdire les gestes accomplis pour dissimuler ou cacher la provenance criminelle des biens ou de leurs produits, ce n’était qu’un objectif secondaire qui s’inscrit dans un objectif beaucoup plus large, soit celui de s’assurer que le crime ne paie pas : Québec (Procureur général) c. Laroche, [2002] 3 R.C.S. 708, 2002 CSC 72, par. 25. En effet, l’art. 462.31 a un large objectif dissuasif, soit d’empêcher les contrevenants de profiter de leurs crimes ou de poursuivre leurs activités illégales, objectif n’ayant rien à voir avec la dissimulation de la provenance des biens ou de leurs produits.
64 De plus, l’exigence d’une intention de dissimulation pour « convertir » un bien ferait en sorte que le crime de recyclage des produits de la criminalité s’appliquerait seulement aux opérations faites de façon clandestine alors que les mêmes gestes accomplis ouvertement ne donneraient pas lieu à cette infraction. Il s’agit là d’un résultat déraisonnable, surtout en l’espèce, où, comme le reconnaissait la Cour d’appel au par. 21, la preuve démontre que les intimés ne tentaient pas de cacher ou de dissimuler les biens qu’ils avaient achetés :
[traduction] . . . le ministère public admet qu’absolument rien ne permet de conclure que Daoust et Bois avaient l’intention de « cacher » les biens qu’ils avaient achetés. Au contraire, il semble qu’ils avaient l’intention de les vendre ouvertement dans leur commerce de prêts sur gages.
Étant donné que les intimés ont acheté de la marchandise qu’ils croyaient volée sans tenter d’en masquer la provenance, notamment en inscrivant les achats dans un registre, la Cour d’appel a conclu qu’ils n’avaient pas l’intention requise pour commettre l’infraction de recyclage des produits de la criminalité. Malgré l’apparence de légalité qu’ont donnée les intimés aux transactions en les inscrivant au registre et en décrivant la date et l’achat, ainsi que le nom et l’adresse de la personne qui leur avait vendu le bien, cela pour se conformer au règlement de la ville, les gestes accomplis sont pourtant tout aussi illégaux que s’ils avaient tenté de les cacher. Même si, comme l’indique le juge de première instance, les intimés « n’avaient pas l’intention de camoufler un crime » (p. 15 (je souligne)), ils avaient tout de même l’intention de le commettre.
65 Bref, il me semble que le choix de mots du législateur est révélateur de son intention d’interdire la « conversion » pure et simple, afin de s’assurer que ceux qui convertissent des biens qu’ils savent ou croient être de provenance criminelle, peu importe s’ils tentent ou non de le cacher, ne puissent en profiter. Ainsi, je suis d’avis que l’intention du législateur et l’objectif de l’art. 462.31 favorisent une interprétation du mot « convertir » qui n’exige pas l’intention de dissimuler. L’interprétation qu’a donnée la Cour d’appel du Québec au terme « convertir » est trop restrictive et exclut de l’application de l’art. 462.31 des activités que le législateur avait l’intention de prohiber.
D. Tentative, aide et encouragement
66 L’appelante demande à cette Cour, si elle décide que l’achat ne constitue pas un « transfert de possession » au sens de l’actus reus de l’art. 462.31, de substituer un verdict de culpabilité de tentative de commettre l’infraction de recyclage des produits de la criminalité visée à l’art. 462.31 C. cr., afin de reconnaître que les intimés avaient la mens rea requise pour commettre l’infraction de recyclage en achetant les biens qu’ils croyaient volés, dans l’intention de les convertir. Nous ne pouvons acquiescer à cette demande.
67 Comme je l’ai mentionné en début d’analyse, l’analyse de cette Cour est circonscrite en l’espèce par la théorie de la poursuite au procès. Comme l’a reconnu le juge Fish à la Cour d’appel, la poursuite a présenté, au procès, une théorie selon laquelle les accusés étaient les acteurs principaux dans l’infraction de recyclage. Elle n’a ni allégué que le crime était commis parce que les intimés avaient aidé le vendeur, ni demandé une substitution du verdict de culpabilité pour tentative de recyclage. Le juge Fish, aux par. 15-16, déclarait ainsi que :
[traduction] Selon la théorie présentée par le ministère public contre Daoust et Bois, ceux-ci auraient agi comme acteurs principaux, et non comme complices. Ainsi, bien qu’il ne fasse aucun doute que l’agent « 008 » a transféré la possession de la marchandise censément « hot » en la vendant à Daoust et à Bois, le ministère public n’allègue pas que Daoust et Bois ont de ce fait aidé ou encouragé l’agent « 008 » à commettre une infraction prévue à l’art. 462.31 du Code criminel. Le ministère public ne pourrait d’ailleurs pas faire cette allégation : l’agent « 008 » n’a commis aucune infraction prévue à cet article puisqu’il ne savait pas et ne croyait pas que les biens avaient été volés — en fait, il savait qu’il ne s’agissait pas de biens volés.
De plus, le ministère public ne nous a pas demandé d’envisager une déclaration de culpabilité pour tentative.
68 Si le juge Fish avait examiné la question de la tentative, il aurait fait face à deux problèmes. Le premier problème se situe au niveau du genre de tentative alléguée par l’appelante, à savoir si les intimés ont commis une tentative de recyclage des produits de la criminalité ou une tentative d’aider ou d’encourager le vendeur des biens à commettre lui-même l’infraction. Le deuxième problème se situe au niveau de la proximité, à savoir si les actes commis par les intimés « dépassa[ient] le stade des actes simplement préparatoires à l’infraction » : États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 50, et faisaient partie de la même transaction que l’infraction principale : R. c. Poole, [1997] B.C.J. No. 957 (QL) (C.A.), par. 35. L’appelante soutenait que nonobstant ces problèmes, en raison de la preuve faite de l’achat par les intimés, il doit y avoir une présomption de fait que ceux-ci allaient inévitablement revendre les biens; ils seraient donc à tout le moins coupables de tentative.
69 Mais, je l’ai déjà dit, dans cette Cour, s’il fallait considérer la tentative, il faudrait le faire à la lumière du texte du chef d’accusation, c’est‑à‑dire de la tentative de « transférer la possession » des biens. Cependant, aucun des arguments présentés par les parties au procès ou en Cour d’appel n’abordait cette question. Cette Cour ne doit pas, maintenant, explorer les théories subsidiaires de culpabilité. Puisque la tentative n’a pas été alléguée, et qu’elle n’a pas été plaidée par les parties, cette Cour ne peut se rabattre sur une nouvelle accusation qui n’a jamais été soutenue par une analyse ou une argumentation jusqu’ici. L’appelante a suggéré une modification à l’acte d’accusation seulement devant cette Cour, pour la première fois. J’ai déjà expliqué pourquoi cette Cour ne saurait modifier l’acte d’accusation à ce stade de l’instance.
70 Je rappellerai en terminant l’élément le plus important à cet égard, soit que le par. 601(3) C. cr. permet seulement à un tribunal de modifier un chef d’accusation lorsqu’il s’agit d’un détail de l’infraction : Morozuk, précité; Elliott, précité, p. 427 (le juge Ritchie). La modification du chef d’accusation en l’espèce, qui se référait spécifiquement au transfert de possession, il faut le rappeler, pour y substituer la tentative de commettre une infraction non précisée ou définie selon la version anglaise de la disposition, ne changerait pas un détail de l’infraction, mais changerait bien l’acte même dont les intimés sont accusés. Permettre au ministère public de faire la preuve d’une autre infraction porterait atteinte au droit de l’accusé « [d’]être raisonnablement informé de l’infraction qu’on lui impute, pour lui donner ainsi la possibilité d’une défense complète et d’un procès équitable » : R. c. Côté, [1978] 1 R.C.S. 8, p. 13. Lorsque, comme en l’espèce, l’acte d’accusation fait référence à une infraction précise, l’accusé ne doit pas être induit en erreur.
V. Conclusion
71 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureurs de l’appelante : Substituts du Procureur général du Québec, Sainte‑Foy.
Procureurs des intimés : Labrecque Robitaille Roberge Asselin & Associés, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l'Ontario : Ministère du Procureur général, Toronto.